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COMPTER, RACONTER Vers le social réfléchi(*) Philippe COUTY ”Contrairement à l’opinion courante, il n’y a pas un domaine du flou et un domaine de la rigueur. Les deux coexistent dans une même discipline et cette coexistence est la condition de toute réussite. J. de Bourbon-Busset Je cherche à éclairer deux problèmes qui me semblent liés en ce sens que chacun d’eux paraît devenir un peu moins insoluble quand on l’énonce en même temps que l’autre. Le premier problème concerne la méthodologie des sciences sociales. I1 porte sur les relations entre investigation et analyse de type quantitatif, d’une part, investigation et analyse de type qualitatif, d’autre part. La Chaire Quetelet a mis à son programme de 1985 l’examen de cette question, qui préoccupe àjuste titre les démographes mais qui, bien entendu, n’intéresse pas que les démographes. Le second problème est celui du sens qu’il convient de donner au progrès des connaissances en sciences sociales - si progrès il y a. Que signifie ce progrès ? De quels ressorts dépend-il ? Mais aussi : dans quelle direction, vers quel état le progrès de la connaissance sociale entraîne-t-il les groupes qui le tolèrent, qui l’entretiennent ou qui le favorisent ? La thèse qu’on choisit de défendre dans ce texte, c’est qu’un mouvement irrésistible pousse les sociétés à se connaître toujours davantage, les entraînant vers une forme pressentie par certains visionnaires, Teilhard de Chardin par exemple. I1 y a des raisons de penser que, pour se réaliser dans sa plénitude, ce mouvement combinera de plus en plus deux composantes, l’une quantitative et l’autre qualitative. I1 y a beaucoup à dire sur le contenu de ces deux composantes, sur les insuffisances qu’elles présentent lorsqu’elles demeurent isolées. Beaucoup à dire, surtout, sur la nécessité d’une combinaison qui paraît moins inspirée par un souci d’efficacité qu’inscrite en quelque sorte dans l’évolution intrinsèque du corps social vers une ”forme ultime et suprême de groupement culmine peut-être, dans le social réfléchi, l’effort de la matière pour s’organiser”(1). (*) Extrait de : Au delà du cfftantitati$ Es oirs et limites de I’analyse alitative en démographie. H. Gérard et M. oriaux bds. d a i r e uetelet ’85. Institut de &nographie, Univ. Catholique de Louvain. CUCO éditeur, 1988, s 70p., p. 587-615. (1) P. Teilhard de Chardin, LePhénomènehumain, Paris, Seuil, 1955, p. 113. 193

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COMPTER, RACONTER Vers le social réfléchi(*)

Philippe COUTY

”Contrairement à l’opinion courante, il n’y a pas un domaine du flou et un domaine de la rigueur. Les deux coexistent dans une même discipline et cette coexistence est la condition de toute réussite. ”

J . de Bourbon-Busset

Je cherche à éclairer deux problèmes qui me semblent liés en ce sens que chacun d’eux paraît devenir un peu moins insoluble quand on l’énonce en même temps que l’autre.

Le premier problème concerne la méthodologie des sciences sociales. I1 porte sur les relations entre investigation et analyse de type quantitatif, d’une part, investigation et analyse de type qualitatif, d’autre part. La Chaire Quetelet a m i s à son programme de 1985 l’examen de cette question, qui préoccupe àjuste titre les démographes mais qui, bien entendu, n’intéresse pas que les démographes.

Le second problème est celui du sens qu’il convient de donner au progrès des connaissances en sciences sociales - si progrès il y a. Que signifie ce progrès ? De quels ressorts dépend-il ? Mais aussi : dans quelle direction, vers quel état le progrès de la connaissance sociale entraîne-t-il les groupes qui le tolèrent, qui l’entretiennent ou qui le favorisent ?

La thèse qu’on choisit de défendre dans ce texte, c’est qu’un mouvement irrésistible pousse les sociétés à se connaître toujours davantage, les entraînant vers une forme pressentie par certains visionnaires, Teilhard de Chardin par exemple. I1 y a des raisons de penser que, pour se réaliser dans sa plénitude, ce mouvement combinera de plus en plus deux composantes, l’une quantitative et l’autre qualitative. I1 y a beaucoup à dire sur le contenu de ces deux composantes, sur les insuffisances qu’elles présentent lorsqu’elles demeurent isolées. Beaucoup à dire, surtout, sur la nécessité d’une combinaison qui paraît moins inspirée par un souci d’efficacité qu’inscrite en quelque sorte dans l’évolution intrinsèque du corps social vers une ”forme ultime et suprême de groupement où culmine peut-être, dans le social réfléchi, l’effort de la matière pour s’organiser”(1).

(*) Extrait de : Au delà du cfftantitati$ Es oirs et limites de I’analyse alitative en démographie. H. Gérard et M. oriaux bds. d a i r e uetelet ’85. Institut de &nographie, Univ. Catholique de Louvain. CUCO éditeur, 1988, s 70p., p. 587-615.

(1) P. Teilhard de Chardin, LePhénomènehumain, Paris, Seuil, 1955, p. 113.

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I1 a paru possible d’illustrer les propositions précédentes, et de les rendre plus convaincantes, en s’appuyant sur quelques textes de nature symbolique, ce qui permet d’éviter de longs développements. Approche contestable, j’en ai bien conscience, mais qui se reconnait pour telle et ne prétend qu’à provoquer la discussion(2).

1. Compter

Dans sa recension du livre de Michel Volle, Le Mktier de statisticien, Alain Desrosières souligne une distinction faite entre deux traditions qui se trouvent imbriquées dans la pratique statistique actuelle : celle de la ”statistique impérialiste”, liée à la gestion administrative d‘un Etat centralisé, et celle, plus récente, d’une “statistique rationnelle”, destinée à éclairer les décisions d’agents dispersés.

Cette distinction peut servir de point de départ à quelques réflexions sur l’ambiguïté qui enveloppe toute opération de recensement ou de dénombrement des hommes.

Compter des personnes, ou des personnes et des choses, c’est presque toujours oeuvrer pour un pouvoir. Du Polyptique d’Irminon au cadastre napoléonien, de l’Inscription Maritime au recensement d’un commandant de cercle, partout je vois la griffe de l’autorité posée sur la matière imposable ou sur les classes mdbilisables. Partout l’on compte pour taxer, pour enrôler, pour mettre au travail.

