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Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne FACULTE DE DROIT Ŕ ECOLE DOCTORALE DE DROIT COMPARE Contribution à l’étude de la notion de crime organisé en Europe L’exemple de la France et de la Grèce Thèse pour l’obtention du grade de docteur en droit Présentée et soutenue publiquement le 15 avril 2010 Par Ioannis RODOPOULOS Directeur de recherche : Mme Christine LAZERGES, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Ŕ Directrice de l’École doctorale de droit comparé Rapporteurs : M. Reynald OTTENHOF, Professeur émérite à l’Université de Nantes M. Didier THOMAS, Professeur à l’Université Montpellier 1 Assesseurs : M. Jean-Paul JEAN, Magistrat Ŕ Professeur associé à l’Université de Poitiers Mme Raphaële PARIZOT, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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  • Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne

    FACULTE DE DROIT ECOLE DOCTORALE DE DROIT COMPARE

    Contribution ltude de la notion de crime organis en Europe

    Lexemple de la France et de la Grce

    Thse pour lobtention du grade de docteur en droit

    Prsente et soutenue publiquement le 15 avril 2010

    Par

    Ioannis RODOPOULOS

    Directeur de recherche :

    Mme Christine LAZERGES, Professeur lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne Directrice de lcole doctorale de droit compar

    Rapporteurs :

    M. Reynald OTTENHOF, Professeur mrite lUniversit de Nantes

    M. Didier THOMAS, Professeur lUniversit Montpellier 1

    Assesseurs :

    M. Jean-Paul JEAN, Magistrat Professeur associ lUniversit de Poitiers

    Mme Raphale PARIZOT, Matre de confrences lUniversit Paris 1 Panthon-Sorbonne

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    LUniversit nentend donner aucune approbation ni improbation aux opinions mises dans cette thse. Ces opinions

    doivent tre considres comme propres leur auteur

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    REMERCIEMENTS

    Je tiens exprimer toute ma gratitude ma directrice de thse, le professeur Christine Lazerges,

    pour son soutien dans les moments importants de ce travail, pour la richesse de nos changes et sa

    confiance.

    Je tiens aussi remercier MM. les professeurs Reynald Ottenhof, Didier Thomas, Jean-Paul

    Jean, ainsi que Mme Raphale Parizot, matre de confrences, davoir accept de bien vouloir

    suivre ce travail et de faire partie du Jury.

    Mme Sophie Vidali, professeur supplant lUniversit Dmocrite de Thrace, a su maccorder

    toute son attention durant cette tude. Quelle trouve ici ma plus profonde reconnaissance pour le

    soutien aussi bien scientifique quhumain dont elle ma fait part.

    Mes remerciements les plus chaleureux vont galement Mlles Amlie Brito et Anna

    Pcastaing, pour leur patience lors de la correction linguistique de mon manuscrit.

    Que tous mes amis qui, un titre ou un autre, savent dj tout ce que ce travail leur doit,

    trouvent ici encore lexpression de mes sincres remerciements.

    Je tiens enfin remercier de tout mon cur ma famille, pour son soutien moral et matriel, ses

    encouragements et sa patience.

    La ralisation de cette thse a t rendue possible grce au financement octroy

    par la Fondation Nationale des Bourses dtudes de la Rpublique Hellnique

    (I.K.Y).

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    SIGLES ET ABREVIATIONS

    - AJ : Actualit juridique - AJDA : Actualit juridique Droit administratif - APC : Archives de politique criminelle - Bull. crim. : Bulletin des arrts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation - CA : Cour dappel - Cass. crim. : Cour de cassation, chambre criminelle - CEDH : Cour europenne des droits de lhomme - CESDH : Convention europenne de sauvegarde des droits de lhomme et des liberts

    fondamentales - Cf. : Confer (voir) - Chron. : Chronique - Cons. const. : Conseil constitutionnel - D. : Recueil Dalloz/Recueil Dalloz-Sirey - Dir././Cur. : Directeur(s), direction - Dr. Pn. : Droit pnal (priodique) - d./Ed./Eds./Hrsg. : diteur(s), dition - EJCCLCJ : European Journal of Crime, Criminal Law and Criminal Justice - Et s. : et suivantes - Gaz. Pal. : Gazette du Palais - Ibid. : Ibidem (dans le mme ouvrage, dans le mme passage) - Id. : Idem (dans le mme ouvrage) - JAI : Justice et affaires intrieures - JCP : Jurisclasseur Priodique (La Semaine juridique) G : dition gnrale - JOCE : Journal officiel des Communauts europennes - JORF : Journal officiel de la Rpublique franaise - JOUE : Journal officiel de lUnion europenne - Jur. : Jurisprudence - no/ nos : numro(s) - ONU/NU/U.N. : Nations unies - Op. cit. : Opere citato (dans luvre cite) - p./pp. : page(s) - Rec. Cons. Const. : Recueil des dcisions du Conseil constitutionnel - RIDP : Revue internationale de droit pnal - RJC : Recueil de jurisprudence constitutionnelle - RPDP : Revue pnitentiaire et de droit pnal - RSC : Revue de science criminelle et de droit pnal compar - Somm. : Sommaire - STCE : Srie des traits du Conseil de lEurope - STE : Srie des traits europens - UE/E.U. : Union europenne - Vol. : volume - WLR : Weekly Law Reports - : (Cour de cassation hellnique)

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    - . : (avis) - : (Dikaio Meswn Enimerwsis kai

    Epikoinwnias, priodique) - : (Cour dappel) - : (Code de procdure pnale hellnique) - .. : (Cour dassises) - NoB : (Nomiko Vima, priodique) - : (Code pnal hellnique) - : (Poiniki Dikaiosyni, priodique) - : (Poinikos Logos, priodique) - : (Poinika Chronika, priodique) - . : (Constitution hellnique) - . : (Conseil) - : (Journal officiel de la Rpublique

    hellnique)

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    SOMMAIRE

    Avant-propos ......................................................................................................................................... 1

    Introduction ........................................................................................................................................... 3

    PREMIERE PARTIE

    Des crimes organiss au crime organis : Le parcours dune notion intrinsquement quivoque vers une univocit factice ............................................................................................ 49

    TITRE PREMIER - Des codes pnaux du 19me sicle la Convention de Palerme : Le prcdent europen et lmergence dune notion internationale de crime organis ................... 55

    Chapitre premier - La reconstruction du concept de crime organis et son intgration dans le discours europen de politique criminelle ................................................................. 59

    Chapitre deuxime - La cration dun corpus normatif supranational contre la criminalit organise ................................................................................................................ 105

    Conclusions du titre - Des anciens conflits dans des nouveaux contextes .................. 189

    TITRE SECOND - La conscration du crime organis en tant que concept cardinal des droits pnaux franais et hellnique ................................................................................................. 193

    Chapitre premier - Lencadrement dogmatique de la criminalite organise au sein des systmes pnaux franais et hellnique ................................................................................. 197

    Chapitre deuxime - Du flou conceptuel du droit pnal au flou pratique des droits de la dfense : Limpact du concept de crime organis sur la procdure pnale ................ 261

    Conclusions du titre - De la responsabilit individuelle la dangerosit collective .... 327

    Conclusions de la premire partie : La cohrence du droit sur lautel dune efficacit ambigu .............................................................................................................................................. 329

  • x

    SECONDE PARTIE

    Du crime organis aux crimes organiss : La ncessit dclatement du concept et de diversification des rponses .......................................................................................................... 331

    TITRE PREMIER - Le dsordre smantique de la notion de crime organis et la rupture rsultante entre le rel et le lgal....................................................................................................... 337

    Chapitre premier - Critique de la perception populaire dominante de lorganisation de la criminalit : lments systmiques ................................................................................... 341

    Chapitre deuxime - Critique de la valeur catgorique du concept de crime organis : lments analytiques ............................................................................................................... 389

    Conclusions du titre : Des concepts flous pour des ralits inconnues ....................... 415

    TITRE SECOND - Du chaos smantique au chaos socio-moral : Le droit pnal face ses propres limites .................................................................................................................................... 417

    Chapitre premier - Le concept de crime organis comme facteur dautopose dun systme pnal dexception : Les dfis dun projet exclusionnnaire pour la politique criminelle du vingt-et-unime sicle ...................................................................................... 425

    Chapitre deuxime - Concrtiser le rel, rformer le lgal : la recherche dune architecture normative cohrente, rationnelle et efficace .................................................. 473

    Conclusions du titre : Le droit pnal face aux phnomnes criminels organiss : Outil de lutte ncessaire mais insuffisant ....................................................................................... 501

    Conclusions de la seconde partie : La ncessit dune lutte multidisciplinaire contre la criminalit organise ...................................................................................................................... 502

    CONCLUSION GENERALE .................................................................................................... 505

    BIBLIOGRAPHIE ......................................................................................................................... 509

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    Avant-propos

    Une notion est une reprsentation produite dune smiosis ; dune opration qui, en

    instaurant une relation de prsupposition rciproque entre la forme de lexpression et celle du

    contenu (ou, pour reprendre le langage saussurien, entre le signifiant et le signifi) produit des

    signes. 1 Ce contenu peut aussi bien dsigner un objet, une procdure ou un modle.

    Cependant, contrairement au cas des objets simples, la reprsentation dun phnomne social

    ncessite, en raison des limites de lentendement humain, une abstraction et une simplification

    de la ralit reprsente plus radicales ; un cart avec la ralit est donc invitable.

    Ainsi conue, comme reprsentation abstraite dune ralit trs complexe, la notion de

    crime organis est invitablement difficile apprhender ; dune part, par la multitude de

    signifis historiques quelle recense, dautre part, par le manque de prcision de son signifiant

    lui-mme. Existant depuis plus dun sicle en tant que concept extrascientifique, dsignant

    dj des phnomnes trs divers, jamais dfinie de faon satisfaisante, elle entre ensuite dans le

    langage criminologique, pour devenir, assez rcemment, une notion juridique, dont le contenu,

    toujours variable, dpend dsormais galement de lordre juridique en vigueur.

    Autrement dit, la criminalit organise est la fois une ralit sociale, mais encore un

    concept thorique, qui rside pistmologiquement tant au sein des sciences juridiques quau

    sein des sciences sociales. Compte tenu de lvolution continue de cette ralit sociale, et par

    consquent des concepts qui sy rapportent dans le temps et dans lespace, une tude sur cette

    notion camlon peut savrer ds lors un vritable nud gordien ou plutt une Hydre de

    Lerne pour le pnaliste, le sociologue ou lhomme politique.

