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Critique économique n° 6 Eté-automne 2001 77 Une nouvelle théorie de la firme peut chercher à intégrer trois mécanismes essentiels : les mécanismes de coordination, les mécanismes incitatifs, les mécanismes cognitifs. Dans le cadre d'une activité de résolution de problèmes, ce travail est une étude exploratoire de l'interaction entre ces trois mécanismes. Il analyse la coordination d'équipes d'agents confrontées à un problème complexe et cherche à mesurer l'efficacité de cette coordination dans différents systèmes incitatifs. Un cadre d'analyse théorique du comportement de ces équipes d'agents, le “jeu de coordination logique” , est proposé. L'analyse théorique de l'influence du système incitatif dans ce jeu conduit à deux propositions sur l'effet d'une situation de compétition : des équipes d'agents plus efficaces (P A ), et une répartition différente des modes de coordination possibles (P B ). Des résultats expérimentaux, obtenus dans une recherche précédente – en accord avec P A , en désaccord avec P B – sont brièvement rappelés. Ces résultats questionnent la relation, supposée efficace en économie, entre le système incitatif et la motivation des agents. Mots-clés : coordination, incitations, routines, économie expérimentale. I. Introduction La théorie économique n’a longtemps réservé à la firme qu’une place secondaire. Dans les modèles d’équilibre général et d’équilibre partiel, l’analyse de la firme n'est qu'une composante de la théorie des prix et de l'allocation des ressources. Ces modèles d'équilibre traitent comme un agent individuel une entité collective, en lui prêtant un principe de comportement, la maximisation du profit. Les théories de la concurrence imparfaite vont renouveler profondément cette microéconomie des marchés et de la firme. La firme devient l'acteur principal de la théorie économique (tout du moins en ce qui concerne la théorie des marchés). De nouvelles théories cherchent à rendre compte d’une conception de la firme qui soit à la fois réaliste et logiquement valide (Coriat et Weinstein, 1995). En recourant à l’hypothèse de rationalité parfaite (théorie de l’agence, théorie des droits de propriété) ou de rationalité limitée (théorie évolutionniste), elles analysent les interactions entre les membres de la firme. Alexis Garapin IREPD, Université Pierre Mendès France de Grenoble (Alexis.Garapin@upmf- grenoble.fr) Contribution à une théorie de la firme : routines et incitations * * Une première version de ce texte a été présentée le 7 mai 2001 à l’Ecole Thématique « Contrats de travail, compétences et organisation des entreprises » organisée par l’UFR Economie des Organisations (Université Mohammed V-Agdal, Rabat). Je remercie ses participants pour leurs questions et leurs remarques. Merci également à Frédéric Corolleur et à Michel Hollard (IREPD, Université Pierre Mendès France de Grenoble) pour leurs commentaires et leurs suggestions.

Contribution à une théorie de la firme : routines et incitations · 2020. 8. 10. · La firme devient l'acteur principal de la théorie économique (tout du moins en ce qui concerne

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Une nouvelle théorie de la firme peut chercher à intégrer trois mécanismesessentiels : les mécanismes de coordination, les mécanismes incitatifs, lesmécanismes cognitifs. Dans le cadre d'une activité de résolution deproblèmes, ce travail est une étude exploratoire de l'interaction entre cestrois mécanismes. Il analyse la coordination d'équipes d'agents confrontéesà un problème complexe et cherche à mesurer l'efficacité de cettecoordination dans différents systèmes incitatifs. Un cadre d'analysethéorique du comportement de ces équipes d'agents, le “jeu de coordinationlogique”, est proposé. L'analyse théorique de l'influence du système incitatifdans ce jeu conduit à deux propositions sur l'effet d'une situation decompétition : des équipes d'agents plus efficaces (PA), et une répartitiondifférente des modes de coordination possibles (PB). Des résultatsexpérimentaux, obtenus dans une recherche précédente – en accord avecPA, en désaccord avec PB – sont brièvement rappelés. Ces résultatsquestionnent la relation, supposée efficace en économie, entre le systèmeincitatif et la motivation des agents.

Mots-clés : coordination, incitations, routines, économie expérimentale.

I. Introduction

La théorie économique n’a longtemps réservé à la firme qu’une placesecondaire. Dans les modèles d’équilibre général et d’équilibre partiel,l’analyse de la firme n'est qu'une composante de la théorie des prix et del'allocation des ressources. Ces modèles d'équilibre traitent comme un agentindividuel une entité collective, en lui prêtant un principe de comportement,la maximisation du profit. Les théories de la concurrence imparfaite vontrenouveler profondément cette microéconomie des marchés et de la firme.La firme devient l'acteur principal de la théorie économique (tout du moinsen ce qui concerne la théorie des marchés). De nouvelles théories cherchentà rendre compte d’une conception de la firme qui soit à la fois réaliste etlogiquement valide (Coriat et Weinstein, 1995). En recourant à l’hypothèsede rationalité parfaite (théorie de l’agence, théorie des droits de propriété)ou de rationalité limitée (théorie évolutionniste), elles analysent lesinteractions entre les membres de la firme.

Alexis GarapinIREPD, Université PierreMendès France deGrenoble([email protected])

Contribution à une théorie de lafirme : routines et incitations *

* Une première versionde ce texte a été présentéele 7 mai 2001 à l’EcoleThématique « Contratsde travail, compétences etorganisation desentreprises » organiséepar l’UFR Economie desOrganisations (UniversitéMohammed V-Agdal,Rabat). Je remercie sesparticipants pour leursquestions et leursremarques. Merciégalement à FrédéricCorolleur et à MichelHollard (IREPD,Université Pierre MendèsFrance de Grenoble) pourleurs commentaires etleurs suggestions.

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Cependant, ces théories de la firme se sont développées de manièrerelativement indépendante. Ainsi, le rôle du système incitatif est soulignépar la théorie de l'agence et des incitations, en vue de l'obtention d'un effortmaximal des agents. Celle-ci, en revanche, n'envisage pas la possibilité d'uneévolution des capacités de calcul des agents dans leur tâche. Lesévolutionnistes quant à eux ont pour l’essentiel analysé le rôle des mécanismescognitifs dans les interactions stratégiques entre agents. Mais le rôle dusystème incitatif dans ces interactions est presque totalement absent de leurstravaux.

Pour Cohendet, Llerena et Marengo (1998), la théorie évolutionnistede la firme est donc incomplète et reste à construire. Ils estiment que celle-ci doit tenir compte de l’interaction entre trois mécanismes : lesmécanismes cognitifs, les mécanismes incitatifs, les mécanismes decoordination. Les mécanismes cognitifs permettent la constitution d’unebase de connaissances collective qui fonde la coordination. Ils incluentl’échange et l’acquisition d’informations. Les mécanismes incitatifspeuvent être définis comme une fonction de gains destinée à guider les actionsdans une certaine direction. Ils incluent les systèmes de contrôle, desurveillance, de compétition. Enfin, les mécanismes de coordinationpermettent de réunir les actions individuelles pour réaliser un ensembledonné d’objectifs.

