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CONDITIONNEL OU FUTUR DANS LE PASSÉ ? L’histoire d’un marqueur de relation anaphorique* Par CECILIA MIHAELA POPESCU L’objectif de cette approche est de démontrer que la valeur de futur dans le passé (désor- mais FdP) de la forme en -roi(e) repose sur ses aptitudes anaphorisantes, sur son fonction- nement comme ‹ temps corrélatif ›. Plus précisément, la forme en -roi(e) exprime dans tous les contextes à lecture de FdP non pas le passé, mais uniquement une certaine relation de postériorité par rapport à un point de repère situé dans le passé et antérieur à la situation de communication. Autrement dit, c’est le repère qui procure au procès exprimé par la forme en -roi(e) le positionnement sur la ligne temporelle. L’absence de repère passé bloque la valeur de FdP (v. Martin/Wilmet 1980, 94, ou bien Korzen/Nolke 2001, 129) et la forme analysée exprime, comme le futur simple, la postériorité à partir de la Sit 0 , tout en donnant lieu à de nombreuses valeurs modales. C’est l’appel à la diachronie – plus précisément à l’Ancien Français et surtout au Moyen Français – qui rend possible l’élaboration de l’hypothèse formulée supra, tout en nous permettant de dévoiler la nature des facteurs déterminant une telle distribution. 1. Introduction** 1.1. État de la question La double nature de la forme en -roi(e), 1 temps de l’indicatif ou mode sui generis, 2 a de longue date attiré l’attention des linguistes tout en donnant naissance parfois à de véritables disputes (v. Yvon 1946, 149–168). À la recherche d’un invariant sémantique unique pour la forme en -roi(e) qui puisse rendre compte de tous ses emplois canoniques et de tous ses effets de sens, la plupart des études des dernières décennies (v. le recueil coordonné par Dendale/Tasmowski 2001), de même que les principales grammaires de la langue française (v. p. ex. Riegel/Pellat/Rioul 1994 et Wilmet 1997) semblent avoir * Cette étude a été nancée par le contrat POSDRU/89/1.5/S/61968, projet stratégique ID 61968 (2009), conancé par le Fonds Social Européen, dans le cadre du Programme Opérationnel Sectoriel Développement des Ressources Humaines 2007–2013. ** Je remercie tout particulièrement Madame le prof. Maria Iliescu pour la lecture de plusieurs versions de cet article et pour ses observations pertinentes. 1 Nous avons choisi de désigner partout le tiroir analysé comme « forme en -roi(e) » par souci de cohérence et pour désambiguïser le morphème verbal de ses fonctions/valeurs sémantiques. 2 Il s’agit généralement de deux grandes classes de valeurs sémantiques attribuées par tradition (v. p. ex. Dendale 2001, 9) au tiroir du ‹ conditionnel › : la valeur de futur dans le passé (v. p. ex. Il a dit hier soir que son père viendrait le lendemain) et tout un ensemble de valeurs modales qui se congurent dans plusieurs types d’emplois désignant soit une éventualité (v. p. ex. Si j’étais riche, j’achèterais une Rolls Royce), soit l’emprunt à autrui (v. p. ex. Le Pape serait à Paris en ce moment (apud Caudal/ Vetters 2005, 121)), soit une mitigation (v. p. ex. Je voudrais vous demander quelque chose), soit une spéculation (v. p. ex. Qu’en pensez-vous, serait-il au bureau ?/Non, il sera plutôt chez lui (apud Squartini 2004, 71)). Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 123/1, 2013 © Franz Steiner Verlag, Stuttgart Urheberrechtlich geschtztes Material. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere fr Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitungen in elektronischen Systemen. © Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2013

CONDITIONNEL OU FUTUR DANS LE PASSÉ · Dendale 2001, 9) au tiroir du ‹ conditionnel › : la valeur de futur dans le passé (v. p. ex. Il a dit hier soir que son père viendrait

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12 Cecilia Mihaela Popescu

CONDITIONNEL OU FUTUR DANS LE PASSÉ ? L’histoire d’un marqueur de relation anaphorique*

Par CECILIA MIHAELA POPESCU

L’objectif de cette approche est de démontrer que la valeur de futur dans le passé (désor-mais FdP) de la forme en -roi(e) repose sur ses aptitudes anaphorisantes, sur son fonction-nement comme ‹ temps corrélatif ›. Plus précisément, la forme en -roi(e) exprime dans tous les contextes à lecture de FdP non pas le passé, mais uniquement une certaine relation de postériorité par rapport à un point de repère situé dans le passé et antérieur à la situation de communication. Autrement dit, c’est le repère qui procure au procès exprimé par la forme en -roi(e) le positionnement sur la ligne temporelle. L’absence de repère passé bloque la valeur de FdP (v. Martin/Wilmet 1980, 94, ou bien Korzen/Nolke 2001, 129) et la forme analysée exprime, comme le futur simple, la postériorité à partir de la Sit0, tout en donnant lieu à de nombreuses valeurs modales. C’est l’appel à la diachronie – plus précisément à l’Ancien Français et surtout au Moyen Français – qui rend possible l’élaboration de l’hypothèse formulée supra, tout en nous permettant de dévoiler la nature des facteurs déterminant une telle distribution.

1. Introduction**

1.1. État de la question

La double nature de la forme en -roi(e),1 temps de l’indicatif ou mode sui generis,2 a de longue date attiré l’attention des linguistes tout en donnant naissance parfois à de véritables disputes (v. Yvon 1946, 149–168). À la recherche d’un invariant sémantique unique pour la forme en -roi(e) qui puisse rendre compte de tous ses emplois canoniques et de tous ses effets de sens, la plupart des études des dernières décennies (v. le recueil coordonné par Dendale/Tasmowski 2001), de même que les principales grammaires de la langue française (v. p. ex. Riegel/Pellat/Rioul 1994 et Wilmet 1997) semblent avoir

* Cette étude a été fi nancée par le contrat POSDRU/89/1.5/S/61968, projet stratégique ID 61968 (2009), cofi nancé par le Fonds Social Européen, dans le cadre du Programme Opérationnel Sectoriel Développement des Ressources Humaines 2007–2013.

** Je remercie tout particulièrement Madame le prof. Maria Iliescu pour la lecture de plusieurs versions de cet article et pour ses observations pertinentes.

1 Nous avons choisi de désigner partout le tiroir analysé comme « forme en -roi(e) » par souci de cohérence et pour désambiguïser le morphème verbal de ses fonctions/valeurs sémantiques.

2 Il s’agit généralement de deux grandes classes de valeurs sémantiques attribuées par tradition (v. p. ex. Dendale 2001, 9) au tiroir du ‹ conditionnel › : la valeur de futur dans le passé (v. p. ex. Il a dit hier soir que son père viendrait le lendemain) et tout un ensemble de valeurs modales qui se confi gurent dans plusieurs types d’emplois désignant soit une éventualité (v. p. ex. Si j’étais riche, j’achèterais une Rolls Royce), soit l’emprunt à autrui (v. p. ex. Le Pape serait à Paris en ce moment (apud Caudal/Vetters 2005, 121)), soit une mitigation (v. p. ex. Je voudrais vous demander quelque chose), soit une spéculation (v. p. ex. Qu’en pensez-vous, serait-il au bureau ?/Non, il sera plutôt chez lui (apud Squartini 2004, 71)).

Zeitschrift für französische Sprache und Literatur 123/1, 2013© Franz Steiner Verlag, Stuttgart

Urheberrechtlich geschutztes Material. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere fur Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitungen in elektronischen Systemen. © Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2013

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opté pour son placement du côté des tiroirs de l’indicatif. La motivation principale d’un tel statut repose premièrement sur la confi guration morphématique de la forme analy-sée : morphème -r- du futur et désinence -ais3 de l’imparfait, et sur « […] ses nombreux parallélismes de sens avec les autres tiroirs de l’indicatif – en particulier avec le futur simple – notamment le fait que tout comme les autres tiroirs verbaux il a des valeurs tant modales que temporelles » (Dendale 2001, 12).