Pourtant, le recensement c’est aussi l’humble et consciencieuse adhésion au foisonnement d‘une multitude. Loin de manifester une suprématie, le fait de dénombrer traduit alors la soumission à l’inconnaissable réalité qu’on espère circonvenir en assimilant patiemment sa profusion. Tour àtour maître et esclave, l’agent recenseur joue deux personnages dans deux comédies bien dif€érentes : celle de la souveraineté, celle de la connaissance. Mais au départ, c’est bien l’aspect autoritaire qui semble primer. C’est pourquoi, d’ailleurs, on a pu, à certaines époques, estimer que -le dénombrement des hommes était chose dangereuse, exigeant une expiation ou un rachat. L’Ancien Testament donne des exemples de cette faCon de voir. En outre, tout se passe comme si le dénombrement rencontrait, dès qu’on entreprend de l’exécuter, des limites intrinsèques qui font de lui un acte destiné à demeurer imparfait, inachevé, voire inutile.

2) Une premigre version de cet essai a paru en deux fra ents, dans le Cuurrier des &tatistiques, n”24, octobre 1982, et dans STATECO (BI&% de liaison de l’INSEE- CoopCration), no 40, decembre 1984.

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1.1 . Dangers du dénombrement : “Pourquoi Monseigneur fait-il cette enquête ?‘I

C’est le livre de l’Exode qui, le premier, parle du recensement comme de quelque chose à redouter (30, 11-16) :

”Yahvé parla à Moise et lui dit : quand tu dénombreras par le recensement les enfants d’Israël, chacun d’eux versera à Yahvé la rançon de sa vie, afin qu’aucun fléau n’éclate sur eux à l’occasion de leur recensement. Quiconque est soumis au recensement versera un demi-sicle ... Ce demi-sicle sera un prélèvement pour Yahvé. Toute personne soumise au recensement, c’est-à-dire âgée de vingt ans ou au-dessus, devra verser le prélèvement pour Yahvé. Le riche ne donnera pas plus, et le pauvre ne donnera pas moins d’un demi- sicle, pour s’acquitter du prélèvement dû à Yahvé en rançon de vos vies. L’argent de cette rançon, que tu auras reçu des enfants d’Israël, tu l’affecteras au service de la Tente de Réunion. Il portera Yahvé à se souvenir des enfants d’Israël et sera la rançon de vos vies. II

Ce texte est on ne peut plus explicite@). En se soumettant au recensement, les Israélites deviennent esclaves du pouvoir. S’ils veulent recouvrer leur liberté, il leur faut donc se racheter, verser une rançon. Suprême irrévérence, ironie magistrale : cette rançon n’est pas versée au pouvoir temporel, ce qui équivaudrait à reconnaître définitivement son autorité, mais elle est affectée ”au service de la Tente de Réunion“, c’est- à-dire àYahvé, maître de tous les pouvoirs.

Autrement dit, le recensement, manifestation du pouvoir politique, n’est toléré que s’il s’accompagne d‘un acte concret affirmant la vanité de tout pouvoir politique. La vanité de tout pouvoir économique également : riches et pauvres doivent verser la même rançon, toute vie étant d‘un poids égal devant Dieu.

Ce n’est là qu’un début. Quittons le domaine des prescriptions pour passer au compte rendu de recensements effectivement réalisés, et au récit instructif de leurs conséquences.

Parmi les livres historiques de l’Ancien Testament, le deuxième livre de Samuel devrait tout particulièrement retenir l’attention des statisticiens et des démographes. On peut y prendre connaissance, au chapitre 24, d’un étrange épisode relatif au dénombrement d’Israël et de Juda, que le roi David (1010-970 avant J.C.) aurait fait entreprendre sur l’ordre de Yahvé.

(3) .!e remercie mon couè e A. Podlewski d’avoir attiré mon attention sur ce passage, que je n avais pas mentionnd &s la première version de mon essai.

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A ce propos, Joab, fils de Ceruya et chef de l’armée, oppose aussitôt des objections : “Que Yahvé ton Dieu accroisse le peuple de cent fois autant, pendant que Monseigneur le roi peut le voir de ses yeux, mais pourquoi le roi aurait-il ce désir ?‘I Sur l’insistance du monarque, Joab effectue le dénombrement, et la Bible nous en rapporte le résultat, d’ailleurs manifestement grossi : Israël aurait compté 800 O 0 0 hommes d’armes tirant l’épée, et Juda 500 O00 (24, 8-9).

La suite du chapitre nous montre David se repentant d’avoir recensé le peuple, alors pourtant que c’est Yahvé qui lui a demandé de procéder à l’opération. Tout se passe comme si le roi se rendait compte que 1’Etemel a voulu l’éprouver, et qu’il n’aurait pas dû céder à la tentation. L’histoire finit mal. Yahvé propose à David trois châtiments, et le roi choisit le plus bref des trois, une peste de trois jours qui fait mourir 70 O00 hommes.

La même histoire est racontée au chapitre 21 du premier livre des Chroniques, mais cette fois c’est Satan qui pousse David à dénombrer les Isradlites. Joab présente ses objections avec la même véhémence : “Ne sont-ils pas tous les serviteurs de Monseigneur ? Pourquoi Monseigneur fait-il cette enquête ? Pourquoi Israël deviendrait-il coupable ?‘I Le recensement aboutit à des chiffres encore plus exagérés que ceux rapportés par Samuel, et pourtant le Chroniste nons fait cette coflidence: “L’ordre du roi avait tant répugné à Joab qu’il n’avait recensé ni Lévi ni Benjamin” (21, 6). Le châtiment est aussi une épidémie meurtrière. Jérusalem est épargnée de justesse par l’ange exterminateur.

L’accomplissement de ce qui est présenté par le livre de Samuel comme un ordre divin, par le Chroniste comme une tentation diabolique, apparaît après coup à David comme “une grande folie“. Joab y voit dès le début une opération insolite et dangereuse, qu’il exécute à contrecoeur. Pourquoi ?

Dans son roman Docteur Faustus, Thomas Mann fait discuter l’incident par ses personnages et suggère que, si le roi David a provoqué une catastrophe biologique en organisant un recensement, c’est parce qu’un peuple authentiquement vivant ne saurait supporter un dénombrement et un enregistrement qui le mécanisent : “L’énumération dissout le tout organique et le transforme en une masse d‘individus identiques” (chap. 28). A cette explication qui semble admettre que l’épidémie s’est véritablement produite après le recensement et ci cause de lui, il est permis de préférer une interprétation plus prudente, située au plan des représentations que la société israélite de ce temps-là se fâisait

. des dénombrements et de leurs conséquences. Au temps du roi David, Dieu est la seule cause première. I1 est seul maître d’accroître les familles et les peuples. I1 est donc impie et funeste de porter atteinte à ces

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prérogatives divines, ne serait-ce qu’en s’attribuant un droit de regard ou de surveillance sur le nombre des hommes. Derrière la mise en forme théologique, nous devinons que la société israélite a conscience d’un péril, et qu’elle cherche à prévenir ce péril de la manière la plus classique qui soit, en formulant un interdit religieux.

