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Pierre Savy et David Schreiber Traduction et interprétation À propos des dangers du geertzisme Table des matières De l’anthropologie à l’histoire : Robert Darnton et Clifford Geertz Le modèle du texte : l’apport de Paul Ricœur Traduction et interprétation Texte intégral L’article dont nous proposons ici la traduction fut publié en 1985 dans les Quaderni storici1 . Cette revue était alors le lieu d’expression privilégié des micro-historiens, et l’auteur, Giovanni Levi, est lui-même l’un des inspirateurs et des représentants de ce courant historiographique2 . Reconnaissons d’emblée qu’on peut s’étonner de la publication de la traduction d’un article avec quinze ans de retard, d’autant que cet article est en fait un compte rendu et une discussion du livre de Robert Darnton, Le Grand Massacre des chats3 , que Levi lit — et critique vivement — comme une application des thèses de l’anthropologue américain Clifford Geertz, qui lui- même inscrit son travail dans la continuité des travaux de la philosophie herméneutique : en somme, Labyrinthe publie ici Levi lecteur critique de Darnton, qui lui-même s’inspire des travaux de Geertz, lequel a lu Gadamer, Ricœur et quelques autres. Il nous semble que cet article, souvent cité et déjà traduit en d’autres langues que le français, mérite d’être connu. Acte réflexif salutaire, sa lecture permet de comprendre la position des micro-historiens sur une série de questions complexes. L’un des mérites de la micro-histoire est d’avoir pratiqué un

Contre Geertz Labyrinthe

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Présentation et Traduction en français de l'article de Giovanni Levi I pericoli del geertizsmo, 1985

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Page 1: Contre Geertz Labyrinthe

Pierre Savy et David SchreiberTraduction et interprétation

À propos des dangers du geertzisme

Table des matières

De l’anthropologie à l’histoire : Robert Darnton et Clifford GeertzLe modèle du texte : l’apport de Paul RicœurTraduction et interprétationTexte intégral

L’article dont nous proposons ici la traduction fut publié en 1985 dans les

Quaderni storici1. Cette revue était alors le lieu d’expression privilégié des

micro-historiens, et l’auteur, Giovanni Levi, est lui-même l’un des

inspirateurs et des représentants de ce courant historiographique2.

Reconnaissons d’emblée qu’on peut s’étonner de la publication de la

traduction d’un article avec quinze ans de retard, d’autant que cet article

est en fait un compte rendu et une discussion du livre de Robert Darnton,

Le Grand Massacre des chats3, que Levi lit — et critique vivement —

comme une application des thèses de l’anthropologue américain Clifford

Geertz, qui lui-même inscrit son travail dans la continuité des travaux de

la philosophie herméneutique : en somme, Labyrinthe publie ici Levi

lecteur critique de Darnton, qui lui-même s’inspire des travaux de Geertz,

lequel a lu Gadamer, Ricœur et quelques autres. Il nous semble que cet

article, souvent cité et déjà traduit en d’autres langues que le français,

mérite d’être connu. Acte réflexif salutaire, sa lecture permet de

comprendre la position des micro-historiens sur une série de questions

complexes. L’un des mérites de la micro-histoire est d’avoir pratiqué un

dialogue fécond avec des disciplines voisines de l’histoire, en particulier

avec l’anthropologie. Aussi la volonté, clairement affichée, de se

démarquer de la pratique de l’anthropologue américain Clifford Geertz ou

de l’usage que font les historiens de certaines de ses propositions

épistémologiques peut-elle sembler à première vue paradoxale. Comme

Clifford Geertz, les micro-historiens ont en effet cherché à renouveler les

Page 2: Contre Geertz Labyrinthe

méthodes de travail de modèles jugés obsolètes — une anthropologie

structuraliste ou fonctionnaliste trop déterministe pour le premier, une

approche macro-analytique trop quantitativiste pour les seconds. Plus

encore, la proposition d’approcher localement les phénomènes sociaux, de

reconsidérer leur singularité, tout comme l’attachement aux procédures

d’écriture dans les sciences sociales, semblent des traits communs. Mais

notons que, comme le titre de l’article de Levi le souligne, le danger n’est

pas Geertz, mais le « geertzisme »4.

Pourquoi un tel article dans ce thème : « Traduire » ? D’abord parce qu’il

est question du passage d’un univers scientifique à un autre, en l’espèce

de l’anthropologie à l’histoire : la traduction dans la pratique et le langage

historiens de l’œuvre d’un anthropologue. L’un des enjeux de la critique

de Levi est la transposition d’un ensemble de propositions d’une discipline

dans une autre, de l’interdisciplinarité. Or, depuis sa création, Labyrinthe a

résolument cherché à se placer sous le signe d’une interdisciplinarité

effective, qui ne soit pas simple sacrifice à la mode environnante. Mais la

traduction n’est-elle pas l’un des objets de prédilection de la réflexion

littéraire ? Elle semble renvoyer à un objet propre d’une discipline, le

texte, et se prêter difficilement à une « déclinaison » interdisciplinaire. Au

fond, qu’est-ce que la traduction a à dire aux sciences sociales ? On peut

d’abord remarquer qu’il y a, dans le passage du monde étudié à la

science, quelque chose de la traduction : une traduction en texte — ou en

discours — de la « pensée autre », des comportements autres (qu’il

s’agisse des Balinais d’aujourd’hui ou des Français du xviiie siècle). Le

savoir produit par les sciences humaines s’apparente à une traduction

codifiée et exigeante de la réalité observée. Mais nous voudrions ici

risquer une confrontation entre la notion de traduction et celle

d’interprétation, entre l’imposition d’un sens univoque et stable et la prise

en compte de la plurivocité des significations, des rapports multiples du

texte au contexte. Plus simplement, nous proposons d’esquisser

rapidement dans cette introduction une généalogie du problème, en

reconsidérant quelques-uns des textes cités par Levi dans son article.

De l’anthropologie à l’histoire : Robert Darnton et Clifford Geertz

Mais d’abord, pourquoi le livre de Darnton, pourtant séduisant et fort bien

accueilli, a-t-il valu à son auteur les foudres de Levi ? Il faut pour cela

rendre justice à Darnton, en présentant son projet5. Il entendait, dans son

Page 3: Contre Geertz Labyrinthe

livre de 1984, réagir à une manière dominante — et aujourd’hui bien

désuète — d’écrire l’histoire de la culture et des faits culturels : une

histoire « à la française », largement représentée par « l’école des

Annales »6, qui se fondait généralement sur l’usage sériel des sources, sur

une approche quantitative à prétention « scientifique », et qui, quand elle

étudiait les « mentalités » et la culture, leur appliquait les mêmes

méthodes, les traitait en somme comme elle traitait l’économique et le

social — elle avait toujours le souci de « compter », quel que fût son objet.

