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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 277 un visage » (1993) à « chaque emploi a un client » (1996). Au-delà de ces nouvelles modalités et logiques de négociations, c’est la conception même du temps de travail qui se trouve modi- fiée, avec pour ultime développement, le fait que le temps n’est plus la mesure de la tâche, mais que c’est la tâche qui prévaut sur le temps (« temps de travail à valeur ajoutée » ou « temps de confiance »). L’analyse proposée par Jens Thoemmes est riche de 20 années d’observation des négociations sur le temps de travail dans la région Midi-Pyrénées à quoi il convient d’ajouter 10 années de suivi des négociations chez VW à propos desquelles le lecteur apprendra beaucoup. Les conclusions relatives à la prégnance du marché dans la fac ¸on dont le temps de travail est régulé et organisé ainsi qu’à l’importance croissante de l’entreprise dans cette régulation sont incontestables et largement partagées par les observateurs de cette thématique. Reste que l’on aurait apprécié que l’auteur mette son matériau empirique au miroir des bilans nationaux de la négociation collective afin de valider son constat d’une « régulation intermédiaire » faisant intervenir le territoire de fac ¸on tangible. Il nous semble, à le lire, que le mandatement n’est que la traduction locale d’un dialogue social qui, en France, est absent des branches. En ce sens, il ne relève pas d’un dialogue social territorial dans lequel le territoire ferait entendre sa propre spécificité. De même, l’idée que la régulation centralisée aurait fait le lit d’une régulation par le marché nous semble devoir être nuancée, tant il apparaît que les lois Aubry en France ou les accords conclus dans la métallurgie allemande entre 1984 et 1995 ont instauré la réduction du temps de travail dans un double objectif de partage du travail et d’amélioration des conditions de vie des salariés. Il s’ensuit que la thèse d’une emprise absolue du marché sur la régulation du temps de travail ne nous semble pas faire droit de l’importance croissante prise en Europe par les questions relatives à l’articulation entre temps de travail et temps hors travail, à celles émergentes qui traitent du stress et du mal-être au travail ou encore du « droit à son propre temps ». Certes, ces orientations demeurent fragiles et ne sont pas structurantes de la régulation, mais elles s’imposent dans le champ social de plus en plus comme contreparties nécessaires au développement de la flexibilité productive et influencent, par même, la négociation sur le temps de travail. Jean-Yves Boulin UMR 7170, IRISSO, université Paris-Dauphine, place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, 75775 Paris cedex 16, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.012 Le sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, P. Flichy. Seuil, Paris (2010). 96 pp. Depuis quelques années déjà, les technologies numériques ont permis à un grand nombre d’individus de vivre plus intensément leurs « passions ordinaires ». Ces technologies au premier rang desquelles figure Internet ont en effet constitué un excellent point d’appui au développe- ment d’activités amatrices variées et à leur publicisation. L’avènement de l’ère numérique a ainsi fortement concouru à la montée en puissance des amateurs sur les scènes culturelles, politiques et scientifiques. Dans cet ouvrage, Patrice Flichy explore ces trois domaines de compétences (respectivement dans les chapitres un, deux et trois) en portant son attention sur les formes de participation amatrices qui y siègent. Il constate tout d’abord que le répertoire d’actions à la disposition des amateurs est relativement large. Il va de la « réception créatrice » (p. 31) au montage de projets collaboratifs en passant par la

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 277

un visage » (1993) à « chaque emploi a un client » (1996). Au-delà de ces nouvelles modalitéset logiques de négociations, c’est la conception même du temps de travail qui se trouve modi-fiée, avec pour ultime développement, le fait que le temps n’est plus la mesure de la tâche, maisque c’est la tâche qui prévaut sur le temps (« temps de travail à valeur ajoutée » ou « temps deconfiance »).

L’analyse proposée par Jens Thoemmes est riche de 20 années d’observation des négociationssur le temps de travail dans la région Midi-Pyrénées à quoi il convient d’ajouter 10 années de suivides négociations chez VW à propos desquelles le lecteur apprendra beaucoup. Les conclusionsrelatives à la prégnance du marché dans la facon dont le temps de travail est régulé et organisé ainsiqu’à l’importance croissante de l’entreprise dans cette régulation sont incontestables et largementpartagées par les observateurs de cette thématique. Reste que l’on aurait apprécié que l’auteurmette son matériau empirique au miroir des bilans nationaux de la négociation collective afinde valider son constat d’une « régulation intermédiaire » faisant intervenir le territoire de facontangible. Il nous semble, à le lire, que le mandatement n’est que la traduction locale d’un dialoguesocial qui, en France, est absent des branches. En ce sens, il ne relève pas d’un dialogue socialterritorial dans lequel le territoire ferait entendre sa propre spécificité. De même, l’idée que larégulation centralisée aurait fait le lit d’une régulation par le marché nous semble devoir êtrenuancée, tant il apparaît que les lois Aubry en France ou les accords conclus dans la métallurgieallemande entre 1984 et 1995 ont instauré la réduction du temps de travail dans un double objectifde partage du travail et d’amélioration des conditions de vie des salariés. Il s’ensuit que la thèsed’une emprise absolue du marché sur la régulation du temps de travail ne nous semble pas fairedroit de l’importance croissante prise en Europe par les questions relatives à l’articulation entretemps de travail et temps hors travail, à celles émergentes qui traitent du stress et du mal-être autravail ou encore du « droit à son propre temps ». Certes, ces orientations demeurent fragiles et nesont pas structurantes de la régulation, mais elles s’imposent dans le champ social de plus en pluscomme contreparties nécessaires au développement de la flexibilité productive et influencent, parlà même, la négociation sur le temps de travail.