Ce péril est probablement double. Il y a d’abord le danger que représente un pouvoir politique trop conscient de ses forces. Sûre de pouvoir mobiliser un grand nombre d‘hommes capables de tirer l’épée, que n’ira pas imaginer l’autorité royale en matière d’entreprises guerrières, soutenues par l’oppression fiscale ! Pour commencer, le pouvoir manifeste son mépris de la statistique et des statisticiens en faussant, par excès, le résultat du recensement, sans doute pour impressionner ses ennemis intérieurs et extérieurs. Cette pratique est loin d’avoir disparu.

Un deuxième péril pourrait provenir de l’ardeur professionnelle des statisticiens. Comment croire que ceux-ci se borneront longtemps à compter les hommes astreints au service militaire ? Tôt ou tard, leur zèle les poussera à construire une image complète de la société, ce qui risque de mener loin. Pire encore : les statisticiens voudront faire connaître leurs travaux, alors qu’à l’évidence ce genre d’information ne saurait être mis à la disposition de n’importe qui. La catégorie des esclaves ou des captifs, pour ne mentionner qu’elle, ne provoquera-t-elle pas des troubles si elle vient à soupçonner la place qu’elle occupe dans la société ?

Pour éviter ces malheurs, une seule solution: persuader gouvernants et gouvernés que le recensement est un crime et qu’il ne faut jamais l’entreprendre. On n’en tolérera l’exécution, comme le fait le livre de l’Exode, que si celle-ci est assortie de remèdes qui en annulent d’avance les conséquences fâcheuses.

1.2. ”De degré en degré, de nécessité en nécessité.. . I’

Naturellement, cette dernière façon de voir n’est pas destinée à durer. Vingt-six siècles après le roi David, dans la France de Louis XIV, on n’en est plus àproscrire les recensements ni à les considérer comme de grandes folies. La statistique, et tout particulièrement la statistique fiscale, a conquis droit de cité. Pourtant certains observateurs clairvoyants ne se privent pas d‘en signaler les dangers. Parmi eux, Louis du Rouvroy, vidame de Chartres, duc de Saint-Simon, auteur des célèbres Mémoires. On imprime encore de nos jours(4) avec ces mémoires une Lettre anonyme au Roi que tout le monde s’accorde pour attribuer au duc. Dans ce texte d‘une incroyable violence, Saint-Simon fait savoir

(4) Voir, par exemple, le tome 3 de l’edition de la Pleiade, paru en 1950.

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qu’il méprise les ministres, qu’il déplore l’abaissement où Louis XIV a précipité la noblesse frangaise, et enfin qu’il déteste les impôts. Bien sûr, les prises de position du noble duc sont fortement commandées par sa situation sociale, mais n’en va-t-il pas toujours ainsi ? Et ne vaut-il pas mieux que les choses soient grossies pour être bien claires ? Quelles que soient d’ailleurs les raisons qui poussent Saint-Simon à écrire, ce qu’il dit donne à réfléchir :

”De degré en degré, de nécessité en nécessité, vous en êtes venu à des impôts sur les choses saintes, sur les sacrements de 1’Eglise ; à une capitation arbitraire, à une dîme sans diminution de quoi que ce soit, et à des fagons de la lever que c’est plus qu’un cinquième.. . On sait qu’il faut un certain ordre aux choses et que les impôts, surtout lorsqu’ils sont depuis longtemps de plus en plus extrêmes et de plus en plus levés d‘une fagon encore plus ruineuse et plus extrême, demandent des détails(5) des hommes et des biens ; mais un détail précis qui ne va à rien moins qu’à la révélation forcée des plus importants secrets des familles, bien plus qu’à un dénombrement véritable. Que penser, Sire, d’un tel excès, etc.”

Pour l’édification du Roi-Soleil, la suite de la lettre reprend l’histoire du recensement criminel racontée par l’Ancien Testament. Pourtant, et bien que cette référence appuyée à l’ancien interdit biblique soit significative, nulle part le duc ne propose de mettre fin aux enquêtes et dbnombrements. “On sait qu’il faut un certain ordre aux choses.. . Les mentalités ont donc changé, un seuil a été franchi. Dans la dernière partie de cet essai, nous tenterons de dessiner dans toute son ampleur le chemin parcouru, et celui qui reste à parcourir. Auparavant, il convient de considérer les limitations propres à toute investigation purement quantitative, pour mieux prendre conscience des dépassements à envisager.

1.3. Limitations du dénombrement : describere, profiteri

Quoi de plus simple, à première vue, que le recensement considéré sous son aspect autoritaire ? La relation entre recenseur et recensé est verticale et asymétrique. C‘est celle du rassemblement dans une cour de caserne : “Comptez, comptez, comptez vos hommes ! Comptez, comptez, comptez-les bien !It Ou celle d’une mairie de campagne de naguère, lorsque le contrôleur des contributions directes venait faire avec les répartiteurs l’appel des chiens imposables.

Dès qu’elle recense, pourtant, l’autorité doit persuader. Elle rencontre ainsi très vite les limites de sa puissance. I1 y a quelque chose de paradoxal, et somme toute de rassurant, dans le fait que la démarche

(5) Au sens d‘énumération, d‘exposé circonstancié.

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élémentaire de tout pouvoir, celle de compter, trouve en elle-même son propre frein.

-. Quelques observations sémantiques éviteront ici de longs

développements. Au début de I’Evangile de saint Luc (2,l-3), il est question d’un recensement ordonné par César-Auguste à l’époque où Cyrenius gouvernait la Syrie. Le texte grec original utilise, dans les trois versets qui nous intéressent, des mots ayant tous la même racine: apographesthai (être inscrit sur un registre), et apographé (inscription, inventaire). Les grandes versions de la Réforme adoptent la même économie de moyens, et traduisent en mettant uniformément l’accent sur l’objet fiscal du recensement. La King James de 1611 dit : to be taxed, taxing. La traduction de Luther donne : geschdtzt werden (être évalué ou taxé), schützung. Enfin la Bible suédoise dit : skattskrivas (être porté sur le rôle des contribuables), skattskrivning.

Douze siècles avant la Réforme, cependant, la Vulgate latine de saint Jérôme avait introduit une nuance de taille entre le mot désignant le recensement ordonné par le pouvoir et celui désignant l’exécution sur le terrain. Le texte parle d’abord d’une descriptio, et de describere. Describere, cela veut dire : déterminer, délimiter, répartir. C’est le projet de César-Auguste. Dans le verset 3, en revanche, on trouve un terme tout autre : Et ibant omnes ut profiterentur singuli in suam civitatem. Profiterentur vient du verbe profiteri, qui signifie effectuer une déclaration devant un magistrat. Describere, profiteri, deux moments, deux éléments constitutifs de tout recensement. La décision d‘opérer le dénombrement, puis le passage à l’acte, effectué en partie par les administrés.