Loin de nous ranger assez prématurément du côté des temporalistes, dont la pers-pective argumentative semble concilier la morphologie et la sémantique, nous présen-tons brièvement et de manière aléatoire quelques observations sur cette théorie qui ont déterminé les pistes de recherches initiales de cette approche :

– L’argumentation de la nature temporelle de la forme (simple) en -roi(e) fondée sur la confi guration morphématique du tiroir analysé doit tenir compte du fait que le morphème -r- ne dérive pas directement du futur, mais de l’infi nitif du verbe lexical. Une corrélation entre le futur et la forme (simple) en -roi(e), à partir de cet indice mor-phologique, doit être envisagée plutôt pour ce qui est de l’aptitude des tiroirs en question de concevoir/traduire matériellement (linguistiquement) le virtuel.4

– Un parallélisme trop étroit entre le comportement sémantique et syntaxique du futur et de la forme simple en -roi(e) est dangereux, car une telle optique nous amène à voir les successeurs de la forme (simple) en -roi(e) fonctionnant dans la langue actuelle comme ‹ des équivalents du passé pour le futur › dans tous les types d’emplois, ce qui ne se justifi e que partiellement (v. p. ex. l’expression de l’inférence ou de l’atténuation où l’état des choses décrit par une prédication à la forme en -roi(e) n’est pas passé ou futur, mais bien présent).5

– Le placement de la forme en -roi(e) dans la zone du [PASSÉ] ne se justifi e pas non plus. On verra que ni même dans les occurrences purement temporelles, c’est-à-dire dans l’actualisation du futur dans le passé (désormais : FdP),6 le procès ne renvoie pas

3 On rappelle brièvement quelques faits essentiels sur le développement des terminaisons du tiroir analysé, tels que : la vacillation en Ancien Français entre les désinences -reie et -roie, la mono ph-tongaison qui établit très tôt la prononciation [-rε] et la substitution tardive, à peine au XIXe siècle, par les graphies modernes en -ai-. Pour l’histoire du terme ‹ conditionnel ›, voir la note 12.

4 Le morphème -r- de la constitution du futur et de la forme en -roi(e) appartient à l’infi nitif du verbe lexical. C’est un trait morphologique tout particulier qui fait distinguer ces deux paradigmes d’autres tiroirs verbaux. C’est la présence d’une base infi nitive qui permet au futur et à la forme en -roi(e) de faire actualiser une action non réelle, possible ou probable.

5 Pour mieux comprendre cette affi rmation, on rappelle qu’en espagnol le tiroir équivalent de la forme en -roi(e) (i. e., la forme simple en -ría) fonctionne vraiment comme une doublure du futur inférentiel (v. Squartini 2004, 73) pour la zone du [PASSÉ] : cf. (a) Ernesto tendrá ahora unos cincuenta años (apud Squartini 2004, 73) [futur à valeur modale, inférentielle] et (b) Ernesto tendría en aquel tiempo unos veinte años (apud Squartini 2004, 73) [conditionnel. à valeur modale par rapport à un moment de référence situé dans le passé].

6 Il convient de noter que, pour l’expression du FdP, le français, de même que l’espagnol, mais à la différence de l’italien, recourt de manière sporadique à la forme en -roi(e) composée ; celle-ci peut apparaître au lieu de sa forme simple, par une opposition de nature « purement aspectuelle » (Martin 1981, 87), uniquement avec des lexèmes perfectifs : cf. Il m’a dit qu’il serait rentré à midi (Ibid.) vs *Il m’a dit qu’il aurait été à Paris l’an prochain (Ibid.). D’autres contextes, recensés par Squartini (1999), peuvent s’y ajouter : Et la seule idée qui retint à la vie fut, après un certain temps, que le temps passait […] Le temps était le seul remède : il passait. Quand le temps aurait beaucoup passé,

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toujours au [PASSÉ], mais aussi au [PRÉSENT] ou au [FUTUR] de la situation de communi-cation (désormais : Sit0

7).Avant d’exposer nos objectifs et notre démarche, il convient de noter que la di-

chotomie fonctionnelle entre emplois temporels et emplois modaux de la forme en -roi(e) est un trait particulier non seulement du français, mais de toutes les langues romanes occidentales (portugais, espagnol, français et, en partie, l’italien). En roumain contemporain, le paradigme équivalent de la forme en -roi(e) (appelée ‹ conditionnel présent ›) n’exprime plus le FdP et il fonctionne uniquement avec différentes valeurs modales. Mais dans toute une série de textes écrits entre le XVIe et le XVIIIe siècle (v. Palia de la Orăştie, Noul Testament de la Bălgrad, Sicriul de Aur, Biblia de la Bucureşti, ou les œuvres de N. Costin, de D. Cantemir et de Gh. Şincai), ce tiroir appa-raît souvent soit comme un substitut du futur déictique, soit à valeur d’imparfait, de parfait ou de plus-que-parfait de l’indicatif (v. Avram 1976, 353−358), surtout dans les subordonnées temporelles, mais aussi dans les complétives directes.

1.2. Objectifs et démarche méthodologique

L’objectif de la présente communication est de démontrer que la valeur de FdP de la forme en -roi(e) repose sur ses aptitudes anaphorisantes et sur son fonctionnement comme ‹ temps corrélatif ›. Plus précisément, la forme en -roi(e) exprime dans tous les contextes à lecture de FdP non pas le passé, mais uniquement une relation sémantique de posté-riorité (plutôt, ‹ d’ultériorité › ; v. aussi Vetters 2001, 169–207 ; Bres 2012, 1719–1730) par rapport à un point de repère situé dans le passé et antérieur à la Sit0. Autrement dit, c’est le repère et les indices contextuels qui procurent au procès exprimé par la forme en -roi(e) le positionnement sur la ligne temporelle. L’absence de repère passé semble bloquer la valeur de FdP (v. Martin/Wilmet 1980, 94, ou bien Korzen/Nolke 2001, 129) et la forme analysée exprime, comme le futur simple, la postériorité à partir de la Sit0, tout en donnant lieu à de nombreuses valeurs modales.

Cette hypothèse s’appuie sur des données diachroniques, provenant de l’Ancien Français (dès les premières attestations de la forme en -roi(e) à valeur de FdP, v. Ser-mon sur Jonas, v. 6777–67798) et surtout du Moyen Français – qui font apparaître les facteurs déterminant une telle distribution.

Dans un premier temps, nous essaierons de montrer que l’expression du FdP est une fonction par défaut de la forme en -roi(e), qui doit beaucoup non seulement à sa structure étymologique (v. la construction périphrastique cantare habeoIMPARF. du latin tardif), mais aussi à son fonctionnement sémantique et syntaxique en Ancien et en Moyen

mais beaucoup, Jean-Marie reviendrait repeupler cet insipide désert (R. Boylesve, Élise, cité par Squartini 1999, 59).

7 Par « Sit0 » on désigne la confi guration des éléments propres à une situation d’énonciation et par « T0 » on comprend le moment originaire de l’assertion de tel ou tel énoncé.

8 La première attestation de la forme en -roi(e) à valeur temporelle s’enregistre dans le Sermon sur Jonas, dans le célèbre fragment de Valenciennes : e sic liberat […] de cel peril quet il habebat dis-cretum que super els metreiet ‹ et ainsi il (les) délivre […] de ce péril qu’il avait décidé qu’il mettrait sur eux › (v. 6777–6779, cité par Brunot/Bruneau 1969, 333).

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Français, caractérisé par Ménard (1976, 144) comme un « futur aléatoire », c’est-à-dire indéterminé du point de vue temporel (cf. aussi l’apparition assez tardive de sa forme composée ayant uniquement la valeur aspectuelle [+ accomplie]).

Dans un second temps, notre attention se focalisera sur la reprise de la forme ana-lysée au-delà des moules syntaxiques propres au discours rapporté, vu qu’en Ancien et en Moyen Français le style indirect se trouve le plus souvent « libéré ou libre » (Buridant 2000, 674). La conséquence est la libération syntaxique de la forme en -roi(e), ce qui engendra le cadre propice pour son double repérage énonciatif (au sens de l’empiétement de la voix de l’énonciateur sur celle du locuteur et inversement) et, implicitement, l’échafaudage de toute une série de valeurs modales.

2. La confi guration discursive du futur dans le passé en français contemporain

Examinons maintenant la défi nition noématique/onomasiologique du soi-disant futur dans le passé à partir des emplois prototypiques marqués par le successeur de la forme en -roi(e) en français contemporain.

2.1. Le premier cas de fi gure à prendre en compte est celui des énoncés fi gurant au discours indirect (désormais : DIR) où le successeur de la forme en -roi(e) en français contemporain apparaît le plus souvent dans des complétives, des relatives, des interro-gatives indirectes ou des circonstancielles, comme par exemple sous (1) et (2) :

(1) Il a annoncé/il annonça qu’il arriverait bientôt (apud Korzen/Nølke 2001, 129). [Forme en -roi(e) à valeur de FdP dans une complétive en DIR](2) Elle ferma les portes, éteignit le feu du salon pour aider Marine qui veillerait ce

soir plus tard que de coutume (Bazin, Les nouveaux Oberlé, cité par Korzen/Nølke 2001, 130).

[Forme en -roi(e) à valeur de FdP dans une relative]

Une lecture similaire surgit dans les différents contextes appartenant au discours indirect libre (désormais : DIL), comme sous (3) et (4) :

(3) Je sautai dans un taxi. Il n’arriverait jamais (Sollers, Une curieuse solitude, cité par Korzen/Nølke 2001, 129).

(4) D’avance, ils s’organisaient. Bouvard emporterait ses meubles, Pécuchet sa grande table noire (Flaubert, Bouvard et Pécuchet, cité par Dendale 1999, 10).

