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Création et psychanalyse (2002-2003) Octobre 2002 À peine terminé les soutenances de mémoire de maîtrise de cette année, il faut repartir. " Quand c¹est fini, ça recommence. " C¹est une parfaite illustration de ce qui m¹occupe, c¹est un cas de création. Un cas d¹espèce, comme tous les cas, et comme toutes les créations. J¹en parle un peu à cause d¹une expérience extraordinaire, extraordinaire pour moi, dont ces soutenances ont été l¹occasion. Tous les ans je me réjouis de voir des étudiants y arriver, en venir à bout : alors que rien ne le laissait présager, que tout au contraire me faisait prévoir et craindre le pire. Cette année, mes appréhensions étaient encore plus grandes et aussi justifiées (AZF oblige !). Eh bien non, ces mauvais pressentiments n¹ont pas été confirmés. Je suis content, je suis satisfait, je suis même heureux, comme enseignant, comme chercheur, et bien au-delà. Et ça ne m¹arrive pas tous les jours, même si c¹est de plus en plus fréquent. Mais là, ça avait quelque chose d¹exceptionnel qui m¹a rendu joyeux, gai. J¹ai été étonné par les étudiants, j¹ai même été étonné d¹être étonné à ce point. J¹ai d¹abord beaucoup appris d¹eux, mais ça, c¹est tous les ans pareil : je fais tout pour qu¹ils, les étudiants, laissent tomber ce qu¹ils croient savoir, pour qu¹ils arrêtent de gémir après le savoir qu¹ils n¹ont pas ou qu¹on ne leur donne pas, de manière à ce qu¹ils cherchent ce qui est à savoir, de telle sorte qu¹ils aillent du côté du savoir qui est " à prendre ". Quand j¹y parviens, c¹est-à-dire quand les étudiants se mettent d¹accord avec leur recherche et leur question, donc avec ce qui les tracasse, ce qui les

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Cration et psychanalyse

Cration et psychanalyse(2002-2003)Octobre 2002

peine termin les soutenances de mmoire de matrise de cette anne, il faut repartir. " Quand cest fini, a recommence. " Cest une parfaite illustration de ce qui moccupe, cest un cas de cration. Un cas despce, comme tous les cas, et comme toutes les crations. Jen parle un peu cause dune exprience extraordinaire, extraordinaire pour moi, dont ces soutenances ont t loccasion. Tous les ans je me rjouis de voir des tudiants y arriver, en venir bout : alors que rien ne le laissait prsager, que tout au contraire me faisait prvoir et craindre le pire. Cette anne, mes apprhensions taient encore plus grandes et aussi justifies (AZF oblige !). Eh bien non, ces mauvais pressentiments nont pas t confirms. Je suis content, je suis satisfait, je suis mme heureux, comme enseignant, comme chercheur, et bien au-del. Et a ne marrive pas tous les jours, mme si cest de plus en plus frquent. Mais l, a avait quelque chose dexceptionnel qui ma rendu joyeux, gai. Jai t tonn par les tudiants, jai mme t tonn dtre tonn ce point. Jai dabord beaucoup appris deux, mais a, cest tous les ans pareil : je fais tout pour quils, les tudiants, laissent tomber ce quils croient savoir, pour quils arrtent de gmir aprs le savoir quils nont pas ou quon ne leur donne pas, de manire ce quils cherchent ce qui est savoir, de telle sorte quils aillent du ct du savoir qui est " prendre ". Quand jy parviens, cest--dire quand les tudiants se mettent daccord avec leur recherche et leur question, donc avec ce qui les tracasse, ce qui les travaille, ce qui les pousse et les tire, et par consquence avec leur dsir, alors le rsultat est garanti. Mais cette anne, il y a eu, ou jai trouv quelque chose de plus. Auprs et autour de ces tudiant(e)s, que javais pourtant vu(e)s et revu(e)s de nombreuses fois, il sest pass vritablement ce que je ne sais pas et ce que je ne peux pas appeler autrement que des rencontres. Avec eux, mais surtout pour eux, et encore plus entre nous. Avec eux, que je dcouvrais, ni plus ni moins, pour eux, qui prenaient la mesure de limportance et des consquences de ce quils avaient fait, entre nous, qui avons ensemble constat lintrt et la pertinence de ces premiers pas dans le