La dichotomie que le subtil saint Jérôme souligne, en traducteur plus soucieux de précision que de fidélité à l’original grec, a engendré de tout temps des difficultés pratiques. A l’époque des colonies françaises, par exemple, les administrateurs y faisaient souvent allusion dans leurs rapports. Témoin ce texte écrit en mai 1911 par l’Administrateur-Adjoint commandant le cercle de Ouahigouya :

“Presque partout, le docteur D., qui, dans ses tournées, a toujours procédé d’une façon scrupuleuse et très méthodique, était arrivé à vacciner un nombre d’habitants sensiblement supérieur à celui que portaient les statistiques officielles. I1 est vrai que les indigènes se présentaient plus facilement à lui que devant un agent recenseur dont ils n’ignoraient pas - les chefs du moins - que les travaux servaient de base à l’établissement des rôles. Dès qu’il s’agissait de ces derniers, ils échappaient en plus grand nombre aux rassemblements qu’on voulait leur imposer et qui exigeaient

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d’ailleurs, pour être obtenus même imparfaitement, un personnel assez considérable.. . “(6)

Describere, profiterì : la nouveauté, c’est que cette distinction n’est plus seulement de mise dans les pays colonisés, qu’il s’agisse de l’Empire Romain ou de l’Afrique Occidentale Française. En Europe aujourd’hui, en Allemagne Fédérale par exemple, il ne suffit plus que l’autorité décide un recensement pour que les administrés obtempèrent. Tout recensement mêle de manière indissoluble et problématique une relation hiérarchique et une relation de coopération.

1.4. Limitations du dénombrement : 1 ’effet Borges et l’effet Rodrigue

Supposons que les assujettis aient accepté de collaborer à ce qui, nous venons de le voir, ne peut être qu’une oeuvre commune. Supposons que le résultat voulu soit obtenu, c’est-à-dire que la descriptio existe matériellement, sous forme de documents, de tableaux, de bandes magnétiques, de rapports. Et après ?

Deux mésaventures guettent alors le pouvoir. Elles ont ceci de commun qu’elles tendent à déposséder l’autorité de ce qu’elle croit détenir, à savoir un moyen de traiter, de manipuler, de pressurer dans un but d’intérêt général l’univers vivant sur lequel elle vient de porter son majestueux regard.

C’est avec soulagement que l’administration s’empare du produit des opérations de dénombrement. Quel repos d’avoir affaire à des lignes et à des colonnes peuplées de chiffres qui vont se prêter sans dérobade à toutes les manipulations qu’on voudra ! La statistique césarienne enfante un eidôlon, simulacre ou fantôme, répondant à toutes sortes de normes techniques ou même esthétiques, mais dangereusement capable d‘accaparer l’attention du pouvoir, de l’amuser. Cela jusqu’au prochain dénombrement, c’est-à-dire jusqu’au prochain retour sur le terrain. Ce glissement fatal de la vie vers l’image correspond à la pente naturelle des lettrés. Tout scribe souhaite s’enfermer dans son bureau avec des documents dociles. Le statisticien n’est pas fait d’une autre étoffe que le magistrat décrit par Tolstoï :

“Dans l’instruction des affaires criminelles, Ivan Illitch acquit rapidement ce procédé qui consiste à écarter toutes les circonstances étrangères au service, et à donner à toute affaire, si complexe qu’elle soit, un aspect tel qu’elle puisse être exposée sur

f) J.-Y. Marchal, Chronique d’un Cercle de l‘A. O. F. Ouahigouya, Haute-Volta 1908-1941, ans, ORSTOM, 1980, p. 49.

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le papier, ses opinions personnelles étant exclues, en s’attachant surtout à ce que toutes les formalités soient observées.Il(7)

Inévitable dérive, qui frappe le Monstre Froid d‘une cécité monumentale. Je propose d’appeler cette cécité effet Borges, car elle est tragiquement symbolisée par la situation du grand écrivain argentin. Borges donne au Paradis l’apparence d’une bibliothèque, lieu par excellence d’accumulation des documents, mais lui-même est exclu du Paradis car il a perdu la vue :

“Lent dans l’obscur, j’explore la pénombre Creuse avec une canne incertaine, Moi qui m’imaginais le Paradis Sous l’espèce d’une Bibliothèque. “(8)

Comme si cela ne suffisait pas, une seconde perversion, plus grave que la précédente, frappe les recensements d’une stérilité paradoxale. Au détournement d’attention qu’engendre l’accumulation physique des documents, s’ajoute en effet l’ivresse intellectuelle provoquée par l’abus de la sommation.

Dénombrer, c’est fabriquer des quantités globales qui ont les mêmes avantages et les mêmes inconvénients que les idées générales selon Tocqueville. Elles permettent de ”renfermer un très grand nombre d’objets analogues sous une même forme afin d’y penser plus commodément”. Après avoir dénombré, l’autorité classe et totalise, au sein de catégories préétablies, les individus qu’elle a saisis. Tout ce qui a été dit sur l’arbitraire et la relativité de ces catégories(9) me semble résumé par quelques vers de Corneille, prononcés par le Cid quand il raconte son combat contre les Maures :

(7) L. Tolstoi, La Mort d’Ivan Illitch, Paris, LE Livre de Poche, 1958, chap. 2.

(8) J.-L. Borges, Poème des Dons, dans L’Auteur et autres textes, Paris, Gallimard, 1982.

(9) Voir notamment A. Desrosières et L. Thévenot, “Les mots et les chiilires: les nomenclatures socio-professionnelles“, Economie et Statistique, n. 110, avril 1979, pp. 49- 65, et A. Desrosières, A. Goy et L. Thévenot, “L’identité sociale dans.le travail statistique - La nouvelle nomenclature des professions et catégones socio-professionnelles”, Economie et Statisti ue, no 152, f6vn’er 1983, pp. 55-81. Dans la littérature ancienne, un bon exemple de ces cat%gories préétablies nous est fourni par le “tableau de la puissance publique” (opes publicae) que Tibère fait apporter devant les sénateurs romains pour leur montrer B uel point, bien qu’il s’en défende hypocritement, il maîtrise le fardeau des aOraires. Ce libegum contient, d’après Tacite, les rubnques suivantes : - nombre de citoyens et d’alliés en armes ; - nombre des flottes, des royaumes, des provinces ; - impôts directs et indirects (tributa aut vectigalia) ; - dépenses nécessaires et gratifications. Tout cela, nous dit Tacite (Annales, I, l l) , écrit de la main même de l’empereur (quae cunda perscripserat Augustus).