Ce travail cherche à contribuer à la construction de cette nouvelle théoriede la firme, en proposant une étude exploratoire de cette interaction entremécanismes de coordination, incitatifs, et cognitifs. Plus précisément, laquestion principale soulevée est celle de l'influence d'une compétition entreles équipes d'agents sur l'efficacité et le comportement des agents en situationde coordination tacite. Un tel dispositif d'incitation est-il susceptible decontribuer plus efficacement à l'apprentissage de cette coordination et d'enaméliorer l'efficacité ? Changer le système incitatif peut-il exercer uneinfluence sur la manière dont les agents mobilisent leurs capacités de calcul ?La question principale est traitée en trois étapes.

On propose d’abord un cadre d’analyse théorique particulier, qualifié dejeu de coordination logique, où les agents peuvent utiliser des routines pourrésoudre des problèmes de coordination qu’ils perçoivent comme complexes.Considérer que des routines peuvent être utilisées pour résoudre des problèmescomplexes peut paraître paradoxal, dans la mesure où le concept de routinerenvoie spontanément à des problèmes récurrents et simples. Néanmoins,la distinction faite par la théorie évolutionniste entre routines statiques etroutines dynamiques (Dosi, Teece, Winter, 1990) permet de lever ce paradoxe.En effet, elle permet de proposer deux modes de coordination permettantaux agents de résoudre le problème complexe : la coordination stabilisée (avecdes routines statiques) et la coordination évolutive (avec des routinesdynamiques). En fonction de ces deux modes de coordination, nous verronsque les capacités de calcul des agents sont différentes.

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Dans une seconde étape, des propositions théoriques sont avancées. Cespropositions mettent en relation les trois mécanismes qui, pour Cohendetet alii (1998), sont fondateurs d’une nouvelle théorie de la firmeévolutionniste. Elles concernent l'effet d'une variation du système incitatifsur l'efficacité de la coordination des agents et sur leurs capacités de calcul.Dans un jeu de coordination de type jeu d’équipe, le système incitatif estbasé sur une coopération interne entre les membres de l’équipe. Ces membressont des partenaires qui doivent se coordonner pour atteindre un mêmeobjectif, en partageant égalitairement le gain collectif qui en résulte. Lavariation introduite consiste à placer ces équipes d'agents en situation decompétition avec d’autres équipes pour atteindre un même objectif, tout enmaintenant la coopération interne aux équipes. En situation de compétition,il est supposé des équipes d'agents plus efficaces (proposition PA), et unerépartition différente des équipes selon qu’elles adoptent une coordinationstabilisée ou évolutive (proposition PB). Ces propositions ont été testéesexpérimentalement dans un autre travail (Garapin et Hollard, 1999), enutilisant le jeu de coordination Target The Two. Ce jeu, créé par Cohen etBacdayan (1994), présente les caractéristiques d'un jeu de coordinationlogique. On rappelle seulement les résultats obtenus, en accord avec lapremière proposition, mais non avec la seconde.

Dans une troisième étape, ces résultats expérimentaux sont discutés.Ceux-ci suggèrent que le rôle du système incitatif pour apprécierl'efficacité du comportement des agents est essentiel pour élever leur niveaud'effort, mais pas pour faire évoluer leurs capacités de calcul. Ce résultatpeut tenir à la nature cognitive de la tâche à résoudre avec Target The Two.Il questionne cependant la relation supposée en économie entre le systèmeincitatif et la motivation. Kreps (1997) estime ainsi qu'ajouter desmotivations monétaires à une tâche pour laquelle l'individu estintrinsèquement motivé peut diminuer la performance de cet individu. Cetteconsidération semble pertinente pour poursuivre la réflexion théorique etexpérimentale, initiée dans ce travail, sur l'interaction des mécanismescognitifs, incitatifs et de coordination dans la firme.

Ce travail est divisé en cinq parties. Une première partie présente le cadred'analyse théorique élaboré pour rendre compte des activités de coordinationdans la résolution de problèmes complexes (§2). L'analyse théorique del'influence du système incitatif dans les problèmes de ce type conduit à deuxpropositions, pour lesquelles les résultats expérimentaux obtenus sontrapidement présentés (§3). Enfin, les interrogations suscitées par cetterecherche sont développées (§4), avant d'en tirer les conclusions (§5).

II. Analyse théorique

2.1. Un jeu de coordination complexe

Pour formaliser des problèmes de coordination, l’économiste afréquemment recours à la théorie des jeux, propice à l’analyse des interactions

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stratégiques entre les agents. Les jeux de coordination à équilibres multipleset les jeux de coordination pure sont ainsi des jeux à information complètepermettant d’analyser les choix entre stratégies de coordination concurrentes.Mais la théorie des jeux peut-elle rendre compte des problèmes decoordination dans les activités de résolution de problèmes complexes ? Ilnous faut d’abord définir ce qu’il est entendu ici par “problèmescomplexes”. Pour Le Moigne (1990), la complexité est postulée par l'individu,sans que celui-ci s'astreigne à croire à l'existence naturelle d'une telle propriétédans la nature ou la réalité. La définition que nous proposons de la complexitédes problèmes (définition 1) s'inspire librement de cette position de LeMoigne.

Définition 1. Problèmes complexes

« Un problème sera perçu comme complexe par un individu quand il estcaractérisé par une imprévisibilité potentielle ou une prévisibilité incalculabledes décisions d'action nécessaires pour le résoudre. »

Dans la firme, ces problèmes perçus comme complexes sont par exempledes problèmes de conception. La résolution d’un nouveau problème deconception est rarement le fait d'individus isolés. Elle est plutôt une activitédistribuée entre plusieurs agents qui leur impose d'innover, en décidant d'unestratégie nouvelle, qui leur permettra tout à la fois de se coordonner et derésoudre ce problème. Or, les agents ne disposent pas d'une stratégie derésolution donnée, dans la mesure où leur information sur les états initiauxdu problème est incomplète. Ils doivent donc faire des conjectures sur lesmoyens d'atteindre leur objectif, qu'ils doivent élaborer conjointement dansla pratique de leur tâche.

On conçoit que pour de tels problèmes, la théorie des jeux, où les stratégieset la fonction de gains sont données aux joueurs, n’est pas un outil approprié.En effet, ils se posent dans une situation de coordination où les agents doiventapprendre à élaborer de façon constructive des procédures leur permettantde transformer un état initial en un état final. Il s’agit d’une situation oùles agents ne disposent pas de critères certains et partagés pour évaluer legain associé à chacun de leurs choix.

Supposons alors un jeu où l'identification d'une stratégie ne peut pas êtreissue d'une exploration exhaustive de l'arbre de jeu, car les joueurs ne disposentque d'une information incomplète, du fait de l'explosion combinatoire. Lastratégie mise en œuvre est alors toujours incomplète, elle n'est basée quesur un nombre limité de coups et de réactions à ces coups et ne peut doncpas définir un comportement à suivre durant tout le jeu (1). Pour signalerque l'acception de cette stratégie est différente de celle de la théorie des jeux,nous parlerons pour la désigner de stratégie de résolution.

Ces stratégies de résolution sont des stratégies conjecturales : les joueurssavent qu'une solution existe au problème de coordination, mais ne savent

(1) On se réfère ici à ladéfinition classique d’unestratégie en théorie desjeux (Rasmusen, 1994).

