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Cahiers du Brésil Contemporain, 2004, n° 55/56, p. 173-201 LES CARNETS DE TERRAIN DE ROGER BASTIDE Maria de Lourdes PATRINI * « La fête touche à sa fin. Je vais, selon l’usage, manger le reste de la nourriture des dieux. Et puis, je partirai seul. Je veux descendre vers la ville endormie, en portant embrassées les musiques qui continuent dans ma mémoire. Je monterai dans le dernier train qui grince sur ses rails. Près de moi, dans les groupes de voyageurs, quelque fille de santo qui a repris son triste vêtement de travail porte encore dans ses yeux la joie de l’étreinte des dieux ». Roger Bastide [Candomblés de Bahia] BST2. A7-01.09 Les carnets de terrain sont utilisés dans de nombreuses situations en tant qu’outils de travail, mais, très souvent, ils nous révèlent aussi, au–delà de l’observation scientifique d’« autrui » par l’anthropologue, une création esthétique, avec son efficacité littéraire, dans la présentation des données. Claude Lévi–Strauss a marqué l’anthropologie brésilienne en utilisant ses carnets pour la rédaction de Tristes Tropiques 1 . Lucien Febvre, Fernand Braudel et Roger Bastide comptent également parmi ces chercheurs. Dans ce cadre, je me propose d’étudier les carnets de terrain de Roger Bastide en tant qu’outil professionnel mais aussi en tant que journal ethnographique et, pour une part, personnel. Au–delà de la reconnaissance et du classement des archives de ces anthropologues français, ce travail permettra, je l’espère, une meilleure compréhension de la façon de faire du chercheur, de son travail avec les données obtenues, mais aussi du processus de sa création et de l’organisation de son discours. Cet ensemble de recherches concilie, bien sûr, une somme de signifiés et de sens singuliers qui offriront à terme des informations et des explications, lesquelles faciliteront l’interprétation de la réalité de cet « auteur », observée aussi bien dans la complexité de sa dimension symbolique que dans sa dimension esthétique. Suivant différentes orientations de recherches portant sur le problème de la littérature du moi, de l’oralité, de l’écriture et de la mémoire à travers des histoires et des récits de vie, je poursuis, depuis quelques années, des études théoriques et empiriques dans le champ de la * Professeur à l’Université Fédérale du Rio Grande do Norte, Centre de Sciences Humaines, Lettres et Arts. 1 Lévi–Strauss, 1955.

LES CARNETS DE TERRAIN DE ROGER BASTIDE · Clifford Geertz arrive à définir l’anthropologue comme un « auteur ... Geertz (1996) affirme encore que, pour que l’on puisse penser

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Cahiers du Brésil Contemporain, 2004, n° 55/56, p. 173-201

LES CARNETS DE TERRAIN DE ROGER BASTIDE

Maria de Lourdes PATRINI*

« La fête touche à sa fin. Je vais, selon l’usage, manger le reste de la nourriture des dieux. Et puis, je partirai seul. Je veux descendre vers la ville endormie, en portant embrassées les musiques qui continuent dans ma mémoire. Je monterai dans le dernier train qui grince sur ses rails. Près de moi, dans les groupes de voyageurs, quelque fille de santo qui a repris son triste vêtement de travail porte encore dans ses yeux la joie de l’étreinte des dieux ». Roger Bastide [Candomblés de Bahia] BST2. A7-01.09

Les carnets de terrain sont utilisés dans de nombreuses situations en tant qu’outils de travail, mais, très souvent, ils nous révèlent aussi, au–delà de l’observation scientifique d’« autrui » par l’anthropologue, une création esthétique, avec son efficacité littéraire, dans la présentation des données. Claude Lévi–Strauss a marqué l’anthropologie brésilienne en utilisant ses carnets pour la rédaction de Tristes Tropiques1. Lucien Febvre, Fernand Braudel et Roger Bastide comptent également parmi ces chercheurs. Dans ce cadre, je me propose d’étudier les carnets de terrain de Roger Bastide en tant qu’outil professionnel mais aussi en tant que journal ethnographique et, pour une part, personnel. Au–delà de la reconnaissance et du classement des archives de ces anthropologues français, ce travail permettra, je l’espère, une meilleure compréhension de la façon de faire du chercheur, de son travail avec les données obtenues, mais aussi du processus de sa création et de l’organisation de son discours. Cet ensemble de recherches concilie, bien sûr, une somme de signifiés et de sens singuliers qui offriront à terme des informations et des explications, lesquelles faciliteront l’interprétation de la réalité de cet « auteur », observée aussi bien dans la complexité de sa dimension symbolique que dans sa dimension esthétique.

Suivant différentes orientations de recherches portant sur le problème de la littérature du moi, de l’oralité, de l’écriture et de la mémoire à travers des histoires et des récits de vie, je poursuis, depuis quelques années, des études théoriques et empiriques dans le champ de la

* Professeur à l’Université Fédérale du Rio Grande do Norte, Centre de Sciences Humaines, Lettres et Arts.

1 Lévi–Strauss, 1955.

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littérature et de l’anthropologie sociale. Considérant que la construction sociale du sujet est intimement liée à la question du langage, puisque le monde des mots crée le monde des choses et de la subjectivité, c’est–à–dire l’homme en tant qu’être symbolique traversé par le discours et soumis par lui, je me donne comme objectif de répertorier, de sélectionner et d’analyser les carnets de terrain, ainsi que tous matériels et documents professionnels de chercheurs français ayant travaillé au Brésil.

Au cours des dernières décennies, études et discussions se sont multipliées à ce sujet. On admet chaque jour de mieux en mieux que la littérature peut faire progresser la connaissance et même servir de modèle d’énonciation aux historiens, aux ethnologues et aux sociologues1. Les anthropologues cherchent également à redéfinir leurs positions par rapport à ces champs de la connaissance. Clifford Geertz arrive à définir l’anthropologue comme un « auteur »2 (1996), et, dans son célèbre Manuel d’ethnographie (1947), Marcel Mauss enseigne à ses élèves : « La sociologie et l’ethnologie descriptive exigent qu’on soit à la fois chartiste, historien, statisticien ... et aussi romancier capable d’évoquer la vie d’une société tout entière3 ».

De la même façon, des études récentes montrent Marcel Proust comme un génie sociologique. L’écrivain a su faire de sa fiction un modèle d’énonciation de la complexité sociale. D’autres auteurs entrent dans ce cadre. Et, si le roman peut être progressivement reconnu comme un instrument de connaissance, venues des sciences humaines, de nombreuses réflexions traitent de la dimension narrative de l’histoire, de l’anthropologie et de la sociologie. Le succès de collections comme « Terre humaine »4 montre bien que, de nos jours, récits et témoignages ethnographiques forment un genre littéraire. Si les perspectives dans lesquelles des chercheurs essaient de travailler sur les écritures manuscrites sont différentes, les manuscrits également se présentent sous plusieurs formes et surtout sur une grande variété de supports. Ces supports peuvent définir un type d’écriture. Mais on sait très bien que des circonstances peuvent aussi définir l’écriture : l’usage, l’objectif, la situation, l’intention, entre autres.

1 Voir : Lassave, 2002. 2 Geertz, 1996. 3 Mauss, 1947, p. 5. 4 « Terre humaine » est une remarquable collection dirigée par Jean Malaurie. Elle est fort importante pour ceux qui attendent du genre biographique autre chose qu’une suite d’anecdotes. Cf. Fell (1983).

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Ces dernières années, en Europe, aux États–Unis et aussi au Brésil, des spécialistes de différents domaines ont montré de l’intérêt pour les notes et les brouillons de chercheurs et d’écrivains produits en même temps que leurs œuvres ou qui les ont accompagnées. Pour les « auteurs » des sciences humaines, on pensera aux cahiers de terrain de Lévi–Strauss, encore inédits, au Journal d’ethnographe, de Malinowski1 (1985), à L’Afrique fantôme, de Michel Leiris2 (1981) ; pour les écrivains, on citera, entre autres, les carnets de travail de Gustave Flaubert3, les carnets d’enquête d’Emile Zola4. En France, des chercheurs s’intéressent aux supports, à la matérialité des objets de l’écriture : carnets, cahiers, journaux, albums et registres. Ils analysent les caractéristiques concrètes des manuscrits ou l’écriture elle–même, en tant que pratique.