Ce faisant, lui reprochait Darnton, elle ignorait la spécificité et l’autonomie

du culturel et du symbolique7. Darnton, qui avait pourtant lui-même

pratiqué auparavant ce type d’histoire des mentalités8, plaidait à présent

pour une histoire culturelle nouvelle, attentive au cas et au moment, à ce

qui étonne, à ce qui est opaque ou hermétique9. Il rompait avec cette

application du modèle quantitatif au domaine culturel. Le Grand Massacre

des chats, cette « cosmologie des gens simples »10, était une tentative,

nouvelle et fort attrayante, en ce sens. Ainsi, étudiant un massacre de

chats perpétré par des ouvriers typographes parisiens au xviiie siècle,

Darnton se plaît-il à montrer que le chat renvoie à un certain nombre de

significations symboliques (diabolique, sexuelle, etc.), qui permettent aux

ouvriers de manifester leur opposition à leur employeur et à sa femme de

manière à la fois violente et détournée. Le livre reçut aux États-Unis un

accueil fort positif et exerça une influence non négligeable sur la pratique

des historiens de la culture. Cette tentative n’était pas exempte de

défauts, comme le reconnaît Darnton lui-même sur deux points en

particulier : la preuve, ou l’indice, dont les modalités d’administration dans

le domaine de l’histoire culturelle et symbolique diffèrent de celles qu’a

définies Ranke pour la diplomatie ; et la représentativité des cas

étudiés11.

Levi présente le livre de Darnton comme un ouvrage « météorologique »,

écrit sous l’inspiration directe de l’anthropologie de Clifford Geertz, avec

lequel il avait animé un séminaire à l’Université de Princeton. Cet

anthropologue est surtout connu en France pour ses écrits sur la société

balinaise, notamment la célèbre description du combat de coqs à Bali,

ainsi que pour des propositions heuristiques comme la thick description,

l’importance du local dans l’élaboration du savoir global sur la société et

enfin la proposition selon laquelle on peut étudier la société comme un

texte, proposition dont il est plus particulièrement question ici, et sur

laquelle il nous faut revenir12.

Page 4: Contre Geertz Labyrinthe

On trouve sans doute la meilleure formulation de cette proposition dans

un essai de Geertz écrit en 1980 sur la « refiguration de la pensée

sociale13 ». L’anthropologue rejette toute tentative d’appréhender la

réalité sociale en termes de lois, de règles et de causalité et toute façon

d’écrire sur le social à partir d’analogies empruntées aux sciences de la

nature, qui viserait à établir une quelconque « physique sociale ».

Cherchant ailleurs d’autres analogies, Geertz présente les ressources

paradigmatiques que recèlent les notions de « jeu » et de « théâtre », déjà

appliquées en sciences sociales. Enfin et surtout, il propose de se tourner

vers l’approche herméneutique et symbolique telle que l’étude des textes

littéraires la pratique. Il entend éprouver la valeur de la proposition selon

laquelle le comportement humain peut se lire comme un texte14.

Cette entreprise de « textualisation » de la société permet un travail de

type philologique ; Geertz développe longuement l’exemple d’Alton

Becker, linguiste comparatiste qui a étudié le théâtre d’ombres javanais.

Celui-ci compare son travail à celui d’un philologue qui n’aurait pas séparé

l’étude du texte de l’étude des processus sociaux qui le créent. Cette

« nouvelle philologie » que Geertz décrit et prescrit vise à raccorder la

« fissure » entre « l’étude des phénomènes sociaux et l’étude de la façon

dont les textes sont construits15 ». Dès lors, le « nouveau philologue »

devra étudier dans un texte social la cohérence (rapport des parties entre

elles), l’intertextualité (rapports avec d’autres qui lui sont associées

historiquement ou culturellement), l’intention (rapport avec ceux qui en

quelque sorte le construisent) et la référence (rapport avec des réalités

conçues comme se trouvant en dehors du texte social). Geertz insiste bien

sur l’aspect programmatique et expérimental de ces analogies, présentées

dans son texte comme « un catalogue de suggestions vacillantes et

d’idées jointes à moitié16 ».

Le modèle du texte : l’apport de Paul Ricœur

Comme l’a montré André Mary17, on retrouve ici une référence explicite

au travail de Paul Ricœur, en particulier à son essai sur « Le modèle du

texte : l’action sensée considérée comme texte18 » et sur la notion

fondamentale d’« inscription ». Rappelons brièvement que l’analyse de

Ricœur vise à comprendre « dans quelle mesure nous pouvons considérer

la notion de texte comme un paradigme approprié pour l’objet allégué des

sciences sociales » et surtout « jusqu’à quel point la méthodologie de

l’interprétation des textes fournit un paradigme valable pour

Page 5: Contre Geertz Labyrinthe

l’interprétation en général dans les sciences humaines19 ». Ce

« paradigme du texte » repose sur l’idée suivante : il s’opère le même

type de transformation lorsqu’un discours oral (une « parole vive ») se

trouve mis en texte, quitte la sphère du parler-entendre pour celle du

écrire-lire, et lorsqu’une action humaine est coupée de l’événement dans

lequel elle est effectuée. Plus encore, « l’action sensée devient objet de

science seulement sous la condition d’une sorte d’objectivation

équivalente à la fixation du discours par l’écriture20. » Car l’action aussi a,

pour Ricœur, vocation à se dégager de son ou de ses agents pour

s’inscrire dans « le temps social » vu comme « le lieu d’effets durables, de

configurations persistantes21 ». Par ce processus d’autonomisation et

d’inscription, la signification de l’action est fixée, elle est dissociée de

l’intention mentale de l’auteur et elle déploie un monde : celui de

l’ensemble des références, des contextes, qui a rompu avec la situation

initiale.

Que l’on nous permette de mentionner ici deux remarques sur cette

filiation entre Geertz et Ricœur dont l’une est simplement évoquée par

Levi. Il n’est tout d’abord pas toujours aisé de saisir, dans les analyses de

Ricœur comme dans le travail de l’anthropologue, les limites de cette

proposition de considérer les faits sociaux comme des textes. Ce

paradigme du texte a-t-il la même valeur pour toutes les actions ?