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pas comment l'atteindre. Ils doivent faire une conjecture (2) pourtransformer cette stratégie en une ou plusieurs procédures qu'ils doiventapprendre à élaborer conjointement. Le problème de coordination des agentsne consiste donc plus seulement à choisir une stratégie compatible avecleurs choix individuels. Il consiste également à découvrir les procédurespermettant de mettre en œuvre cette stratégie. Ces procédures représententla séquence de coups (ou de transformations d'un état en un autre état)qui doit être effectivement suivie par les deux joueurs. Ainsi, pour reprendreles termes d'Egidi (1996), la coordination stratégique se double d'unecoordination procédurale (3). Nous appellerons les jeux réunissant ces deuxproblèmes de coordination de jeu de coordination logique. La coordinationest “ logique ” parce qu’elle suppose des procédures de résolution compatibles.

Par rapport aux jeux de coordination de la théorie des jeux, lacoordination dans un jeu de coordination logique apparaît donc commeplus complexe. Face à une telle complexité, les agents peuvent adopter deuxmodes de coordination : la coordination stabilisée, fondée sur des routinesstatiques, et la coordination évolutive, fondée sur des routines dynamiques.Ces deux modalités de coordination ont en commun de s’appuyer sur desrègles (de type condition-action).

2.2. Coordination stabilisée et coordination évolutive

Routines statiques et coordination stabilisée

Quand ils s'engagent dans une coordination stabilisée, les agents adoptentun comportement routinier au sens de March et Simon : « Nousconsidérerons un ensemble d'activités comme routinières, alors, dans la mesureoù le choix aura été simplifié par la mise en œuvre d'une réponse déterminéeà des stimuli définis. Si la quête a été éliminée, mais que le choix demeuresous la forme d'une routine de calcul systématique clairement définie, nous dironsque les activités sont routinières (4) » (1958, p. 142). Les agents routiniersreconnaissent automatiquement les conditions de la mise en œuvre d'unerègle de type condition-action. La coordination stabilisée correspond ainsià une situation où la “recherche a été éliminée”, c'est-à-dire que les joueursont cessé d'apprendre, pour répéter mécaniquement la stratégie decoordination qu'ils ont découverte. Dans la définition de March et Simon,la routine de calcul – la routine statique - est bien ici un synonyme du terme“algorithme”. D'après leur approche, les comportements routiniersapparaissent donc sous la forme d'actions basées sur des règles (de typecondition-action). Les routines suivies par les individus pour se coordonner,qui s'appuient sur ces règles, peuvent être considérées comme des “procéduresnon complètement spécifiées” (Egidi, 1996). Ces routines exigent ledéroulement de l'action pour pouvoir prendre forme.

Adopter une coordination stabilisée, en utilisant une seule stratégie quicoordonne automatiquement leurs actions, évite aux joueurs d'utiliser toutel'information disponible. Des agents installés dans une coordination stabilisée

(2) Le terme “conjecture”est ici pris dans sonacception large, c'est-à-dire comme une simplesupposition fondée surdes apparences, qui n'aencore reçu aucuneconfirmation. En théoriedes jeux, la conjecturepeut avoir une définitionprécise : il s'agit del'évaluation par un joueurde la probabilité de choixd'une stratégie par unautre joueur(Branderburger, 1992).

(3) Imaginons un Rubikcube joué collectivement(hypothèse absurde, maispratique pour illustrernotre propos). Lastratégie à laquellepeuvent songer d'embléeles joueurs novices est decommencer par faired'abord une face demême couleur (même sicette stratégie n'est pas labonne pour atteindrel'objectif final : obtenirsix faces de mêmecouleur). Il doivent doncse coordonner sur cettestratégie de réalisation dubut intermédiaire “uneface de même couleur”(coordinationstratégique). Mais pouratteindre ce but, plusieursséquences detransformation descouleurs en d'autres– plusieurs procédures –sont possibles, ce quipose un second problèmede coordination, dite“coordinationprocédurale”.

(4) « We will regard a setof activities as routinized,then, to the degree thatchoice has been simplifiedby the development of afixed response to definedstimuli. If search has beeneliminated, but a choice

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ne supportent plus un risque d'échecs de coordination et ne sont plus soumisà une incertitude stratégique. Paradoxalement, un tel comportement peutêtre efficace en termes de coordination en supprimant l'ambiguïté des coupsdu partenaire, coups qui ne peuvent pas être toujours interprétésclairement. Mais il peut également enfermer les agents dans une stratégieet des procédures de coordination sous-optimales. En effet, la même stratégieest répétée dans toutes les configurations, y compris celles où d'autresstratégies peuvent être plus efficaces. Cette sous-optimalité occasionnelledes routines statiques est soulignée par de nombreux auteurs (Cohen etBacdayan, 1994 ; March, 1988 ; Egidi et Narduzzo, 1997).

Routines dynamiques et coordination évolutive

Si la coordination stabilisée est celle des joueurs qui utilisent des routinesstatiques, la coordination évolutive est celle des joueurs qui utilisent des routines dynamiques. Pour reprendre les termes de Dosi, Teece et Winter, ces routines dynamiques sont “explicitement tournées versl'apprentissage” (1990). La coordination évolutive est également basée surdes règles de type condition-action, mais les agents développent desprocédures de recherche basées sur des processus délibératifs. Contrairementaux agents qui adoptent une coordination stabilisée, les agents peuvent icichanger de règles si de nouvelles conditions se présentent dans leur relationde coordination. Les stratégies de résolution générées par les agents peuventdonc fournir une orientation et une structure commune pour traiter denouveaux problèmes similaires (Winter, in Cohen et alii 1996).

Les joueurs engagés dans une coordination évolutive ont, tout commeles joueurs engagés dans une coordination stabilisée, des capacités detraitement et de mémorisation des informations limitées. La différenceessentielle entre les deux types de coordination réside dans les capacitésd'apprentissage et d'interprétation des actions du partenaire. Dans unecoordination stabilisée, les joueurs limitent l'apprentissage du jeu à unephase initiale qui leur permet de trouver une stratégie qu'ils répéteront jusqu'àla fin de leur interaction. Durant cette phase initiale, l'apprentissage parl'observation des coups effectués par le partenaire de jeu s'ajoute àl'apprentissage par la pratique. Puis l'apprentissage par l'observation disparaîttandis que les rendements de l'apprentissage par la pratique (5) sontdécroissants. Dans une coordination évolutive, en revanche, si l'apprentissagepar la pratique est également limité au début de la relation de coordination,les comportements individuels sont tels que l'apprentissage par l'observationne cesse pas durant l'interaction des joueurs.

Dans un jeu de coordination dit “tacite”, qu'il soit stratégique ou logique,les joueurs ne peuvent pas communiquer verbalement avant et pendant lejeu. Les seules sources d'information sont donc la configuration du jeu àun moment donné et les coups du partenaire. Dans un jeu de coordinationlogique, pour réduire la complexité perçue, les joueurs peuvent décomposer

remains in the form ofclearly defined andsystematic computingroutine, we will say thatthe activities areroutinized » (March et Simon, 1958, p. 142).