Les approches des pratiques d’écriture sont nombreuses et diverses : les travaux de génétique textuelle entreprennent le décodage de manuscrits et de brouillons et portent sur l’ensemble plus ou moins développé des « documents de rédaction » d’un auteur, ce que l’usage commun appelle les « manuscrits de l’œuvre ». La « génétique textuelle » est donc ce type d’investigation qui interroge les textes à partir de leur fabrication, de leur genèse5.

Les écoles paléographiques italiennes6 et espagnoles, au–delà du déchiffrement et de l’érudition, se sont ouvertes à l’approche sociale et culturelle des pratiques de l’écriture manuscrite (tout support, de la pierre au papier). L’histoire culturelle privilégie l’articulation entre l’étude des supports de la production textuelle imprimés et l’étude de leurs lectures. Dans cette approche d’analyse, nous pouvons remarquer aussi les études de Roger Chartier (1996)7.

Des études littéraires sont consacrées à l’analyse de journaux intimes et d’écritures non lettrées ; je pense ici à Philippe Lejeune8. Enfin, des ethnologues et anthropologues se sont

1 Malinowski, 1985. 2 Leiris, 1981. 3 Biasi, 1988. 4 Mitterrand, 1986. 5 Voir parmi d’autres, les études de : Pierre-Marc de Biasi, Almuth Grésillon, Louis Hay, Henri Mitterand. 6 Petrucci, 1993. 7 Chartier, 1996. 8 Lejeune, 1998 ; Lejeune, et Bogaert.

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penchés sur les écritures du quotidien, aussi appelées écritures ordinaires, à l’image des travaux entrepris par Daniel Fabre1.

LE CARNET DE TERRAIN

Mon étude du carnet de terrain se situe ici dans la perspective croisée de la littérature, de l’histoire, de l’anthropologie culturelle et de l’herméneutique. En privilégiant le contenu anthropologique et les aspects esthétiques, j’entends aussi attirer l’attention sur le champ de la communication, situé dans une réciprocité relationnelle et sur l’élocution en tant qu’elle est productrice de sens.

Avec les transformations et l’évolution des sciences littéraires et sociales, au cours des dernières décennies, nous pouvons relever l’apparition de nouveaux paradigmes d’interprétation, se nourrissant de la sémantique de l’action, de la phénoménologie et de la tradition herméneutique. En effet, les chercheurs de diverses disciplines étudient l’homme à partir d’une attitude épistémologique dans laquelle l’influence de l’herméneutique contemporaine est évidente (Gadamer, 1992-1997)2. Un des philosophes à l’origine de ces changements interprétatifs est Paul Ricœur, par ses travaux sur l’écriture de l’histoire et la poétique du savoir, des idées qu’il a systématisées dans Temps et récit (1995)3

L’herméneutique littéraire est une relecture de l’histoire partant d’une nouvelle conception du temps et du récit, notamment par l’importance donnée à la contribution du lecteur. Cette importance attribuée à la capacité compréhensive, à travers la fusion d’horizons, vise la valorisation du récepteur et l’ouverture à l’altérité. Ainsi, le sens résulte de l’opération dialogique entre l’œuvre et le lecteur, ce qui veut dire que la lecture est perçue comme un expérience, une action, un événement.

En ce qui concerne l’interprétation, je privilégie donc le champ des langages, des représentations et des cultures, ces approches me semblant plus adéquates aux objectifs de ce travail. J’inclus certains auteurs des sociologies des systèmes symboliques, comme Norbert Elias4,

1 Fabre, 1997. 2 Gadamer, 1992, 1996. 3 Ricoeur, 1984, 1985. 4 Elias, 1991, 1983.

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et des philosophes et historiens comme Michel Foucault1. Les auteurs utilisant l’herméneutique pour l’interprétation des signes en tant qu’éléments symboliques d’une culture et des systèmes de pensée, avec le sujet comme point central, nous serviront de guides pour les analyses et les interprétations des données.

Aux points de vue des auteurs déjà cités, j’ajouterai ceux de Clifford Geertz (1996). Ce dernier nous montre, à travers une analyse de l’écriture, que certains anthropologues, parmi les plus connus, ont développé des stratégies discursives complexes pour nous emmener loin, avec eux, sur le terrain. Geertz (1996) affirme encore que, pour que l’on puisse penser l’ethnographie comme une pratique de recherche, il faut établir des liens, sélectionner les informateurs, retranscrire des textes, relever des généalogies, tenir un journal2. Dans le cadre de cette recherche, je m’intéresse aux carnets de terrain en tant que base de données du travail de l’anthropologue où le chercheur se met en scène lui–même. Je procède donc à l’analyse de sa présence dans ce discours hybride et fertile, je m’interroge sur son implication personnelle dans les observations, dans la construction d’hypothèses, dans les choix théorico–méthodologiques, ainsi que dans les figurations à caractère esthétique.

Les carnets de terrain constituent des documents très riches mais, en tant que tels, il nous semble qu’ils ne dévoilent tout leur sens que s’ils sont éclairés par la lecture d’autres documents. Le contenu du carnet de terrain comporte certainement des données recueillies, des observations et des remarques, sur l’objet d’étude du chercheur, mais aussi des données personnelles sur le déroulement du séjour sur le terrain. Cependant le carnet ne sera jamais une histoire complète, ni de son parcours professionnel, ni de son histoire personnelle, ni un fidèle autoportrait. L’implicite, la discontinuité, l’irrégularité, ainsi que des lacunes, seront toujours présents. L’analyse des carnets de terrain des anthropologues ne nous renseignera pas seulement sur le travail de terrain proprement dit, l’observation et la collecte de données, mais aussi sur leur manière particulière d’organiser de façon créative les résultats qu’ils ont obtenus.

En privilégiant le contenu anthropologique et les aspects esthétiques, cette recherche vise aussi à évaluer et à traduire les images et représentations que ces spécialistes ont eues sur le terrain au Brésil. Dans ce sens, mes observations seront toujours attachées aux mouvements de distanciation et d’engagement du chercheur par rapport à sa recherche, mais également les notes d’ordre personnel que parfois l’« autre » exige. Dans les sciences humaines, les « carnets », 1 Foucault, 2001. 2 Geertz, 1996.

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les « cahiers » ou les « journaux » représentent des outils de travail. Les carnets de terrain révèlent à mes yeux une pratique de l’écriture comme action —exercice de la profession— mais aussi comme mémoire —base de données du chercheur.

Quelques préfigurations… La dénomination1 de « carnets » vient de carnets de voyage, tenus par les voyageurs jour

après jour. Un des premiers « journaux intimes » écrits et publiés appartient à un fonctionnaire anglais, Samuel Pepys. Dans le domaine du genre autobiographique quelques exemples peuvent être cités : les Confessions, de Saint Augustin (354-430), les Essais de Montaigne (1533-1592), où l’auteur relate ses expériences et ses réflexions, les Confessions de Jean–Jacques Rousseau (1712-1778). Des écrivains comme Benjamin Constant et Chateaubriand (XIXe siècle), pour ne citer que deux noms bien connus, ont écrit des journaux intimes ou des Mémoires. Depuis le début du XXe siècle des écrivains comme André Gide, Michel Leiris et Simone de Beauvoir ont produit des écrits autobiographiques. Pour avancer un peu plus dans le temps, en 1980, pendant l’écriture de Pour sortir du XXe siècle, Edgar Morin écrit un « journal » sur l’écriture du livre. Ce « journal » a été publié sous le titre : Journal d’un livre.

Longtemps, la biographie historique a été considérée comme un genre mineur et, à cause de cela, elle ne fut pas prisée par la plupart des historiens du XIXe siècle, ni par ceux du XXe siècle, malgré quelques exceptions notables, comme Martin Luther. Un destin, de Lucien Febvre (1928). Cependant ce genre a été réhabilité récemment par certains historiens des Annales : Jacques Le Goff a consacré une étude à Saint Louis (1996), puis une autre à saint François d’Assise (1999). Dans ce cas, l’historien retrace une vie plutôt comme le témoin d’une société, d’un mode de vie. C’est également dans cette optique que Carlo Ginsburg décrit l’univers de gens ordinaires tel un meunier du XVIe siècle, dans Le Fromage et les Vers (1976).

