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  9 UN LIVRE POUR COMPRENDRE LE MAROC ET SON HISTOIRE: « LE S ORIGINES DE LA GUERRE  U RI » de Germain AYACHE  D entrée de jeu, Germain Ay ACHE, nous délivre une introd ction qui donne soif de lire , morceau de bravoure qui trace,  u ~ e main sûre, le cadre de sa recherche, ses tenants et ses aboutissants , sa méthode et sa ma rc he . Il reste encore des plumes capables d écrire l histoire av ec un sérieux scrupuleusement scientifique dans une langue simple, fluide, « classique». C est rassurant et vivifiant en ces temps où l écriture scientifique donne trop souvent dans l éso téri smedes « concepts» abscons. L auteur écrit, dit-il, « pour toUS» Pourtant il épuise le sujet. C est « de bel ouvrage», cent fois remis sur le métier, qu on lit avec autant de plaisir que l on enrichit à l examen des solutions li mp ides apportées aux problè me s ar dus laissés pour compte par l histor iographie tradi tionnell e ou colonial e. Située dans l histoire du Maroc et du XX e siècle, la guerre du Rif prend sa place à la charnière de la colonisation et de la décolonisation dans cette lutte des peuples pour leur liberté, au moment même où s achève la conquête colo niale, « choc assurément produit au passage de son flot, mais dessinant déjà l onde en retour qui, à se propager, balaierait un jour les empires». Comme on aimerait avoir éèrit cette phrase Mais que de brouillons, travail et ratures elle suppose  Germain AY ACHE a su prendr e son temps. Il a consacré des années à cette œuvre, à l acquisition des outils de sa recherche, qui lui ont permis un .  Gennain AYACHE, «Les origines de la Guerre du Rif» édi té conjointement par les Publica tions de la Sorbonne, Pari s et SMER, Ra bat, 1981.

Critique : origine Guerre Du Rif

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119UNLIVREPOURCOMPRENDRELEMAROCETSONHISTOIRE: LESORIGINESDELAGUERREDURIFde Germain AYACHE *D'entre de jeu, Germain AyACHE, nous dlivre une introduction quidonne soif delire, morceau de bravoure qui trace, d ' u ~ e main sre, le cadre desa recherche, ses tenants et ses aboutissants, sa mthode et sa dmarche.Il resteencore desplumes capables d'crire l'histoire avec un srieux scrupuleusementscientifique dans une langue simple, fluide, classique. C'est rassurant etvivifiantences tempsol'criturescientifiquedonnetropsouvent dansl'so-trismedes concepts abscons. L'auteur crit, dit-il, pour toUS. Pourtantil puisele sujet. C'est debelouvrage, cent foisremis sur lemtier, qu'onlitavecautantdeplaisir quel'ons'enrichit l'examendes solutionslimpidesapportes auxproblmes ardus laissspour comptepar l'historiographie tradi-tionnelle ou coloniale.Situedansl'histoireduMaroc et duXXesicle, la guerre duRif prend saplace la charniredelacolonisationet deladcolonisationdanscetteluttedes peuples pour leur libert, aumoment mme o s'achvela conqute colo-niale, chocassurment produit aupassagedesonflot, maisdessinant djl'onde enretour qui, se propager, balaierait un jour les empires. Comme onaimerait avoir rit cette phrase!Mais que de brouillons, travailet ratures ellesuppose... GermainAYACHE asuprendreson temps. Il a consacr desannes cetteuvre, l'acquisition desoutils desa recherche, qui luiontpermis un .. * GennainAYACHE, Les origines dela Guerre du Rif dit conjointement par les Publica-tions de la Sorbonne, Paris et SMER, Rabat, 1981.120SIMONLEVYaccs direct aux sources. Il a labor sa mthode, dblay le terrain ('), faittablerasedetropnombreuxponcifstransmisd'unauteurl'autre, detel 'oPtel bord, avec une rigueur qui ne s'accommode d'aucuneide reue ou prcon-ue.Cela n'exclut pas la profonde affection porte un peuple auquel ilredonne sa place d'acteur principal de son histoire, nil'admirationpour le per-sonnage central durcit, MohammedBENABDELKRIM, un homme dont latrempes'avrait peucommune . Maisentoutelucidit. Etlaluciditparfois,peut dranger.Car il nes'agit paspourl'historiendechoisir danscequ'il dcouvre,entrecequi peut plaireauxuns, ouservir