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“Sous moi donc cette troupe s’avance Et porte sur le front une mâle assurance. Nous partîmes cinq cents ; mais par un prompt renfort Nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.” (IV, 3)

Trois mille? Soit, personne n’ira vérifier. Ce qui me comble d’aise dans ces vers, c’est le merveilleux “sous moi“, qui trahit la confondante naïveté d’un chef-né. Sous le Cid Campeador, il ne peut y avoir qu’une troupe indistincte, dont le chef dira toujours qu’elle est excellente et qu’elle est nombreuse. Pour ce qui est de la mâle assurance, par exemple, je demande à voir. La troupe du Cid a bien dû comprendre une part d‘aventuriers centrifuges, de pêcheurs en eau trouble, de spadassins pochards, de mécontents crispés sur quelque arriéré de solde, de pillards poltrons et d’espions stipendiés. Rodrigue n’en a cure, il est trop occupé à refaire l’histoire. A son profit, bien entendu. Trois mille patriotes n’ayant qu’un seul front, voilà ce dont il a besoin pour sa carrière. Ainsi procède le pouvoir : il agrège, il résume, il simplifie, puis, avec un naturel inimitable, il s’installe où donc ? Au sommet, parbleu ! Ce faisant, le pouvoir choisit d’ignorer ce qui s’est vraiment passé, mais là n’est pas la question. Je propose d‘appeler effet Rodrigue I’éblouissante cabriole à la faveur de laquelle un responsable, un entraîneur d’hommes, un coryphée quelconque s’attribue, sans hésiter le moins du monde, le droit d’additionner très approximativement les forces qui vont lui servir bon gré mal gré de piédestal. Nous voyons jouer l’effet Rodrigue quand un gouvernement ordonne à ses agents recenseurs de ne pas poser de questions relatives à l’appartenance ethnique : la “troupe” ne saurait être qu’unie sous la conduite du chef(io). Nous voyons encore jouer l’effet Rodrigue lorsqu’un gouvernement renvoie les statisticiens à leurs additions parce qu’ils n’ont pas recensé suffisamment de monde : il m’en faut trois mille, et non pas cinq cents !

Parvenus 9 ce point, nous pouvons suggérer que la statistique impérialiste - et toute investigation purement quantitative a quelque chose d’impérialiste - n’a pas pour but véritable d’accroître les connaissances. Toute société ne se laisse dénombrer que -si elle le veut bien. Sitôt recensée, elle s’évade de l’image où on a voulu l’enfermer, abandonnant les chiffres au pouvoir comme un os à ronger. Cet os est creux, et il est vide, mais qu’importe ? Un os peut toujours tenir lieu de sceptre, et de massue.

2. Compter, raconter

A la statistique impérialiste et asymétrique, on oppose parfois l’enquête ethnographique, dont l’objet serait périodiquement remis en

(10 Exemple : le recensement malien de décembre 1976, cité par A. Marty, Crise rurale en m d m nord-mhdien et recherche coopérative, thèse, 1985, tome 1, p. 29.

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question par ce que révèlent progressivement les données recueillies(l1). Démarche circulaire : une boucle relierait le questionnement à la collecte, puis à l'analyse, puis de nouveau au questionnement. Certains se plaisent à accentuer cette opposition, en affirmant qu'à l'état pur, la démarche ethnographique peut se passer de dénombrement. Voici, par exemple, ce qu'on peut lire dans un manuel récent :

"On suppose que l'enquêteur doit interpréter la situation d'autonomie ou de dépendance d'un groupe situé à l'intérieur d'un village. I1 s'agira de repérer, par l'observation des pratiques sociales, surtout et principalement, l'unité-groupe à l'intérieur de l'unité-village. Ce qui est significatif pour l'enquêteur, ce sont les relations d'échange, de communication, de coopération, etc., qui animent la vie collective de l'ensemble observé. Ce sont ces relations qui dessinent les contours des différentes unités sociales significatives de cet ensemble. Dans ce sens, il est probable qu'au niveau d'une enquête-sondage (Iimitée dans le temps et dans l'espace social), un recensement complet de la population soit inutile. "(12)

Il me semble que cette dernière opinion est erronée. L'anthropologue ne saurait se contenter, tel la Franqoise de Proust, des "rares vérités que le coeur est capable d'atteindre directement". I1 lui faut absolument collecter des données précises, et cela par le biais de dénombrements. De fait, les comptages pullulent dans la plupart des monographies, mais ils deviennent moyen, prétexte. Plus question de fabriquer à grands traits une image obtenue par sommation d'unités apparemment semblables. L'énumération devient une clef, grâce à laquelle on espère ouvrir la porte d'un récit. On compte alors pour raconter.

2.1. Sakhaline

A la fin de l'année 1889, Anton Tchekhov, âgé d'à peine trente ans, médecin, auteur déjà connu de nouvelles et de pièces, écrit à son ami Souvorine qu'il a envie de se cacher quelque part pendant cinq ans pour faire "du travail minutieux et soigneux". Le projet se précise très vite. Tchekhov décide de partir pour l'île de Sakhaline, "seul endroit, après l'Australie dans le passé et Cayenne, où l'on puisse étudier une

(1 1) .N. Herpin, "Statistique et enquête ethnographique", Courrier des Statistiques, no 21, janwer 1982, pp. 60-63.

12) D. Delaleu, J.P. Jacob et F. Sabelli, Elémenfs d'enquête anfhropolo ique, Université de heuchfitel, Institut d'Ethnologie, 1983,i. 30. Le terme d'enqu2te-soncfage employé ici n'a rien à voir avec la technique statistique u sondtlFe. Les auteurs l'utilisent pour décrire une démarche intensive, de e anthropologique, suscectible de traduire ... Ie sens qu'une population précise veut %mer à sa propre existence , ou encore qui "tente de suir la nature et les modalités de lareproduchon sociale d'un groupe déterminé" (p. 5).

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colonisation faite avec des criminels”. I1 part le 29 avril 1890 et arrive dans l’île en juillet. I1 y séjournera environ quatre mois.

On possède une traduction frangaise(i3) de l’étude que Tchekhov a publiée en 1893 dans la revue La Pensde Russe. Les premières pages du livre font songer àJules Verne :

“Je suis arrivé à Sakhaline, l’un des points les plus orientaux de notre pays, le 5 juillet 1890, par bateau. L‘Amour y est très large, la ville située à vingt-sept verstes seulement de la mer.. . II Triste endroit que Sakhaline! L’agronome Mitsoul, qui a

parcouru l’île quelques années plus tôt, y a trouvé des conditions si misérables qu’il a été réduit à manger son chien. Plein d’knergie, Tchekhov prend aussitôt une décision qui vaut d’être méditée :

“Min de faire, autant que possible, le tour de tous les points de peuplement et de voir de plus près comment vivent la majorité des bannis, j’ai recouru au seul moyen qui me paraissait possible dans ma situation, j’ai établi un recensement.

