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Culture de gouvernance et développement Un autre regard sur la gouvernance d’entreprise Par Nicolas Meisel Études du Centre de développement mai 2004

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Culture de gouvernanceet développement

Un autre regard sur la gouvernance d’entreprise

Par Nicolas Meisel

Études du Centre de développement

mai 2004

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Études du Centre de développement de l’OCDE

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Avant-propos

Cet ouvrage a été réalisé dans le cadre des travaux du Centre dedéveloppement sur le Financement du développement et de l’Objectifstratégique de l’OCDE consacré à l’amélioration de la gouvernance dans lessecteurs public et privé.

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Remerciements

L’auteur remercie tout d’abord Charles Oman pour son inestimablesoutien tout au long de ce travail et Mike Papadimitriou pour son aidebibliographique. Il remercie chaleureusement Pierre Berthelier, Bian Xiaochun,Daniel Cohen, Ding Yifan, Louka Katseli, Pierre Meisel, Jacques Ould Aoudia,Nicolas Pinaud, Dani Rodrik, Etienne Roland-Piègue, Véronique Sauvat, MarieScot et Henri-Bernard Solignac-Lecomte pour leurs encouragements et leurscommentaires des versions précédentes. L’auteur est reconnaissant auxparticipants du séminaire interne du Centre de développement pour lapertinence de leurs commentaires. Il tient enfin à remercier Vanda Legrandgérardpour la qualité de son travail éditorial.

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Table des matières

Remerciements ................................................................................................................ 4

Préface Louka T. Katseli ............................................................................................. 7

Résumé ....................................................................................................................... 9

Chapitre I Gouvernance des entreprises et développement national ................. 11

Chapitre II L’héritage institutionnel à la veille du « miracle français » ............... 21

Chapitre III « Monopole focal de gouvernance » et croissance .............................. 47

Chapitre IV Une culture de gouvernance dépassée ? ............................................... 81

Chapitre V Implications pour l’analyse et la transformation de la gouvernancedes entreprises dans les pays en développement ................................ 99

Annexe 1 Analyse du taux de croissance de la production et de ses facteurs .. 131

Annexe 2 Monopole focal, culture de gouvernance et théorie des jeux ............ 133

Bibliographie ................................................................................................................... 139

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Préface

L’importance de la gouvernance d’entreprise dans les pays endéveloppement continue d’être largement sous-estimée. La principale raisonde cette erreur d’appréciation réside dans la croyance que les institutions degouvernance d’entreprise servent avant tout à protéger les intérêts desactionnaires de comportements éventuellement fautifs de la part des dirigeants.Dès lors, cette préoccupation concernerait surtout les grandes entreprises cotéesdont les titres sont largement diffusés et dont la direction est distincte del’actionnariat.

De telles grandes entreprises restent rares dans les pays endéveloppement. Dans la plupart des cas, les sociétés anonymes sont contrôléespar un petit nombre d’actionnaires puissants et très proches des dirigeants,tandis que les marchés de titres restent étroits et peu liquides.

Les récents travaux du Centre de développement de l’OCDE ont établil’importance de la gouvernance d’entreprise pour les pays en développement,tandis que les Tables Rondes Régionales de l’OCDE sur la Gouvernanced’Entreprise ont contribué à renforcer l’idée que ce sujet n’intéresse passeulement les pays industrialisés. Les résultats obtenus suggèrent que la qualitéde la gouvernance locale peut grandement influer sur la capacité d’un paysen développement à atteindre des taux de croissance soutenus. Ils soulèventaussi un problème : comment expliquer l’expérience de certains pays,notamment en Europe continentale après la Seconde Guerre mondiale et enAsie au cours des années 1960 à 90, qui ont connu des niveaux de croissancedurablement élevés malgré des institutions de gouvernance d’entrepriseapparemment de piètre qualité ?

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Cette étude relève ce défi. Elle éclaire notamment les interdépendancesétroites et fondamentales entre les institutions de gouvernance d’entreprised’un pays et ses institutions de gouvernance publique. Le concept proposé de« culture de gouvernance » s’avère être un outil particulièrement utile pourcomprendre la capacité des institutions de gouvernance d’un pays à construireet partager la confiance, le pouvoir et l’information à travers la société.

Le cas de la France est instructif pour les décideurs des pays endéveloppement car il permet à la fois de saisir comment les institutions degouvernance nationales ont rendu possible la remarquable « croissance derattrapage » française de l’Après-guerre et les difficultés auxquelles elles sontconfrontées depuis les années 70 pour s’orienter vers une croissance davantagefondée sur l’innovation. La plupart des pays en développement et deséconomies émergentes sont dès à présent, ou seront très prochainementconfrontés à des défis étonnamment similaires. Cette étude offre une analyselucide et inventive qui constituera pour eux une précieuse boussole.

Louka T. KatseliDirectrice

Centre de développement de l’OCDEavril 2004

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Resumé

L’essentiel des critères utilisés pour évaluer les institutions degouvernance des entreprises dans les pays en développement émanentd’analyses de l’expérience des États-Unis et du Royaume-Uni. A l’aune de cescritères, le jugement porté sur la qualité des institutions de gouvernanced’entreprise en Asie de l’Est et du Sud-Est au cours du ‘Miracle asiatique’ (desannées 1960 à 1990) ne saurait être que négatif. Le même jugement pourraitêtre appliqué aux institutions de gouvernance des entreprises dans la Francedes Trente Glorieuses (1945-1973). Or c’est au cours de cette période que laFrance connaît l’épisode de croissance le plus spectaculaire de son histoire, cequi soulève une interrogation. De deux choses l’une : ou bien la qualité desinstitutions de gouvernance des entreprises d’un pays ne joue pas un rôlemajeur dans son processus de développement à long terme, ou bien ce sontles critères communément employés qui sont à revoir.

Cette étude s’appuie sur l’expérience historique du développementfrançais pour questionner ces critères et proposer un nouvel éclairage sur lestransformations récentes et à venir de la gouvernance des entreprises dans lespays en développement. Pour ce faire, elle examine les dynamiques conjointesdu développement économique et des institutions de gouvernance desentreprises en France depuis la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire depuisl’émergence du capitalisme des grandes sociétés anonymes. Après avoir étédominée par le jeu oligopolistique des rentes et des intérêts privés pendant laIIIe République, la culture de gouvernance française change d’aspect à partir dela Seconde Guerre mondiale, en ce sens que l’État s’impose comme point focalunique et incontesté — établissant un monopole focal public de gouvernance —qui coordonne efficacement et à moindre coût les intérêts et les anticipationsdes acteurs. Néanmoins, à partir des années 1970, les mutations du contextenational, régional et international viennent amoindrir l’efficacité du monopole

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focal public, obligeant les institutions de gouvernance des entreprisesdéstabilisées par une complexité, des incertitudes et des acteurs nouveaux àse transformer. Cette évolution ne va pas sans générer de fortes résistances,notamment parmi certaines élites attachées à une culture de gouvernance quiprécisément les a consacrées comme élites.

Tirant profit de l’expérience de la France et de plusieurs pays endéveloppement, cette étude propose une analyse systématique des mécanismesinstitutionnels de production et de partage de la confiance, du pouvoir et del’information. Elle élabore ainsi une nouvelle grille de lecture des optionsouvertes aux pays en développement et aux économies émergentes en matièrede cultures de gouvernance et de réformes institutionnelles.

Cette grille de lecture souligne l’importance de ne pas regarder lesinstitutions de gouvernance d’entreprise indépendamment de la culture degouvernance dans laquelle s’inscrit et prend sens leur évolution. Elle éclaireégalement sous un jour nouveau les cultures de gouvernance existantes, leurstrajectoires, leurs logiques et les ‘pièges’ dans lesquels elles peuvent tomber.Elle précise enfin un défi majeur pour les institutions de gouvernance de tousles pays engagés dans un processus de rattrapage économique : assurer laqualité de leur transition de stratégies de développement ‘extensives’ fondéessur la mobilisation des facteurs de production (humains, physiques etfinanciers), vers des stratégies plus ‘intensives’ fondées sur l’innovation.

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Chapitre I

Gouvernance des entrepriseset développement national

Introduction

Vivendi, Ahold, Parmalat, Enron, WorldCom, Arthur Andersen : autantd’exemples de grandes entreprises mal gouvernées qui nous rappellentcombien la qualité de la gouvernance des entreprises peut affecter la vie demillions de personnes — investisseurs, épargnants, salariés, retraités,fournisseurs, consommateurs — et freiner la croissance des pays, même parmiles plus développés.

Mais quelle est l’importance des institutions de gouvernance d’entreprisepour les pays en développement ? Jouent-elles vraiment un rôle dans lesprocessus de développement à long terme ?

Si les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE1 attirent l’attentiondes décideurs de tous les pays sur l’importance de ces institutions, les travauxrécents du Centre de développement de l’OCDE montrent à quel pointl’interaction entre gouvernance des entreprises et développement

Résumé

Les critères les plus communément utilisés pour juger de la qualité desinstitutions de gouvernance d’entreprise sont dans une large mesure lereflet de l’expérience des États-Unis et du Royaume-Uni. Ce chapitre posela question de la pertinence de tels critères pour évaluer les institutions degouvernance d’entreprise dans des pays — tels la France de l’Après-guerreet de nombreuses économies aujourd’hui en développement — dont lessystèmes de gouvernance diffèrent considérablement de ceux des États-Unis et du Royaume-Uni.

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économique doit faire l’objet d’une attention renforcée dans les pays où ledéveloppement est le principal défi2. Ces travaux montrent en quoi de bonnesinstitutions de gouvernance d’entreprise sont déterminantes pour latransformation des systèmes nationaux de gouvernance essentiellement fondéssur des relations informelles entre intérêts privés (relationship-based systems),et c’est le cas de la plupart des pays en développement, vers des systèmesprenant appui sur des mécanismes plus transparents et davantage respectueuxde règles de droit (rules-based systems).

Faut-il en déduire qu’en l’absence de bonnes institutions de gouvernanced’entreprise, un pays verrait son développement économique bloqué oudurablement freiné ?

Répondre à cette question est délicat. En effet, soutenir l’hypothèse quela qualité des institutions de gouvernance d’entreprise joue un rôle importantdans les processus de développement économique soulève certains paradoxes :comment, par exemple, expliquer la formidable croissance des économiesd’Asie de l’Est et du Sud-Est des années 1960 à 1990, dans un contexte quebeaucoup qualifieraient sans hésiter de très ‘mauvaise’ gouvernanced’entreprise ? Tout aussi paradoxal semble le cas de la France qui, malgré desinstitutions de gouvernance des entreprises là encore situées à l’opposé desnormes de bonne gouvernance aujourd’hui communément admises, a connuentre 1945 et 1973 une période de croissance forte et même accélérée,significativement baptisée de ‘Trente Glorieuses’.

Toutefois, si l’on considère qu’une hausse soutenue de la productivitéconstitue un facteur clé du développement économique à long terme3, alors le‘miracle asiatique’ ne serait pas totalement paradoxal dans la mesure où,comme l’ont affirmé certains auteurs4, la croissance dans ces pays se seraitdavantage appuyée sur une mobilisation massive des facteurs de production(financiers, physiques et humains) que sur des gains de productivité élevés. Leparadoxe serait résolu par le fait qu’une telle mobilisation des facteurs ne seraitpas incompatible avec un mauvais système de gouvernance des entreprises.

C’est précisément là que réside tout l’intérêt du cas français, car mêmejugé à l’aune de ce critère distinguant entre croissance (extensive) de laproduction et croissance (intensive) de la productivité, le ‘paradoxe français’reste entier. En effet, les analyses économétriques (Carré et al., 1972) montrentque la croissance des Trente Glorieuses s’est appuyée en France sur une fortehausse de la productivité, tandis que le système de gouvernance desentreprises y demeurait fort éloigné des standards de ‘bonne gouvernance’communément acceptés5.

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Pour quiconque s’interroge sur le rôle de la gouvernance des entreprisesdans les processus de développement, l’expérience française apparaîtnettement plus pertinente que celle des États-Unis et du Royaume-Uni, mêmesi les institutions anglo-saxonnes fournissent la principale référence en lamatière. En effet, les institutions de gouvernance d’entreprise françaisesprésentaient jusqu’à une période récente des caractéristiques bien plus prochesde celles de la plupart des pays aujourd’hui en développement :

— une très forte concentration de la propriété du capital, et plus encore ducontrôle des entreprises ;

— l’absence de véritables contre-pouvoirs aussi bien internes qu’externes àl’entreprise ;

— une grande perméabilité avec les institutions de gouvernance politique ;

— un pouvoir judiciaire dont l’indépendance laisse souvent à désirer ;

— des pouvoirs exécutifs forts, interventionnistes en matière économique,mal ou à peine contrôlés par les parlements nationaux ;

— des systèmes financiers longtemps organisés autour de l’État ou debanques contrôlées par lui, aboutissant à des marchés de titres de tailleou de liquidité restreintes ;

— l’importance des relations claniques et familiales dans l’organisation desstructures de gouvernance des entreprises ;

— enfin, des systèmes sociaux régulés de manière prédominante par desrelations informelles entre intérêts ou groupes d’intérêts privés.

Tous ces éléments se situent à l’opposé de ce qui constituerait a priori labase de saines institutions de gouvernance d’entreprise, telles qu’on les conçoitgénéralement aujourd’hui6. Tournant le dos à cette réalité, l’essentiel de lalittérature sur la gouvernance des entreprises s’est développé à partir du constatd’une séparation entre propriété du capital et direction effective des affairesau sein des grandes entreprises américaines (Berle et Means, 1932). En effet,dans les premières décennies du XXe siècle, la direction de ces entreprises aété régulièrement abandonnée par les héritiers des fondateurs pour êtredéléguée à des managers professionnels. Ceux-ci ont progressivement acquisla haute main sur le processus d’allocation des ressources (Roe, 1994). Face àdes actionnaires très dispersés, n’exerçant pour la plupart jamais les droits devote attachés à leurs titres, l’action des managers à la tête des grandesentreprises s’est de facto retrouvée quasiment affranchie de tout contrôle.

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Suite aux difficultés rencontrées par un certain nombre de grandsconglomérats américains dans les années 1970, les divergences d’intérêts entreactionnaires-mandants (principals) et dirigeants-mandataires (agents) ont faitl’objet d’une attention renouvelée. Certains auteurs ont insisté sur le fait quesi les dirigeants avaient pour mandat de maximiser le profit de l’entreprise, ilsétaient aussi bien enclins et aptes à maximiser le leur, au détriment de celuides actionnaires. Ces derniers étant les seuls investisseurs dont les intérêts nesoient pas contractuellement protégés dans l’entreprise, ils courent le risquede voir leur profit ‘résiduel’ laminé par l’incurie des dirigeants7. D’où ladéfinition précise des institutions de gouvernance d’entreprise selon cetteapproche : « La gouvernance d’entreprise s’intéresse à la manière dont lesapporteurs de capitaux aux entreprises s’assurent un retour sur leurinvestissement. (...) Comment s’assurent-ils que les dirigeants ne volent pas lecapital fourni ou ne l’investissent pas dans de mauvais projets ? Commentcontrôlent-ils les dirigeants ? » (Jensen et Meckling, 1976).

Le succès de cette approche a été renforcé par les conséquences de la‘révolution néo-libérale’ de la fin des années 1970, se diffusant à partir desÉtats-Unis et du Royaume-Uni et résultant de l’impuissance des recetteskeynésiennes face à la ‘stagflation’ des années 1970 ; la hausse des taux d’intérêtréels a marqué la fin du crédit ‘facile’ et le déplacement de l’évaluationéconomique des banques vers les marchés financiers. La tendance auvieillissement dans les sociétés occidentales est venue renforcer ce phénomènede déplacement en acheminant des masses considérables d’épargne vers lesmarchés financiers, à travers différents types d’investisseurs institutionnels.Parmi eux, quelques fonds de pension publics américains ont commencé aumilieu des années 1980 à réclamer de ‘bonnes’ pratiques de gouvernance de lapart des entreprises dans lesquelles ils investissaient, avec une insistanceparticulière sur l’amélioration et le contrôle des procédures de vote parprocuration et la suppression des dispositifs de protection anti-OPA desdirigeants. Cette demande de bonne gouvernance des entreprises s’est étendueà d’autres acteurs du monde financier, et notamment les fonds mutuels(équivalents des SICAV en France) pour lesquels elle s’est souvent trouvéeliée à des attentes à beaucoup plus court terme (comme la volonté d’extrairerapidement de la valeur actionnariale).

Désormais, si une entreprise voulait voir diminuer la prime de risqueexigée par les actionnaires, il lui fallait offrir des garanties par la mise en œuvred’une panoplie de mécanismes de contrôle (comités spécialisés au sein duconseil d’administration, audits, administrateurs indépendants, marché du

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contrôle externe rendant la menace de rachat effective, etc.) et d’incitation(stock options, bonus, etc.) propres à ‘aligner’ les intérêts des dirigeants surceux des actionnaires.

Malgré son influence dans les milieux académiques, cette analyse apparaîtclairement marquée par la configuration institutionnelle qui l’a vu naître, àsavoir :

— une large dispersion de la propriété du capital entre les mainsd’investisseurs relativement passifs, sur des marchés boursiers présentantun haut degré de liquidité ;

— une distinction nette entre dirigeants et actionnaires ;

— l’autonomie de la sphère privée (institutions financières, entreprises,investisseurs et marchés de titres) par rapport à l’État dans le financementdes entreprises ;

— un pouvoir judiciaire indépendant en mesure de faire respecter les droitsde propriété et les contrats privés.

Or ce schéma s’applique très mal aux institutions de gouvernance desentreprises rencontrées dans l’écrasante majorité des pays en développementet en transition8. Il n’en demeure pas moins que les pratiques anglo-saxonnesrestent de loin les plus analysées et les plus utilisées comme référence, si bienqu’un grand nombre de travaux académiques sur la gouvernance d’entreprisetiennent simplement pour acquis l’existence ou le bon fonctionnement d’uncertain nombre d’institutions (notamment celles de contrôle externe) et sous-estiment de ce fait leur importance. Il en résulte premièrement que les pratiquesde gouvernance d’entreprise dans les pays en développement ne sont que trèspartiellement et donc très mal appréhendées par une approche à dominantefinancière focalisée sur les seules relations entre dirigeants et actionnaires ;deuxièmement, les transformations dans ces pratiques n’obéissent quemarginalement aux recommandations formulées, tant ces dernièresprésupposent implicitement tout ou partie d’un référentiel importé, lui-mêmeissu d’un long processus de construction institutionnelle et d’imprégnationculturelle9.

L’analyse du paradoxe français montre précisément que pour pouvoirévaluer l’impact des institutions de gouvernance d’entreprise sur ledéveloppement d’un pays, il est nécessaire de tenir compte des dynamiques deconstruction institutionnelle et de la culture de gouvernance qui modèlent lesreprésentations des acteurs et déterminent les formes organisationnelles.

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Qu’entendons-nous par culture de gouvernance ? Une série de travauxrécents insistent sur la possibilité, voire la nécessité, d’enrichir l’analyse dessystèmes de gouvernance des entreprise par l’intégration de dimensions nonexclusivement économiques : légales, politiques, historiques et culturelles10.La relation objective et intrinsèque des institutions de gouvernance d’entrepriseavec un ensemble d’autres institutions structurantes du processus dedéveloppement (et notamment les institutions de gouvernance politique)semble empiriquement fondée. L’idée de culture de gouvernance est proposéeafin de rendre justice à ces multiples influences qui, dans un pays donné, setraduisent en fin de compte par l’institutionnalisation d’un système degouvernance d’entreprise. En suivant Oman (2003), nous désignons donc pargouvernance d’entreprise l’ensemble des institutions publiques et privées,formelles et informelles, incluant les lois, les codes et les pratiques courantesdu monde des affaires, qui ensemble déterminent la relation entre les dirigeantsdes entreprises (insiders) et tous ceux qui y investissent des ressources. Cesinvestisseurs peuvent être des fournisseurs de capitaux propres (actionnaires),de dette (créanciers), de capital humain spécifique (les salariés), ou de toutautre actif matériel ou immatériel dont les entreprises pourront avoir l’usagedans leurs opérations courantes et leur développement.

Bien entendu, il n’y aurait pas grand intérêt à recommander l’adoptionde ‘bonnes’ pratiques ou institutions de gouvernance déduites à partir de cellesd’une économie avancée, en l’occurrence la France, qui était engagée dans unimmense effort de reconstruction au départ des Trente Glorieuses. En effet, lesconditions initiales et locales imposées aux trajectoires nationales diffèrenttellement qu’elles rendent difficilement transposable un « modèle français »de gouvernance, transposition qui serait d’autant moins pertinente que laFrance s’est elle-même écartée de ce modèle à partir des années 1970.

L’analyse menée à travers cette étude permet plutôt d’éclairer les choixdes décideurs des pays en développement en contribuant à démystifier lamanière dont les institutions de gouvernance d’entreprise d’un paysaujourd’hui développé se sont réellement construites et quel rôle elles ontjoué dans son développement11. Elle ne prétend pas faire des institutions degouvernance d’entreprise le facteur clé du succès de la France dans cettepériode, mais un des éléments clés certainement, ce qui suffira à nous fairevoir sous un tout autre jour l’ensemble du débat sur la gouvernanced’entreprise, et finalement la gouvernance elle-même. Le cas de la Franceillustre la possibilité de cheminements originaux à travers les cultures degouvernance, à même d’assurer la qualité des processus de transformation

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sociale malgré leur caractère non conventionnel. Il nous oblige ainsi àquestionner notre cadre d’analyse habituel et à en chercher un qui soit mieuxadapté aux pays en développement.

La suite de l’étude comprend quatre chapitres. Les trois premiersanalysent la gouvernance des entreprises en France au cours de chacune desgrandes périodes suivantes : la IIIe République (1870-1940), la Seconde Guerremondiale et les Trente Glorieuses (1940-1973), et enfin depuis les années 1970.Le dernier chapitre modélise le champ des cultures de gouvernance dans lecadre d’un rapprochement entre l’expérience française et celle de plusieurspays en développement. Sont finalement soulignées les implications de cetteanalyse pour l’ensemble du monde en développement aujourd’hui.

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Notes

1. Les Principes de gouvernement d’entreprise de l’OCDE (1999), actuellement enrévision (voir OCDE, 2003a), peuvent être consultés sur www.oecd.org. Les cinqprincipes généraux sont : protéger les droits des actionnaires ; traiter tous lesactionnaires de la même manière ; reconnaître les droits des différentes partiesprenantes à la vie de l’entreprise (stakeholders) et encourager leur participation ;garantir un accès transparent et la diffusion de toute information pertinente surl’entreprise ; s’assurer que le conseil d’administration assume ses responsabilitésvis-à-vis de l’entreprise, de ses actionnaires ainsi que des différentes partiesprenantes.

2. Voir en particulier Oman (2003), Oman et al. (2003), Thillainathan et al. (2004) etLin (2001). Voir également OCDE (2003b).

3. Voir, par exemple, Oman et al. (2003) et Braga de Macedo et al. (2002), chapitre 12.

4. Voir en particulier Krugman (1994). Voir aussi Oman et al. (2003).

5. Voir, par exemple, le rapport Cadbury (1992) et les Principes de l’OCDE (1999).

6. La Porta et al. (1997, 2000) affirment l’importance de la tradition juridique commedéterminant principal des choix institutionnels nationaux : un très grand nombrede pays en développement sont considérés comme relevant d’une tradition dedroit civil, précisément d’origine française (le code napoléonien dit Code civil,date de 1804) qui, offrant moins de protection légale que les systèmes réguléspar le droit commun (common law d’origine anglo-saxonne), inciterait lesinvestisseurs à ne pas rester minoritaires mais plutôt à acquérir des blocs decontrôle afin de pouvoir exercer une influence réelle sur les dirigeants. Voirtoutefois Rajan et Zingales (2001) et Woo-Cumings (2001) pour une lecture critiquede cette thèse.

7. Voir Jensen et Meckling (1976), Fama (1980) et Fama et Jensen (1983a, 1983b).

8. Voir, par exemple, CIPE (2002), OCDE (2003b) et Oman (2003).

9. Voir aussi Frémond et Capaul (2002).

10. Voir La Porta et al. (1997), Licht (2001), Oman (2003), Roe (2002) et Stout (2003).

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11. Il apparaît plus généralement qu’améliorer notre connaissance des expériencesdes pays développés dans leur diversité sans céder aux mythes pourrait éviterbien des gaspillages dans les pays en développement. Les expériences avortéesmais coûteuses de privatisation ou encore de mise en place de marchés boursiersdans certains pays en transition (Bulgarie, Lituanie, Macédoine) ou endéveloppement (Tanzanie) en sont un bon exemple. Voir également Chang (2002) :« Nous pouvons et devrions tirer des leçons de l’histoire (par opposition à l’étatprésent) des pays développés. Ainsi les pays en développement pourraient tirerun enseignement des expériences des pays développés sans avoir à payer tousles coûts générés par le développement de nouvelles institutions [c’est l’un desrares avantages qu’il y a à être « retardataire » (latecomer)]. Cela n’est pasnégligeable parce qu’une fois instaurées, on infléchit plus difficilement desinstitutions que des politiques. »

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Chapitre II

L’héritage institutionnel à la veilledu « miracle français »

Résumé

Les institutions de gouvernance d’entreprise de la France des Trente Glorieuses ontété construites en tirant les leçons de l’échec des institutions de la période précédente(1870-1940), qui font l’objet de ce chapitre. En quoi et pourquoi ont-elles failli à leurmission, alors que le pays bénéficiait par ailleurs de niveaux élevés de développementhumain, social et technique ? La réponse est double :

1) Elles n’ont pas permis de dégager des ressources d’investissementsubstantielles pour les entreprises quand l’autofinancement a atteint seslimites : ni le financement bancaire, ni le financement public, ni les marchésde capitaux n’ont assumé un rôle de relais satisfaisant. Les entreprises ontdéveloppé des substituts partiels en recourant à des financements croisésinter-entreprises, favorisant l’éclosion de structures de gouvernanced’entreprise typiques d’un « insider system », selon une logique semblable àce que l’on rencontre aujourd’hui dans la plupart des pays en développement,permettant de mettre les organes dirigeants des entreprises à l’abri de toutmécanisme de contrôle externe et indépendant.

2) Les institutions de gouvernance politique et judiciaire ne sont pas parvenuesà responsabiliser les organes dirigeants des entreprises, ni à imposer un cadreréglementaire de nature à prévenir la généralisation des pratiquesanticoncurrentielles.

Il en est résulté une concentration insidieuse du pouvoir sur les marchés de capitauxcomme sur les marchés de produits soumis au jeu des groupes d’intérêts privésles plus puissants. Le détournement des institutions de gouvernance des entreprisesest allé de pair avec l’incapacité des institutions de gouvernance publique àfavoriser l’émergence et la réalisation d’un intérêt général dans le jeu des intérêtsprivés. Cette double évolution a fortement contribué à l’enrayement du processusde développement national, repoussant au lendemain du choc de la SecondeGuerre mondiale la réalisation du potentiel de croissance du pays.

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Introduction

Les institutions de la France des Trente Glorieuses se sont largementconstruites en réaction au traumatisme causé par 15 années de criseininterrompue : crise économique des années 1930, crise économique, politiqueet morale des années de guerre, avec un régime autoritaire (le régime de Vichy,soutenu par la plupart des élites économiques) qui offre sa ‘collaboration’ àl’occupant et laisse en 1945 un pays humilié, pillé et affamé, sans parler desdévastations dues aux combats. Donc, comprendre les institutions (politiques,économiques et plus précisément celles jouant un rôle dans la gouvernancedes entreprises) qui ont rendu possible le ‘miracle français’ des TrenteGlorieuses implique d’évaluer le contexte historique d’où elles sont nées ainsique les apports parfois contradictoires des institutions antérieures.

La France a effectué sa première Révolution industrielle dans la fouléedu Royaume-Uni au début du XIXe siècle. Elle dispose dès le début duXXe siècle de tous les savoir-faire technologiques caractéristiques de la secondeRévolution industrielle (acier, électricité, pétrole, chemin de fer, télégraphe,chimie industrielle, automobile, aéronautique, etc.) et ces secteurs innovent àun rythme soutenu, enregistrant une croissance moyenne de 5 pour cent paran, soit le triple du reste de l’économie entre 1900 et 1930 (Lévy-Leboyer, 1991).