Dans ce genre, la variété des pratiques d’écriture est évidente et ici nous incluons les usages, les intentions, les objectifs ainsi que des supports et des dénominations. À partir du XVIIe siècle et jusqu’à nos jours on évoquera journaux intimes, journaux littéraires, journaux de recherche, carnets d’écrivain, biographies, biographies historiques, autobiographies, Mémoires, récits ethnologiques, journaux ethnographiques et carnets de terrain.

1 Hébrard, 1999.

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Pour le carnet de terrain, les anthropologues, depuis le début du XXe siècle, ont été parmi les premiers à donner cet exemple à travers leurs carnets ou journaux de terrain, élaborés pendant leurs recherches. Nous pouvons citer le Journal d’ethnographe, de Bronislaw Malinowski, écrit entre 1914 et 1920 et publié en 1967. Durant son voyage aux îles mélanésiennes, il tient un journal. Dans l’introduction de cette publication, Remo Guidieri souligne ceci : « En fait, on trouve, dans le témoignage trois types d’ambiguïté : celle qui revient au rôle (« espion–intrus ») ; celle qui revient à la relation (la question, d’ailleurs spéculaire est : « qui es–tu ? ») ; celle qui revient à l’expérience (« ai–je assez compris, appris ? »). Malinowski et Evans–Pritchard représentent surtout la dernière. Leurs récits sont des récits de la perplexité […] » (p. 13).

« Ecrire un texte qui puisse être en même temps un sentiment intime et un compte rendu distancié est presque aussi difficile que satisfaire aux deux exigences pendant le travail de terrain […] comment être à la fois voyageur et cartographe », souligne C. Geertz dans Ici et là–bas. L’anthropologue comme auteur (p. 20.). L’anthropologue est toujours confronté à sa relation avec ce qu’il écrit, mais il ne cesse jamais de la voir en termes de méthode de terrain. Certains spécialistes en sciences humaines ont fait des notes issues de l’observation du terrain une véritable méthode de travail, structurée, dans laquelle la confrontation entre le sujet et l’autre prend la place centrale. Il faut tenir les négociations entre soi et les autres.

Nombre de « récits » ont été publiés, mais très peu de vrais carnets (Malinowski, Leiris). Les carnets de terrain sur leurs supports originaux sont peu étudiés sous cet angle. Est–ce que les textes des anthropologues qui sont allés au Brésil disent qu’ils ont été là–bas ? Comment saisir les différences d’origine des textes trouvés dans les archives ? De tous les anthropologues français dont j’avais choisi d’étudier les carnets de terrain, le premier aux manuscrits duquel j’ai eu accès fut Roger Bastide.

ROGER BASTIDE

Rappels biographiques Des zones d’ombre demeurent dans toutes les biographies. Les faits exigent des

vérifications permanentes, lesquelles peuvent donner plus ou moins de netteté aux esquisses. C’est en partant de ce fait que j’ai décidé de retracer un ensemble partiel des données biographiques sur Roger Bastide, en privilégiant des événements concernant ses différents voyages. Au cours de ses voyages, toujours à la recherche de son objet d’étude, il a produit des centaines de notes d’observation de terrain. Cette pratique sera constante tout au long de sa vie.

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Roger Bastide est né le 1er avril 1898 à Nîmes. Jusqu’à la quarantaine, il fait des voyages en France : de Nîmes à Paris, de Paris à Valence en 1916, pour faire son service militaire, il part en 1917 au front comme télégraphiste. En 1919, il est à Strasbourg avec ses amis Paul Arbousse–Bastide et Henri Gouhier pour préparer l’Ecole normale supérieure et ensuite il va à Bordeaux après avoir obtenu une bourse de licence. Pendant les années 1920 et 1930, Roger Bastide continue ses déplacements dans diverses régions de France tant pour des motifs professionnels que pour des raisons personnelles. Il publie plusieurs textes et prépare un livre. Il fait des enquêtes de terrain et commence à participer à des colloques.

« Ce que j’ai cherché passionnément, c’est l’aventure » Installé à Versailles depuis peu de temps, il reçoit la proposition d’une chaire de sciences

sociales à l’université de São Paulo, créée en 1934. Roger Bastide1 va au Brésil, en 1938, pour remplacer Lévi–Strauss qui avait démissionné de ce poste qu’il occupait depuis 1935 pour aller étudier des ethnies indiennes d’Amazonie. C’est une opportunité que Roger Bastide ne pouvait laisser échapper ; il est arrivé au Brésil dans un moment où l’urbanisation du pays était rapide, dans une ville dont l’essor était alors remarquable.

Dès son arrivée au Brésil, il a dévoré avec avidité la littérature, la poésie et la sociologie brésiliennes, « devenant ainsi un critique militant et un chercheur qui a pesé de manière notable, dans la condition de collaborateur constant des journaux — en publiant des livres, en commentant des expositions, en discutant des théories et en établissant avec des intellectuels de la dimension de Mário de Andrade ou de Sergio Milliet des polémiques amicales et constructives, un exemple de cordialité et d’amour de la vérité, peu fréquentes dans le milieu »2.

Il a formé toute une génération de sociologues du Brésil. Il a su maintenir avec les étudiants et les chercheurs ce que Paul Arbousse–Bastide appellera une « réciprocité égalitaire ». Plusieurs de ses livres sont consacrés au Brésil. Ses articles sont nombreux et ont eu une grande influence dans les milieux intellectuels de ces années–là. Antonio Cândido, élève de Roger Bastide et plus tard professeur de théorie de la littérature à l’université de São Paulo, souligne l’article « magistral » que Bastide a écrit sur Machado de Assis et remarque également son influence sur

1 Le titre ci-dessus est celui d’un poème que Roger Bastide a publié, en 1927, à Laon. Ce poème très personnel est écrit sur un ton de confidence : Dépaysements. Cf. Bastidiana Cahiers d’études bastidiennes, n° 1, 1993, p. 40. 2 Cândido, 1993.

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Mario de Andrade, « dont les idées sur la genèse de la littérature populaire ont certainement été redéfinies grâce à lui »1. Pour ce professeur, il est évident que Roger Bastide a réussi « avec assurance et bonheur la difficile combinaison entre littérature et sociologie » (p. 99). Le premier texte de Bastide au Brésil, « Méditations brésiliennes sur un marché de São Paulo », est publié en juillet 1938 dans Don Casmurro ; il montre les préoccupations acculturatives de l’auteur et son étonnement devant un tel mélange de races. La même année, il publiera encore Une étude sur les rapports interraciaux et Une réflexion sur peinture et mysticisme. En 1940, paraît un article : Psicanalise do Cafuné, titre repris un an plus tard pour son premier livre brésilien.

En 1944 (19 janvier — 28 février), Bastide part en voyage d’étude dans le Nordeste (Salvador de Bahia). Ses premiers articles sur ce voyage montrent une réelle passion. Certes, il avait connu la macumba à São Paulo, mais à Bahia il va sauter le pas et connaître l’intérieur du candomblé, même si son initiation ne date pas de ce premier contact, selon Claude Ravelet (p. 42).

La rencontre de Pierre Verger Après la guerre, entre ses voyages, Bastide rencontre Pierre Verger, qui deviendra un

collaborateur et un ami et qui sera régulièrement à ses côtés, tout au long de ses déplacements. En 1948, il fait un voyage dans le sud du Brésil, en Uruguay et en Argentine, puis un nouveau voyage dans le Nordeste en juillet 1951, au cours duquel Bastide est initié au candomblé sous le signe de Xhangô. En même temps, Bastide envisage son retour en France, un poste de directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Études lui étant proposé par Lucien Febvre. En 1952, il effectue un voyage dans le plateau central du Brésil. De retour à Paris, en novembre de la même année, l’UNESCO le charge d’une recherche sur les étudiants africains en France, qu’il réalisera avec Pierre Verger. En 1954, durant son séjour brésilien, il part pour Recife au mois d’août. Entre 1955 et 1959, Bastide écrit beaucoup, certains grands textes datent de cette époque, durant laquelle il prépare également sa thèse d’état.