N’assiste-t-on pas à un glissement qui nous fait passer du « voir comme

si » à valeur heuristique à un « être comme » ? Ricœur commence par

envisager « les innombrables situations où l’action se laisse traiter comme

un texte fixé22 », dans une perspective objectivante. Mais cette

proposition se transforme parfois en discours sur la réalité sociale : l’action

« sensée » elle-même en vient à signifier quelque chose et la fonction

sémiotique ou symbolique de l’action devient l’« authentique fondation »

de la vie sociale. Ainsi « non seulement la fonction symbolique est sociale,

mais la réalité sociale est fondamentalement symbolique23 ». Dans

l’anthropologie de Clifford Geertz, le glissement, nous semble-t-il, est

encore plus assumé. Certes, dans l’article que nous avons mentionné, il

limite le domaine d’application d’une telle proposition. Mais sa conception

de la culture comme discours sur la réalité sociale ne limite pas toujours le

« voir comme si » à une simple proposition heuristique. L’action devient

alors symbolique par nature et les implications d’un tel point de vue

dépassent de loin la sphère de travail initiale24.

Page 6: Contre Geertz Labyrinthe

En s’en tenant à la seule valeur paradigmatique de la perspective

textualiste, on notera ensuite qu’il est paradoxal que les propositions du

philosophe aient eu une influence aussi forte sur la pratique d’un

anthropologue alors même qu’elles semblent plus adéquates au travail de

l’historien. À l’horizon des sciences humaines, dans l’article de Paul

Ricœur, il y a l’histoire, lieu d’inscriptions, de mise en archives des actions

humaines. Et il est évident que la perspective textualiste, dans la mesure

où les archives sont le lieu matériel de l’inscription, s’adresse en premier

lieu aux historiens. L’anthropologue est confronté sur le terrain à des

situations dialogiques, ce qui le met en mesure de saisir les références

ostensives du discours, la « parole vive ». Certes, il doit transcrire ce qu’il

perçoit et donc « textualiser » une expérience directe. Ce moment peut

être perçu comme un moment d’appauvrissement par rapport au réel. Si

l’historien est d’emblée éloigné des situations d’interactions par lesquelles

se construit la réalité sociale, il est surprenant de voir l’anthropologue se

mettre volontairement dans cette position alors même qu’il a accès à un

matériau différent.

Ce dernier point n’est qu’effleuré par Levi. L’influence de Ricœur a conduit

Geertz, selon lui, à superposer « compréhension historique » et

« compréhension anthropologique ». Mais les « dangers du geertzisme »

se situent à un autre niveau. Ils trouvent leur origine dans les principes de

l’approche interprétative elle-même. Ce que fait Robert Darnton, dans son

application « un peu mécanique » de ces principes, ce n’est au fond que

contribuer à rendre ces principes originels et les risques qu’ils comportent

« plus clairs pour nous ». « Dangers du geertzisme » ? Dangers de

l’herméneutique ? Il n’est pas aisé de faire la part des choses dans le texte

de Levi.

Traduction et interprétation

Du modèle interprétatif, Levi retient surtout son rejet catégorique d’une

connaissance historique qui soit une connaissance « objective »,

« conformité entre une proposition et une chose ». Ce n’est plus Ricœur

qu’il discute (et chez qui cette opposition n’a plus guère de sens) mais la

philosophie de Gadamer pour qui « l’objectivisme est une illusion25 ». Dès

lors, Levi note que l’on est conduit vers deux limites : le problème des

rapports entre texte et contexte, le texte étant conçu comme la partie

d’un tout ; et le problème des critères de validation de l’interprétation.

Pour lui, dans l’« arc herméneutique » de Geertz et de Darnton, le

Page 7: Contre Geertz Labyrinthe

contexte ne change pas, il est donné d’avance, il est « rigidifié comme un

arrière-fond immobile ». L’étrangeté ou, plus simplement, la singularité

n’ouvre pas sur une lecture plurivoque mais sur une réduction non

problématique26. Le texte illustre le contexte ; plus, il en est la traduction.

Dès lors, peut-on dire qu’il y a véritablement interprétation ? Traduction

n’équivaut pas à interprétation, et la volonté de « traduire » de manière

univoque le texte ou le phénomène social excède largement

l’interprétation. Geertz a souvent présenté son travail comme un effort de

« traduction » des phénomènes culturels, mais n’y a-t-il pas là déviance

par rapport à l’intention interprétative initiale ? Ces pratiques abusives qui

visent à « plier » le texte aux exigences du contexte ont pour corollaire,

aux yeux de Levi, une absence de critère de validation et de pertinence.

On touche ici à la question de la preuve documentaire et de

l’administration de cette preuve. Il ne s’agit pas d’ouvrir ici le débat sur

ces problèmes complexes27. Retenons l’insistance de Levi sur

l’importance des critères objectifs de validation. C’est aussi

incontestablement le mérite de l’essai de Paul Ricœur, que de penser

ensemble la notion d’interprétation et la question des critères objectifs.

Traduction et interprétation, tel est le jeu conceptuel sur lequel s’ouvre le

thème « Traduire ». Sur l’interdisciplinarité, chère à Labyrinthe, l’article de

Giovanni Levi apparaît à la fois comme un encouragement, une invitation

à travailler dans cette voie, et comme une mise en garde. Encouragement

car il montre à quel point l’historien ne peut travailler isolé. Mise en garde

parce que cette position n’implique pas que l’on puisse faire n’importe

quoi. La « transposition mécanique » de propositions d’une discipline dans

une autre est, au fond, l’écueil dans lequel Darnton, aux yeux de Levi, est

tombé.