Dans les autres grandes économies industrialisées, ce changementtechnologique s’est accompagné d’un bouleversement organisationnel :l’émergence du capitalisme de grandes sociétés anonymes (corporate capitalism),marqué par la prédominance de grandes entreprises substituant à lacoordination par le marché (« la main invisible » d’Adam Smith) un vastesystème de coordination interne des moyens de production et decommercialisation (« la main visible » de Chandler) (Chandler, 1990). Pourtant,le ‘corporate capitalism’ n’a pas connu en France d’essor comparable à celuiobservé dans les autres pays industrialisés (Royaume-Uni, États-Unis,Allemagne) qui ont tous dépassé successivement la France en termes decroissance économique (tableau II.1). Si le développement du ‘big business’ amarqué l’histoire de ces pays entre 1870 et 1940 (Schmitz, 1993), la France,elle, apparaît encore au milieu du XXe siècle comme un pays de ‘petit’capitalisme, fragmentaire, peu concurrentiel et mal encadré par les pouvoirspublics. En 1945, les institutions de financement et de gouvernance desentreprises de ce capitalisme ont été jugées non seulement incapables de releverle défi de la modernisation, mais également largement responsables du ‘retardfrançais’ et de la débâcle des quinze dernières années. Quelles sont cesinstitutions ? Dans quelle mesure et pourquoi ont-elles failli à leur mission ?

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Tableau II.1. Croissance de la production 1820-1950

Niveaux de PIB

(milliards de $ 1990) Croissance annuelle

moyenne % 1820 1870 1913 1950 1820-1950

France 38 72 144 220 1.4 Royaume-Uni 36 100 225 348 1.8 Allemagne 26 71 237 265 1.8 Italie 23 42 95 165 1.5 Japon 21 25 72 161 1.6 États-Unis 12 98 517 1 456 3.8

Source : Maddison (2001).

Les institutions de gouvernance et de financement des entreprises

La première question qui se pose concerne le spectre des institutionspertinentes en matière de gouvernance des entreprises. Suivant la définitiondonnée en introduction, il faudra étudier le rôle :

— du cadre juridique ;

— des conseils d’administration et des dirigeants en tant que principauxacteurs de la gouvernance interne à l’entreprise ;

— des salariés en tant que fournisseurs de capital humain ;

— des banques et des marchés de titres (actions et obligations) en tant quefournisseurs de capital financier ;

— des pouvoirs publics enfin, de par leur rôle de régulation del’environnement des affaires.

La place des grandes entreprises dans le système juridique du droitcivil : du domaine public au domaine privé

Antérieurement aux codes napoléoniens du début du XIXe siècle, lasociété anonyme par actions est clairement une affaire d’État. Au XVIIIe siècle,seul le souverain a la capacité de créer des êtres juridiques dotés de personnalitémorale. La volonté royale encadre le fonctionnement des compagnies

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commerciales et des corps dits « intermédiaires ». « Par le système de l’octroi(Verleihung en droit germanique), les pouvoirs publics ratifiaient une activitéprofessionnelle déterminée et la déléguaient à une grosse entreprise quijouissait, du fait de cette délégation de pouvoir, d’une partie de la souverainetéétatique. » (Ducouloux-Favard, 1992).

Les traditions juridiques libérales qui ont inspiré les grands textesfondateurs (notamment la Constitution américaine de 1787 et la Déclarationdes droits de l’homme et du citoyen en France en 1789) se sont développéesdans des sociétés essentiellement agricoles soucieuses de libérer l’individudu joug des divers « corps intermédiaires ». Elles ne reconnaissent donc quedeux entités juridiques : les personnes et l’État. Aucun intérêt intermédiairene doit s’interposer, faire écran entre les intérêts individuels et l’intérêt général,sauf à risquer de dérégler la mécanique d’autorégulation sociale (par le jeu dumarché et de l’État de droit démocratique). Cette hostilité des régimes libérauxvis-à-vis des corps intermédiaires, à la fin du XVIIIe siècle et au début duXIXe, vise aussi bien les corporations monopolistiques de l’Ancien Régime(groupements professionnels dissous et interdits en France par la loi LeChapelier de 1791, en pleine période révolutionnaire) que les sociétés paractions. Mais sans sociétés par actions à responsabilité limitée, pas de grandesentreprises…

C’est en fait le Code Civil de 1805 qui consacre la propriété privée commedroit inviolable, donnant ainsi force légale aux contrats de droit privé, dont lerespect est assuré par la force publique. En 1807, le Code du Commercereconnaît l’existence de « sociétés » à vocation commerciale et en distinguetrois types : les sociétés en nom collectif, les sociétés en commandite1 et lessociétés anonymes.

Dans ces dernières, les participants ne sont responsables qu’à hauteurde leur apport. Le principe de responsabilité limitée se trouve ainsi posé(article 33). La société est dite ‘anonyme’ car on ne peut pas en répertorier lesparticipants non dirigeants. En revanche, étant donné les masses de capitauxsusceptibles d’être accumulés de la sorte et le risque constitué pour lesépargnants comme pour l’ordre public, la création de ces sociétés reste une affairede souveraineté qui nécessite donc une autorisation spéciale des pouvoirspublics (article 37). La procédure est longue (en moyenne deux ans) et coûteuse.

De plus, le Conseil d’État pose en 1825 que l’entreprise doit poursuivreune fin d’utilité publique pour bénéficier du statut de société anonyme, ce quiouvre la possibilité pour le gouvernement de désigner un ‘censeur’ présentchargé d’en surveiller le fonctionnement. L’autorisation n’était accordée qu’en

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échange de garanties sur la moralité des associés et seulement dans le cas oùaucune autre forme sociale n’était possible. En bref, « le Conseil d’État percevaitla société anonyme comme un succédané à l’émission d’emprunts d’État [etnon comme] un instrument juridique appartenant à la sphère de l’autonomieprivée » (Robé, 2000)2. Au final, seulement 651 créations sont autorisées entre1807 et 1867.

Face aux masses de capitaux requises dans les technologies nouvelles(notamment le chemin de fer) et au besoin des banques de se recapitaliser,face également à la concurrence des sociétés de droit anglais autorisées depuisle Traité de libre-échange de 1862 à exercer leur activité sur le sol français,l’autorisation gouvernementale sera finalement supprimée en 1867 après unelibéralisation partielle en 18643. Désormais, la grande entreprise n’est plusl’affaire du souverain (le roi ou le peuple) mais une affaire privée, résultantd’un accord entre volontés libres.

Conseils d’administration et dirigeants : de la ‘collégialité’à la séparation des pouvoirs

La première grande loi sur les sociétés anonymes de 1867 organise la« collégialité » du pouvoir : les sociétés anonymes doivent être administréespar un ou plusieurs mandataires qui peuvent choisir parmi eux undirecteur (article 22) ; les administrateurs doivent être propriétaires d’uncertain nombre d’actions déterminé par les statuts (article 26) ; ils sontégalement responsables des infractions à la loi et des fautes de gestioncommises (article 44).

Il est frappant que cette loi ne dise rien sur le contenu de la fonction duprésident du conseil d’administration. En pratique, comment se joue doncl’équilibre du pouvoir dans l’entreprise ? Les administrateurs (aussi appelés‘mandataires’) prennent les grandes décisions en conseil. Ils élisent parmi euxun président (qui ne fait qu’organiser, convoquer et présider les réunions) etconfient la gestion courante des affaires soit à un administrateur délégué (choisiparmi eux et distinct du président), soit à un directeur général (mandataireextérieur) (Peyrelevade, 1999). La loi organisait la collégialité du pouvoir, lapratique instaure sa dualité. Si cette solution constitue a priori une configurationefficace en termes d’équilibre des pouvoirs, elle sera en fait accusée dedissoudre les responsabilités.

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Les employés jouent un rôle négligeable dans la gouvernancedes entreprises

Certes les capacités d’action collective et la défense des intérêts des salariéss’améliorent au cours de la période : les ‘syndicats professionnels’ sont légalisésen 1884. Les négociations salariales bénéficient d’un début d’encadrementlégislatif, apparu pendant la Première Guerre mondiale (mais la crise desannées 1930 remettra en cause cette pratique). La nécessité de tenir comptedu pouvoir d’achat des salariés dans les négociations collectives est égalementreconnue dans les années 1920 (période de forte inflation) et amène les salairesnominaux à suivre le mouvement des prix (Bénassy et al., 1979).

En dépit de ces améliorations et des réformes sociales introduites par leFront Populaire en 1936-38 (augmentations de salaires, conventions collectivesgarantissant des conditions minimum d’embauche et de travail par profession,droit syndical reconnu dans les entreprises, élection de délégués ouvriers), lessalariés sont encore loin de constituer une force capable d’influer sur lagouvernance des entreprises.

Le financement bancaire joue un rôle limité

La libéralisation du régime de création des sociétés anonymes, la structurecohérente des institutions de gouvernance d’entreprise organisée par la loi de1867, la naissance à la même époque des grandes banques de dépôt (le CréditIndustriel Commercial en 1859, le Crédit Lyonnais en 1863, la Société Généraleen 1864) et l’unification du marché national de l’argent sous la direction de laBanque de France auraient pu laisser envisager une expansion du financementbancaire des entreprises.

Mais les premières faillites dues à la dépression à partir du milieu desannées 1870, donnent en France une vaste audience aux thèses du fondateurdu Crédit Lyonnais, qui prône un désengagement total des banques de dépôtde l’industrie, arguant que ce genre d’investissement est bien trop illiquide etrisqué face aux engagements pris envers les déposants. La Société Généralelui emboîte le pas. Les grandes banques se spécialisent donc dans la banquede proximité et limitent au maximum la prise de risque industriel :

— elles prêtent à court terme aux entreprises (escompte) ;

— elles assurent les placements obligataires, fréquemment publics ou quasi-publics (chemins de fer) et surtout étrangers (tableau II.2) ;

— elles offrent des services d’ingénierie financière (opérations boursières,commerce international, etc.).

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Tableau II.2. Émissions brutes sur le marché financier (pourcentage du total des émissions)

1896 1900 1913 1924 1930 1938 1949 1959

Étata 2.5 1.8 5.4 38.7 6.2 81.2 62.5 13.9 Sociétésb

Actions Obligations

22.5 27.5

36.4 32.7

28.3 31.5

44.0 16.0

35.4 45.8

15.6 3.1

25.0 12.5

47.2 38.9

Étrangers 47.5 29.1 34.8 1.3 12.5 - - - Total (% du PIB) 4.0 5.5 9.2 7.5 9.6 3.2 2.4 3.6

Notes : a) Administration centrale, collectivités territoriales et établissements publics de crédit. b) Sociétés privées et publiques. Source : d’après Carré et al. (1972).

Lévy-Leboyer et Bourguignon (1985) confirment un niveau très bas definancements bancaires dans les entreprises françaises. Teneul (1960) estimepour sa part que les crédits à long terme n’ont pas fourni plus de 1 pour centdu financement total de l’investissement des entreprises. Les banquesfrançaises acquièrent ainsi un grand savoir-faire, mais sans participerdirectement au développement des entreprises privées, à la différence desbanques allemandes très impliquées dans l’industrie en tant qu’apporteurs decapitaux à long terme4.

Le recours au marché boursier est tardif et éphémère

La culture boursière française a été très fortement marquée par uneimportante bulle spéculative apparue peu après la libéralisation du régimede création des sociétés anonymes (en 1867), la stabilisation politique avecl’Allemagne et l’établissement de la IIIe République (en 1870). Elle touched’abord les chemins de fer secondaires à partir de 1873, dont les titresconnaissent un krach en 1877, mais ces sociétés sont sauvées par l’État l’annéesuivante, créant du même coup une situation d’aléa moral. « Dans les annéessuivantes, la croissance rapide des cours va de pair avec le lancement denombreuses affaires par des banques qui se multiplient elles-mêmes pourl’occasion » (Hautcoeur, 1997). Toutes les catégories d’intermédiaires financiers,presse spécialisée incluse, contribuent à l’entretien de la bulle, chacun trouvantson intérêt à la multiplication des volumes d’affaires et à la hausse des cours.Finalement, l’ensemble du secteur financier s’emballe avant le krach de l’UnionGénérale en 1882 qui entraîne celui du marché. D’autres faillites vont suivre,dont celle retentissante de la Compagnie de Panama en 1889, et qui se solde

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par un immense scandale politico-financier (fondée en 1880 en pleine euphorieboursière, cette société en avait profité pour lancer une grande souscriptionpopulaire).

Cet enchaînement aura des implications durables pour le financementdes entreprises puisque les banques décident de stopper leurs investissementsà long terme tandis que le marché des titres privés sera pour longtemps associéau risque de fraude et de spéculation dans l’esprit des dirigeants industrielscomme des épargnants. Très peu de sociétés industrielles privées utiliserontdonc le marché boursier comme source de financement avant la PremièreGuerre mondiale. Il reste dominé par les émissions françaises et étrangères detitres publics et quasi-publics (chemin de fer, services publics), souventassociées à une garantie implicite de l’État dans l’esprit des investisseurs (quien ont plusieurs fois fait les frais). Des années 1890 à 1914, l’inflation basse etla liquidité croissante du marché obligataire renforcent le succès de ces titres.Au final, si une culture de l’investissement boursier se développe en France,elle est donc fondamentalement allergique au risque.

Ce n’est pas avant les années 1910, et surtout les années 1920, que lesmarchés de titres privés prennent véritablement de l’importance. Ils fournissenten moyenne 39 pour cent du financement des entreprises privées entre 1913et 1928 (23 pour cent en actions et 16 pour cent en obligations). Profitant d’unehausse parallèle des niveaux de vie et des besoins de financement publics etprivés, les émissions de titres croissent rapidement et connaissent un premierpic avant la guerre (tableau II.2). Après un coup d’arrêt dû aux années deguerre (1914-1918), l’activité repart brusquement (comme dans l’ensemble despays industrialisés), les émissions totales représentant jusqu’à 22.6 pour centdu PIB en 1920 (plus de deux fois la proportion d’avant-guerre, pour un volumed’émissions presque doublé) (Hautcoeur, 1996). Cependant, le paysagefinancier a été profondément transformé par la guerre : les émissions étrangèressur la place de Paris ont quasiment disparu, l’État est très endetté (sa dette àcourt terme s’élève à 85 pour cent du PIB en 1919) et l’inflation est forte.

L’inflation empire jusqu’à la seconde moitié des années 1920 et tend àdétourner l’épargne des obligations (titres à revenu fixe). En revanche, lesactions et les dividendes annuels qu’elles génèrent font figure de placementrefuge dans ce contexte. La hausse des cours et de l’inflation encourage doncles petits investisseurs à se lancer sur le marché des actions et les entreprises àfinancer de nouveaux investissements par émission de titres (de capital ou dedette). Tant que l’inflation est élevée, l’essentiel de l’épargne se tournelogiquement vers le marché des actions qui connaît une croissanceimpressionnante jusqu’à la fin de la décennie, là encore favorisée par les

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intermédiaires financiers cherchant à accroître leurs commissions sur lestransactions et opérations boursières (Hautcoeur, 1996). Entre 1927 et 1932,les fonds levés sur les marchés de titres (pour 1/3 en obligations et 2/3 enactions) représentent 75 pour cent du financement de l’investissement desentreprises (Lévy-Leboyer, 1991).

Mais plusieurs facteurs vont rapidement mettre un terme auxperformances du marché des actions. Dans un premier temps, le gouvernementPoincaré, par sa dévaluation de 1928, stabilise le cours du franc et restaure laconfiance dans la capacité de l’État à honorer ses engagements et contrôlerl’inflation. Les investisseurs commencent à se reporter de nouveau sur lemarché obligataire, ce qui témoigne clairement de leur préférence pour lasécurité. Les cours partent à la baisse dès février 1929, c’est-à-dire nettementavant l’arrivée de la crise. Il est probable que ce retournement (et la préférencemarquée pour les obligations) soit en partie dû aux graves défauts repérablesdans la gouvernance des entreprises qui suscitent la méfiance des investisseurs,et particulièrement celle des petits épargnants. Ces problèmes sontessentiellement liés aux stratégies ‘d’enracinement’ des dirigeants du secteurprivé, consistant à se protéger dans leurs fonctions contre tout risque desanction externe (notamment à l’aide d’actions à droits de votes multiples etpar la création de réseaux de participations croisées avec administrateursréciproques) (Hautcoeur, 1996, 1998, 1999).

Si les agents économiques étaient bien avertis des risques liés à l’inflation,ils ont goûté aux joies de l’actionnariat sans bien avoir conscience des risquesde l’aventure boursière. Le choc consécutif au krach américain de 1929 n’a passeulement brisé un élan sans précédent du marché boursier. Il aura, avec lesscandales (Hanau en 1928, Pacquement en 1929, Oustric en 1930, l’Aéropostaleen 1931, Stavisky en 1934) et les faillites des années 1930 (dont 670 faillitesd’établissements bancaires entre 1929 et 1937), des répercussions profondes etdurables sur l’attitude des Français tant vis-à-vis des grandes entreprises etdu patronat que des placements en bourse.

Comment les entreprises ont-elles adapté leur gestion financière ?

Un certain nombre d’éléments incitent à relativiser l’importance desrestrictions de moyens de financement externes pour les entreprises, au moinsjusqu’au début du XXe siècle : tout d’abord, l’essentiel des besoins enfinancement est couvert par le réinvestissement des profits (souvent élevésdu fait des rentes d’innovation et des bas niveaux de salaires). On peut estimer

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que l’autofinancement représente en moyenne 80 pour cent du financementdes sociétés cotées en bourse au début du XXe siècle (Hautcoeur, 1998), et donccertainement davantage pour les sociétés non cotées ou au XIXe siècle.

Deuxièmement, si l’entrepreneur a besoin de capitaux, il essaie d’abordde les réunir au sein de sa famille ou par le jeu des alliances matrimoniales,solution de simplicité qui offre l’avantage de rester indépendant des capitauxextérieurs, d’assurer son contrôle sur la société tout en préservant le patrimoinefamilial. En effet, l’émission d’actions présente l’inconvénient de dissoudre lecapital des actionnaires existants, tandis qu’un emprunt bancaire risque devoir un banquier s’inviter au conseil d’administration, sans parler del’accroissement des coûts fixes (intérêts et remboursement du capital) quiréduisent la flexibilité financière future.

Toutefois, à partir du début du siècle et surtout après la Première Guerremondiale, l’autofinancement suffit de moins en moins à suivre le rythme desinvestissements. Le développement de services nouveaux à la clientèle(maintenance, réparation, crédits, etc.), l’internalisation des opérations decommercialisation auparavant confiées à des sociétés de négoce, ladiversification dans les nouvelles filières technologiques pour les firmes dessecteurs traditionnels (par exemple le textile dans les fibres synthétiques etles teintures chimiques) et la complexification des produits (allongement descycles de production), accroissent fortement les besoins en capitaux des firmesindustrielles, d’autant que les banques, embarrassées par la dette publique àcourt terme et l’inflation au sortir de la guerre, cessent de prêter à court termeaux secteur privé.

Cette addition de contraintes pousse les entreprises à chercher denouvelles sources de fonds. Dans le contexte des années 1920, recourir aumarché boursier est une solution logique, même si ce n’est pas forcément laplus prudente. Encouragées par les banques d’affaires, les introductions en boursese multiplient, même pour des sociétés de petite ou moyenne taille.

Le climat est également propice aux opérations de fusions-acquisitions.Début 1928, l’État vote une loi accordant une exemption fiscale sur les plus-values réalisées lors d’opérations de fusions. Les résultats sont immédiats, avecentre autres la naissance de Rhône-Poulenc (aujourd’hui Aventis) à l’été 1928 etcelle d’Alsthom en septembre. Le nombre total de fusions réalisées passe de 16sur la période 1918-1926 à 45 pour 1927-1931, et à 34 encore entre 1932 et 1938.

Dans les secteurs amont, on voit se renforcer à cette occasion le rôle dessociétés holdings dans les restructurations sectorielles, créées par les sociétésd’un même secteur pour assurer la publicité de leurs émissions et le placementde leurs titres.

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Les entreprises françaises ont enfin développé des solutions de financementinter-entreprises, et ce de manière intense dans les années 1930 quand lefinancement bancaire ou boursier est devenu impossible et que les profits ontété laminés par la déflation, la baisse du pouvoir d’achat et la fermeture desmarchés extérieurs. Ces financements inter-entreprises ont pris essentiellementdeux formes :

— de simples facilités de paiement croisées (crédit commercial inter-firmeset allongement des délais que l’on retrouve dans l’augmentationgénéralisée du besoin en fonds de roulement) ;

— des montages financiers plus élaborés (‘participations’, holdings, filiales)créant de véritables marchés de capitaux internes, intra-sectoriels ouintra-groupes. Ce type d’arrangements permettant la circulation« d’insider finance » est particulièrement fréquent dans les paysaujourd’hui en développement. Agosin et Pasten (in Oman, 2003) endécrivent très bien le fonctionnement, l’intérêt et les limites dans le casdu Chili.

La multiplication des « participations financières » a un double effet.Premièrement, elle limite d’autant les investissements productifs : 25 pour centdes investissements réalisés en 1927 par les cinq plus grandes sociétés dans lachimie, les charbonnages et la sidérurgie, l’ont été sous forme de participationsfinancières, représentant 12 pour cent du total de leurs actifs. Chez Kuhlman(aujourd’hui Péchiney), la taille du portefeuille financier passe de 13 pour centdes immobilisations en 1923 à 70 pour cent en 1938. Deuxièmement, elleconcentre le pouvoir industriel entre les mains des firmes les plus puissantes,celles qui détiennent le pouvoir de décision à la tête des holdings sectoriels.

Enfin et surtout, l’expérience boursière des années 1920 et 1930 allaitlaisser un souvenir amer dans la mémoire de beaucoup de dirigeantsd’entreprises, aussi échaudés que les épargnants et donc pas prêts de se laisserpiéger à nouveau par les promesses de la bourse.

Le rôle des institutions publiques en termes de financementet de régulation du secteur privé

Premièrement, l’État a-t-il aidé les entreprises quand les marchés decapitaux — bancaires et boursiers —se sont révélés insuffisants ?

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Jusqu’au Front Populaire (1936-1938), les gouvernements successifsn’avancent aucun programme d’ensemble susceptible de stimuler la machineéconomique (contrairement au New Deal aux États-Unis, et aux dépensesd’armement et d’infrastructures en Allemagne). Les entreprises françaisesdoivent se débrouiller seules, sans politique de relance ou de soutien de lapart de l’Etat. La première réaction est un plan de réarmement au printemps1937. Pendant ce temps, la chute de la demande globale et le niveau élevé destaux d’intérêts ont complètement bloqué l’investissement. En 1939, laproduction a décliné de 5 pour cent par rapport à 1930. La guerre ne feraqu’aggraver ce recul.

Pire, l’État a vraisemblablement exercé à plusieurs reprises un effet négatifsur le financement de l’investissement privé (effet d’éviction). Tout d’abord, ilcollecte la moitié de l’épargne nationale à travers le réseau de la Poste et desCaisses d’épargne. Ensuite, il collecte l’essentiel de l’épargne sur le marchéboursier, soit directement, soit indirectement à travers les entreprises quasi-publiques. Hautcoeur (Hautcoeur, 1997) estime pour la période 1870-1900qu’une bonne part de ses dépenses n’étaient pas très productives, et (Hautcoeur,1996) que la hausse du déficit public et des taux d’intérêt à partir de 1932 aprovoqué un effet d’éviction massif sur les emprunteurs privés : l’Étatreprésente environ les trois quarts des émissions obligataires entre 1932 et laSeconde Guerre mondiale (voir également le tableau II.2).

Mais sur des marchés souffrant d’un manque structurel de liquidité, lesgouvernements avaient-ils d’autre choix que de fournir eux-mêmes cetteliquidité par des mesures de relance de grande ampleur ? Mais en auraient-ilsseulement eu la capacité ? D’un strict point de vue financier, la contrainte deconvertibilité résultant de l’adhésion à l’étalon-or (qui fut la règle généraledans la IIIe République) permet d’en douter : sous ce régime, l’État devaitmaintenir une proportion fixe entre le passif exigible de la Banque de France(la quantité de monnaie en circulation) et les réserves en or. Cette contrainte acertes été levée pendant la Première Guerre mondiale et pour les besoins de lareconstruction. Après une stabilisation partielle en 1921, la proportion passifexigible / encaisse métallique continue de croître jusqu’en 1928, prolongeantet amplifiant ainsi le boom d’investissement des années 1920. Mais lastimulation monétaire n’a opéré qu’une dizaine d’années : la stabilisationPoincaré de 1928 met un terme au processus (inflationniste) d’expansionmonétaire afin de préserver la nouvelle parité franc-or.

Deuxièmement, l’État a-t-il joué son rôle de régulateur ?

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On comprend que les politiques de régulation des pouvoirs publics enFrance n’aient pas porté sur la législation anti-trust mais plutôt sur les moyensde limiter le pouvoir des dirigeants à la tête de vastes portefeuilles departicipations. Au milieu des années 1930, est votée sous la pression del’opinion publique une série de lois visant à améliorer la transparence et laresponsabilité dans la gouvernance des entreprises : suppression des actionsà droits de vote multiples, restriction du nombre de mandats paradministrateur, responsabilité pénale des dirigeants, double imposition desholdings et des sociétés membres de la holding.

Bien qu’appropriées selon les critères de la ‘bonne’ gouvernanced’entreprise, ces mesures n’ont pas suffi à restaurer la confiance dans la qualitéde la gouvernance des entreprises. Le ‘climat des affaires’ restait dissuasif.D’où cette interrogation : un État peut-il assumer ses fonctions de régulateuren matière de gouvernance des entreprises sans prendre également en comptela distribution du pouvoir entre les entreprises, c’est-à-dire la régulation de laconcurrence ?

Afin de répondre à cette question, nous décrirons dans la prochainesection l’état général des marchés en France avant de clarifier les liens entregouvernance des entreprises et structure des marchés. Puis nous retourneronsà la question du rôle effectif des institutions de gouvernance publique.

Gouvernance des entreprises et organisation des marchés

L’état général des marchés français : ni production ni consommationde masse

La France du XIXe siècle était celle des petites structures productivesinsérées dans le tissu rural et disséminées à travers le territoire. Pour la majoritéde la population, ce type de proto-industrialisation et plus généralement toutesles forces permettant de limiter l’exode rural, l’urbanisation et lesconcentrations d’ouvriers étaient considérées comme bénéfiques pour lastabilité sociale du pays.

Face à des marchés étroits, hétérogènes, historiquement tenus par depuissants commerçants de gros disposant d’une main-d’œuvre habile et bonmarché, les entrepreneurs ont été dissuadés de se lancer dans des productionsen gros volumes : les risques auraient été trop importants de ne pas pouvoirécouler leurs marchandises à un prix rémunérateur (voir l’encadré II.1). Enretour, ils n’ont pas pu bénéficier d’économies d’échelle liées à l’effet de volume.

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Les grands industriels français ont été cohérents en se concentrant sur lemoyen et surtout le haut de gamme, parvenant à une forte pénétration desmarchés domestiques et internationaux sur ce segment. Les marchés où lesindustries françaises se montrent les plus compétitives sont pour la plupartdes marchés de niche : aéronautique, automobiles haut de gamme, textiles etsoieries de grande qualité, articles de luxe, etc. L’exemple du marchéautomobile est éclairant : l’argument de vente est l’étendue de la gamme etson renouvellement rapide. L’appareil de production est flexible, adapté à desséries de petite ou de moyenne taille. Peugeot développe 43 modèles dans lesannées 1920. En 1934, en pleine crise, 84 pour cent de la production de Citroënest du haut de gamme réservé à une clientèle très aisée, avec trois ou quatreversions par modèle. Aucune voiture ‘populaire’ n’est lancée en France avantla guerre. Entre 1908 et 1927, Ford écoule 15 millions de Ford T, modèle unique.

Impressionnés par les performances américaines en matière d’efficacité,certains patrons et hauts fonctionnaires ont cru qu’en adoptant les mêmesméthodes de vente et de production, ils aboutiraient rapidement aux mêmes

Encadré II.1. Marchands et Producteurs

L’économie anglaise se caractérise par un rapport de force similaire jusqu’audébut du XXe siècle, très favorable à des négociants efficaces qui tiennentvéritablement les marchés et n’ont aucun intérêt à voir les producteurs s’allierou se concentrer. Le fait que les économies anglaise et française ont précocement« bénéficié » de marchés domestiques bien organisés n’est sans doute pasétranger à leur ‘retard’ relatif au XXe siècle.