1 Op. cit., p. 100.

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Du Brésil à l’Afrique « Les navires négriers transportaient dans leurs flancs sonores non seulement le fils de la Nuit, mais encore les dieux, les orixás de bois, de fleuves et du ciel africain. […] C’est ainsi que s’est créé le candomblé et il s’est maintenu, à travers bien des résolutions, jusqu’à nos jours » Roger Bastide — Autres textes — Candomblé da Bahia — BST2. A7-01.09

En 1958, du 13 juillet au 22 septembre, Bastide effectue une mission pour l’Institut Français d’Afrique noire, au Dahomey (actuel Bénin) et au Nigeria, pour découvrir certaines des sources des religions du Brésil. C’est Pierre Verger qui prépare sur place son voyage :

12 juillet – Voyage avion – Paris – Kotonou 13 juillet – « arrivée à Kotonou. Verger m’attend avec camionnette IFAN. Beau temps, mais orages vers le soir. Départ pour Ouidah (40 Km environ) un dîner chez M. Bisson, maire »1 (Cahier de terrain de Bastide).

En 1962 Roger Bastide fait un voyage à São Paulo en mission d’étude. Il en profite pour animer un séminaire et donner des conférences. En septembre, il est à Bahia. Il y donne une conférence sur la pensée de Nina Rodrigues et retrouve Pierre Verger. Neuf ans plus tard il effectue une mission au Canada avec H. Desroche. Et, en 1973, durant l’été et jusqu’en septembre, il part en voyage d’étude au Brésil avec l’intention d’analyser encore les religions africaines, des années après ses premières études. Il retourne donc à Bahia puis, en septembre, il donne une conférence à São Paulo. Lors de son départ, il déclare à l’un de ses amis : « Je pars au Brésil et ce sera pour l’ultime fois » (Jean Duvignaud, « Notre Bastide », Bastidiana, p. 5). Le 10 avril 74 – Roger Bastide décède dans une clinique de Maisons–Laffitte.

Les archives de l’IMEC L’Institut Mémoires de l’Édition Contemporaine (IMEC), fondé en 1988, est le dépositaire

des archives de Roger Bastide. Depuis le mois de novembre 2003, j’effectue, dans le cadre de cette institution, une recherche sur les carnets de terrain de Roger Bastide.

Dès le début de mon travail sur les manuscrits de l’anthropologue, je me suis aperçue qu’il y avait une quantité non négligeable de notes de travail écrites de sa main. Cependant, tout ce matériel était classifié selon une typologie très générale. Entre les diverses catégories « Textes », « Correspondance », « Documentation », « Notes », « Presse », « Photo » et « Divers », il m’a semblé

1 Toutes les phrases de Roger Bastide sont en italiques.

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que le plus cohérent serait de commencer par la catégorie « Notes », par la rubrique « Notes de lecture et de voyage », étant donné le caractère itinérant des cahiers de terrain. Cette rubrique est composée de soixante–huit titres, avec une description générale des pièces jointes.

Après deux mois de travail1, au cours desquels j’ai parcouru un grande quantité de titres de cette rubrique, alors que j’attendais de pouvoir consulter certains documents, j’ai pu aussi vérifier le contenu des autres rubriques, notamment « Cours », « Textes », « Notes de cours » et « Correspondance générale »2, « Correspondance professionnelle », « Correspondance avec les étudiants », « Documentation générale », « Documentation personnelle » (j’ai lu un nombre significatif de lettres d’intellectuels, d’anthropologues, de politiques, d’écrivains et de poètes brésiliens ou français). Dans la catégorie « Correspondance », même si l’écriture de terrain n’est pas présente, la lecture de nombreuses lettres a permis une meilleure compréhension du rôle joué par Bastide en France et au Brésil, en tant qu’intellectuel, que professeur et que chercheur.

En février 2004, j’ai trouvé cinq titres dans la rubrique « Notes de lecture et de voyage ». Parmi ces cinq titres, trois concernent le voyage réalisé en 1958 en Afrique, au Dahomey et au Nigeria, pour l’étude des religions africaines et des marchés publics. Ce choix du chercheur se justifie en partie par la présence de « Brésiliens » dans ces pays africains. Et dans la rubrique « Autres textes », Bastide définit ces Brésiliens : « On appelle Brésiliens au Dahomey et au Nigeria les descendants des anciens esclaves du Brésil qui, après la suppression du travail servile, sont retournés au pays de leurs Pères. »

Les deux autres titres trouvés, « Voyage au Brésil et Voyage au Brésil et en Amérique du Sud » (qui ne sont pas classés en tant que cahiers à l’IMEC), contiennent, d’après l’inventaire, des cahiers, des notes d’observation, des dessins et des feuilles volantes.

Ces cahiers sont actuellement lus, analysés et déchiffrés. À travers cette étude j’ai pu proposer quelques hypothèses sur le statut spécifique de cet outil de travail que représente le

1 Il est important de noter que, depuis octobre 2004, les archives des auteurs déposées à l’IMEC, se trouvent entreposées dans l’abbaye d’Ardenne, à Saint-Germain-la-Blanche-Herbe, petit village normand où l’ont doit se rendre pour les consulter. 2 Correspondance de Roger Bastide avec Claude Lévi-Strauss. C’est au total 17 lettres et quelques cartes (de 1944 à 1972). Cette lecture m’a été autorisée par une lettre de Claude Lévi-Strauss. Qu’il en soit ici remercié.

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« cahier de terrain ». J’ai formulé encore deux ou trois alternatives typologiques et, évidemment, une ligne de conduite théorique et méthodologique pour l’analyse du matériel proprement dit.

Une quantité considérable de manuscrits, répertoriés dans un inventaire dont la typologie n’est pas toujours adaptée à un travail de recherche, constitue un vaste champ de découvertes. Si nous nous proposons de travailler sur toutes les « notes de terrain » de Bastide, puisqu’elles sont présentes dans une grande diversité de supports, il nous faudra tout d’abord procéder à une nouvelle classification de ce matériel. Cette classification exigera une analyse plus précise et approfondie de chaque support et de son contenu. En effet, les notes de terrain n’ont pas qu’un support. Si nous voulons vraiment connaître et analyser les manuscrits de Bastide, nous ne pouvons pas nous limiter aux supports « cahiers » ou « carnets » proprement dits. Pour Bastide, une dizaine de feuilles volantes foliotées peuvent constituer un « carnet ». La dénomination du support ainsi que le support lui–même n’ont guère d’importance pour lui. Cela vaut également pour les types et les modes d’écriture.

La question du temps et celle de l’espace présentent d’autres problèmes. Si les correspondances sont naturellement datées, il est loin d’en aller de même pour l’ensemble des autres documents. Dans un même item thématique peuvent coexister divers documents d’origines, de types et de périodes complètement différents. La taxinomie et les modes d’écriture requièrent encore une meilleure précision. L’utilisation des supports —durée et sporadicité— est également variable.

ROGER BASTIDE EN AFRIQUE

Actuellement, j’ai avancé dans mon travail d’analyse du matériel1 deux « titres » qui font partie de la rubrique : « Notes de lecture et de voyage » et des titres: [Cahier de voyages : Dahomey et Nigeria I] et [Cahier de voyages : Dahomey et Nigeria II] qui correspondent au voyage que Bastide fait en 1958 en Afrique. Ce matériel manuscrit se compose de plus de trois cents pages. Pour que cette analyse soit menée à bien par étapes, quelques principes doivent me guider :

• Analyser le support : cahiers nomades, cahiers sédentaires, notes de cours.

1 Dans cet article, je me contente de citer de brefs passages des carnets. En effet, s’agissant d’un matériel inédit, susceptible de faire un jour l’objet d’une édition, je ne suis pas autorisée à publier de très larges extraits, et, si je publie certains passages, c’est avec l’autorisation de la direction de l’IMEC.

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• Lire, déchiffrer. • Donner de la priorité à l’écriture de terrain, plus qu’au support proprement dit, et

entrevoir les aspects novateurs des notes de terrain, qui se manifestent comme un dispositif au service de la recherche et de la création de l’œuvre socio–anthropologique de Roger Bastide.

• Suivre le parcours des registres et annotations qui passe d’un cahier à un autre, ou d’un cahier à un ensemble de feuilles ou encore une petite note qui nous renvoie à d’autres documents ...

• Analyser la pratique de l’écriture de terrain. • Situation : confrontation entre « je » et « autrui » (personnes, sociétés, milieu). • Intention/objectifs : rendre compte de cette confrontation –enregistrer les données

recueillies et observées. • Faire dialoguer le travail de terrain et la correspondance. • Comparer les voix constructrices du discours de terrain : Bastide/Verger – Bastide/

théoriciens.