d'autres. GermainAYACHEfustigesuffi-sammentlesmythescolportspar lesthurifrairesdelacolonisationpournepastomber dansl'hagiographie!L'uvredeMohammedBENABDELKRIMELKHATTABI parled'ellemme. Maisellen'apparatravraiment qu'aprs 1921,soit dans le secondouvrageenprparationqui retracera l'pope rifaineenelle-mme.Maispourlemomentnousn'ensommesqu'lagense, l'accumulationdes facteurs historiques qui crent une situation. Ala gense des hommesaussi, fils deleur temps.C'est ltoutelavaleurdutravail deGermainAy ACHE: rtablir lavritdes faits et aussi les comprendre pour les dpouiller de ce qu'ils avaientd'inacceptable pour la plupart de ceux qui ont eu en parler jusqu'ici. Puisquela guerredu Rif eut lieu, et qu'ellefutsoutenue brillam-ment contredeuxgrands Etatseuropens pard'humbles paysans, enpays marocain, onn'a lechoixqu'entredeuxattitudes: oucrieraumiraclecequejamaisn'accepteraunhistorienourpudiertouteslesidesencourssurlafoncireinaptitudeduMarocdel'poqueetsurcelle des Rifains (p. 24).Pasdemiracledonc, maisunedmonstrationqui doit commencerparladestructiondesidoles dupanthoncolonial,sepoursuivrepar uneexplicationsuccinte, mais profonde et nouvelle du devenir marocain jusqu' l're coloniale(1) Voir GermainAYACHE, Etudes d'HistoireMarocaine )),' SMER. Rabat, 1979.LESORIGINESDELAGUERREDURIF121et enfin, analyserparlemenu, et sansconcession, l'volutiondesvnementset des hommes en relation avec les changements, leurs ides et leurs attitudes.Nouspasseronsainsides grandes questionsposespar laformation h i s t o r i ~que del'Etat et dela nation, la mainmise coloniale, aux difficults del'Espa-gne, auxrapportscomplexesdecelle-ciaveclesRifains, pour aboutir aupar-courspolitique dela familleALKHATTABJ, auxpripties etrebondissementspar rapport auxquelsse dterminentles auteurs directs, tribus,familles, indivi-duschrysalides qui vontclore avecle tonnerredela batailled'Ouber-rane.Ce n'est pas l dela petite histoire, mais une histoire au niveau de l'hommeet del'humainqui s'efforce decomprendrelesprotagonistes, toujoursenpar-tant defaitstablis, enentrant danslapeaudespersonnages, envivant, aveceux, lesproblmes deleur milieu et deleur poque, dans unmoment troubl,agit, qui demande des choixdifficiles, douloureux, face des changementsacclrs, des nouveauts qui remettent en cause unmonde sculaire,secoupar les vnements des quarante dernires annes:Onne peut oublier quel'histoire duMaroc, telle qu'elle nous estconte, a t l'uvre d'Europens et, prcisment, l'poque ol'Europe, convoitant d'abordcepays, eneffectua ensuitela conqute,une poque o la science, selon le mot d'un prcurseur, se devaitd'treunearme auxmainsdesconqurants, et lapremire mettre l'uvre car c'est elle qui dblaie le terraino il faut avancer (2).Avec laconqute, lacolonisations'enest prise l'histoire du pays lui.mme. C'est dire l'importance de la tche entreprise par la nouvelle gnrationd'historiensmarocains. Acette entreprisededcolonisation Germain Ay ACHEapPorteunprcieuxconcours. D'abordparlaremiseenquestiondessourcescoloniales, aux yeux desquelles un peuple luttant pour survivre ne pouvait treqU'unrocher obstruant lesallesduprogrs (p. 22). Lesapprciationsdesservices spcialiss du Protectorat sont le fruit deschmastablis '}) par lthorieofficielle, apprisedanslesstagesspcialiss, appliquesansnuanceni(2) Le prcurseur dont l'auteur cite les paroles (p. 28) s'appelait R. THOMASSY: LeMaroc. Relations dela France avec cet empire , 3" d., 1859.122 SIMONLEVYadaptationauxconditions du Rif. Les documents et rapports de LYAUTEY,eux-mmespublispar la familleaprsune pieuse toilette ont t soigneu-sement tris, puis tronqus aubesoin, sans avis, parfois mme corrigs (p.19). La presse n'chappe pas, videmment, l'autodaf.L'yrejoignent des crits decirconstance publisauMoyen-Orient et quireprenaient ce qui s'crivait en occldent.Diable cornu, 'selon les uns, tapi dans l'ombre de Berlin,d'Ankara, deMoscou, oud'ailleurs, ABDELKRIM, aucontraire, taitauxyeuxdesautres, l'Archangevenu duciel avecl'pe de feu. Voilpourquoi, encette questiond'histoire, laconditionde tout