A contrario, les entrepreneurs allemands se lançaient au même moment surdes marchés ‘émergents’, imparfaits, dépourvus d’intermédiaires puissants(sociétés de commerce, de transport, etc.). Ils avaient d’excellentes raisons demettre sur pied des organisations de taille suffisante pour pallier ces obstacles,et le plus souvent, ils l’ont fait en intégrant les fonctions que le marché neremplissait pas correctement. Le développement rapide du financementbancaire s’explique aussi par cette entrée tardive dans l’industrialisation, lesbanquiers d’affaire étant les mieux à même de répondre aux besoins desentrepreneurs, alors qu’en France ou en Grande-Bretagne, c’étaient plutôt lesintermédiaires de marché indépendants qui assumaient déjà ce rôle d’aide aufinancement du cycle de production.

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résultats, à savoir une nette réduction des coûts, permettant une diminutiondes prix de vente et donc un élargissement des débouchés (les produitsmanufacturés étant supposés avoir une forte élasticité-prix).

Aussi voit-on les patrons chercher à serrer les coûts et à améliorer leurorganisation, parlant déjà dans les années 1920 de ‘chasse aux gaspillages’ etde ‘contrôles de qualité’ (chez Michelin ou Citroën). Pour Louis Renault, en1938, il faut mettre en place une ‘organisation flexible’ dotée de méthodes deplanning et de contrôle de gestion modernes (c’est-à-dire importées) afin depouvoir suivre en permanence le fonctionnement de l’entreprise. Le marchédu conseil en organisation explose. Le leader du secteur est d’ailleurs unFrançais installé aux États-Unis (C. Bedaux) dont la méthode s’appuie sur lechronométrage des ouvriers et garantit une augmentation de la productivitésans investissement (Caron, 1995).

Mais croire que le succès viendra avec la reproduction des bonnes recettesou des ‘meilleures pratiques’ connues est souvent une illusion. Certainsparamètres déterminants pour leur réussite s’évaporent aussitôt qu’on lesextrait de leur contexte d’origine. Alors que le marché nord-américain desbiens de consommation et de production est le plus vaste du monde depuis ledébut du siècle, il fallait être bien optimiste pour anticiper une capacitéd’absorption et donc des économies d’échelles comparables sur le marchéfrançais5.

Comment expliquer l’étroitesse du marché français ?

— Par un frein démographique persistant. De 1820 à 1950, la France enregistrela plus faible croissance démographique du monde occidental.

Tableau II.3. Taux de croissance de la population 1820-1950 (taux annuels moyens en pourcentage)

États-Unis Allemagne Royaume-Uni Italie France

1820-1870 2.83 0.91 0.79 0.65 0.42

1870-1913 2.08 1.18 0.87 0.68 0.18

1913-1950 1.21 0.13 0.27 0.64 0.02

Source : Maddison (2001).

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— Par une lente progression du pouvoir d’achat. Les revenus réels par habitantsont en moyenne inférieurs de 40 pour cent à ceux des Américains durantles années 1920 et la structure des dépenses des ménages ne connaît pasd’évolution significative (dans les années 1930, la consommationd’appareils électroménagers est inférieure de moitié à la moyenne del’Europe de l’Ouest). Bref il n’y a pas encore de véritables ‘classesmoyennes’ en France. Cela est avant tout lié à une population encore trèsrurale : en 1921, les trois quarts des Français vivent dans les campagnesou des villes de moins de 20 000 habitants (Louat et Servat, 1995). On nerecense 50 pour cent de citadins qu’à partir de 1936, seuil franchi dès1850 en Grande-Bretagne et au début du siècle en Allemagne. Enfin, lalecture française du « fordisme » jusqu’à la Seconde Guerre mondiale aévacué le versant social de la doctrine : les salaires n’ont pas profité desgains de productivité, ne permettant donc pas un accroissementproportionnel de la demande (Moutet, 1998 ; Bénassy et al., 1979).

— Par la facilité de l’empire colonial, qui offre des débouchés tout trouvés, desmarchés de consommation captifs et des ressources abondantes et peucoûteuses en matières premières et en main-d’œuvre. C’est une desprincipales causes de résistance à la baisse des prix et de dégradationlatente de la compétitivité pour certaines industries protégées. De ce pointde vue, la Grande-Bretagne a souffert d’effets pervers comparables liésau commerce colonial.

L’intégration et la capacité d’innovation des entreprises restent limitées

Les grandes entreprises françaises sont restées de taille inférieure à celledes entreprises anglo-saxonnes et allemandes. En 1929, le chiffre d’affairesdes 10 premières sociétés françaises est en moyenne 20 fois inférieur à celuides 10 premières firmes américaines. Plusieurs raisons expliquent cet écart.

Tout d’abord, leurs volumes de ventes anticipés et réalisés étaientmoindres du fait de marchés plus étroits. Alors que les marchés et lesentreprises allemandes, anglaises et américaines avaient atteint un degrésuffisamment avancé de maturité à la fin du XIXe siècle pour connaître unepremière grande vague de fusions-acquisitions (ce qui a permis aux entreprisesde ces pays de mettre à profit les 30 années suivantes pour consolider leursstructures), les entreprises françaises n’ont pas ressenti à ce moment le besoinde s’intégrer (Lévy-Leboyer, 1991).

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A l’interface des firmes et des marchés se sont longtemps interposées depuissantes ‘corporations’ (associations) de négociants, maîtrisant les techniquesde commerce et de distribution adaptées au marché français. A la différencedes entreprises allemandes ou américaines qui ont perçu dès le dernier tiersdu XIXe siècle qu’elles ne survivraient qu’au prix d’une extension forcée deleurs débouchés par leurs propres moyens, les grandes entreprises françaisesn’ont pas ressenti l’intérêt de s’intégrer vers l’aval avant les années 1930. Alorsseulement, confrontées aux défaillances des distributeurs en charge de lacommercialisation de leurs produits et à une concurrence durcie par la crise,les grandes entreprises ont cherché à mieux connaître et à fidéliser leur clientèlepar une offre de meilleure qualité, à assurer leurs marchés plutôt qu’à en ouvrirde nouveaux.

Mais dans leur effort de différenciation des produits et d’adaptation auxexigences des marchés, les firmes françaises ne disposent pas d’un stocksuffisant d’innovations domestiques et n’ont pas les moyens financiers de selancer dans des politiques de recherche coûteuses. Les écarts de taille (et doncde rendements d’échelle) entre firmes françaises et américaines ou allemandessont impressionnants : en 1926, le budget R&D de General Electric représente70 pour cent du chiffre d’affaires de Thomson-Houston ou de la CGE(Compagnie Générale d’Électricité). Dans la chimie, les sommes consacréespar IG Farben à la R&D représentent en 1927 deux fois le chiffre d’affaires deKuhlmann et trois fois celui de Péchiney (Lévy-Leboyer, 1991)6.

Les industries françaises sont confrontées au problème du early start :engagées sur leurs marchés depuis longtemps, donc avec des technologiesanciennes, elles ne bénéficient ni de la mise en commun de gigantesquesmoyens consacrés à la recherche (organisée en Allemagne sous l’impulsion del’État), ni de l’assurance de vastes débouchés (comme aux États-Unis).Dépourvues d’incitations financières et commerciales suffisantes, elles ne sontpas prêtes à engager les coûts d’innovation ou de reconversion nécessairespour s’assurer un leadership.

Néanmoins, l’effort d’investissement des années 1920, soutenu par desprofits élevés, l’accès à des financements de marché importants et un beloptimisme des entrepreneurs, a montré que les firmes françaises pouvaientrapidement rattraper le niveau d’industrialisation de leurs principalesconcurrentes, voire le dépasser (tableau II.4). Engagées dans leur premiervéritable effort de rationalisation à la fin des années 1920, les entreprisesfrançaises n’ont pas pu s’appuyer très longtemps sur des marchés en expansionà cause du freinage des années 1930 et de l’Occupation à partir de 1940, quiont stoppé net ce processus et repoussé à la seconde moitié du XXe siècle la

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modernisation de l’outil de production et la croissance des marchés en France.En effet, alors que les appareils productifs des principaux pays industrialiséstournent à plein pendant la Seconde Guerre mondiale, le parc français est envoie d’obsolescence rapide. Témoin de cette longue léthargie industrielle, en1945, l’âge moyen des machines était de 17 ans, c’est-à-dire qu’elles dataienttoutes du sommet de cycle boursier de la fin des années 1920.

Tableau II.4. Niveaux industriels comparés* de la France et des principaux producteurs européens, 1900-1939

Charbon Acier Électricité Ciment Phosphate Colorants Automobile

1900 0.17 0.36 0.40 - 1.72 - - 1913 0.23 0.48 0.61 0.46 1.91 0.04 2.71 1930 0.36 1.42 1.35 1.08 3.60 0.40 2.40 1939 0.33 0.66 0.60 0.62 1.49 0.41 1.03

Note : *Production moyenne par habitant en France / production moyenne par habitant pour les trois principaux pays producteurs européens (France exclue).

Source : Lévy-Leboyer (1991).

L’organisation des marchés aboutit à renforcer la concentrationdu pouvoir économique

Bien que les différentes lois en vigueur7 prohibent clairement les ententeset les cartels, ces deux formes d’arrangements sont extrêmement répandues àla fin du XIXe siècle (une centaine de cartels sont alors en activité en France).Comment expliquer ce paradoxe ?

« Dans le contexte de chute des prix mondiaux de 1873 à 1896, undes principaux motifs de création de cartels était d’échapper au jeude la concurrence et de maintenir les prix à des niveauxrémunérateurs (…) en substituant une ‘main visible’ à ladétermination libre et instable des prix par le marché. Aux États-Unis, la Common Law et le Anti-trust Sherman Act de 1890 [interdisantles cartels] ont précipité la création de sociétés holdings géantes etla concentration par fusions afin d’échapper à la prohibition légale.En France, l’article 419 du Code Pénal de 1810 (…) interdisant touteinterférence avec le jeu naturel des forces de marché dans ladétermination des prix, constituait une barrière aux cartelsmodernes. Cependant, les juges, les fonctionnaires et les

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responsables politiques se méfiaient du modèle de marché libre,jugé fauteur de troubles sociaux. Donc les tribunaux et lesgouvernements se sont finalement montrés conciliants envers lescartels qui assuraient la stabilité des marchés et usaient avecmodération de leur pouvoir sur les prix. » (Freedeman, 1993).

Souvent appelés ‘comptoirs’ ou ‘comités’, ils jouent le rôle de secrétariatpermanent de ces réseaux d’ententes et organisent systématiquement les marchésdans chaque branche des secteurs amont (houille, acier, charbon, textile), c’est-à-dire des secteurs où l’homogénéité des produits ne nécessite pas dedifférenciation forte en termes de marketing (Lévy-Leboyer, 1981). Ils ontégalement pris de l’importance dans des secteurs comme la production de sucre,de papier, l’industrie du verre et de la chimie. Dans ces deux derniers secteurs,la société dominante est Saint-Gobain qui participait à 19 cartels en 1890.

Quel était le rôle des cartels ? Il consistait à rationner la production pourl’aligner avec la demande, informer les acheteurs potentiels, organiser les venteset la distribution à partir d’une agence commune, contrôler les prix et accorderdes subventions si besoin. Par leur action de soutien des prix (donc des profits)sur le marché intérieur, ils facilitent les investissements, limitent les pertes encas de difficulté à vendre, et surtout institutionnalisent les discussions entresociétés d’un même secteur, les habituant à s’entendre, à négocier, facilitantconsidérablement les rapprochements intra-sectoriels (par exemple Péchineyet Ugine dans la chimie), les arrangements ‘corporatistes’ clairement anti-concurrentiels, ou enfin les actions de pression sur le personnel administratifet politique.

Malgré de fortes tensions entre groupes de pression aux intérêts divers(aboutissant, par exemple, à la dissolution du cartel de l’acier en 1930, lesmembres refusant de payer les indemnités dues pour dépassement des quotas),les ententes ne s’en multiplient pas moins. En jouant un rôle de barrière àl’entrée sur des secteurs incapables de se restructurer, elles profitent auxgroupes les plus puissants qui, ainsi abrités sur leur marché domestique,peuvent poursuivre leurs politiques d’investissement (conquête de marchésextérieurs, renouvellement des capacités productives, prises de participationfinancières leur assurant un pouvoir de contrôle ou d’influence sur les autresfirmes du secteur).

Au final, hormis certains secteurs en situation monopolistique (Michelinsur les pneumatiques ou Alsthom pour le matériel électrique), la plupart desgrands marchés industriels voient leur structure oligopolistique se renforcer :dans la chimie, le verre, le pétrole ou l’automobile, les trois premières sociétés

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représentent à chaque fois entre 60 et 70 pour cent de la production(Houssiaux, 1958). Du côté des PME (petites et moyennes entreprises) familialeset locales et du petit commerce rural, l’écrasante majorité opère sur des marchésen situation de concurrence monopolistique (le capitalisme de ‘boutiquiers’). Lalégislation du milieu des années 1930 protège le petit commerce de laconcurrence des grandes chaînes et grands magasins. Plutôt que de jouer laconcurrence sélective, un grand nombre de secteurs et d’entreprises s’abritentplutôt derrière des ententes et bénéficient de divers privilèges (exemptionsfiscales, barrières douanières, subventions, dérogations, etc.).

Bref, la prolifération des situations de rentes à travers le tissu économiquerendait peu probable une mise en œuvre poussée de stratégies coûts-volumes,dont l’efficacité aurait impliqué la capacité et la volonté de réduire les prix devente. L’hétérogénéité et le manque de dynamisme du marché intérieurapparaissent autant comme causes que comme effets des structures degouvernance tournées vers ‘l’extraction de rentes’ (rent-seeking). La structureconcurrentielle des marchés et l’organisation des firmes (ainsi que leurssystèmes de gouvernance) entretiennent donc une relation d’interactionmutuelle. Livrée à elle-même, cette dynamique a abouti à un doubleverrouillage des marchés et des institutions de gouvernance des entreprises,bénéficiant aux intérêts privés les mieux organisés. On retrouve cette logiqueà l’œuvre dans beaucoup de pays en développement aujourd’hui (ou dansleur histoire récente)8.

Mais n’est-ce pas précisément le rôle des institutions de gouvernancepublique que de réguler les interactions entre intérêts privés, afin de préserverl’ordre et l’intérêt publics ? Comment ont-elle assumé cette mission dans laFrance des années 1870-1940 ? En fonction de quelles contraintes ?

Le véritable rôle des institutions de gouvernance publique

En tant que mode de vie démocratique, la République est encoreincertaine dans un pays qui, depuis le début de la Révolution en 1789, a vus’enchaîner trois républiques, deux empires et deux monarchies, le toutentrecoupé d’épisodes révolutionnaires sanglants. La jeune IIIe République(1870-1940) a donc grandement intérêt à ménager et stabiliser son assiseélectorale comme ses soutiens financiers. Cette stratégie prudente incline lerégime dans le sens d’un renforcement systématique des structures socialesfavorables à sa propre longévité, négligeant parfois de donner au pays lesmoyens de sa modernisation.

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De fait, la IIIe République multiplie les gestes en faveur des populationsrurales à la fois pour des raisons tactiques et idéologiques. Premièrement,l’immense masse de la population vit encore dans les campagnes et aucunhomme politique favorable à la République ne peut négliger l’utilité d’unetelle base électorale. Deuxièmement, les dirigeants politiques eux-mêmes sontfréquemment issus des milieux ruraux et imprégnés des idées ‘physiocrates’qui voient la terre comme unique source de richesse possible, tandis quel’industrialisation et l’urbanisation entraînent désintégration sociale etdéstabilisation morale. D’où l’ambiguïté de l’État vis-à-vis de la modernisationindustrielle tout au long du XIXe siècle (Lévy-Leboyer et Bourguignon, 1985).La France a longtemps conservé et conserve encore la trace de cet ancragerural : puissant ministère de l’Agriculture (créé en 1881), protectionsdérogatoires pour le petit commerce et la petite exploitation agricole (les tarifsdouaniers dits ‘Méline’ instaurés en 1892), réseau mutualiste des caisses localesdu Crédit Agricole fondé en 1894, multiplication des petites routes (cheminsvicinaux) et des voies de chemin de fer d’intérêt (très) local.

Avec la même intention de stabilisation du régime, l’enseignementprimaire devient obligatoire pour tous, transformant les instituteurs enmissionnaires de la République. Dans l’enseignement supérieur, l’accent estmis sur la culture générale, mais souvent au détriment des connaissances etsavoir-faire techniques : le premier cours d’électricité n’apparaît àl’université qu’en 1892. En 1850, 2 000 étudiants diplômés du baccalauréatrejoignaient les bancs des Grandes Écoles scientifiques. A la veille de laPremière Guerre mondiale, ils n’étaient que 2 5009.

Jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale — et contrairement àl’image répandue d’une France invariablement « colbertiste » depuis leXVIIe siècle — le régime se caractérise par un faible interventionnisme. Exceptionfaite de la période de la Première Guerre mondiale, l’État s’en tient à une postureglobalement libérale, les velléités d’intervention déclenchant des réactionshostiles de la plupart des milieux intellectuels et dirigeants. Cependant, ceslimites à l’interventionnisme étatique étaient au moins, sinon davantage duesà l’ignorance des mécanismes économiques et à la présomption d’impuissancede l’État en la matière — les ‘lois’ économiques étaient généralementconsidérées comme ‘naturelles’, c’est-à-dire hors de portée de l’action humaine —qu’à une réelle doctrine non-interventionniste (Rosanvallon, 1990).

L’importance des organisations patronales dans le financement des éluset de l’État, notamment le très puissant Comité des Forges10 a, là encore, jouédans le sens d’un alignement des mesures politiques sur la préservation desrapports de force et des structures sociales (Garrigues, 2002). Alors que les

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ententes corporatistes sont interdites depuis la Révolution française, lapolitique d’apaisement social de la IIIe République les réhabilite de droit oude fait, qu’il s’agisse de syndicats ouvriers (légalisés en 1884) ou d’ententesentre producteurs.

Une loi votée en 1926 reprend à son compte la distinction faite pour lapremière fois en 1894 par un tribunal entre ‘bonnes’ et ‘mauvaises’ ententes, etentérine ainsi l’évolution sans ambiguïté de la jurisprudence depuis 1902 : elleencourage ces ententes à se déclarer en reconnaissant la légitimité des ‘bonnes’ententes, réputées servir l’intérêt général. Au fond, « les cartels ont constituéune forme [insidieuse] de concentration qui a permis d’éviter, au moinstemporairement, l’émergence des organisations centralisées et des sociétésholdings géantes à l’américaine, auxquelles le public français était franchementhostile. Des apologues des cartels insistaient à l’époque sur le fait que les‘comptoirs’ offraient une solution à la fois bien meilleure et plus ‘française’face aux exigences de la concentration. » (Freedeman, 1993).

Mais au-delà du non-interventionnisme, les années 1930 ont surtout misen lumière l’impuissance (financière, sociale, idéologique et technique) de l’Étatrépublicain dans le traitement de la crise. Si l’administration voulait favoriserla reprise de l’investissement, la hausse du pouvoir d’achat, l’émergence degrands marchés, etc., elle ne s’en est jamais donné les moyens. Quant à remédieraux carences du financement privé ou à rétablir de saines structures deconcurrence, dans la configuration institutionnelle que nous venons de décrire,cela aurait constitué un bon épisode de la série télévisée « Mission impossible ».Les dirigeants de l’Après-guerre et leur électorat s’en souviendront.

Conclusion

La rationalisation économique en France a davantage pris la forme desystèmes d’ententes entre concurrents et de liens capitalistiques entre sociétésaux activités complémentaires (circuits de financement intra-groupes et intra-sectoriels) que celle de la concentration par fusions. En fait, ces pratiques ontservi de substitut à la consolidation par fusions.

Il en est résulté un double phénomène de concentration du pouvoir surles marchés de capitaux (à travers les holdings, les réseaux de ‘participations’,les ‘marchés internes’ de capitaux entre sociétés mères et filiales) et de produits(cartels). « L’oligopolisation » de l’économie s’est faite non par le jeu des

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concentrations (comme aux États-Unis) mais de manière plus insidieuse parl’organisation des différents marchés, solution fréquemment adoptée dans lespays en développement jusqu’à aujourd’hui.

De puissants groupes d’intérêts privés, aux intérêts souvent d'ailleurscontradictoires, ont employé leur pouvoir à construire et consolider leurs rentesà travers le fonctionnement des institutions économiques et politiques et laplupart des entreprises se sont accoutumées à agir dans le cadre de structuresnon concurrentielles, domestiques ou coloniales.

Ensemble, ces forces ont certainement :

— entraîné une résistance des prix à la baisse ;

— favorisé le maintien d’entreprises inefficientes ;

— limité les effets d’apprentissage liés à la conquête de vastes marchés,notamment en matière d’organisation, de production, de marketing etde distribution.

S’il est certain que l’absence de consommation de masse n’a pas permisune production en séries suffisamment longues pour bénéficier des économiesd’échelles et de gammes qui ont entraîné les capitalismes américain et rhénan,il est aussi certain que les pratiques nées des institutions de gouvernance desgrandes entreprises et des marchés en France ne les ont pas incitées à baisserleurs prix ou augmenter les salaires, ce qui aurait pu aider à traduire les gainsde productivité en hausse de la demande globale, et donc à créer ces mêmesmarchés qui leur faisaient si cruellement défaut.

La rareté du capital disponible et la taille des débouchés étant les premierséléments pris en compte dans les anticipations des entrepreneurs, desperspectives limitées sont en l’occurrence une forte incitation à la modérationdes programmes d’investissement. Même si les effets cumulés des interactionsinstitutionnelles analysées dans ce chapitre sont difficiles à quantifier, laprédominance des jeux d’intérêts privés sans qu’aucune cohérence d’ensemblene s’en dégage, a manifestement freiné le processus de développement.

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Notes

1. Les sociétés en nom collectif sont une simple association de personnesindividuellement et collectivement responsables de l’ensemble des dettes de lasociété. Forme de société la plus répandue au XIXe siècle. C’est typiquement laforme adoptée par l’entreprise familiale de taille modeste dont les besoins encapitaux sont satisfaits par le réinvestissement des profits et par les apports d’unnombre restreint d’individus. Quatre-vingts pour cent des sociétés créées entre1840 et 1880 adoptent cette forme juridique.

Les sociétés en commandite rassemblent deux catégories d’associés : les commanditésqui gèrent l’entreprise et assument une responsabilité personnelle illimitée ; lescommanditaires, simples bailleurs de fonds et responsables à hauteur de leursapports. Jusqu’en 1832, le retrait d’un associé entraîne la dissolution de la société.

Une décision de justice autorise à cette date l’émission de titres ‘au porteur’ (aulieu des titres nominatifs), d’où l’émergence des sociétés en commandite par actions,les parts des commanditaires étant librement négociables et pouvant être cotéesen bourse. Cette forme de sociétés dont la création est libre connaît un francsuccès pour les grandes entreprises et contribue massivement à la premièreindustrialisation (gestion familiale mais mobilisation importante de capitaux).Leur importance décline à partir de 1867, du fait de la libéralisation du régimed’ouverture des sociétés anonymes.

2. La même méfiance existe jusqu’au milieu du XIXe siècle dans les pays de CommonLaw. En Grande-Bretagne, suite à un mouvement de spéculation incontrôlé, leBubble Act avait été adopté en 1720, qui imposait que toute création de sociétépar actions fasse l’objet d’un texte légal voté au parlement ! En pratique, la formede la société par actions est réservée aux seuls projets d’utilité publique (canaux,chemins de fer, etc.) jusqu’au milieu du XIXe siècle (Hunt, 1969). Aux États-Unis,l’idée est la même : faciliter la réalisation de missions utiles à la collectivité quel’État ne veut pas ou ne peut pas financer seul. Les États du Connecticut en 1837et de New York en 1846 ont considéré les premiers que les sociétés par actionsétaient socialement bénéfiques (accroissement des niveaux de vie, des revenusimposables, limitation des migrations vers l’Ouest), d’où leur choix d’accorderdes autorisations de création pour tout motif légitime (Seavoy, 1982). Le processusa été plus long à aboutir en Europe, où les traditions juridiques et les résistancespsychologiques ont pesé de tout leur poids.

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3. La libéralisation du régime de création des sociétés anonymes, par un effet deconcurrence législative entre les États afin de ne pas défavoriser les entreprisesrésidentes (similaire à celui connu aux États-Unis de race to efficiency ou race to thebottom selon le point de vue), s’étend rapidement en Europe continentale : àl’Espagne (1869), l’Allemagne (1870), la Belgique (1873), l’Italie (1883), etc.

4. Dans le dernier tiers du XIXe siècle, les créations d’entreprise se multiplient enAllemagne. Afin d’éviter les mouvements spéculatifs, le Reich adopte en 1896une loi interdisant de mettre sur le marché les titres d’une société anonyme dansl’année suivant leur émission. Les marchés allemands étant assez peu développés,et l’accès au marché n’étant possible que par l’intermédiaire de quelques grandesbanques spécialisées, celles-ci se retrouvent donc en position d’accompagner toutesociété nouvelle jusqu’à son premier anniversaire. On imagine les externalitéspositives en termes de connaissance, de confiance mutuelle et de qualitéd’expertise. En 1914, les représentants de la profession bancaire occupaient déjàun cinquième des sièges d’administrateurs dans les grandes entreprises du pays(Verley, 1994). Autrement dit, le développement des marchés de titres a été facilitépar l’implication des institutions bancaires qui, par contrecoup, ont vu leur rôlese renforcer encore. Le développement du capitalisme n’implique pas d’oppositionentre les banques et les marchés, bien au contraire.

5. Un très bon exemple d’erreur d’appréciation du marché est celui du constructeurautomobile André Citroën qui, profitant d’une brève reprise en 1933, se lancedans un ambitieux programme d’investissement, avec l’intention de ‘doper’ lemarché. Un an plus tard, il croule sous les dettes, ayant à financer des stocks engonflement rapide, à renflouer ses filiales domestiques et étrangères. La mise enfaillite est annoncée fin 1934. Citroën paie le prix de ses ambitionssurdimensionnées face aux modestes capacités d’absorption du marché français,malgré tous ses efforts d’innovation et de promotion. En juin 1935, Michelin reprendCitroën. Les actionnaires ont dû concéder une perte en capital de 60 pour cent

6. En l’absence de politique de soutien à la recherche par l’État, un effet de la crise desannées 1930 a été de pousser les firmes françaises à collaborer avec des firmesétrangères (notamment américaines) : échanges de licences, de brevets, missionsd’étude, filiales communes ont constitué un véritable gisement d’innovations et dedéveloppement pour les entreprises les plus ouvertes sur les marchés internationaux.

7. La loi du 2-17 mars 1791 sur la Liberté de Commerce, les articles 1131 et 1133 duCode Civil, l’article 419 du Code Pénal.

8. Notamment en Amérique latine. Voir le cas du Brésil analysé dans Oman (2003).

9. Cette relative pénurie de main-d’œuvre qualifiée a eu pour effet de renforcerl’avantage lié à l’introduction de nouvelles méthodes de gestion et de productionpour les leaders des différents secteurs industriels.

10. Fondé en 1864 par les représentants des dix premiers groupes métallurgistes français,cet organisme à la fois cartel et « syndicat » patronal étend son emprise à travers lesmondes politique, économique et journalistique français jusque dans les années 1930,à tel point qu’on a pu le décrire comme un « État dans l’État » (Milési, 1990).

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Chapitre III

« Monopole focal de gouvernance » et croissance

Résumé

Si l’on peut mettre en évidence d’une part la concentration oligopolistiquedu pouvoir et d’autre part l’imbrication de multiples intérêts nonéconomiques dans les structures de gouvernance des entreprises de laFrance des Trente Glorieuses, comment expliquer que de telles institutionsn’aient pas, d’une manière ou d’une autre, entravé le développementnational ?

Comprendre le paradoxe français implique de resituer la question de lagouvernance des entreprises dans le cadre d’une ‘culture de gouvernance’nationale. Alors il devient possible de montrer comment les institutionsde gouvernance des entreprises et de gouvernance publique se sontretrouvées si intimement liées qu’a pu en émerger un « monopole focalde gouvernance ». Par ce mécanisme, l’État s’est installé dans le rôle depoint focal unique et incontesté au cœur des processus de formation descompromis économiques et sociaux, permettant ainsi de subordonnerl’essentiel des jeux d’intérêts privés à l’intérêt national tout en facilitantleur coopération à moindre coût.

La qualité du processus de développement en France a grandementbénéficié de la capacité des institutions de gouvernance d’entreprise etde gouvernance publique à produire un niveau élevé de confiance et àmettre en cohérence les intérêts privés, notamment au travers destructures d’incitations appropriées.