Notes

1 Quaderni storici, 58, 1985, p. 269-277.2 La même année, il publiait en Italie son grand livre, L’Eredità immateriale. Carriera di un esorcista nel Piemonte del Seicento (Turin, 1985), traduit quatre ans plus tard en français (Le Pouvoir au village. Histoire d’un exorciste dans le Piémont du xviie siècle, Paris, 1989). Sur la micro-histoire, dans une bibliographie abondante, voir Carlo Ginzburg et Carlo Poni, « Il nome e il come : mercato storiografico e scambio disuguale », Quaderni storici, 40, 1979, p. 181-190, traduction française partielle « La micro-histoire », Le Débat, 17, 1981, p. 133-136 ; Jacques Revel, « L’histoire au ras du sol », présentation de l’édition française du Pouvoir au village, de Giovanni Levi, p. I-XXXIII ; et Jacques Revel (dir.), Jeux

Page 8: Contre Geertz Labyrinthe

d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, 1996.3 Robert Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes in French Cultural History, New York, 1984, traduction française Le Grand Massacre des chats : attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, 1985.4 Ce néologisme sans doute ironique traduit, dans le texte de Levi, la distorsion que ce dernier perçoit entre les travaux de Geertz et leur usage chez les historiens, en particulier chez Robert Darnton. Il reste à comprendre en profondeur un point sur lequel l’article de Giovanni Levi reste allusif : ce qu’il y a donc à garder, « intelligence » et qualités d’écrivain mises à part, de l’anthropologie de Clifford Geertz. Notre présentation ne vise à donner au lecteur que les premiers éléments du débat.5 Sur ce projet, voir aussi Roger Chartier, « Text, Symbols, and Frenchness », Journal of Modern History, décembre 1985, 4, p. 682-696, et le « compte rendu » à plusieurs voix – Bourdieu, Chartier, Darnton – du Great Cat Massacre : Pierre Bourdieu, Roger Chartier et Robert Darnton, « Dialogue à propos de l’histoire culturelle », Actes de la Recherche en Sciences sociales, 59, 1985, p. 86-93.6 Dont Darnton reconnaît l’apport, et admet qu’elle ne produisait pas exclusivement ce type d’histoire ; il mentionne les travaux d’anthropologie historique de Jacques Le Goff.7 Elle se voulait une « histoire quantitative au troisième niveau », comme le disait explicitement Pierre Chaunu. L’archétype, du reste mémorable, de cette manière d’écrire l’histoire est le livre de Michel Vovelle sur les testaments provençaux, Piété baroque et déchristianisation en Provence au XVIIIe siècle : les attitudes devant la mort d’après les testaments, Paris, 1973. On doit cependant se garder de la caricaturer : ainsi Soboul, loin de tout dogmatisme, se demandait-il si l’on pouvait « mesurer la foi » – manière de dire qu’il était conscient des limites de cette histoire quantitative à laquelle de nombreux objets échappent (dans Ernest Labrousse, dir.), L’Histoire sociale : sources et méthodes, colloque de Saint-Cloud, 15-16 mai 1965, actes publiés à Paris, 1967, p. 43).8 Voir notamment The Business of Enlightenment : A Publishing History of the Encyclopédie, 1775-1800, Londres, 1979, traduction française L’Aventure de l’Encyclopédie, 1775-1800 : un best-seller au siècle des Lumières, Paris, 1982, rééd. Paris, 1992.9 Robert Darnton, Le Grand Massacre…, cit., Paris, 1985, p. 10-11.10 Cette cosmologie des gens simples, objet du livre de Darnton, a passionné les micro-historiens – que l’on pense au sous-titre du Fromage et les vers, de Carlo Ginzburg : « Il cosmo di un mugnaio del ‘500 », « L’univers d’un meunier du XVIe siècle ». De même, l’attachement de Darnton à l’étude du marginal et son refus de la notion de type représentatif ne seraient pas désavoués par les micro-historiens. Le rejet par Levi du livre de Darnton est d’autant plus intéressant.11 Robert Darnton, Le Grand Massacre…, cit., Paris, 1985, conclusion.

12 Voir Clifford Geertz, Bali, interprétation d’une culture, Paris, 1983, ainsi que Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, 1986, et « La description dense ; vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, 6, 1998, p. 73-105 (traduction par André Mary de l’essai qui ouvre The Interpretation of Cultures, 1983).

Page 9: Contre Geertz Labyrinthe

13 Clifford Geertz, « Genres flous, la refiguration de la pensée sociale », Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, 1986, p. 27-47.14 « L’analogie avec le texte, soulevée maintenant par les spécialistes en sciences sociales est, de quelque façon, la plus vaste des refigurations récentes de la théorie sociale, la plus aventureuse et la moins développée. » (« Genres flous… », cit., p. 41.)15 Ibid., p. 44. Il nous semble que Giovanni Levi fait une faute de lecture lorsqu’il attribue à Geertz la proposition selon laquelle « l’étude de la signification fixée est séparée de l’étude des processus sociaux qui la fixent » comme faisant partie de la « nouvelle philologie » que l’anthropologue appelle de ses vœux. C’est au contraire à propos de l’« ancienne » philologie que Geertz émet ce jugement. La question de savoir dans quelle mesure l’anthropologie de Geertz a réellement pratiqué cette « nouvelle philologie » reste bien entendu posée.16 Ibid., p. 45.17 André Mary, « De l’épaisseur de la description à la profondeur de l’interprétation », Enquête, 6, 1998, p. 55-72. Nous devons beaucoup à cet article, tout entier consacré à l’anthropologie interprétative de Clifford Geertz.18 Paul Ricœur, « Le modèle du texte : l’action sensée considérée comme un texte », Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, 1986, p. 183-220. On trouve la première publication de ce texte sous le titre « The Model of the Text : Meaningful Action considered as a Text », dans Social Research, 38, 3, 1971, p. 529-562. L’objet de cet essai est le dépassement d’une opposition épistémologique devenue stérile entre expliquer et comprendre, et le repositionnement épistémologique de l’herméneutique déplacée par Heidegger sur un plan ontologique.19 Ibid., p. 183.20 Ibid., p. 190.21 Ibid., p. 194-195. Et Ricœur ajoute : « […] L’histoire est cette “quasi-chose” sur laquelle l’action humaine laisse une “trace”, met sa “marque”. D’où la possibilité des “archives”. Précédant les archives intentionnellement mises par écrit par les mémorialistes, il y a le processus continu d’“enregistrement” de l’action humaine, qui est l’histoire elle-même en tant que nous sommes des “marques”, dont le destin échappe au contrôle des acteurs individuels » (p. 195).22 Ibid., p. 190.23 Ibid., p. 209.24 Voir, sur ces questions, Clifford Geertz, Bali, interprétation d’une culture, Paris, 1983 ; et « La description dense : vers une théorie interprétative de la culture », Enquête, 6, 1998, p. 73-105. Pour une lecture critique de cette notion d’action symbolique, voir Alban Bensa, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles…, cit., p. 37-70.25 Hans Georg Gadamer, Le Problème de la conscience historique, Louvain et Paris, 1963, 2e édition Paris, 1996, p. 73-74.26 La notion de «contexte » a été largement repensée à partir des travaux des micro-historiens. Voir sur ce point Jacques Revel, « Micro-analyse et construction du social », dans Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles…, cit., Paris, p. 15-36 ainsi qu’Alban Bensa, « De la micro-histoire… », cit.