    1 GREIMAS Algirdas Julien/COURTES Joseph, Smiotique Dictionnaire raisonn de la thorie du langage, Hachette, Paris, 1979.

  • 2

    Lobjet de cette thse est trs prcis. Il ne sagit pas dune tude sur le crime organis en

    tant que concept sociologique et encore moins dune tude sur la phnomnologie de la

    criminalit organise elle-mme. Cette thse est une thse juridique, et plus spcifiquement

    une thse de droit compar, dont lobjectif est lanalyse et la critique de lvolution de la notion

    juridique de criminalit organise, telle quelle est apparue dans les textes juridiques,

    notamment franais et grecs, mais aussi internationaux et europens. Par ailleurs, les pays

    tudis furent choisis selon le critre de lintrt juridique2 que prsente leur comparaison,

    alors quune tude criminologique aurait certainement impliqu des choix diffrents.

    Nanmoins, lanalyse nchappera pas une approche plus multidisciplinaire, qui ne

    demeure purement juridique que par ses objectifs et gure par ses moyens. Un phnomne qui

    remit en question le fondement entier du dogme pnal contemporain ncessite dtre tudi

    galement en dehors de ce dogme.

    2 Pour un raisonnement plus complet de ce choix, cf. infra, nos 66 et s.

  • 3

    Introduction

    1. Dans la prface de son ouvrage Les mots et les choses, Michel Foucault voque un texte

    de Borges citant une certaine encyclopdie chinoise : Les animaux se divisent en : a)

    appartenant lEmpereur, b) embaums, c) apprivoiss, d) cochons de lait, e) sirnes, f)

    fabuleux, g) chiens en libert, h) inclus dans la prsente classification, i) qui sagitent comme

    des fous, j) innombrables, k) dessins avec un pinceau trs fin en poils de chameau, l) et

    ctera, m) qui viennent de casser la cruche, n) qui de loin semblent de mouches 3. Peut-tre la

    citation dun lemme encyclopdique un peu illogique, voire humoristique pour la pense

    occidentale, semble inutile dans une thse de droit pnal compar dont le sujet ne dpasse

    gure les frontires europennes. Pourtant, si nous tentions de proposer une classification

    similaire des signifis du crime organis dans le monde occidental, le rsultat serait

    probablement encore plus absurde et irrationnel.

    Dans le mme sens, Gus Tyler observe que le crime organis est un peu comme

    llphant ferique. Des choses diffrentes pour des gens diffrents. Les hommes aveugles

    prononaient de lanimal une corde, un serpent, un mur ou un fusain, selon le membre de son

    corps quils touchaient 4 . Effectivement, on parle quotidiennement du crime organis,

    lassociant soit des disciplines pourtant distinctes, soit des expriences ou opinions

    personnelles htrognes et dsignant ainsi des choses trs diverses. Comme le note Klaus von

    Lampe5, il semblerait que la seule rponse acceptable la question quest-ce que le crime

    organis soit, en paraphrasant Howard Becker : le crime organis est celui auquel la

    3 FOUCAULT Michel, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p. 7. 4 TYLER Gus, An interdisciplinary attack on organized crime , Annals of the American Academy of Political and social science, vol. 347, May 1963, pp. 104-112 et prcisment p. 105. 5 Von LAMPE Klaus, Not a process of enlightenment : The conceptual history of organized crime in Germany and the United States of America , p. 113, in Forum on crime and society, vol. 1, n 2, UNODCCP, United Nations, New York, 2001, pp. 99-116.

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    collectivit attache cette tiquette 6.

    2. Cette multitude de conceptions est cependant comprhensible, considrant que les

    mots crime et organis sont eux-mmes susceptibles dinterprtations divergentes. Le crime donc

    peut signifier, selon le Grand Robert 7 , une infraction punie par la loi, mais encore un

    synonyme de la criminalit, signifiant lensemble des actes criminels (et dlictueux) dont on

    considre la frquence et la nature, lpoque et le pays o ils sont commis et leurs auteurs. De

    la mme manire, le crime peut tre, selon larticle 111-1 du Code pnal franais, lexpression

    dun degr de gravit des infractions, quand, dans la langue quotidienne, il signifie lensemble

    de la dlinquance et parfois mme de la dviance ; bien entendu, il y a encore de nombreuses

    significations du mot crime, plus littraires ou plus familires.

    Or, lpithte organis attribue au crime pose davantage de problmes. Il pourrait tre

    utilis pour dcrire (selon le mme dictionnaire) un acte criminel se droulant suivant un ordre

    ou des mthodes dtermins ou pour signifier un acte commis par un groupe dot dune

    structure ou dune constitution dtermine. La nature de cette structure peut galement varier,

    allant dune organisation intrieure du groupe, jusqu une liaison forte avec les structures

    sociales extrieures.

    videmment, personne nutilisera le terme crime organis pour dsigner une infraction

    attentivement coordonne. On peut admettre que, dans le cas du crime organis, le crime

    devient synonyme dune criminalit (dornavant, dans cette tude, les termes de crime

    organis et de criminalit organise seront utiliss en alternance, ayant en gnral le mme

    sens), signifiant lensemble des actes criminels et dlictueux commis dans un groupe social

    donn une poque donne. On peut encore considrer que le caractre organis se rfre

    par principe au groupe des acteurs et non pas uniquement lacte criminel. Toutefois, la

    notion de criminalit organise reste une notion trs clate. clate au niveau pragmatique,

    lorsquelle dsigne une multitude de phnomnes, de personnes, dactes et de structures

    sociales htrognes, voire impertinents ; clate au niveau pistmologique, lorsquelle fait

    lobjet dune multitude de dfinitions scientifiques sociologiques, historiques, juridiques

    contradictoires ; clate enfin, et surtout, au niveau de sa conception populaire, lorsquelle

    reprsente un champ inconnu, schmatis dans limaginaire collectif notamment travers la

    littrature et les mdias.

    6 BECKER Howard, Outsiders tudes de sociologie de la dviance, A.-M. Mtaili, Paris, 1985 [1963], p. 33. Becker ne se rfre pas exclusivement la criminalit organise, mais il formule une thorie gnrale de la dviance base sur le processus quil appelle tiquetage . 7 Dictionnaire Le Grand Robert de la langue franaise, d. Le Robert, Paris, 2001.

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    3. Cette diversit de perceptions, dj problmatique pour les sciences sociales, devient

    un obstacle insurmontable quand place dans le contexte dune rgulation juridique du

    problme. Effectivement, si lunivocit nest pas exige et parfois mme pas souhaite

    dans un dbat scientifique,8 un certain degr de consensus est indispensable quand il sagit

    dlaborer et de mettre en vigueur des normes pnales. 9 Or, linsertion de la criminalit

    organise, tout dabord en tant que notion de rfrence et puis en tant quobjet de lgislations

    spciales dans une multitude dordres juridiques europens, tend dmontrer que ce

    consensus est ou devrait tre en train de slaborer. Ltude de ce processus de

    juridicisation du concept se trouvant au cur de la problmatique de la prsente thse, il

    convient cependant de creuser dabord, mme brivement, lvolution conceptuelle

    extrajuridique du terme et les conditions qui ont permis cette infiltration irrgulire dune

    notion tellement floue, dans le sanctuaire de la spcificit et de la clart des normes, qui tait

    jusque l, au moins thoriquement, le champ clos de la dogmatique pnale.

    1. La construction imaginaire dun concept htrogne

    4. Tout dabord, afin dobtenir une image sphrique de lvolution conceptuelle de la

    criminalit organise dans le temps et dans lespace, il faut approfondir, mme succinctement,

    les conditions historiques dans lesquelles le nouveau phnomne apparat, pour envisager

    ensuite la naissance dune nouvelle terminologie ; une terminologie floue, compose de

    concepts htroclites, voire contradictoires, formuls lors de processus de reconstruction

    successifs dhypothses axiomatiques.

    Les acteurs de cette reconstruction ont t principalement les autorits policires, les

    mdias au sens large y compris la littrature et le cinma10 ainsi que les cycles acadmiques,

    sociologiques et juridiques.11 Lopinion publique y a aussi jou un rle important, agissant la

    8 KELLY Robert J., Criminal underworlds: Looking down on society from below , p. 28, in KELLY Robert J. (ed.), Organized crime: a global perspective, Rowman & Littlefield, Totowa NJ, 1986, pp. 10-31. 9 Sur les modes de production dun consensus autour dune politique criminelle, cf. LAZERGES Christine, Les conflits de politique criminelle , APC, 1984, pp. 37-48. 10 Cf. CLARY Franoise/DEAN John, Crime & Hollywood Inc. : Le crime organis la ville et lcran (1929-1951), Publications de lUniversit de Rouen, 2003 ; cf. aussi , & , , , 2007, pp. 266-275. 11 En effet, une grande majorit des travaux acadmiques ont t inspirs par, et ont ensuite inspir, les rapports policiers et judiciaires, les articles de presse, les uvres artistiques pertinents et en gnral les reprsentations collectives autour dun phnomne inaccessible, de la recherche empirique originale ny ayant gure t faite (cf. aussi CESONI Maria-Luisa (dir.), Criminalit organise : des reprsentations sociales aux dfinitions juridiques, L.G.D.J. Georg librairie de lUniversit Bruylant, Paris Genve Bruxelles, 2004, p. 13).

  • 6

    fois comme rcepteur et transmetteur des inquitudes poses par les diverses mutations du

    phnomne criminel.

    5. Par ailleurs, nonobstant lorientation europenne de cette thse, une analyse de

    lhistoire conceptuelle de la criminalit organise aux tats-Unis dAmrique parat invitable,

    et ceci pour deux raisons. Dune part, sauf le cas trs spcifique de lItalie, le concept entra

    dans le discours de politique criminelle europen bien aprs avoir t tudi aux tats-Unis.

