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112 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 97–132 l’opposé de celle, aujourd’hui si répandue, d’un fabricant de publications. Au vu de cet ouvrage, de sa richesse, on peut y voir un potentiel qui, sans doute, n’a pas été complètement déployé hors des frontières franc ¸aises. L’ouvrage donne certainement envie au lecteur d’exploiter ce potentiel et de continuer à explorer ce territoire du langage et des organisations. Hervé Laroche ESCP Europe, 79, avenue de la République, 75543 Paris cedex 11, France Adresse e-mail : [email protected] http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.010 La dispersion au travail, C. Datchary. Octares Éditions, Toulouse (2011). 194pp. L’ouvrage de Caroline Datchary traite de situations de travail tellement évidentes qu’elles sont longtemps restées sociologiquement invisibles : toutes ces situations où le travailleur est simul- tanément pris entre plusieurs activités, sollicité de manière multiple par son environnement de travail et interpellé par des logiques relationnelles différenciées. Il rend ainsi visible ces moments de l’activité « où la personne est fréquemment confrontée à des engagements multiples dans un empan temporel serré » (p. 31). En menant une enquête ethnographique comparative dont il faut saluer la « justesse descriptive » et au cours de laquelle elle suit successivement, dans leur activité la plus routinière, quatre ensembles de travailleurs, C. Datchary dégage à la fois les proprié- tés génériques qui caractérisent ces situations et les tactiques pragmatiques spécifiques que les personnes déploient pour les affronter. Le premier chapitre revient sur les conflits normatifs produits à la fois par les transformations des formes d’organisation et par le changement intervenu dans la définition sociale de l’attention légitime. C. Datchary souligne l’ambivalence morale et les représentations sociales contradictoires qui entourent le terme de « dispersion » (la dispersion comme faille de l’attention vs. la dispersion comme maîtrise compétente de l’attention périphérique). Les conducteurs de travaux qu’observe la sociologue dans le deuxième chapitre sont soumis à différentes sources de dispersion. Ils doivent faire preuve de polyvalence dans le travail, suivre parallèlement plusieurs chantiers et gérer les aléas climatiques. C. Datchary décrit comment une certaine culture professionnelle partagée et des conventions collectives localisées participent à la prévention de ces dispersions potentielles. Elle montre ainsi que le régime de la familiarité — appuyé sur une circulation orale de l’information et faiblement équipé en technologies de l’information et de la communication (TIC) — qui cadre les relations entretenues par les conduc- teurs avec leur environnement permet d’anticiper les interpellations d’un client, de prévoir la défection d’un membre et de gérer les aléas. L’étanchéité des lieux de travail dans lesquels ces derniers circulent circonscrit par ailleurs la définition des situations et l’identité des participants (le chantier avec les équipes, le café avec les clients, le bureau avec la « paperasse »...), en évitant leur parasitage par d’autres types d’engagements. À l’inverse, les traders qu’elle décrit dans le chapitre suivant privilégient les dispositifs tech- niques pour gérer la dispersion. L’agencement des écrans, l’interpellation visuelle et auditive qu’ils paramètrent, ainsi que le degré de familiarité corporelle et cognitive avec cet environnement de tra- vail leur permettent de déléguer et d’« automatiser leur vigilance » (p. 68). De l’attention flottante à l’exploration inquiète, jusqu’au relâchement satisfait, l’activité principale du trader consiste en fait à s’engager dans un lourd travail de gestion des émotions. On comprend alors toute l’ambivalence des TIC. Si elles permettent une économie cognitive, elles accroissent également les sollicitations et les sources de dispersion.

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112 Comptes rendus / Sociologie du travail 55 (2013) 97–132

l’opposé de celle, aujourd’hui si répandue, d’un fabricant de publications. Au vu de cet ouvrage,de sa richesse, on peut y voir un potentiel qui, sans doute, n’a pas été complètement déployé horsdes frontières francaises. L’ouvrage donne certainement envie au lecteur d’exploiter ce potentielet de continuer à explorer ce territoire du langage et des organisations.

Hervé LarocheESCP Europe, 79, avenue de la République, 75543 Paris cedex 11, France

Adresse e-mail : [email protected]://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.010

La dispersion au travail, C. Datchary. Octares Éditions, Toulouse (2011). 194 pp.

L’ouvrage de Caroline Datchary traite de situations de travail tellement évidentes qu’elles sontlongtemps restées sociologiquement invisibles : toutes ces situations où le travailleur est simul-tanément pris entre plusieurs activités, sollicité de manière multiple par son environnement detravail et interpellé par des logiques relationnelles différenciées. Il rend ainsi visible ces momentsde l’activité « où la personne est fréquemment confrontée à des engagements multiples dans unempan temporel serré » (p. 31). En menant une enquête ethnographique comparative dont il fautsaluer la « justesse descriptive » et au cours de laquelle elle suit successivement, dans leur activitéla plus routinière, quatre ensembles de travailleurs, C. Datchary dégage à la fois les proprié-tés génériques qui caractérisent ces situations et les tactiques pragmatiques spécifiques que lespersonnes déploient pour les affronter.

Le premier chapitre revient sur les conflits normatifs produits à la fois par les transformationsdes formes d’organisation et par le changement intervenu dans la définition sociale de l’attentionlégitime. C. Datchary souligne l’ambivalence morale et les représentations sociales contradictoiresqui entourent le terme de « dispersion » (la dispersion comme faille de l’attention vs. la dispersioncomme maîtrise compétente de l’attention périphérique).