progrs,c'est de comprendre l'imprative ncessit de rpudier, quelquesexceptions, toutes les sources imprimes.Autodafdonc, maissous bnficed'inventaire, aprslecturemthodiquedetouscritstouchant laquestion. Maisledoutesystmatiqueest ici derigueur .C'est finalement dans les sources documentaires, dment critiques, queGermainAYACHEpuisesoninformation: archives de Madrid, Paris, Rabat,Genveet Londres, ouvertes aprslescinquanteannes derigueur, tmoigna-ges crits de Mohammed BEN ABDELKRIMlui-mme et de son MinistreMohammedAZERKANE, tmoignagesorauxdesurvivants(3). Chacunedecessources, cela va sansdire, estaffected'un'coefficiant deprudence, matremot en matire de documentation historique.GermainAYACHEdmonte les mythes tenaces forgs par l'histoire colo-niale, d'Eugne AUBINHenri TERRASSE, et reproduitsimperturbablement,comme par exemple la thorie des deux Maroc :IIn'yapas,jusqu' ce jour, sauf exception montre dudoigt,delivre ou simplement d'crit sur le Maroc, qui oserait manquer d'y pro-clamer son adhsion .(3) Cf. p. 348. AbdelkrimBENELHAl ALI LoH; MohammedBoUJIBAR, Mfedel BENINO;AhmedHATIMI ; Chaib AFELLAH ; Cad BoUHOT, Mohammed HAT1MI.LESORIGINESDELAGUERREDURIF123LeMaroc a connu contradictions et violences, rvoltes et rpressions. Maisla dualit bled siba , bled makhzenest bien trop commode pour justifierla longue dure de la pacifIcation , vritable guerre honteuse, devenueimpossible masquer lorsque clate au grand jour le conflit rifain. L'auteur luioppose la continuit del'Etat marocain, constitu auIXe sicle, maintenu ourtabli, identique lui-mme, quandilchangeait demains , alorsquel'Alle-magneoul'Italie n'ont formd'Etats nationaux qu'auXIXe sicle. Une tellecQntinuitserait-elleconcevablesansunagent decohsionendfinitivepluspuissant que les lments de rupture?Cet agentest le Makhzen. LapolitiquecolonialeseraassezmachiavliquePOur sedraper de sonautoritdurant lapacification , reconnaissant ainsil'inanit du mythe des deux Maroc , tout en se prparant briser lemiroir , selonl'expressionde LYAUTEY, ens'efforant dedisloquer le payspar la politique dite berbre : Avec la caution du Sultan, la nation protectrice occupait leroyaume(...) Envoulantlescinder endeuxblocs, elleprovoqua toutau contraire, autour du souverain redevenu symbole de l'unit, un sur-saut national (...) (p. 31-32).Au passage, Germain Ay ACHErpudie l'ide de fodalit , incongruedanslecasduMaroc, mmeemployeavecuneintentionpjorative . Enfait leterme, oulefauxquivalent arabe qu'onlui adonn, iqtac, estunerfrence lastique o l'on met, ple-mle, les grands Cads, la grande propritfoncire, l'esprit rtrograde, le retard conomique etc... Il fait l'objet d'un dbatentre conomistes ethistoriens, dbat centr sur la naturedumodedeproduc-tion marocain pr-colonial, sur l'apparition de lagrande proprit foncireetc. (4). Germain AYACHE ne crepas de concept nouveau pour qualifier cemodedeproduction, maisrejettecelui defodalitqui serfreuneralithistOrique europenne connue, et qui, appliqu au Maroc est,(4) Surcedbat, onpeut consulter les opinionsdiversesde Paul PASCON. LeHaouzdeMarrakech , 2 vol., Rabat 1957. DrissBENALI, Le Marocprcapitaliste , SMER,Rabat, 1982.ETIENNE Surlefodalisme , in Revue juridique, politique, etconomiqueduMaroc , 5, ler.semestre, 1979, Abdeijalil HALIM Origine du fodalismeauMaroc, en A[N'13, Janvier1979, et 1' Iqtaaetl'appropriationdelaterre auMaroc , publi dans A[ Bayane978, et enfin[e Colloque sur la transition , organis par [a Facult de droit en Avril 1980.124SIMONLEVY excessif et insuffisant lafois. D'unctil nefait aucuncasdetoute la civilisation urbaine dont le Maroc fut le foyer longtempsavant l'Europe, tandis qu'il surestimede l'autre, et de beaucoup, leniveau gnral du pays. De grandes cits dj prospres commel'Europe fodale n'en a jamais connues, alors que les campagnes,jusqu'au dbutduXXe sicle, stagnaientencore unniveauvoisindelaGermaniedesanciens, voillavraie, lagrandecontradictiondelasocitmarocain. Lsetrouvelaraisondel'infrioritfondamentalequ'elleprsentadans lalutteimposeparl'Europe(...). Laformationsocialeprdominantetaitdonc, commetoujoursencecas, latribu...