Jean-Yves BoulinUMR 7170, IRISSO, université Paris-Dauphine, place du Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny,

75775 Paris cedex 16, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.012

Le sacre de l’amateur : sociologie des passions ordinaires à l’ère numérique, P. Flichy. Seuil,Paris (2010). 96 pp.

Depuis quelques années déjà, les technologies numériques ont permis à un grand nombred’individus de vivre plus intensément leurs « passions ordinaires ». Ces technologies — au premierrang desquelles figure Internet — ont en effet constitué un excellent point d’appui au développe-ment d’activités amatrices variées et à leur publicisation. L’avènement de l’ère numérique a ainsifortement concouru à la montée en puissance des amateurs sur les scènes culturelles, politiqueset scientifiques. Dans cet ouvrage, Patrice Flichy explore ces trois domaines de compétences(respectivement dans les chapitres un, deux et trois) en portant son attention sur les formes departicipation amatrices qui y siègent.

Il constate tout d’abord que le répertoire d’actions à la disposition des amateurs est relativementlarge. Il va de la « réception créatrice » (p. 31) au montage de projets collaboratifs en passant par la

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prescription ou la critique. Bien que leurs contributions soient d’importance variable, les amateurss’emploient à donner un nouvel éclairage aux œuvres artistiques, faits de société et exposésscientifiques dont ils se saisissent. Leur liberté de ton les amène à contrevenir aux assertionsprofessionnelles dominantes, à ouvrir des perspectives laissées inexplorées. Cet art du contre-point fragilise l’hégémonie des professionnels, questionne la validité des expertises rendues. Ily a là une forme de contestation des rentes culturelles, informationnelles et décisionnelles, uneforme de refus délibéré de se soumettre aux arguments d’autorité émanant des professionnels1.

Pour autant, le terrain gagné par les amateurs ne semble pas être pris aux professionnels. Plusexactement, les premiers ne se substituent pas mécaniquement aux seconds. Patrice Flichy nousmet ainsi en garde contre cette prénotion qui voudrait que « les amateurs [chassent] les experts »(p. 9). En effet, l’amateur occupe une place à part dans le domaine qu’il investit. Il s’exerce par goûtet ne souhaite pas alourdir sa pratique par le respect de figures imposées d’ordre professionnel. Ildéveloppe une « expertise ordinaire » (p. 11) se limitant à ses seuls centres d’intérêt là où le profes-sionnel se doit de considérer l’ensemble des éléments pertinents portés à sa connaissance. SelonPatrice Flichy, ce qui distingue finalement l’amateur du professionnel, c’est moins l’asymétriede leurs compétences (relativement faible) que le cadre de leurs interventions respectives. Quandles libertés amatrices autorisent une certaine licence ou l’adoption d’une approche originale,les contraintes professionnelles enjoignent au respect des commanditaires, au ménagement desaudiences.

Si elles sont moins contraintes par différents facteurs extérieurs, les réalisations amatricesrésultent d’« une forme d’engagement » plus lâche guidée par « la curiosité, l’émotion, la passion »ou l’attachement à un idéal (p. 12). Ces formes d’engagement sont sujettes aux variations del’inconstante appétence pour l’objet aimé. On entre ici dans le registre de ce que Jacques Ionappelle l’« engagement affranchi » (p. 56), un engagement libéré des exigences de l’affiliation.Labiles, ces formes d’engagement sont de surcroît soumises à la concurrence d’occupationsmultiples. La défection est donc relativement ordinaire au cœur des espaces numériques amateurs.Mais plus que par la défection, la montée en puissance des amateurs est souvent contrecarrée parun défaut de structuration. En effet, le principal défi des porteurs de projets amateurs est dedonner cohérence à un corpus d’éléments hétérogènes noyés dans un magma de « monologuesinteractifs »2 ou issus d’« îles d’expertise »3 isolées les unes des autres. Le mouvement ascendantde la participation amatrice court ainsi le risque de la cacophonie, du bruit de fond. Pour éviterces écueils, quelques porteurs de projets collaboratifs ont pris la ferme résolution de réguler laprise de parole, de contrôler les productions éparses de milliers de contributeurs. Grâce à la miseen place d’une gouvernance appropriée et de dispositifs socio-techniques performants, certainsont atteint leurs objectifs et sont parvenus à diffuser des informations claires et accessibles. Lescas de Wikipedia ou du logiciel libre sont de parfaites illustrations du possible alignement descontributeurs sur un ensemble de règles collectivement édictées (régulation procédurale).