Dans tous ces types d’énoncés on observe que :

(i) le successeur de la forme en -roi(e) en français contemporain apparaît comme équi-valent d’un futur simple du discours direct (v. (5a)) ou du discours indirect (v. (5b), pour le rapport de postériorité), pouvant être remplacé partout par la périphrase temporelle allait+infi nitif ou bien par la tournure devait+infi nitif (v. (6a, b)) :

(5) a. Il annonce/annonça : « J’arriverai bientôt ! ». b. Il annonce qu’il arrivera bientôt.(6) a. Alors il eut une envie immense de fuir […] loin de cette passion furieuse qui le

ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus,

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ne la reverrait plus jamais (Maupassant, La Femme de Paul, cité par Bres 2012, 1721).

b. […] c’était le mois prochain qu’ils devaient s’enfuir. Elle partirait d’Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen (Flaubert, Madame Bovary, cité par Bres 2012, 1721).

(ii) Une énonciation secondaire, réelle ou fi ctive (v. aussi Korzen/Nølke 2001, 129 sq. ; Bres 2012, 1719–1730), apparaît toujours de manière explicite (v. (1)) ou implicite. Par exemple, sous (2), la prédication veillerait ce soir plus tard que de coutume implique un énoncé sous-entendu du type : ‹ comme elle le disait ›, tandis que (3) il n’arriverait jamais résulte de la séquence monologique : ‹ je me disais : … ›. Cette énonciation secondaire représentée par le procès p1 fournit le point de repère à la prédication affec-tée par le successeur de la forme en -roi(e), représentée par le procès p2, ce qui peut se noter de la manière suivante : [procès1 PASSÉ → [relation postérieure] procès2]. Il faut pourtant observer que cette relation qui s’établit entre les deux prédications est unilaté-rale et qu’elle ne traduit pas uniquement un rapport de postériorité purement temporel/chronologique, mais aussi une ‹ postériorité énonciative › – ou dans les termes proposés par Bres (2012, 1720), une autre « instance ». Pour cette raison, des auteurs tels que Vetters (2001, 169–207), Haillet (2002, 10) et Bres (2012, 1719–1730), préfèrent avoir recours à la notion d’« ultériorité »9 plutôt qu’à celle de ‹ postériorité ›, se situant plutôt au niveau de la syntaxe temporelle. Dans ce type d’occurrences, le successeur de la forme en -roi(e) exprime la manière de concevoir le virtuel non pas de l’énonciateur principal, mais d’un autre locuteur, auteur original de l’énonciation secondaire, et cela même dans les cas de coréférence. Ce point de vue, ne s’inscrivant pas dans le monde de la Sit0, est senti comme subjectif (v. Nilsson-Ehle 1973, 179–184 ; Korzen/Nølke 2001, 129 sq.), d’où la possibilité d’insertion des modalisateurs épistémiques tels que probablement, marqueur d’un haut degré de certitude d’un jugement modal, ou peut-être, opérateur d’une description explicite de la modalité du possible tout court (v. (7a, b)) :

(7) a. Il a annoncé/il annonça qu’il arriverait probablement bientôt (Korzen/Nølke 2001, 129).

b. Je sautai dans un taxi. Il n’arriverait peut-être jamais.

(iii) Ce caractère anaphorique du successeur de la forme en -roi(e) pourrait justifi er la référence temporelle du procès qui est le plus souvent indéterminée, se rapportant soit au [PASSÉ], soit au [PRÉSENT], soit au [FUTUR] de la Sit0. Les exemples fi gurant supra démontrent, de même que (8), que le procès peut être fi xé par un circonstant en antériorité (v. (3)), en postériorité (v. (1)) ou bien en concomitance (v. (2)) à la Sit0. Le successeur de la forme en -roi(e) se distingue ainsi du futur simple qui, à l’aide d’un circonstant, fait situer le procès uniquement dans l’intervalle [+ présent-futur] ou bien [+ futur] de l’énonciation principale (cf. (8) et (9)).

(8) Il m’a dit qu’il viendrait hier/aujourd’hui/demain.(9) Il me dit qu’il viendra *hier/aujourd’hui/demain.

Ce type d’usage temporel subjectif du successeur de la forme en -roi(e) ne se rencontre en français contemporain que de manière sporadique dans le discours narratif écrit

9 Caudal/Vetters (2005, 114 sq.) appellent cette relation « consécution ».

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(l’histoire, le compte-rendu sportif, la nécrologie, le roman), sans pénétrer « l’oral des interactions verbales, pas plus que les genres textuels familiers de l’écrit électronique » (Bres 2012, 1728).

2.2. Mais, à partir du XIXe siècle, le successeur de la forme en -roi(e) s’enregistre dans un autre type d’énoncés appartenant au discours narratif, historique et, plus récemment, au discours médiatique (v. (10), (11) et (12a)):

(10) Par des compliments aussi bien placés que ses cadeaux, Bonaparte désarma celui qui deviendrait bientôt son rival et son adversaire (Bainville, Le dix-huit brumaire et autres écrits sur Napoléon, cité par Wagner/Pinchon 1991, 392).

(11) Les jupes étaient déjà courtes, les idées le resteraient jusqu’à la fi n de la décennie (Elle 2737 (juin 1998), 40, cité par Korzen/Nølke 2001, 130).

(12a) L’été 43 chassa la petite famille de la maison aux toits d’ardoise. Beaucoup plus tard, les enfants regretteraient les cerisiers, les buissons drus où ils enfouissaient des cabanes, […]. Beaucoup plus tard, ils retraceraient, nostalgiques, les contours de la maison d’enfance (Chaix, Les Lauriers du lac de Constance, cité par Bres 2012, 1723).

dont les particularités sont les suivantes :

(i) Le successeur de la forme en -roi(e) apparaît cette fois-ci comme équivalent d’un passé simple (plus rarement d’un passé composé), d’un imparfait, d’un présent histo-rique ou même d’un futur toujours à valeur historique, avec lesquels il peut, dans une équivalence grossière, commuter (v. (13) emprunté à Togeby 1982, 387) :

(13) Onze ans après, il [Napoléon] perdrait {perdit, perdait, perd, perdra} la bataille de Waterloo.

(ii) La référence temporelle de la prédication marquée par le successeur de la forme en -roi(e) reste toujours indéterminée mais pour un intervalle temporel beaucoup plus étroit, se confi gurant uniquement au [PASSÉ]. Cette indétermination dans le [PASSÉ] est pointée fréquemment, mais non pas de manière obligatoire, par un circonstant d’antériorité, à valeur anaphorique par rapport à la Sit0, tel que beaucoup plus tard, sous (12a) ou onze ans après, sous (13), mais jamais par des expressions avec une position simultanée ou postérieure sur l’axe temporel face au nunc énonciatif (v. (12b)) :

(12b) L’été 43 chassa la petite famille de la maison aux toits d’ardoise. Les enfants re-gretteraient les cerisiers *aujourd’hui/*dans les prochaines années (apud Bres 2012, 1724).

(iii) Dans le cadre de cet échafaudage narratif au [PASSÉ], l’énonciation secondaire s’est diluée ; elle est devenue plus abstraite (v. Bres 2012, 1725), pouvant se traduire méta-linguistiquement par une séquence du type : ‹ et l’histoire nous a dit : … ›. Voilà pourquoi Bres (2012, 1727) considère que dans de telles occurrences l’énonciation se-condaire « s’est grammaticalisée » dans le morphème en -roi(e), qui est devenu ainsi un marqueur de force illocutionnaire, à nature évidentielle. En tout cas, ce repère énonciatif (extrêmement subjectif, car il traduit – comme on l’a vu supra (v. chap. 2.1.) – le point de vue du locuteur originaire et non pas celui du locuteur-énonciateur) n’est pas marqué explicitement, mais il est inféré à partir du cadrage discursif. On arrive ainsi à calculer la relation d’ultériorité du procès plutôt chronologiquement et donc, syntaxiquement,

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à partir de l’indice référentiel précédent. Cela produit un effet de sens de ‹ mise en perspective › objective, rappelé par plusieurs grammaires, ainsi que l’impression que la forme en -roi(e) serait équivalente à un tiroir du passé. Mais, dans de tels contextes, les formes du passé ne rendent pas complètement la signifi cation du successeur de la forme en -roi(e). Selon le cas, elles ne traduisent qu’une petite partie de son sémantème : soit uniquement le placement (cette fois-ci déictique) dans la zone du [PASSÉ] dans le cas du passé composé ; soit uniquement l’indétermination temporelle contenue dans l’aspect sécant de l’imparfait ; soit le point de vue externe sur le procès, dérivé de l’aspect global du passé simple, soit, enfi n, uniquement la relation d’ultériorité, vue toujours de manière déictique, dans le cas du futur historique. En revanche, le successeur de la forme en -roi(e) détient de par lui-même tous ces attributs. L’‹ objectivité › dérive aussi de l’effet de sens suivant : ‹ l’histoire ›, en tant que source énonciative, bien que vague (fl oue) et indéterminée, est néanmoins ‹ autorisée ›, donc tenue provisoirement pour vraie par le locuteur-énonciateur. C’est pour cela que de telles tournures n’acceptent pas une moda-lisation épistémique avec probablement ou peut-être (v. Korzen/Nølke 2001, 129 sq.).