(p. 32)avec ses libres paysans quin'ontrien avoir avec les serfs europens. Commentalors interprter le dveloppement de villes et de la civilisation urbaine encontraste avec le faibleniveau des campagnes? .. .la ville, au Maroc n'tait pas le produit d'un changementinterne.C'tait le grand commerce qui, par sonirruption, l'y avait ins-talle. Ds lors, ville et campagne reprsentaient non pas les deuxniveauxd'unecivilisationcommune, mais bienplutt commeaujour-d'hui, la tentedubdouinet lederrick rigauprsd'elle, deuxtypesdecivilisationtrangersl'unl'autreet sanscommunemesure, dontl'un se juxtapose .l'autre en s'y superposant (p. 36).On voit ici combien l'auteur, loin de tout dogmatisme, renonce faireentrerlaralithistoriquemarocainedansunecasetoutefaite, ft-elleprpa-repar les fondateursdu matrialisme historique.Decelui-ci parcontre, il possdel'esprit et lamthodeet celalui permetd'observer les faits derrire les apparences, d'enpercevoir lescontradictions,ville-campagne(5), les lignes de force et aussi la grande faiblesse.(5) Voirp. 37: ... si l'onparle (... ) detypes juxtaposs decivilisation,c'estsousrserve devoir aussi qu'ilsnerestaient pas trangersl'un l'autre. Des liens croissants, matriels et humains,venaient estomper entre eux les frontires. Sans doute aumme moment, d'autres facteurs agissent-ilsencoreensensinverse. Carlabalancenepouvait tre galeau cours destransactions, entrelaville organise, instruite et experte enaffaires, etles tribus disperses etrustiques, mais assez veil-les pour constater combien c'tait leurs dpens que se partageait le profIt )).LESORIGINES DE LAGUERRE DURIF125CelIe-ci seferasentirpartir duXVesicle, faceuneEuropedont l'po-que fodaleavait dvelopp les bases matrielles, agricoleset industrielles, desapremirervolution: dfrichement, charrueenfer, assolement triennal,routes, charrois etattelagenouveau, moulineau, mtallurgiedufer, outilsdemtal, armesetc:La production, dans son ensemble, faisait un bond qui dbou-chait invitablement sur une conomie marchande. Image inversedel'volutionduMaroc. Llecommerceayant prisles devants, c'tait laproductionqui suivaitmal ouqui nesuivait pas(p. 40).Bientt c'est leMaroctout entier qui setrouverait enpositionde campa-gnard facelaproductionavancedel'Europe, et qui paierait cher, cequ'ilneproduisait pas, desgrementsdenavireauxtoffesdevaleur etauxcanons.Il, ylaisserait son or et celui duSoudanet subirait jusqu'nosjours, les loisd'airaindel'changeingal,GermainAYACHEnesecontentepasd'observerle dcrochagedel'co-nomiemarocaine. Il esquisseunedoubleexplication: lesconditionsnaturelleset la tutelle de l'Etat marchand sur la bourgeoisie. Parmi les premires, ilrelveUnesubtile combinaison de facilits et d'obstacles [qui] dispen-sait de l'effort pour, ensuite, quandil intervenait, le vouerl'chec.Dans un pays o le chameau se frayait partout un chemin, o lesrivires presquejamais n'taient infranchissables, ni les routes ni lesponts nes'imposaient absolument (... )Maiscequi fut essentiellementencause, c'est lemilieufragileoffert l'hommeparlesrgionssemi-arides(... ) AuMaroc, lafort fuyaitdevant l'homme enlelaissant auxprises avecunescheresseaccrue. Comment alors, sansbois ni coursd'eaurguliers, tirerparti de gisementsdefer dont l'existencepourtanttait connue?Et eneffet, jamaislesMarocainsn'ont puproduirequepeudecemtaletdequalitfort mauvaise (p. 40-41).Quant labourgeoisie, elIe fut incapabledejouerlerle politiquedesessurseuropennes, nonquel'envielui en etmanqu, certainsconflits enfontfoi, mais parceque l'Etat, lesouverain, avaient lahautemainsurlestransac-tions, voireleur monopole.126 SIMONLEVYIci, c'tait ens'emparant desminesd'argent,desprincipauxpas-sages et des grands axes commerciaux que l'Etat s'tait tabli .Matre du commerce, il gardait labourgeoisie marchande en tutelle, luiconfiant ferme ou lui abandonnant les affaires, selon son propre bon vouloir.Pasdedualitdonc, ni de fodalit, unebourgeoisiesoustutelle, etpourtant une nation, dans le