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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 279 Patrice Flichy mobilise dans cet ouvrage de nombreux exemples et décrit tout en nuance les organisations collectives créées dans l’espace numérique. Il prend le soin de montrer les méca- nismes en action au sein des « communautés d’interprétation », des « communautés épistémiques » ou des communautés innovantes. Mais l’auteur excelle surtout dans la présentation des différentes figures de l’amateur que l’on peut croiser sur la toile. Il dépeint avec intelligence les figures du « pro-am » (p. 10), du fan (p. 32), du « récepteur intensif » (p. 35), du cyber-militant (p. 58), du « chercheur en plein air » (p. 77). Pour chacune de ces figures, il isole des fac ¸ons d’être à sa pas- sion, et des comportements spécifiques. Son développement sur la figure du « fan » nous semble particulièrement intéressant. On y voit comment le fan « braconne » les œuvres qu’il affectionne, les transforme par des « modifications » et des « augmentations » (p. 38) et les remixe en faisant sienne une « esthétique du copier-coller » (p. 90), une pratique du patchwork. Nous ne pouvons que nous réjouir de voir ainsi rassemblés en un même ouvrage cet ensemble de personnages intrigants qui attisent notre curiosité de lecteur et de scientifique. Cet ouvrage est finalement multiple : il est tout à la fois une visite guidée d’une galerie de portraits digitaux, un essai sur le thème de l’« empowerment » numérique des amateurs et une synthèse remarquable des recherches récemment menées en sociologie des techniques. Ces trois dimensions conjuguées permettent à l’auteur d’aborder sous différents angles et selon différentes lignes discursives le problème traité. Notre seul point de discussion concerne le titre de l’ouvrage qui curieusement ne reflète abso- lument pas la nature de son propos. En effet, l’expression « sacre de l’amateur » brouille le sens donné à la réalité observée. Elle laisse à penser que l’amateur est consacré, qu’il rec ¸oit une distinction supérieure, qu’il se démarque au point de toiser du haut de son succès les pro- fessionnels déjà en place. Pourtant, la force de la démonstration opérée par Patrice Flichy repose sur l’observation inverse : si les amateurs renforcent leur présence et leur influence, ils n’aspirent pas à détrôner les professionnels. Nous sommes dans un exercice de liberté et de contre-pouvoir mais en aucun cas dans une logique d’ascension sociale ou d’ascendant stratégique. Les amateurs sont avant tout des profanes, ils désacralisent et vulgarisent. Au lieu d’un « sacre de l’amateur », c’est bien à une « désacralisation amatrice » de l’univers professionnel que l’on assiste. Cédric Calvignac CERTOP, Maison de la recherche, université Toulouse II Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado, 31058 Toulouse cedex 9, France Adresse e-mail : [email protected] doi:10.1016/j.soctra.2012.03.009 Choisir son école, stratégies familiales et médiations locales, A. Van Zanten. Puf, Paris (2012). 283 pp L’ouvrage d’Agnès Van Zanten peut être considéré à plusieurs niveaux comme une importante synthèse autour de la question des choix scolaires. Il s’agit tout d’abord d’une synthèse de travaux empiriques menés sur dix ans, par l’auteur et de nombreux collaborateurs 1 . À partir d’entretiens auprès de familles de classes moyennes ici entendues dans un sens très large allant de cadres 1 Cet ouvrage s’appuie notamment sur deux recherches menées en collaboration avec Marco Oberti, Maroussia Raveaud et Stephen Ball. Les entretiens ont été pour partie réalisés par des étudiants de Sciences Po.

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Comptes rendus / Sociologie du travail 54 (2012) 254–294 279

Patrice Flichy mobilise dans cet ouvrage de nombreux exemples et décrit tout en nuance lesorganisations collectives créées dans l’espace numérique. Il prend le soin de montrer les méca-nismes en action au sein des « communautés d’interprétation », des « communautés épistémiques »ou des communautés innovantes. Mais l’auteur excelle surtout dans la présentation des différentesfigures de l’amateur que l’on peut croiser sur la toile. Il dépeint avec intelligence les figures du« pro-am » (p. 10), du fan (p. 32), du « récepteur intensif » (p. 35), du cyber-militant (p. 58), du« chercheur en plein air » (p. 77). Pour chacune de ces figures, il isole des facons d’être à sa pas-sion, et des comportements spécifiques. Son développement sur la figure du « fan » nous sembleparticulièrement intéressant. On y voit comment le fan « braconne » les œuvres qu’il affectionne,les transforme par des « modifications » et des « augmentations » (p. 38) et les remixe en faisantsienne une « esthétique du copier-coller » (p. 90), une pratique du patchwork.

Nous ne pouvons que nous réjouir de voir ainsi rassemblés en un même ouvrage cet ensemblede personnages intrigants qui attisent notre curiosité de lecteur et de scientifique. Cet ouvrage estfinalement multiple : il est tout à la fois une visite guidée d’une galerie de portraits digitaux, unessai sur le thème de l’« empowerment » numérique des amateurs et une synthèse remarquabledes recherches récemment menées en sociologie des techniques. Ces trois dimensions conjuguéespermettent à l’auteur d’aborder sous différents angles et selon différentes lignes discursives leproblème traité.