    Cest pourquoi lon constate en Europe une certaine pauvret bibliographique en la matire,

    alors que la bibliographie amricaine pertinente est, ce sujet, vraiment abondante. Dautre

    part, la perception europenne contemporaine de la criminalit organise fut toujours

    fortement influence par la perception amricaine, tant sur le plan criminologique, que sur le

    plan juridique. Lobservation de Jean Pinatel dans son ouvrage La socit criminogne qui date

    de 1971 en est indicative : La criminalit franaise se modle sur la criminalit amricaine

    [] de mme, la criminalit organise lamricaine fait quelques apparitions, tandis que le

    gangstrisme et le banditisme fleurissent 12.

    a) La prhistoire de la criminalit organise

    6. La dlinquance de groupe nest pas un phnomne exclusivement contemporain. On

    peut, par exemple, lgitimement supposer que presque toutes les socits travers les sicles

    ont connu des formes organises de brigandage. En outre, lintervention tatique, la protection

    des rseaux criminels par les autorits et mme la participation de ltat des actes criminels

    parfois trs srieux sont galement connues depuis trs longtemps. 13 Des pratiques de

    corruption et de violence organises qui renvoient la notion moderne d entreprise

    criminelle ont mme t constates Rome sous le rgne de Tibre (14-37 apr. J.C.).14

    Plus tard, la colonisation permit aux nouveaux empires de senrichir par des moyens qui

    seraient aujourdhui qualifis de crimes contre lhumanit. Au Royaume-Uni lisabthain du

    seizime sicle, des pirates, dont Sir Francis Drake fut le plus clbre, devinrent des hros

    nationaux, grce leurs pillages autour du monde. Les portugais soccupaient du march des

    esclaves ds la moiti du quinzime sicle, suivis par les espagnols, les franais, les hollandais

    et les anglais. Dailleurs, le systme fodal lui-mme fut historiquement associ la corruption

    12 PINATEL Jean, La socit criminogne, Calmann-Lvy, Paris, 1971, p. 85. 13 CHAMBLISS William J., State-organized crime: The American Society of Criminology, 1988 Presidential Address , Criminology, vol. 27, n2, 1989, pp. 183-208 et notamment p. 184. 14 WOODIWISS Michael, Organized crime and american power: a history, University of Toronto Press, 2001, p. 16.

  • 7

    et la violence.15 En effet, si lon conoit la criminalit organise comme une activit criminelle

    systmatique des fins financires et politiques, lapparition du crime organis peut tre

    constate depuis la constitution des premires socits humaines.16

    7. Toutefois, il serait anachronique de caractriser comme criminalit organise des

    pratiques si divergentes, mises en uvre par des acteurs divers, des lieux et dans des poques

    trs loigns, avant mme la conceptualisation de ltat de droit. Ces antcdents du crime

    organis paraissent videmment trs intressants pour une tude historique du phnomne et

    sont ncessaires pour sa comprhension globale. Pourtant, un tel largissement dune notion

    dj problmatiquement large, bien que vrifiable historiquement, peut savrer trs dangereux

    sil est adopt par la science juridique.17 Dans le cadre juridique, et si lon cherche la dfinir,

    la criminalit organise doit tre conue stricto sensu, comme notion exacte et dlimite.

    8. Devant cette ncessit de dlimitation, on doit tout dabord considrer ltat de droit

    comme un prsuppos lexistence de criminalit organise. En effet, le crime organis, en

    tant que phnomne conceptualis, fait son apparition historique dans des tats modernes,

    fonds sur ce principe essentiel des Lumires. En ce qui concerne les socits non constitues,

    les rgimes fodaux, totalitaires et en rgle gnrale non-dmocratiques, il est dj trs difficile

    de dfinir la notion de crime elle-mme et dautant plus celle de crime organis. Certes, il ne

    sagit pas ici dun rejet absolu de lexistence ventuelle de criminalit organise dans les

    socits non-dmocratiques en tant que phnomne structurel. Mais, dans le cas de telles

    socits, il savre extrmement ardu de traiter des questions de la lgitimit de laction de

    groupes, mme formellement illicites. Ce serait dailleurs uniquement envisageable dun point

    de vue occidental et libral.18

    En outre, il est compltement impossible de parler de criminalit organise, concept

    moderne fortement li des structures commerciales et des entreprises illicites, dans le monde

    15 Idem, pp. 15 et s. 16 Id., p. 3. 17 Pour illustrer la possibilit de malentendus dangereux, on peut citer Michael Woodiwiss, criminologue-historien (op.cit., pp. 4 et 6) : Le monde [] conoit le crime organis dans un sens trs strict [] la perception actuelle du crime organis est trs limite et cette limitation a conduit des politiques nationales et internationales inadquates et mal diriges contre le crime organis . Historiquement et sociologiquement parlant, lauteur a raison. Comme on le verra dans la seconde partie de cette thse, la relation tautologique entre les concepts de crime organis et de mafia a conduit une conception extrasystmique de la criminalit organise, problmatique tant sur le plan thorique que sur le plan pratique, et la mconnaissance des limites trs floues entre, par exemple, la criminalit organise et la criminalit conomique conventionnelle. En revanche, un largissement excessif du concept le rendrait insusceptible de tout traitement scientifique, sans parler de limpossibilit den faire lobjet dune infraction pnale unique. 18 Mme au-dedans des socits censes dmocratiques ces questions savrent souvent indnouables ; il y en a de nombreux exemples dans lhistoire europenne rcente.

  • 8

    prcapitaliste. La criminalit organise est par principe une sorte de criminalit conomique,

    historiquement et thoriquement inhrente et indissociable au systme du march libre.19

    Ainsi dlimite, la criminalit organise fait son apparition dans la seconde moiti du

    dix-neuvime sicle en Italie et, notamment, aux tats-Unis dAmrique, o elle se

    conceptualise laube du vingtime sicle.

    9. En Italie, selon lhistorien Orazio Cancila, il existait ds le dbut du seizime sicle un

    rapport troit entre criminalit et pouvoir, public comme priv.20 En outre, la Mafia existe,

    selon des lgendes invrifiables, depuis la rvolte des Vpres siciliennes en 1282, voire mme

    avant, poque pendant laquelle la Sicile souffrait dinvasions arabes.21 Indpendamment de sa

    vraie prhistoire, sur laquelle nos sources sont trs limites, il est presque unanimement

    accept que lapparition historique de la Mafia dans son sens moderne concide, plus ou

    moins, avec la naissance de ltat italien.22 Ds les annes 1860, le terme commence tre

    utilis, pour dfinir un rapport pathologique entre politique, socit et criminalit, 23 assez

    proche de ce quon entend aujourdhui par crime organis.24 Comme le note donc Alessandro

    Baratta, dfinir la mafia comme un phnomne criminel est rducteur de la complexit du

    phnomne 25. la fois avatar du fodalisme,26 raction un contexte doppression sociale27

    ou encore un ensemble original de comportements et de pouvoirs,28 la Mafia italienne fut

    toujours une structuration sociale trs nigmatique, dont ltude approfondie dpasse les

    objectifs de cette tude.29

    19 ZAFFARONI Eugenio-Raul, Il crimine organizzato : una categorizzazione fallita pp. 65-66, in MOCCIA Sergio (ed.) Criminalit organizzata e riposte ordinamentali : Tra efficienza e garanzia, Edizioni Scientifiche Italiane, Napoli, 1999, pp. 63-92. 20 MATARD-BONUCCI Marie-Anne, Histoire de la mafia, d. Complexe, Bruxelles, 1994, p. 46. 21 CRETIN Thierry, Mafias du monde organisations criminelles transnationales, 4e dition, PUF., Paris, 2004, pp. 140 et s. ; HESS Henner, Mafia and mafiosi: origin, power and myth, 4th edition, C. Hurst & Co. (publishers) Ltd, London, 1998, pp. 1-4 ; MATARD-BONUCCI Marie-Anne, op. cit., p. 45. Cf. encore GAMBETTA Diego, The Sicilian Mafia: The business of private protection, Harvard University Press, 1993, pp. 259-261 qui a rassembl une liste intressante des tymologies, probables ou absurdes, qui ont t proposes par divers auteurs sur les mots mafia ou mafioso. 22 GAMBETTA Diego, op.cit., p. 76 ; HOBSBAWM Eric J., Mafia , p. 95 in IANNI Francis/REUSS-IANNI Elisabeth (eds.), The crime society organized crime and corruption in America, Meridian, New York, 1976, pp. 90-98 ; DICKIE John, Cosa Nostra : lhistoire de la mafia sicilienne de 1860 nos jours, Buchet/Chastel, Paris, 2007, pp. 43 et s. 23 LUPO Salvatore, Histoire de la mafia des origines nos jours, d. Flammarion, Paris, 1999, p. 49. 24 peu prs la mme poque (notamment depuis 1830) apparat la Camorra napolitaine, le premier phnomne mafieux issu dun milieu urbain. 25 BARATTA Alessandro, Mafia : Rapporti tra modelli criminologici e scelte di politica criminale , p. 104, in MOCCIA Sergio (ed.) op. cit., pp. 93-116. 26 BLOK Anton, The mafia of a sicilian village, 1860-1960, William Clowes & Sons Limited, London, 1974, p. 89. 27 COLAJANNI Napoleone, Nel regno della mafia dai Borboni ai Sabaudi, Rome, 1900, cit par MATARD-BONUCCI Marie-Anne, op. cit., p. 45. 28 ARLACCHI Pino, op. cit. (1986), p. 15. 29 Il faut souligner le fait que, selon une srie dtudes importantes sociologiques, anthropologiques, historiques et criminologiques qui apparurent dans les annes 1970 (ALBINI Joseph, The American Mafia: Genesis of a legend,

  • 9

    10. De lautre cot de lAtlantique, les pratiques qui caractrisrent le crime organis

    amricain du dbut du vingtime sicle taient dj adoptes par des entrepreneurs installs

    aux tats-Unis dAmrique depuis la cration du nouveau pays. John Jacob Astor, Cornelius

    Vanderbilt, le Erie Ring (Daniel Drew, James Fisk Jr., Jay Gould), Leland Stanford, John

    D. Rockefeller et autres, en tirant avantage dune corruption dmesure dans un pays quasi-

    anomique30, ont tous utilis la violence, la fois figurative et littrale, afin de promouvoir leurs

    propres intrts financiers. En institutionnalisant leurs profits, ils purent monopoliser leurs

    secteurs dactivit et affecter durablement la vie conomique des tats-Unis dAmrique.31

    Toutefois, le crime organis amricain proprement dit, ainsi que le concept de crime

    organis lui-mme, napparaissent qu partir de la seconde moiti du dix-neuvime sicle,

    lpoque des grandes vagues dimmigration irlandaise, et plus prcisment quand les irlandais

    prirent le contrle de lorganisation politique no-yorkaise trs puissante de Tammany-Hall.

    Les immigrs irlandais jourent un rle trs particulier dans lorganisation des activits illicites,

    en ayant un accs trs direct aux pouvoirs administratifs et politiques.32 Plus tard, ces activits

    illicites notamment les rseaux des jeux de hasard et de la prostitution commencrent

    passer aux mains dentrepreneurs juifs dont la figure la plus clbre fut Arnold Rothstein, le

    czar de la pgre 33 avant de passer aux mains des italiens.