2.3. Pour faire le bilan, les traits distinctifs des emplois temporels du successeur de la forme en -roi(e) sont les suivants :

i. La prédication affectée par ce tiroir en français contemporain reçoit toujours un ancrage référentiel (énonciatif et, par conséquent, temporel) dans le domaine du [PASSÉ], la relation d’ultériorité activée au cadre du schéma discursif [procès1 PASSÉ → [ultériorité] procès2] étant repérée anaphoriquement.

ii. Le placement de l’événement décrit par le successeur de la forme en -roi(e) reste indéterminé sur l’axe temporel ; selon le contexte, celui-ci peut être antérieur, pos-térieur ou simultané à la Sit0. Cette indétermination temporelle peut empiéter tant sur la modalité de l’énoncé que sur l’acte illocutionnaire (v. Vetters 2001, 169–207). En d’autres termes, le procès n’étant pas situé dans une tranche précise de temps, il est suspendu tant de son actualité (primaire), que de l’actualité énonciative. Pour lui accorder une valeur de vérité et, par conséquent, le placer sous l’incidence de la Sit0, il suffi t que, selon le contexte, le successeur de la forme en -roi(e) soit remplacé soit par le futur (v. les structures en DIR), soit par n’importe quel tiroir temporel de l’indicatif (v. les structures qualifi ées d’‹ historiques ›).

iii. Les tournures cataloguées comme ‹ historiques › attestent la capacité du tiroir ana-lysé (dans sa forme simple) à fonctionner comme marqueur anaphorique de force illocutionnaire à référence passée.

Corollaire

Dans tous les emplois catalogués comme FdP en français contemporain, la forme en -roi(e) exprime uniquement une ‹ relation sémantique d’ultériorité à partir d’un point de repère, explicite ou implicite, exprimant une énonciation secondaire, réelle ou fi ctive ›, sans placer rigoureusement le procès sur la ligne du temps et sans avoir une relation directe avec la Sit0.

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19Conditionnel ou futur dans le passé ?

2.4. L’absence d’un repère plus ou moins explicite au passé bloque la valeur de FdP (v. Martin/Wilmet 1980, 94, ou Korzen/Nolke 2001, 129) et la forme analysée exprime, comme le futur simple, l’ultériorité, mais toujours anaphoriquement, à partir d’un point de repère non actuel par rapport à la Sit0, tout en donnant lieu à de nombreuses valeurs modales (v. la reprise de (12a) sous (12c, d)) :

(12c) Les enfants regretteraient (aujourd’hui/dans les prochaines années) les cerisiers [d’antan], [s’ils n’en avaient pas beaucoup sur leur pelouse].

(12d) Les enfants regretteraient les cerisiers, [selon le témoignage de leur mère].

Ainsi, dans les contextes hypothétiques (v. (14)), le fonctionnement du successeur de la forme en -roi(e) dans l’apodose, ne fait qu’activer la relation d’ultériorité à partir d’une protase en si (v. si pIMPARFAIT → [ultérioritéhypothétique] pFORME EN -ROI(E)) non intégrée à la réa-lité du locuteur, mais dont la valeur de vérité est prise en charge de manière provisoire au moment du nunc énonciatif. Dans les contextes citationnels (v. (15)), le successeur de la forme en -roi(e) a la fonction méta-représentationnelle d’une séquence du type : ‹ Quelqu’un dit : « Le Pape est à Paris (en ce moment) » ›. En d’autres termes, il s’agit d’une inférence faite en T0 à partir d’un repère énonciatif secondaire, plus ou moins explicite (v. repère énonciatif secondaire → [ultérioritéinférée] pFORME EN -ROI(E)), non pris en charge par le locuteur-énonciateur. Dans les contextes atténuatifs (v. (16)), l’emploi du successeur de la forme en -roi(e) résulte d’une opération de réévaluation réalisée au niveau illocutionnaire sur la possibilité du dire : ‹ Je veux vous demander quelque chose ›, énonciation réfutée par le locuteur-énonciateur (v. repère énonciatif primaire → [ultérioritédu dire] pFORME EN -ROI(E)).

(14) Si j’étais riche, j’achèterais une Rolls Royce.(15) Le Pape serait à Paris en ce moment (apud Caudal/Vetters 2005, 121).(16) Je voudrais vous demander quelque chose.

En conclusion, dans les emplois recensés comme modaux par les grammaires, le suc-cesseur de la forme en -roi(e) exprime toujours une relation sémantique d’ultériorité à partir d’un point de repère, implicite ou explicite, cette fois-ci non pas dépassé, mais non-actuel par rapport à la Sit0. C’est pour cela que, dans des énoncés, tels que (17) et (18), cités par Haillet (2003, 45), l’interprétation de ce tiroir est ambiguë hors contexte :

(17) Il a répondu que s’il n’obtenait pas le remboursement intégral, il saisirait les tri-bunaux.

[FdP ou forme en -roi(e) hypothétique ?](18) Le Monde du 4 septembre indiquait que les impôts seraient simplifi és – plutôt que

les réformes – l’année prochaine. [FdP ou forme en -roi(e) citationnelle ?]

3. Appui sur la diachronie

Notre hypothèse est que le FdP, tel qu’il a été défi ni supra dans le corollaire – et non pas comme une simple transposition mécanique du futur simple ou d’un autre tiroir du passé de l’indicatif –, est au début une valeur par défaut de la forme en -roi(e), dans toutes les occurrences à valeur temporelle et/ou modale.

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Explicitons cette hypothèse : de par son étymologie,10 la forme en -roi(e) a les aptitudes d’actualiser l’ultériorité (v. l’indice -r- commun avec le futur) de manière anaphorique à partir d’un point de repère énonciatif, autre que le nunc énonciatif. Ce placement ‹ en rupture › avec la Sit0 permet le marquage indifférencié sur la ligne du temps d’un procès, soit en antériorité, soit en concomitance, soit en postériorité face au nunc énonciatif. Le français, à la différence d’autres langues romanes (v. l’italien ou le roumain), n’est pas arrivé en diachronie à annuler la référence au [PASSÉ] de la forme en -roi(e), mais il l’a ‹ ré-analysée › et ensuite, probablement, il l’a normée. Cela veut dire que, contrairement à l’espagnol (v. la note 6), le français a opéré un déplacement par abstraction (voire par grammaticalisation, selon Bres 2012, 1725) sur le positionnement du point de repère et, implicitement, sur l’orientation anaphorique de la forme discutée. Par conséquent, d’un ancrage énonciatif, plus ou moins explicite, mais complètement dépassé et situé dans l’irrévocable (donc, dans l’antériorité de la Sit0), on arrivera à un point de repère, toujours plus ou moins explicite, mais inactuel, donc étranger au nunc énonciatif (ce qui justifi e ses « attaches formelles » (Wilmet 2001, 25) avec l’imparfait).

Le recours à la diachronie – plus précisément à l’Ancien Français (dès les premières attestations de la forme en -roi(e) à valeur de FdP : cf. le Sermon sur Jonas, v. 6777–6779) et surtout au Moyen Français – rend possible l’élaboration de l’hypothèse formulée supra, tout en nous permettant de dévoiler la nature des facteurs déterminant une telle distribution.

3.1. À la différence du futur synthétique du latin, les nouvelles formes prospectives romanes, tant le futur simple que la forme en -roi(e), ont l’avantage de traduire l’avenir ontologique d’une manière extrêmement subjective, le rapportant toujours de manière directe ou indirecte au temps du locuteur. C’est pour cela qu’en Ancien et en Moyen Français (désormais : AF, respectivement MF), la répartition discursive de ces deux formes prospectives, contenant toutes les deux l’indice de virtualité -r-, est déterminée, en principe, en fonction de la position du point d’origine (i. e. le centre énonciatif origi-naire). Il s’agit d’ailleurs d’une caractéristique d’ensemble du français parlé au Moyen Âge, comme le fait remarquer R. Martin (1971, 405) :

La souplesse du moyen français se reconnaît à la facilité avec laquelle on joue sur la position du point d’origine […]. D’une phrase à l’autre, voire d’une proposition à l’autre (même coordonnées), le point d’origine peut être décalé et ne plus coïncider avec le présent effectif. Il est vrai que cette souplesse, qui frise la désinvolture, se perd au cours de la période du moyen français qui ne s’en écarte pas moins de l’usage contemporain.