dveloppement de cette uvre humaine commune quest la psychanalyse. Les balbutiements sont ici, a se vrifie, au plus prs des voix les plus assures et les plus autorises. Jajouterai le poids des assesseurs en la matire, dont le choix doit tre trs soigneusement et trs prcisment effectu. Voil ce que je tenais dire, en hommage aux tudiants et leurs travaux, qui sont ce quils sont, lorsquils ne reculent pas devant leffort, cruel, daboutir la soutenance et de sy confronter, authentiquement. Cest parce quils sont humbles et modestes quils touchent juste. Cest quand il font face la mise lpreuve quils sont vrais. Cest grce leur rsistance, autrement dit leur souci de ne jamais cder sur ce quils ont dessentiel dire, quils en deviennent mouvants. En ce qui me concerne, je suis tout sauf indiffrent de telles surprises, lorsquelles se produisent, car elles confirment mon sens lutilit de la psychanalyse luniversit. Non seulement je ne vois pas pourquoi je nen ferais pas tat, mais de plus je considre que cest un devoir de le faire, tout au moins lintention de ceux qui veulent bien lentendre, cest--dire admettre que nous sommes associs pour une mme tche, ou tout au moins embarqus dans un mme bateau.Je pars et je repars sans cesse de la mme question bte, jy reviens toujours : quest-ce quun fait humain ? et accessoirement et comme le savent bien les femmes, qui ne le disent presque jamais (sauf ceux quelles aiment), il ny a rien de plus essentiel que les accessoires ! quest-ce qutre humain ? Comme tat et comme devoir, comme statut et comme thique. Le pote va droit au but : lhomme ne rpond aucune dfinition. Nous naurons pas trop des ressources du langage (des mythes, aux uvres et la logique), nous aurons besoin bien sr des tmoignages de tout un chacun sur ses aventures et ses msaventures, ses directions et ses errances, ses orientations et ses garements, ses options et ses fautes, nous ferons rfrence aussi aux ralisations, aux productions, aux actes, aux choix et aux dcisions, tout ce qui fait tache dhuile, qui se propage et qui contamine : nous aurons recours tout cela pour tenter de recueillir tout ce qui vise et tend faire tat, usage et chance (voire grce) de cette non-rponse. Jusqu compter avec, et mme sur, le prcepte hracliten : " Il faut aussi toujours penser celui qui [et ce qui] oublie o va la route. " Langage, tmoignages, ralisations : je rduirai tout a trois termes qui me servent de table dorientation et de boussole : la structure, lexprience, le discours. Le fait humain. Pourquoi ne pas suivre dabord (cet en tout tat de cause ma pente) le travers du pote qui joue assez (juste assez) srieusement et rigoureusement (et vigoureusement) de lquivoque, pour porter le langage la puissance de lironie (cest--dire au renoncement tout pouvoir, tout savoir ou, mieux, au tout-pouvoir, au tout-savoir, lomnipotence et lomniscience, comme condition et du savoir et de lacte) ? On peut alors samuser varier et marier les critures, les ponctuations, les lectures de ce syntagme : le fait humain. Il en sort des choses drles et dautres qui le sont moins : " fate ", " faites ", effet, fte, dfaite, ftu. Et sans trop forcer, on va ainsi et aux fondements et aux principes. Le fate, non pas du toit, mais plutt du " moi " ! Pour donner entendre la prsomption narcissique, l o lhomme, comme on dit, se croit, sy croit, sen croit, cest--dire se prend pour lui-mme ou encore pense tre ce quil est et semptre ! Confer le joke, familier aux Latino-Amricains, sur lego surdimensionn des Argentins : comment fait un Argentin pour se suicider ? Il grimpe au-dessus de son moi et il se jette ! Soyons quand mme honntes : nous sommes tous des Argentins ! Ce fate-l, cest aussi une manire comique de dire son fait, sinon de tordre le cou, la baudruche phallique qui sert gonfler les voiles du narcissisme " humain-masculin ". Confer la formule gniale de Serge Gainsbourg, adresse bien sr une femme : " Je te connais comme si je tavais dfaite. " Ne peut-on dire en revanche que ce qui fait (se) tenir lhomme (et plutt