Notre seul point de discussion concerne le titre de l’ouvrage qui curieusement ne reflète abso-lument pas la nature de son propos. En effet, l’expression « sacre de l’amateur » brouille le sensdonné à la réalité observée. Elle laisse à penser que l’amateur est consacré, qu’il recoit unedistinction supérieure, qu’il se démarque au point de toiser — du haut de son succès — les pro-fessionnels déjà en place. Pourtant, la force de la démonstration opérée par Patrice Flichy reposesur l’observation inverse : si les amateurs renforcent leur présence et leur influence, ils n’aspirentpas à détrôner les professionnels. Nous sommes dans un exercice de liberté et de contre-pouvoirmais en aucun cas dans une logique d’ascension sociale ou d’ascendant stratégique. Les amateurssont avant tout des profanes, ils désacralisent et vulgarisent. Au lieu d’un « sacre de l’amateur »,c’est bien à une « désacralisation amatrice » de l’univers professionnel que l’on assiste.

Cédric CalvignacCERTOP, Maison de la recherche, université Toulouse II Le Mirail, 5, allées Antonio-Machado,

31058 Toulouse cedex 9, FranceAdresse e-mail : [email protected]

doi:10.1016/j.soctra.2012.03.009

Choisir son école, stratégies familiales et médiations locales, A. Van Zanten. Puf, Paris (2012).283 pp

L’ouvrage d’Agnès Van Zanten peut être considéré à plusieurs niveaux comme une importantesynthèse autour de la question des choix scolaires. Il s’agit tout d’abord d’une synthèse de travauxempiriques menés sur dix ans, par l’auteur et de nombreux collaborateurs1. À partir d’entretiensauprès de familles de classes moyennes — ici entendues dans un sens très large allant de cadres

1 Cet ouvrage s’appuie notamment sur deux recherches menées en collaboration avec Marco Oberti, Maroussia Raveaudet Stephen Ball. Les entretiens ont été pour partie réalisés par des étudiants de Sciences Po.

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aux ouvriers qualifiés — menés dans quatre villes de la banlieue parisienne, l’auteur cherche àcomprendre comment se font les choix d’établissements au moment de l’entrée au collège.

C’est aussi une synthèse théorique, dans la mesure où ce travail entend concilier les apports dedifférents courants et traditions sociologiques. On y retrouve aussi bien habitus que « bonnes rai-sons » et de nombreuses références à des travaux anglo-saxons. Néanmoins, la volonté d’intégrerdifférents apports ne signifie pas absence de partis pris théoriques et méthodologiques. L’ouvrages’organise à travers une série de typologies et d’idéaux types. Les 147 familles de classe moyenneétudiées sont ainsi réparties en quatre sous-groupes : les technocrates (strate supérieure, pôle privé,plus doté en capital économique), les intellectuels (strate supérieure, pôle public, capital culturel),les médiateurs (strate inférieure, pôle public, capital culturel) et les techniciens (strate inférieure,pôle privé, capital économique). Si l’auteur privilégie ce type d’analyse qui lisse les rugosités duréel, c’est qu’elle entend présenter un « modèle théorique des choix scolaires et non pas étudierfinement des choix localisés » (p. 12).

L’ambition du projet nous rappelle alors qu’il s’agit de bien plus qu’une synthèse. Agnès VanZanten se propose de renouveler l’approche des choix scolaires et d’en élargir le cadre d’analysetraditionnel. Elle donne tout d’abord un sens plus large au terme même de « choix », puisqu’elleen distingue quatre types. Aux choix entre les établissement publics et choix entre public et privé,qui sont le plus fréquemment étudiés, elle ajoute ainsi les choix résidentiels, qui peuvent êtremotivés par l’offre scolaire, et le choix de la prise de parole au sein de l’établissement de quartier.

L’analyse de ces choix se déroule en deux temps, qui correspondent aux deux parties del’ouvrage. En premier lieu, l’auteur s’intéresse aux « stratégies » des familles, et plus précisémentaux « déterminants individuels des choix », analyse qui emprunte ici aux travaux de RaymondBoudon. En termes de rationalité axiologique, les familles de classes moyennes cherchent à réalisercertaines visées individuelles, comme le développement intellectuel, la réussite et le bonheurde leurs enfants mais aussi à défendre des visées collectives, comme l’égalité ou l’intégration.Toutefois, en fonction du sous-groupe d’appartenance ces visées s’articulent différemment. Les« technocrates » et dans une moindre mesure les « techniciens » tendent ainsi à favoriser à la foisl’intégration, liée à l’imposition de pratiques et de valeurs traditionnelles nationales (p. 73) et laréussite individuelle, ce qui renvoie à une vision méritocratique et hiérarchique de la société et àune recherche de l’entre-soi. Inversement, les « intellectuels » et « médiateurs » mettent l’accentsur l’égale dignité de tous et l’atténuation des barrières intergroupe, tout en valorisant le bien-êtredes enfants et un « brassage contrôlé » au sein de l’école.