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Introduction

L’expérience traumatisante des deux guerres mondiales et de la crise desannées 1930, couronnée d’une faillite économique, politique et morale, marquéepar l’impuissance de l’État à réguler les intérêts privés, nourrit la vision etl’action des hommes en charge de l’édification des institutions d’après-guerre.Le programme du Conseil National de la Résistance de 1944 est ouvertementinterventionniste. Il estime ainsi nécessaire « d’évincer les grandes féodalitéséconomiques et financières de la direction de l’économie » et d’organiser « le retour àla nation des grands moyens de production monopolisés ».

Au début des années 1950, alors qu’émergent de nouvelles sourcesd’incertitude liées à la guerre froide et aux revendications d’indépendancedans l’empire colonial, la plupart des observateurs estiment prévisible unretour prochain de la France à la stagnation et à l’instabilité des années 19301.Au contraire, elle enregistre une amélioration progressive de ses performanceséconomiques pour se retrouver finalement en tête des champions de lacroissance à la fin des années 1960 (tableau III.1). Un vrai miracle pour unpays que la communauté des historiens et des économistes décrivait commedésespérément arriéré car victime de la frilosité de ses élites dix ans plus tôt(Landes, 1957).

Tableau III.1. Taux de croissance annuels moyens du PIB en volume (%)

1955-1968 1968-1973

Japon 9.5 8.9

France 5.1 5.6

Allemagne 4.9 4.6

Italie 6.3 3.9

États-Unis 3.9 3.5

Royaume-Uni 2.8 3.4

Source : Maddison (2001).

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Comment expliquer la croissance des Trente Glorieuses ?

Les études économétriques portant sur la croissance française des TrenteGlorieuses n’entament pas vraiment le ‘caractère miraculeux’ de cette période :elles mettent toutes en évidence l’importance d’un résidu non expliqué par lamobilisation des facteurs de production (financiers, physiques et humains). Ce résidu,baptisé « productivité globale des facteurs » (total factor productivity), reflèteautant l’efficacité de la combinaison des facteurs de production que l’incapacitédes économistes à rendre parfaitement compte de la croissance (voir Annexe 1).Il représenterait entre 50 pour cent (Carré et al., 1972) et 73 pour cent (Denison,1967) de la croissance française dans les années 1950 et 1960.

Une analyse critique de l’étude de Carré et al. (1972) détaillée en Annexe1 nous amène à nous demander si la part importante de la productivité globaledes facteurs ne cache pas des phénomènes essentiels à la compréhension desmécanismes cumulatifs du développement, phénomènes qui aideraient sansdoute à saisir pourquoi la croissance s’est finalement généralisée à l’ensembledes branches de l’économie, même les plus protégées.

L’accélération de la croissance industrielle entre 1968 et 1973, en grandepartie expliquée par celle de la productivité globale des facteurs, suggère quec’est sans doute dans ses aspects les moins bien compris et les moins bienmesurés que résident les effets des facteurs de développement au centre denotre analyse : le rôle de la transformation des institutions de gouvernanced’entreprise, en interaction avec celles de gouvernance politique, déterminantensemble le plus ou moins bon fonctionnement des marchés. Exemple frappant :la France est le seul pays occidental à s’être doté d’un organisme explicitementchargé de « planifier la croissance ». Et l’un des plus hauts fonctionnaires dupays d’insister au début des années 1960 sur « la nécessité d’une meilleurearticulation des entreprises avec le Plan » (Bloch-Lainé, 1963). Mais comment,d’un point de vue économique, interpréter l’existence et surtout évaluer lerôle d’un tel organisme ?

Arrêtons-nous un instant sur les résultats obtenus par le prix Nobel D.North (1990, 1994) dans sa tentative d’enrichir (sinon de substituer) lesexplications de la croissance centrées sur l’accumulation (ou la mobilisation)des facteurs par une analyse systématique du rôle que jouent les institutions— les ‘règles du jeu’, qu’elles soient formelles ou informelles — et leurstransformations, c’est-à-dire des variables qui ne relèvent pas nécessairementni directement de la sphère économique mais jouent néanmoins un rôle majeurdans les processus de développement économique (voir encadré III.1).

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Une analyse des institutions de gouvernance des entreprises effectuée danscette perspective offre dès lors l’opportunité de pénétrer au cœur des mécanismesdu développement économique d’un pays et d’en expliciter certainesdynamiques rarement observées car difficilement observables. Elle exige quesoient tout particulièrement prises en compte les structures d’incitationagissant sur ce pays, voire sur un secteur ou une classe d’agents donnés.

Nous examinerons donc le contenu et la structure des « incitations »dérivée des institutions de gouvernance d’entreprise françaises, pour tenterd’offrir un nouvel éclairage sur les progrès technologiques et les ajustementsinstitutionnels qui ont rendu possible la croissance rapide en France. Maisparce qu’il va de soi que le terme ‘institution’ évoque immédiatement l’idée

Encadré III.1. North et le rôle des institutions

L’analyse économique éprouve les pires difficultés à expliquer l’histoire etles variations de performance économique des nations. Ce n’est pas un hasard.Si l’on considère, par exemple, l’hypothèse de rationalité fréquemment admiseen économie, les élites d’un pays en situation dégradée, ayant reçu cetteinformation, n’auraient qu’à modifier adéquatement les règles du jeu pourrétablir son économie presque mécaniquement, l’absence de telles mesuresprouvant leur incapacité ou leur manque de volonté. L’histoire montre àl’inverse qu’il n’y a rien d’automatique dans l’émergence d’institutionséconomiques efficaces (et notamment dans celle des marchés dont la théorienéoclassique suppose l’existence acquise). La mise en place des conditionsnécessaires au bon fonctionnement d’une économie productive relève aucontraire de processus économiques, sociaux et politiques complexes, opérantsur la longue durée. Les transformations économiques dans un pays donnés’analysent comme le fruit d’interactions entre changements institutionnels,technologiques et démographiques.

« Les récents modèles néoclassiques de croissance construitsautour des rendements croissants (Romer, 1986) et del’accumulation du capital (Lucas, 1988) dépendent de façon crucialede l’existence d’une structure implicite d’incitation qui oriente cesmodèles. (…) Essayer de rendre compte de la diversité desexpériences historiques des économies ou de la différence actuellede performance entre économies avancées, centralement planifiéeset moins développées, sans faire de cette structure des incitationsdérivée des institutions un ingrédient essentiel m’apparaît être unexercice stérile » (North, 1990, p. 133).

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de stabilité, il faut se prémunir contre la tentation d’une analyse atemporelledes institutions, fondée sur ce que sont supposés être et vouloir, in abstracto,actionnaires, banquiers, dirigeants, fonctionnaires, etc. Dans la perspectiveanalytique de long terme qui est la nôtre, une institution n’est jamais qu’uncompromis momentané, un ensemble d’interactions en équilibre plus ou moinsdynamique.

Une institution serait plus adéquatement décrite comme un incessantprocessus d’institutionnalisation, d’une part contingent à un contexte historique(environnements économique, législatif, idéologique, rapports de force etéquilibres de pouvoir entre groupes sociaux, etc.), d’autre partsystématiquement intégré comme partiellement endogène dans leur référentielde prise de décision par les individus et organisations disposant d’un pouvoirsocial minimal.

Ces dynamiques institutionnelles peuvent être distinguées selon que leurchamp d’action est à dominante économique ou politique.

La concentration du pouvoir économique

Après un rapide aperçu des tendances nouvelles en 1945, l’analyse seportera sur les facteurs clés (internes et externes aux entreprises) soutenant laconcentration du pouvoir dans l’économie française.

L’immédiat Après-guerre : un nouveau départ

Dès le tournant des années 1940/50, un certain nombre de facteursnouveaux viennent modifier les incitations des entrepreneurs et desserrer lescontraintes antérieures qui agissaient comme obstacles à l’enclenchement desprocessus cumulatifs du développement économique.

— Un nouvel esprit d’entreprise se fait jour à la Libération, comme en témoignel’évolution du nombre de créations d’entreprises : 12 700 en 1929 ; 7 700en 1939 ; 17 700 en 1945 ; 38 000 en 1946.

— Les contraintes de financement, avec l’injection massive de fonds publics,des politiques de redistribution volontaristes (l’État-Providence), la levéedes réticences des ménages et des entreprises face à l’emprunt dans uncontexte de reconstruction inflationniste.

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— Les contraintes de marchés avec la poursuite de l’urbanisation, le renouveaudémographique (baby-boom), l’extension du salariat et l’indexation dessalaires sur les gains de productivité, bientôt l’ouverture des marchéseuropéens, et surtout l’explosion d’une demande potentielle considérable(en logements, en équipements, en biens de consommation), longtempsretenue après des années de psychologie et d’économie dépressives,l’ensemble de ces facteurs signant l’apparition d’une véritable demandede masse, pour la première fois dans l’histoire du pays.

— La hausse de la productivité : les entreprises n’hésitent pas à recourir auxconseils de cabinets américains ou d’experts invités, qui diagnostiquentun manque de savoir-faire évident dans la production de masse. Lesmissions de productivité envoient plus de 3 000 participants aux États-Unis pour y étudier les pratiques de gestion des grandes firmes au débutdes années 1950. L’influence américaine se fait partout sentir :importations d’équipements qui permettent un rapide redéploiementtechnologique, nouvelles méthodes de marketing, de management, decontrôle de gestion, d’organisation de la production et de R&D. La 4CVde Renault, puis la 203 de Peugeot délibérément construites sur degrandes lignes automatisées et intégrées pour en réduire le prix derevient, sont emblématiques des débuts de la consommation de masse.

Les structures légales

La crise, les scandales et les faillites des années 1930 ont provoqué unevive réaction anticapitaliste, le soupçon portant sur les grandes entreprises,avec en arrière-plan la condamnation par la gauche de l’exploitation duprolétariat et l’attachement d’une partie de la droite à une France artisanale etagricole. Beaucoup voient dans la société anonyme le lieu de l’irresponsabilitéet de la corruption et songent, à la veille de 1940, aux moyens d’engager laresponsabilité pénale des dirigeants en cas de fraude, de négligences oud’imprudences dans la gestion (62 ans avant l’adoption de la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis !). Ils doivent être rendus responsables de la solvabilitéde la société sur leur patrimoine.

Les idéologues de 1940 voient comme seule alternative à l’irresponsabilitécollective des administrateurs la responsabilité personnelle des dirigeants. Maisla déchéance et la responsabilité pécuniaire attachées à la procédure de miseen faillite sont jugées inacceptables par les milieux dirigeants, et comme legouvernement de Vichy cherche à les ménager, le projet de loi est modifié ;tout en les soumettant à une présomption légale de faute souffrant la preuve

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du contraire, il énonce surtout clairement le rôle dévolu au chef : « Dans ledomaine économique comme dans le domaine politique, la notion de chef responsabledoit être établie, la mission des corps délibérants n’étant plus qu’une mission deconsultation ou de contrôle » (cité par Peyrelevade, 1999). Trois décrets-lois passésen 1940 précisent donc la définition d’une notion nouvelle, contraignantdésormais les sociétés à concentrer entre les mains d’une seule personnephysique les fonctions de direction et de représentation : celle de président-directeur-général (PDG). La présidence et la direction générale deviennent ainsien France deux fonctions indissociables2. Cette particularité fait des institutionsde gouvernance d’entreprise françaises un cas unique d’obligation légale deconcentration des pouvoirs dans l’entreprise.

Cet héritage se perpétue presque inchangé à travers les textes actuels.Certes la loi sur les sociétés de 1966 votée par un Parlement gaulliste prévoitla possibilité d’une séparation du pouvoir selon une structure comprenant undirectoire et un conseil de surveillance. Mais elle ne change rien aux textespassés sous Vichy et conserve des formules telles que « le président du conseild’administration assume, sous sa responsabilité, la direction générale de lasociété ». Si elle a le mérite d’exister, la formule dualiste ne sera donc quasimentpas utilisée avant l’extrême fin des années 1990.

La liste des ambiguïtés ne s’arrête pas là : le conseil (art. 98) et le président(art. 113) sont tous les deux investis des « pouvoirs les plus étendus pour agiren toute circonstance au nom de la société ». Le conseil est censé nommer,contrôler voire révoquer l’homme qui le dirige. Enfin, les rémunérations desdirigeants sont établies par le conseil (art. 110) mais elles n’ont pas à fairel’objet d’un rapport ni aux commissaires aux comptes, ni à l’assemblée desactionnaires. Il n’est nulle part question de soumettre ces décisions à leur vote.Mieux, la rémunération du président, qui, au titre de convention passée entrela société et un membre du conseil d’administration, devrait entraînerl’application d’une procédure visant à éviter l’octroi d’avantages injustifiés(art. 101 et 103), a été reconnue comme acte unilatéral de la part du conseil parla jurisprudence des années 1970.

Si l’on ajoute à ce tableau des détails concernant la composition desconseils d’administration, qui témoignent d’un nombre très élevé de mandatsréciproques (échanges de sièges d’administrateurs) et d’une grandehomogénéité culturelle de leurs membres (mêmes formations, mêmes réseaux,mêmes valeurs) (Birnbaum et al., 1978), on est en droit de s’interroger sur lavigueur des incitations à un contrôle effectif des PDG. De fait, cette configurationinstitutionnelle a permis d’instaurer et de préserver leur pouvoir personnel au-dessusde tout contrôle.

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La dynamique de la concurrence et de la régulation soutient les grandsgroupes

1) L’héritage des années 1930 et de Vichy

L’environnement de l’Après-guerre reste profondément marqué parl’économie de rente des années de crise (années 1930 et 1940). Les arrangementsanticoncurrentiels et les stratégies d’alliance financière restent vivaces, reflétéespar la persistance de larges coalitions d’intérêts industriels et financiers3. Enmoyenne, chacune des 100 premières firmes possède neuf liaisons financièresavec d’autres sociétés au début des années 1950.

En outre, les négociations pour l’organisation des marchés devenues trèsactives dans les années 1930 afin de tenter de préserver les parts de marchéstout en évitant les guerres de prix, sont carrément institutionnalisées, sansgrand changement, par le gouvernement de Vichy à partir de 1940 : les« Comités d’organisation » mis en place par le régime rassemblent les membresd’une même profession, afin qu’ils établissent ensemble « les prix de revient, lesprix de vente et les marges bénéficiaires proposées à l’homologation de la Direction desPrix », ainsi que le rapporte une commission d’enquête de 1952 (Houssiaux,1958). Les syndicats du patronat et des agriculteurs étaient parmi les pluspuissants. Au sortir de la guerre, selon la même commission, ce ne sont donc« ni le prix du marché, ni le prix de revient qui servent de base aux transactions, maisdes prix fixés par des ententes ».

Face à de telles rentes de situation, et à la différence de l’Allemagne oudu Japon où les Américains ont pris soin de démanteler la plupart desstructures collusives, l’attitude des pouvoirs publics dans la France de l’Après-guerre a été d’éviter la confrontation directe et les chocs d’adaptation brutale.Au moins jusqu’en 1958, il est difficile de dire si cette attitude a été dictée parla prudence ou l’impuissance. Certes, un décret est passé dès juin 1945,réglementant les pratiques individuelles de vente et visant à prévenir les effetspervers des « ententes et positions dominantes ». Mais dans un contexte demarchés en pénurie généralisée, cette ambition réformatrice non accompagnéede moyens coercitifs est restée un vœu pieux.

2) La IVe République (1946-1958) : prudence ou impuissance ?

La IVe République a sans aucun doute eu l’intention d’assainir lecapitalisme français, en mettant notamment sur pied une « commissiontechnique des ententes et des positions dominantes ». Mais son fonctionnement

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a été totalement entravé : par manque de moyens (une dizaine de personnes),par le lobbying patronal, par des hauts fonctionnaires eux-mêmes sincèrementpersuadés que les ententes pouvaient être favorables au développementéconomique, par l’absence d’un mandat clair quant à ses pouvoirs et auxententes visées, et plus généralement par le manque de continuité dans lespolitiques suivies, les gouvernements se succédant au rythme moyen de untous les sept mois entre 1944 et 1958.

En 1953, la Commission des Comptes de la Nation (ancêtre de l’actuelleCour des Comptes) établit dans un constat sans appel que « l’absence deconcurrence laisse subsister auprès d’entreprises à haut rendement peunombreuses un vaste écran de petites cellules désuètes […], l’économie nationalecesse d’être animée par une économie de profits pour tendre à se reposer sur une économiede rentes ». Sont visés en première ligne le protectionnisme extérieur et lagénéralisation des entraves à la concurrence sur le marché domestique : prixgarantis, prix imposés à la vente, différenciés en fonction des acheteurs, accordsde partage de la clientèle, subventions en tous genres, notamment à l’agriculture,limitation des ventes ou de la production, tolérance à l’égard de la fraudefiscale, etc. Un autre rapport, rédigé par S. Nora, président de la Commission,vise ouvertement l’impuissance de l’État face aux milieux d’affaires : « A tenterde conférer à chacun un privilège, on ne favorise plus personne, mais on instaure unrégime où l’intervention devient synonyme d’anarchie, plutôt que d’ordre, où lacompétition dans la pression politique remplace la concurrence du marché ».

Encore plus précis, Houssiaux (1958) observe que les grands groupes seretrouvent en position de surplomb sur leurs secteurs respectifs, et lesentreprises de taille inférieure dépendent de ces centres de décision dans ladéfinition de leur stratégie : « en dépit d’une structure de production qui restetrop peu concentrée, l’essentiel des affaires est, en France, sous le contrôle plus oumoins direct des grandes entreprises ». Les grands groupes ne s’arrêtent donc pasà leurs frontières légales mais constituent le centre réel du pouvoir de décisionprivé sur l’essentiel du tissu économique qu’ils contrôlent plus ou moinsdirectement. Pour les responsables politiques, pouvoir agir sur les grandsgroupes et leur environnement, c’était se donner un formidable levier d’actionsur l’économie. Cela n’a pas échappé au général de Gaulle.

3) Les ambiguïtés du programme gaullien (1958-1969)

Tout juste revenu au pouvoir en 1958, de Gaulle, sûr d’avoir du tempsdevant lui grâce à l’instauration d’un nouveau régime présidentiel4, chargedeux hauts fonctionnaires d’un rapport sur les « obstacles à l’expansion

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économique », qui déclenche une certaine prise de conscience, au-delà desintérêts et des clivages politiques. Plusieurs réformes fiscales et législativess’enchaînent, aboutissant à un démantèlement rapide des protections dontbénéficiait le petit commerce, offrant ainsi un marché aux grandes surfacescommerciales (Leclerc et Carrefour en tête), dont le développement est alorsfulgurant. Pour ce qui est de la concurrence entre grands groupes, les deuxréformateurs s’étonnent du très faible nombre de dossiers instruits par laCommission technique contre les pratiques anticoncurrentielles les plusrépandues (quotas, ententes sur les prix, barrières à l’entrée, etc.).

Si les années 1950 et 1960 marquent l’expansion des grands « groupes »français, l’accélération du mouvement de concentration est très nette dans laseconde moitié des années 1960, sous l’impulsion des gouvernementsgaullistes. A l’inverse d’une grande partie du patronat et de la classe politique,de Gaulle croit en l’Europe et en la ‘grandeur de la France’ en son sein. Sadoctrine est libérale et interventionniste : les marchés doivent être régulés parle jeu de la concurrence et non par celui des arrangements ou des protections,mais c’est l’État qui orchestre la modernisation.

A partir de 1960, il lance une politique de grands projets (le métro rapideparisien RER, l’avion supersonique Concorde, l’aéroport de Roissy) etconcrétise sa volonté de créer des groupes de dimension internationale, quitteà ce qu’ils se retrouvent en position oligopolistique ou monopolistique surle marché intérieur. Selon les rapporteurs du Ve Plan (1966-1970), « leschampions nationaux », conçus comme des instruments de la modernisationdu pays, doivent « disposer d’une masse de capitaux propres suffisante pouraffronter la concurrence là où elle se porte, investir à l’étranger, disposer deleurs propres centres de recherche et de leurs propres techniques et avoirfinalement la possibilité de négocier dans de bonnes conditions des accords[à l’international] ». Il faut « fortifier la puissance de la compétitivité del’industrie française en hâtant la création ou le développement de groupes àcapitaux français de taille internationale constitués par la concentrationtechnique, commerciale et financière des entreprises. […] Dans beaucoupde secteurs, ces concentrations devraient conduire à un nombre restreint detels groupes, pouvant exceptionnellement aller jusqu’à la création d’un groupedominant unique, ce qui ne saurait en raison de l’ouverture des frontièresavoir les mêmes inconvénients que dans un régime protectionniste » (cité parJenny et Weber, 1976).

Comment vouloir faire respecter des règles de concurrence loyale sur lemarché domestique alors que l’objectif prioritaire affiché par le régime gaullisteest d’encourager par tous les moyens la formation de groupes puissants (les

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champions nationaux) capables d’affronter la concurrence extérieure, quitte àles préserver sur leur marché intérieur ? Ce dilemme n’est pas sans rappelerun défi aujourd’hui posé à un certain nombre de pays en développement ouémergents tels que la Corée ou le Brésil quant aux politiques de régulation àadopter vis-à-vis de leurs géants nationaux5.

Finalement, c’est dans le cadre du Marché commun européen que serontde plus en plus fixées les nouvelles règles du jeu concurrentiel : le renforcementde la législation contre les ententes (avec la Commission européenne et la Courde justice des communautés européennes pour la mettre en vigueur) et l’arrivéede concurrents directs sur le marché domestique ont constitué de formidablesincitations à une modernisation et une concentration accélérées des entreprisesà partir des années 19606.

Plusieurs éléments ont donc convergé pour inciter fortement les grandsgroupes à s’intégrer davantage : la difficulté croissante à conclure des ententes,l’obligation de résister à l’intensification de la concurrence pour les entreprisesdes secteurs dits « exposés » (c’est-à-dire ne pouvant plus bénéficier de régimeprotecteur dans le cadre du Marché commun) et les incitations des pouvoirspublics (prêts à taux bonifiés depuis 1955 ; mesures fiscales de 1965 et 1967).Jusqu’au milieu des années 1960, les regroupements répondent encoreprioritairement à la préoccupation de consolider les réseaux existants tout ense positionnant sur des marchés en forte croissance (quitte à se diversifier et àrépartir les risques par création de filiales communes). Mais de plus en pluss’impose tout simplement la loi d’un nouvel univers concurrentiel, qui veutque la compétitivité passe par la mise en œuvre de stratégies coûts/volume,fortement encouragée par le personnel administratif et politique. Lemouvement des fusions-acquisitions s’accélère logiquement : 61 opérationspar an entre 1950 et 1958 ; 166 entre 1959 et 1965 ; 213 entre 1966 et 1972, ce quiconstitue alors le plus fort taux de fusions en Europe occidentale. En 1970,0.6 pour cent du nombre total d’entreprises de plus de 6 salariés (les 235 plusgrands groupes) représentent 62 pour cent des investissements et 45 pour centdu chiffre d’affaires pour 39 pour cent des effectifs (Caron, 1995).

L’étude des structures concurrentielles, capitalistiques et légales ducapitalisme français des Trente Glorieuses permet de conclure sans hésiter àune forte concentration du pouvoir économique : au sein de chaque entrepriseet au sein de chaque secteur. Quel a été le rôle des institutions de gouvernancepublique dans cette transformation des institutions de gouvernance desentreprises ?

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La constitution d’un monopole focal de gouvernance

L’État ne s’est pas imposé en un jour au cœur du fonctionnementde l’économie

Sans remonter aux origines de la tradition étatique en France, il fautsouligner que la transition vers un régime dirigiste ne s’est pas faite du jourau lendemain (en 1945) comme tendrait à le laisser croire la mythologie de laReconstruction. Tout d’abord, l’État gère traditionnellement un certain nombred’activités économiques (tabacs, allumettes, postes, téléphones, télégrammes,arsenaux, la Caisse des Dépôts et Consignations créée en 1816 et le CréditFoncier né en 1852). Deux autres institutions bancaires « privilégiées » sontcréées pour répondre aux besoins du premier Après-guerre : le Crédit Nationalen 1919 et la Caisse Nationale du Crédit Agricole en 1920. L’étatisation gagneencore quand la récession des années 1930 menace des secteurs ou desentreprises dont l’importance justifie de ne pas les laisser tomber (pétrole,transport aérien, transport maritime, banques, etc.). Ces interventions sontfacilitées par la présence de fonctionnaires très compétents dans les ministèrestechniques, notamment des ingénieurs issus des Grandes Écoles, qui voientd’un bon œil le placement sous leur tutelle de pans entiers du patrimoinenational7.

Traumatisée par les grèves de 1936 et l’expérience socialiste qui s’en estsuivie (le Front Populaire aboutissant à la semaine de 40 heures, aux premierscongés payés et à la nationalisation de la Banque de France8), craignant la‘Révolution ouvrière’ et la faiblesse de la IIIe République, admirative desprouesses techniques du Reich, la minorité d’industriels et de banquiers quicontrôlent l’économie française des années 1930 n’a pas attendu la demandedu régime de Vichy pour collaborer activement en 1940 (Lacroix-Riz, 1999).Du côté également des fonctionnaires, les hommes se sont accommodés pourla plupart du changement de régime : « L’élite à laquelle nous appartenionsn’était pas attachée à la démocratie au point de refuser absolument uneexpérience un peu autoritaire en vue du bien public (…) Si, d’une manièregénérale, le corps administratif français a été aussi insensible à l’arrêt de ladémocratie, c’est que, antérieurement, sa préoccupation dominante était cellede l’efficacité » (Bloch-Lainé et Gruson, 1996).

Le bilan du régime de Vichy est très ambivalent : d’un côté, il enferme lemarché français dans un corporatisme étroit, de l’autre, il crée des institutionspertinentes, conservées telles quelles ou à peine modifiées par la suite. Son

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objectif en 1940 est double : rénover les structures économiques et sociales dupays, accusées de l’avoir mené à la défaite, et empêcher les Allemands decontrôler directement l’appareil productif. Afin que l’ennemi ait à traiter avecun intermédiaire « incontournable », tout un ensemble d’organismes de gestion,de contrôle et de prévision économiques sont rapidement mis en place, dont,entre autres institutions clés de l’Après-guerre, le futur INSEE (Institut nationalde la statistique et des études économiques officiellement né en 1946) chargéde la prévision, le Trésor chargé de la trésorerie de l’État et le très puissantministère de l’Économie. Le tout s’appuie sur un relais nouveau au sein de lasociété civile : 231 ‘Comités d’Organisation’, où les représentants de chaquesecteur d’activité (couvrant 1.8 millions d’entreprises en 1945) sont invités àparticiper à l’élaboration des politiques.

Ce mode de gouvernance représente une avancée décisive dans latransformation de l’appareil d’État français, non du point de vue de ses résultats(collaboration, pillage financier, épuisement de l’outil de production etexplosion de l’économie parallèle), mais quant à l’héritage pour les régimes àvenir : un nouveau modèle de gouvernance institutionnalisant un dialogue étroitentre les oligarchies économiques et l’appareil administratif, associant donc les élitesdu secteur privé à la discussion sur les politiques à mener et les impliquantdans la réalisation des objectifs.

Une série d’innovations institutionnelles

En 1945 sonne l’heure de l’autocritique. La société rêve d’unrétablissement économique et social fondé sur des valeurs nouvelles. Lesregards sont tournés vers l’avenir, vers l’effort nécessaire de reconstruction,avec une volonté radicale de modernisation. L’attitude de la plupart des élitesayant été douteuse pendant la guerre, une reprise en main forte par l’Étatprovisoirement dirigé par le général de Gaulle, chef de la Résistance, apparaîtlégitime. Mais le cœur du système de gouvernance des entreprises n’est pasremis en cause. Les hommes de l’Après-guerre vont au contraire s’appuyersur les institutions et compétences existantes pour les convertir entièrementau double objectif de démocratie et de reconstruction9. C’est dans ce contextequ’interviennent les grandes « réformes de structure » par lesquelles l’Étatimprime sa marque au cœur des institutions de gouvernance des entrepriseset balise le terrain des compromis sociaux futurs, jusqu’à aujourd’hui :

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1) La planification vise l’organisation d’une « économie concertée »pensée comme processus de collaboration continu entre l’État, les travailleurset les employeurs, et nourrie par le rêve d’en finir avec les conflits sociaux(Kuisel, 1981). L’idée est de Jean Monnet, futur ‘père de l’Europe’ : « D’uneadministration à l’autre, d’une branche d’industrie à l’autre, les gens separlaient, mais leurs intentions respectives demeuraient secrètes, et sansconcertation (…) Il fallait obtenir de l’initiative privée qu’elle se pliât d’elle-mêmeaux exigences de l’intérêt général, et le meilleur moyen était d’associer toutes lesforces du pays à la recherche de cet intérêt général dont personne n’avait larecette en propre mais dont chacun détenait une partie» (Monnet, 1976). Avecle soutien du général de Gaulle, il crée en 1946 le Commissariat Général auPlan afin de servir cet objectif de cohérence dans les politiques et de cohésiondans la croissance (voir l’encadré III.2).