mal dailleurs), cest de mconnatre quel point il est non pas certes parfait mais bel et bien surfait ? Il est dautant plus expos signorer, et dispos soublier, quil est davantage port se grandir. Le voil bien donc le fait humain, non pas mfait ni bienfait, mais comme ce qui ne se saisit jamais mieux que comme effet dune part et comme faire (et affaire) dautre part. Le fait humain ? Comment ne pas voir et reconnatre, surtout notre poque, quil ny a rien quoi nous soyons plus intresss cest ce qui est pour nous et lespce affaire de vie et de mort mais aussi rien qui manifestement nous indiffre davantage pris que nous sommes dsormais dans une pure culture de la pulsion de mort ? Pas de savoir sur lhumain, si ce nest simple imposture. Pas de science humaine, moins dabjection. Mais, parfois, un savoir de lhumain (gnitif subjectif) qui se supporte de la conjecture. Donc pas de fait humain tout fait, mais pour tout un chacun ce rveil toujours faire et refaire (cet " veil du rve dans la vie "). Il ny a de fait humain pour chacun de nous que dans la fte et la dfaite, soit de la castration lincastrable, entre la subjectivation, qui au sens strict le transporte, et ce reste singulier quil a littralement mettre en cause. Il y a ce que nous montrent et nous dmontrent Artaud, Beckett, Guyotat, Mller, bien aprs Eschyle et Sophocle, concernant linfect de lhumain comme affection et peste : incurable, increvable, incroyable, indestructible humilit de lhumain ; humus de lhomme sans cesse dtruit, constamment recompos, renouvel, recommenc. Mais non pas pour la fabrique la chane dun homme nouveau (chrtien, surhomme, communiste) : plutt par lextraction potique de ce qui fait le nouveau de tout homme, de ce quil y a de neuf tout instant dans le quelconque. Prendre chacun, tel quel et sans exception, en tant quexception. Aborder toujours et encore chacun comme un commencement, tel le commencement. Lacan quon interrogeait sur le plus frappant, selon lui, de lanalyse, rpondait : lmerveillement du transfert ! Seule attitude digne face lanonymat du quelconque, loubli de lhomme sans qualits : non pas le mpriser, mais le considrer comme singulier. Seule objection valable au trop fameux " Tous les mmes ! ", et seule prise en compte relle de lgalit : traiter, enfin, les diffrences absolues. Miser sur ce qui fait que chacun est " pas comme les autres ". Le surmoi capitaliste, scientiste et mercantile nous ordonne : au fait ! venons-en au fait ! Eh bien, voil un premier point : le fait humain ne se laisse pas prescrire ainsi. Ce nest pas un fait naturel, ni un fait culturel, ni un fait social, ni un fait anthropologique, ni non plus seulement un fait de langage. On ne vient pas lhumain sans quil ait advenir et moins de devoir le devenir. Cest une lapalissade ? Mais alors, cela veut dire que lhumain nest pas un fait scientifique, quil ne tient en tant que tel, quil nexiste comme fait que l o se maintient et subsiste un quant--soi inviolable. Un mystre. Que le fait vienne ! Comme on dit : que la lumire soit ! ou : que la fte commence ! Tout homme est alors pris sur le fait, " caught in the act " : un homme ne peut tre saisi et se saisir que l o il se fait, et avec ce quil en reste Ce ne sont pas (que) des mtaphores : lanimal devient parlant, le parltre survient comme sujet parce que, et pour autant quil se produit, quil seffectue, quil se constitue, quil se fait, quil se cre. Tel quel, comme tel, comme si, comme non ? Comme mme, en tant quautre ? Tout a la fois. Il est fait, en effet, et il reste faire, et pour cause, entre un Autre, dont il dpend et dont il a se dtacher, et cet objet quoi il se rduit mais quil a quand mme cder (pourquoi et o ? cest justement l la question). trange destine qui est la sienne et quont commenc dchiffrer Freud et Lacan : puisquil nest pas que partie prise mais, tout aussi bien et tout autant, partie prenante, plac quil est, ou mieux encore dplac, entre ce qui le fait tre et ce moment o " il se fait tre ". Entre ce qui lidentifie et ce qui le fait ntre (natre) quouverture. Trace de leffac. Dit autrement encore, dans le procs et la rvolution de lalination et de la sparation (avec y compris le retour de celle-ci , sur celle-l). Mais aussi et enfin du dsir de lAutre au dsir de lanalyste. Si lhomme se fait, sil se cre, ce nest pas parce quil serait sans dterminations ou quil y chapperait : cest la condition de faire usage de ses dterminations, y compris et notamment de celles qui lui laissent une marge dindtermination, voire qui lui imposent une part dterminer (de) lui-mme. Il y gagne cette indpendance prodigieuse qui consiste ne mme plus dpendre de soi : ce qui lui permet dentrapercevoir, voire daccepter, quelque chose de lhumus de lhumain et aussi ce quil est, lui, l-dedans, la fois comme " appel " (par lAutre) et " spar " (de lAutre). Soit non seulement homme de paille mais en fin de compte ftu de paille. Celui qui a fait cette dmarche, ce parcours logique qui le mne lindpendance vis--vis de lAutre et de l jusqu la cession de lobjet, celui-l, il se sait tre un dchet, un rebut : " ordure dcide ", et dabord ne justement pas mettre le " kakon " au compte de lAutre, ni faire porter la faute au monde, ni non plus les supporter lui-mme comme culpabilit. Mais engager sa responsabilit ; relever le dfi de sa jouissance ce point prcis o elle se met hors la loi (ou bien l o elle met une limite la loi !) ; enfin, au lieu de sacharner parer au pire (par peur du pre), tout en encourant de ce fait le risque daccrotre toujours plus son emprise, parier au contraire sur ce qui fait que chacun est la fois singulier et quelconque, et quil ne peut donc que dchoir de lAutre. Pas dautre issue, pour tout un, que de faire alors de sa propre dchance le seul authentique atout jeter, pour la satisfaction commune, cest--dire dans une association avec dautres en vue de faire uvre humaine.Ainsi je conclus, pour pouvoir poursuivre avec vous. Je fais de lhumain cet effet qui se saisit lui-mme, ou mieux cet effort pour chacun de se saisir soi-mme comme effet. Lhumain comme cette prise qui se dfait delle-mme parce quelle sapplique ne pas mpriser linhumain quelle contient ( ne pas renier la Chose). Cendre et phnix. Argile et poussire. Comme nous le rapportent les plus vieux rcits, comme en tmoignent depuis toujours le livre et lcrit. Les mythes, la Bible, la posie. Mais aussi, donc, lhomme : quon lidentifie un fait tabli ou bien que lon voque, que lon invoque, que lon convoque, que lon provoque pour lui ou sur lui fes (ou sorcires). Lhomme la fois comme fiction dont on cause et comme facticit qui cause le pire (voyez ltat de la plante et de lhumanit !). Lhomme qui, loin de saccomplir une fois pour toutes dans la gloire (progrs et fin de lhistoire), commence et passe et fait passer tout bout de champ. Et qui ne le fait jamais mieux que l o il finit a nest pas toujours le cas, cest mme assez rare par se savoir tre fumier, rebut, dchet, rsidu : sans plus pleurer sur son sort et ses malheurs, et sans chercher davantage en tirer parti et pouvoir, avantage et profit sur son prochain. Alors, au final, au total, je crois quon ne peut qutre daccord avec Blanchot quand il dit que lhomme est indestructible et que cest pour a quil peut tre dtruit : ce qui lexpose certes des dconvenues et des catastrophes, mais ce qui le dispose aussi lindit et limpens. Ce nest pas sans raisons que les vieux rcits (des cosmogonies aux thogonies et la Bible) placent lhomme mi-chemin, mi-temps entre cration et chute (ou dcration comme dirait Agamben). Car cest bien sur ces entrefaites quil arrive lhomme. Chaque homme, quelconque, quiconque, singulier, exceptionnel, sans qualits, unique, irremplaable, indispensable, irrparable. Et il ny a que a, cest sr, qui nous intresse. Et cela est vident, mme pour ceux qui sen foutent.

Michel LAPEYREToulouse, 11 octobre 2002

Peter SLOTERDIJK, Dans le mme bateau, Paris, Payot et Rivages, 1997.Giorgio AGAMBEN, Bartleby ou la cration, Circ, 1995.La communaut qui vient, Paris, Le Seuil, coll. " La librairie du XXIe sicle ", 1990.