Dans chacune des colonies où je me suis rendu, j’ai pénétré dans chaque isba et relevé la liste des propriétaires, des membres de leur famille, de leurs locataires et de leurs ouvriers. On m’a aimablement proposé des aides, mais comme le but essentiel de mon recensement consistait non pas à collationner des résultats, mais d recueillir les impressions que me fournirait l’opbration elle-mkme, je n’ai recouru à l’aide extérieure que dans des cas exclusifs. Ce travail, effectué en trois mois par une seule personne, ne mérite pas, en fait, le nom de recensement; ses résultats ne sauraient se distinguer par leur exactitude ni être considérés comme complets, mais, les données plus complètes faisant totalement dGfatrt, peut-être mes chiffres seront-ils de quelque utilité. “(14)

J’ai souligné, dans ce texte limpide, le passage impodant. I1 n’est pas contredit par une lettre à Souvorine (datée du bateau Baikal, l e 1’1 septembre 1890) dans laquelle Tchekhov semble - semble seulement - accorder peu d%q”ce B sa m6tthode, et mgme s’excuse~ de l’avoir choisie :

,

g3) A. Tchekhov, L’lle de Sahhaline (notes de voyage), traduit par L. Denis, Editeurs rançais Reunis, 1971.

(14) Id., chap.3, p.45.

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“Entre parenthèses, je dois dire que j’ai eu la patience de faire le recensement de toute la population de Sakhaline.. . Autrement dit, il n’y a pas à Sakhaline un seul forqat ou déporté & qui je n’aie parlé. J’ai pu réussir particulièrement bien le recensement des enfants, sur lequel je fonde pas mal d’espoirs.. .“(15).

I1 est clair que Tchekhov a cherché, et choisi, un moyen de s’obliger à prendre de l’île une connaissance directe, personnelle, exhaustive. On dirait qu’il se défie de lui-même, de son immense capacité de sympathie, de compréhension, d’intuition. Son seul matériau sûr, ce seront les impressions qu’il projette de recueillir, mais encore faut-il que ces impressions soient rassemblées de la manière la plus minutieuse, la plus répétitive et la plus éprouvée qui soit. Les chercheurs connaissent bien ce désir d’entrer comme par effraction au sein de la société qu’ils étudient, mais aussi cette défiance qui les fait s’astreindre à des relevés besogneux. Rappelez-vous Leiris, possédé par “le démon glacial de l’information“, ironisant sur “la grande guerre au pittoresque, le rire au nez de l’exotisme”(l6). Pensez à ces géographes qui, durant des mois, s’obligent à recenser la population et à cadastrer le terroir d’un village, certes pour obtenir la vue d‘ensemble exprimée par quelques grands rapports numériques, mais aussi et surtout parce que la mesure de chaque parcelle en compagnie du paysan exploitant constitue un prétexte à conversation, une entrée en matière. Tchekhov remplit de ses mains dix mille fiches individuelles, en un peu plus de trois mois(l7). Nous reconnaissons au passage, dans son récit, des situations familières àtout enquêteur de terrain. L’ennui, par exemple, dont Tchekhov nous dit qu’il dévore les bannis et qu’il a, en conséquence, quelque peu facilité sa tâche :

-

“Je vais seul d’isba en isba: parfois un forgat ou un colon que l’ennui pousse à assumer le rôle de guide m’accompagne ... La plupart du temps, je trouve le propriétaire seul, célibataire rongé

(15) S. Laitte, Tchekhov, Paris, Seuil, 1955, p. 72.

(16) M. Leiris, L’Afiquë fantôme, Paris, Gallimard, 5e éd., 1951, p. 70.

hireetion de la Police. illes comportent douze rubriques : 17) On a des photogra hies de ces fiches, que Tchekhov a fait imprimer sur place par la

1. Nom du poste ou de la colonie 2. Numéro cadastral de Ia maison 3. Qualité du recensé (forçat, relé é aysan, proscrit.. .) - 4. Prénom, atronyme, nom de ?&e, lien avec le propriétaire (épouse, fils, ouvrier,

5. Age 6 . Religion 7. Lieu de naissance 8. Annee d‘arrivée ti Sakhaline 9. Occuaation princiaale et arofession

locataire.. .f’

10. Instrüction - 11. Marié, veuf, célibataire. Si marié, résidence du conjoint 12. Recevez-vous des subsides de l’Etat 7

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d’ennui ... Tandis que je cause avec lui, les voisins affluent ... Ils s’ennuient tellement qu’ils sont prêts à vous parler et à vous écouter sans fin.“

Autre situation reconnaissable : l’équivoque provenant du fait que les personnes interrogées, inévitablement, prennent l’enquêteur pour un agent de l’administration :

“Les relégués me considèrent comme un personnage officiel, et le recensement comme une de ces procédures de pure forme qui sont si fréquentes et qui ne mènent généralement à rien. Par ailleurs, le fait que je ne sois pas d’ici, que je ne sois pas un fonctionnaire de Sakhaline, éveille les curiosités. On me demande : ‘I- Pourquoi est-ce que vous nous inscrivez tous comme ça ? Et les suppositions les plus diverses d’aller leur train. Les uns disent que ce sont les autorités supérieures qui veulent répartir des subsides, les autres qu’on a dû finir par se décider à faire déménager tout le monde sur le continent. D’autres encore jouent les sceptiques, disant qu’ils n’attendent plus rien de bon, car Dieu lui- même les a abandonnés, ceci à seule fin de m’amener à protester. Cependant, de l’entrée ou du poêle, comme par dérision envers toutes ces espérances, une voix lasse, chagrine, pleine d’ennui s’élève : - Et tout ce monde-là écrit, écrit ! Reine des Cieux !I’

Dernier trait typique : la saturation, l’écoeurement, le sentiment d’échec éprouvés par le chercheur qui s’est totalement donné à sa tâche :

“Chaque jour, je me levais à cinq heures du matin et me couchais tard, ce qui ne m’empêchait pas d’être, tout au long de mes journées, violemment tendu en songeant à tant de choses que je n’avais pas encore pu réaliser. Maintenant que j’en ai fini avec le bagne, j’ai le sentiment que j’ai tout vu mais n’ai pas su remarquer l’essentiel ... Au total, j’ai détraqué mes nerfs et me suis juré de ne plus retourner àSakhaline. “(18)

Comment Tchekhov a-t-il exploité ses matériaux ? Après les chapitres d‘introduction, on trouve un bloc de onze chapitres consacrés à une description tres vivante des divers postes et colonies -de Sakhaline. Voici, par exemple, le sommaire du chapitre 8 :

“L’Arkaï. Les colonies de la côte occidentale. Le tunnel. La cabane au câble Doui. Les casernements familiaux. La prison de Doui. Les mines de charbon. La prison de Voïedvosk. Les enchaînés aux brouettes. II

(18) S. Laffitte, Tchekhov, opcit., p . 72, lettre àSouvorine.