Page 10: Contre Geertz Labyrinthe

27 Voir le numéro spécial de la revue Enquête sur le thème « Interpréter, surinterpréter » (3, 1996) et, en particulier, l’article de Jean Boutier et Philippe Boutry, « L’invention historiographique, autour du dossier Menocchio », p. 165-176.

Pour citer cet article

Pierre Savy et David Schreiber, « Traduction et interprétation », Labyrinthe, Thèmes (n° 8), , 27-35 [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2005. URL : http://revuelabyrinthe.org/document829.html. Consulté le 19 octobre 2007.Quelques mots à propos de :  David   Schreiber

David Schreiber est né en 1974. Il est agrégé d’histoire et ancien élève de l’École normale supérieure. Il prépare une thèse de doctorat à l’École des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Jacques Revel, sur Les Représentations du passé en France pendant la Restauration. Il a par ailleurs collaboré en qualité d’auteur aux émissions sur le procès Barbie diffusées sur la chaîne Histoire en novembre 2000.

Giovanni Levi« Les dangers du geertzisme »

Traduction inédite de l’italien, par Pierre Savy.

Page 11: Contre Geertz Labyrinthe

Texte intégral

Texte original : « I pericoli del geertizsmo », publié en italien dans les Quaderni storici, 58, 1985, p. 269-277*.

Le livre de Robert Darnton1 est un livre important : pas tant pour ses

résultats, qui me paraissent au contraire très discutables, que pour la

philosophie qui l’inspire plus ou moins consciemment. En effet, Darnton

s’est mis au travail dans un état d’esprit très sensible au climat culturel

environnant, et dans l’intention d’écrire un livre à succès. Sa recette

consistait précisément à travailler de manière très météorologique, à

accepter comme source d’inspiration le débat dans l’air du temps sur la

crise des sciences sociales. Je veux donc aller au-delà des déclarations

explicites de l’auteur, pour discuter essentiellement un point : pourquoi

est né un livre comme celui-là.

Au-delà des intentions de l’auteur, disais-je : parce qu’aucun des

protagonistes du débat ne figure dans la liste des noms qu’il cite, excepté

celui qu’il utilise comme un filtre qui mène vers le monde de la discussion

théorique : Clifford Geertz. Un remerciement, au-delà des institutions, tient

lieu d’épigraphe au livre : un cours universitaire de 1972 sur l’histoire des

mentalités s’est peu à peu transformé en séminaire sur l’histoire et

l’anthropologie, « thanks to the influence of Clifford Geertz ».

Il convient alors de remonter jusqu’à l’inspirateur. Comme je chercherai à

le montrer, le travail de Darnton est par beaucoup d’aspects la synthèse

portée à l’extrême d’une certaine façon d’imaginer ce qu’est

l’anthropologie de Geertz : peut-être parce qu’il est la transposition

mécanique dans le domaine de l’histoire de problèmes que rencontre

l’anthropologie et qui sont nés du rapport avec des interlocuteurs vivants.

Et l’on ne peut pas ne pas se demander si les Français de l’époque

moderne que Darnton étudie ne sont pas, par certains aspects, des

interlocuteurs un peu moins — ou du moins différemment — en mesure de

réagir que les Marocains ou les Indonésiens de Geertz.

Clifford Geertz se situe dans le domaine de la réflexion herméneutique, ce

riche courant de philosophes qui placent le phénomène de l’interprétation

au centre de leur intérêt. Si, jusqu’au romantisme, l’interprétation était

essentiellement le problème technique consistant à repérer les règles qui

Page 12: Contre Geertz Labyrinthe

doivent guider la lecture de certains textes — religieux et juridiques en

premier lieu —, l’herméneutique comme problème philosophique général

se développe en relation avec la solution de continuité de la tradition

européenne représentée par la Révolution française : la question de

l’accès aux produits spirituels d’autres époques et d’autres peuples

devient un problème, la Bible et les textes juridiques cessent d’être les

objets privilégiés et immobiles de toute interprétation2.

La chaîne que Geertz nous propose relie Schleiermacher, Dilthey,

Heidegger, Gadamer et Ricœur : une progressive identification de

l’existence même avec le phénomène de l’interprétation des produits

culturels (ou des manifestations vitales, pour le dire avec Dilthey)3, avec

les textes auxquels l’appliquer.

C’est là une polémique essentielle dans le domaine des sciences

humaines : contre le modèle objectivant, qui réduit toutes les choses à des

objets que l’on manipule, qui réduit l’homme à un sujet manipulant, et qui

uniformise les sciences humaines sur le modèle des sciences de la nature,

le dernier Heidegger proposait la voie opposée, celle de la médiation

herméneutique qui nous prépare au retour peut-être impossible de l’être,

contre la pensée de l’âge de la technique. La proposition consistait en une

identification d’ensemble de l’histoire avec le langage, qui est le moyen

dans lequel advient l’illumination de l’homme réalisée par l’être : l’homme

parle un langage, mais en réalité il n’en dispose pas ; c’est le langage qui

dispose de lui, en traçant les lignes de ses expériences possibles, en

délimitant les alternatives, et ainsi de suite. Mais au-delà de la tension

finaliste de Heidegger, c’est la version de l’herméneutique qu’offre Vérité

et méthode, de Gadamer (1960)4, qui inspire la réflexion méthodologique

de Clifford Geertz.

Partant de Dilthey et Heidegger, Gadamer « montre comment, pour

reconnaître théoriquement l’expérience de vérité qui se produit dans les

sciences de l’esprit, il convient d’élaborer une notion de vérité qui ne soit

plus en aucune manière apparentée avec celle de la conformité entre une

proposition et une chose5 » ; la vérité se produit, les expériences se font.

« La connaissance historique ne peut être décrite selon le modèle d’une

connaissance objectiviste, car elle est elle-même un processus qui a tous

les caractères d’un événement historique. La compréhension doit être

entendue comme un acte de l’existence, et elle est donc un “pro-jet jeté”.