cadre d'un Etat national. Voil qui remet encausenonseulement lesmythescoloniaux, maisaussi d'autresidesreues...Car la ralit de la nation marocaine, historiquement tablie et consciented'elle-mme n'apas gn la seule idologie coloniale; elle est pourtant un fait,avant1912 comme en1956 et depuis.Le sentiment national, li un Etat et un territoirehistoriquement dfini,dcouledefondementsconcrets, d'unevolutionqui enadterminla gesta-tion et le renforcement. C'est l'ide d'elle mme et de sa propre idendit que seforme une communaut humaine au destin solidaire. Que cette socit soitrestetribalenediminueenrienlavaleur d'unpatriotisme nullement incom-patibleavecl'attachement la tribuet auterroir. GermainAYACHE en fait ladmonstration.Lanationmarocaines'est forgedansle cadred'unEtat. Les tribus, vivantessentiellement sur elles-mmesn'taient pas portes se confdrer pourformer un Etat (p. 32): c'est la conqute musulmane qui jouera ce rlefd-rateur en intgrant tout le pays dans un rseau intercontinental de routescommercialestirant lestribustraversesde leur lthargie. Qui dit com-merce, dit administration. D'abord celle des califes, mais ds l'an 800, unroyaume marocain est cr et bat monnaie. L'loignement du centre del'empire, le cadre gographique tranch, aucroisement deroutes commercialessont pour beaucoupdans cette singularisation. L'Etat idrisside, enachevantl'islamisation des tribus, renforcela cohsion del'ensemble. Avecles dynastiesberbres les facteursreligieux et conomiques vont se renforcer d'un grand des-sein: la dfensedel'IslammenacenEspagne. Guerresmeneshorsdupays,nonpar une caste dechevaliers maispar delibrespaysans dechaque tribugagneparlesAlmoravideset lesAlmohadeset alliecesnoyauxdynami-quesdel'Etat, qui partaienten leur meet consciencepour dfendreleurfoi menace. Ilsrapportaientdeleurs conqutes leur part rglementaireper-ue sur le butin et ainsi,LESORIGINES DELAGUERRE DU RIF127 le profIt matriel se conjuguait l'idal pour agrger latriburgnante cequi, unjour, n'avait tqu'une constellationdegroupesindpendants (p. 34).Dslors, uneunitrenforce,trouvait, sonexpressiondansunIslamtriomphantd'otoutesleshrsiesnagure encore vivaces, se trouvaient jamais extirpes .Quandlesmenaces portuguaiseet espagnoleseconcrtiserontsurlesctesmarocaines, leressort religieuxseconfondradansunsentiment national assezfort pour seretourner contrela menacedesTurcs, bienmusulmans, eux.L'Etat, fdrateur delanation, restait cependant' unEtat commerant. Lestribusn'taient pastoutes, tant s'enfaut, intressesoutouchesparuntrafIcqui faisait surtout l'affaire des villes. Mais elles avaient besoind'un recours,admispar tous, pourrsoudre, audeld'unsystmed'assistancemutuellequiavaitdeslimites, lesconflitspouvantsurgir entreelles. Cerecourstait l'auto-rit du Prince des croyants , laquelle n'tait pas seulement spirituellecomme onl'a gnralement prtendu. Comment, derrire l'autorit et l'unit spirituelle (...), s'tonnel'auteur, refuser detoucher la ralitpolitiquequ'ellesnefont quetra-duire?}) (p. 35).L'arbitragedusultanassurait lacohsiondelacommunaut, lapaixentretribus et aussi entrecelles-cietla ville. ArbitragepacifIqueleplussouvent,quipermettaitet justifIaitlaprsenced'undlgulocal dupouvoir central. Lors-que celui-ci ne suffisait plus, ilrestait le recours la force: tout commeles pendaisonssansnombre de paysansfranais autempsduRoi Soleil, les ttes coupes profusionpar Ismal leGrandmaintinrent ouraffermirent l'unit dupays}) (p. 33).128 SIMONLEVYCelle-ci rsultait donc d'une force politique intrieure, puisque lesdynasties successives taient toutes marocaines. Quant l'intgration conomi-que, sonprocessustait rel, mais lent, et aboutissait davantagedesunitsrgionales autour de villes, parfois rivales . En atteste, l'extensiondes zones ol'onparlait arabe(... )lelent recul duberbreancestral devant l'arabedescommerantsnes'oprait qu'aurythme o se formaient et prvalaient des liens conomiques nou-veaux (p. 38).Touscesfacteursconjugus, dansunesituationhistorico-socialediffrentedecellequ'avait connuel'Europe, aboutirent, dansunEtat