(5) Qu'on mesure icicomme la diminution dutemps nécessaire poureffectuer un coup dans lejeu de coordinationlogique.

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le problème en buts intermédiaires (subgoals) plus facilement gérables. Lacoordination nécessite alors que chaque joueur poursuive des butsintermédiaires (ou sous-objectifs) compatibles entre eux. Or, danscertaines phases de jeu, il peut être difficile pour le joueur d'interpréterclairement l'action de son partenaire et de savoir quel but intermédiairecelui-ci compte atteindre. Dans une coordination stabilisée, les joueurs neperçoivent pas l'ambiguïté de cette situation, qu'ils réduisent en limitantla source d'information pertinente pour leur coordination. Dans unecoordination évolutive, les joueurs perçoivent l'ambiguïté de certainessituations de jeu et s'exposent davantage à des échecs de coordination.

Le tableau 1 résume les principales caractéristiques des deux types decoordination tacite, stabilisée et évolutive. Celles-ci ont été présentées commeles coordinations possibles face à la complexité de la coordination (stratégiqueet procédurale) d'un “jeu de coordination logique”.

Tableau 1Coordination stabilisée et coordination

évolutive dans un jeu tacite

Coordination stabilisée

Par la pratiquePar l’observation (limité)

Statique : mise en œuvreautomatique

Suppression de l’incertitudestratégique

Sous-omptimalitéoccasionnelle

Coordination évolutive

Par la pratiquePar l’observation

Dynamique : mise en œuvresoumise à délibération etinterprétation

Capacité de recherche(search capability)

Risque d’échecs decoordination

Comportements

Apprentissage

Routine

Source d’efficacité

Sourced’inefficacité

– Basés sur des règles de type condition-action

Le poids relatif des agents adoptant une coordination stabilisée ou unecoordination évolutive dépend du contexte dans lequel ils se trouvent, ainsique de leurs caractéristiques individuelles. Du point de vue économique,ce contexte est notamment marqué par le système incitatif existant. Dansle paragraphe suivant, nous avançons des propositions permettant de faireinteragir les mécanismes de coordination, incitatifs et cognitifs. Cespropositions ont été testées expérimentalement.

III. Effets d'une variation du système incitatif

3.1. Vers des propositions théoriques

On peut considérer un jeu de coordination “logique” répété comme outild'analyse théorique d'un système de production formé par une équipe de deuxagents. Les agents doivent élaborer conjointement des procédures de

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résolution de problème, en vue d'atteindre à chaque période un objectifdonné, objectif qui peut être considéré comme “l'output” de leur relationde coordination. Une réflexion peut alors être engagée sur le système incitatifcapable d'amener les agents à fournir le plus efficacement possible cet “output”de leur coordination. La théorie économique tenant pour essentiel le rôledu système incitatif dans la réalisation d'une tâche, cette efficacité peut êtremesurée dans différents systèmes incitatifs (6).

Classiquement, dans un jeu de coordination, le système incitatif est celuides jeux d'équipe, basés sur la coopération des deux agents. Ils ne peuventobtenir de gain que s'ils se coordonnent sur le même équilibre, ou, en termesplus généraux, s'ils atteignent en commun le même objectif. A la fin dujeu, chaque membre de l'équipe reçoit la moitié du gain total qu'il a généréavec son partenaire. Dans un tel système incitatif, les joueurs ne sont passoumis à des pressions externes. La variation qui est dès lors envisagée estl'addition d'une pression externe à ce système. La coopération interne (7)est maintenue, mais les équipes d'agents sont mises en compétition pouratteindre un même objectif donné. Les systèmes de compétition sont souventmis en œuvre par les entreprises, car ils sont supposés accroître l'intensitéde l'effort, tout en évitant la nécessité d'une mesure de performance absoluequi serait déterminée arbitrairement. Au sein d'un même établissement,une telle compétition peut consister en l'instauration d'un marché interne :le revenu d'une équipe d'employés sera d'autant plus élevé qu'elle sera lapremière à atteindre l'objectif de production fixé par sa direction.

La possibilité d'une influence d'une variation du système incitatif surla façon dont les agents utilisent leurs capacités de calcul, laquelle peut àson tour affecter l'efficacité de leur coordination, est une question encorepeu explorée. Pour la traiter, il faut emprunter à des courants théoriquesdistincts, la théorie des incitations et la théorie évolutionniste, qui certesse complètent mais qui n'ont pas de lien direct entre elles. En effet, la théoriedes incitations (théorie de l'agence et des contrats) estime que les capacitésde calcul des agents sont données. Elle n'envisage pas qu'un processusd'apprentissage puisse modifier ces capacités de calcul. Les mécanismescognitifs jouent en revanche un rôle essentiel dans la théorie évolutionnistede la firme, mais l'analyse des mécanismes incitatifs y est presque totalementabsente.

L'efficacité attendue en situation de compétition

La théorie des incitations consacrée aux systèmes de tournoi, et plusgénéralement à la rémunération des tâches collectives (Prendergast, 1999),et une expérience conduite sur l'efficacité relative de différents systèmesincitatifs (Nalbantian et Schotter, 1997) aboutissent à la même conclusion :la mise en compétition des équipes d'agents est un bon moyen pour accroîtrel'intensité de leur effort. Cela permet d’avancer une premièreproposition (proposition PA).

(6) On définit un systèmeincitatif comme unefonction de gains destinéeà guider les actions dansune certaine direction.

(7) En ce sens que lesmembres de l’équipe nesont pas rivaux pouratteindre le mêmeobjectif. Ils doivent aucontraire coopérer pouratteindre collectivementet si possible efficacementcet objectf.

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Dans la pratique quotidienne de leurs tâches, les agents en situation deproduction et de coordination sont généralement soumis à un délai dansla réalisation de leurs tâches. La définition proposée de l'efficacité prenden compte à la fois les ressources et le temps des agents pour atteindrel'objectif de leur coordination (définition 2). Cette définition doit permettrede comparer l'efficacité des agents dans chacun des deux systèmes incitatifsdu jeu de coordination.

Définition 2. Efficacité de la coordination d'une équipe d'agents

La coordination des agents sera considérée comme plus efficace que celled'autres agents si elle permet d'atteindre le même objectif par un nombre decoups inférieur ou égal et dans un délai total inférieur ou égal (l'une au moinsdes deux dernières inégalités étant stricte).

Modes de coordination attendus dans un système de compétition

Il est avancé ici une proposition sur l'influence de la compétition surles capacités de calcul des agents, appréciées par leurs modes de coordinationpossibles. Cette proposition est en fait une alternative, inspirée par lesapproches de Leibenstein (1982) et de Heiner (1983). Leibenstein (1982)fournit des hypothèses sur une modification du comportement des agentsen fonction de l’intensité des pressions externes qu’ils subissent. Heiner(1983) avance quant à lui que c’est le degré d’incertitude qui pèse sur saprise de décision.