L’objectivisme est une illusion6. »

Page 13: Contre Geertz Labyrinthe

Le savoir de l’homme sur les produits culturels est l’ensemble des points

où se produit la vérité parce que ce sont les points de la médiation

historique entre formes du passé (ou de l’« autre ») et expérience

présente et future. On ne peut donc réduire l’interprétation et sa vérité à

une correspondance entre proposition et texte : le texte lui-même subit

une modification continue, il montre la multiplicité de ses significations, et

les historiens sont « des membres de la chaîne ininterrompue à travers

laquelle le passé s’adresse à nous ». Nous nous attendons que les textes

nous enseignent quelque chose : une fois reconnu le caractère étranger de

ce qui nous parvient de dehors, l’attitude herméneutique présuppose non

une neutralité objective mais une prise de conscience qui désigne nos

opinions et nos préjugés et les qualifie comme tels. « Et c’est en réalisant

cette attitude que nous donnons au texte la possibilité d’apparaître dans

sa différence et de manifester sa vérité propre contre les idées préconçues

que nous lui opposons d’avance7. »

Geertz se fait l’écho fidèle de ces positions : « Que la pensée soit

spectaculairement multiple comme produit et admirablement singulière

comme processus, voilà qui est devenu un paradoxe de plus en plus

stimulant dans les sciences sociales ; mais en plus, la nature de ce

paradoxe est de plus en plus considérée comme un problème relié au

puzzle de la “traduction”. Nous sommes désormais tous des indigènes, et

quiconque n’est pas immédiatement un des nôtres est exotique. La

mission qui consistait à découvrir si les sauvages pouvaient distinguer le

fait de l’imaginaire s’est transformée, semble-t-il : il s’agit désormais de

découvrir comment les autres, au-delà des océans ou bien derrière la

porte à côté, organisent un monde à eux qui est significatif8. »

Je dois dire que cette reconstruction des ascendants est évidente mais non

pas avouée, chez Geertz ; les pages de Gadamer et de Ricœur sont celles,

me semble-t-il, qui résonnent le plus fortement à la lecture de son Local

Knowledge. Jamais Apel n’est cité, mais Habermas l’est souvent, et la

polémique de Ricœur contre Wittgenstein est laissée de côté. Mais son

intention n’était pas d’entrer dans un débat de philosophes, de même

qu’ici mon intention ne saurait être de discuter la relation complexe qui

existe entre le débat herméneutique et la pensée de Geertz. Le problème

est celui de la fondation d’une anthropologie herméneutique qui, à partir

de prémisses philosophiques comme celles que nous avons trop

rapidement évoquées ci-dessus, affronte des thèmes essentiels du débat

Page 14: Contre Geertz Labyrinthe

anthropologique : celui de la traduction de la pensée « autre », celui de la

transformation en texte des produits culturels.

Et c’est justement ce processus de transformation en texte9 de fragments

de la réalité qui requiert quelques éclaircissements. Parce que

naturellement, ce n’est pas là une banale proposition d’extension de la

méthode herméneutique, qui passerait, des objets écrits où elle s’applique

traditionnellement, à la réalité spirituelle ou culturelle dans son ensemble.

Elle a de lourdes implications de méthode et d’orientation.

Clifford Geertz discute de cette analogie en la confrontant avec d’autres

analogies qu’utilise la théorie sociale récente : le jeu et le drame. Que l’on

puisse décrire la conduite humaine en analogie avec le jeu et le contre-jeu

ou avec l’acteur et les spectateurs semble plus plausible que de décrire

les personnes qui agissent comme si elles étaient des phrases. Mais

l’avantage de cette dernière analogie est qu’elle permet de considérer les

actions comme un discours, de les interpréter en s’appuyant sur le

concept de Ricœur d’« inscription », c’est-à-dire de fixation de la

signification. L’action, l’événement, ce qui est dit passent, mais la

signification inscrite demeure : « Le grand avantage de l’extension de la

notion de texte est qu’elle attire l’attention sur ce phénomène de la

fixation de la signification au-delà du passage des événements : l’histoire

par rapport à l’événement, la pensée par rapport au penser, la culture par

rapport au comportement. » L’étude de la signification fixée est séparée

de l’étude des processus sociaux qui la fixent : c’est ce que Geertz appelle

une nouvelle philologie. « Ceux qui proposent que “la vie est comme le

jeu” tendent à considérer l’interaction face à face, les tentatives de

séduction ou les cocktails comme le terrain le plus fertile pour leurs

analyses ; ceux qui soutiennent que “la vie est comme une scène” sont

attirés par les émotions collectives, par les insurrections ou par les

carnavals ; de la même façon, ceux qui soutiennent que “la vie est comme

un texte” tendent vers les formes imaginatives : mots d’esprit, proverbes,

arts populaires10.»

La textualisation est donc le processus à travers lequel le comportement

non écrit, le discours, les croyances, la tradition orale ou rituelle, en

viennent à constituer un ensemble, et un ensemble potentiellement

signifiant, mis en évidence par une situation discursive immédiate et en

action. Et c’est un requisit essentiel de l’interprétation parce que le texte

assume ainsi une relation plus ou moins stable avec le contexte dans

Page 15: Contre Geertz Labyrinthe

lequel la signification multiple, implicite dans la signification littérale, est

déchiffrée.

Le problème est celui posé par Ricœur du rapport entre texte et monde.

Un monde ne peut être saisi directement : il est toujours saisi grâce à une

inférence sans fin sur la base de ses parties ; et les parties doivent être

conceptuellement et perceptiblement séparées du flux de l’expérience. Si

bien que la textualisation est un mouvement circulaire qui isole puis

contextualise un fait dans sa réalité englobante.