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Viennent ensuite dix chapitres thématiques, consacrés à l’alimentation, au niveau moral des relégués, aux évasions, aux problèmes sanitaires.. . Tchekhov construit un tableau des effectifs par âge, distingue familles légitimes et unions libres, calcule un taux de natalité, mais ce genre de traitement -dont il se contente parfois de rendre compte dans une note infrapaginale- n’est visiblement pas sa principale préoccupation. A l’évidence, les données chiffrées soutiennent un récit, ou plutôt une suite de récits, dont certains sont faits par les bannis eux-mêmes (le récit d‘Iégor, par exemple). L’inimitable musique tchekhovienne se fait entendre à chaque page : discrétion, absence voulue de tout excès dans le ton, pessimisme profond mais non dépourvu d’humour, foi paradoxale dans la capacité humaine d’améliorer sur des points précis une situation désespérée. Cet admirable modèle nous fait nous demander, une fois de plus, pourquoi la recherche en sciences sociales a si souvent trahi sa vocation en s’épuisant à mimer le positivisme des sciences de la nature, au lieu d’oser marier avec les techniques de la quantification les ressources de l’art et du style(l9).

L’exemple de Tchekhov permet d’imaginer ce que pourrait donner, si elle devenait systématique, l’alliance du quantitatif et du qualitatif en sciences sociales. En s’engageant dans cette voie, on choisirait de rester alerte, en éveil, attentif aux manières d’être des personnes et des choses étudiées, quand bien même ces manières d’être auraient été definies d’avance en termes chiffrés. On accorderait ainsi toute sa place à la subjectivité, celle de l’observateur comme celle des observés, en pleine connaissance de cause. On se mettrait en situation d’accueillir l’imprévisible, l’inimaginable, l’indicible si bien symbolisés par le chat jaune de l’abbé Seguin, dont Chateaubriand parle dans l’Avertissement de la Tie de Rancé, ce chat jaune qui, remarque Roland Barthes, est peut-être ”toute la littérature“. “En littérature, écrit Barthes, tout est ainsi donné à comprendre, et pourtant, comme dans notre vie même, il n’y a pour finir rien à comprendre”(20). Maintenir dans l’explication même la tension engendrée par la présence de l’inexplicable, voilà peut-être, en définitive, ce qu’on recherche en comptant non pas pour compter, mais pour raconter. La poursuite de ce résultat requiert que l’investigation, d’un bout à l’autre de son déroulement, soit vivifiée par un maximum de conscience réfléchie, ce qui veut dire que l’on refusera de faire fond -sinon de manière très accessoire - sur les techniques automatiques et dépersonnalisées de collecte et de traitement. Un tel choix replace le travail de recherche

19) Vou sur ce point D. McCloskey, ”The rhetoric of economics“, Journal of Economic f, iteratwe, juin 1983, pp. 481-51.7, et B. Caldwell et A.W. Coats, ”The rhetoric of economics : a comment on McCloskey”, Journal of Economic Liferafure, juin 1984, pp. 575-578. 620) R. Barthes, La Voyageuse de nuit, dans : F.R. de‘chateaubriand, La Vie de Rancé,

aris, UGE, 10/18,1964, p. 15.

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dans le mouvement de longue période qui anime et qui transforme le corps soeial tout entier. Bien avant Teilhard, ce mouvement a été décrit par un dramaturge allemand de génie, Heinrich von Kleist (1777-1811)’ dans un texte admirable où il est question de marionnettes et d‘un ours escrimeur. Ce texte ayant la vertu majeure d’être bref, c’est lui que j’ai choisi de présenter ici.

2.2. L’essai “Sur le thédtre de marionnettes”

“Passant l’hiver 1801 à M.. ., écrit Kleist, j’y rencontrai un soir dans un jardin public le sieur C..., qui venait d’être engagé comme premier danseur à l’Opéra de cette ville, où il faisait un triomphe. II

Ce danseur passe des heures à observer les marionnettes qu’on montre au peuple sur la place du marché. I1 explique au narrateur qu’on peut beaucoup apprendre des pantins, même s’il est impossible à l’homme d’égaler la grâce inconsciente de leurs mouvements :

“Seul un dieu pourrait sur ce terrain se mesurer à la matière. C’est là le point où convergent les extrémités : le cercle est clos. ”

Tout comme les marionnettes, dont les mouvements limités mais parfaits atteignent à une grâce et une harmonie nonpareilles, l’ours dressé par un seigneur lituanien, “non content d’esquiver toutes les battes comme le meilleur escrimeur du monde, demeurait indatirent aux fehtes, ce qu’aucun homme ne saurait faire.”

Ainsi, plus la réflexion consciente manque dans le monde organique ou social, plus y resplendit ce que Kleist appelle la grâce (Grazie). Cette grâce habite les corps totalement privés de conscience, mais à l’autre extrême, on la trouve aussi chez 1’Etre caractérisé par une conscience infinie.

“Donc, dis-je quelque peu interloqué, nous devrions de nouveau goûter à l’arbre de la connaissance pour retrouver l’innocence ? II- Mais bien sûr; c’est le dernier chapitre de I’histoiEe &E monde.”

Ces deux r&liques, SUL lesqnelEes se corrclut l?essaf, montrent que cette fable traite de bien autre chose que d’esthétique ou de chorégraphie. Ce que Kleist fait entrevoir avec un art merveilleux de la litote, c’est le cheminement qui mène les sociétés humaines d’un état de spontanéité inconsciente vers une connaissance de plus en plus parfaite d’elles-mêmes. Des interdits religieux, nous l’avons vu, retardent aussi longtemps que possible une perte d’innocence et d’inconscience sociales qui comporte des risques symbolisés par la peste dont parle la Bible.

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Mais une incontrôlable fatalité pousse les hommes à organiser les transformations de leur vie commune d’une manière qui exige toujours plus de “détails”, toujours plus de dénombrements, toujours plus de conscience. On voit alors s’exaspérer ”cette furieuse manie de contrôle“ dont parle André Breton dans la Lettre aux voyantes. Kleist essaye de nous convaincre qu’une fois engagés dans cette voie, il ne nous est plus possible de revenir en arrière :

“Depuis que nous avons goûté à l’arbre de la connaissance, le paradis est verrouillé.. . Nous sommes contraints de contourner le monde pour voir si, par derrière, quelque passage ne s’est pas à nouveau ouvert. ‘I

La seule issue, c’est donc de pousser plus avant, vers l’état de conscience totale, à supposer qu’il soit accessible. L’expérience d’un Tchekhov permet de penser qu’on peut approcher, si peu que ce soit, de cet état idéal. Quoi qu’il en. soit, on ne fait pas progresser la connaissance des sociétés pour faciliter les décisions des princes, mais pour retrouver l’état d’innocence, c’est-à-dire pour se passer des princes.