unifimillnaire,au dveloppement d'un sentiment quidpassait la solidarit religieuse. C'est cequenevoulaient pascomprendrelesthoricienset praticiensdelacolonisa-tion, et LYAUTEYlui-mme, plusttuquelesfaitsetmalgrson talentindiscutable (p. 70), II n'avait pas compris quele culte voupar sonpeuple au Sultann'tait quele transfertsur leplanreligieux d'un sentiment patriotiquedont l'origine tait sur terre et non au ciel (p 75).Cepatriotismemarocain, fruit d'unelonguehistoirenationale, les propa-gandistes coloniauxlenommerontfanatismeou xnophobie. II clate pourtantaugrandjour avec le mouvement populairequi installeaupouvoir MoulayABDELHAFID, chargdemettrefinauxingrencestrangres, avecladfensedu Sahara par MA EL Al'NINE, avec la remonte d'EL HIBA au del deMarrakech, avec les guerres soutenues par les Rifains en 1909 autour deMelilla et sur l'Oued Kert en1911-1"912.L'Etat min, s'effondrait. Le retardconomiqueet social, facel'Europecapitaliste taitpatent. Mais lepeupletrouvait ensonpatriotismeles nergiesqui le faisaientmonter en ligne. Et dansle Rif, avec succs. Les crivains delacolonisationeurent biengarded'expliquerpourquoi et comment l'Etat maro-cains'tait effondr, mais ils trouvrent des explications aux insuccs des Espa-gnols: les Rifains taient en pleine anarchie depuis toujours. De plusLESORIGINESDE LAGUERREDURIF129l'armeespagnoletait incapableet mal commande (6). Tandis quelaFrance,elle, c'tait autre chose, et elle avait LYAUTEY... Mais lui aussi se cassa lesdentssurleRif. Alorsonparlad'Allemands, delaperfIdeAlbion, duptrole,detout sauf deceressortpuissant qu'taitlepatriotismemarocain.GermainAYACHEremet l'histoire sur ses pieds. S'il analyse sans conces-sionslesraisonsdeladcadencemarocaine, del'appauvrissement desonco-nomie, del'immobilitdeses structures sociales jusqu'au XIXsicle, il met ledoigtaussi surles causes externes dela dsagrgationdel'EtatlafmduXIXosile. Car lamainmisetrangrenedatepasduProtectorat, ni mmed'Alg-siras ou de la confrence de Madrid en 1880. Ces tapes n'ont fait que statuer sur des ralits antrieures, fruit de la politique des Puissancesimprialisteseuropennes,qui se traduisirenttoutespar despertes desouverai-net, par lambeau. Le trait impos par la Grande Bretagne en 1856 fIxaitunefois pour toutes 10 %les droits de douane l'importation. C'tait,avec la clause de la nationlaplus favorise ladisparitionde toute indpen-danceenmatiredouanireetuneconcurrencefroceimposelaproductionnationale. Letraitde paixsignavec l'Espagneen 1861 grevait les fmancesd'une indemnit de cent millions qui, d'emprunt en intrts et rembourse-ment, serait le dbut de la banqueroute des premires annes du sicle, enmme temps que s'appesantirait la charge fIscale sur le peuple, avec ce quecelasuppose de dsordre. Pire, il ouvrait auxEspagnolset toutes les Puis-sances ledroit d'tablissement auMaroc, avecexemptiond'impt, et ledroit(6) L'auteur explique(p, 7793), lesdifficultsde lacolonisationespagnole. L'Espagne nereoit enpartagequ'unpaysolesmontagnesencerclent quelques rares plaines, sansespacepourmanuvrer. Alors quelaFrancepeut prtendre agir au nomduSultan, leKhalifa deTtouann'estqu'unsymbolededivisionnationale; d'ounnationalismeexcacerb...Mais, plusquetout, cesont lesconditionsinternesducolonialismeespagnol qui sont causesdeses faiblesses. L'Espagne n'enest pasl'exportationdes capitaux. Les milieuxd'affaires, saufquelquesfmanciers sont tides. Il n'yadoncpasde Parti colonialsemblablecelui animenFrance, parEugneETIENNE. Par contreonverrasedvelopperunehostilitviolentedel'opinion,des anarchistes,auxsocialistes etauxrpublicains bourgeois(Cf. BarnabLOPEZGARCIA, El Socia-lismoEspaiiol y el anticolonialismo1898-1914. Suplementos deCuadernosparael dialogo, n" 76.Madrid, 1976, et Simon LEVY, laguerre du Rifsous le rgne d'ALPHONSE XIII, mmoire deD.E.S., Paris1958).L'armeellemme, pour laquelleleMarocest sourcedeprbendes et de galons, estagitedejalousiesl'garddeceuxqui enprofItent. PrimodeRiveraenviendraproposerl'abandonpuret simplede l'entreprisede