Je considère que l’écriture de carnets de terrain est une pratique que l’anthropologue conçoit sur le terrain comme une action —pour l’enregistrement de ses observations de terrain— mais uniquement si elle est mise en relation avec la mémoire et la conservation de ces données issues du terrain. L’écriture de terrain doit organiser une relation entre : le « je » et l’« autre ». Le sujet scripteur doit bien distinguer « autrui » du « je », en articulant le temps de l’écriture, le temps des faits observés, le temps d’une histoire de vie et le temps social.

Roger Bastide développe une problématique centrale qui va l’accompagner durant toute sa vie, elle se réfère aux contacts culturels. Le terrain d’observation sera toujours l’Europe, le Brésil et l’Afrique, mais le Brésil sera pour lui le point névralgique des échanges des systèmes symboliques entre l’Europe et l’Afrique. Bastide part pour l’Afrique de l’Ouest durant l’été 1958 ; il va au Dahomey (actuel Bénin) et au Nigeria. Pour ce voyage de recherche, il privilégiera les questions ethniques, le social et l’esthétique, car il défend toujours le principe que l’énigme ethnique et la condition sociale interviennent dans l’élaboration des œuvres et dans les rituels religieux. Au cours de ce voyage, il fera des observations de terrain dans un contexte d’origine avec l’objectif d’obtenir une compréhension adéquate des sources et des « flux et reflux »1 des rituels religieux, entre le Brésil et l’Afrique de l’Ouest. Bastide est cette fois en mission pour l’Institut Français d’Afrique noire (IFAN), son voyage durera du 13 juillet au 22 septembre 1958. 1 Flux et reflux : cette expression fait partie du titre de l’œuvre de Pierre Verger (1968).

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Avant de présenter l’écriture de l’anthropologue et ses notes d’observation de terrain, je me propose d’évoquer les supports utilisés. En particulier, dans le cas de Roger Bastide, la question de leur signification mérite d’être abordée. Alors que je cherchais, dans les archives de l’IMEC, les documents auxquels je m’intéresse, j’ai été confrontée à un grand nombre de notes de terrain, prises sur des supports très variés. Ici, nous nous contenterons de l’analyse de deux cahiers constituant un seul et même « carnet de notes », rendant compte jour après jour d’un même voyage, auxquels sont annexés encore un grand nombre de feuilles volantes et un groupe de trois petits cahiers, consacrés aux Brésiliens d’Ouidah.

Ces deux cahiers sont le fruit de son travail en Afrique, une partie de ses notes d’observation mais aussi la suite de son journal. Parler de ces cahiers signifie aussi établir des rapports avec les autres, car ils constituent un ensemble par rapport aux données recueillies par R. Bastide pendant son séjour au Dahomey et au Nigeria. Nous tiendrons compte de l’existence des feuilles volantes, ainsi que des cahiers sur Ouidah, sans pour autant les analyser en profondeur. À cela s’ajouterait apparemment un « petit carnet » auquel fait allusion Bastide mais que je n’ai pas encore pu trouver dans les archives.

D’après les indications données par Roger Bastide, ses cahiers de terrain (voyage en Afrique, 1958) possèdent la structure suivante :

Cahier I – correspond à « Cahier de Voyages : Dahomey et Nigeria I » : un cahier gris de 192 pages où Bastide tient ce qu’il appelle Mon journal.

Cahier II – correspond à l’ensemble « Cahier de Voyage : Les Brésiliens d’Ouidah », comportant trois volumes : cahier bleu clair (brouillon) Brésiliens d’Ouidah ; cahier jaune (brouillon) Brésiliens d’Ouidah (fort portugais) ; cahier bleu foncé (brouillon) – 48 pages – liste de Brésiliens par quartier à Ouidah.

Cahier III – correspond à « Cahier de Voyages : Dahomey et Nigeria II » : un cahier Air France, avec les Baptêmes à Agoué – 1846-1880 (au recto) et surtout la continuation de son journal commencé dans le cahier I (au verso).

En cet instant, je porterai mon analyse uniquement sur ce que Bastide appelle Mon journal, il s’agit de son carnet de notes, avec de nombreuses données d’observation du terrain mais aussi des notes de lecture et des notes plus personnelles. Comme nous l’avons remarqué dans la structure des cahiers, cet ensemble est reparti sur deux volumes, le cahier gris et le cahier Air

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France. La structure des cahiers que nous présentons ici reprend l’organisation établie par Bastide lui-même dans une de ses feuilles volantes, il note alors le contenu de chaque cahier et la façon dont ils s’organisent les uns par rapport aux autres.

Cahier de voyages : Dahomey et Nigeria (I) Support : Ce cahier1 est quadrillé, en brochure, avec une couverture de carton gris – 192

pages, de type écolier. Format : 22 cm x 16,5 cm. Le cahier a été numéroté par Bastide et ne comporte que de l’écriture manuscrite. Il l’a couvert au stylo bille bleu, d’une écriture minuscule, de lecture difficile. Il utilise dans ce cahier deux types d’écriture : professionnelle et personnelle, répartis de la façon suivante2 :

• de la page 1 à la page 182 – écriture de terrain – pages entremêlées de notes de lecture (numérotées par l’auteur) ;

• à partir de la page 183 : il note « Appendices » (pages non numérotées), l’écriture professionnelle est moins présente, il s’agit surtout d’une écriture personnelle.

Dès la première page de ce cahier, nous avons la date : 12 juillet, sans spécification de l’année. Cela confirme toujours le besoin de consulter d’autres documents ; même si mon analyse, à cette étape, ne prévoit pas une approche génétique, j’ai été obligée de faire appel à l’œuvre de l’auteur3, ou à sa correspondance, pour dévoiler certains éléments.

La deuxième partie de ce cahier – Appendices – est divisée en :

I –Livres lus : une liste de 44 titres, dans les deux premières pages.

1 Dans l’inventaire, la classification des « titres » est ainsi présentée : [Cahier de voyages: Dahomey et Nigeria I] Bastide, Roger Mss Pièces jointes : texte imprimé sur le Yhovisme (2 feuillets doubles) Cahier de voyage (jour à jour) et quelques notes de lecture Renvoi : voir en carton à dessin : (BST2.XI) une carte « Dahomey et Togo, croquis Routier », éd. 1948. BST2. N6-03.01 2 Selon la classification que Bastide va faire, il utilise les deux dénominations : journal ou cahier. 3 L’œuvre de Roger Bastide mais aussi celle de Pierre Verger.

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Puis un petit trait, qui marque souvent l’organisation de l’espace de la page, dans la prise de notes par Roger Bastide, suivi de la notation suivante :

Recherches sur les Marchés : M. Honoré Zinsou. Recherches sur les Brésiliens : M. Pascal Houssou1. II –Budget : présenté en colonnes avec les « rubriques » suivantes : Dates ; Recettes ; Dépenses ; Restant. III –Achats : liste de 40 cadeaux, provenance et prix. Puis, à côté : pour Métraux : 5 cadeaux – provenance et prix IV –Cadeaux : liste nominative des personnes, famille, amis, et quantité de cadeaux pour chacun.

Nous pouvons bien remarquer dans cet appendice la coexistence des deux types d’écriture, malgré la prédominance de la personnelle.

« Mon journal » Le cahier présente une suite d’entrées régulièrement datées du 12 juillet au 5 septembre.

Dès la première page, nous pouvons noter qu’une fois encore les deux registres, personnel et professionnel, se croisent et se confondent. Au–delà de l’intromission de l’écriture personnelle, il y a des interlocutions, dialogues et rapports établis avec des œuvres, des théoriciens et des chercheurs. Dès le début de ce cahier, on retrouve la présence de Pierre Verger. Il y a aussi et fréquemment des notes de lecture, des dessins et des grilles de données.

Ce discours fait constamment référence à d’autres cahiers et à d’autres lectures. Tout cela fait sans aucun doute un ensemble à déchiffrer et à décoder, à lire et à interpréter. Dès le début du cahier cohabitent des pratiques différentes : l’écriture d’observation, l’écriture spéculative, l’écriture du « jour après jour », les dessins, des questions sur les limites de la compréhension des faits observés. L’intime est donc hors du cœur de la page, mais il se manifeste toujours à travers une petite phrase écrite rapidement et parfois rayée, un petit commentaire, une comparaison, parfois importante.