Dans un premier temps, il s’agit pour le Commissariat Général au Plande diriger les crédits et les produits disponibles vers les secteurs prioritaires.Durant ses quatre premières années d’existence, il a fourni 50 pour cent dufinancement de l’investissement dans le pays (Hall, 1986). Les fonds étaientalloués en échange de la signature de quasi-contrats par lesquels l’entreprisedevait se conformer à la stratégie d’allocation du Plan. En 1947, sa missiondevient la coordination de programmes annuels de production, de répartition,d’investissement, d’importation et d’exportation. Les différentes « commissionsde modernisation », lieux de dialogue permanent entre administrations etpartenaires sociaux, peuvent être identifiées comme institutions-clés de lacroissance française jusqu’aux années 1960. Claude Gruson, ancien directeurde l’INSEE, reconnaît en elles « un des changements de structure les plusimportants qui aient marqué cette époque ». Et de confirmer que les Comitésd’organisation de la période vichyssoise ont « facilité cette mutation ».

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Encadré III.2. Le Plan

Comme le souligne Bertero (1997), les externalités positives liées à cetteinstitution ont un intérêt tout particulier pour les pays en transition et endéveloppement : interface entre les politiques et les acteurs économiques etfinanciers, invités à prendre part à l’élaboration des plans quinquennaux ;collecte d’informations sur l’économie réelle et construction d’indicateursstatistiques pour l’élaboration et l’évaluation des politiques ; centre de rechercheindépendant situé au cœur du débat public, exclusivement préoccupé par lacroissance et la coordination des acteurs à moyen et long termes.

On peut certes admirer la performance économétrique des modèles successifsutilisés par le Plan [1600 équations intégrant 4000 paramètres exogènes dansle modèle Fifi — physico-financier — du VIe Plan (1970-1975)], mais l’essentieln’est pas là. Si le Plan est devenu une institution centrale de la croissancefrançaise, c’est sans doute moins directement par la qualité de ses prévisions etson rôle théorique de coordination des agents économiques, que par son effetde coordination des anticipations de croissance et de création d’un climat deconfiance favorable à l’investissement.

A posteriori, on peut donc estimer que ses deux fonctions primordiales ont été :i) de constituer un pôle unique de négociation, de rencontre, « de confrontationentre partenaires poursuivant des intérêts spécifiques » (Malinvaud) ; ii) d’offrirune perspective commune, des objectifs de croissance raisonnables aux agentséconomiques, et en cela de jouer un rôle fondamental de réducteur publicd’incertitude. En 1967, un sondage montre que 80 pour cent des entreprisesconnaissent l’objectif du Plan et les deux tiers ses prévisions pour leur branche.

En fin de compte, le Plan a moins rempli sa mission à travers ses fonctionsformelles que par un processus bien moins visible de prévention des conflitssociaux consistant à aider l’ensemble des acteurs à apprendre, expérimenter etaccepter le changement social, cela aboutissant finalement à faciliter lechangement social lui-même (voir Hall, 1986).

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2) Les nationalisations : « Il convient que les grandes sources de larichesse commune soient nationalisées et dirigées non point pour le profitde quelques-uns mais pour l’avantage de tous » (de Gaulle). « Tout bien,toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un servicepublic national ou d’un monopole de fait doit devenir propriété de lacollectivité » (Constitution de 1946). Les premières nationalisations sont desnationalisations punitions (pour collaboration) : Renault, Gnôme et Rhône(future SNECMA) et les houillères. En 1946 arrive la vague des nationalisationsstratégiques, à 100 pour cent, avec une tutelle rigoureuse, afin d’assurerl’équipement du pays et la croissance économique. Sont concernées la Banquede France, les quatre premières banques de dépôt (Crédit Lyonnais, SociétéGénérale, Banque Nationale du Commerce et de l’Industrie, ComptoirNational d’Escompte de Paris), les 34 plus grandes sociétés d’assurance, laquasi-totalité du secteur de l’énergie). La dernière vague (1948) concernedes sociétés déjà contrôlées de fait (la RATP, société gestionnaire destransports parisiens, et Air France).

Si les entreprises nationalisées bénéficient officiellement d’une certaine« autonomie de gestion », en pratique, des contraintes considérables pèsentsur elles : impératifs de service public, missions de développement local ourégional, définition des marchés, des fournisseurs, tarifs imposés, accès contrôléaux financements, statuts des salariés proches de ceux des fonctionnaires, etc.Aussi seront-elles de plus en plus massivement subventionnées afin de comblerleur exploitation déficitaire. La marche vers plus d’autonomie et d’effortd’équilibre budgétaire ne s’amorce qu’avec le rapport Nora de 1967. Le secteurnationalisé représente entre 12 et 15 pour cent du PIB des années 1950 auxannées 1970. Cette proportion cache un vecteur d’influence indirecte surl’économie, à travers les « participations » financières du secteur nationaliséqui, entre 1959 et 1972, croissent deux fois plus vite que ses actifs industriels(Gresh, 1975). Voilà une manière indirecte pour l’État actionnaire d’apporterdes capitaux propres à l’économie.

3) La création des comités d’entreprise, obligatoires pour les sociétés deplus de 100 employés (seuil ultérieurement abaissé à 50), accordant aux salariésun droit de regard sur la gestion de l’entreprise au sein du conseild’administration, ainsi que des moyens pour la création d’œuvres socialesréservées à eux et à leurs familles. Ils ont grandement contribué à l’essor dupouvoir syndical ouvrier et sont particulièrement puissants dans les

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entreprises du secteur public, ces dernières se devant d’assumer leur rôle de‘vitrine sociale’ de la France (ainsi, le comité d’entreprise d’EDF absorbe1 pour cent du chiffre d’affaires de l’entreprise depuis 1945, soit environ400 millions d’euros par an aujourd’hui).

Mais à l’échelle de l’économie nationale, le versant ‘gouvernance’ descomités d’entreprise a été largement délaissé, aussi bien par les patrons que parles syndicats, leurs activités de service connaissant par contre un véritable succès.Le fait que les syndicats aient été à la fois divisés sur le plan politique etgénéralement fermement opposés à la perspective de collaborer avec lesdirections (par exemple dans un style de cogestion à l’allemande) n’acertainement pas aidé à développer le potentiel de gouvernance des comitésd’entreprise.

4) Enfin, la Sécurité sociale, clé de voûte de l’État-Providence, confiantaux partenaires sociaux (représentants élus du patronat et du salariat) le soinde gérer les différentes caisses de prestations (retraite, famille, maladie) offertesaux salariés. En pratique, et à la différence du modèle allemand, ce paritarismen’a jamais fonctionné de lui-même : il a au contraire eu en permanence recoursà l’État, que ce soit pour fixer le cadre des négociations ou faciliter la conciliationdes intérêts en présence.

La somme des mesures prises au sortir de la guerre permet de dessinerun ensemble cohérent par lequel l’État contrôle entièrement le circuit del’épargne pour alimenter le budget (voir l’encadré III.3). A partir de 1947, lesbanques doivent systématiquement demander l’autorisation de la Banquede France avant d’accorder un crédit important. Leur fonctionnement estégalement encadré par le Conseil National du Crédit et le service centraldes risques bancaires. Nombre de procédures mises au point dans le cadrede l’économie de guerre sont réactivées au sein du ministère des Finances etcomplétées afin de fournir des moyens d’intervention à l’État. Ellescomprennent le contrôle des changes, des taux d’intérêt, des prix (ponctuéd’épisodes de libération en 1948-52 et 1957-63), l’encadrement du crédit etde l’accès au marché obligataire, le plafonnement du refinancement bancaire,la sélection qualitative des prêts et la direction des grandes banquesnationalisées.

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Encadré III.3. Le Trésor

A partir de 1945, cette direction phare du ministère des Finances recrutant lesplus brillants des jeunes fonctionnaires, règne sur l’économie française.Symbole de l’État actionnaire et de l’État banquier, « qui avec sa galaxied’institutions financières, structure une économie de financements administrés »(Cohen, 1996).

Au-delà des prérogatives traditionnelles de cette administration (lesmouvements de fonds dans la sphère publique), « il va être l’inventeur et le chefd’orchestre de la politique de financement de l’économie » : politique du crédit,politique monétaire (la Banque de France suit ses instructions et fait tournerla planche à billets en fonction des besoins de l’économie, soit directement parses avances au Trésor, soit indirectement par la pratique du réescompte descrédits bancaires) ; actionnaire des entreprises publiques ; régulateur desmarchés ; il va « satelliser l’ensemble des circuits de financement de l’économiefrançaise et puissamment homogénéiser la communauté financière en faisant don deses brillants sujets à l’ensemble de la sphère financière » (ibid.) Le mécanisme central(appelé ‘circuit du Trésor’) fait obligation aux grandes banques de souscrireles bons émis par le Trésor. L’argent récolté est réinjecté dans l’économie viales budgets des différents ministères.

C’est ainsi l’ensemble des institutions de crédit que le Trésor ‘satellise’, par sesinstructions, ses financements et ses hommes :

— Institutions spécialisées dans le crédit à moyen et long terme, FME (fondsde modernisation et d’équipement), puis FDES (fonds de développementéconomique et social), aux entreprises en difficulté (Ciri) ou auxentreprises innovantes (Codis).

— Institutions financières distributrices de crédits bonifiés (à très bas tauxd’intérêts) pour le financement de l’exportation (Coface), del’investissement (Crédit National), de la construction (Crédit Foncier),de l’agriculture (Crédit Agricole). Elles deviennent la première sourcede capitaux à long terme pour les entreprises au milieu des années 1950.

— Banques nationalisées recueillant l’épargne nationale et n’offrant auxentreprises, fidèlement à leur tradition, que des services de financementde court terme, essentiellement à travers l’escompte des traitescommerciales.

— L’ensemble des banques privées dont toutes les décisions de gestion etde prêt sont encadrées par un contrôle administratif serré.

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Ce formidable pouvoir de régulation de l’État permet de fournir auxentreprises les capitaux de long terme dont elles ont besoin pour investir.Les hauts fonctionnaires sont convaincus que l’État doit conserver la hautemain dans l’immense effort d’investissement nécessaire au « décollage ».C’est ainsi que l’État assure 80 pour cent du financement des investissementsentre la fin de la guerre et le début des années 1960 (Boisivon, 1986). En1980, avant même la seconde vague de nationalisations consécutive au retourdes socialistes au pouvoir, plus de 70 pour cent des emprunts bancairesétaient encore sous contrôle public (Hall, 1986). Voilà une transformationmajeure du mode de financement des investissements des grandes entreprisesfrançaises, qui jusqu’ici, avaient surtout recours à l’autofinancement,éventuellement aux marchés d’actifs dans les périodes de boom, mais ni auxfonds publics ni aux banques.

Les secteurs jugés prioritaires par le Ier Plan sont les « gouletsd’étranglement » potentiels, ceux dont on prévoit que l’effet d’entraînementsur le reste de l’économie sera aussi le plus puissant : électricité, charbon,sidérurgie, ciment, transports intérieurs et machines agricoles. Ils sont irriguéspar l’intermédiaire du FME, relayé par le FDES, puis de plus en plus à partirdes années 1950 par des crédits à moyen terme accordés par les banquescommerciales et réescomptables auprès de la Banque de France. Le mouvementva donc d’un financement totalement et directement étatique à un financementintermédié, qui ne laisse pas pour autant les banques autonomes dans leurpolitique de crédit. Au niveau opérationnel, l’application des politiques estgarantie soit par un contrôle direct de l’État (entreprises nationalisées), soitpar le biais d’un contrôle professionnel fort sur les principaux secteursbénéficiaires des crédits. Les tendances corporatistes du capitalisme françaistrouvent là un excellent moyen de perpétuer leur ancrage social en le légitimantpar l’accès aux ressources.

Que ce soit à travers ses organismes de prévision, de gestion et desurveillance, à travers le contrôle des prix et des salaires, le contrôle du secteurfinancier, de l’énergie et du transport, ses politiques fiscale et budgétaireexpansives (l’État est souvent le premier client des entreprises) ou encore lespolitiques de recherche10, l’État est devenu omniprésent en l’espace d’unevingtaine d’années.

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Monopole focal et culture de gouvernance

1) Créer une culture de gouvernance telle que les intérêts privésdoivent se tourner vers l’État

Les facteurs favorables à une convergence des intérêts autour de l’Étatsont réunis en 1945. Tout d’abord, les Français, marqués par une longue crisequ’ils attribuent largement aux incohérences et à l’égoïsme des intérêts privésayant perdu de vue l’intérêt supérieur de la nation, considèrent qu’un Étatfort en charge de l’intérêt national peut éviter de répéter les mêmes erreurs.L’arrangement institutionnel qui en découle reflète ce choix. L’État devientl’acteur principal de l’économie française, centralisateur des demandes,allocateur des ressources, régulateur social, celui vers lequel tous les regardsconvergent et dont on attend qu’il n’oublie personne. Il est l’artisanincontournable de la formation des compromis économiques et sociaux. Eneffet, il planifie la croissance industrielle, apporte les financements, fixe lesquantités et les prix (taux d’intérêts, salaires, prix des biens) et fournit le cadrede la discussion entre partenaires sociaux. Autrement dit, jusqu’aux années1970, la rentabilité des entreprises comme le pouvoir des syndicats dépendententièrement de décisions publiques.

Comme le remarque Rosanvallon (1990), le pouvoir d’incitation de l’Étatne repose pas simplement sur son pouvoir de réglementation mais davantagesur une forte capacité de pression financière combinée à une stratégie demultiplications des mesures contraignantes qui rendent les firmes dépendantesdes responsables administratifs et politiques pour obtenir des fonds ou desdérogations à ces mesures.

Par exemple, une entreprise pourra être exemptée du contrôle des prix sielle accepte de se conformer aux objectifs industriels nationaux. Un accordsera signé sous forme de contrat individuel avec l’État. Cet outil, très utilisédans les années 1960, était d’autant plus efficace que l’inflation progressait.Accorder des exonérations fiscales, par exemple aux sociétés exportatrices àpartir de 1958, s’est avéré constituer une autre forme d’incitation très efficace.

L’État ayant à sa disposition un arsenal de moyens d’action sans pareildans le monde occidental, il est naturel que les syndicats, les entreprises etautres groupes d’intérêt (dont certains ancrés dans la société française bienavant la naissance même de la République) aient pris l’habitude de se tournervers lui, son administration ou ses élus, pour réclamer avantages et protections,obtenant souvent gain de cause en ces temps de croissance forte. Quel meilleurmoyen pour consolider son propre pouvoir que de s’adosser à un État

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omnipotent ? Et quel meilleur moyen pour l’État lui-même de consolider sonpouvoir que d’adopter des mesures populaires dans un premier temps, pourensuite offrir des incitations positives sous formes d’exemptions à desentreprises sélectionnées (plutôt que de les sanctionner pour non-respect) ?

Les pratiques réelles n’étaient donc pas aussi ‘participatives’ et‘transparentes’ que dans les intentions de Monnet. Certes, le Plan a bieninitialement impliqué une grande variété d’acteurs dans le processusd’élaboration des politiques. Mais rapidement, la planification devenant pluscomplexe et couvrant davantage de secteurs de l’économie, la participationpleine et entière d’un grand nombre d’acteurs a soulevé des problèmes d’actioncollective.

En effet la modernisation impliquait de renforcer les secteurspotentiellement les plus compétitifs et de laisser les moins efficients disparaître,ce qui nécessairement allait générer dislocation sociale et résistance auchangement. « Révéler la stratégie économique d’ensemble encourageait lesperdants potentiels à commencer à protester à un stade précoce desdélibérations.(…) C’est pour cette raison que le lieu du pouvoir au sein duprocessus de planification s’est déplacé vers des petits groupes de discussions‘privées’ entre fonctionnaires et dirigeants d’entreprise. (…) Afin de minimiserles risques de conflit sociaux et de faciliter la coordination, le véritable objetdu Plan est devenu la réduction de la palette des choix activement considérés :i) en construisant une représentation symbolique spécifique des contraintesde moyen terme qui ne sauraient être ignorées sans risques ; ii) en escamotantles pertes individuelles derrière le rideau de l’intérêt général ; iii) en présentantla destruction de l’industrie comme une euthanasie économique ; iv) en liantles sacrifices immédiats au gains futurs. La planification a plus consisté àproduire des normes pour prévenir les conflits sociaux qu’à élucider des choix »(Hall, 1986).

La coopération entre l’État et le secteur privé a donc en fait essentiellementopéré entre les groupes d’individus les plus puissants et les mieux organisésdes deux côtés. Dans les années 1950, elle impliquait encore les syndicats etles groupements professionnels. Mais en cas d’opposition systématique deleur part, il arrivait déjà aux fonctionnaires de les court-circuiter pour s’adresserdirectement aux chefs d’entreprises. Dans les années 1960, seul un petit nombrede grands dirigeants d’entreprise, de hauts fonctionnaires et de responsablespolitiques étaient réellement impliqués dans des négociations discrètes visantà aboutir à des accords bilatéraux. Il est clair que les politiques de ‘grandsprojets’ et de ‘champions nationaux’ ont contribué à constituer les puissantsacteurs avec lesquels l’État allait s’allier.

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Il est significatif que les syndicats ouvriers n’aient pas participé à ceprocessus. Deux des plus importants (la Confédération Générale du Travail etForce Ouvrière) avaient quitté les négociations du Plan dès la préparation duIIe Plan (1953). Le faible taux de syndicalisation dans les années 1960 (entre 15et 20 pour cent des salariés) et les divisions politiques inter-syndicales lesrendaient peu représentatifs et politiquement assez inefficaces. De sorte queleur pouvoir ne comptait pas vraiment en termes de force de négociation politique,et cela particulièrement en comparaison avec le pouvoir des ‘grands patrons’

2) La stabilisation du pouvoir et l’homogénéisation des intérêtsdes élites

Deux phénomènes ont fortement contribué à l’institutionnalisation decette culture de gouvernance nouvelle, fondée sur la position focale des institutionspubliques, tout en scellant entre les mains d’une élite la concentration despouvoirs et des ressources (le capital et le savoir en tête).

Premièrement, la très grande stabilité politique que connaît la France après1958 : de Gaulle se maintient dix ans au pouvoir, et la droite 23 ans. Le généralde Gaulle, l’homme qui par deux fois a ‘sauvé’ la France (en 1940 et en 1958),bénéficie d’une légitimité immense. La Constitution de la Ve République luipermet de concentrer l’essentiel du pouvoir exécutif entre ses mains. Mais ilest aussi le chef de file de la majorité parlementaire (pouvoir législatif). Quantà la justice, elle est maintenue sous la tutelle du pouvoir exécutif par letruchement de la Chancellerie (ministère de la Justice) : elle ne constitue pasun véritable « pouvoir » indépendant. L’administration, réputée impartiale,est entièrement dévouée au service du pouvoir politique. Enfin, pour ce quiest de l’information, la création en 1964 de l’ORTF établit un monopole d’Étatsur la télévision et la radio.

Deuxièmement, le système de formation et de circulation des élites. « Undes éléments principaux de cette symbiose entre un appareil d’État réceptifaux arguments des industries oligopolistiques et des grandes entreprises ayantle réflexe de demander le soutien de la force publique a été le système de laproduction d’élites par les fameuses Grandes Écoles (en particulier l’ÉcoleNationale d’Administration et l’École Polytechnique) » (Chesnais, 1993). Letrait le plus caractéristique des élites économiques françaises est qu’elles sonttrès fréquemment issues du secteur public. Aussi le ‘pantouflage’ (passage del’administration au monde des affaires) entre-t-il dans le petit nombred’institutions clés de la gouvernance des entreprises françaises, conséquencedu monopole historique de l’État sur les formations de haut niveau par le

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système des Grandes Écoles : administratives (l’ENA, créée en 1945 pour formerdes cadres administratifs de haut niveau) et techniques (Polytechnique, lesMines, Centrale, les Ponts, etc. datant des XVIIIe et XIXe siècles). Celles-cirecrutent sur concours les meilleurs élèves d’une classe d’âge. A l’issue deleur scolarité, ils sont intégrés dans un ‘corps’ de la fonction publique (désignantautrefois une classe de métiers mais n’ayant aujourd’hui plus guère d’autrefonction que corporatiste) et doivent consacrer au moins dix ans de leur vieprofessionnelle à l’État.

De manière générale, que les hauts dirigeants appartiennent au secteurpublic ou au secteur privé (dont les grandes familles d’entrepreneurscapitalistes : Peugeot, Michelin, Mulliez, Rothschild, Taittinger, de Wendel …),le maillage de leurs réseaux relationnels, l’organisation monarchique desinstitutions internes de gouvernance des entreprises (systèmes de négociation,de délibération et de décision cloisonnés entre étages hiérarchiques) et leursschémas de recrutement sont tels qu’ils renforcent et verrouillent le pouvoirde décision à l’échelle du pays (voir entre autres Bauer et Cohen, 1981 ;Bourdieu, 1989 ; et Garrigues, 2002.

Le recrutement s’appuie généralement sur la cooptation, le pantouflageet la solidarité entre « camarades », anciens élèves des mêmes écoles ouappartenant au mêmes ‘grands corps’ de la fonction publique, capables demonopoliser l’accès aux fonctions dirigeantes dans des pans entiers del’administration et de l’économie (par exemple le corps des Mines ou celui desPonts et Chaussées dans l’industrie, l’Inspection des Finances ou le Trésordans la banque et l’assurance). En 1954, 4 pour cent des dirigeants des banquesprivées provenaient de la fonction publique. En 1974, ils étaient 30 pour cent.Et 43 pour cent des dirigeants des cent plus grands groupes français avaientalors à un moment été fonctionnaires (Birnbaum, 1977 ; Birnbaum et al., 1978).La circulation du pouvoir, des informations et des ressources s’organise et selimite à une élite soudée par une grille d’intérêts communs, dont l’articulationet la garantie relèvent de la sphère publique nationale. Quant au lien entregouvernance politique et gouvernance d’entreprise, il est d’autant plus effectifqu’il est symbiotique, car intrinsèque au système de formation des élites.

3) L’hypothèse du monopole focal public de gouvernance

Comment comprendre que cette culture de gouvernance apparemmentfondée sur des relations interpersonnelles très peu transparentes ait pufonctionner avec une réelle efficacité en l’absence manifeste d’organes decontrôle ou de contre-pouvoirs crédibles ?

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Une telle configuration oligopolistique du pouvoir privé aurait pudéboucher sur des conflits ouverts entre les groupes d’intérêts les pluspuissants, chacun cherchant à tirer et conserver des rentes maximales de lasituation. D’après Olson (1982) et Oman et al. (2003), les tensions entre forcesoligopolistiques ont tendance à générer des cycles de crispation / déstabilisationbrutale des structures sociales, ne parvenant généralement au déblocage ouau compromis que par des épisodes de crise globalement destructeurs derichesse. Le gain social découlant de telles rivalités est très limité, le plussouvent négatif, comme en témoignent les coûts supportés par beaucoup depays émergents ou en développement confrontés à ce type de rivalitésintestines.

Comment et dans quelle mesure la France est-elle parvenue à éviter cescénario ?

Notre hypothèse est que si cette gabegie a pu être évitée en France, c’estque la concentration oligopolistique des forces sociales s’y est doublée d’uncouvercle hiérarchique suffisamment puissant pour imprimer une tendancemonopolistique à l’organisation du pouvoir, dont l’institutionnalisation a débutépendant la Seconde Guerre mondiale pour aller crescendo jusqu’au milieu desannées 1960 environ. La force d’un tel système de gouvernance est qu’ilparvient à fonctionner comme un monopole, avec l’État au centre, l’ensembledes acteurs du pays se coordonnant de fait autour de lui. Cette évolution a étérendue possible par le rôle de point focal endossé par les institutions relevantde la sphère publique, permettant d’opérer une mise en cohérence efficacedes intérêts privés sous l’égide de l’intérêt général. Le relais fonctionnel entrel’État et la société est assuré tantôt par telle administration, tel ministère, tellecommission, tel préfet, député, maire ou conseiller général, qui sont autant depoints de focalisation/cristallisation potentiels des attentes sociales, ayant tousen commun de renvoyer immédiatement à la figure tutélaire et pour ainsidire mythique de l’Etat11.

Nous pouvons baptiser ce phénomène, ou du moins l’idéal-type auquelil renvoie, de « monopole focal public de gouvernance ».

Ce monopole focal de gouvernance va au-delà des notionsd’interventionnisme, de dirigisme, de planification ou de centralisation dansla mesure où la compréhension de ses qualités fonctionnelles fait explicitementappel à une compréhension simultanée du fonctionnement des institutionsde gouvernance des entreprises et de gouvernance politique, et potentiellementde tous les systèmes de gouvernance à travers la société. C’est par définitionce à quoi fait référence le concept de culture de gouvernance.

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L’annexe 2 illustre et formalise la définition du concept de culture degouvernance ainsi que l’utilité sociale du monopole focal de gouvernance àl’aide de la théorie des jeux.

Monopole focal de gouvernance, confiance et croissance

« Un gouvernement d’entreprise efficace va au-delà du bon sens. Il s’agit làd’un élément-clé du contrat qui étaye la croissance économique d’une économie demarché et la confiance du public dans ce système. » Witherell (2002) rappelle uneévidence qui, pourtant, est restée longtemps ignorée. Depuis la série descandales enregistrés aux États-Unis, « qui, sur le papier, avaient l’un desmeilleurs systèmes de gouvernance » (ibid.), on n’en finit pas de découvrir cetenchaînement apparemment simple (sans tenir compte des rétroactionspossibles) :

« Mauvaises » institutions ou pratiques de gouvernance d'entreprise perte de confiance ralentissement de la croissance (où ‘ ’ signifie : ‘est une condition suffisante de’).

Mais Witherell (2002) va au-delà de ce constat aujourd’hui largementpartagé en suggérant l’existence d’un enchaînement inverse et vertueux dontle schéma serait :

« Bonnes » institutions / pratiques de gouvernance d'entreprise confiance croissance

(où ‘ ’ signifie : ‘est une condition nécessaire pour’).

Cela pourrait paraître d’une simplicité déconcertante. Il n’en est rien.Sinon comment expliquer une prise de conscience si tardive quand on mesurel’enjeu ? Il semble qu’elle résulte d’une double négligence, voire d’une doubleincapacité : premièrement dans la définition exacte de ce que l’on entend parbonnes ou mauvaises institutions/pratiques de gouvernance d’entreprise. Onen parle beaucoup, alors qu’aucune confirmation empirique robuste n’a encoreprouvé leur existence (pourtant fréquemment supposée de manière implicite).Deuxièmement, sur le rôle de la confiance dans les mécanismes de croissanceet ses liens avec les institutions de gouvernance. Si la confiance est unphénomène dont chacun perçoit intuitivement l’importance, puisqu’elle estdifficile à mettre en équation, la théorie économique se retrouve à son proposlargement démunie (Fukuyama, 1996 ; Peyrefitte, 1998).

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Witherell (2002) indique successivement deux pistes concernant ces deuxenjeux. Il met d’abord en avant un critère d’efficacité pour évaluer les institutionset pratiques de gouvernance d’entreprise. Il élargit ensuite le concept deconfiance (traditionnellement restreint au champ des acteurs strictementimpliqués dans la relation d’agence centrale de la gouvernance d’entreprise, àsavoir celle entre dirigeants et actionnaires) à la confiance du public. En effet,celui-ci est directement concerné par l’existence de conséquencespotentiellement dommageables en cas « d’abus de confiance » dans le cadre desinstitutions de gouvernance d’entreprise, parce que les entreprises fournissentdes emplois, des recettes fiscales, des biens et des services, des actifs sur lesquelsest investie une immense part de l’épargne, etc.

L’hypothèse du monopole focal de gouvernance français fournit un parfaitexemple de mécanisme de gouvernance dans lequel la confiance joue un rôlede levier. On peut identifier ses deux grands canaux d’action sur la croissance.