colonisationau Maroc. L'Espagnedoit alignerdes soldatsducontin-gent, cequi provoquelacolrede l'opinion, et ses regulares , soldats rifains servant et engagssurplacedans leurproprergion, dsertent facilement. L'Etat-Major, emptr danssesproblmes,veut tout voir, toutdcider. A cergime, lelivre tait parfoisbienloinquandparvenait enfinlepermis detirer130 SIMONLEVYdenerelevermmepour descrimes, quedela justicedeleur consul, euxettout Marocainleurservice. C'tait l'normebrchedesprotectionsquiniait la souverainet marocaine non seulement l'gard des rsidents trangers,maisl'garddenationaux. Vritablecancerqui allait ronger lepays, con-fIrmpar la confrence de Madrid de1880 (7) et qui allait s'tendre ,des dignitaires, ministres mme dans les tout derniers temps,enfin, matres deconfrriesdont onsait auMarocqu'ilstaient lesrelais, danslesrgionsoules diversescatgoriessociales, del'autoritduSultan (8). Voiloil convient desituerlesracinesdudsor-dre . L'anarchie rifaine est un autre mythe colonial la vie dure. DEMOULIRAS (1895) WESTERMARCK(1928) et David HART (1954) onn'entend parler que de tueries et de loi du talion (p. 96-98).Germain Ay ACHE dmontre, aprs une tude minutieuse des conditionsconomiques et sociales des dix-huit tribus rifaines,quele dsordre,ici commeailleursest chosercenteetnonendmique, liedirectement lasubversiontrangre. Archives enmain(9)il dmontelemcanisme dela dstabilisation:contrebande en tout genre, surtout partir durocher de Nokour (Alhuceimas),qui dtourne la prohibitiond'exportationdubtail, litiges et vendettaentrecontrebandiers, pensions verses par l'Espagne des notables, vritable infiltra-tion politique devant prparer le terrain une occupationultrieure, enfinintroductionde fusils modernes qui rompent l'quilibre ici, aubnficedesplus riches, comme ce fut aussi le cas pour les grands cads dans le Sud.Ladgradationacommencaprslaguerrede 1859-60, lorsqueleMarocdut cder un territoire autour de Melilla. Les Rifains, qui venaient de se battreTtouan, et qui avaient contenul'Espagnedans lesmurailles des prsidesdurant des sicles, nepouvaient comprendreque des forcesarmes dupouvoircentral leur imposent desabandons qu'avec leurs propres forces, ilsavaienttoujours empchs.(7), laseuletribudes Mdiounacomptait plus de deuxcent soixantecourtiersouassocisd'Europensqui protgeaienteuxmmes, contrel'autoritdeleurpays, 1166tentes, chaquetente abritant une famille (p. 51).(8) Tels leChrif d'Ouezzane frayant lavoie. aux Franais dans le Touat oule Cheikh deTamesloht, protg anglais, qui fomenta la grande rvolte des Rehamna (p. 51).(9) On lira avec intrt les notes 27, 28 et 29,p. 108 et109.LESORIGINESDE LAGUERRE DURIF131Et la mmeoprationfut repriseen 1893-94. Entre-temps, lafrontire deMelilla avait t ouverte au commerce ce qui facilitait la manipulation desnotables, clientsdel'Espagne. LeprestigeduMakhzentait bienbranlavecladragonnade opreparBENELBAGHDAD! aprs1' affairedespirates.Celui-ci, fautedepunir les coupables, rcuprs tempspar unnavirefranaisavait captur deuxcents chefs defamillesqui n'ytaient pour rien(p. 128).C'est cette poque, prcisment date, que dans le Rif, lammoire populaire situe, depuis, la fin d'un monde et le dbut degrandes calamits (10).C'est laRipublik chreDavidHART, nonpasternelle, mais cons-quenced'unesituationprcise, dlimitedansletemps. LeRif, qui avait tou-jourscomptsur le Makhzenpourarbitrer sesproblmestribauxet l'appuyercontre les places espagnoles, se retrouvait en pleine confusion: le pouvoirintervenait au profit de l'ennemi (II), punissait des innocents, humiliait deschefsdefamilles respects. L'arbitretaitdisquaIlfl. Survint alorslarbellionde Bou HMARA. Les Rifains, le prenant pour l'hritier lgitime de MoulayHASSAN, cart par ABDELAZIZdont ilsavaient eusouffrir, semobilisrentautourdece Rogui. Audbut dumoins, carils virent enlui, unpouvoirproche, capabledelesaidercontrel'Espagne. Ilsdchantrent lorsqueceder-nier s'avisa de cder les mines de fer de Ouixane une socit espagnole etcellede plombd'Afra ungroupefranais. Dusencoreunefois dans leurpatriotisme, ils