1 Il n’est plus question d’allégeance aux doctes principes des élites mais d’émancipation progressive par la revendicationd’un droit de regard et de réponse. L’importance qu’a eue Internet durant la campagne précédant le référendum sur letraité constitutionnel européen atteste de ce désir d’autonomie.

2 Marc Dumoulin, 2002, « Les forums électroniques : délibératifs et démocratiques ? », in Denis Monière (Ed.), Internetet la démocratie, Monière et Wollank éditeurs, Québec, p. 141–157.

3 Steven Allison-Bunnell, Stéphanie Thompson, 2007, « Débutants et experts dans la science citoyenne nord-américaine :une théorie cognitive de la pratique », in Florian Charvolin, André Micoud, Lynn K. Nyhart (Eds.), Des sciencescitoyennes ? La question de l’amateur dans les sciences naturalistes, éditions de l’Aube, La tour d’Aigues, p. 185–201.

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Patrice Flichy mobilise dans cet ouvrage de nombreux exemples et décrit tout en nuance lesorganisations collectives créées dans l’espace numérique. Il prend le soin de montrer les méca-nismes en action au sein des « communautés d’interprétation », des « communautés épistémiques »ou des communautés innovantes. Mais l’auteur excelle surtout dans la présentation des différentesfigures de l’amateur que l’on peut croiser sur la toile. Il dépeint avec intelligence les figures du« pro-am » (p. 10), du fan (p. 32), du « récepteur intensif » (p. 35), du cyber-militant (p. 58), du« chercheur en plein air » (p. 77). Pour chacune de ces figures, il isole des facons d’être à sa pas-sion, et des comportements spécifiques. Son développement sur la figure du « fan » nous sembleparticulièrement intéressant. On y voit comment le fan « braconne » les œuvres qu’il affectionne,les transforme par des « modifications » et des « augmentations » (p. 38) et les remixe en faisantsienne une « esthétique du copier-coller » (p. 90), une pratique du patchwork.

Nous ne pouvons que nous réjouir de voir ainsi rassemblés en un même ouvrage cet ensemblede personnages intrigants qui attisent notre curiosité de lecteur et de scientifique. Cet ouvrage estfinalement multiple : il est tout à la fois une visite guidée d’une galerie de portraits digitaux, unessai sur le thème de l’« empowerment » numérique des amateurs et une synthèse remarquabledes recherches récemment menées en sociologie des techniques. Ces trois dimensions conjuguéespermettent à l’auteur d’aborder sous différents angles et selon différentes lignes discursives leproblème traité.

Notre seul point de discussion concerne le titre de l’ouvrage qui curieusement ne reflète abso-lument pas la nature de son propos. En effet, l’expression « sacre de l’amateur » brouille le sensdonné à la réalité observée. Elle laisse à penser que l’amateur est consacré, qu’il recoit unedistinction supérieure, qu’il se démarque au point de toiser — du haut de son succès — les pro-fessionnels déjà en place. Pourtant, la force de la démonstration opérée par Patrice Flichy reposesur l’observation inverse : si les amateurs renforcent leur présence et leur influence, ils n’aspirentpas à détrôner les professionnels. Nous sommes dans un exercice de liberté et de contre-pouvoirmais en aucun cas dans une logique d’ascension sociale ou d’ascendant stratégique. Les amateurssont avant tout des profanes, ils désacralisent et vulgarisent. Au lieu d’un « sacre de l’amateur »,c’est bien à une « désacralisation amatrice » de l’univers professionnel que l’on assiste.

Cédric CalvignacCERTOP, Maison de la recherche, université Toulouse II Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado,

31058 Toulouse cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.009

Choisir son école, stratégies familiales et médiations locales, A. Van Zanten. Puf, Paris (2012).283 pp

L’ouvrage d’Agnès Van Zanten peut être considéré à plusieurs niveaux comme une importantesynthèse autour de la question des choix scolaires. Il s’agit tout d’abord d’une synthèse de travauxempiriques menés sur dix ans, par l’auteur et de nombreux collaborateurs1. À partir d’entretiensauprès de familles de classes moyennes — ici entendues dans un sens très large allant de cadres

1 Cet ouvrage s’appuie notamment sur deux recherches menées en collaboration avec Marco Oberti, Maroussia Raveaudet Stephen Ball. Les entretiens ont été pour partie réalisés par des étudiants de Sciences Po.