La position de Ricœur (copiée par Geertz, qui superpose compréhension

historique et compréhension anthropologique) implique aussi de

considérer comme dénuées de pertinence les différences entre recherche

de terrain et recherche d’archives. Pour Ricœur, c’est le discours qui a

comme aspect intrinsèque la situation immédiate de communication : il

n’en va pas de même du texte et de sa lecture. Pour comprendre le

discours, il faut être en présence du sujet qui parle ; mais pour que le

discours devienne texte, il doit être devenu autonome de la situation

immédiate : l’interprétation diffère de l’interlocution. Le texte peut être

transporté et l’ethnographie est produite loin du terrain. L’expérience de

recherche, centrale pour l’anthropologue social des années trente-

soixante, est transformée en un ensemble textuel, séparé de l’occasion

discursive dans laquelle elle se produit. « Un rituel ou un événement

textualisé n’est plus strictement relié à la production de cet événement

par des acteurs spécifiques. Au contraire, ces textes deviennent les

preuves d’un contexte englobant, d’une réalité “culturelle”. Mais puisque

auteurs et acteurs spécifiques sont séparés de leurs productions, il faut

inventer un auteur généralisé pour rendre compte du monde ou du

contexte dans lequel les textes sont artificiellement replacés. Cet auteur

généralisé apparaît sous divers noms : “point de vue de l’indigène”,

habitants des îles Trobriand, le Nuer, le Dogon, le Balinais11. »

Je ne sais dire s’il est absolument impossible d’éliminer l’une des limites

pratiques principales que cette prise de position induit dans la recherche

ethnologique et historique ; il est toutefois pour le moins très fréquent

chez Geertz et chez Darnton que ce contexte de référence soit rigidifié

comme un arrière-fond immobile. Et du reste, Gadamer nous avertit que

« l’intention véritable de la connaissance historique n’est pas d’expliquer

un phénomène concret comme cas particulier d’une règle générale […].

Son but véritable — même en utilisant des connaissances générales — est

Page 16: Contre Geertz Labyrinthe

bien plutôt de comprendre un phénomène historique dans sa singularité,

dans son unicité12. » C’est un peu un cercle vicieux, dans lequel le texte

nous met en mesure de prendre conscience de nos préjugés et de

découvrir un monde « autre » significatif, mais où le contexte d’ensemble

est donné au départ et n’est pas changé à la fin : l’unicité d’un texte peut

peut-être fournir une plus grande compréhensibilité du contexte, mais non

en changer substantiellement les éléments. C’est en somme un processus

circulaire dans lequel les critères de vérité et de pertinence, tous enfermés

dans l’activité herméneutique constitutive, paraissent — au moins pour

mon obsolète mentalité matérialiste — trop arbitraires.

Comme on le voit, on a ici le reflet des limites au fond irrationnelles et

esthétisantes de Gadamer13 : le manque d’une perception d’ensemble de

l’histoire qui ne soit pas sa croissance herméneutique sur elle-même,

parce que tout événement historique est par nature une médiation entre

passé (ou « autre »), présent et avenir ; toute interprétation de textes est

une application à une certaine préférence ou situation présente. Il n’existe

en somme aucun critère pour distinguer interprétations valides et

interprétations non valides, sinon leur capacité de donner lieu à de

nouveaux processus herméneutiques, d’activer un dialogue continu avec

le passé et avec « l’autre », qui toutefois ne réduise pas les textes à des

objets séparés du sujet.

Mais il est temps de retourner à notre texte, au livre sur le Cat Massacre :

« ce genre d’histoire de la culture, dit Darnton, appartient aux sciences de

l’interprétation » (p. 6*). Et c’est ici un des mérites, à mes yeux du moins,

du livre : son application un peu mécanique de principes de cette origine

contribue à les rendre plus clairs pour nous. La crise de la représentation

et de la traduction entre cultures différentes est aujourd’hui plus que

jamais à l’ordre du jour, et Darnton nous propose une hypothèse de

réponse expérimentale et, je le répète, en partie inconsciente ou au moins

implicite. Il nous en propose même une version brutale : là où Geertz nous

explique les préférences de champ d’application de l’effort herméneutique

de la part de ceux qui conçoivent « la vie comme un texte », Darnton lit,

avec des observations paternalistes, que « les gens communs ne

construisent pas de propositions logiques, mais pensent avec les choses,

les récits, les cérémonies » (p. 4). Là où Gadamer écrit : « Que nous ne

comprenions rien au texte ou que la réponse qu’il donne contredise nos

anticipations, c’est l’expérience de l’échec qui dévoile la possibilité d’un

Page 17: Contre Geertz Labyrinthe

usage linguistique inhabituel14 », Darnton lit que « c’est en recueillant le

document là où il est plus opaque que nous pouvons réussir à débrouiller

un système “autre” de signification » (p. 5) ; là où c’est sur la singularité

que doit porter l’accent, Darnton nous dit : « On ne veut pas offrir de cas

typiques […]. Je ne vois pas pourquoi l’histoire de la culture devrait éviter

l’excentrique et s’intéresser au moyen ; on ne peut calculer la signification

moyenne ou le plus petit dénominateur commun des symboles » (p. 5-6).

On fait certainement tort à la richesse de passages concernant l’histoire

culturelle de la France que Darnton nous présente en s’arrêtant en

conclusion sur certains aspects généraux de son livre : ceux-ci, toutefois,

me semblent particulièrement indicatifs de tout ce que l’on a discuté

avant. Tout d’abord, la rigidité des contextes de référence.

Dans le premier chapitre, on examine les fables. En polémique avec les

lectures psychanalytiques de Fromm et de Bettelheim, Darnton en

propose une lecture réaliste : « Malgré d’occasionnelles touches de

fantaisie, les fables restent ancrées dans le monde réel » (p. 34) ; « elles

expriment de manière hyperbolique un fait de base de la vie paysanne »

(p. 35) ; « un substrat de réalisme social sert de support à l’imagination »

(p. 38). Et cette réalité sociale et culturelle d’Ancien Régime est très

semblable dans les différents pays, même si différents styles culturels

viennent changer le ton et les éléments du même récit, de nation en

nation : « Tout récit a beau observer une structure commune, dans les

différentes traditions des effets complètement différents sont produits —

le comique dans les versions italiennes, l’horreur dans les allemandes, le

dramatique dans les françaises, le bizarre dans les anglaises » (p. 46).

Parce que les styles culturels existent : « La “francité” [Frenchness] existe

et véhicule une vision particulière du monde — le sentiment que la vie est

dure, que mieux vaut ne pas se faire d’illusions sur l’altruisme de ses

compagnons, que l’astuce et l’ingéniosité sont nécessaires pour défendre

le peu que l’on parvient à prendre à ses voisins, et qu’être moral ne mène

à rien. La “francité” produit un détachement ironique » (p. 61). Comme on

le voit, ce ne sont pas les fables qui éclairent pour nous une vision du

monde : l’interprétation est fermée sur elle-même parce que le « style

culturel » des différents pays est donné, et il est, de manière schématique,

réduit à une formule, comme l’auteur lui-même le reconnaît (p. 51). Les

fables sont ainsi interprétées de manière fonctionnaliste, comme des

instruments servant à mettre en garde petits et grands et montrant « la

Page 18: Contre Geertz Labyrinthe

folie qu’il y a à attendre autre chose que de la cruauté d’un ordre social

cruel » (p. 38). Et ces cultures indéfinies sont l’expression des « caractères

nationaux » (p. 47). Il est évident qu’il y a là un renvoi aux études portant

sur le caractère national menées par l’anthropologie américaine des

années quarante (Gorer, Benedict, Mead). Une nouvelle histoire, en

somme, qui ne se rend pas compte qu’elle utilise des outils théoriques

discutables et obsolètes.