On peut considérer qu'un système incitatif de compétition accroîtl'intensité des pressions externes qui sont exercées sur les agents.Leibenstein (1982) considère qu’un tel accroissement a pour conséquencede modifier le comportement des agents. Ceux-ci sortent d’une “zoned'inertie”, dans laquelle l'agent suit par convention un comportement sous-optimal, pour tendre vers un comportement “maximisateur”. Ce terme nerenvoie pas chez Leibenstein au comportement d’un agent à rationalitéparfaite. Il s’agit plutôt d’agents qui “admettent leurs erreurs”, c'est-à-direqui sont dotés de capacités d'apprentissage qui leur permettent de remettreen cause les pratiques existantes (Leibenstein, 1982 ; Leibenstein et Maital,1994 ; Argyris et Schön, 1978).

En revanche, selon l'approche de Heiner (1983), l’instauration d’unsystème de compétition correspond à un accroissement de l'incertitude dansl'environnement où les agents doivent se coordonner. En effet, le problèmede coordination des agents est rendu plus complexe dans la mesure où leurperformance dépend non seulement d'eux-mêmes mais aussi de celle de

Proposition PA. Les équipes d'agents seront d'autant plus efficaces dans unjeu de coordination qu'elles sont en situation de compétition pour atteindreleur objectif.

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leurs compétiteurs. Dans ces conditions d'incertitude croissante, le coûtde recherche (en termes de temps et du nombre de coups nécessaires) d'unestratégie de coordination optimale peut être supérieur à son efficacité espérée.Le comportement de l'agent sera alors contraint à des modèles de résolutionde problèmes plus simples et plus faciles à identifier par l'observateur. Heinerqualifie un tel comportement de “régulier”. Il estime que dans des conditionsd'incertitude croissante, le comportement devient de plus en plus régulieret prévisible.

Précisons les positions des deux auteurs dans notre cadre d'analyse desjeux de coordination logiques. Dans le système incitatif de base du jeu(coopération interne sans compétition externe), les agents peuvent adopterune coordination stabilisée ou une coordination évolutive. Si l’on s’inspirede l’approche de Leibenstein, on supposera que l’ajout d’une pression externesous forme de compétition aura pour conséquence d’accroître la proportiondes agents adoptant une coordination évolutive. En revanche, si l’on s’inspirede l’approche de Heiner, dans un système de compétition, c’est laproportion des agents adoptant une coordination stabilisée qui sera plusgrande. Une seconde proposition (proposition PB) peut donc être énoncée.

3.2. Test expérimental de ces propositions

Une expérience a été conduite pour tester en laboratoire les propositionsprécédentes avec le jeu de coordination Target The Two. En effet, commeil est montré dans Garapin (1999), ce jeu appartient à la classe des “jeuxde coordination logiques”. Il permet donc d'illustrer les problèmes decoordination qui caractérisent ces jeux. Dans la pratique de ce jeu, lesindividus peuvent être confrontés à des problèmes de coordination stratégique(choix entre les différents chemins de l'arbre de jeu) et de coordinationprocédurale (choix entre les procédures possibles pour chaque chemin). Pourrésoudre ces problèmes, ils peuvent s'engager dans une coordinationstabilisée, basée sur des routines statiques, ou dans une coordinationévolutive, basée sur des routines dynamiques.

Le jeu Target The Two est un jeu de coordination tacite (c’est-à-dire sanscommunication possible entre les joueurs) qui se compose de six cartes, troisde cœur et trois de trèfle, qui sont distribuées successivement selon 42 donnesinitiales différentes (8). Il a été utilisé par plusieurs chercheurs (Cohen etBacdayan, 1994 ; Egidi et Narduzzo, 1997) pour étudier les comportementsroutiniers et l'apprentissage collectif dans les activités de résolution de

Proposition PB. En situation de compétition, relativement à une situationoù cette compétition n'est pas présente, un plus grand nombre d'équipesd'agents tendra vers un coordination évolutive ou, au contraire, vers uncomportement stabilisé.

(8) Cette distribution ad’abord été faite à la main(Cohen et Bacdayan,

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problèmes. Le problème de coordination est créé grâce à une division destâches (chaque membre du couple a un rôle individuel précis (9)) et à uneinformation incomplète (quatre des cartes sont face cachée). En partant des42 donnes initiales, des équipes de deux joueurs doivent se coordonner enéchangeant à tour de rôle une carte avec l’une des autres cartes de la donne.L’objectif est que l’un d’entre eux pose l’une des cartes sur un emplacementparticulier du tapis de jeu, dénommé “cible”. Dans le système incitatif debase (coopération interne sans compétition entre les équipes), cet objectifdoit être atteint avec un nombre minimal de manipulations de cartes. Eneffet, l’équipe supporte un coût pour chaque échange, imputé à une dotationinitiale en francs français (ou en lires italiennes) remise à niveau au débutde chaque donne. La figure 1 illustre un exemple de coordination à partird'une donne initiale dans Target The Two.

Ce jeu de cartes est assez simple pour permettre à l'expérimentateur dedéterminer deux stratégies efficaces en théorie (c’est-à-dire permettant deposer la bonne carte sur la cible en un minimum d’échanges). Mais pourdes joueurs qui doivent y jouer pour la première fois, il est perçu commecomplexe. En effet, les joueurs ne peuvent pas découvrir d'emblée ces deuxstratégies efficaces. Mais le jeu leur permet de développer un apprentissagepar la pratique et par l’observation qui peut leur permettre de découvrirl’une d’entre elles, voire les deux. En effet, les donnes se répètent un grandnombre de fois, avec des configurations de départ différentes d'une fois àl'autre, mais suffisamment proches les unes des autres pour permettre auxjoueurs d'identifier une stratégie de résolution. Chaque donne des cartesconstitue pour les individus un problème à résoudre, qui nécessite de leurpart une coordination efficace. Ce jeu fournit donc un environnement idéalpour l'analyse de la coordination dans la résolution de problèmes perçuscomme complexes.

1994) avant d’êtreinformatisée pour lesexpériences ultérieures.

(9) L'un des joueurs (le Joueur des Couleurs ouColorkeeper) est spécialisédans la manipulation descouleurs, tandis quel'autre (le Joueur desChiffres ou Numberkeeper)est spécialisé dans lamanipulation des chiffres.

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A. Tapis de jeu tel qu’il apparaît aux joueursaprès la distribution d’une donne.

B. Jeu après que le Joueur des Couleurs (Jco) aéchangé sa carte avec celle de la cible

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(10) Pour le détail duprotocole et de laprocédure del’expérience, cf. Garapinet Hollard (1999).

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C. Jeu après que le Joueur des Chiffres (Jch) aéchangé sa carte avec celle de la cible

D. Jeu après que le Joueur des Couleurs (Jco) apassé son tour et que le Joueur des Chiffres

(Jch) a échangé sa carte avec celle de la cible,terminant ce tour de jeu

Figure 1 (d’après Garapin et Hollard, 1999, p. 468)Un exemple de coordination à partir d’une donne initiale

dans Target The Two.L’objectif pour l’équipe est de poser le 2 de cœur sur la cible

On se limite ici à rappeler les résultats d'une expérience conduite àGrenoble et à Trente avec 45 couples de participants (10). Cette expérienceest divisée en deux traitements : A sans compétition, B avec compétition.Dans le traitement A, les sujets doivent terminer les 42 donnes dans un délaide 40 minutes. Dans le traitement B, l'objectif pour chacun des couples estde terminer plus de donnes que les autres, dans un délai inconnu à l'avance.Dans le traitement B, seul un certain nombre de mains est payé sur le totaldes donnes pouvant être réalisé par les couples participant à une même session.Les résultats obtenus ont été les suivants.