Pour ce qui est de la position du point d’origine dans la défi nition du temps futur du passé, celui-ci « […] se fonde sur le repère de l’énonciation passée (c’est-à-dire, l’actua-lité dépassée) » (Martin/Wilmet 1980, 50), sans placer le procès de manière rigoureuse sur la ligne du temps. C’est avec cette valeur, qualifi ée par Ménard (1976, 144) comme

10 La grammaticalisation de la tournure périphrastique cantare habeoIMPARF. du latin tardif comme un substitut, parmi d’autres, du futur synthétique latin est bien connue. Il faut préciser que nous prenons en charge la théorie (v. p. ex. Bourciez 1967) devenue classique sur l’étymologie de la forme en -roi(e) du français ; pour une autre variante, v. Lanly (1996).

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21Conditionnel ou futur dans le passé ?

un « futur aléatoire », que la forme en -roi(e) s’enregistre non seulement dans les com-plétives dépendant d’un verbe principal au passé (v. (19) et (20)), mais aussi dans les occurrences à lecture modale (de potentiel (désormais : POT) ou d’irréel (désormais : IR)) (v. (21) et (22)) :

(19) Cil distrent qu’il n’iroient pas (La Mort le Roi Artu, 7, 7, cité par Ménard 1976, 145).

[Forme en -roi(e) à valeur temporelle] ‹ Ils répondirent qu’ils n’iraient pas. ›(20) Puis li a dit avenantment/Qu’a sa fi lle ireit/Mut volontiers, s’il lui pleisoit (Marie

de France, Eliduc, 648–650, cité par Buridant 2000, 676). [Forme en -roi(e) à valeur temporelle] ‹ Il lui dit avec courtoisie qu’il irait volontiers parler avec sa fi lle, avec sa permis-

sion. ›(21) Quer oüsse un serjant/Kil me guardast, je l’en fereie franc (Aliscans, 226, cité par

Moignet 1959, 662). [Forme en -roi(e) à valeur de POT éventuel] ‹ Si j’avais un serviteur, qui me le garderait, je le ferais franc. ›(22) Por la dame que veoie/Descendi de mon cheval ;/Car a nul fuer ne voudroie/Que

je li feisse mal (Romance et Pastourelle, I, 41, 17 sq., cité par Ménard 1976, 145). [Forme en -roi(e) à valeur d’IR du passé] ‹ À cause de la dame que je voyais là, je descendis de mon cheval ; car à aucun prix

je n’aurais voulu lui faire de mal. ›

Pour ce qui est du deuxième type d’emplois, i. e. les occurrences modales, la forme en -roi(e) – l’unique forme en -roi(e) attestée à la période étudiée – fonctionne comme « […], un éventuel qui porte sur le présent ou sur l’avenir, sans qu’on puisse distinguer le domaine du possible (le potentiel) et celui de l’impossible (l’irréel) […] » (Ménard 1976, 144). Cela veut dire que, dans les occurrences à valeur modale – et surtout dans un cadrage hypothétique – la forme en -roi(e) exprime non seulement une large palette d’effets de sens, tels que la probabilité faible (v. (23)), la possibilité forte (v. (24)), l’atténuation (v. (25)) ou l’IR du présent, ou du passé (v. supra (22)) :

(23) Se ore esteie de son pere vengiez,/molt en sereie belz et joianz et liez (Le Couron-nement de Louis, 1951 sq., cité par Brunot/Bruneau 1969, 511).

‹ Si maintenant j’étais vengé de son père, j’en serais bien heureux, joyeux et content. ›(24) Dame, se vos le vouliez soufrir, ge iroie a cel tournoiement (La Mort le Roi Artu,

8, 8, cité par Ménard 1976, 236). ‹ Madame, si vous le permettiez, j’irais à ce tournoi. ›(25) Sire, ge iroie volontiers (La Mort le Roi Artu, 7, 7, cité par Ménard 1976, 145). ‹ Seigneur, j’irais volontiers.›,

mais elle a l’aptitude, à la différence de ce qui se passe en français contemporain, de placer – en fonction du contexte – la possibilité ou l’irréalité tant par rapport au pré-sent-futur que par rapport au passé de la Sit0 (cf. aussi (26) à (28)) (v. aussi Wagner/Pinchon 1991, 390 sq.) :

(26) Por qui vos en paseroit-il ? (La Mort le Roi Artu, 25, 30, cité par Ménard 1976, 145). [Possibilité rapportée au présent-futur] ‹ Pourquoi cela vous ennuierait-il ? ›(27) Brochent ad ait pur le plus tost aler,/Si vunt ferir, que fereient il el ? (Chanson de

Roland, 1184 sq., cité par Buridant 2000, 694).

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[Délibération rapportée au présent-futur] ‹ Ils piquent des deux de toutes leurs forces pour avancer d’autant plus vite : ils

vont frapper, que feraient-ils d’autre ? ›(28) Dont venez vous ? Vos armes vendriez les vous ? (Claris et Laris, 24239, cité par

Ménard 1976, 145). [Éventualité rapportée au passé] ‹ D’où venez-vous ? Auriez-vous vendu vos armes ? ›

Cette situation se désambiguïsera à partir du XIIIe siècle, lorsque la forme composée en -roi(e), commence peu à peu à se substituer à la forme simple, marquant initialement (et pour une longue période – v. la note 7 et l’exemple cité par Squartini 1999, 59) l’aspect [+ accompli dans le futur], et plus tard l’antériorité (v. (29) et (30)), car : « Une fois obnubilé le repère de l’actualité dépassée, le futur antérieur du passé traduit l’éventuel (potentiel ou irréel) en subordonnée, en principale ou en indépendante évoquant la con-séquence d’une hypothèse quelconque, suggérée par le contexte ou laissée à la discrétion des interlocuteurs » (Martin/Wilmet 1980, 97) :

(29) Mult lor sereit mesavenu/S’il avaient le rei perdu ! (Le Roman de Rou de Wace, III, 5487, cité par Ménard 1976, 145).

‹ Ce serait pour eux un grand malheur, s’ils avaient perdu le roi. ›(30) L’auroit bien Dieu voulu pugnir/Et le faire ainsi devenir/Pour la mort d’Abel seu-

lement ? (Vieux Testament, I, 3163–3165, cité par Martin/Wilmet 1980, 97). ‹ Dieu, aurait-il bien voulu le faire punir […] seulement pour la mort d’Abel ? ›

Il faut pourtant souligner que, même en français moderne, cette désambiguïsation n’est que partiellement réalisée au niveau conceptuel car la distinction entre le POT faible et l’IR accidentel (l’IR du présent des grammaires traditionnelles) ne s’est pas grammati-calisée, vu qu’elle est fortement dépendante des données contextuelles et de l’attitude adoptée par le locuteur (cf. (31) et (32), et, pour la langue classique et moderne, (33) et (34)) :

(31) […] se le dit demouroit impugny, il n’y auroit jamais dame seure… (Martial d’Auvergne, Les Arrêts d’Amour, 216, 102 sq., cité par Martin/Wilmet 1980, 94).

[IR accidentel] ‹ […] si les propos demeuraient impunis, il n’y aurait jamais […]. ›(32) Il fault tenir cecy secret/Et ne monstrer aucun semblant/De nous contre luy par

devant/Nostre père ; il enrageroit (Vieux Testament, II, 16924–16927, cité par Martin/Wilmet 1980, 94).

[POT possible] ‹ Il faut le tenir secret […]. Notre père, il pourrait s’enrager. ›(33) Si j’étais un grand artiste, j’aimerais les princes (Musset, Lorenzaccio, cité par

Wagner/Pinchon 1991, 389). [IR accidentel](34) Je le ferais encor, si j’avais à le faire (Corneille, Le Cid, cité par Wagner/Pinchon

1991, 389). [POT /possible faible/]

Mais, en général, en AF et surtout en MF, la forme simple en -roi(e), actualise dans ses occurrences modales des éventualités rapportées tantôt au présent-futur, tantôt au passé. Dans la grille d’analyse proposée supra (v. 2.4.) pour les emplois modaux des succes-seurs de la forme en -roi(e) dans la langue actuelle, ce comportement nous amène à la conclusion suivante : dans ce type de structures, la forme analysée exprime, à l’époque

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étudiée (AF, MF), une ultériorité (éventuelle/hypothétique, illocutionnaire) qui n’est pas placée de manière rigoureuse par rapport au nunc énonciatif.

3.2. Revenons maintenant au fonctionnement de la forme en -roi(e) dans les occur-rences recensées comme temporelles qui semblent constituer ses emplois prototypiques à l’époque étudiée, à la différence de la langue actuelle. Ainsi, R. Martin (1971, 402), dans son corpus sur les occurrences de la forme en -roi(e), relève-t-il que 78, i. e. 63 % des exemples sont chargés de valeur temporelle. Par exemple, dans la Chronique de Jean le Bel il y en a 19 occurrences dans les (presque) 300 pages. Il y a aussi des auteurs qui semblent abuser de ce type d’usage de la forme en -roi(e) et arrivent même à se rapprocher de ses emplois historiques de la langue moderne (Martin 1971, 404). D’autre part, il semble que l’emploi temporel de la forme en -roi(e) ne se limitait pas seulement à la langue écrite de cette époque. Le passage suivant de Pathelin pourrait être un indice pour l’oral :

(35) Il me dist que j’auroye/six escus d’or quant je vendroye […]/Dis je, depuis trois ans en ça,/mon bergier m’en convença/que loyaulment me perderoit/mes brebis, et ne m’y feroit/ne dommaige ne villennie, et puis […] (La Farce de maître Pierre Pathelin, 1326–1333, cité par Martin 1971, 403).