L’écriture d’observation de terrain :

Vendredi 8 août – Terminé la lettre N 9. Fête de >Oshum à Oshogbo.

1 Ces remarques m’ont donné la possibilité de savoir que, parmi les lettres que Bastide enregistre dans son cahier (journal), quelques-unes pourraient être destinées à ses élèves.

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Cf. La fête Par O. de Joana de Ogun et dans 1 certaine mesure aussi les fêtes de présent à Yemanjá au Brésil. […] A 9 h. nous sommes chez le roi Alapa. Il a installé son trône devant la porte de la verandah qui longe la façade de son palais, pour recevoir les délégations avec orchestre. Il porte une tiare avec une petite croix au sommet, symbole de son appartenance au christianisme. Cela ne l’empêche pas de célébrer dignement cette fête païenne […].

Pendant qu’il prend des notes, il poursuit sa réflexion :

Voir dans le livre V. le mythe qui explique cette fête d’oshum. Ce mythe est rappelé par la procession du Roi à la rivière, chaque année, (…)Date fixé à l’avance que V. avait calculé d’après le calendrier yoruba. Il ne s’est pas trompé de peu1.

En marge de son écriture d’observation, Bastide note :

V = pas de délégation d’Ilesha aujourd’hui (sauf 1 tambour et 2 ou 3 membres, mais pas le Roi). Ces 2 femmes = famille de Ilesha, mais qui ( ??? )2 ci Oshogho ?

Une note plus personnelle :

Interrompu par la visite du Roi d’Ilobu qui veut nous rendre la visite que nous lui avons faite. D’ailleurs la maison où nous habitons lui appartient.

A priori, l’anthropologue peut exercer son écriture de terrain avec la seule préoccupation de se servir de la langue pour ses nécessités concrètes, dans un contexte donné. C’est une écriture qui ne prévoit pas l’existence d’un lecteur autre que l’auteur lui–même. Ce texte, avec les données qu’il comporte, est indispensable pour l’écriture d’une œuvre future, mais la publication de cette matière première ne semble à aucun moment envisagée.

Bastide est avant tout fasciné et intéressé par l’objet qu’il observe. Il a une préoccupation visible de ne rien perdre, d’être attentif et sérieusement attaché à son sujet de recherche, de tout voir, tout savoir, tout analyser pour comprendre, mais sans dévoiler les secrets, comme quelqu’un qui respecte les limites d’autrui. Les cahiers, les feuillets ainsi que les notes de terrain signalent matériellement leur caractère mixte. Dans cette écriture, il y a peu de corrections. Il y a des discours qui sont produits au fur et à mesure que l’auteur observe, et d’autres peut–être un peu après. Nous sommes alors devant un matériel hybride. Malgré l’hétérogénéité de ses notes on est

1 Lecture douteuse pour les deux derniers mots. 2 Trois mots illisibles.

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frappé par leur objectivité, leur concision et leur clarté, même si parfois elles sont difficiles à déchiffrer. L’auteur sature la page en accumulant références et notes dans les notes. Il lui arrive de lister, de fabriquer des inventaires de ses articles, de ses conférences, de ses livres et de ses publications. Il crée un répertoire des textes de référence, quelquefois agrémenté de dessins et/ou de croquis. Même si certaines pages ne comportent que des observations de terrain, dans son ensemble, je verrais plutôt ce cahier comme un univers où les différentes écritures sont en permanente interaction.

Le cahier débute par son écriture de terrain —12 juillet : voyage avion Paris–Kotonou1. Est–ce l’ouverture d’un cahier ou celle d’un journal de voyage ? Cette entrée pourrait correspondre à un titre. Immédiatement, j’ai constaté que ce n’était pas le voyage qui était en cause, mais la recherche, les données d’observations qui commencent dès les premières lignes.

13 juillet – « arrivée à Kotonou. Verger m’attend avec camionnette IFAN. Beau temps, mais orages vers le soir. Départ pour Ouidah (40 Km environ) un dîner chez M. Bisson, maire. La maison me rappelle étrangement le Brésil : on mange dehors, en se servant soi–même, parmi les fleurs, les arbres, sous un manguier. Paysage un peu recifien. Plusieurs membres de la « colonie française », blancs ou Martiniquais, Guyanais —Le matin, visite du marché— L’après–midi visite du quartier « Brésilien ». Répétition de la « Burrinha ».

Premier commentaire personnel : très bien.

Nombreuses adaptations des mots : fazendaire, récifien.

Dès la moitié de la première page, une brève description de son arrivée, mais déjà il enregistre la participation de Pierre Verger à ce voyage. Ce premier paragraphe contient un détail important : à partir de maintenant tout ce que Bastide va voir et va connaître lui fera établir des rapports avec tout ce qu’il a déjà connu au Brésil. Cela conforte la problématique de sa recherche. Parmi les exemples présentés ci–dessus nous pouvons également citer le syncrétisme linguistique, les adaptations de mots de la langue portugaise.

Ensuite, questions à résoudre : six questions suivies de commentaires partiellement descriptifs, puis une présence discrète du « je » : très intéressant de voir […]. Il y a qu’une seule astérisque en marge à la hauteur des questions à résoudre, cette économie de moyens est une

1 Kotonou = Cotonou, la plus grande ville du Bénin (anciennement appelé Dahomey).

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marque qui caractérisa l’écriture de terrain de Bastide. Après les questions et les commentaires, il poursuit son raisonnement avec la formulation de trois hypothèses.

L’écriture de terrain de Roger Bastide s’effectue à travers deux actions par rapport aux pratiques d’écriture. Dans le même cahier coexistent l’écriture nomade et la sédentaire. Si le Cahier I peut être divisé en deux parties : professionnelle (« autrui ») et personnelle (« je »), on peut aussi distinguer un support nomade d’un support sédentaire.

Encore le 13 juillet - Au milieu de la page 2, en marge, un sous–titre : Le soir

Ensuite, deux notes de marge : Voir photos Verger et (voir nom exact de reportage Verger).

Dans sa réflexion, Bastide fait souvent référence à son expérience brésilienne : même lenteur qu’au Brésil dans préparation de la sortie. La sortie et la descente en ville.

Après description/commentaire écrits a posteriori, dans un espace entre le 13 et le 14 juillet : Problème : dans quelle mesure la ville fait–elle participer les différentes ethnies dans la fête ? J’ai l’impression (aujourd’hui 15 juillet où j’écris) que la fête = un choix d’un groupe, et que les autres groupes ne peuvent que regarder, n’y participent pas. Cloisonnement qui est très loin de nous (et du Brésil).

Cette partie m’indique plutôt qu’il fait ces réflexions après l’observation des faits, d’où les notes du 15 juillet. La construction du problème mentionné est le produit, en réalité, de trois jours d’observation ; elle est issue d’un croisement constant entre écriture nomade et écriture sédentaire. En marge, il y a simplement un astérisque en face du problème et l’indication que le travail de Pierre Verger sera important pour la recherche de Bastide : voir photos de Verger.

Dans ce cahier, il sera difficile de trouver une page sans références bibliographiques. Page 4 : 15 juillet —Voir carnet spécial 1— cérémonie de Shangô.

Ensuite un tableau, une grille des visites effectuées : noms des personnes, des lieux, des notes. Les grilles figurent avec les données d’observation, dans la même page, le même jour, mais chaque registre a son identité. De cette façon, il est possible de reconnaître les deux actions dans son écriture : les observations et les enregistrements systématiques de terrain ; le bilan et la restructuration des données recueillies. 1 Après 4 pages d’écriture dans le cahier I, Roger Bastide indique l’existence d’un carnet spécial.

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Page 5 : d’abord une description de la cérémonie —j’ai l’impression qu’il regarde pendant qu’il écrit— mais immédiatement il fait des remarques, note qu’il faut regarder d’autres cahiers et élabore des questions.

D’abord existence du poteau central autour duquel tourne la ronde des enfants (femmes + sonheuses que les hommes). Bastide met entre parenthèses : (voir dessin autre carnet)1. Cette ronde = enfant (1) plusieurs filles (2) – dessins Les visiteurs appartenant à d’autres sociétés assis sur esteira (mais cependant de la société de Shangô, au moins dans certaines cérémonies, il y a une fille d’obalala) POURQUOI ???