chassrent Bou HMARA, pour pouser la cause de ABDELHAFID, se joignant ainsi aupuissant mouvement national qui lehissaaupou-VOIr.Hlas, ils durent encore dchanter et se battre seuls, en 1909, autour deMelilla, infligeantauxEspagnolslacuisantedfaited'OuedDib(BarrancodeILobo).Mais le nouveauSultan les pressa de faire la paix, autrement dit de sesoumettre(p. 143). Ala dceptionsuccderait bienttlavacance offIcielle dupouvoir car les Espagnols, sous-locataires du Rif, taient loinde pouvoirmettre en pratique le rgime de protectort dans leur zone, bloqus qu'ilstaient, depuis1912sur la ligneduKert.(10) L'affaire despirates date de1897,voir p. 128 et 108-109.(II) En fait, il tentait de prouver auxPuissances qu'ilexerait bienJepouvoir )).132 SIMONLEVYLe Rif tait dsormais livr lui mme. Anarchie? peut-tre au sensd'absencedepouvoircentral; mais ledsordreet ladiscorde- lesagentsdel'Espagney taient pour beaucoup- n'eurent jamais les dimensioDcS qu'onleura donnes:onbrlait parfois des maisons, ontuait beaucoupmoins . Entout cas, il n'yapasdanslesrapportsbiensinforms, transmisaujourlejourpar lesofficiersderenseignementsespagnols, lamoindretrace de ces carnages (p. 1,16).Par contre,cequi est attest, c'est l'esprit deluttenationale, incarnpar cequ'onaappelParti des petitesgensanimparMohamedAmeziane, de1908 sa mort au combat en 1912. Germain AYACHEconsacre des pagesadmirables redonner cette figure nationale la place qui lui revient dansl'histoire du Maroc. Ce n'est pas un des moindres mrites de l'uvre(12).Le chrif AMEZIANE, dela tribu des BniBou'Ifrour,intelligence et probit, amour de son pays, force du caractre,gniedel'organisationetducontactavecles gens, tout cequi fait lesindividualits hors pair (p. 138),jouissait d'uncertainprestige, dsonascendance, sesqualitsperson-nelles, son activit depasseur (zettat) quile mettait en contact avec les mois-sonneurs allant vers l'Algrie. Aprs lacampagnede 1909et l'accordentrel'Espagneet leMakhzenqui lgalisaitl'occupationduterrainperduchezlesGuelcia, AMEZIANEentreprit unlong travail pour unir lestribusetassurer leurcombat laprofondeuret ladurequi avaient manqulapremirefoisaprsleBarranco deILobo, quand il avaitfalluse disloquer pour aller ... s'oc-cuper des semailles!Son travailpatient, ses prches convaincants, portrentleurs fruits en1911,neutralisrent la zizaniefomente par les amis de l'Espagne . Il russit mobiliserunearmeet passa l'offensive, surl'OuedKert, le7Juilet 1911,forant l'Espagnefaireappel desrenforts. Durant huitmois aufeuensem-ble, lestribusrenforcrent cetteunion, apprirent fairedurer leuractionendpit des ncessits cycliques de l'agriculture.(12) Voir p. 137 156.LESORIGINESDELAGUERREDURIF133Cechef, apparu, pourrpondreaubesoind'unionet mort dans le feudel'action, devient hros delgende, le RolanddesRifains. Sonactioneutuneportecertaine: lesEspagnols nepurentreprendrel'offensive, dansleRif,quehuit ansplustard. La ligneduKertdemeuraune frontiresurlaquelledesrassemblements armsmontaient une garde vigilante.Les Espagnolscontinurent cependant, avecuncertainsuccs, leurtravailde sape par le truchement deleurspensionns:C'est ce parti dont je dispose sur tout le territoire de l'ennemi,crit le gnral JORDANA, commandant du secteur de Melilla, quipermet dedissoudrecommepar enchantement des groupements armsqui s'taient rassembls pourtant avecenthousiasmepournousexter-miner. Les membres de ce parti ne manquent pas de s'inclurecesgroupes. Mais c'est pour y semer le dfaitisme ...L'offIcier RIQUELMErenchrit:Latactique consistait faire ensorteque les Beni Ouriaghel setrouvent dansuntat constant deguerreenruinant lesystmequ'onappellelesystme desamendes. Quandunmeurtre estcommis, la tri-buinfligeuneamende, et voillapaixqui est faite. Maissamthodelui [il s'agit d'unagentdesEspagnols], c'taitd'empcher justementquel'amendesoit paye. Dslorsonenvenaitauxcoupsdefeutirssur les marchs dont la tenue tait interrompue. Il en rsultait desvengeances, des dettes de sang etc. (p. 117).Maisle besoind'unionresteraplus fortquela discorde.