1) Le canal des coûts de transaction

D’après les estimations de North et Wallis (1986), les coûts de transactionpeuvent représenter jusqu’à la moitié du PIB d’un pays. Les réduire est doncun extraordinaire moyen d’action sur la croissance. Or, plus le capital de confianceentre partenaires contractants est grand, plus les coûts d’information, despécification et de contrôle d’exécution des contrats sont réduits, donc plus lesrelations de coopération sont facilitées. La valeur de cet actif collectifcorrespond formellement à la somme des réductions de prime de risque exigéespar les partenaires par rapport à une situation d’absence totale de confiance(Breton et Wintrobe, 1982).

Le système de formation, de recrutement et d’autocontrôle des élitesfrançaises en fournit une parfaite illustration. Outre le fait qu’il assure unniveau élevé d’éducation des dirigeants, il réduit considérablement lespossibilités de conflit et diminue les coûts de leur résolution par ledéveloppement d’une même culture au cours des années d’école et parl’appartenance aux mêmes réseaux. La plupart entretiennent des liens d’amitié,tout au moins d’estime et de loyauté réciproques. La coordination entre élitesse trouve facilitée, et donc la mise en œuvre des politiques, c’est-à-dire, dansles années 1960, l’émergence et la réalisation de grands projets d’investissement.« Les secteurs industriels ayant connu la plus forte expansion sont égalementceux pour lesquels l’État a manifesté le plus grand intérêt. Ce sont égalementles secteurs dans lesquels les membres des Grands Corps occupent les postes

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de direction ». Autre avantage : la réduction des asymétries et des coûtsd’information. Le pantouflage permet de transmettre aux états-majors desentreprises une connaissance approfondie du secteur public. Dans l’autre sens,les restructurations des années 1950 et 1960, qui ont fait l’objet d’un énormetravail de préparation de la part des administrations de régulation sectorielles,leur ont donné l’occasion de renforcer leur capacité d’expertise etd’intervention, soit directement par leur influence dans l’élaboration despolitiques (aides, fiscalité, etc.), soit, de manière moins visible mais peut-êtreencore plus certaine, dans la gestion même des entreprises par les transfertsde hauts fonctionnaires. Le pantouflage est un cas parfait d’institution, derègle du jeu inextricablement et simultanément économique, sociale et politique.Par l’habitude prise de se rencontrer (et de s’évaluer) de manière informelle etcontinue, tous les éléments clés de la culture de gouvernance (en l’occurrenceles règles du jeu dans le cadre du monopole focal public) font immédiatementl’objet d’une connaissance mutuelle (common knowledge). Cela donne aux élitespubliques et privées une inestimable capacité de coordination à moindre coût.

La convergence des intérêts organisée par la force du monopole focalpublic limite l’usage de règles prudentielles et de procédures de contrôle. Lesrisques sont limités par la faible importance des mécanismes éventuellementsitués hors de la sphère d’attraction du monopole focal. Ainsi fonctionneprécisément le circuit du Trésor (Perrut, 1998) : l’encadrement du crédit permetaux banques de choisir les emprunteurs les moins risqués ; la croissance sefait à faible niveau de risque, donc à coûts faibles (taux d’intérêt réels nuls ounégatifs) et garantis, puisque les emprunteurs savent que l’État n’a pas intérêtà déstabiliser le système dont il occupe le centre. Enfin, l’endettement ne sertpas à nourrir des phénomènes spéculatifs, limités par l’étroitesse des marchés.Les marges bancaires sont faibles, mais assurées. Tout le monde le sait (commonknowledge), donc a confiance dans les régulations venues ‘d’en haut’ et intérêt àla perpétuation d’un système de gouvernance qui assure la stabilité de ses rentes.

2) Le canal des anticipations

Toute décision d’investissement, d’épargne ou de financement comporteune dimension d’anticipation et un choix intertemporel. Or les anticipationsprésentent deux caractéristiques essentielles (Plihon, 2000). Premièrement, ellessont tournées vers l’avenir. Deuxièmement, elles sont potentiellement auto-référentielles. De la première caractéristique, il résulte que toute prévision aun impact sur le présent. Il est donc absolument fondamental pour un acteurqui prépare une décision de pouvoir s’appuyer sur une appréciation aussi

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claire que possible des perspectives d’évolution. De la deuxième caractéristique,il découle que si l’anticipation est parfaitement crédible, elle a de fortes chancesde se réaliser. On sait qu’une ‘psychologie dépressive’ des entrepreneurs estelle-même facteur de dépression de l’investissement. A contrario, le rôle demobilisation et de coordination joué par l’ensemble des interventions etinstitutions publiques au cours des Trente Glorieuses, en donnant auxentrepreneurs des signaux optimistes et crédibles (objectifs du Plan,financements publics, stabilité sociale, Marché commun, etc.) a permis à leursanticipations de se focaliser sur un équilibre de croissance élevé, les incitant àspéculer à la hausse dans leurs décisions d’investissement, et contribuant dece fait à la réalisation de la norme optimiste de croissance. Un tel impact de laréduction des incertitudes sur les décisions d’endettement et d’investissementdes entreprises (et donc in fine sur la croissance elle-même par l’intermédiairedes salaires et de la consommation des ménages) est nettement repérable dèsle lancement du IIe Plan (1954).

Si l’on se tourne vers les anticipations des salariés, le travail macro-économique de Bénassy et al. (1979) aide à comprendre leur rôle en situant lesprocédures de négociation collective au centre de l’analyse. Le renforcementdu droit du travail à la fin des années 1940, l’établissement du salaire minimumen 1950 — dont le niveau allait faire l’objet d’une négociation permanenteentre partenaires sociaux — et l’existence d’un cadre collectif aux négociationssociales a abouti à intégrer ex ante la croissance de la productivité dans lessalaires nominaux. Conséquence de ces innovations institutionnelles, à partirde 1958 les salaires réels tendent à augmenter en permanence et c’est encoreplus vrai si l’on prend en compte les salaires indirects (prestations sociales,allocations chômage, assurance maladie, etc.). Ayant confiance dans lacontinuité de ce processus (puisqu’il est inscrit dans les institutions), les salariésapportent leur contribution à la réalisation de la norme optimiste de croissancepar leur niveau élevé de consommation, niveau que les producteurs anticipentdans leurs programmes d’investissement et leurs demandes de fonds.

Il en va de même dans la plupart des sous-systèmes sociaux ouéconomiques : l’État organise la convergence des intérêts, contribue à laproduction d’une norme optimiste de croissance ou de bien-être et apporte sagarantie à la stabilité du système de gouvernance. Il est le grand assureur ouprêteur en dernier ressort, dans les relations sociales comme dans le systèmefinancier : les coûts seront toujours mutualisés. L’ensemble des individus etdes organisations sachant cela (common knowledge à nouveau), chacun a intérêtà jouer la coopération, contribuant ainsi par son action à l’auto-réalisation dela norme optimiste que seule une coordination généralisée saurait permettre.

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L’efficience est-elle un principe de sélection institutionnelle ?

Dire que le monopole focal de gouvernance réduit les coûts d’informationet de transaction, aide à limiter les comportements opportunistes ou àsélectionner des équilibres optimaux au sens de Pareto (voir annexe 2) nesignifie pas qu’un seul de ces critères fonctionnels soit un critère suffisant desélection institutionnelle. Comme le souligne North (1990), généralement lesinstitutions ne sont pas sélectionnées en fonction de leur efficience relative.Pour Aglietta (1976) et Boyer (2003), elles émergent de conflits sociaux qui sedéplacent sur le terrain politique avant d’être finalement (et éventuellement)validées par le droit.

La période suivante de l’histoire de la gouvernance française (chapitre IV)ainsi que l’expérience de plusieurs pays en développement (chapitre V)confirment que différents types de défaillances institutionnelles ou piègesinstitutionnels peuvent exister et aboutir à ce que des institutions perdurentmalgré leurs inefficiences économiques notoires.

Conclusions

Premièrement, venant confirmer les études de cas menées par le Centrede développement de l’OCDE dans plusieurs pays en développement, l’analysede la croissance française montre à quel point la gouvernance des entreprisesne se comprend que dans son interaction avec son environnement etnotamment les institutions de gouvernance politique. Si l’imbrication ducapitalisme bancaire et industriel dans l’État a permis d’accroître l’efficacité desdifférentes politiques industrielles, économiques et financières, l’étude desinstitutions et pratiques de gouvernance de l’un ne peut être dissociée de cellede l’autre.

Deuxièmement, l’effet le plus remarquable de la culture de gouvernanceanalysée dans ce chapitre est d’avoir construit et pérennisé un climat deconfiance favorable à la croissance en ce qu’il a permis de réduire à la fois lescoûts de transaction et l’incertitude. Sur la base de l’expérience française desTrente Glorieuses, nous sommes finalement en mesure de définir ce queseraient de ‘bonnes’ institutions de gouvernance en général et de gouvernanced’entreprise en particulier : des institutions capables de préserver durablement laconfiance du public, c’est-à-dire d’anticiper sur les facteurs potentiels dedestruction de la confiance. L’ensemble de ces facteurs délimitent le champ de

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ce que l’on pourrait appeler le risque de gouvernance. Prévenir ce risque (c’est-à-dire identifier, évaluer et agir sur les facteurs de risque) est la missionfondamentale des institutions de gouvernance d’entreprise. Les facteurs derisques étant variables d’un pays, d’un secteur, d’une entreprise à l’autre, laforme et le contenu à donner à ces institutions sont nécessairement fonctions du pays,du secteur, de l’entreprise considéré(e).

Troisièmement, la confiance du public n’augmente durablement que siles arrangements institutionnels mis en œuvre bénéficient autant aux individusqu’à la société. Telle est précisément l’une des principales sources de lacroissance à long terme repérée par North après qu’il eut montré en quoi lesvariables explicatives des théories traditionnelles (accumulation du capital,technologie, économies d’échelle) sont bien plus des indices, des manifestationsque des facteurs de la croissance. Ses causes sont d’abord à rechercher dansl’existence d’incitations (explicites et implicites) à une organisation efficiente.Inversement, des arrangements institutionnels inefficaces (fournissant peud’incitations à une organisation efficiente) ou inéquitables (bénéficiant parexemple bien plus à certains individus qu’à l’ensemble de la société) ont defortes chances de n’être pas durables, et de perdre plus ou moins brutalementla confiance du public.

Quatrièmement, grâce à une volonté politique forte d’orienter l’ensembledes forces sociales dans la même direction avec le même objectif, les institutionssoutenant le monopole focal de gouvernance ont pu fonctionner pendant untemps suffisamment long pour être bénéfique, en évitant les jeux à sommenégative typiques de la concurrence entre groupes d’intérêts oligopolistiques.Rien cependant n’indique que de tels groupes d’intérêt aient cessé des’enraciner, bien au contraire. Simplement, afin de conserver leurs avantagesà moindres frais, ils ont eu tout intérêt à accepter — provisoirement — lesimpératifs fonctionnels du monopole focal (voir l’annexe 2).

Mais si la culture de gouvernance française a permis d’atteindre unegrande efficacité économique, c’est qu’au moins deux conditionsinstitutionnelles étaient remplies : i) un degré d’ouverture encore faible del’économie et de la société, tant sur l’extérieur qu’aux mécanismes autonomesde marché ; ii) le respect effectif par l’élite politique de la règle d’or de ladémocratie qu’est le droit des gouvernés à changer de gouvernants par la voiedes urnes.

Concernant le premier point, des dysfonctionnements sont envisageablesdès lors que les règles du jeu subissent de profondes modifications, du fait del’ouverture sur l’extérieur (intégration régionale, mondialisation) ou de

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l’accumulation des déséquilibres intérieurs (longtemps concentrés dans lesseules tensions inflationnistes sur les marchés des biens et se traduisant pardes dévaluations compétitives à répétition jusqu’à la fin des années 1960).L’hypothèse du monopole focal laisse prévoir que les stratégies individualisteset divergentes à coût social élevé (du type dilemme du prisonnier) ont toutesles chances de resurgir dès lors que le monopole focal perd en force d’attraction,la confiance en son pouvoir de régulation (et donc son efficacité) diminuantd’autant.

Concernant le deuxième point, contrairement à ce que redoutaientcertains en 1945 puis en 1958, de Gaulle n’a pas cherché à détourner l’appareilpolitique à son profit en se transformant en une sorte de Président à vie. Ilsouhaitait avoir avec lui l’adhésion massive du peuple. Aussi a-t-il plus quen’importe lequel de ses successeurs recouru au référendum, étant à chaquefois déterminé à quitter ses fonctions si les résultats lui étaient défavorables.En ce sens, le régime n’était pas sans contre-pouvoirs, puisque l’homme à satête était prêt à se soumettre à l’expression du contre-pouvoir démocratiquepar excellence. Par cette posture ambiguë (vouloir gouverner une véritabledémocratie, mais en état de plébiscite permanent), il a permis à la démocratiefrançaise de trouver un équilibre viable, combinant l’efficacité d’un exécutiffort et le principe de responsabilité des élites. Cet équilibre était proche del’optimum que décrit Olson (1993) : « Il se pourrait qu’un développementéconomique soutenu requière des gouvernements suffisamment forts pour durer demanière indéfinie, mais cependant suffisamment restreints et circonscrits afin qu’ilsn’usent pas de leur pouvoir écrasant pour abroger les droits des individus ».12

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Notes

1. Des prévisions similaires sont adressées à la même époque aux pays endéveloppement déjà indépendants, c’est-à-dire surtout ceux d’Amérique latine :un grand pessimisme quant à la capacité des exportations à jouer un rôle moteurdans le développement (export pessimism) les a fortement incités à adopter ou àpersévérer dans des politiques d’industrialisation par substitution aux importationsafin de réduire leur dépendance extérieure. Voir Oman et Wignaraja (1991).

2. Clin d’œil de l’histoire, le décret-loi de 1940 innove en matière de gouvernanced’entreprise en permettant la création de « comités », composés de directeurs etd’administrateurs chargés de questions particulières par le PDG. Là encore, ilfaudra attendre 50 ans avant que l’idée de comités créés auprès du conseild’administration devienne un élément incontournable de ‘bonne gouvernance’.

3. A quelques exceptions près, et notamment le secteur automobile, qui a vu lesfirmes les moins compétitives disparaître sans connaître de distorsions deconcurrence notoire : 155 constructeurs en 1924, 60 en 1932, 31 en 1939. En 1951,les quatre premiers constructeurs (Renault, Citroën, Peugeot et Simca, filiale deFiat) contrôlent près de 90 pour cent du marché (Caron, 1995)

4. Une fois l’autorité centrale rétablie (1944-45), de Gaulle avance un projet deConstitution favorable à un exécutif fort. Il ne veut pas d’un régime parlementaire,du type de la IIIe République, faible car instable. Face à l’opposition des socialisteset des communistes inquiets d’une possible dérive autoritaire de ce généralPrésident, il quitte le gouvernement provisoire dès janvier 1946, laissant la placeà la IVe République. Confirmant les prévisions de de Gaulle, celle-ci sera marquéepar une alternance permanente de gouvernements, en fonction des modificationsde rapports de force à l’Assemblée nationale. En 1958, incapable de résoudre la« crise algérienne » (guerre d’Indépendance), le régime est en danger, menacé decoup d’état. Les Français demandent le retour du général de Gaulle, qui accepteà condition que soit approuvée par référendum une nouvelle Constitution.Toujours en vigueur aujourd’hui, cette dernière instaure la Ve République, régimeprésidentiel, caractérisé par une forte concentration des pouvoirs entre les mainsdu pouvoir exécutif, Président de la République et gouvernement appartenantlogiquement à la même majorité dans l’esprit du général de Gaulle, ce qui seraeffectivement le cas jusqu’en 1986.

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5. Voir le chapitre consacré au Brésil dans Oman (2003).

6. L’Europe, c’est d’abord la Communauté Européenne du Charbon et de l’Acier(CECA), instituée en 1951 en vue d’un premier marché commun pour cesmatériaux stratégiques. En 1957 naît la Communauté Économique Européenne(CEE) lors du Traité de Rome, c’est « le Marché commun », comprenantinitialement l’Allemagne, la Belgique, la France, l’Italie, le Luxembourg et lesPays-Bas. L’objectif est d’une part la création d’une union douanière garantissantla libre circulation des marchandises, d’autre part la mise en place de politiqueséconomiques et financières communes. Il est d’ailleurs très vraisemblable queles signataires du Traité de Rome avaient parfaitement présente à l’espritl’obligation ainsi faite au capitalisme français de s’adapter. L’évolution estspectaculaire : alors que les échanges extérieurs étaient en grande partie constituésde produits de consommation, agricoles ou intermédiaires et tournés vers lesmarchés captifs des anciennes colonies dans les années 1950 (en 1952, 42 pourcent des exportations sont destinées à la Zone Franc ; 16 pour cent à la CEE), lesexportations se réorientent très vite vers les biens d’équipement à destinationdes pays du Marché commun (50 pour cent des exportations en 1970, plus que 10pour cent pour la Zone Franc). Quant aux tarifs douaniers, ils étaient les plushauts d’Europe occidentale jusqu’en 1962, et sont quasiment démantelés en 1970.Il faut donc insister sur cette force d’impulsion qu’a représenté l’Europe(notamment l’aiguillon de l’ouverture programmée des frontières), pourcomprendre la hiérarchie des objectifs politiques et l’ampleur des transformationséconomiques opérées en un temps si court.

7. Un exemple symptomatique est celui des chemins de fer, tombés dans le domainepublic par un mécanisme à peu près inéluctable : soumises à des dépensesd’investissement considérables d’un côté, et aux obligations tarifaires imposéespar l’État de l’autre, les sociétés exploitant les différentes lignes depuis le milieudu XIXe siècle n’ont jamais vraiment prospéré. Par une convention signée en1921, les différents réseaux avaient mis en place un mécanisme de rétablissementautomatique de l’équilibre financier si l’un des réseaux était déficitaire. Cettesolidarité n’a pas suffi à combler les pertes des années 1930. Les détenteurshistoriques de capitaux dans l’exploitation ferroviaire ne souhaitant ou ne pouvantpas s’engager davantage, c’est l’État qui a couvert les pertes, se retrouvant ainsi àla tête de 51 pour cent des parts dans la SNCF (Société Nationale des Chemins defer Français), créée en 1937, et fusionnant les divers réseaux en un réseau uniqueplacé sous sa responsabilité.

8. Fondée par Napoléon Bonaparte en 1800, la Banque de France était jusqu’à sanationalisation en 1936 une institution toute puissante, crainte des gouvernementsauxquels il lui est plusieurs fois arrivé d’imposer sa loi (par exemple en 1870, enrefusant de soutenir Gambetta en pleine guerre franco-allemande). Son conseild’administration (Conseil des Régents) est nommé par les 200 premiersactionnaires de la Banque, en gros les 200 plus grandes fortunes du pays, le prixde l’action étant prohibitif. Ce chiffre donnera naissance au mythe des ‘200’ dansles années 1930, tout aussi populaire que celui du « Mur de l’argent » contre

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lequel se serait brisée la gauche en 1924. La nationalisation de la Banque de Francepermet au gouvernement de contrôler sa direction, tandis que le ministre desFinances Vincent Auriol savoure cette revanche historique de la gauche : « lesbanques, on les ferme ; les banquiers, on les enferme ! » (Milési, 1990).

9. Faut-il y voir un retournement total des idéaux mobilisateurs parmi les élites ?Bloch-Lainé, lui-même haut fonctionnaire, explique ce phénomène : « Il fautcomprendre à quoi peut conduire la simple prudence, qui a toujours été l’un desprincipes essentiels de la bourgeoisie dans la haute fonction publique et lesaffaires. En 1940 et 1941, rares étaient ceux qui mettaient en doute la victoireallemande. La prudence consistait alors à durer jusqu’au bout sans prendre derisque. En 1944, la prudence impliquait désormais d’investir sur un avenir quiallait changer de tournure, en s’achetant un brevet tardif de résistant » (Bloch-Lainé et Gruson, 1996).

10. De nombreux organismes de R&D ont été créés dans les années 1930 et 1940(dont la Caisse Nationale de la Recherche Scientifique, en 1935, futur CNRS). Apartir des années 1950, l’État joue un rôle de coordonnateur et d’impulsion : aux« programmes d’action » des années 1950 (sidérurgie) succèdent les « grandsprogrammes » des années 1960 qui sont autant d’occasions de favoriser ledéveloppement de la recherche privée (énergie atomique, armement,télécommunications, électronique, industrie aéronautique et spatiale). La vraieprise de conscience de l’importance de la R&D date des années 1960. Lefinancement public assure 68 pour cent de la recherche française en 1968. En 10ans, la part des dépenses de R&D dans le budget est passée de 2.5 pour cent(1958) à 6.2 pour cent (1967). Quant à la part des dépenses totales de R&D dans lePIB, elle double, passant de 1.1 pour cent en 1959 à 2.2 pour cent en 1967.

11. Voir Legendre (1976, 1999) pour une analyse juridique et anthropologique del’État en France.

12. Olson (1993) poursuit en montrant en quoi un régime où règne l’incertitude quantà la continuité et au respect des droits individuels est néfaste à la croissance àlong terme, via les anticipations et la confiance : « Il a pu arriver que certainesdictatures garantissent aux individus les droits nécessaires au fonctionnementde marchés concurrentiels, occasionnant par là même des périodes de croissanceéconomique rapide. Cependant, les sujets soumis aux dictatures ont toujoursmanqué non seulement des libertés politiques fondamentales, mais aussi deconfiance dans la continuité de leurs droits de propriété et de leurs droitscontractuels en cas de changement de régime ou simplement de politiques (parla dictature). De sorte que les marchés ne génèrent pas autant d’investissementet de progrès économique qu’il aurait été possible si tout le monde avait euconfiance dans la sécurité à long terme de ces droits. Seules des démocratiesstables et développées peuvent procurer un sentiment de confiance généraliséquant à la stabilité à long terme des droits individuels nécessaire à la prospéritééconomique ».

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Chapitre IV

Une culture de gouvernance dépassée ?

Introduction

Un certain nombre de conditions étaient nécessaires à l’efficacité dumonopole focal de gouvernance au cours des Trente Glorieuses. Les deuxpremières concernent l’autonomie relative de l’économie vis-à-vis,

Résumé

Pourquoi la France n’a-t-elle pas continué avec les institutions qui ontfait le succès de la culture de gouvernance élaborée au cours des TrenteGlorieuses ?

Dès les années 1970, cette culture de gouvernance s’avère de plus en pluscoûteuse et inadaptée. Sous l’action combinée de multiples facteurs(intégration européenne, montée en puissance des marchés financiers,émancipation des acteurs économiques, crise sociale,décentralisation, etc.), le point focal étatique est à la fois concurrencé etmenacé de fragmentation, sa légitimité s’effrite. Par répercussion, lemonopole focal public perd en force de polarisation, c’est-à-dire enefficacité. Il faut donc trouver de nouvelles régulations. Mais l’incertitudesur les gains à attendre de réformes des institutions de gouvernance(incertitude due au manque de lisibilité sur les perspectives nationales àmoyen et long terme), combinée aux rentes de situation créées dans lecadre de la culture de gouvernance des Trente Glorieuses entraînent desrésistances fortes au changement institutionnel, notamment de la partdes élites, promptes à défendre leur territoire menacé.

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premièrement, des mécanismes de marché, deuxièmement, de la concurrenceet des régulations extérieures. Or cette indépendance est complètement remiseen cause par l’accumulation de tensions internes à l’économie, et par l’avancéede l’intégration européenne, aboutissant à l’irruption des marchés financierset de l’Europe (avec de nouveaux marchés de biens et services, des concurrentssérieux et des institutions de régulation indépendantes) comme nouveauxpoints focaux.

Transformations des structures de financement

La montée de l’intermédiation financière

Dès le début des années 1960, les ressources budgétaires s’essoufflentface aux besoins croissants des entreprises, confrontées d’une part à laconcurrence internationale qui lamine leurs marges, d’autre part aux besoinsde financements générés par l’internationalisation et l’industrialisationaccélérées (R&D, marketing, etc.). Cette double contrainte obligel’administration gaullienne à envisager un complément au circuit du Trésor età trouver des moyens de drainer plus largement l’épargne nationale.

Des mesures sont d’abord prises entre 1960 et 1965 afin de favoriserl’épargne des entreprises (avec, par exemple, l’introduction de l’amortissementdégressif) et celle des ménages (mesures fiscales d’incitation à la détention detitres boursiers ; plans d’intéressement aux résultats pour les salariés desentreprises). Une réforme de grande ampleur est opérée en 1966-67, visant àdesserrer les contraintes qui pèsent sur les intermédiaires financiers et àdynamiser l’épargne des ménages : la distinction entre banques d’affaires etbanques de dépôt est assouplie ; le réescompte obligatoire auprès de la Banquede France est supprimé. L’ouverture de guichets est libérée sur tout le territoire.Le système financier est sécurisé, le coefficient de réserves obligatoires (nonrémunérées) devenant le principal instrument de la politique monétaire (enremplacement du taux d’escompte). La COB (Commission des Opérations deBourse) est créée afin de surveiller les transactions et d’informer les épargnants.

Ces réformes ont atteint leur but : au début des années 1980, 93 pour centdes ménages français détiennent un compte financier contre 30 pour cent en1965 ; le taux d’épargne brute des ménages (épargne brute / revenu disponible)est passé de 10 pour cent dans les années 1950 à 20 pour cent en 1975. La levéede la spécialisation bancaire entraîne un grand mouvement de concentration :en 1973, six groupes représentent 80 pour cent du total des bilans bancaires. Au

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début des années 1980, la France dispose du deuxième plus grand réseau deguichets bancaires au monde derrière les États-Unis. Les banques ont appris àtransformer efficacement l’épargne liquide des ménages en capitaux de longterme, prenant ainsi le relais des organismes publics ou para-publics au cœurdu système financier national. La part du Trésor dans l’ensemble des créditsd’investissement à long terme est tombée de 78 pour cent en 1954 à 15 pour centen 1974. Ce n’est donc plus directement l’administration, mais les banques quisont au contact des emprunteurs et prennent l’essentiel des décisions de crédit.

L’endettement est également encouragé par l’allégement naturel des dettessous l’effet de l’inflation (régulièrement 10 pour cent par an dans lesannées 1970). Ainsi que le reflètent les bilans des entreprises (tableau IV.1), laFrance a basculé dans une économie d’endettement, où le taux d’investissementsouhaité excède structurellement le taux d’épargne disponible, le complémentétant fourni par l’endettement. Cet aménagement du système financier, enfacilitant l’accès au crédit à partir de la fin des années 1960, a certainementcontribué à soutenir la consommation et l’investissement et donc à conserver(momentanément) des taux de croissance élevés : 3.2 pour cent par an sur1972-77, contre 2.2 pour cent en Allemagne et 2.7 pour cent aux États-Unis.

Tableau IV.1. Évolution de la structure des passifs des sociétés cotées* (%)

1961 1969 1976

Fonds propres 45 33 25

Dette totale 55 67 75

court terme 43 52 56

moyen et long terme 12 15 19

Note : *Hors grandes entreprises nationalisées. Source : D’après Dubois (1978) et Caron (1995).

Au-delà du financement des entreprises, c’est tout le système financierfrançais qui repose sur les banques, relais de la politique de crédit, de lapolitique monétaire et de la politique industrielle du gouvernement (avec laBanque de France comme prêteur en dernier ressort). En quelque sorte,l’économie française présente alors une version bien plus extrême de systèmebancaire que le modèle allemand, et se rapproche bien davantage des systèmesfinanciers caractéristiques de pays en développement, avec l’État au sommetde la hiérarchie bancaire (alors que le système bancaire allemand fonctionnede manière largement autonome par rapport au pouvoir politique).

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L’accumulation de déséquilibres

Les taux d’inflation élevés (mais tout de même régulièrement contenusautour de 10 pour cent) entraînent l’épargne vers des placements immobiliersou liquides plutôt que sur des placements financiers longs. La proportionplacements courts/longs entre 1965 et 1980 s’établit dans un rapport de 80/20 pour cent. Les marchés de titres privés sont structurellement étroits et latâche primordiale du système financier est d’assurer la transformation del’épargne courte en ressources longues disponibles pour les entreprises. Cettenécessité est à l’origine de deux déséquilibres. Premièrement, certains réseauxspécialisés de collecte de l’épargne qui bénéficient de privilèges anciens (caissesd’épargne, secteur mutualiste) se retrouvent fortement excédentaires tandisque le réseau bancaire est en déficit chronique. Le cloisonnement du systèmefinancier aboutit donc à des situations de rente et à la multiplication desprocédures dérogatoires pour compenser le désavantage compétitif dessecteurs non privilégiés. En second lieu, contrairement au financement parémissions de titres, le financement par transformation de l’épargne ne retirepas à l’épargnant la disponibilité de son avoir. Il entretient donc les tensionsinflationnistes.