L’étonnant, c’est que Kleist, qui écrit les huit pages de son essai peu de temps avant de se suicider, semble être certain que l’issue sera heureuse. En quittant l’état d’inconscience, les sociétés perdent l’innocence, mais elles retrouveront un jour l’harmonie en accédant à la conscience totale, “dernier chapitre de l’histoire du monde”. Travaillons donc de toutes nos forces à l’amélioration des méthodes d’investigation, au mariage du quantitatif et du qualitatif, nous oeuvrons dans le sens de l’histoire.

Avant d’arriver à la transparence parfaite, toutefois, la société traversera et traverse déjà des états intermédiaires qui risquent d’être fâcheux. On n’éChappe pas à la peste mentionnée par le Livre de Samuel, et il convient d’y réfléchir.

Chateaubriand n’est pas qu’un poète en prose, ni l’apologiste démodé d’un christianisme sentimental. I1 a aussi écrit un très grand livre politique, les Mémoires d’outre-tombe, qu’il termine par des considérations sur le “danger de l’expansion de la nature intelligente et de la nature matérielle”. Citons le passage le plus significatif :

“La trop grande disproportion des conditions et des fortunes a pu se supporter tant qu’elle a été cachée : mais aussitôt que cette disproportion a été généralement apergue, le coup mortel a été porté. Recomposez, si vous le pouvez, les fictions aristocra- tiques ; essayez de persuader au pauvre, lorsqu’il saura lire et ne croira plus, lorsqu’il possédera la même instruction que vous, essayez de lui persuader qu’il doit se soumettre à toutes les

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privations tandis que son voisin possède mille fois le superflu : pour dernière ressource, il vous faudra le tuer. "(21)

Chateaubriand résout la difficulté en affirmant que l'idée chrétienne est l'avenir du monde, non sans préciser, il est vrai, que "le christianisme, stable dans ses dogmes, est mobile dans ses lumières"(22). Quelques décennies plus tard, Nietzsche niera dédaigneusement qu'en face de ces tempêtes menagantes on puisse mettre sa confiance dans "des religions pâles et lasses, elles-mêmes dégénérées jusqu'aux racines, et devenues des religions savantes"(23). Dès lors, les perspectives ne peuvent être que très inquiétantes. Ce que Nietzsche appelle la "civilisation alexandrine", la nôtre, fondée sur "le plaisir socratique de connaître", et sur "l'illusion de pouvoir guérir par la connaissance la blessure éternelle de l'existence", dissimule selon lui un optimisme illimité mais injustfié :

"Que l'on ne s'effraie plus de voir mûrir les fruits de cet optimisme, de voir une société, pénétrée jusque dans ses couches inférieures par une telle culture, frémir peu à peu de velléités et de convoitises sensuelles, de voir la foi au bonheur terrestre de tous, la croyance à la possibilité d'une culture savante universelle se traduire peu à peu par la revendication menagante d'un bonheur terrestre.. . 11 faut bien s'en rendre compte, la civilisation alexandrine exige, pour durer, le maintien de l'esclavage, mais son optimisme l'entraîne à nier la nécessité de l'esclavage, et quand ses belles formules séduisantes et apaisantes, la dignité de l'homme, la dignité du travail, se sont usées, elle va peu à peu au-devant d'une épouvantable catmtrophe. Rien de plus terrible qu'une classe servile et barbare qui en est venue à considérer son mode d'existence comme une injustice et qui se dispose à venger son droit non seulement pour son compte mais pour celui de toutes les générations.. .

Est-ce ainsi qu'il faut imaginer les rapports Nord-Sud au cours du prochain siècle ?

3. Conclusion

Au début de son évolution, la société pressent le danger qu'elle court en entreprenant de se connaître elle-même, mais il ne s'agit encore que d'un simulacre de connaissance, reposant avant tout sur le dénombrement autoritaire. Les hommes vont jusqu'à s'interdire ces dénombrements, mais chacun sait que les interdits sont faits pour être

21) F.R. de Chateaubriand, Mémoires d'oufre-tombe, Paris, Le Livre de Poche, 1951, livre 64 , chap. 3.

(22) Id., livre 44, chap. 7. (23) F. Nietzsche, Naissancedela tragédie, Paris, Gallimard, 1970, chap. 18.

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violés, puis oubliés. Quelques esprits lucides voient bien, d’ailleurs, que le progrès vers une conscience généralisée est inéluctable. On n’a rien à perdre alors en affirmant que ce progrès mène vers un grandiose dépassement de tous les désordres et de tous les conflits. Mieux vaut croire cela qu’attendre le chaos. I1 est aisé de prévoir cependant que l’injustice deviendra visible, et insupportable, plus vite qu’il ne peut y être porté remède. D’où les dangers décrits par des écrivains aussi différents que Chateaubriand et Nietzsche. Le premier conclut à l’inévitable redécouverte du christianisme, le second prédit qu’après avoir traversé l’océan du savoir, l’homme moderne retrouvera la terre ferme de l’action, pour entrer enfin dans une “culture tragique“ débarrassée de tout optimisme. Lequel des deux a raison, je n’en sais rien. Ce que je sais, c’est qu’on peut choisir de croire que tout ce qui peut aider la société à se connaître elle-même (à parvenir au “social réfléchi” de Teilhard) permet non seulement d’accéder ou de revenir à un état préférable (la grâce naturelle de Kleist), mais encore de franchir au plus vite les turbulences qui précèdent cet état. Ce choix fait, il paraît clair que l’accès au social réfléchi ne saurait résulter d’une connaissance partielle ou mutilée, de type quantitatif seulement ou qualitatif seulement. I1 faudra bien réussir à marier ces deux formes d’approche, comme Tchekhov a su le faire, individuellement, et avec les moyens de son époque. Que l’inflation actuelle du quantitatif ait rendu peut-être la tâche plus difficile qu’à l’époque de Tchekhov, cela n’est qu’une péripétie. Péripétie aussi, sans doute, que la vogue présente des techniques d‘investigation automatique. La révolution industrielle déjà s’était accompagnée d’une embardée vers l’automatisme du marché généralisé, mais très vite des dispositifs conscients et volontaires de contrôle social avaient dû se mettre en place pour éviter la dislocation(24). N’assiste-t-on pas à un phénomène du même ordre en matière de télédétection ou d’analyse factorielle? En aucun cas ces techniques ne permettent d‘économiser l’attention consciente de spécialistes très avertis. Elles exigent au contraire un surcroît considérable de compétence et de vigilance, faute de quoi elles se révèlent stgriles ou trompeuses. Jusqu’à nouvel ordre, le schéma tracé par Kleist n’est pas infirmé, et les progrès de la technique moderne ne transforment pas les chercheurs, loin de là, en marionnettes inconscientes. Peut-être le choix du sujet auquel la Chaire Quetelet a voulu réfléchir cette année est-il un signe que nous avons laissé derrière nous les tentations régressives et simplificatrices pour reprendre le lent cheminement vers la conscience sociale généralisée.

(24) K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économìques de nofre temps, Paris, Gallimard, 1983, chap. 6 .

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