Il n’est pas difficile de noter encore une référence à Clifford Geertz, qui,

par exemple, dans cet article extraordinairement intelligent qu’est

« Centers, Kings and Charisma : Reflections on the Symbolics of

Power15 », nous donne toutefois des descriptions par formules des

caractères culturels (voilà les acteurs-auteurs généralisés dont parle

James Clifford) de l’Angleterre élisabéthaine, de la Java de Hayam Wuruk,

du Maroc de Hassan : contextes immobiles dans lesquels est insérée

l’étude du charisme et du pouvoir symbolique. Mais Geertz est Geertz : le

danger, c’est le geertzisme. Un autre aspect est la perte du sens de la

pertinence des choses : de petits épisodes peuvent être révélateurs

d’attitudes culturelles importantes, mais dans l’herméneutique comme fin

d’elle-même qu’il nous est paru possible de voir chez Gadamer et que

nous retrouvons souvent chez Darnton, l’absence de critère général de

validité et de pertinence naît d’un renversement des perspectives. De

petits épisodes deviennent apparemment importants parce que nous

connaissons déjà le schéma d’ensemble dans lesquels les insérer et les

lire : la recherche n’ajoute rien à ce qui est déjà connu, elle le confirme

faiblement et de manière superflue. Et c’est justement le cas de l’essai qui

donne son titre à tout le volume, « Workers Revolt : the Great Cat

Massacre of the Rue Saint-Severin ». La mise à mort des chats de la

femme du maître par les ouvriers typographes exprime la révolte d’un

groupe social encore corporativement subordonné aux bourgeois : « Il

serait absurde de considérer le massacre des chats comme une répétition

générale pour les Massacres de septembre de la Révolution française ;

toutefois, ce déchaînement de violence suggérait une rébellion populaire,

même si elle se limitait au niveau du symbolisme » (p. 98). Les relations

entre maîtres et ouvriers, la symbolique des chats, la vision du monde du

peuple et de la bourgeoisie sont données, c’est un contexte immobile qui

ne subit pas de modifications ; ce que l’article explique est donc la mort

violente de quelques chats, dans un cadre déjà connu de culture

carnavalesque et de révolte ouvrière, et connu à travers des études bien

Page 19: Contre Geertz Labyrinthe

plus importantes et bien plus novatrices.

Bref, contexte et pertinence sont posés a priori dans les divers chapitres

de ce livre. Le reste est souvent la calligraphie polie d’une philosophie de

l’histoire enfermée dans un cercle vicieux. J’ai donc interprété ces essais

comme un « texte » : mais, avec une procédure différente de celle de

l’herméneutique de Darnton, j’ai peut-être trop négligé la singularité de

l’œuvre, pour mettre en évidence combien elle est exemplaire d’une

manière de lire l’histoire sociale irrémédiablement « autre » que la mienne

et que celle, je l’espère, de beaucoup de lecteurs des Quaderni storici.

Notes

1 Robert Darnton, The Great Cat Massacre and Other Episodes in French Cultural History, New York, Basic Books, 1984, traduction française Le Grand Massacre des chats. Attitudes et croyances dans l’ancienne France, Paris, Robert Laffont, 1985, 2e édition Paris, Hachette, 1986.2 Voir Gianni Vattimo, « Introduzione » à Karl Otto Apel, Comunità e comunicazione, Turin, Rosenberg e Sellier, 1977, traduction italienne de Transformation der Philosophie, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1973.3 Cité dans Paul Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, Éditions du Seuil, 1969, p. 79.4 Hans Georg Gadamer, Wahrheit und Methode ; Grundzüge einer philosophischen Hermeneutik, Tübingen, J.C.B. Mohr, 1960, traduction française Vérité et méthode. Les grandes lignes d’une herméneutique philosophique, Paris, Éditions du Seuil, 1976, 2e édition Éditions du Seuil, 1996.5 GianniVattimo, « Introduzione », cit., p. XIV.6 Hans Georg Gadamer, Le Problème de la conscience historique, Louvain, Publications Universitaires de Louvain, et Paris, Béatrice-Nauwelaerte, 1963, 2e édition Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 73-74.7 Hans Georg Gadamer, Le Problème…, cit., 2e édition, p. 81.8 Clifford Geertz, Local Knowledge. Further Essays in Interpretive Anthropology, New York, Basic Books, 1983, traduction française Savoir local, savoir global. Les lieux du savoir, Paris, Presses universitaires de France, 1986. Les références suivantes à Geertz seront aussi tirées des essais réunis dans The Interpretation of Cultures, New York, Basic Books, 1973, par rapport auxquels, toutefois, Savoir local, savoir global présente un rapport plus étroit encore avec la philosophie herméneutique.9 Sur ce processus, voir Paul Ricœur, « The Model of the Text : Meaningful Action Considered as a Text », Social Research, 38, 1971, p. 529-562.10 Clifford Geertz, Local Knowledge…, cit., p. 30-33 et p. 151.11 James Clifford, « On Ethnographic Authority », Representations, 1, 1983, p. 132 ; cet article dans son ensemble présente un grand intérêt pour les problèmes dont il est ici question.12 Hans Georg Gadamer, Le Problème…, cit., 2e édition, p. 31.13 Un jugement de ce type sur Gadamer dans Eric Donald Hirsch Jr,

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Validity in Interpretation, New Haven, Yale University Press, 1967.14 Hans Georg Gadamer, Le Problème…, cit., 2e édition, p. 79.15 Clifford Geertz, Local Knowledge…, cit., p. 121-146.

Notes de bas de page astérisques :

* J’ai indiqué les références des éditions françaises quand celles-ci existent. Merci à Giovanni Levi pour son autorisation.* La pagination est celle de l’édition originale américaine.

Pour citer cet article

Giovanni Levi, « « Les dangers du geertzisme » », Labyrinthe, Thèmes (n° 8), , 36-45 [En ligne], mis en ligne le 10 mai 2005. URL : http://revuelabyrinthe.org/document830.html. Consulté le 19 octobre 2007.