Après les valeurs, l’auteur considère la rationalité cognitive des familles, invitant à repenserla division « trop stricte » entre catégories savantes et indigènes. De fait, les parents mobilisentspontanément des modèles proches de ceux développés par les chercheurs sur la question scolaire.Pluralisme théorique oblige, le rôle du capital culturel et économique dans la construction de ceschoix est ensuite considéré, avec une insistance sur l’important travail de mobilisation de cesressources par les parents, particulièrement les mères.

Mettant l’accent sur la dimension individuelle des choix, les premiers chapitres font ainsiabstraction des médiations collectives, qui sont réintroduites dans la seconde partie. L’auteuranalyse alors le rôle des négociations au sein de la famille nucléaire. Elle souligne notamment quesi la quasi-totalité des familles met en avant l’autonomie de l’enfant, ce terme renvoie à des réalitésdifférentes selon les groupes sans pour autant analyser les raisons de ces différences. La ligned’opposition sépare ici les classes moyennes supérieures (« technocrates » et « intellectuels »), quitout en valorisant le libre-arbitre de l’enfant modèlent dans la durée ses préférences, et les classesmoyennes intermédiaires (« techniciens » et « médiateurs) qui délèguent presque totalement lechoix aux enfants.

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Autre « médiation », les réseaux locaux, et essentiellement le voisinage peuvent influer sur leschoix scolaires dans la mesure où ils sont une source d’information utile sur les établissements maisaussi où ils exercent un effet propre sur les valeurs, contribuant par exemple à renforcer certainscomportements de clôture sociale. Les deux derniers chapitres de l’ouvrage sont consacrés à desformes de médiations plus abstraites : l’offre scolaire locale, analysée à travers les comparaisonsentre les établissements mises en œuvre par les parents et la régulation politique. Ce terme désigneà la fois la prise en compte de l’intérêt général dans le choix des parents et les modes de coordination— notamment les réseaux de parents d’élèves — à l’échelle locale.

Agnès Van Zanten explique avoir construit son ouvrage autour de trois visées théoriques :construire un modèle des choix scolaire, étayer l’idée que les choix scolaires sont utilisés comme uninstrument de clôture sociale par les parents de classe moyenne, et enfin enrichir l’analyse en termede classes sociales des choix. Si l’objectif semble atteint pour les deux premières visées, l’approchemodélisante rencontre quelques limites quand il s’agit d’analyser les rapports entre appartenancede classe et choix d’établissement. De fait, la volonté de « dégager des orientations typiques »(p. 127) se fait parfois au détriment d’une analyse détaillée de la genèse des représentations etdes comportements, en articulation avec la trajectoire sociale et les conditions de vie. On pourraitainsi souhaiter que cet ouvrage ouvre la voie à des travaux plus ethnographiques, qui viendraientenrichir l’étude des relations entre appartenance sociale et choix d’établissement.

Marianne BlanchardCentre Maurice Halbwachs (CNRS, EHESS, ENS), 48, boulevard Jourdan, 75014 Paris, France

Adresse e-mail : [email protected]:10.1016/j.soctra.2012.03.010

La spirale des inégalités. Choix scolaires en France et en Italie au XXe siècle, G. Manzo.Presses de l’université Paris-Sorbonne, Paris (2009). 335 pp

Gianluca Manzo revient sur la question des inégalités sociales d’éducation. Des avancéesont été réalisées ces dernières années dans ce domaine, notamment dans la lignée des travauxde sociologie quantitative consacrés à la mobilité sociale. Ces programmes de recherche sonttoutefois restés prisonniers d’une double restriction, théorique et empirique, déplore-t-il. Les outilsstatistiques mobilisés dans ces travaux visent à décrire, sans pouvoir expliquer. Ni les méthodesfactorielles, ni les méthodes multivariées ne sont adaptées pour approfondir la compréhension deces phénomènes sociaux jusque dans les mécanismes qui en sont à l’origine. C’est à ce décalageque Gianluca Manzo s’attaque dans cet ouvrage important et novateur issu de sa thèse.

L’auteur procède à une analyse serrée des avancées et des limites des théories dominantes etdes méthodes statistiques utilisées pour mesurer les inégalités sociales d’éducation. Il propose nonpas de les ignorer — il s’appuie au contraire sur elles — mais de les dépasser en s’intéressant, àla suite de Mohamed Cherkaoui, à leurs mécanismes générateurs. Comment des micro-décisionsparviennent-elles à produire les changements décrits et mesurés par les chercheurs spécialistesdes inégalités sociales d’éducation ? Loin de l’acteur isolé soumis aux contraintes structurelles,calculant seul les coûts et les bénéfices de ses investissements, Gianluca Manzo avance unethéorie de l’agent utilitariste en interaction avec d’autres agents, formant des agrégats sans cesserenouvelés, dans la lignée des intuitions de Raymond Boudon et de Mark Granovetter.

Pour analyser ces processus complexes de jeux d’interaction, l’auteur recourt au modèlethéorique du choix éducatif interdépendant et sur le plan empirique, au système de simulationnumérique déjà utilisé en biologie, le modèle multi-agents, qu’il présente comme le moyen de