En accord avec la définition 2, les participants se coordonnent plusefficacement quand ils sont en compétition les uns avec les autres. En effet,le temps total consacré par les équipes à la conclusion d'un même nombrede donnes est inférieur dans le traitement B, tandis que le nombre d'échangeseffectués n'est pas significativement différent dans les deux traitements.Quelles que soient les phases de jeu, et notamment dès les premières donnes,les sujets du traitement B ont joué plus rapidement que ceux du traitement

Résultat A. Les équipes se coordonnent plus efficacement quand elles sonten compétition les unes avec les autres.

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Contribution à une théorie de la firme : routines et incitations

A. L'efficacité dans l'expérience correspond donc à l'amélioration desperformances d'une équipe en termes de délai. Ce résultat confirme l'intérêtd'une définition dynamique de l'efficacité, qui ne soit plus mesuréeexclusivement par les ressources épargnées.

Dans le jeu Target The Two, deux stratégies, que l’on note s1 et s2,permettent en théorie de réaliser l’objectif donné – poser la bonne cartesur la cible – avec un minimum d’échanges. Dans l’expérience que nousavons conduite, après une phase initiale d'apprentissage (les 13 premièresdonnes) où s1 est la stratégie optimale, la seconde phase de l'expérience(les 31 donnes suivantes) est constituée de donnes où s1 et s2 sontalternativement les plus efficaces. La coordination des joueurs estconsidérée comme stabilisée dès lors qu'ils continuent à utiliser le plusfréquemment s1 dans cette seconde phase, même quand celle-ci n'est pasoptimale.

Les résultats du traitement A montrent une tendance des couples departicipants à adopter une coordination stabilisée. Le traitement B introduitune incertitude sur le temps car les participants à une même session del'expérience ne savent pas quel est le nombre de donnes qui est réalisé parleurs “concurrents”, ni à quel moment le seuil de l'ensemble des donnespayées est atteint au cours de l'expérience. Selon l'approche de Heiner, onpeut s'attendre à ce que cette incertitude liée à la compétition amène lesjoueurs à renforcer l'usage exclusif de la stratégie s1. La proportion des équipesadoptant une coordination stabilisée sera alors plus importante relativementau traitement A. En revanche, d'après les travaux de Leibenstein, lacompétition constitue une pression externe. Celle-ci devrait accroître laproportion de couples qui adopte une coordination évolutive. Dans lecontexte de Target The Two, tendre vers une coordination évolutive se traduitpar une plus grande aptitude des équipes à utiliser s1 et s2 en fonction deleur efficacité théorique pour chacune des donnes.

Or, dans le traitement B, la proportion des équipes adoptant unecoordination stabilisée n'augmente pas significativement, tandis que laproportion des couples qui adopte une coordination évolutive est similaireà celle du traitement A. Les observations de l'expérience ne sont pas en accordavec la proposition PB.

Ce résultat questionne l'influence supposée du système incitatif sur lescapacités de calcul des individus. Dans le jeu Target The Two, l'attentiondes sujets est focalisée sur un problème commun à résoudre, ce qui nécessite

Résultat B. En situation de compétition, la proportion des joueurs qui adopteune coordination évolutive n'augmente pas, tandis que celle qui adopte unecoordination stabilisée augmente mais non significativement.

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un effort mental important de leur part. Il n'est donc pas certain que lessujets soient aussi sensibles à la rémunération de leurs actions que dansd'autres cas. Cela suggère une hypothèse : l'efficacité des incitations ne peutêtre analysée sans tenir compte du contenu du travail et du sens que lui attribuentles individus.

On revient dans le paragraphe suivant sur cette dernière hypothèse, etplus généralement sur le problème de l'influence supposée du systèmeincitatif sur l'efficacité et les capacités de calcul des agents.

IV. Les résultats expérimentaux obtenus et la relation entreincitations et efficacité

Dans l'expérience, les individus se coordonnent plus efficacement quandils sont en compétition les uns avec les autres. Les sujets seraient doncsensibles à une variation du système incitatif auquel ils sont soumis.Néanmoins, le caractère particulier de la tâche à accomplir par les sujetsavec ce jeu doit être souligné. Il s'agit d'une tâche cognitive qui exige deleur part des efforts de réflexion et de compréhension. La fixation del'attention des sujets sur l'objectif à atteindre peut être telle que l'impactd'un système de rémunération en espèces de leurs actions est moindre quedans d'autres jeux expérimentaux. Ces considérations suggèrent deuxquestions.

4.1. La question de l'influence d'un système incitatif basé sur unerémunération en espèces des sujets en économie expérimentale

La première question est celle de la motivation des individus à accomplirune tâche. Existe-t-il d'autres motivations à agir que celle de lamaximisation du profit ? La plupart des économistes n'écartent pas cettehypothèse. Dès lors, pourquoi les économistes expérimentaux recourent-ils dans leurs expériences à un système incitatif basé uniquement sur unerémunération en espèces des participants ?

Comme le remarque Loeweinstein (1999, p.31), l'utilisation d'un systèmeincitatif basé sur une rémunération en espèces des sujets est devenue uneconvention en économie expérimentale. Si cette rémunération en espècesdes sujets s'est imposée en économie expérimentale, c'est parce qu'elle s'avèrefacile à quantifier, à expliquer (aux sujets des expériences) et àjustifier (auprès des autres chercheurs de la communauté) (11). L'utilisationd'une rémunération en espèces permettrait de contrôler le système incitatifdes expériences. Sans les incitations monétaires, les sujets ne révéleraientpas leurs préférences réelles, et leurs réponses aux problèmes qui leur sontposés pourraient être fantaisistes. De plus, les effets des incitations monétairesseraient relativement uniformes entre les sujets. Tous les sujets auraient unefonction d'utilité monotone croissante pour l'argent, alors qu'ils neréagiraient pas de la même manière à d'autres signaux induits par desinstructions spécifiques (Budescu, Erev et Zwick, 1999).

(11) La plupart desexpérimentateurs seréfèrent à la Théorie de lavaleur induite de V. Smith(1976) pour justifier larémunération monétairedes participants à uneexpérience. Pour Smith,le contrôle expérimentalnécessitecinq conditions :

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L'usage d'incitations monétaires est en revanche peu répandu enpsychologie expérimentale. Amon Rapoport a été l'un des premiers à acceptercette convention du paiement en espèces des sujets en fonction de leursdécisions. Cette méthodologie est maintenant répandue dans le domainede la prise de décision en groupe, mais pas nécessairement dans d'autresbranches de la psychologie. Kahneman et Tversky (1979) par exemple, dontle travail est devenu une référence en théorie de la décision en économie,ne rémunèrent pas leurs sujets en espèces dans leurs expériences.L’expérience de Kahneman et Tversky confirme l’effet de rapport communde Maurice Allais : les agents ont tendance à préférer les options certainespar rapport aux options probables. Mais elle met également en évidencel'effet d'inversion des préférences. Si l'effet de rapport commun est obtenuavec des gains positifs, que se passe-t-il si les gains sont remplacés par despertes ? Kahneman et Tversky on remplacé chacun des gains associés auxproblèmes de choix de leurs expériences par des pertes, de telle sorte queces problèmes avec pertes soient le “miroir” de ceux qui ont des gains. Ilsont constaté une inversion des préférences des sujets dès lors que les issuessont affectées d'un signe négatif. Des économistes (Grether et Plott, 1979)ont répété cette expérience de Kahneman et Tversky en introduisant desincitations monétaires. Loin d'infirmer le phénomène d'inversion despréférences de Kahneman et Tversky, leurs expériences suggèrent uneamplification de ce phénomène.