    11. La mafia simplanta en Amrique dans les dernires dcennies du dix-neuvime

    sicle, quand les mafiosi, qui staient joints aux vagues dimmigration italienne de cette

    Irvington, New York, 1971 ; ARLACCHI Pino, Mafia et compagnies : lthique mafiosa et lesprit du capitalisme, Presses Universitaires de Grenoble, 1986 ; BLOK Anton, op. cit. ; HESS Henner, op. cit.), lexistence en Sicile de lorganisation scrte hirarchise peinte par la littrature policire tait considrablement conteste. Toutefois, lexistence de cette organisation secrte, sous le nom de Cosa Nostra, fut prouve dans les annes 1980, dmontrant mme que parfois les lgendes urbaines peuvent prvaloir sur la science. Les enqutes menes par les juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino, le fameux maxi-procs des annes 1986-87, ainsi que les tmoignages de Tommaso Buscetta et ensuite des autres pentiti (Antonino Calderone, Francesco Marino Mannoia), portrent la lumire sur larchitecture cache dune socit criminelle unique avec des rites dinitiation, des normes et des statuts (ARLACCHI Pino, Buscetta : La Mafia par lun des siens, ditions du Flin, Paris, 1994, p. 15) et entrinrent les opinions anciennes de Santi Romano qui considrait ces associations comme des ordres juridiques alternatifs ltat (ROMANO Santi, Lordre juridique, Dalloz, Paris, 2002, pp. 89-90 ; cf. aussi infra, note no 1067) 30 Cf. infra, no 21. 31 ABADINSKY Howard, Organized crime, Nelson-Hall, Chicago, 1990, pp. 58 et s. ; BELL Daniel, Crime as an american way of life , The Antioch Review, n 13, June 1953, pp. 131-154. 32 Bien que, derrire la qualification du Tammany Hall dorganisation criminelle, se cache sans doute des intrts politiques importants (le Tammany Hall tait lpoque la machine politique principale du Parti dmocrate) et, surtout, une croisade morale contentieuse et mme xnophobe de Charles Parkhurst, la trs grande corruption de lorganisation lpoque nest pourtant pas conteste en tant que fait (cf. inter alia STEINBERG Allen, Narratives of Crime, Historical Interpretation and the Course of Human Events: The Becker Case and American Progressivism , in SREBNICK Amy Gilman/LEVY Ren (eds.), Crime and Culture : An Historical Perspective, Ashgate, Aldershot, 2005, pp. 63-83). 33 ABADINSKY Howard, op.cit., pp. 106 et s. ; BELL Daniel, op. cit., p. 135.

  • 10

    priode, trouvrent des opportunits normes leurs occupations traditionnelles. 34

    Nanmoins, si la Mafia en Italie symbolisait la dception du Sud italien envers le nouvel tat,

    gardant alors toujours un caractre fortement politique, voire rvolutionnaire, les intrts de la

    Cosa Nostra amricaine furent principalement financiers. Bien que la liaison forte entre les

    mafias sicilienne et amricaine, longtemps conteste par plusieurs auteurs, ait enfin t

    prouve lors de laffaire pizza connection , les deux branches de la Cosa Nostra reprsentaient

    toujours deux mondes bien distincts.35 En raison de ces diffrences considrables, et ds lors

    que le concept apparat et volue surtout aux Etats-Unis, se rfrant alors la ralit nord-

    amricaine, on doit considrer que les berceaux de la criminalit organise contemporaine sont

    les grands centres urbains amricains.

    b) La conceptualisation non-scientifique de la notion de crime organis

    12. Certes, les termes de crime organis et de criminalit organise ne sont pas une

    invention amricaine ; on les trouve dj dans luvre de Friedrich Christian Benedict Av-

    Lallemant depuis la moiti du dix-neuvime sicle, se rfrant le plus souvent des gangs

    secrets de bandits, alors que Lombroso inclut dans son Homme criminel une classification des

    organisations criminelles de lpoque.36 Dans la littrature franaise, Gabriel Tarde conoit le

    crime organis comme synonyme du brigandage.37

    13. Pourtant, le concept ne fut rgulirement utilis qu partir du dbut du 20e sicle

    aux tats-Unis dAmrique. Il apparut une poque o la classe des affaires tait insatisfaite

    par les formes existantes de control social, censes offrir des opportunits dpanouissement

    et daccs au pouvoir des voleurs professionnels et de faux entrepreneurs . En 1895, le

    rvrend Charles Parkhurst, prsident lpoque de la New York Society for the Prevention of

    Crime, utilisa le terme de crime organis, en lui donnant une signification distincte peut-tre

    pour la premire fois doprations de prostitution et de jeux dhasard protgs par des officiers

    34 FRATTINI Eric, Cosa Nostra un sicle dhistoire, d. Flammarion, Paris, 2003, p. 11. 35 Cette diffrence de mentalit et de valeurs entre les mafiosi siciliens et amricains sont trs manifestes dans les tmoignages de Tommaso Buscetta. Cf. ARLACCHI Pino, op. cit. (1994), pp. 150 et s. 36 FIJNAUT Cyrille J.C.F., Organized crime The forms it takes, background and methods used to control it in Western Europe and the United States in KAISER Gnther/ALBRECHT Hans-Jrg (eds.), Crime and criminal policy in Europe Proceedings of the II european colloquium, Criminological Research Reports by the Max Planck Institute for Foreign and International Penal Law, Freiburg i. Br., 1990, pp. 53-98. 37 TARDE Gabriel, La philosophie pnale, rimpression de la 4e dition, ditions Cujas, Paris, 1971 [1890], p. 1.

  • 11

    publiques.38 En 1909, Theodore A. Bingham, ex-officier de police, publia un article dans la

    magazine McClures, intitul The organized criminals of New York , donnant au crime

    organis une signification similaire.39

    14. En 1919, fut cre Chicago la Chicago Crime Commission, une organisation civique

    compose de banquiers, dentrepreneurs et de juristes, cherchant promouvoir des

    changements pour faire face la criminalit croissante. Cest au sein de cette organisation que

    le nouveau concept commena tre plus rgulirement employ, sans pour autant se rfrer

    encore de vritables organisations criminelles, mais plutt une classe criminelle de dix

    milles criminels professionnels. Apparemment, cette conception de la criminalit organise

    vue comme une part entire de la socit civile qui, quant elle, tait critique pour son

    indiffrence, voire sa sympathie lgard de cette classe criminelle refltait les ides de la

    classe moyenne protestante, qui constituait la classe dominante de Chicago, selon laquelle la

    ville, aprs un dveloppement prcipit, semblait noye dans le crime, la corruption et

    limmoralit.40

    15. Dans les annes qui suivirent, celles du Volstead Act et de la prohibition, le concept

    de crime organis devient plus rpandu allant au-del des frontires de New York et de

    Chicago ; mais son succs parat provisoire. Jusqu lre de la dpression , vers la fin des

    annes 1920 et au dbut des annes 1930, il fut quasiment remplac par le terme un peu plus

    spcifique de racketeering . Cela dit, la nouveaut la plus importante dans les annes 1930

    tait que le concept ne se rfrait plus une classe criminelle amorphe mais des gangsters

    et des racketteurs qui taient organiss en des gangs , des syndicats et des

    organisations criminelles , dirigs par des grands matres du crime . Le rsultat de cette

    nouvelle perception fut que le crime organis ntait plus conu comme le fruit de conditions

    qui pourraient se rsoudre par le moyen de reformes sociopolitiques, comme lavait estim la

    Chicago Crime Commission, mais lemphase particulirement par les mdias tait

    dsormais mise sur un renforcement lgislatif rigoureux. Comme exemple de cette tendance,

    on peut voquer les articles pertinents du New York Times qui, ayant suivi pendant les annes

    1920 une orientation purement analytique, modula dans les annes 1930 son langage vers un

    38 Cf. GILFOYLE Timothy, The Moral Origins of Political Surveillance: The Preventive Society in New York City , American Quarterly, Vol. 38, n 4, 1986, pp. 637-652 et prcisment p. 643. 39 WOODIWISS Michael, op. cit., p. 179. 40 Von LAMPE Klaus, op. cit., p. 104.

  • 12

    discours manifestement plus polmique ; cest probablement cette poque que lon va, pour

    la premire fois, parler de guerre contre le crime organis .41

    16. Aprs une priode dinertie largement due limminence de la Deuxime guerre

    mondiale le concept de crime organis rapparaitra dans le dbat public amricain en 1950,

    quand un comit du Snat amricain fut cr afin dinvestiguer sur le phnomne. Le comit,

    prsid par Estes Kefauver, mena des interrogations publiques tlvises dans plusieurs villes

    majeures des tats-Unis et interrogea plus de six cent tmoins, dont des officiers de police et

    des individus ayant des casiers judiciaires bien chargs. La conclusion tire par le comit fut

    quun certain nombre de groupes criminels dans tout le pays seraient lis entre eux par une

    organisation criminelle sinistre, connue sous le nom de la Mafia. 42 Or, les conclusions du

    comit Kefauver furent trs loin dtre considres comme crdibles. Elles refltrent

    simplement les apprciations du Federal Bureau of Narcotics (F.B.N.), alors que personne parmi

    les dlinquants interrogs nadmettait appartenir une telle organisation ou mme la connatre.

    Par ailleurs, les prtentions du F.B.N. ne furent fondes sur aucune preuve plausible. Selon

    lhistorien William Moore aucune investigation srieuse neut lieu ; 43 le comit dramatisa

    simplement des informations inconsistantes, persuada le public davoir faire une enqute

    profonde et cra ainsi une srie de mythes et de malentendus concernant cette conspiration

    internationale mafieuse , dont le degr de centralisation fut incontestablement exagr. Mme

    si des rvlations ultrieures entrinrent dans une certaine mesure les hypothses du comit,

    la consistance de sa mthodologie et la crdibilit de ses conclusions demeurent toujours trs

    questionnables.

    Nanmoins, le comit Kefauver apporta deux nouveauts importantes dans la

    perception du crime organis.44 Dune part, cest la premire fois quun rle actif put tre

    constat sur le sujet de la part des autorits charges de la rpression pnale et ce au niveau

    fdral.45 Dsormais, le crime organis ne sera plus considr comme un problme local mais

    plutt comme phnomne porte nationale, voire internationale. Dautre part, la prsence de

    la Mafia organisation dorigine italienne aux Etats-Unis affirmait le caractre

    41 Idem, p.105. 42 U.S. Senate, Special Committee to Investigate Organized Crime in Interstate Commerce, Third Interim Report, 81st Congress, Washington D.C., U.S. Government Printing Office, 1951, p. 2. 43 MOORE William, The Kefauver Committee and the politics of crime 1950-1952, University of Missouri Press, Columbia, 1974, notamment p. 134. 44 Von LAMPE Klaus, op.cit., p. 106. 45 Malgr les rvlations du F.B.N., le Federal Bureau of Investigation (F.B.I.) niait entirement, jusquen 1963, toute existence de criminalit organise sur le territoire amricain. Son directeur J. Edgar Hoover rejetait non seulement lexistence de la Mafia italo-amricaine, mais toute autre conception dorganisations criminelles ou de syndicats du crime, comme facteurs dominants de la criminalit nationale.