La grande fréquence des emplois temporels de la forme en -roi(e) n’est pas le seul trait qui oppose le MF et le français contemporain. Il s’y ajoute la grande variation des constructions syntaxiques où la forme en -roi(e) à valeur temporelle peut apparaître : dans plusieurs types de complétives, de circonstancielles et de relatives (v. à cet égard, Martin 1971, 403 sq.).

Quelques observations s’imposent :

(i) Dans tous ces exemples, la référence temporelle du procès est soit passée (v. supra (19)), soit présente et/ou future (v. infra (36)) :

(36) Sire, une fois tu me juras/Que mon fi lz Solomon seroit/Roy et en ton siège serroit (Vieux Testament, IV, 32901–32904, cité par Martin/Wilmet 1980, 94).

(ii) La forme en -roi(e) apparaît toujours après un repère syntactico-énonciatif exprimé le plus souvent par une prédication au passé simple (rarement au passé composé), un tiroir qui, jusqu’au XVe siècle, entretenait une relation toute particulière avec la Sit0, présentant soit des faits récents, soit des événements dont, de toute évidence, on ressent encore les effets.

(iii) Au Moyen Âge, le passé simple pouvait remplacer uniquement un plus-que-parfait de l’indicatif qui actualise le rapport d’antériorité dans les structures subordonnées (v. Martin 1971, 404, note 756), mais il ne pouvait jamais se substituer à la forme en -roi(e) dans ses occurrences à valeur temporelle.

La corroboration des points (ii) et (iii) conduit aux conclusions suivantes : dans les emplois temporels, la forme en -roi(e) a un comportement anaphorique par rapport à la Sit0 et son équivalence totale à un tiroir du passé est exclue. En revanche, une équiva-lence avec le futur simple est bien possible car il y a beaucoup de cas où ce tiroir (qui, normalement, doit fi gurer après un présent historique ou en dépendance d’un passé composé) apparaît au lieu de la forme en -roi(e) (v. (37)) et vice-versa (v. (38)) ou bien, même en relation de coordination (v. (39) et (40)).

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(37) Ainchois iura ses bons dieux que plus avant ne le laissera venir […] (Chroniques et conquestes de Charlemagne, I, 34, cité par Martin/Wilmet 1980, 95).

[Futur à la place de la forme en -roi(e), après un passé simple](38) […] leur maise volenté/Ce croistra de plus vous mal faire,/Disant que hors de vostre

hoste,/Vous n’oseriez saillir ne traire (Le Mistère du siège d’Orléans, 5679–5682, cité par Martin/Wilmet 1980, 95).

[La forme en -roi(e) à la place du futur, après un repère au participe présent : oseriez = oserez = osez, v. aussi Martin 1971, 404, note 758]

(39) Por ce acorderent qu’il iroient/Au roy touz, et qu’il li diroient/Que plus il ne se lesseront/Taillier, ançois reveleront/Qui retaillier plus les voudra (La Chronique métrique attribuée à Geffroy de Paris, 6519–6523, cité par Martin 1971, 405).

[Forme en -roi(e) et futur en corrélation, en dépendance d’un passé simple](40) Li message s’en vont et distrent qu’il parleroient ensemble et lor en répondront

l’endemain (Mémoires de Geoffroy de Villehardouin, 24, cité par Ménard 1976, 157).

Cette situation qui est considérée par les grammaires comme une consecutio temporum non rigoureuse (v. Martin/Wilmet 1980, 95) nous semble justifi er que, dans tous ces emplois temporels, la forme en -roi(e) exprime seulement « une relation d’ultériorité à partir d’une énonciation secondaire ». Ce type de relation d’ultériorité joue souvent un rôle pragmatique, argumentatif au cadre du schéma textuel/narratif, celui de faire continuer ou de développer l’histoire, et a ainsi la fonction méta-textuelle d’assurer la progression narrative et, par conséquent, la cohésion discursive (v. (41)). Un autre argument allant dans le même sens est fourni par ce que les ouvrages historiques de la langue française appellent l’‹ attraction modale ›. Ce phénomène syntaxique, signalé tant au Moyen Âge (v. Martin/Wilmet 1980, 95), qu’à l’époque classique (v. Brunot/Bruneau 1969, 504), repose sur la reprise dans la subordonnée d’un même tiroir que dans la proposition régissante, dans notre cas, la forme en -roi(e) dans la principale et dans la (les) subordonnée(s) (v. (41), (42), et, pour la période classique, (43) et (44)) :

(41) […] pour marchier là où ils verroient que besoing seroit (Jean de Bueil, Le Jou-vencel, I, 154, cité par Martin/Wilmet 1980, 95).

‹ […] qu’il en est besoin. › (42) Certes, il conclut secrètement avec elle, que […] il entreprendroit de la ramener

hardiement et de la conduire sous son traveil, et seroit à Calais, premier que nul peut estre sauroit qu’elle seroit devenu (Chastellain, Chronique, 213, cité par Martin 1971, 402).

(43) […] Je dirais hautement que tu aurais menti (Molière, Dom Juan, I, 1, cité par Brunot/Bruneau 1969, 504).

[Français moderne : ‹ Je dirais que tu avais/as menti. ›](44) J’aurais assez d’adresse pour faire accroire à votre père que ce serait une personne

riche, qu’elle serait éperdûment amoureuse de lui (Molière, L’Avare, IV, I, cité par Brunot/Bruneau 1969, 504).

De telles occurrences nous apparaissent d’autant plus intéressantes qu’elles élargissent la discussion. Généralement on considère que dans ce cas, on a affaire à une réduction (voire une annulation) de la charge temporelle de la forme fi gurant dans la (les) subordonnée(s). La forme en -roi(e) de la proposition régissante assignerait la temporalité de l’énoncé aussi bien que sa modalisation. En revanche, dans les autres occurrences, les dépendantes, elle ne serait connotée que du point de vue modal, exprimant l’incertitude, le doute, etc. En d’autres termes, « la nuance de doute, marquée par le verbe principal, est rappelée

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dans tous les verbes de la phrase » (Brunot/Bruneau 1969, 504). Il nous semble que sous ce concept linguistique, trop fl ou, emprunté sans doute à la grammaire latine,11 on cache des nuances qui ne sautent pas aux yeux de manière très évidente. Nous refusons de considérer ce type d’attraction modale comme un phénomène syntaxique mécanique, car la forme en -roi(e) n’occupe pas en MF une position aussi solide à l’intérieur du système que le subjonctif imparfait ; en plus, comme on a déjà vu supra, les règles de la concordance des temps étaient souvent violées. Vus en contexte, les exemples (41) et (42) pourraient relever du style indirect, toutes les formes en -roi(e) pouvant se rapporter à une énonciation secondaire, explicite ou implicite, donc au discours du personnage et non pas du locuteur énonciateur. Mais, une telle interprétation n’est plus valable pour (43) et (44). D’autre part, annuler la tranche temporelle aux formes discutées, ne nous semble pas une opinion pertinente vu qu’un certain rapport, selon le cas (simultanéité sous (41), antériorité sous (43)), peut s’y établir et que la langue moderne a remplacé les formes en -roi(e) dépendantes par d’autres tiroirs de l’indicatif.

(iv) Nous acceptons que dans de telles occurrences une certaine modalisation est do-minante. Mais, à notre avis, il ne s’agit pas seulement d’une valeur modale traduisant l’épistémique (ce qu’on va détailler infra : v. le point (v)), bien qu’il soit admis dans la littérature que même dans les occurrences à valeur temporelle de la forme en -roi(e), « une idée d’intentionnalité marque toujours son emploi » (Martin 1971, 404) au point qu’« il est souvent diffi cile, au demeurant, de tracer une limite précise entre le COND-temps et le COND-mode » (Martin 1971, 403, note 754), comme sous (45) :

(45) Et dist que de nostre servage/Serïenz quitez pour tant faire (Le Roman du comte d’Anjou, 5098 sq., cité par Martin 1971, 403, note 754).

[Gloses : nous serions quittés dans l’avenir (valeur temporelle)/nous serions quittés si nous agissions ainsi (valeur hypothétique)]

Et cette situation n’est pas caractéristique du MF seulement, mais se retrouve aussi dans la langue classique et moderne (v. infra (46)) :

(46) Et il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route : « S’il était tué, que deviendraient les petits ? Qui donc les nourrirait et les élève-rait ? » (Maupassant, L’Aventure de Walter Schnaffs, cité et commenté par Wagner/Pinchon 1991, 393).