Pour certains psychologues, comme Thaler (1987), c'est là le signe quedans bien des expériences, introduire des incitations monétaires n'est pasnécessaire pour obtenir des résultats robustes. Cela a des avantages pourles expérimentalistes des deux disciplines. Poser des questions purementhypothétiques est une méthodologie pratique, rapide, et qui ne coûte rien.Elle permet de conduire des expériences avec un nombre de sujets beaucoupplus important que dans le cas des expériences rémunérées. De plus, danscertains cas, l'utilisation d'espèces est impossible (pour examiner lespréférences des sujets impliquant de grosses sommes d'argent) ou délicat(exposer les sujets à des pertes réelles même modérées).

Mais Thaler cite plusieurs expériences conduites par des économisteset des psychologues (Pommerehne, Schneider et Zweifel, 1982 ; Tverskyet Kahneman, 1983 ; Reilly, 1982) qui concluent que l'additiond'incitations monétaires induit les sujets à être “un peu plus attentifs”, desorte que les réponses données par les sujets sont moins dispersées. Smithet Walker (1993) ont réalisé une expérience qui suggère que les résultatschangent selon que les gains de sujets passent de zéro à vingt fois le montantnormal. Leur étude porte sur une grande diversité d'institutions etd'environnements : une décision de choix à la Bernoulli, une négociationbilatérale, un oligopole à la Bertrand et une enchère au deuxième prix. Lesobservations de l'expérience font apparaître que l'accroissement des gainsmonétaires a pour effet de réduire l'erreur moyenne des observations autourde la décision optimale estimée.

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la saillance desrécompenses, leurdominance, lamonotonicité despréférences, la non-saturation etl'information privée.

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La conclusion est finalement nuancée : dans certaines expériences, larémunération en espèces semble exercer une influence sur les décisions dessujets, tandis que dans d'autres cela ne semble pas être le cas (comme dansHey, 1987). Cette dernière possibilité suggère que des incitations de naturenon-monétaire peuvent expliquer les choix des sujets (ce que n'écartent pasd'ailleurs les expérimentalistes en économie). L'interaction entre cesincitations de nature non-monétaire et les incitations monétaires est encorepeu étudiée et mal comprise. Par exemple, dans un tournoi, il semble queles sujets soient davantage motivés par la différence (même faible) de montantdes prix alloués aux gagnants et aux perdants que par leur montant en eux-mêmes (Loeweinstein, 1999).

Pour le moment, les expérimentateurs en économie ont mis en placedes procédures d'anonymat qui cherchent justement à éliminer cesmotivations alternatives à celles de la maximisation du profit. Et l'on nepeut pas reprocher aux économistes expérimentaux de ne pas mettre enévidence des motivations qui ne sont pas mentionnées (en général) dansles théories qu'ils testent. Pourtant, devant des résultats qui suggèrent quedes formes d'incitations non-monétaires peuvent expliquer le comportementdes sujets, il est légitime de questionner ce parti-pris de l'économieexpérimentale.

La question se posera d'autant plus si l'économie expérimentale s'intéresseà des motivations qui ne sont pas toujours intégrées par la théorie maisqui sont observées dans le monde réel : réputation, estime de soi, pouvoir,réciprocité, bienveillance (Zwick, Erev et Budescu, 1999). Le contrôle deces motivations “sociales” est cependant difficile dans un laboratoire. Dupoint de vue méthodologique, le concours des expérimentateurs de lapsychologie peut être utile, mais le dialogue s'annonce difficile. Lespsychologues essaient d'induire les “motivations sociales” par desinstructions telles que “Imaginez que vous êtes un homme d'affaires qui...”.Peut-on concevoir de telles phrases dans un protocole d'économieexpérimentale ? A priori non, car une expérience en économie ne consistepas en un “jeu de rôles”.

4.2. La question de l'interaction entre la motivation endogène et lesincitations exogènes dans la réalisation d'une tâche

Dans le cas d'une tâche cognitive telle que celle qui est assignée auxjoueurs dans Target The Two, on peut envisager que les individus soientmotivés intrinsèquement par le problème de coordination et l'atteinte del'objectif en commun. Gagner de l'argent (incitation exogène) peut être unepréoccupation secondaire, après la simple envie de résoudre un problèmede logique, comme dans les casse-tête. Il est évidemment difficile dedéterminer dans quelle mesure l'effort d'un individu ou d'un grouped'individus dépend de motivations endogènes, exogènes ou d'unecombinaison des deux. Bien qu'il ne traite pas spécifiquement des tâches

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cognitives, Kreps (1997) propose cependant des éléments de réflexionintéressants sur cette question.

Kreps reprend un fait stylisé audacieux, mis en évidence en psychologieexpérimentale (Deci, 1971) : les incitations exogènes peuvent être contre-productives, parce qu'elles peuvent supprimer la motivation endogène del'agent (12). L'assertion est contraire au postulat des modèles de base dela théorie de l'agence, selon lequel l'introduction d'incitations exogènesne peut pas diminuer le niveau d'effort de l'agent. Sans les incitationsexogènes, l'effort est nécessairement à son plus bas niveau. Deux questionsse posent alors : comment définir la “motivation endogène” ? Sans lesincitations exogènes, pourquoi l'agent ferait-il un effort quelconque ?

Ce que l'on appelle motivation endogène (la fierté du travail bien fait,l'intérêt pour le travail) ne peut d'abord être que la réponse de l'agent àdes incitations exogènes confuses : la peur que la tâche confiée ne lui soit retirée,la recherche de l'estime de ses pairs. Puisque ces incitations externes sontconfuses, l'observateur ne les voit pas toujours et peut attribuer leursconséquences à une “motivation endogène” de l'agent. Dans ce cas précis,introduire des incitations endogènes explicites peut annuler l'effet de cesincitations exogènes confuses et provoquer finalement une diminution del'effort. C'est là la première explication du fait stylisé par Kreps, qu'il illustrepar un exemple.