  • 13

    ethnocentrique des organisations criminelles. Certes, ce caractre avait t pressenti depuis

    lassassinat en 1890 de lofficier de police David Hennessy New Orleans par des immigrs

    italiens.46 En outre, comme nous lavons prcdemment mentionn, les socits dimmigrants

    irlandais et juifs ouvrirent galement le chemin aux organisations criminelles. Toutefois, aprs

    les rsolutions du comit Kefauver, cette conception ethnocentrique devint prpondrante

    dans la recherche portant sur la criminalit organise et influena un grand nombre dtudes

    importantes sur le sujet.47

    17. Lintrt sur la Mafia, incit par les auditions Kefauver, retomba dans les annes

    suivantes, tant de la part de lopinion publique que de celle de la politique criminelle officielle.

    Nanmoins, en 1957, un incident imprvu remit soudain la Mafia au cur de lactualit. Une

    runion de soixante cinq italiens parmi lesquelles certains ayant des cahiers judiciaires

    chargs eut lieu chez Joseph Barbara Appalachin de New York. Malgr labsence de

    preuves concrtes, John Cusack, directeur local du F.B.N. New York, tmoigna devant un

    comit lgislatif new-yorkais, mettant lhypothse dune corrlation entre la runion

    dAppalachin et la Mafia. Le comit incorpora ce tmoignage dans son rapport final,

    interprtant les hypothses mal fondes de Cusack comme des conclusions dune investigation

    gouvernementale officielle.

    En mai 1958, une commission tatique temporaire dinvestigation fut cre par ltat de

    New York, afin de faire lumire sur lincident Appalachin . Plusieurs des participants taient

    emprisonns ou gards vue, notamment du fait de leur refus de tmoigner, tandis que les

    rponses de ceux qui taient effectivement questionns ne furent gure considres comme

    crdibles. Dans ce contexte, la Cour dappel new-yorkaise dcida que la commission ne

    pouvait plus garder les dtenus sur la seule justification que les rponses donnes ntaient pas

    satisfaisantes.

    En mai 1959, une enqute judiciaire fut ouverte contre tous les suspects, sur la base

    juridique de conspiration obstruant luvre de la justice . Les prvenus furent tous

    condamns, puis furent unanimement acquitts par la Cour dappel. En 1963, dans son

    rapport final, la commission essaya de justifier ses tergiversations, qualifiant les tmoins de

    racketteurs majeurs , bien quaucun entre eux net t emprisonn et quaucune

    condamnation nait merg lors du procs judiciaire.48 L incident Appalachin est peut-tre

    46 ALBANESE Jay, Organized crime in America, 2nd edition, Anderson Publishing, Cincinnati, 1989. 47 Cf. notamment ALBINI Joseph : op. cit. ; BELL Daniel, op. cit. ; IANNI Francis/REUSS-IANNI Elisabeth, A Family Business: Kinship and Social Control in Organized Crime, Routledge & Kegan Paul, London, 1972. 48 ALBANESE Jay : op. cit. pp. 38-42.

  • 14

    le moment le plus illustrant de llment imaginaire omniprsent dans la conceptualisation du

    crime organis. Les suppositions faites par un officier du F.B.N. propos dune runion

    sociale de soixante-cinq personnes ranimrent les lgendes sur la grande conspiration

    criminelle italo-amricaine cres par le comit Kefauver et influencrent toutes les enqutes

    officielles postrieures.

    18. Quelques annes plus tard, en septembre 1963, le sous-comit snatorial

    dinvestigations des tats-Unis, prsid par le snateur John McClellan, interrogea Joseph

    Valachi, accus de meurtre. Valachi fut le premier admettre lappartenance ou mme de

    parler publiquement de une conspiration criminelle organise au niveau national, appele

    La Cosa Nostra . Il donna des informations prcises sur les activits et la structure de cette

    organisation et il rvla des donnes inconnues sur un massacre entre des gangs italo-

    amricains qui avait eu lieu au dbut des annes 1930, connu comme la guerre des

    Castellammarais . 49 Effectivement, Valachi donna une description dtaille dun certain

    nombre de crimes, rests irrsolus pour la police new-yorkaise.

    En revanche, la fiabilit dune grande partie de ses allgations fut contestable. Valachi

    tant accus de meurtre, il est trs probable quil ne donna en effet que les rponses que le

    comit souhaitait entendre. Par ailleurs, il rvla des faits dont, le plus souvent, il ntait pas

    tmoin. Toutefois, et nonobstant lexistence de preuves contradictoires, cela nempcha pas

    que son tmoignage soit accept par le comit comme tant fiable et quil devienne la base

    dun grand nombre dcrits et de stratgies de politique criminelle visant le crime organis.

    En tout tat de cause, il est certain que les auditions Valachi 50 furent une tape

    importante dans le processus de conceptualisation du crime organis. Tout dabord, malgr

    une crdibilit conteste, elles furent la premire preuve authentique de lexistence dun

    syndicat du crime interamricain. Les reprsentations sociales imaginaires continurent jouer

    un rle important dans la formulation conceptuelle de la criminalit organise, mais elles

    commencrent cependant tre fondes sur des sources plus fiables. En outre, contrairement

    aux auditions Kefauver et lincident Appalachin , les auditions Valachi aboutirent

    ladoption de nouvelles lois, extensives et pleines dinnovations contentieuses, visant lutter

    contre la criminalit organise. La dfinition du concept de criminalit organise ne sera plus

    un sujet uniquement trait par les mdias, mais elle fera dsormais lobjet dapproches

    juridiques et sociologiques, dans le but dune politique criminelle efficace contre la nouvelle

    49 Pour des dtails historiques sur Joseph Valachi et ses tmoignages, cf. MAAS Peter, Mafiosi et Mafia Les mmoires de Joseph Valachi, homme de main du clbre Capo Mafioso Genovese, Stock, Paris, 1969. 50 Appeles galement auditions McClellan .

  • 15

    menace. Il convient ainsi desquisser brivement lvolution parallle des sciences criminelles

    en termes plus gnraux.

    c) Lvolution criminologique

    19. Ces nouvelles conceptions de la criminalit New York et Chicago conduisirent

    un virage scientifique clatant. Ce ne fut pas par hasard que la criminologie contemporaine est

    ne Chicago durant cette priode de nombreuses mutations de la forme et de la structure du

    phnomne criminel. Le passage historique dune criminalit individuelle une criminalit

    socialement structure concide spatiotemporellement avec le passage pistmologique des

    approches anthropologiques et psychologiques de la dlinquance vers les nouvelles approches

    sociologiques.51

    20. L cole cologique de Chicago, reprsente notamment par Ernest Burgess et

    plus tard par Clifford Shaw et Henry McKay, 52 fut fonde sur les travaux de Robert Ezra

    Park, lpoque toujours journaliste, qui, tudiant la situation sociale de la ville de Chicago,

    avait collect une base de donnes importante. Par la suite, en tant que matre de confrences

    la facult de sociologie de lUniversit de Chicago, Park utilisa en 1914 ces donnes dans une

    srie dtudes ayant comme sujet l cologie sociale de la ville, inonde lpoque par une

    vague dimmigration dmesure. Vers la fin des annes 1920, le crime organis navait pas

    encore fait son apparition en tant quobjet scientifique spcial ; pourtant, on trouve dans les

    uvres de lcole de Chicago les prmices ouvrant la voie son tude.

    51 Certes, ce tournant sociologique des sciences criminelles tait dj engendr en Europe par la dite cole de Lyon (reprsente notamment par Alexandre Lacassagne et Gabriel Tarde), alors que, peu aprs, Enrico Ferri publiait sa clbre Sociologie criminelle (FERRI Enrico, La sociologie criminelle, Dalloz, Paris, 2004 [1892]). On trouve encore, au sein de lquipe durkheimienne, la cration dune section Sociologie criminelle ds le premier volume de LAnne sociologique (1898). Par ailleurs, le marxiste Willem Bonger, ainsi que Karl Marx lui-mme, avaient soulign combien les conditions conomiques et sociales imposes par le processus de production capitaliste taient criminognes, engendrant non seulement une criminalit de besoin, mais aussi une criminalit dexploitation et de profit commise par la bourgeoisie (BONGER Willem Adrian, Criminalit et conditions conomiques, G. P. Tierc, Amsterdam, 1905). Toutefois, non seulement la sociologie de Ferri ne fut quune anthropologie criminelle , dans le sillage de lcole lombrosienne, enrichie simplement de certains paramtres sociaux, mais encore, ni Tarde, ni Durkheim, ni Bonger, malgr leur travaux importants en la matire, narrivrent impulser une vritable dynamique collective ; en France la criminologie demeurera essentiellement aborde par des mdecins et des juristes, alors que la figure seigneuriale, que fut pour la criminologie franaise du vingtime sicle Jean Pinatel, engagera lorientation plutt clinique de la discipline (pour plus des dtails, cf. notamment MUCCHIELLI Laurent (dir.), Histoire de la criminologie franaise, LHarmattan, Paris, 1994). partir des annes 1920, le principal lieu de dveloppement des recherches sociologiques dans le domaine de la criminalit et la dviance devient, sans aucun doute, lcole de Chicago. 52 SHAW Clifford, Delinquency areas, University of Chicago Press, Chicago,1929 ; SHAW Clifford/MCKAY Henry, Juvenile delinquency and urban areas, University of Chicago Press, Chicago, 1972 [1942].

  • 16

    Plus prcisment, Shaw et McKay ralisrent que certains quartiers, facilement

    identifiables, prsentaient un fort taux de criminalit, persistant malgr les importants

    changements dans la composition ethnique de la population. Ils parlrent dune pgre des

    quartiers de haute dlinquance , savoir des quartiers domins par une sous-culture

    dlinquante antisociale et peupls par des hommes marginaux , se perptuant selon un

    processus quils nommrent transmission culturelle : La prsence dun nombre important

    de criminels adultes dans certains quartiers signifie que les enfants ont contact avec le crime,

    dans lequel ils voient une carrire et une mode de vie dont le crime organis constitue le

    symbole. Dans ce type dorganisation sont clairement visibles une dlgation dautorit, une

    division du travail, une spcialisation fonctionnelle et toute autre caractristique relevant des

    institutions daffaires bien structures. Les attitudes, les valeurs, mais aussi les techniques du

    crime organis sont culturellement transmises travers des gnrations successives, de la

    mme faon que sont transmises la langue et toutes les autres formes sociales . 53

    21. En 1938, le sociologue amricain Robert K. Merton, en empruntant mile

    Durkheim son concept danomie,54 tenta une explication socioculturelle des phnomnes de

    dviance aux tats-Unis.