Encadré : Envoyer bibliographie à Verger : Livre Amérique, Guyane Hollandaise Conférence V. sur Morlen Revolts in Brésil – suivi des commentaires 16 juillet (Mercredi) – Visite chef de cabinet du remplaçant du gouverneur —Banque— Achats divers, visite IFAN - trésorerie (touché 25 000 francs).

Ici nous pouvons souligner la présence de l’écriture–mémoire dans l’élaboration de son agenda.

Jeudi 17 juillet : il résume ce qu’il a fait.

Le besoin de bien saisir les données obtenues sur le terrain. Révision et bilan —Il redimensionne les données à nouveau. L’écriture se réalise hors du terrain, quelques temps après, quand il revient sur la cérémonie qu’il a vue. Les notes des 15, 16, 17 et 18 juillet se trouvent sur la même page du cahier, or il s’agit de registres relativement distants, avec toute la diversité de l’écriture de Bastide. Dans cette façon de construire son discours, il concentre informations, agenda, commentaire personnel, notes de lecture, questions. En sachant que, pour chaque question, il se rapporte à des ouvrages ou à des chercheurs parce qu’il veut échanger les idées, confronter les données amassées et partager des résultats.

Vendredi 18 juillet, aller à la banque le matin, si ouverte pour prendre carnet de chèques (rayé) Fait

Ensuite : NOTES – Nigeria, 56, 1958

Les notes de lecture, très rigoureuses, suivent toujours la même méthode : il met d’abord la page et ensuite les notes de lecture, sans commentaire personnel, sans dialogue, style « fiche de lecture ».

1 Alors que j’ai trouvé six cahiers de terrain qui totalisent environ 350 pages, j’en cherche actuellement deux autres dont l’existence est mentionnée par Bastide lui-même dans ses notes d’observation.

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Exemple d’une écriture d’agenda :

Matin – Visite Maire. Absent – Passé banque – Promenade Après Midi – Retourné à Saketé pour assister à la visite de Shangô au marché (= le Shangô possédé) – Départ à 4 h. Arrive à 4h1/2 environ. Shangô est en visite chez le Roi de Saketé, Ghedibo. Dehors, devant la maison de Roi, sur la vaste place, le chœur des filles de Shangô chante et danse.

Ensuite un dessin.

Descriptions, notes de lecture – p. 7 et p. 9 – Il note : D’après Verger Shangô (Point de vue de Verger) – restera dans cet état[…] encore 2 jours et après cérémonie de l’enlèvement de Shangô : on le fera allonger sur le sol et par des espèces de passes longitudinales, on fera sortir Shangô (donc durée du 15 au 20 juillet – soit 6 jours) Ce soir – visite de Pascal pour la recherche sur les Brésiliens Samedi 19 juillet : descendre à la cave

Pascal est l’étudiant qui apparaît dans l’appendice du cahier n° 1. Plus tard, Bastide va noter son adresse, certainement pour lui écrire.

p. 102 : Mercredi-20 Août - Lettre N°17

Bavarde hier soir avec Pascal sur la cérémonie analogue au Loragun brésilien. Voici les renseignents recueillis : […].

À la page 107 : Jeudi 21 août, lettre n°18

Il résume tout ce qu’il avait oublié de raconter la veille et ajoute : Aujourd’hui je suis parti à Ouidah pour étudier les brésiliens. Arrêt à Cotonou où je prends 25 000 frs à la banque.

Oublié de dire hier que lorsqu’on a sorti les iyaé […]. La présence du verbe « dire » ici est un des nombreux exemples de la présence de la voix dans l’écriture de terrain de Bastide. C’est la présence évidente d’une double écriture : orale et écrite.

On peut remarquer la forte présence des collaborateurs de Bastide dans ses écrits, à laquelle s’attache une sociabilité de la création. Dans les traces de l’écriture autographe de Bastide s’ajoutent à l’individuel des indices du collectif. L’importance de la correspondance s’éprouve dans un dialogue à deux mains et confirme une fois de plus l’attribut collectif bien ancré dans son écriture. Il y a un moment où Bastide commence à noter la date, sans le mois et ensuite des lettres numérotées (on devine le mois en suivant la séquence des dates).

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Ex. : dans la page 25, il note : Lundi 28 – Lettre n° 1. Notes de lecture p. 27 : Mardi 29 – lettre n°2 Matin : Kotonou, (…) démarches pour le Nigeria. Mais on ne peut nos donner que le rendez–vous pour demain matin. Au retour, chaleur accablante. Longue sieste (…) L’après–midi donné des ordres à celui qui va étudier les marchés. Verger l’accompagne au marché de Porto Novo, pour mieux lui indiquer ce qu’il faut faire, d’après le plan que j’ai tracé. Mais je suis trop fatigué pour l’accompagner. Nom d’aide pour les marchés = Honoré Zinsou

Ensuite : Notes de lecture

Vendredi 5 Septembre : Lettre n° 28 (photo 3)

Les photos citées sont de Pierre Verger1. Les photos et les images sont un autre moyen de compléter la recherche.

Notes de ce dernier jour :

J’ai oublié de dire, je crois, à propos de Yashime que après quête la caisse de l’autel tenue par Mme da Silva entre ses 2 mains (…) Le Da Cruz, brésilien d’Almey = fonctionnaire de l’IFAN

Suite : Notes de lecture et dessins.

Cahier de voyages : Dahomey et Nigeria (II) Support : C’est également un cahier du type écolier, quadrillé, broché, mais plus court, il a

96 pages. La couverture du cahier2 porte l’inscription « Super G / Air France », il s’agit peut–être d’un cahier récupéré pendant le voyage en avion.

Sur la couverture, on peut encore lire les mots suivants : AGOUE (petit Papa), écrits par Bastide, puis Anecho avec l’écriture de Verger1. 1 J’ai pu le vérifier dans l’ouvrage de Verger, Pierre Fátúmbi (1995). 2 [Cahiers de Voyages : Dahomey et Nigeria II] Bastide, Roger Mss La suite de son journal (carnet de voyages I) et surtout des données d’enquête BST2.N6-03.02

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L’écriture de Verger apparaîtra aussi à la page 13 de ce même cahier2.

En deuxième de couverture : « Recebi do Sr. Andre da França a quantia de quatorze mil [...] vinte reis das obras de [...] que pratiquei p/a Costa da Africa e por ser verdade haver recebido a indicada quantia faço presente por mim assinado : Ba., 5 de Out. De 1844».

À la différence du premier cahier, celui–ci est utilisé dans les deux sens. Au recto, Bastide copie un registre de baptêmes faits à Agoué par des prêtres noirs de Sain Thomé résidant au fort portugais d’Ouidah, accompagné de quelques observations. La copie de ce registre (qui va de 1846 à 1882) occupe jusqu’à la page 40 du cahier et finit par l’annotation suivante : Nous n’avons pas terminé ce second registre.

Au verso, Bastide reprend son carnet de voyage, commencé dans le cahier précédent : Suite de mon journal (III), écrit–il sur la couverture. Le chiffre III semble indiquer qu’il s’agit de la troisième partie de son journal. Or, dans la structure établie par Bastide, le cahier numéro 2 ne comporte aucune partie de son journal mais seulement les listes de Brésiliens d’Ouidah. Cependant, il est vrai que le cahier I se termine le 5 septembre et que celui–ci commence le 13 septembre. Il est difficile, en l’état actuel de mes recherches, de savoir où ont été consignés ces huit jours de journal, il est possible que le « petit carnet » dont j’avais parlé dissipe le mystère lorsque je l’aurai trouvé.

Roger Bastide commence ce cahier, numéroté jusqu’à la page 37 de ce côté, par : Suite du 13 Septembre. Ensuite il reprend ses notes de lecture :

P. Hazoumi – 50 ans d’apostolat au Dahomey

Ses notes de lecture, qui occuperont les premières pages du cahier, sont rigoureuses. L’auteur n’omet pas d’indiquer si nécessaire la page du livre à laquelle il fait référence.

À partir de la page 3, il reprend la numérotation de ses lettres, adressées à ses étudiants, et aussi ses observations.

1 Cette identification a été possible après la lecture de quelques lettres de Verger. 2 Les lettres de Pierre Verger à Bastide ont été trouvées dans la série « Notes de lecture et de voyage » —sous le titre : [Bibliographie (Voyage Afrique)]. Pour la lecture des 44 lettres de Pierre Verger à Bastide qui sont inventoriées dans « Correspondance », la Fundação Pierre Verger, à Salvador de Bahia, vient de me donner l’autorisation de lire seulement.