Les conducteurs de travaux qu’observe la sociologue dans le deuxième chapitre sont soumisà différentes sources de dispersion. Ils doivent faire preuve de polyvalence dans le travail, suivreparallèlement plusieurs chantiers et gérer les aléas climatiques. C. Datchary décrit comment unecertaine culture professionnelle partagée et des conventions collectives localisées participent àla prévention de ces dispersions potentielles. Elle montre ainsi que le régime de la familiarité— appuyé sur une circulation orale de l’information et faiblement équipé en technologies del’information et de la communication (TIC) — qui cadre les relations entretenues par les conduc-teurs avec leur environnement permet d’anticiper les interpellations d’un client, de prévoir ladéfection d’un membre et de gérer les aléas. L’étanchéité des lieux de travail dans lesquels cesderniers circulent circonscrit par ailleurs la définition des situations et l’identité des participants(le chantier avec les équipes, le café avec les clients, le bureau avec la « paperasse ». . .), en évitantleur parasitage par d’autres types d’engagements.

À l’inverse, les traders qu’elle décrit dans le chapitre suivant privilégient les dispositifs tech-niques pour gérer la dispersion. L’agencement des écrans, l’interpellation visuelle et auditive qu’ilsparamètrent, ainsi que le degré de familiarité corporelle et cognitive avec cet environnement de tra-vail leur permettent de déléguer et d’« automatiser leur vigilance » (p. 68). De l’attention flottanteà l’exploration inquiète, jusqu’au relâchement satisfait, l’activité principale du trader consisteen fait à s’engager dans un lourd travail de gestion des émotions. On comprend alors toutel’ambivalence des TIC. Si elles permettent une économie cognitive, elles accroissent égalementles sollicitations et les sources de dispersion.

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Cette ambivalence est très présente dans le travail des manageurs que la sociologue observedans le quatrième chapitre. Inlassablement interpellés sous la forme d’une « présence obstinée »par les dispositifs de messageries, induisant une « pré-occupation » permanente, les manageursaccomplissent tout un travail de hiérarchisation des sources de dispersion. Si le paramétrage defiltres que permettent les TIC affaiblit l’intensité des interpellations, la mise en place de conven-tions localisées (porte ouverte vs. porte fermée) réduit les conflits d’engagement. C. Datcharymontre aussi comment la mise en scène du corps dispersé participe à la gestion de la dispersionen la rendant visible aux autres : le bras droit tendu vers le clavier tandis que la main gauchegriffonne une note sur un papier, le manageur exagère l’étirement de son corps afin de contrôlerl’interpellation d’un nouvel interlocuteur.

Cette mise en scène peut même devenir une norme d’intégration et de gestion des relationsau sein d’un collectif de travail. Le dernier chapitre consacré aux salariés de deux agences decommunication événementielle met ainsi en lumière la dynamique émotionnelle que la logiquedispersive produit, devenant ainsi une grammaire partagée et partageable. Faiblement hiérarchisé,fortement polyvalent, faconné selon le régime de la familiarité, le collectif peut ainsi, in situ etin vivo, pallier les défaillances de l’événement planifié. Chacun prend en charge la dispersionde l’autre, partage ses sollicitations, participant ainsi à la construction d’une émotion collectivependant la réalisation de l’événement. C. Datchary pointe aussi les effets ambivalents que fait pesersur les travailleurs le compromis entre le cadre domestique et le cadre marchand. S’il contribue àaméliorer la performance émotionnelle de la prestation consommée par un client fidélisé, ce typede compromis surcharge néanmoins d’interpellations parasitaires la planification de l’événement.

L’auteur prône en conclusion une réévaluation managériale de la compétence (invisible) àgérer la dispersion. Si la dimension comparative ouvre la voie à la généralisation en mettant enlumière les traits saillants de la « dispersion au travail », l’objectif de redonner de la « consistanceà la personne » semble partiellement atteint. Défendant une version renouvelée de la sociologiepragmatique, davantage centrée sur la mise en cohérence identitaire qu’accomplit la personneprise dans une pluralité d’engagements, C. Datcharry délaisse pourtant des types de relation plusintimes et des formats d’interpellation plus invisibles qui faconnent également la dispersion autravail. Attachée à décrire finement une dimension de ce travail de mise en cohérence, elle ouvretoutefois des pistes stimulantes.

Alexandre DaneauCentre de recherches interdisciplinaires sur l’Allemagne (UMR 8131, EHESS-CNRS),

96, boulevard Raspail, 75006 Paris, FranceAdresse e-mail : [email protected]

Disponible sur Internet le 7 janvier 2013http://dx.doi.org/10.1016/j.soctra.2012.12.007

Cachez ce travail que je ne saurais voir. Ethnographies du travail du sexe, M. Lieber,J. Dahinden, E. Hertz. Antipodes, Lausanne (2010). 228 pp.

Cet ouvrage trouve son origine dans un colloque organisé en janvier 2008 à l’université deNeuchâtel et se focalise sur la description des activités rémunérées d’hommes prostitués traves-tis, de danseuses de cabaret, de prostituées « de luxe » en Suisse, de prostituées au Brésil oud’acteurs et actrices de films pornographiques. Il explore simultanément les activités annexes,non explicitement rémunérées : travail émotionnel (maintien du lien avec les « habitués »), travaild’établissement de normes collectives (dans le Bois de Vincennes), travail de mise en congruence