Ce mode de fonctionnement atteint ses limites au début des années 1980.Compliqué, non concurrentiel, inflationniste (l’écart d’inflation avec les paysvoisins amenant à de fréquentes dévaluations compétitives), coûteux pour lebudget de l’État, il pousse au surendettement et fragilise les bilans desentreprises comme des banques (les fonds propres représentent 40 pour centdes passifs bancaires en 1967, seulement 8 pour cent en 1980). En 1981 coexistentplus de 70 régimes de financement à taux préférentiels, qui représentent44 pour cent des crédits à l’économie. La législation de 1945 ne couvre plusque 40 pour cent des banques, le reste étant régulé par des régimes spéciaux.

D’importants déséquilibres économiques sont venus s’ajouter à cesdéséquilibres financiers dans les années 1970 : la hausse planifiée des salairesréels (fruit des négociations qui ont suivi la crise sociale de mai 1968), la haussemondiale des prix des matières premières (suite au krach pétrolier de 1973) etle ralentissement des gains de productivité ont convergé pour mettre en périlla santé financière des entreprises. En échange du contrôle des prix et deshausses programmées des salaires, les entreprises bénéficiaient jusqu’alors d’unaccès généreux aux crédits bancaires. L’ensemble du système ne fonctionnaitque grâce au laxisme monétaire qui permettait d’absorber les tensions dansl’inflation, au prix de fréquentes dévaluations afin de réduire le différentield’inflation qui aurait sinon miné la compétitivité internationale de la France.

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Mais ces arrangements ont atteint leurs limites au début des années 1980.L’apparition de taux d’intérêts réels positifs (dus au ‘tournant de l’austérité’de 1983 et à l’adoption de la politique de désinflation compétitive1) met entrès grande difficulté les entreprises déjà endettées et rend une réforme dusystème financier indispensable.

Mais comment rendre un tel système financier plus efficace sans fragiliserl’ensemble de l’économie ? Cela implique de trouver des solutions pour cesserde transformer l’épargne à court terme au prix de déséquilibres profonds etstimuler l’émergence de capitaux qui acceptent de s’engager dans le tempslong de l’aventure industrielle.

La mise en place de marchés de capitaux efficaces

C’est l’État lui-même (qui a par ailleurs besoin d’un système financierperformant s’il veut pouvoir émettre et placer sa dette sur les marchésfinanciers), et en l’occurrence un gouvernement socialiste sous la présidenceMitterrand (élu en 1981), qui organise cette transformation ainsi que son propredésengagement de la sphère financière à partir de 1983. Une batterie demesures entraîne une libéralisation financière radicale dans la première moitiédes années 1980, paradoxalement facilitée par la nationalisation de la quasi-totalité des institutions financières ainsi placées sous tutelle directe.

Du côté des banques : abolition des spécialisations, décloisonnement desréseaux, suppression des privilèges et des procédures dérogatoires,autorisation du principe de la banque universelle, mise en place d’unelégislation unique valable pour tous les établissements de crédit, libéralisationdes taux d’intérêts, fin du rationnement du crédit et réduction des crédits àtaux préférentiels. En 1986, certaines banques sont déjà prêtes pour un premierround de privatisations (gouvernement Chirac).

Du côté des marchés : création d’un marché unifié des capitaux ouvert àtous les agents (financiers, non financiers, nationaux, étrangers) ; incitationset simplification fiscales ; diversification de l’offre de titres avec la créationdes titres de créances négociables (TCN) émis par les banques, les entreprisesou l’État sur le marché monétaire ; création d’un ‘second marché’ avec desrègles simplifiées et une ouverture obligatoire du capital réduite à 10 pourcent, destinée à faciliter l’accès des PME à l’épargne publique ; création demarchés de produits dérivés tels que marché à terme (MATIF) et marché desoptions (MONEP), et d’un marché spécialisé sur les entreprises à fort potentielde croissance (nouveau marché). Ce n’est qu’une fois toutes ces réformesabouties que sera finalement levé le contrôle des changes (en 1989).

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Les résultats de cette politique de réformes ont été aussi rapides quespectaculaires. Dès 1983, le partage entre épargne longue et épargne liquideest rééquilibré autour de 40/60 pour cent. Entre 1980 et 1990, les émissionsd’actions sont multipliées par huit, les volumes négociés par dix et lacapitalisation boursière par cinq. Entre 1980 et 1998, la capitalisation boursièretotale (actions + obligations + autres titres de dette) explose en passant de 30 à150 pour cent du PIB.

L’irruption des marchés dans les bilans des sociétés

La part de l’endettement est réduite de plus de moitié entre 1980 et 2000,tombant de 64 pour cent à 28 pour cent des passifs (tableau IV.2). La part ducrédit commercial chute dans la même proportion, indiquant un recul net dusystème ancien de financement croisé par multiplication des facilités depaiement (dans les transactions commerciales). La capacité d’autofinancement2,après être tombée de 80 pour cent dans les années 1950 et 1960 à 70 pour centen 1970, puis 62 pour cent en 1980, remonte à 75 pour cent en 1985, 90 en 1990et même 112 pour cent en 1995.

Enfin, la part des actions double au passif des entreprises de 34 à 67 pourcent entre 1980 et 2000. Dans les bilans bancaires, la part des titres financiers(actions, obligations et autres titres de dette) explose de 5 à 50 pour cent, tandisque celle des crédits chute de 84 à 38 pour cent de leur actif et celle des dépôtsde 73 à 28 pour cent de leur passif (Plihon, 2000). Il faut néanmoins resterprudent sur l’interprétation de l’importance prise par les actions face àl’endettement dans les bilans. Si elle correspond plutôt à un assainissementdans les années 80, elle est de plus en plus due à une hausse spéculative descours qui, au fil des années 1990, a contribué à entretenir une illusion sur lasolidité réelle des bilans (en diminuant artificiellement les ratios dette/capital).En tout état de cause, le point important est l’émergence des marchés financierset des prix établis sur ces marchés comme nouveau point focal pour les acteurséconomiques. « La marchéisation de la finance n’est pas le remplacement dufinancement intermédié par de la finance directe. C’est beaucoup plus la dépendancede l’ensemble des financements vis-à-vis des prix du marché » (Aglietta, 2001).

Une décomposition des flux de financement externe des entreprises selonqu’ils sont obtenus par émission de titres sur des marchés ou non vientcompléter et confirmer les résultats de l’analyse patrimoniale : la part desfinancements de marché a progressé de manière spectaculaire, du quart desflux de financement externe entre 1978 et 1983 à plus des trois quarts en 2000(Banque de France, 2002)3.

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Tableau IV.2. Évolution des bilans des entreprises françaises (1980-2000)

Actif 1980 1990 2000

Actifs réels 52 45 43 Actions françaises 8 15 19 Actions étrangères 2 6 15 Crédits et titres financiers 6 13 12 Crédits commerciaux 21 16 9 Trésorerie 10 6 3 Total 100 100 100

Passif 1980 1990 2000

Actions cotées 5 10 21 Actions non cotées 29 41 46 Titres financiers hors actions 3 5 5 Dettes auprès des institutions financières 30 23 11 Dettes commerciales 21 15 10 Autres dettes 13 7 7 Total 100 100 100

Source : Duval (2002).

Transformations dans la culture de gouvernance française

Le démantèlement du monopole focal public

Les dynamiques politiques, économiques et sociales qui ont participé audémantèlement du monopole focal de gouvernance peuvent être regroupéesen trois types : celles qui ont abouti à l’émergence de points focauxconcurrentiels, celles qui ont tendu à fragmenter le point focal public, cellesenfin qui ont contribué à le délégitimer. Ces tendances sont pour la plupartdéjà visibles à la fin des années 1960 et apparaissent irréversibles au cours desannées 1970.

— La montée en puissance de points focaux concurrentiels à l’État, soit autant denouveaux points d’ancrage possibles pour la coordination des acteurs.Les marchés financiers, sous la pression conjuguée des mécanismes deconvergence économiques et monétaires européens, de la mondialisationfinancière, des besoins de financements des entreprises et de l’État, jouent

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un rôle croissant dans la vie des acteurs économiques. Deuxièmement,l’Europe s’est dotée de compétences législatives, réglementaires etjudiciaires telles que Bruxelles est devenu le premier lieu de lobbyingpour les grandes entreprises françaises.

— La fragmentation du point focal public, due premièrement à l’enracinementde nouvelles féodalités (services, ministères, délégations, cellulesspéciales, grands corps de la fonction publique) qui cherchent à affirmerleur puissance au sein de l’administration, des entreprises publiques etprogressivement au sein des cabinets ministériels, provoquantd’incessantes querelles, luttes d’influence, marchandages, blocages. Dèsle milieu des années 1960, de Gaulle s’inquiète de l’importance prise parce phénomène, qui aboutit à faire passer l’intérêt national au second plan,après les multiples intérêts particuliers en concurrence pour la captationde rentes publiques (Peyrefitte, 1976). Cette fragmentation s’accélèreencore sous l’influence de : i) la décentralisation, menée à partir du débutdes années 80, qui renforce considérablement les prérogatives descollectivités locales, notamment en matière d’investissements publics ;ii) la fréquence rapprochée des changements de majorité et surtout desépisodes de ‘cohabitation’ (où le Président de la République et legouvernement sont adversaires politiques), qui minent la cohésion dupouvoir politique dans la direction effective des affaires et accentuent lapolitisation de la haute fonction publique (Suleiman et Mendras, 1995).

— La délégitimation du point focal public. Alors que tous les regards sonttournés vers l’État, ce dernier apparaît de plus en plus au service d’uneélite (et non de l’intérêt général) et dépassé par les crises sociales quis’accumulent : celle de mai 1968 qui remet pour la première foisouvertement en question la légitimité des institutions de l’Après-guerre(État, syndicats, partis politiques, entreprise, famille, Église) ; celles néesdes grands sinistres industriels des années 1970 dans la sidérurgie, leschantiers navals ou le textile, puis la montée incessante du chômage dansles années 1980 et 1990. La crédibilité de l’État et des instances denégociation sociale pour parvenir à des compromis efficaces est durementmise à mal. A partir du milieu des années 1980, la fuite accélérée desjeunes diplômés des Grandes Écoles et des hauts fonctionnaires vers lesecteur privé, l’étalement au grand jour de nombreuses affaires decorruption allant du clientélisme local aux contrats d’affairesinternationaux finissent d’entacher l’image de la fonction publique et dumonde politique (Mény, 1992).

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Impact sur les groupes d’intérêts organisés

Dès lors que le point focal perd en force d’attraction, les coalitionsd’intérêts particuliers (notamment les oligarchies dirigeantes du secteur privémais aussi les syndicats et les administrations) sont incitées à continuer dejouer leur stratégie privée, mais sans se soumettre à la médiation du monopolefocal. Profitant de la stabilité politique (consolidation démocratique), de lacroissance économique, des concentrations industrielles et de la bienveillancedes politiques pour tout projet jugé « d’intérêt national », ces groupes d’intérêtsorganisés (et particulièrement ceux à la tête des plus grandes entreprises) ontassis leur puissance sociale, financière et technologique. Leur dynamique dedéveloppement autonome conjuguée au démantèlement du monopole focalpublic les a de facto conduits à s’émanciper de tout type de contrôle externe,notamment public, en leur apprenant au contraire à tirer profit desantagonismes à l’œuvre dans la sphère publique. Selon le diagnostic portépar Bauer et Cohen (1981), dès la fin des années 1970, les « gouvernementsprivés » des grandes entreprises détiennent un véritable monopole d’expertisesur leur objet stratégique, à tel point que ni l’État, ni les actionnaires n’ontfinalement plus les moyens d’intervenir dans sa définition4. Aussi les deuxauteurs sont-ils en mesure de prédire que les nationalisations ne changeront rienà l’exercice effectif du pouvoir à la tête des grandes entreprises, ce dernier étantaccaparé par une oligarchie restreinte, aux modes de sélection codifiés etcloisonnés (cf. supra).

De fait, suite aux nationalisations de 1982, le secteur public rassemble 11des 16 premiers groupes industriels, représente 90 pour cent de l’activitéfinancière, 52 pour cent de l’investissement et un quart de la population active.L’État socialiste français est désormais le premier capitaliste du monde ! Onaurait pu croire que la volonté affichée de ‘rupture avec le capitalisme’ auraitpermis d’infléchir la dynamique de démantèlement du monopole focal. Il n’ena rien été. Au contraire, les nationalisations ont accompagné, sinon accéléré latransformation du capitalisme français. D’une part, elles ont permis larecapitalisation et la restructuration des entreprises les plus en difficulté à lasortie des années 1970 : la même aide qualifiée avant 1981 de « cadeau au grandcapital » devient, après nationalisation, « une dotation nécessaire à uneentreprise fer de lance de la sortie de crise » (Bauer et Cohen, 1985). D’autrepart, en rapprochant les grandes entreprises de leurs administrations de tutelle,elles ont finalement facilité l’organisation du retrait méthodique de l’État àpartir de 1983 et encore renforcé les liens entre élites du secteur ‘public-privé’5.

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Conséquences pour la définition de l’intérêt général

Confrontées au renforcement d’intérêts privés puissants et‘irresponsables’ (en ce sens qu’ils ne rendent aucun compte de leur action), lamission des institutions de gouvernance politique aurait pu consister à infléchirle jeu des intérêts particuliers de telle sorte qu’il continue de servir un intérêtsupérieur (par exemple en favorisant l’institutionnalisation ou le renforcementde contre-pouvoirs : actionnaires, syndicats, société civile, justice, agences).Mais il aurait préalablement fallu que les responsables de la sphère publique :

— reconnaissent les transformations majeures de l’environnementéconomique (« la lumière est au bout du tunnel » n’aura cessé de répéter leprésident Giscard d’Estaing de 1974 à 1978),

— admettent la fin de leur monopole focal de gouvernance (ce à quoin’étaient prêts ni les administrations, ni le personnel politique),

— prennent en compte les puissants facteurs d’émancipation des groupesd’intérêts organisés et leurs stratégies nouvelles,

— se penchent enfin sur les conditions réelles de l’exercice du pouvoir à latête des grandes entreprises, par-delà l’enjeu de la propriété du capitalet de son impact supposé sur la gouvernance d’entreprise.

Mais par-dessus tout — et ce pourquoi les quatre points précédentsrelèvent de la science-fiction — c’est une distinction bien plus claire entreintérêts privés et intérêts publics qui aurait été nécessaire. En fait, l’une desconséquences, inattendue et paradoxale, de la politique gaullienne est, semble-t-il, d’avoir entraîné une confusion croissante entre intérêts privés et publicsdans l’esprit même de beaucoup de fonctionnaires et membres des grandscorps, qui ont fini par ne plus bien percevoir de motifs de séparation ou deconflit d’intérêts entre les deux (Birnbaum, et al., 1978 ; Warnecke etSuleiman, 1975). L’alliance organisée dans les années 1960 entre l’État et unensemble de grands industriels a eu pour effet de « politiser le secteur privé etde privatiser une grande partie du secteur public » (Birnbaum, 1977 ;Birnbaum, et al., 1978). Dès 1970, un signe clair de cette évolution était donnépar le contenu du VIe Plan, qui « apparaissait presque point par point conformeaux demandes du CNPF (Conseil national du patronat français) : le Plan avaitété ‘capturé’ par sa clientèle » (Hall, 1986).

Dans son effort largement couronné de succès pour rationaliser etmoderniser l’économie nationale, l’État a pris une part active au développementdu secteur privé tout en s’alliant avec ses éléments les plus dynamiques. Mais

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ce qui n’a pas été prévu, c’est la dépendance croissante de l’État envers cesacteurs qui allaient gagner en puissance et en autonomie. Symptôme de cettediminution de la marge de manœuvre politique, la définition même de l’intérêtgénéral bascule d’une conception politique (encore très claire dans l’esprit dede Gaulle) à une conception beaucoup plus technocratique : le‘désintéressement’ est associé à l’expertise. Le processus de recherche del’intérêt général évolue donc également du terrain de la négociation politiquevers celui de l’expertise sectorielle (avec tous les risques que cela comporte dedémantèlement accru des capacités de l’État et d’incohérence politique).

L’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises reste trèsfaible

Les syndicats n’ont jamais vraiment essayé ni même souhaité s’impliquerdirectement dans la gouvernance des entreprises (EDF est une des raresexceptions). Cela aide à comprendre pourquoi les tentatives réformistes, sousdes gouvernements de droite (en 1968) comme de gauche (en 1982), pouraméliorer l’implication des salariés dans la gouvernance des entreprises ainsique les procédures de négociation collective n’ont pas été couronnées de succès.Elles ne sont pas vraiment parvenues à améliorer la qualité du « dialoguesocial » qui est souvent resté formel et dépourvu d’impact sur la prise dedécision économique, surtout quand on le compare aux institutions allemandes(Rogers et Streeck, 1995). Enfin, ces efforts n’ont pas permis d’enrayer le déclinrapide du recrutement et de la légitimité des organisations syndicales (le tauxde syndicalisation est tombé autour de 8 pour cent).

Pour partie, cette désaffection a sans doute résulté de l’impuissance dessyndicats aussi bien dans la crise de compétitivité des années 1970 que dansle processus de restructuration des années 1980 qui en a découlé et s’est traduitpar un chômage massif, un large recours aux formes flexibles d’emplois, auxdéparts en préretraites, à l’individualisation de la négociation salariale, toutestendances reflétées par un nouveau partage de la valeur ajoutée en faveur ducapital (Artus et Cohen, 1998). L’ensemble de ces facteurs combinés a contribuéà son tour à amoindrir un peu plus la capacité d’action collective des syndicatsfrançais, exception faite de quelques ‘bastions’ du secteur public, connus pourleur capacité d’action ou de résistance selon le point de vue.

Certains ont estimé que la généralisation des plans collectifs d’épargnesalariale pourrait être un nouveau facteur d’engagement des salariés dans lagouvernance d’entreprise. De tels espoirs ne sont pas nouveaux et avaient déjà

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été formulés par de Gaulle. Deux mécanismes, l’un volontaire (‘l’intéressement’en 1959), l’autre obligatoire pour les entreprises de plus de 100 salariés (la‘participation’ en 1967), visaient à associer les salariés aux performances deleur entreprise, et même, dans le cas de la participation, à son capital et auprocessus de prise de décision. Mais les employeurs ont été réticents à partagerle pouvoir, les actionnaires à partager le capital, les syndicats à voir les salariésdevenir capitalistes, et les salariés eux-mêmes à courir le risque del’investissement. Par conséquent, l’épargne salariale n’a pas été investie en actionsmais bloquée sur des comptes spécifiques inscrits au passif de l’employeur,de sorte qu’elle restait quasiment sans risque pour les salariés (sauf faillite)et disponible pour l’entreprise, sans diluer la part des actionnaires existants.

Il est vrai que l’implication financière des salariés a commencé à s’accroîtreau milieu des années 1980 avec l’introduction de nouvelles formes d’épargnecollective d’entreprise. La distribution d’actions aux salariés à l’occasion desprivatisations à partir de 1986 a conforté cette tendance. Cependant, à quelquesexceptions près (Air France, Société Générale), les salariés des sociétés duCAC 40 ne détenaient en moyenne pas plus de 2 ou 3 pour cent du capital deleur entreprise à la fin des années 1990 (Lazonick et O’Sullivan, 2001).

Quant à l’implication des salariés en termes de gouvernance, l’impact desplans d’épargne salariale est resté des plus limités (Balligand et deFoucauld, 2000). Étant donné que ces plans ont été d’abord conçus commedes outils de gestion à la disposition des dirigeants (afin de stabiliser le capital,de mobiliser le personnel à l’aide d’incitations collectives et individuelles à laperformance, etc.), un impact aussi faible n’a rien de surprenant6.

Stratégies d’enracinement au cœur de « l’insider system »

L’étanchéité des institutions de gouvernance d’une entreprise auxprincipaux mécanismes de contrôle externe et indépendant caractérise ce qu’ona appelé plus haut un « insider system ». Deux exemples : i) une banque constituecertes une institution de contrôle externe, mais dès lors qu’il s’agit d’une banque« amie », actionnaire passive siégeant au conseil d’administration del’entreprise, on peut douter de son indépendance. Il y a de grands risques queles dirigeants de la banque soient plus préoccupés par la longévité del’entreprise et la taille des projets que par leur rentabilité, ce qui risque dedégénérer en politique de prêt aventureuse, à l’abri des pressions du marchéet au profit quasi-exclusif des dirigeants des deux organisations ; ii) dans lemême esprit, les dirigeants d’une entreprise dans un insider system auronttendance à s’abriter du pouvoir des actionnaires minoritaires en concentrant

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l’essentiel des droits de vote entre leurs mains (en s’arrangeant personnellementavec les grands actionnaires, en rassemblant des blocs de ‘pouvoirs en blanc’avant l’assemblée générale, en émettant des actions sans droit de vote pouréviter de diluer le pouvoir et d’autres avec droits de vote multiples pour lesactionnaires ‘fidèles’, etc.).

Les privatisations lancées au retour des gouvernements de droite en1986-88, puis à nouveau en 1993-95, soulèvent un problème dans l’insider systemfrançais. Si on laisse les entreprises nationales sortir de l’hôpital (public),comment s’assurer qu’à la première rechute, elles ne tomberont pas sousl’emprise des cliniques (privées) étrangères ? La vigueur d’un insider system serepère à la capacité des dirigeants à le perpétuer, autrement dit à s’enracinerau fur et à mesure que les défis liés à l’ouverture se transforment en risques deremise en cause de leur pouvoir.

Témoin de la stratégie d’adaptation et d’enracinement des élites : la miseen place de « noyaux durs » d’actionnaires par un petit cercle d’initiés (insiders)appartenant à l’élite économique et politique. Le principe consiste à multiplierles participations croisées entre les plus grands groupes du pays et à les scellerpar des pactes (généralement conclus pour deux ans) afin d’empêcher touteprise de contrôle éventuelle par des investisseurs étrangers. Outre les 10 pourcent de capital vendus ou offerts aux employés, ces noyaux durs représentententre 20 et 40 pour cent de l’actionnariat des nouvelles entreprises privatisées,vendus avec une prime de contrôle comprise entre 2.5 et 10 pour cent(Schmidt, 1996). Les grands groupes incluent toujours une banque amie,actionnaire passif mais précieux soutien financier (par exemple : SociétéGénérale-Alcatel ; UAP-BNP ; Crédit Lyonnais-Thomson).

Dans cette stratégie défensive, tous les moyens sont bons pour assurerla défense du capitalisme national et préserver un contrôle serré des noyauxdurs : nomination de hauts fonctionnaires très proches du gouvernement à latête des nouvelles privatisées (souvent ceux-là mêmes qui ont été chargés desprogrammes de privatisation de l’entreprise ou de déréglementation de sonsecteur d’activité), émissions d’actions sans droit de vote (plus positivementbaptisés ‘certificats d’investissement’), vente privée des blocs de contrôlestables, actions à droits de vote double, golden shares (actions donnant pouvoirde veto sur toute modification des statuts à leur détenteur), administrateurscroisés, la liste est longue.

Ajoutons à ce tableau la vigueur du pantouflage et le financement occultedes partis politiques par les entreprises publiques et privées7 et l’on comprendmieux pourquoi les liens au sein d’une petite élite économique, administrativeet politique étaient plus resserrés que jamais. Dans une certaine mesure,

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l’évolution de l’insider system français renvoie à ce que Haber (2002), entreautres, définit sous l’expression de « capitalisme de copinage » (cronycapitalism), sur l’analyse duquel nous reviendrons dans le prochain chapitre.

Pour Morin (1998), c’est plutôt un capitalisme de la « propriété circulaire »qui continue d’organiser la convergence des intérêts, mais une convergenceréduite aux élites, dont la coordination est largement informelle et qui sedonnent les moyens de continuer d’ignorer le sens des mots tels que ‘contrôles’,‘contre-pouvoirs’, ‘actionnaires minoritaires’ ou ‘administrateursindépendants’. Ce qui caractérise le mieux la transformation du capitalismefrançais, c’est paradoxalement la stabilité et l’enracinement des appareils depouvoir par-delà les changements dans la propriété du capital (Cohen, 1996).

Les limites de l’insider system

C’est l’impossibilité même d’actions de surveillance qui finit par mettreen cause la légitimité des appareils dirigeants des grands groupes français,puisqu’en se protégeant mutuellement, ils ne sont soumis à aucun type decontrôle démocratique. Cette crise de légitimité éclate dans les années 1990sous la double influence détaillée ci-dessous des limites propres à l’insidersystem (inefficace et coûteux), et de l’arrivée de nouveaux acteurs, externes etindépendants, dans le jeu jusqu’alors très fermé de la culture de gouvernancefrançaise, héritée des Trente Glorieuses, devenue inadaptée face à la complexitéet aux risques liés au nouvel environnement économique international.

1) Les limites propres de l’insider system

La faillite du Crédit Lyonnais en 1993 en est une illustrationsymptomatique. Les dirigeants de celle qui était alors la plus grande banqueeuropéenne, issus du sérail de la haute administration (notamment du Trésor),ont pu pendant plusieurs années réaliser des opérations à haut risque sansaucune forme de rappel à l’ordre ni de la part du conseil d’administration, nide l’actionnaire unique (l’État et plus précisément le Trésor, administration encharge de la surveillance des entreprises publiques), ni de son organisme detutelle (la commission bancaire). Ils ont au contraire été incités à multiplier lesopérations hasardeuses et à camoufler la détérioration des performances : prêtsà taux souvent dérisoires, prises de participation relevant officiellement de la« banque-industrie » sans véritable évaluation des risques, investissementsimmobiliers en pleine phase de spéculation, toutes ces opérations ayant biensouvent des retombées politiques nettes et ressemblant à des « cadeaux » dont

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l’oligarchie économique française a su profiter8. Coût social : environ20 milliards d’euros. Comme dans le scandale Elf, la confusion des intérêtspublics et privés avait atteint de nouveaux sommets.

On pourrait prendre plusieurs autres exemples de grands patrons issusde l’administration ou promus grâce à leurs amitiés politiques, ayant menéleurs entreprises à la perte sans qu’aucun contre-pouvoir n’intervienne pourprévenir les dérapages. Caractérisé par une grande opacité et l’absence demécanismes réels de surveillance (externes et indépendants), le systèmefrançais de gouvernance des entreprises (et particulièrement de gouvernancedes entreprises publiques), est devenu inefficace et coûteux.

Mais les coûts liés aux dérives du système ne sont pas les seuls, ils nefont que s’ajouter à ses coûts ‘permanents’ : des masses importantes de capitauxsont stérilisées pour les besoins d’une pure stratégie de préservation ducontrôle sur le patrimoine national.

Selon Morin (1998), 1996 marque la fin du système de « cœur financier »français : cette année-là, Axa reprend l’UAP et devient le centre financier leplus puissant du capitalisme français. Mais au lieu de consolider le systèmedes noyaux durs, Claude Bébear (dirigeant du groupe Axa) décide de se séparerde ses participations non stratégiques (notamment dans les AGF, rachetéespar Allianz, mais aussi dans le Crédit national, Suez ou Schneider),immobilisations qu’il juge inutilement coûteuses pour son groupe. Lemouvement de décroisement des participations ne s’est pas interrompu depuis.

2) L’entrée en jeu de nouveaux acteurs

L’émergence de nouveaux acteurs est la conséquence de l’abandon de lastratégie de noyaux durs et de participations croisées. Les investisseursétrangers, qui ne détenaient que 11 pour cent des titres du CAC 40 en 1987, endétiennent 42 pour cent en 2002.

Particulièrement actifs en leur sein se trouvent les investisseursinstitutionnels anglo-saxons9, qui imposent à l’agenda des conseilsd’administration la « gouvernance des entreprises », vocable jusqu’alorsinconnu en France. Bien que ne possédant certainement guère plus de 10 pourcent de la capitalisation du CAC 40, les institutionnels inquiètent les patrons,les hommes politiques, les syndicats et enfin les salariés, alertés par les médiasd’un débarquement de fonds « prédateurs » et court-termistes arrivés des États-Unis. Plus que leur exigence de performance, c’est surtout leur demande detransparence qui pose problème. Le rapport Viénot II en 1999 se refuse toujours

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à demander la publication des rémunérations des dirigeants. Six mois plus tard,le syndicat patronal s’incline néanmoins face à la pression conjuguée desinvestisseurs institutionnels et des associations d’actionnaires minoritaires. En 2001,cette exigence est inscrite dans la loi sur les Nouvelles Régulations Économiques.De même pour les conseils d’administration où la pratique des mandats croiséset des arrangements discrets a longtemps été la règle. Lentement, la nécessitéde limiter le cumul des mandats par administrateur et d’intégrer desadministrateurs indépendants dans les délibérations des conseils fait son chemin.