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Dimanche 14 septembre : Lettre n° 36 (photo 12) Marchés I – Saleté -

Et, deux jours plus tard :

Mardi 16 Septembre : Lettre 38 et dernière Adresse : M. Emile Honoré Zinsou S/C M. Semassa Paul Imprimerie Officielle Porto Novo

Le journal se poursuit jusqu’au dimanche 21 septembre, avec notes et observations. Ce dernier jour, Bastide écrit :

Hier soir, arrivée inopinée de Rangel, que nous pensions aller attendre à Cotonou, le matin. En retournant du restaurant, où nous l’avions accompagné, grave pluie (la petite saison des pluies commence). Réfugiés à l’I.F.A.N, où j’ai copié sur 1 bibliographie africaine quelques livres à connaître peut–être.

Suit la liste des livres : avec titres et nombre de pages.

Après un trait qui met fin au journal proprement dit, de la page 29 à la page 37, il copie, apparemment à partir d’un registre d’état civil, une longue liste de noms (207), répertoriant des naissances, des décès et des mariages.

Le dernier élément de la liste est : 27-XII-55 – Cotonou, Mort de Vicencia, 21 ans, f. Felix Etienne de Souza

Ensuite, il date ce jour : Lundi 22 septembre (p. 37), pour fermer le cahier. C’est également la fin du voyage puisqu’il rentre en France le même jour.

Le chercheur doit savoir comment se servir de la diversité scripturaire et établir la continuité d’une histoire ni fictionnelle ni personnelle. Néanmoins, dans le cas des anthropologues de terrain qui s’adonnent à l’écriture pour enregistrer l’observation de l’autre, le temps, le contexte et l’histoire passent pour une question de soi.

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ÉCRITURE DE TERRAIN, ITINÉRAIRE D’UN ANTHROPOLOGUE

Une bonne articulation entre la pratique, le genre scripturaire de terrain et le support qui le reçoit et qui normalement se constitue autour d’une exigence, celle de la continuité textuelle, semble écarter a priori l’usage de feuilles volantes. Or tout cela était pour Bastide des questions de moindre importance.

En ce qui concerne les notes que Roger Bastide prenait sur le terrain, même les cahiers de terrain n’assurent pas la continuité de cette pratique. Les cahiers ne sont pas comme un agenda où nous avons un espace par jour. La page du cahier est libre et elle peut être utilisée selon le désir du scripteur. Les cahiers accueillent une écriture quotidienne. Cependant cette écriture accompagne une activité où les déplacements sont inclus. Et, dans ce cas, nous pouvons prévoir la présence d’une écriture hétérogène et parfois irrégulière. Pour lui, c’est par la continuité/discontinuité des pratiques d’écriture et par l’utilisation de supports variés que l’on peut arriver à une continuité. Une continuité aboutie, il me semble, grâce à une multitude de digressions.

La principale richesse de ces cahiers de terrain n’est pas dans les séquences de faits, mais dans les changements de direction, dans les remarques et, bien sûr, dans les dialogues que l’ethnologue sait établir avec ses partenaires. Le discours d’observation sera au croisement du « je » et de l’« autrui » à travers une interprétation du temps de l’écriture et du temps social.

Bastide est quelqu’un qui veut tout enregistrer, qui raisonne et qui se pose tout le temps des questions, même pendant qu’il prend des notes. Parfois, il s’arrête pour noter une question ou une remarque. En même temps, c’est un homme qui fait des inventaires pour tout, sur ses lectures, ses livres, ses articles. Il accumule des listes d’ouvrages, des noms d’amis et de relations.

Nous savons très bien que les écrits quotidiens de l’anthropologue, comme ceux que j’ai trouvés dans les cahiers du voyage au Dahomey et au Nigeria, ont d’abord une valeur instrumentale pour le chercheur. Devant la diversité de l’écriture, ces notes de terrain font de temps à autre ressurgir un « je » au milieu du discours. Un « je » qui se cache et revient parfois timidement, presque en soliloque : « très intéressant », ou transformé en « nous n’avons pas terminé ce registre », ou un moi qui, en réalité, est collectif. Pour parler de la présence d’une voix qui se manifeste à la première personne, l’expression la plus juste dans le cas de Roger Bastide

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est sans doute : « le moi est un peuple »1. Ces multiplicités du « je » que nous pouvons remarquer chez Bastide s’expliquent peut–être par le fait que, à la différence de quelques anthropologues qui sont partis pour d’autres pays, il n’est pas seul en Afrique —il fait ce séjour avec Verger.

Dans son journal, Bastide ne se laisse aller que très rarement à des confidences personnelles et préfère se concentrer sur ses doutes de chercheur. Il veut trouver un fil à travers la comparaison de deux mondes, il veut comprendre les sources et c’est une quête qui peut mener jusqu’à une certaine angoisse. Pour vivre les crises d’apprentissage et pour mieux comprendre ce rituel, il se fait initier. Il a voulu être à hauteur, résoudre les problèmes comme un homme mais toujours comme un créateur —avec la patience qu’il fallait pour esquisser ses dessins. Il n’y a pas beaucoup d’introspection, mais plutôt le témoignage d’un partage discret. Roger Bastide poussait au maximum l’objectivité pour laisser sortir le « je » pluriel qu’il portait. La méthode et la démarche vont dans le même sens en faisant appel à des références théoriques qu’il insère dans sa narration journalière.

Ces mêmes notes de terrain —bilan d’une journée d’observations— qui suivent l’organisation d’une écriture quotidienne, ne recouvrent pas exactement la notion de « journal intime », ni celle de « journal de voyage » ou de « cahier de voyage », ni même celle de « journal de séjour ». Bastide va recueillir un corpus qui rassemble mythes, récits, expressions typiques et faits folkloriques. Cependant, nous ne pouvons dire si ses cahiers de terrain sont construits avec la rigueur qui est en général employée pour les données quantitatives et statistiques ; il préserve, sans doute, quelque trace de cette rigueur, en faisant des choix. Par exemple, il pagine toujours des cahiers, mais il se soucie peu de la date, qui est souvent incomplète. L’unité temporelle et scripturaire suit une dynamique toute personnelle.

Si je remarque une discrétion par rapport au « je », la présence d’un scripteur–auteur2 est bien évidente. De toute façon, les écritures de terrain d’une journée sur le terrain excèdent obligatoirement la sphère stricte des observations anthropologiques. Inversement, l’écriture professionnelle/personnelle de Roger Bastide n’est pas l’écriture d’un écrivain, elle n’est pas non plus identifiée comme l’écriture du journal intime, malgré quelques traces caractéristiques, mais simplement comme une écriture qui suit une dynamique où l’apparente discontinuité permet d’entrevoir la diversité du terrain. Malgré son manque d’intérêt pour ces détails matériels, Roger

1 Cixous, 2002, p. 26. 2 Je fais référence au scripteur-auteur à partir des études établies par Roland Barthes et Michel Foucault sur l’auteur.

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Bastide semble préférer les supports qui sont les plus accessibles et les plus simples. Parmi ses cahiers de terrain, deux ont sur la couverture la dénomination ancienne de « brouillon » et un autre a une publicité d’Air France. Bref, ce sont des cahiers d’écolier.

L’écriture des cahiers de terrain de ce voyage en Afrique n’a pas de fermeture, un cahier nous amène à d’autres cahiers dans une dynamique de multiplicité de données ; les cahiers déjà trouvés comme, sans doute, ceux qui restent à découvrir.

« Mais il y a un autre aspect du Candomblé qui n’est pas moins important et qui a frappé les romanciers du Nordeste, c’est son aspect esthétique. La religion et l’art, qui se sont séparés dans notre civilisation occidentale, se marient au contraire ici en de lyriques épousailles, et, s’il est à prévoir qu’un jour l’élément religieux du candomblé disparaîtra, il est à souhaiter que le Brésilien maintienne l’héritage de beauté que les Noirs ont transplanté dans leur nouvelle patrie. C’est à quoi je songeais dans l’auto qui m’emportait avec quelques amis au terreiro de Joãozinho da Gomea ». (texte dactylographié, corrections manuscrites) Roger Bastide TEXTES Autres textes [Candomblés de Bahia] BST2. A7-01.09

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