    Tandis que pour Durkheim lanomie est une des formes pathologiques de la division du

    travail,55 ainsi quun type parmi les causes collectives qui expliquent le suicide des individus,56

    Merton formula une thorie gnrale de la dviance. Il mit laccent sur la proccupation des

    amricains pour le succs conomique et tablit son modle autour de deux axes principaux :

    les buts valoriss par la culture amricaine et les moyens institutionnaliss fournis pour

    atteindre ces buts. Selon lattitude des individus en rapport avec ces deux ples, il distingua

    cinq comportements sociaux : La conformit, linnovation, le ritualisme, le retraitisme et la rvolte.57

    Merton, comme la plupart de ces prdcesseurs ne parle pas encore de crime

    organis ; il est pourtant vident quil tenait compte de la ralit sociale amricaine de son

    poque. En effet, la criminalit organise amricaine peut tre considre comme lexemple le

    plus typique des conditions anomiques et des pratiques dinnovation dcrites par Merton.

    53 SHAW Clifford/MCKAY Henry, op.cit., p. 174. 54 Pour plus des details, cf. infra, notes nos 1126 et notamment 1127. 55 DURKHEIM mile, De la division du travail social, 7e d., Quadrige/PUF, Paris, 2007 [1893], pp. 343 et s. 56 DURKHEIM mile, Le suicide, 13e dition, Quadrige/PUF, Paris, 2007 [1897], chapitre V. 57 MERTON Robert K., Social structure and anomie , American Sociology Review, n 3, 1938, pp. 672-682 ; du mme auteur, Social Theory and Social Structure, Enlarged edition, The Free Press, New York London, 1968, p. 185 et s.

  • 17

    Pour arriver au rve amricain , la criminalit routinire ne suffisait gure. Il fallait des

    moyens criminels sophistiqus, organiss, voire professionnels.58

    22. Or, la thorie de Merton nexplique pas pourquoi, dans les mmes conditions

    anomiques, la voie dviante est choisie par une certaine minorit et non par la totalit des

    classes dfavorises. Edwin Sutherland essaya den donner une explication avec sa thorie de

    lassociation diffrentielle.

    Selon Sutherland le comportement criminel est appris lors de processus communicatifs

    et interactifs au sein de groupes personnels intimes. Cet apprentissage inclut les techniques

    ncessaires la commission du crime (parfois trs compliques, notamment en ce qui

    concerne le crime organis), mais aussi lorientation spcifique des mobiles, des pulsions, des

    attitudes et des rationalisations lgard des codes de comportement lgitimes.59

    Concernant le crime organis stricto sensu, Sutherland inclut, dj en 1947, dans ses

    clbres Principes de criminologie60, une typologie trs pertinente de la criminalit organise de

    lpoque, qui na gure perdu son actualit.61 Nanmoins, la contribution de Sutherland la plus

    utile la comprhension de la criminalit organise fut son tude classique sur le crime en col

    blanc. 62 Dans une poque o le crime organis tait conu comme une conspiration

    internationale de malfaiteurs contre la socit respectueuse des lois, Sutherland dmontra que

    les mmes types de comportement criminel taient intrinsques la vie professionnelle dune

    grande partie de la socit bourgeoise.63

    23. En 1960, et combinant la thorie de lanomie de Merton avec celle de la

    transmission culturelle de Shaw et McKay, celle des sous-cultures dlinquantes dAlbert

    Cohen64 et celle de lassociation diffrentielle de Sutherland, Richard Cloward et Lloyd Ohlin

    donnrent leur propre explication de la criminalit organise. 65 Selon leur thorie de

    58 Nous reviendrons sur la thorie mertonienne danomie plusieurs reprises. 59 SUTHERLAND Edwin H/CRESSEY Donald R./LUCKENBILL David F., Principles of criminology, 11th edition, General Hall Inc., New York, 1992 [1924], pp. 88-89 ; SUTHERLAND Edwin H., The professional thief, The University of Chicago Press, Chicago Il, Midway Reprint edition, 1989 [1937], pp. 197 et s. 60 Op. cit., 4e dition, J. B. Lippincott, 1947 ; le chapitre sur lorganisation des criminels a t republi dans IANNI Francis/REUSS-IANNI Elisabeth (eds.), op. cit., pp. 5-10. 61 Cf. aussi infra, notamment nos 732 et s. 62 SUTHERLAND Edwin H, White collar crime, Greenwood Press reprinted edition, Connecticut, 1983 [1949], notamment pp. 217 et s. 63 Sutherland vite de mettre en parallle les deux concepts. Par ailleurs, il dfinit le crime organis ad rem (organisation des vices), tandis que sa dfinition du crime en col blanc est plutt ad hominem (crime commis par une personne respectable et possdant un statut social lev au cours de ses activits professionnelles). Limportance de son travail sur le crime en col blanc, pour ltude du crime organis, se rvle plus tard avec lapparition des diverses thories des entreprises illicites (cf. infra, no 30). 64 COHEN Albert, Delinquent boys, Free Press, New York, 1957. 65 CLOWARD Richard/OHLIN Lloyd, Delinquency and opportunity: a theory of delinquent gangs, Free Press, New York, 1960.

  • 18

    lopportunit diffrentielle, une grande pnurie, combine un accs trs limit aux moyens

    lgitimes de russite conomique, peut rsulter en ladaptation collective des sous-cultures

    dlinquantes. Les auteurs modlisent trois types de genre de sous-cultures : La sous-culture

    retraitiste, dont lexpression la plus frquente est lalcoolisme et lusage de stupfiants, la sous-

    culture conflictuelle, suivie dactes violents et destructifs et la sous-culture du racketteur, cette

    dernire forme dadaptation tant la plus proche de la notion de criminalit organise.

    24. Depuis les annes 1960 et surtout 1970, on constate une division profonde de la

    criminologie division dont les germes peuvent se trouver dans des travaux bien antrieurs

    en deux courants gnraux : les thories dites consensuelles (ou du passage lacte ) et celles

    dites conflictuelles (ou de la raction sociale ). 66 Limportance de cette volution pour

    ltude du crime organis est vidente, puisque, ct de la conception traditionnelle du crime,

    comme atteinte un ordre unanimement consensuel, merge celle qui ny voit quun conflit

    entre des intrts opposs. cette mme priode, le concept de crime organis se voit lev

    au rang dobjet scientifique spcifique, pour occuper depuis une place distincte dans la

    littrature criminologique. Afin de ne pas trop largir notre analyse, nous nous concentrerons

    dornavant sur ces travaux criminologiques concernant directement le crime organis.67

    66 Nous empruntons ces distinctions essentielles Denis SZABO, Criminologie et politique criminelle, Vrin P.U.M., Paris Montral, 1978, notamment pp. 45 et s. et Philippe ROBERT, La Sociologie entre une criminologie du passage l'acte et une criminologie de la raction sociale , LAnne sociologique, vol. XXIV, 1973, pp. 441-504. Compte tenu de la multitude des approches qui apparaissent durant cette priode, il est vident que des classifications alternatives sont possibles. 67 Cela dit, avant de clturer cette brve rtrospection gnrale, il faut mentionner lapparition rcente dune nouvelle approche fonctionnelle de la criminalit et de la politique criminelle, qui a t propose principalement par Dragan Milovanovic, Stuart Henry et T. R. Young, appartenant au courant de la dite criminologie constitutive ou postmoderne (cf. notamment MILOVANOVIC Dragan, Critical criminology at the edge: postmodern perspectives, integration and applications, Westport, Connecticut, London, 2002 ; du mme auteur, Postmodern criminology, Garland Publishing, New York London, 1997 ; HENRY Stuart/MILOVANOVIC Dragan (eds.), Constitutive criminology at work: applications to crime and justice, State University of New York Press, Albany, 1999 ; cf. aussi la revue lectronique The Red Feather Journal of Postmodern Criminology (http://critcrim.org/redfeather/journal-pomocrim/pomocrimindex. html. Dans la littrature criminologique grecque des influences de la criminologie constitutive peuvent tre traces dans luvre de Yannis Panoussis ; cf. notamment , , & , . . , , 2003). La criminologie constitutive essaie dintgrer un nombre important de thories sociales critiques (interactionnisme symbolique, phnomnologie, constructionnisme social, marxisme structurel, thorie des structurations), une srie danalyses postmodernes rcentes (thorie du chaos, thorie des catastrophes, smiotique psychanalytique et littrature de la prise de risque (edgework) ), ainsi que les conclusions des certains sociologues et criminologues prcdents (Sykes & Matza, Cressey, Herman et Julia Schwendinger, Katz et autres) sous une grande thorie criminologique unifie. Lintrt de cette thorie rside dans le fait quelle essaie de combiner plusieurs champs cognitifs, en enrichissant les outils pistmologiques de la criminologie traditionnelle avec des modles et des concepts emprunts aux sciences positives contemporaines par exemple, des diagrammes de bifurcation, lattracteur de Lorenz, des dimensions fractales (thorie du chaos), des bandes de Mbius, des bouteilles de Klein, des nuds borromens et des tores (topologie et psychanalyse lacanienne) offrant des nouvelles perspectives ltude du phnomne criminel. Toutefois, en ce qui concerne le crime organis et les rponses possibles de la part de ltat et de la socit, la criminologie constitutive ne semble pas du moins pour linstant apporter des nouveauts fondamentales.

  • 19

    d) La conceptualisation scientifique de la notion de crime organis : Dfinitions et

    modles

    25. lexception de luvre pionnire de John Landesco, 68 les premires tudes

    criminologiques spcifiquement centres sur le crime organis furent menes dans les annes

    1950 aprs la recherche effectue par le comit Kefauver.

    26. Dans une tude de 195369, Daniel Bell, en analysant lapparition historique du crime

    organis dans les grands centres urbains amricains, critique fortement les rsolutions du

    comit et sa conception dun syndicat national du crime , quil considre comme un mythe.