Supposons que la motivation de l'agent soit simplement celle de conserverson emploi. L'entreprise signifie à cet agent que son maintien dépend desa capacité à atteindre un certain niveau d'effort, niveau d'effort qu'ellene lui précise pas. La réponse de l'agent à cette incitation extrinsèque confusepeut être de développer un effort supérieur au niveau requis (que l'entrepriseconnaît mais que lui ne connaît pas), pour être sûr de conserver son emploi.Si au contraire le niveau d'effort demandé est d'emblée explicité parl'entreprise, l'agent peut se contenter de l'atteindre, alors que l'aversionau risque pourrait l'amener à dépasser ce niveau s'il n'est pas précisé dèsle départ. En éliminant cette aversion au risque, les incitations exogènesexplicites peuvent de ce fait diminuer le niveau d'effort qu'elles sont censéesaugmenter.

Une autre possibilité pour définir la motivation endogène est d'affirmerque la “désutilité de l'effort”, couramment proposée dans les modèlesd'agence simples, est totalement fausse (Baron, 1988). L'utilité tirée de laseule fierté des agents à réaliser leur tâche peut suffire pour atteindre leniveau d'effort attendu par l'entreprise. Le fait stylisé avancé par Kreps peutdans ce cas être “rationalisé” en supposant que l'imposition d'incitationsexogènes change la désutilité de l'individu pour le travail qu'il effectue.Les agents apprécient leur tâche uniquement en l'absence d'incitationsexogènes.

Cette dernière explication sera contestée par les économistes. Pour luidonner quelque crédit, il faut approfondir la manière dont sont

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(12) L'expérience a étéconduite avec24 étudiants en premièreannée de psychologie àl'Université deRochester (New York).Ces étudiants devaientassembler 7 pièces (elles-mêmes composées de 3ou 4 cubes) d'un puzzleappelé “Soma”, selon desconfigurations dessinées àl'avance parl'expérimentateur. Cettetâche de type cognitif,qui s'appuie sur un jeu delogique, rappelle donc latâche demandée auxparticipants auxexpériences réalisées avecTarget The Two, sans ladimension decoordination. Comme lenote Deci (1971, p. 108),« this task was especiallyselected because it seemedthat most college studentswould intrisically bemotivated to do it ».L'expérience est diviséeen 3 périodes. Les sujetsperçoivent unerémunération en espècesdurant la seconde périodeseulement (1 dollar pourchaque configurationatteinte en moins de13 minutes).

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déterminées les fonctions d'utilité, en s'appuyant éventuellement sur lestravaux de la psychologie sociale. Les psychologues sociaux par exempleexpliquent le fait stylisé de Kreps de la façon suivante. Quand un agentaccomplit un acte, il cherche un raisonnement qui puisse justifier ses actions.Si un agent effectue un effort sans être soumis à des incitations exogènes,il rationalisera son effort comme étant le reflet de son plaisir pris à la tâche.Et puisque cette tâche lui plaît, il travaillera de plus en plus dur pourl'accomplir. Mais si des incitations exogènes sont mises en place, il attribuerason effort à la seule présence de ces incitations et se désintéressera de satâche en n'assurant plus l'effort requis.

Kreps (1997) pose des pistes de recherche audacieuses et intéressantessur l'influence de l'interaction entre la motivation endogène et des incitationsexogènes sur la performance de l'individu pour réaliser une tâche. La réflexionqu'il a engagée est délimitée avec le vocabulaire et les outils de la théorieéconomique. Il lui est alors difficile de définir autrement que par défautla motivation endogène, qui n'est pas prise en compte dans la théorie del'agence. C'est pourquoi il évoque alors le concours éventuel despsychologues pour éclairer certaines des pistes de recherche qu'il suggère,comme la rénovation des fonctions d'utilité.

A cet égard, la théorie psychologique dite de “l'efficacité personnelle”(Bandura, 1986) semble intéressante. Bien qu'elle n'ait pas été élaboréedans le domaine du travail, cette théorie postule que la capacité de sereprésenter en pensée les résultats futurs des actions fournit desinformations importantes sur la motivation des sujets. L'efficacitépersonnelle est un mécanisme cognitif basé sur des anticipations quicorrespond au jugement que porte une personne sur sa capacité à organiseret à utiliser les actions inhérentes à la réalisation d'une tâche particulière.Elle peut être mesurée de différentes manières. Par exemple, il peut êtredemandé aux sujets, à qui l'on vient de montrer un certain nombred'opérations arithmétiques, de dire le nombre d'opérations qu'ils jugentêtre capables de réaliser en moins de 30 minutes.

Les prédictions théoriques du système conceptuel de Bandura ont reçudes confirmations expérimentales (Locke et alii, 1984) et empiriques (Muddeet alii, 1995). Les résultats de ces études suggèrent que plus une personneest convaincue qu'elle possède les capacités requises pour réaliser une tâchecognitive et physique, plus elle intensifie ses efforts et se montrepersévérante. Néanmoins, certains résultats de ces études demandent à êtreexpliqués plus avant. Par exemple, deux individus d'un même niveaud'efficacité personnelle, réalisant la même tâche, peuvent avoir des modèlesde comportement effectifs très différents. Ou, à l'inverse, deux individusde niveau très différent d'efficacité personnelle peuvent produire en définitivedes performances équivalentes (Mauchand, 1997).

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Conclusion

Ce travail présente une analyse théorique et expérimentale des activitésde coordination avec des routines dans la résolution de problèmes perçuscomme complexes. L'analyse aboutit finalement à deux résultats essentiels.

Le premier résultat est que les agents confrontés pour la première foisà ces problèmes ont tendance à adopter une coordination stabilisée. Unefois qu'ils ont découvert une stratégie leur permettant à la fois de secoordonner et de résoudre le problème, et donc qu'ils ont innové, les agentstendent à exploiter cette stratégie, en continuant à la suivre quand ilsrencontrent des problèmes qui leur paraissent similaires. Cette coordinationleur assure une efficacité satisfaisante, en dépit du risque de sous-optimalitéoccasionnelle de la stratégie suivie. Le second résultat est que le rôle du systèmeincitatif pour apprécier l'efficacité des agents est essentiel pour élever leurniveau d'effort, mais qu'il ne l'est pas pour faire évoluer leurs capacités decalcul. Ce résultat peut tenir à la nature cognitive de la tâche à résoudreavec Target The Two.

Le thème de ce travail – la coordination dans la résolution de problèmescomplexes – fonde une étude exploratoire de la relation entre les mécanismesde coordination, d'incitation et cognitifs au sein de la firme. Celle-ci constitueencore un questionnement nouveau en économie. De ce fait, la littératurepertinente est encore rare et relativement hétérogène. Le choix de la méthodeexpérimentale, qui aide à la proposition d'un cadre théorique simple et àune définition précise des concepts utilisés, a permis de suggérer quelqueséléments de réponse à ce questionnement.

Suivant les modalités de pilotage des problèmes à résoudre dans la firme,le résultat du système incitatif sur la performance des sujets peut êtredifférent. Dans un problème de conception par exemple, la performancedes sujets peut être la conséquence d'une interaction entre la motivationendogène du sujet et les incitations exogènes, voire, comme l'avanceKreps (1997), de sa seule motivation endogène. L'identification et le contrôlede ces incitations peuvent être facilités avec la méthode expérimentale. Pourcela, l'expérimentaliste en économie doit convenir que des motivations non-monétaires peuvent joueur un rôle sur la prise de décision individuelle,parallèlement aux motivations pécuniaires.

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