[Ici on peut hésiter sur la forme qu’a prise la pensée du personnage. Celui-ci s’est dit ou bien : si je suis tué, que deviendront les petits ? (valeur temporelle), ou bien : si j’étais tué, que deviendraient les petits ? (valeur modale).]

Wagner/Pinchon (1991, 394) considèrent qu’en général, dans les structures à valeur temporelle de la forme en -roi(e), « 1. La concordance n’est pas obligatoire […]. 2. Le conditionnel n’est pas toujours la transposition d’un futur » (Wagner/Pinchon 1991, 394) et que dans des énoncés tels que (47), (48), (49) et (50), « […] le conditionnel, […], fonctionne avec sa propre valeur d’éventuel » (Wagner/Pinchon 1991, 394) :

11 Ce concept, introduit par Sanchez de la Brozas en 1587, dans un commentaire sur des questions de la langue latine, « s’est répandu dans la plupart des grammaires latines depuis le 18e siècle à la suite de la Nouvelle méthode pour apprendre la langue latine, publiée à Paris en 1709 par les grammairiens de Port-Royal » (Bertrand-Dangebach 1995, 27).

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(47) Parfois l’idée traversait son esprit qu’il était vivant […] qu’il viendrait peut-être (Mauriac, Le Désert de l’amour, cité par Wagner/Pinchon 1991, 394).

(48) Les janissaires jurèrent sur leur barbe qu’ils n’attaqueraient point le roi, et qu’ils lui donneraient les trois jours qu’il demandait (Voltaire, Histoire de Charles XII, roi de Suède, cité par Wagner/Pinchon 1991, 394).

(49) Il obtint qu’un commissaire irait le chercher en poste (Anatole France, Les Dieux ont soif, cité par Wagner/Pinchon 1991, 394).

(50) Il se demanda sérieusement s’il serait un grand peintre ou un grand poète (Flaubert, L’Éducation sentimentale, cité par Wagner/Pinchon 1991, 394).

Dans une perspective guillaumienne, cette confusion peut en général être due au fait que « […] le caractère actualisant ou virtualisant des idées regardantes est beaucoup moins nettement tranché en ancien français qu’en français moderne » (Moignet 1976, 226). C’est le cas des verbes de pensée et d’opinion, tels que cuidier, penser, croire, sembler, estre d’avis, etc., qui, employés le plus souvent (mais pas obligatoirement) au mode de phrase négatif ou dubitatif, pouvaient se combiner, jusqu’au XVIIe siècle, soit avec le subjonctif, soit avec l’indicatif, soulignant ainsi la certitude ou l’incertitude du dictum (v. infra (51), (52), (53) et (54)) :

(51) Je cuit que j’ai manti (Chrétien de Troyes, Cligès, 645, cité par Ménard 1976, 150). [Le locuteur présente que p comme vrai.] ‹ Je crois n’avoir pas dit l’exacte vérité. ›(52) Ge ne cuit pas que gel connoisse (La Mort le Roi Artu, 20, 35, cité par Ménard

1976, 150). [Réserve critique manifestée par le locuteur-énonciateur] ‹ Je ne crois pas le connaître. ›(53) Quidet li reis qu’ele se seit pasmee (Chanson de Roland, 3724, cité par Ménard

1976, 150). [Une opinion dont la vérité est erronée car celle-ci est infi rmée par la réalité] ‹ Le roi s’imagine qu’elle s’est évanouie. ›(54) Cuidiez vos donc que por ceste vos faille ? (Le Couronnement de Louis, 2431, cité

par Ménard 1976, 150). [+ incertitude, + délibération] ‹ Vous croyez donc que pour cette bataille je vous ferai défaut ? ›

Et, dans cette situation, de tous les tiroirs de l’indicatif, la forme en -roi(e) était en MF la seule qui puisse fonctionner, dans ce type d’occurrences, à l’égal d’un subjonctif, surtout d’un subjonctif imparfait. Sans doute, ce sont ses traits inhérents qui l’y prédis-posent : l’indistinction des époques temporelles visible tant dans les emplois modaux que temporels, corroborée par l’aptitude à exprimer une relation d’ultériorité et à situer le procès à droite d’un point de repère. Tout comme Wagner/Pinchon (1991, 394), nous sommes donc d’avis qu’une nuance modale de doute et/ou de réserve reste comprise même dans les énoncés à valeur temporelle de la forme en -roi(e) et c’est pour cela qu’on sent souvent la nécessité d’y ajouter un opérateur modal tel que peut-être sous (47).

Hors contexte, ces propriétés conduisent souvent à la confusion, envisagées tant à l’époque moderne (v. (17) et (18), cités par Haillet, mais aussi (46)), qu’au Moyen Âge (v. (45)). Et, dans ce cas, quel est le facteur désambiguïsant, sinon le placement du point d’origine ? C’est pour cela que nous défendons l’hypothèse d’une ré-analyse de la défi nition noématique du FdP et, par conséquent, du sémantème de la forme en -roi(e), que le français a essayé d’opérer en diachronie à partir de la nature du point d’origine,

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qui est passé de l’irrévocable à l’inactuel. La conséquence en est : la grammaticalisation – probablement sous l’action d’une norme rigoureuse à partir du XVIIe siècle12 – de la forme en -roi(e) (dans les occurrences temporelles) en tant qu’indice non pas d’une valeur cognitive, abstraite, mais cette fois-ci d’une fonction syntaxique, le futur dans le/du passé. Le français n’a pas pu choisir une forme périphrastique comme le roumain, par exemple, car comme ses périphrases se développent à peine à partir du XVe siècle, elles sont relativement tardives par rapport à la fi xation de la forme en -roi(e) à valeur temporelle. En plus, de telles périphrases étaient chargées au début d’une nette valeur aspectuo-temporelle, tout en rendant « l’imminence sensible en distribuant l’aspect sécant sur l’auxiliaire et la vision perspective sur l’auxilié » (Martin/Wilmet 1980, 64). C’est la même situation pour la forme en -roi(e) composée qui s’est imposée à valeur temporelle toujours assez tard (v. D’Hulst 2004, 193, pour une hypothèse morphosyn-taxique semblable).13

Comment s’est réalisé ce passage ? Notre hypothèse est que cette ré-analyse du FdP à partir du placement du point d’origine de l’irrévocable à l’inactuel est due exclusive-ment à la manière d’articulation du discours rapporté en AF et en MF. Plusieurs facteurs peuvent soutenir cette hypothèse :

(a) En AF et en MF les déictiques se repéraient dans les constructions au style indirect non pas par rapport « […] à la situation d’énonciation originelle mais par rapport à la situation d’énonciation du rapporteur ou par rapport au contexte discursif (marques anaphoriques) » (Buridant 2000, 676), la « […] tendance des textes nar-ratifs médiévaux consistant à référer énonciativement le DR [discours rapporté] à la situation d’énonciation première, celle du personnage, plutôt qu’à le référer ana-phoriquement au contexte. Cette même tendance expliquerait aussi la fréquence des SI [styles indirects] employant le temps originel de l’énonciation sans le rapporter par concordance au moment du contexte discursif : (Il demanda que ce puet estre/Il demanda ce que pooit estre (Meiller 1966)) » (Buridant 2000, 681 ; c’est nous qui soulignons).

(b) Le discours rapporté présente en AF deux grandes variétés, ayant à leur tour plu-sieurs paradigmes syntaxiques. Il y a d’un côté le discours rapporté au style direct, non conjonctionnel en proposition indépendante et mixte (avec ou sans que) en subordonnée, « […] caractérisé dans tous les cas par des traits énonciatifs propres, déictiques personnels de 1ère et de 2e personne, clairs et suffi sants dans les narrations à la 3e personne » (Buridant 2000, 681). L’autre variété du discours rapporté est représentée par les énoncés au style indirect qui « […] peu[vent] apparaître derrière conjonction ou non, ou en juxtaposition en se présentant sous des variétés libérées

12 L’histoire du terme est résumée par Wilmet (2001, 25) : « Sa paternité revient à Palsgrave (1530). D’autres grammairiens ont proposé ‹ optatif ›, ‹ désidératif ›, ‹ suppositif ›, ‹ incertain ›…, mais les taxinomistes du XIXe siècle (Girault-Duvivier 1811, Noël et Chapsal 1823…) emporteront le morceau et recevront la caution offi cielle de la nomenclature scolaire (1910). La quête d’une ‹ condition › sous le conditionnel représente dès ce moment ‹ le fl éau de l’ancienne pédagogie grammaticale › (Clédat 1927, 29). On n’oserait jurer que le réfl exe ait complètement disparu […] ».

13 « French could not have developed as perfect-based [as Italian] because the merging process occurred too soon – that is, before the ‹ perfect shift › » (D’Hulst 2004, 193).

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ou libres, particulièrement aptes à rendre la subjectivité » (Buridant 2000, 681 ; c’est nous qui soulignons).