    Bell explique que la prdominance dItaliens dans les groupes criminels organiss serait due au

    procs invitable de la succession ethnique des individus dans les positions de pouvoirs

    importantes et conoit la criminalit organise comme une chelle alternative de mobilit

    sociale dans des conditions de discrimination et de marginalisation des immigrs, en suivant en

    cela, dans un sens, Merton. Malgr les critiques quelle porte envers les rsolutions du comit

    Kefauver et sa conception dune conspiration italo-amricaine, la recherche propose par Bell

    confirma lhomognit ethnique en tant qulment caractristique de la structure des

    organisations criminelles. Tandis que la thorie de la succession ethnique fut critique comme

    dterministe par Peter Lupsha70, qui conut lactivit criminelle organise comme un choix

    personnel rationnel, driv dun aspect pervers des valeurs amricaines, elle fut adopte et

    labore par dautres chercheurs dans une srie de recherches importantes.71

    27. Vers la fin des annes 1960, et notamment partir des annes 1970, quand le crime

    organis, aprs les auditions Valachi, entrait plus officiellement dans les dbats de politique

    criminelle, mergea la ncessit dune dfinition spcifique du phnomne qui serait

    Quand il sagit du crime organis, les criminologues postmodernes recourent, le plus souvent, des approches no-marxistes (cf. par exemple les textes de T. R. YOUNG sur le site Internet prcit de linstitut Red Feather), tandis quil nest pas rare de voir de telles approches se rapprocher des solutions noconservatrices. Toutefois, en tout cas, malgr son caractre gnral, hypercomplexe et parfois mme incohrent, qui la rend souvent peu utilisable dans la pratique, la criminologie constitutive peut tre utile non seulement pour souligner certaines faiblesses des thories criminologiques antrieures, mais aussi pour proposer une nouvelle perspective concernant des questions plus fragmentaires, souvent directement attaches la thmatique gnrale du crime organis (Cf. par exemple SANCHEZ Lisa, Sex, law and the paradox of agency and resistance in the everyday practices of women in the Evergreen sex trade , in HENRY Stuart/MILOVANOVIC Dragan (eds.), op. cit., pp. 39-66). 68 LANDESCO John, Organized Crime in Chicago, Part III of the Illinois Crime Survey, Illinois Institute of Criminal Justice, Chicago, 1929 (Louvrage a t rimprim en 1968 par University of Chicago Press). 69 BELL Daniel, op. cit., notamment p. 144. 70 LUPSHA Peter, Individual choice, material culture and organized crime , Criminology, vol.19, n 1, 1981, pp. 3-24. 71 IANNI Francis/REUSS-IANNI Elisabeth, op. cit. ; TYLER Gus, Sociodynamics of organized crime , Journal of Public Law, vol. 20, n 3, 1971, pp. 487-498.

  • 20

    susceptible dun traitement scientifique et, un stade ultrieur, dappropriation juridique. Il

    serait certes sans fin de citer et de commenter toutes les dfinitions et tous les modles

    descriptifs ou explicatifs proposs par les divers auteurs,72 mais il est pourtant utile de citer

    quelques-uns des modles les plus reprsentatifs et influents.

    28. Tout dabord, nous pouvons nous arrter sur la dfinition propose par la

    Commission prsidentielle de 1967 sur le crime organis,73 selon laquelle le crime organis

    est une socit qui cherche oprer en-dehors du control du peuple amricain et de ses

    gouvernements. Il implique des milliers de criminels, agissant au-dedans de structures aussi

    complexes que celles de toute corporation large, subordonns des lois imposes plus

    rigoureusement que celles imposes par les gouvernements lgitimes. Ses actions ne sont pas

    impulsives, mais elles rsultent plutt de conspirations complexes, existantes depuis plusieurs

    annes et ayant comme objectif le gain de control sur des secteurs entiers dactivit, dans le

    but dobtenir des profits normes .

    Linfluence du tmoignage Valachi sur cette dfinition est plus quvidente. Le crime

    organis est vu comme une conspiration internationale, antagoniste des gouvernements

    lgitimes. Par ailleurs, il est noter que la dfinition du crime organis se fait ad hominem,

    puisque le crime organis est compris comme socit ; ce qui importe en premier lieu est

    ltre du groupe et non lacte criminel. Cette question reste jusqu aujourdhui une des plus

    pineuses pour la doctrine pnale europenne, qui, du fait de cette anomalie dogmatique,

    prfra pnaliser, non le crime organis , mais la participation une organisation

    criminelle .

    29. Malgr les critiques que lon peut mettre sur les travaux de la Commission

    prsidentielle de 1967, ceux-ci se trouvent lorigine de la premire tude scientifique

    systmatique, ayant explicitement comme objet spcifique le crime organis. En tant

    quexpert-conseil de cette commission, Donald Cressey eut un accs privilgi aux bases des

    donnes officielles fdrales et sa thorie sur la structure des organisations criminelles reste,

    encore lheure actuelle, une des plus influentes. Selon Cressey, un crime organis est

    nimporte quel acte criminel, commis par une personne occupant, au sein dune division du

    travail tablie, une position prvue pour la commission des actes criminels, sous la condition

    que cette division du travail inclut une position de corrupteur, une position de corrompu et

    72 Comme le note Jay Albanese (op. cit., p. 4) il y a autant de dfinitions du crime organis que dauteurs ; dans son site Internet (http://www.organized-crime.de/OCDEF1.htm), Klaus von Lampe a collect plus dune centaine de dfinitions diffrentes. 73 Presidents Commission on Law Enforcement and Administration of Justice, Task Force Report: Organized Crime, U.S. Govt. Printing Office, Washington DC, 1967, p. 1.

  • 21

    une position dimposteur 74 . Cressey fut svrement et juste titre critiqu pour sa

    confiance excessive dans les sources officielles. Toutefois, si ses conclusions semblent

    aujourdhui largement obsoltes, son uvre demeure un point de rfrence incontournable en

    ce qui concerne sa mthodologie.75

    30. Dans les annes 1970, et critiquant la thorie conventionnelle de la conspiration

    internationale et lassimilation du crime organis la Cosa Nostra articules dans luvre de

    Cressey, Dwight C. Smith Jr. proposa une conception alternative de la criminalit organise en

    la regardant comme un rseau dentreprises illicites.76 Sinspirant dides plus anciennes, trouves

    dans luvre de Landesco, de Bell et de Sutherland, Smith favorise une approche analytique,

    en essayant dviter les strotypes et de dmontrer les similarits des organisations criminelles

    avec les entreprises lgitimes. Influenc par les thories organisationnelles, Smith focalise sa

    recherche sur des lments de lenvironnement social des organisations, qui puissent affecter

    la fixation et lacquisition de leurs objectifs. Il soutient quune tude sur les clients, les

    fournisseurs et les concurrents de ces entreprises illicites pourrait rsulter en des stratgies de

    contrle plus sophistiques et efficaces.

    Un deuxime point sur lequel insiste Smith est la fonction et les effets de la violence. Il

    met lhypothse selon laquelle elle aurait comme but le maintien de la discipline interne,

    limposition des conditions du march et le control des comptiteurs. Des changements de

    taux de violence dmontrent la relativit de la stabilit des marchs illgaux, les problmes

    dadministration internes, le degr de comptition et les conflits entre ces entreprises

    diffrentes.

    En outre, en comparant la fonction de la corruption dans les entreprises licites et

    illicites, Smith dmontre, non seulement leur action parallle, mais encore la relation plutt

    symbiotique que antagonique des entreprises illicites avec les gouvernements et les procs

    politiques.77

    Enfin, Smith fut un des premiers auteurs illustrer le caractre imaginaire du concept du

    crime organis, soulignant le rle des mdias, de la littrature et des croyances policires

    74 CRESSEY Donald Ray, Theft of the nation: The structure and operations of organized crime in America, Harper & Row, New York, 1969, p. 319. 75 CRESSEY Donald Ray, Methodological problems in the study of organized crime as a social problem , The Annals of The American Academy of Political and Social Science, n 374, 1976, pp. 101-112. 76 SMITH Dwight C. Jr., Some things that may be more important to understand about organized crime than Cosa Nostra , University of Florida Law Review, vol. XXIV, n 1, Fall 1971, pp. 1-30 ; du mme auteur, The Mafia Mystique, Basic Books Inc., New York, 1975 ; du mme auteur, Paragons, pariahs and pirates: a spectrum-based theory of entreprise , Crime & Delinquency, vol. 26, n 3, July 1980, pp. 358-386. 77 PASSAS Nikos (ed.), Organized crime, Dartmouth, Aldershot, 1995, pp. xvi et s.

  • 22

    invrifiables dans un processus de conceptualisation arbitraire. La thorie des entreprises

    illicites , demeure aujourdhui dominante, tant en Amrique quen Europe,78 et a influenc

    plusieurs des uvres majeures portant sur le crime organis, dont celles de Jay Albanese, Peter

    Reuter, Mark Haller et Alan Block en Amrique, 79 et celles de Pino Arlacchi et Vincenzo

    Ruggiero en Europe. 80

    Certes, dans les annes 1980, le bien fond de la thorie fut remis en cause du fait de

    lexclusion catgorique de sa part, de lexistence de la mafia en tant que socit secrte. Pino

    Arlacchi, architecte ultrieur de la Convention de Palerme, fit son mea culpa aprs des longs

    dbats quil eut avec le juge Falcone et ses entretiens avec les repentis Antonino Calderone81

    et, ensuite, Tommaso Buscetta.82 En effet, cette poque, il fut prouv qu cot de la mafia-

    entreprise il existait bien une mafia-organisation bureaucratique, tout comme ct du

    capitalisme primitif il existait aussi un fodalisme tardif imprgnant le phnomne.

    Toutefois, nonobstant ses hypothses dmenties, la thorie des entreprises illicites

    ne perdit gure de son influence. Au niveau ontologique, elle prsente, dune part, toujours

    des mrites incomparables pour la comprhension du phnomne de lorganisation de la

    criminalit, surtout si lon dissocie conceptuellement le crime organis contemporain des

    phnomnes mafieux traditionnels. Au niveau pistmologique, elle eut, dautre part, comme

    rsultat lenrichissement des outils mthodologiques traditionnels de la criminologie avec des

    nouveaux, emprunts aux sciences conomiques et politiques.83

    31. Mais dj lmergence de tentatives de traitement scientifique du phnomne du

    crime organis avait rendu vidente la ncessit de sa dlimitation et sa clarification

    78 Cf. aussi , : , p. 41, in , : 7 ( 1998), & .. , , 2000, pp. 16-67. 79 ALBANESE Jay, What Lockheed and La Cosa Nostra have in common: The effect of ideology on criminal justice policy , Crime & Delinquency, vol. 28, n 2, 1982, pp. 211-232 ; REUTER Peter/RUBINSTEIN Jonathan, Fact, fancy and organized crime , The Public Interest, n 53, 1978, pp. 45-68 ; REUTER Peter, Disorganized crime: Illegal markets and the Mafia, MIT Press, Cambridge MA, 1983 ; HALLER Mark, Illegal enterprise: a theoretical and historical interpretation , Criminology, vol. 28, n 2, 1990, pp. 207-235 ; du mme auteur, Bureaucracy and the Mafia : An Alternative View in RYAN Patrick J./RUSH George E. (eds.), Understanding Organized Crime in Global Perspective A Reader, Sage Publications, Thousand Oaks, London, New Delhi, 1997, 52-58 ; BLOCK Alan, Perspectives on organized crime Essays in opposition: the historical perspective, Kluwer Academic Publishers, Dordrecht/Boston/London, 1991, notamment p. 12. 80 ARLACCHI Pino, Mafia et compagnies lthique mafiosa et lesprit du capitalisme, Presses Universitaires de Grenoble, 1986 ; RUGGIERO Vincenzo, Organized and Corporate Crime in Europe : Offers that Cant Be Refused, Dartmouth, Aldershot, 1996. 81 ARLACCHI Pino, Les hommes du dshonneur : la stupfiante confession du repenti Antonino Calderone, Albin Michel, Paris, 1992. 82 ARLACCHI Pino, op. cit. (1994). 83 Cf. inter alia FIORENTINI Gianluca/ZAMAGNI Stefano (eds.), The economics of corruption and illegal markets (3 tomes), Edward Elgar Publishing Ltd., Cheltenham UK, 1999 ; FIORENTINI Gianluca/PELTZMAN Sam (eds.), The economics of organised crime, Cambridge University Press, Cambridge, 1995.