Dans cette situation, il est à supposer qu’une confusion entre ces paradigmes du discours rapporté se produit de manière inévitable surtout si l’on prend en compte, d’une part, cette tendance accrue vers l’expression de la subjectivité et, d’autre part, l’absence d’une norme syntaxique rigoureuse et, en revanche, l’existence d’une consecutio temporum ‹ relaxée ›. Cet état de choses est attesté dans des exemples tels que (55) et (56), dont le premier apparaît parmi les plus anciennes occurrences de la forme en -roi(e) :

(55) Ell’ent aduret lo suon element :/Melz sostendreiet les empedementz/Qu’elle per-desse sa virginitet (Cantilène de Sainte Eulalie, cité par Brunot/Bruneau 1969, 319).

‹ La jeune Eulalie se raidit : Elle supporterait (disait-elle) les tourments plutôt que de perdre sa virginité. ›

(56) Pus dist : Bien tost a ceste place/Espandroit fl or por nostre trace/Veer, se l’un a l’autre iroit (Béroul, Tristan, 711–713, cité par Buridant 2000, 634).

‹ Puis il se dit : il répand probablement de la farine à cet endroit pour rendre visible la trace de nos pas si l’un de nous va trouver l’autre. ›

Le trait commun des énoncés cités supra dérive de l’emploi modal (éventuel, res-pectivement hypothétique) de la forme en -roi(e) au cadre syntaxique du discours rapporté direct. Mais, sous (55), bien que le repère de l’énonciation secondaire soit implicite, il est relevé du comportement anaphorique (donc contextuel) de la forme en -roi(e), d’où le besoin senti par Brunot/Bruneau (1969, 319) de le faire expliciter dans leur traduction en langue moderne : « elle supporterait (disait-elle) ». En revanche, sous (56), malgré l’ancrage référentiel explicitement passé, contenu dans le segment discursif [Pus dist :], il s’agit d’une toute autre stratégie discursive, car la forme en -roi(e) ne renvoie non plus à ce cadre contextuel, mais à la situation primaire d’énonciation, celle des personnages. Ce fonctionnement est soutenu par la présence des éléments indexicaux ceste et nostre dont la valeur déictique n’est qu’apparente. C’est pour cela que dans la transposition en langue moderne, Buridant (2000, 634) rend ce tour par l’indicatif pré-sent suivi de probablement. Bien que passé, sous (56), le point de référence n’est plus intégré à l’actualité du locuteur énonciateur (du narrateur), il est inactuel.

(v) Revenons maintenant aux emplois qualifi és d’attraction modale, présentés supra sous (41), (42), (43) et (44) où nous avons reconnu l’existence d’un certain type de modalisation se différenciant pourtant de la modalisation épistémique pure, évaluée supra. Nous considérons que ces occurrences réalisent un effet de sens à la fois épis-témique et illocutionnaire, se rapprochant des contextes atténuatifs aussi bien que des occurrences citationnelles de la langue moderne. À côté de la nuance de doute et/ou de réserve reconnue dans les grammaires, nous considérons que de telles tournures expriment aussi une certaine forme d’atténuation au sens que le locuteur-énonciateur, tout en rapportant ‹ fi dèlement › les propos originaires des énonciateurs secondaires, sent le besoin d’y poser son empreinte accentuant leur inactualité. À ce stade, ces tours pourraient être considérés comme stylistiquement marqués d’autant plus si l’on prend en charge le caractère ‹ courtois › d’ensemble de la littérature médiévale.14 C’est pour

14 C’est pour cela que l’effet atténuatif se rencontre souvent dans les différentes occurrences de la forme en -roi(e), soit à l’état pur, soit combiné avec d’autres valeurs de la forme analysée. Par exemple,

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cela que de telles structures peuvent être rendues dans la langue moderne le plus souvent par le présent de l’indicatif qui « […] peut exprimer la conséquence de l’hypothèse, dès que, par un mouvement affectif, le locuteur intègre cette conséquence à son actualité » (Wagner/Pinchon 1991, 392 ; c’est nous qui soulignons). Il y a pourtant une différence entre les énoncés (41), (42) appartenant au français du Moyen Âge et les exemples tirés de la langue classique, concernant le degré de mitigation. Si sous (41), (42) cet effet d’atténuation en subordonnée est plus fort, il semble s’effacer sous (43), (44), la forme en -roi(e) tendant à s’imposer à la valeur thétique, au début, probablement, surtout dans les cas de coréférentialité. Car, comme le fait remarquer Buridant (2000, 681), « l’évolution de la langue a tendu à régler la subordination en harmonie avec le caractère général des propositions subordonnées (corrélations grammaticales entre la proposition régissante et la proposition régie). […] Les deux modes, direct et indirect du discours rapporté sont ainsi devenus, l’un exclusivement juxtapositif, l’autre exclu-sivement subordinatif ».

4. Conclusions

Sans adopter une approche monosémiste, cette étude est arrivée à la conclusion que la spécifi cité de la forme en -roi(e) est d’avoir gardé au-delà des siècles sa capacité anaphorique qui pourrait justifi er son placement du côté des tiroirs de l’indicatif plutôt que de celui du ‹ conditionnel ›.

Comme nous avons montré au chapitre 3, la forme en -roi(e) a, de par elle-même, les aptitudes d’actualiser l’ultériorité (v. l’indice -r- commun avec le futur) de manière anaphorique à partir d’un point de repère énonciatif, autre que le nunc énonciatif. Ce placement ‹ en rupture › avec la Sit0 permet le marquage indifférencié sur la ligne du temps d’un procès, soit en antériorité, soit en concomitance, soit en postériorité face au nunc énonciatif. Le français, à la différence d’autres langues romanes (v. l’italien ou le roumain), n’est pas arrivé en diachronie à annuler la référence au [PASSÉ] de la forme en -roi(e), mais, il l’a ‹ ré-analysée › et ensuite, probablement, il l’a normée. Cela veut dire que le français a opéré un déplacement par abstraction (voire par grammaticalisation, selon Bres 2012, 1725) sur le positionnement du point de repère et, implicitement, sur l’orientation anaphorique de la forme discutée. Par conséquent, d’un ancrage énonciatif, plus ou moins explicite, mais complètement dépassé et situé dans l’irrévocable (donc, dans l’antériorité de la Sit0), on est arrivé à un point de repère, toujours plus ou moins explicite, mais inactuel, donc étranger au nunc énonciatif. C’est donc par le changement du positionnement du point de repère du passé, donc de l’irrévocable à l’inactuel, que le français a réussi à opérer une ré-analyse du FdP et, par conséquent, du sémantème de la forme en -roi(e). Celle-ci est devenue (dans les occurrences temporelles) un indice

dans un cadre hypothétique, l’éventualité dépend souvent d’une protase du type : ‹ se il vos plest/pleisoit › ou bien ‹ se vos le vouliez › etc., comme dans l’exemple suivant : Se il vos plest, orendroit en iron,/Nu piez, en langes, en noz meins un baston,/Estrumelez le païs vuideron./Et dit Renier: par mon chief, non feron ! ‹ Si vous le voulez, nous allons partir, nus pieds, en chemise de laine, un bâton dans la main, les chausses en haillons, et dans cette tenue nous quitterons le pays. Mais Renier dit : par ma tête nous n’en ferons rien ! › (Girart de Vienne, 1006–1009, cité par Buridant 2000, 698).

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non pas d’une valeur cognitive, abstraite, mais d’une fonction syntaxique. Nous avons démontré sous 3.2. que cette ré-analyse du FdP à partir du placement du point d’ori-gine de l’irrévocable à l’inactuel est due exclusivement à la manière d’articulation du discours rapporté en AF et en MF.

Une telle aptitude anaphorisante – doublée probablement d’une norme rigoureuse – se trouve explicitée surtout dans des énoncés où la forme en -roi(e) semble exprimer simultanément une valeur hypothétique ou bien une valeur évidentielle (v. Haillet 2003, 45) et le FdP.

Il nous reste à vérifi er cette hypothèse sur un corpus plus étendu tant du point de vue quantitatif que chronologique.

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Page 21: CONDITIONNEL OU FUTUR DANS LE PASSÉ · Dendale 2001, 9) au tiroir du ‹ conditionnel › : la valeur de futur dans le passé (v. p. ex. Il a dit hier soir que son père viendrait

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WILMET, Marc, Grammaire critique du Français, Paris : Duculot, 1997.WILMET, Marc, « L’architectonique du conditionnel », in : Le Conditionnel en français,

éd. par P. Dendale et L. Tasmowski, Paris : Klincksieck, 2001, p. 21–44.

Cecilia Mihaela PopescuUniversité de CraiovaFaculté des LettresRue A. I. Cuza 13–15200585 [email protected]

Urheberrechtlich geschutztes Material. Jede Verwertung außerhalb der engen Grenzen des Urheberrechtsgesetzes ist unzulässig und strafbar. Das gilt insbesondere fur Vervielfältigungen, Übersetzungen, Mikroverfilmungen und die Einspeicherung und Verarbeitungen in elektronischen Systemen. © Franz Steiner Verlag, Stuttgart 2013