  • 23

    conceptuelles. Face cette ncessit, Michael Maltz publia en 1976 un essai, qui pourrait tre

    considr comme la premire approche du crime organis en tant que concept.84 Insistant sur

    les faiblesses des dfinitions ad hominem, Maltz dessine une dfinition type, fonde sur les

    objectifs des organisations criminelles, en combinaison avec les moyens utiliss par celles-ci.

    Selon lauteur, un crime organis est un crime commis par deux personnes ou plus, qui sont runis,

    ou ont lintention den rester, dans le but de commettre des crimes . Il numre depuis les moyens

    dexcution du crime, qui incluent la violence, le vol, la corruption, le pouvoir conomique, la fraude, la

    collusion et la participation des victimes, critres qui ne sont ni prsupposs en tant quensemble, ni

    mutuellement exclusifs, mais qui peuvent coexister dans nimporte quel crime organis. Les

    motifs des crimes commis, savoir les pouvoirs politique et conomique qui sont ainsi la

    fois objectifs et moyens des organisations criminelles peuvent galement coexister.85

    La dfinition de Maltz fut une des premires dfinitions de la criminalit organise

    juridiquement utilisables et on peut lgitimement supposer quelle a inspir les dfinitions

    juridiques ultrieures des groupes criminels, trouves actuellement dans les codes pnaux des

    pays europens et dans la lgislation de lUnion elle-mme.86 Toutefois, malgr son importance

    majeure, elle se caractrise par les faiblesses desquelles souffrent aussi toutes ces lgislations

    actuelles. En esprant couvrir le spectre entier des organisations criminelles, elle savre trop

    vaste et, assimilant tout groupement des fins illgales aux grandes organisations criminelles,

    elle met en danger tant lefficacit que lorientation dmocratique dune stratgie de politique

    criminelle ventuelle qui la prendrait comme point de dpart.87

    32. Or, ct des dfinitions littrales du crime organis, certains auteurs essayrent

    den crer des modles, soit pour dcrire les variantes structurelles des groupes organiss, soit

    pour analyser les paramtres de causalit sociopolitique du phnomne. Certes, simplificateur

    par dfinition, un modle reste toujours une approximation abstraite de la ralit observe et

    84 MALTZ Michael D., On defining organized crime: the development of a definition and a typology , Crime & Delinquency, vol. 22, n 3, July 1976, pp. 338-346. 85 Idem, p. 342. 86 Il est dailleurs intressant de noter ici que, dans une publication postrieure (MALTZ Michael D., Toward Defining Organized Crime , in ALEXANDER Herbert/CAIDEN Gerald (eds.), Politics and Economics of Organized Crime, Lexington Books, Massachusetts Toronto, 1985, pp. 21-35), lauteur propose une dfinition des groupes criminels organiss selon dix critres, dont quatre essentiels ; comme on le verra par la suite, une dfinition trs similaire fut adopte en 1994 par le Groupe drogue et criminalit organise, au sein du Conseil de lUnion europenne. 87 Face cet inconvnient vident, lauteur lui-mme nhsite pas employer, dans ses travaux postrieurs, des dfinitions plus restreintes (outre son article de 1985, cit ci-dessus, cf. encore MALTZ Michael D., Measuring the Effectiveness of Organized Crime Control Efforts, University of Illinois at Chicago, Office of International Criminal Justice, Chicago Il, 1990, p. 24).

  • 24

    par principe est erron.88 Cependant, les modles demeurent des outils prcieux pour les

    sciences sociales, mme quand il sagit de ralits sociales hypercomplexes, non tant pour la

    dduction de conclusions finales mais plutt, en tant quoutils danalyse heuristique, pour la

    systmatisation de la recherche. 89

    Loin de proposer ici un nouveau modle, prsenter succinctement ceux existants est

    ncessaire, puisque lon sy rfra par la suite plusieurs reprises. Nanmoins, rappelons

    demble que ces modles, notamment les plus anciens, outre le fait quils furent conus pour

    dcrire principalement la criminalit organise italo-amricaine, furent encore construits sur la

    base de recherches et de tmoignages, dont la fiabilit reste trs discutable ; si donc leur utilit

    exgtique, en ce qui concerne la criminalit organise contemporaine en Europe, ne peut tre

    questionne, elle ne doit pas non plus tre surestime.

    33. Comme il appert de ce qui a t dit jusquici, les premires tentatives dune

    modlisation de la criminalit organise peuvent se retrouver dans les uvres de Donald

    Cressey, Joseph Albini, Francis et Liz Ianni et Dwight C. Smith Jr. Pour les prsenter, on

    suivra la classification tripartite propose par Jay Albanese.90

    34. Selon le modle dit bureaucratique de Cressey, 91 fortement inspir par le tmoignage

    de Valachi, lunit principale dun groupe criminel organis traditionnel est une corporation

    monopolistique, compose dhommes dorigine italienne, dite la famille (borgata).

    Concevant le crime organis comme entit systmiquement autonome, Cressey en propose en

    ralit deux modles, (fig. 1 & 2) 92 , un portant sur la structure intrieure de la famille

    criminelle et un portant sur les relations de celle-l avec la socit extrieure.

    88 DELMAS-MARTY Mireille, Les grands systmes de politique criminelle, PUF, Paris, 1992, p. 75 ; du mme auteur, Modles et mouvements de politique criminelle, Economica, Paris, 1982, p. 47. 89 Von LAMPE Klaus, The use of models in the study of organized crime , paper presented at the 2003 conference of the European Consortium for Political Research (ECPR), Marburg, Germany, 19 September 2003, p. 9. 90 ALBANESE Jay, Models of organized crime , in KELLY Robert/CHIN Ko-Lin/SCHATZBERG Rufus (eds.), Handbook of organized crime in the United States, Greenwood Press, London, 1994, pp. 77-90 ; du mme auteur, Organized crime in America, 2nd edition, Anderson Publishing, Cincinnati, 1989, pp. 91 et s. Une classification bipartite assez similaire fut propose et adopte par Howard Abadinsky (op. cit., pp. 8 et s.), qui ninclut pas le modle de lentreprise illicite. 91 CRESSEY Donald R., The functions and structure of criminal syndicates , in Presidents Commission on Law Enforcement and Administration of Justice, op. cit., pp. 25-60. 92 Les figures diagrammatiques 1-6 sont empruntes ABADINSKY Howard, op.cit., pp. 8 et s. ; Von LAMPE Klaus, op. cit. (2003), pp. 4-8.

  • 25

    Fig. 2 : Modle structurel extrieur de Cressey

    Patron

    Sous-patron

    Consigliere

    (conseilleur)

    Caporegime

    (lieutenant)

    Caporegime

    (lieutenant)

    Caporegime

    (lieutenant)

    Caporegime

    (lieutenant)

    Soldats

    Fig. 1 : Modle structurel

    intrieur de Cressey

  • 26

    35. Critiquant Cressey pour avoir accord un crdit trop important aux enqutes

    gouvernementales, Francis Ianni et Elisabeth Reuss Ianni93 tudirent pendant deux ans les

    activits dune famille en tant quobservateurs participants et furent ainsi parmi les rares

    chercheurs avoir effectu une recherche de terrain en la matire. Selon leurs conclusions, les

    groupes criminels taient trs loin des organisations formelles et bureaucratiques dcrites par

    Valachi. linstar de Joseph Albini,94 les Ianni constatrent que la structure des familles se

    rapprochait plutt de relations entre patron et client , ou mme encore de relations

    amicales simples, que dun gouvernement priv du crime organis (fig. 3) ; autrement dit, il

    sagissait plutt de comportements individuels, dans le contexte dun systme peu structur,

    o chaque participant essayait de promouvoir ses propres intrts.

    36. Boronia Halstead 95 et, plus tard, Phil Williams et Roy Godson 96 essayrent de

    dpasser une modlisation simplement descriptive des rseaux de criminalit organise, en

    faveur dune approche plus tiologique.

    Halstead distingue deux grandes catgories de modles, ceux structuraux et ceux

    conomiques, lesquelles elle subdivise en plusieurs sous-catgories selon des aspects

    particuliers, tels que la structure, les activits et lenracinement social des groupes criminels

    organiss.

    Williams et Godson, en liant causalement certaines conditions sociales avec certaines

    manifestations de criminalit organise et celles-ci avec certaines consquences sociales, vont

    un peu plus loin. Selon les diverses formes de criminalit organise qui peuvent faire lobjet

    dune tude, ils distinguent les modles potentiellement prdictifs en quatre catgories, les

    modles politiques, conomiques, sociaux et ceux stratgiques, alors quils nexcluent pas la

    possibilit ou lutilit de modles hybrides, combinant des lments spcifiques de ces quatre

    autres catgories.

    93 IANNI Francis/REUSS-IANNI Elisabeth, op.cit. 94 ALBINI Joseph, op. cit. 95 HALSTEAD Boronia, The Use of Models in the Analysis of Organized Crime and Development of Policy , Transnational Organized Crime, vol. 4, n 1, 1998, pp. 1-24. 96 WILLIAMS Phil/GODSON Roy, Anticipating organized and transnational crime , Crime, Law and Social Change, vol. 37, n 4, 2002, pp. 311-355.

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    37. Or, le dfaut principal, tant des modles illustrs par Albanese, que de ceux

    proposs par Halstead et Williams et Godson, est quils sont conus sur la base dvnements

    et de structures concrets, de manifestations caractristiques du crime organis correspondant

    des conditions historiques et culturelles spcifiques. Face cet inconvnient, Klaus von

    Lampe cherche un cadre conceptuel qui pourr