En dépit de ces tendances nouvelles, il est remarquable que 45 pour cent dessociétés du CAC 40 restent contrôlées par un actionnariat familial (Le Monde, 2003)et qu’au sein du même indice, 10 pour cent des administrateurs se partagenttoujours 42 pour cent des sièges d’administrateurs (Bauer et Bertin-Mourot, 2003).

Cependant, si les dirigeants veulent avoir accès à cette importante sourcede financements que sont les capitaux institutionnels et préserver leur imageauprès d’une communauté financière mondialisée comme du public, ils doiventse soumettre à leurs exigences de transparence et de responsabilité. En l’espacede quelques années, un petit nombre d’investisseurs institutionnels se sontimposés à l’esprit des dirigeants d’entreprises. Le fonds mutuel Fidelity, ou encoreCalPERS, fonds de pension des retraités de la fonction publique californienne,font sans aucun doute partie des investisseurs institutionnels les plus visibles.Ils ont souvent rendu possible, en tout cas facilité ou contribué à faire accepterl’activisme en assemblée générale, le travail médiatique et judicaire desinvestisseurs domestiques (notamment les gérants de fonds, souvent attachésà de grands groupes financiers traditionnellement très réservés quant àl’expression publique d’une opinion sur la gestion de ‘leurs pairs’), et desassociations d’actionnaires salariés et minoritaires10. Bref ils ont certainementcontribué de manière décisive à instiller dans la culture de gouvernance desentreprises françaises, à partir du milieu des années 1990, ce qui relevait encorede la science fiction dix ans plus tôt : un embryon de contre-pouvoir.

L’autre source de contre-pouvoir est normalement publique : il s’agit dela justice économique et financière et des organismes de régulation et desurveillance des marchés boursiers (aujourd’hui l’Autorité des marchésfinanciers). De par leur mission de prévention, d’information, de dissuasionet leur pouvoir d’investigation et de sanction, ces institutions se situent aucœur du bon fonctionnement de l’économie, et ce d’autant plus que lesentreprises font largement appel à l’épargne publique. Si l’on en juge aunombre, à la nature et à la résolution des scandales économiques et boursierssurvenus depuis les réformes du milieu des années 1980, il semble que lesmoyens mis à disposition de ces institutions ne soient pas encore à la hauteurdu rôle de contre-pouvoirs qu’elles pourraient jouer.

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Notes

1. La politique (keynésienne) menée en 1981-82 s’avère rapidement incompatibleavec les engagements européens de la France (et notamment ses engagementsen termes de stabilité monétaire). Après trois dévaluations et une crise de labalance des paiements, le président Mitterrand l’abandonne en 1983 pour prendre« le tournant de la rigueur ». Ce choix européen est un déterminant fondamentaldes mesures de libéralisation et de dérégulation lancées à partir de 1983. Unefois de plus, la construction européenne se révèle être un instrument très puissantdans une stratégie politique d’adaptation du capitalisme national. Voir sur cepoint Cohen (1996).

2. Calculée en rapportant aux dépenses d’investissement : le résultat net + la dotationaux amortissements + la variation des provisions pour risques et charges.

3. Attention, la notion de financement de marché ne recouvre pas celle dedésintermédiation : une obligation, par exemple, est à la fois un financement demarché et un financement intermédié si elle est achetée par un intermédiairefinancier. La montée des financements de marché ne signifie donc pas que lesintermédiaires financiers et notamment les banques soient relégués au secondplan, puisqu’ils sont directement à l’origine d’une part des émissions et des achatsde titres, et prennent en charge l’introduction de la quasi-totalité du reste. Ainsipeut-on distinguer un taux d’intermédiation ‘étroit’ (crédits / financements totaux)en repli de 71 pour cent en 1978 à 52 pour cent en 1998, du taux d’intermédiation‘large’ (financements intermédiés/financements totaux) qui lui se maintient, nediminuant que de 79 à 75 pour cent. « La montée en puissance des marchés financiersn’entraîne pas de désintermédiation financière » (Plihon, 2000). Au contraire, leurefficacité dépend fortement de celle des intermédiaires financiers.

4. Pour qualifier la situation des dirigeants à la tête des entreprises publiques enInde (mais leur cas est généralisable à la plupart des entreprises publiques despays en développement), O. Goswami (dans Oman, 2003), emploie cetteexpression heureuse d’agents sans principaux (agents without principals).

5. En 1985, tous les dirigeants des 11 premières sociétés industrielles et des6 premières sociétés de service sont issus de la fonction publique. En moyenne,entre 1985 et 1994, la moitié des dirigeants et administrateurs des sociétés du

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CAC 40 sont diplômés de l’ENA ou de Polytechnique. Dans la banque, plus de80 pour cent des dirigeants sont issus de l’administration (Bauer et Bertin-Mourot, 1995).

6. Si l’on regarde le fonctionnement des conseils de supervision des plansd’actionnariat salarié (c’est-à-dire d’épargne salariale investie en actions del’employeur), on comprend mieux pourquoi jusqu’à aujourd’hui l’équilibre despouvoirs est resté favorable aux dirigeants. Il y a deux manières principalesd’attribuer les sièges dans ces conseils, qui toutes les deux aboutissent au mêmerésultat : quand les sièges sont attribués proportionnellement aux parts de capitaldétenues, l’équipe dirigeante obtient généralement la majorité. Quand les siègessont répartis de manière égale entre directions et salariés (ou syndicats), cesderniers se retrouvent souvent en désaccord en leur sein face à une directionsoudée, qui l’emporte alors à la majorité des voix.

7. Du moins jusqu’à la loi de 1993 organisant le financement public des partispolitiques.

8. Voir, par exemple, à ce sujet Toscer (2002).

9. Les investisseurs institutionnels incluent notamment les fonds de pension, lessociétés d’investissement (dont les mutual funds ou SICAV en droit français) etles compagnies d’assurance (voir OCDE, 2003c).

10. Citons, par exemple, parmi les associations d’actionnaires salariés les plus activescelles de la Société Générale ou de France Télécom ; parmi les associationsd’actionnaires minoritaires : l’ADAM (Association de défense des actionnairesminoritaires), l’ANAF (Association nationale des actionnaires de France), l’AEDE(Association européenne de défense de l’épargne) ou encore l’Adacte (Associationpour la défense des actionnaires d’Eurotunnel).

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Chapitre V

Implications pour l’analyse et la transformationde la gouvernance des entreprises dans les pays

en développement

Résumé

La confrontation du paradigme français de gouvernance avec le paradigmeanglo-américain permet d’élaborer une nouvelle grille de lecture des culturesde gouvernance. Deux dimensions émergent de cette confrontation.Premièrement, la culture de gouvernance considérée s’appuie-t-elle davantagesur des règles informelles et des relations interpersonnelles ou des règlesformelles et des institutions impersonnelles pour produire la confiance, lepouvoir et l’information nécessaires au bon fonctionnement de la société ?Deuxièmement, comment s’effectue l’interaction entre intérêts particuliers ?Est-elle organisée, voire imposée et hiérarchisée ou plutôt anarchique, sachantque l’objectif est de permettre l’émergence et la réalisation d’un intérêt commun,le plus ‘inclusif’ possible ?

Qu’apporte cette grille de lecture et quelles en sont les implications pour lesdécideurs des secteurs privé et public dans les pays en développement ?

— elle éclaire sous un jour nouveau les cultures de gouvernance existantes,leurs trajectoires, leurs logiques, leurs limites et les pièges dans lesquelselles peuvent tomber ;

— elle souligne l’importance de ne pas regarder les institutions degouvernance d’entreprise indépendamment de la culture de gouvernancedans laquelle elles s’inscrivent et à travers laquelle seulement ellesprennent sens ;

— elle permet d’adresser des recommandations aux décideurs des secteurspublic et privé des pays engagés dans un processus de rattrapageéconomique, afin d’assurer leur transition de stratégies de développementrelativement extensives fondées sur l’accumulation des facteurs deproduction (financiers, physiques et humains) vers des stratégies plusintensives fondées sur l’innovation.

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Introduction

Comme nous l’avons souligné en introduction, étant donné le jugementnégatif porté sur les institutions de gouvernance des entreprises françaisesdes Trente Glorieuses selon les critères d’évaluation les plus communémentadmis, le « miracle français » nous place face à une alternative simple. Dedeux choses l’une : ou bien la qualité des institutions de gouvernance desentreprises n’a pas une grande importance pour les processus de développementéconomique à long terme, ou bien ce sont les critères qu’il faut revoir.

L’analyse des transformations de la culture de gouvernance française nousmontre à quel point la qualité des institutions de gouvernance des entreprises,des institutions de gouvernance publique et celle du processus dedéveloppement économique sont liées.

La grille d’analyse offerte par le modèle « juridico-financier » de lagouvernance d’entreprise1, qui émane de la logique même de l’expérience desÉtats-Unis ou du Royaume-Uni, ne permet pas de rendre compte de la dynamiqueet de la richesse de cette interaction. C’est pourquoi elle ne permet pas (ou mal)de rendre compte du fonctionnement, ni de la performance des institutionsfrançaises de gouvernance des entreprises au cours des Trente Glorieuses.

De manière générale, elle apparaît insuffisante dès lors que l’on chercheà analyser des systèmes éloignés du modèle institutionnel et culturel anglo-saxon. C’est le cas de la France des Trente Glorieuses, c’est aussi le cas de laplupart des pays aujourd’hui en développement, qui présentent sur ce pointun certain nombre de caractéristiques communes rappelées en introduction :forte concentration des structures de propriété, rôle prépondérant de l’Étatdans le financement de l’investissement privé, manque d’indépendance desinstitutions judiciaires, etc.

Dès lors, plutôt que de chercher à apprécier la multitude des arrangementsinstitutionnels existants parmi les pays en développement à travers le seulprisme de critères dérivés de l’expérience des pays anglo-saxons, ne faudrait-il pas s’efforcer de rendre plus opératoire, en l’élargissant radicalement, notregrille de lecture des cultures de gouvernance ? C’est ce que nous tentons dansce chapitre. On verra alors à quel point, à travers l’expérience de plusieurspays en développement, gouvernance des entreprises et gouvernance publiquene prennent effectivement sens que l’une par rapport à l’autre.

En quoi le paradigme français d’un monopole focal public de gouvernancenous aide-t-il à appréhender cette diversité, et donc à mieux comprendre les

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enjeux des transformations en cours dans les institutions et les pratiques degouvernance des entreprises des pays en développement ? Quelles sont enfinles implications en termes de politiques à mener ?

Une nouvelle grille de lecture des cultures de gouvernance

Intérêts particuliers et intérêt général

L’étude du monopole focal français des Trente Glorieuses montre que lerôle majeur des institutions de gouvernance publique avait consisté à modifierla structure des incitations et des informations dans les jeux d’intérêt privésafin qu’ils servent (aussi) l’intérêt public (en l’occurrence l’intérêt de lacollectivité nationale). Pour J. Monnet, père de l’Europe et fondateur du Plan,il s’agissait de faire en sorte que « l’initiative privée se pliât d’elle-même auxexigences de l’intérêt général » (Monnet, 1976).

Les deux problèmes que doivent être capables de résoudre les institutionsde gouvernance (gouvernance des entreprises et gouvernance publique) sontdonc : i) celui de l’émergence, de l’identification d’un « intérêt commun » ; ii)celui de sa réalisation. Le premier pose la question des instances adéquates dedélibération, de consultation, en fonction du niveau de gouvernance concerné2 ;le second pose la question des modes de coopération, de coordination possibles.

Le rôle des institutions de gouvernance consiste alors à faire en sorte que lechamp des interactions sociales ne soit jamais réductible à un simple jeu de rapports deforces mais permette continuellement à un intérêt commun d’émerger et d’être réalisé.

Sinon, le risque est grand que des luttes de pouvoir entre groupesd’intérêts prédateurs (les « distributional coalitions » à la Olson) se propagent àtravers les sphères économiques et politiques nationales et dégénèrent enimportantes pertes de richesse pour les sociétés concernées (voir Oman et al.,2003). Deux paradigmes de régulation sociale des luttes d’intérêt peuvent êtreenvisagés :

— Premièrement, le paradigme d’une régulation concurrentielle, où nul agentn’est censé détenir suffisamment de pouvoir pour pouvoir fausser le jeu dela concurrence, c’est-à-dire être en mesure d’influer sur les prix (c’est l’idéefondatrice de la « main invisible »). Ce jeu est dès lors encadré par des règlesjuridiques et des incitations financières adéquates. Un ensembled’institutions chargées de faire appliquer les règles du jeu assurent l’arbitrageet un certain degré d’équilibre entre intérêts particuliers (voir encadré V.1).

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— Le second paradigme nous est fourni par le monopole focal degouvernance : c’est celui d’une régulation hiérarchique (voire hégémonique)des intérêts particuliers qui « arrange » leur convergence vers l’intérêtgénéral / national. Dans les termes d’Olson (1982), l’utilité du monopolefocal pourrait être comparée à celle d’une organisation très largementinclusive (encompassing) des groupes d’intérêts privés, notamment lesplus influents, et qui aurait donc une base suffisamment large (broadlybased vs narrowly based) pour servir l’intérêt général. Bien sûr,l’identification de ces deux paradigmes n’exclut pas que des systèmesde régulation intermédiaires (par exemple décentralisés) puissentparfaitement fonctionner.

Encadré V.1. Deux visions de l’intérêt général

La « culture de marché » ainsi définie est donc intrinsèquement liée à une culturede la contestation ouverte entre intérêts particuliers : « le droit américain, issudu droit anglais […] est fondé avant tout sur la résolution cas par cas des conflitssoumis aux juges. Ce sont la reprise des solutions établies antérieurement etleur sédimentation qui forment la jurisprudence — source première et légitimitédu droit. A ce mode d’élaboration du droit, qui confère une importance premièreaux procès, s’articule la culture du conflit dans la mesure où le droit est perçu àtravers les prérogatives des individus : ces prérogatives s’opposent […]. Dèslors, le conflit — sous sa forme calme du débat ou sa forme judiciaire de l’appelau juge — correspond à la conception américaine de réalisation des droits. […][Le droit est défini comme] ce qui tient les intérêts de chacun en balance » (Frison-Roche, 2002).

Contrairement aux pays de Common Law, la tradition juridique née en Europecontinentale est fondée sur les textes, construite autour de la fiction de « l’intérêtgénéral » organisant le système du droit de manière abstraite et supposée parfaite.Le conflit y est a priori la marque d’une défaillance du droit. C’est plutôtl’harmonie qui est naturelle. Au niveau de l’entreprise, comment cela se traduit-il ? Les systèmes juridiques d’Europe continentale consacrent l’entreprise comme« institution » entre la fin du XIXe et la première moitié du XXe siècle. Ils affirmentson existence autonome et ses finalités propres. L’ensemble des « partiesprenantes » à la vie de l’entreprise (actionnaires minoritaires, majoritaires,employés, dirigeants, clients, fournisseurs, etc.) sont de jure soumises àl’obligation d’agir en fonction de « l’intérêt social », qui est le reflet, au niveaude la « société » (de capitaux ou de personnes), de l’intérêt général en droitpublic. Il est l’intérêt de l’entreprise considérée dans son ensemble, irréductibleà celui d’aucune partie prenante. En pratique, comment s’organise la fusion desintérêts particuliers dans l’intérêt social ? Ce processus n’ayant rien de spontané,ce sont la plupart du temps les dirigeants qui se retrouvent en position d’imposerson contenu effectif à l’intérêt social.

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Mais ces deux paradigmes ne jouent-ils pas — de différentes manières —sur un même levier pour résoudre la formidable contradiction qui existe entrele jeu des pouvoirs et des intérêts particuliers d’une part, et la mission desinstitutions de gouvernance tournée vers l’émergence et la réalisation d’unintérêt collectif d’autre part ?

La production de confiance

L’analyse menée au chapitre III a permis d’identifier la production deconfiance, la dévolution des pouvoirs et la gestion de l’information commeprincipaux leviers de la capacité du monopole focal de gouvernance à atténuercette tension. Le modèle juridico-financier fait quant à lui l’hypothèse que desrègles juridiques et des incitations financières adéquates peuvent suffire àrésoudre cette tension, sans par exemple recourir à la notion de confiance (voirBlair, 2002, pour une analyse critique sur ce point).

Mais dans la plupart des pays en développement, les ressourcesfinancières et le pouvoir dissuasif des institutions judiciaires sont souventtellement limités que le seul recours à des incitations juridiques etfinancières paraît largement illusoire, sachant qu’il devrait être suffisammentmassif pour être efficace (c’est-à-dire faire en sorte que ceux qui exercent lepouvoir au nom de l’intérêt général ne le détournent pas dans le sens de leursintérêts privés).

Nous faisons donc l’hypothèse que toute culture de gouvernance peutêtre caractérisée par la manière dont la confiance, le pouvoir et l’informationsont pris en charge (c’est-à-dire produits, organisés, alloués, partagés, ouéchangés, etc.).

La confiance permet de faire des hypothèses crédibles sur lecomportement d’autrui, qui facilitent l’engagement à moindre coût dans desrelations durables de coopération (coordination des anticipations, transmissionde l’information, connaissance commune des mécanismes d’ajustement,réduction des coûts de surveillance, etc.). La lisibilité et la flexibilité qui endécoulent réduisent les coûts liés à l’engagement de ressources à long termepar tous types d’ « investisseurs » (en capital physique, humain et social) etdonc le facilitent, ou même le rendent possible.

Le pouvoir influence également la manière dont sont sélectionnéescertaines actions parmi un ensemble de possibilités (Luhmann, 1979). Mais làoù deux personnes se faisant mutuellement confiance élaboreront des

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hypothèses positives sur le comportement de l’autre, un individu en positionde pouvoir indiquera simplement à un subordonné que tel ou tel enchaînementd’actions n’est pas souhaitable et l’assortira d’une menace de sanctions. Donc,le mode de sélection des anticipations diffère. Selon la crédibilité de la menaceet la crainte qu’elle exerce sur le subordonné, le pouvoir peut s’avérer êtreune manière efficace de coordonner les anticipations individuelles et lesinteractions sociales.

Vient alors la question clé : comment les systèmes de gouvernanceproduisent-ils de la confiance, du pouvoir et de l’information ? On peutdistinguer deux modèles génériques :

— Le premier modèle de gouvernance repose sur des relations interpersonnelles,c’est-à-dire entre personnes connaissant leurs préférences et leurs intérêtsmutuels (« relationship-based systems »). C’est d’abord sur ce mode que sontproduits et partagés la confiance, le pouvoir et l’information. Ces systèmesn’excluent pas l’existence de règles, simplement elles sont souvent informelles,tacites, non écrites mais connues de tous, et leur respect est difficilementvérifiable par un tiers en position de neutralité, qui ne disposerait pas desinformations nécessaires pour formuler un arbitrage impartial. Lefonctionnement des grands corps de la fonction publique en France ou dela diaspora chinoise en Asie de l’Est et du Sud-est fournissent de bonsexemples de gouvernance fondée sur les relations interpersonnelles(« Guanxi » en chinois). La confiance, le pouvoir et les informations sontproduits ou partagés sur une base idiosyncratique, c’est-à-dire liée auxcaractéristiques fondamentales d’une personne telles que sa famille ouson appartenance ethnique (ou ses ressources en ce qui concerne lepouvoir). Ces modes de fonctionnement fondés sur les relationsinterpersonnelles ont joué un rôle décisif dans le fonctionnement (et lesdérives) des institutions de gouvernance des entreprises de la France desTrente Glorieuses, de l’Asie du ‘Miracle asiatique’ (Rajan et Zingales,1998 ; Shuhe Li, 2000) et plus généralement dans la plupart des paysaujourd’hui en développement.

— A l’autre bout du spectre se trouvent les systèmes de gouvernancefondés sur un ensemble de règles formelles, impersonnelles et explicites(formal rules-based systems), à même d’assurer des niveaux élevés deconfiance, de pouvoir et d’information dans le cadre de leurfonctionnement normal. Un tel mode de production de la confiance,du pouvoir et de l’information peut donc être qualifié de ‘systémique’.La fonction sociale de base des normes légales réside dans leur capacité

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à canaliser les comportements individuels et les anticipations de chacunsur le comportement d’autrui, de manière identique pour tous lesindividus sous leur juridiction et sans que des sanctions aient besoind’être explicitement considérées (Luhmann, 1979).

En ce qui concerne les relations entre acteurs économiques, on peutfaire l’hypothèse que, dès lors qu’une économie cherche à pleinementbénéficier des avantages liés à un tel mode de production et de partage de laconfiance, du pouvoir et de l’information, l’ensemble des normes légaless’appliquant à la vie économique et la crédibilité de leur application, maisaussi la divulgation et la diffusion de l’information prennent une importancecapitale. Les États-Unis offrent une bonne illustration d’un tel modèle. L’Étatrégulateur et surtout les tribunaux, indépendants du pouvoir politique, yjouent un rôle d’arbitre grâce à la très grande quantité d’informationsdisponibles pour les acteurs privés eux-mêmes, qui ont ainsi les moyens etla responsabilité de défendre leurs intérêts particuliers devant l’arbitre.

En pratique, il est certainement possible de détecter des formes mixtesde production et de partage de la confiance, du pouvoir et de l’informationdans tout système de gouvernance. Par exemple, un troisième mode deproduction de la confiance, intermédiaire, se combine fréquemment avecles deux modes déjà exposés (interpersonnel et institutionnel). Il s’agitd’une confiance construite de manière processuelle, par le mécanisme derépétition des échanges, qui permet par exemple d’établir une réputation(voir Zucker, 1986).

Modélisation des cultures de gouvernance

La figure V.1 ci-après présente une synthèse des analyses précédentessous forme d’une grille de lecture des cultures de gouvernance :

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— L’axe vertical reflète le degré de « personnalisation vsinstitutionnalisation » dans le fonctionnement des institutions degouvernance, c’est-à-dire le degré de formalisation des règles dans uneculture de gouvernance. On peut situer les États-Unis d’aujourd’huirelativement haut (vers le nord) sur cet axe du fait du niveau élevé de

Figure V.1. Les cultures de gouvernance en deux dimensions

Mode de production et de partage de la confiance, du

pouvoir et de l’information : interpersonnel, idiosyncratique. Gouvernance fondée sur des règles informelles (relationship-

based systems).

Mode de production et de partage de la confiance, du

pouvoir et de l’information : systémique, institutionnalisé.

Gouvernance fondée sur des règles formelles (formal rules-

based systems).

NO

SO

Faible degré de focalisation

parmi les institutions de gouvernance. Prolifération

de points focaux.

Degré élevé de focalisation parmi les

institutions de gouvernance.

Monopole focal de

gouvernance.

NE

SE

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régulation formelle. En bas (au sud), se trouvent les cultures fondées demanière prédominante sur des liens de confiance interpersonnels et desrègles de gouvernance informelles.

Trois remarques s’imposent ici : premièrement, une position élevée surcet axe ne traduit pas une ‘supériorité’ en général. Par exemple, il sepourrait très bien que dans des systèmes ainsi positionnés très haut, lesindividus se reposent tellement sur la confiance due au système, auxinstitutions, qu’ils finissent par souffrir de très faibles niveaux deconfiance interpersonnelle (voir Putnam, 2000).

Deuxièmement, comme souligné plus haut, la diversité et l’hybridationdes sources et modes de partage de la confiance, du pouvoir et del’information sont la règle, pas l’exception. Le fonctionnement de la SiliconValley en offre un très bon exemple (voir Aoki, 2000).

Troisièmement, comme le montre Giddens (1990) dans sa théorie de laconfiance, même lorsque celle-ci est essentiellement produite à un niveausystémique, les comportements individuels tangibles des acteurs restentessentiels pour ce processus même de production de la confiancesystémique. En s’engageant en situation de face à face envers les clients ouusagers potentiels d’un système abstrait et formel (par exemple la loi, lamonnaie, la démocratie), les individus situés à ses points d’accèsaccomplissent cette tâche cruciale de retranscription des règles formellesen pratiques concrètes signifiantes. En d’autres termes, même si les contactsde face à face ne sauraient par eux-mêmes permettre d’atteindre un niveauélevé de confiance systémique, ils rendent possible la ‘réincarnation’ (re-embedding) des structures institutionnelles formelles dépersonnalisées(règles, procédures anonymes, etc.) dans les interactions individuelles,opération sans laquelle la confiance systémique n’existerait pas.

— L’axe horizontal reflète le « degré d’anarchie vs hiérarchie » dansl’interaction des intérêts dans un pays donné à un moment donné. Agauche (à l’ouest) se trouvent les cultures caractérisées par l’absence ouau contraire une multiplicité, voire une prolifération potentiellementconflictuelle de points focaux de gouvernance. Le risque est grand quele champ d’interaction des intérêts devienne un pur jeu de forces sansqu’aucune forme d’intérêt général ne parvienne à en émerger. L’absencede point focal unique traduit généralement le faible rôle de l’État dans lacoordination des intérêts particuliers, avec un risque de dégradation enanarchie (indépendamment du type formel de régime3). En se déplaçantvers la droite (vers l’est), on trouve des systèmes plus hiérarchisés,

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caractérisés par un point focal de gouvernance plus efficace, voiremonopolistique. On peut positionner la France du début des années 1960amplement à droite dans cette zone. Quant au positionnement horizontaldes États-Unis, il implique de tenir compte de la séparation et del’équilibre effectif entre les trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire),de la structure fédérale du pays et du poids des intérêts privés dans lefonctionnement réel des institutions de gouvernance économique etpolitique, ce qui ramène les États-Unis dans une zone plus proche del’axe vertical.

Parmi les institutions les plus propices à la coordination des intérêts, onretrouve bien sûr les États et les marchés. Cependant, d’autres institutionspeuvent être envisagées : communautés, réseaux, associations, grandsgroupes (par exemple les zaibatsus, puis keiretsus japonais) ou même lesgouvernements locaux (par exemple en Chine après 1978) constituentautant d’autres points focaux potentiellement efficaces (voirHollingsworth et Boyer, 1997).

Le cas des « systèmes productifs locaux » italiens est particulièrementintéressant : leur émergence et leur fonctionnement comme points focauxde gouvernance auto-régulés au niveau local peuvent être interprétéscomme une réponse à la non-fourniture de certains biens publicsfondamentaux par l’État. Clairement, les problèmes que peut causer uneaction publique défaillante soulignent la valeur potentielle de solutionsnon étatiques au besoin social de points focaux de gouvernance.

— En hachuré apparaît la zone où la mise en cohérence des intérêtsparticuliers au bénéfice de l’intérêt général est facilitée par la culture degouvernance.

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Pourquoi la progression « vers le nord » est-elle quasiment inévitable ?

Les pays en développement étaient pour beaucoup au début de leurprocessus d’industrialisation dans les années 1950-60. Le principal mode deproduction de la confiance y était alors interpersonnel. La plupart nebénéficiaient pas de structures étatiques faisant office de point focal unique etfonctionnel. Sur la figure V.2 ci-après, ils se positionnaient donc dans la zone

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sud-ouest (cercle « situation initiale »). Cette configuration caractérise toujoursnombre de pays en développement au début du XXIe siècle. Elle peut êtreillustrée à l’aide de l’exemple pris par North (1990) d’une petite économieagraire fermée, où les coûts de transaction sont bas (dus à un nombre limitéde transactions en face-à-face), mais où les coûts de production sont élevés(les gains liés à la spécialisation et la division du travail sont limités par lafaible taille du marché).

Cependant, au fur et à mesure que l’économie s’ouvre et s’intègre dansl’économie régionale (ou mondiale), elle se retrouve impliquée dans des fluxde plus en plus continus et intenses d’informations, d’investissement, detransactions commerciales et financières avec des individus et desorganisations qui ne sont pas parties prenantes au système national ou localessentiellement fondé sur des relations interpersonnelles ou processuelles. Celaa des implications très importantes : du fait de l’apparition de nouveauxpartenaires potentiels, certains individus peuvent être tentés de profiter ducontact avec les systèmes d’échange impersonnels pour réaliser des gainspersonnels (par exemple avec un concurrent moins cher). La tentation de neplus être fidèle à leur engagement dans le cadre du système de relationstraditionnelles s’accroît. De plus, l’essentiel des transactions restant effectuéessur la base de relations interpersonnelles, elles finissent par entraîner des coûtsvariables importants : le coût marginal de l’investissement spécifique danschaque relation augmente (surcroît d’investissement nécessaire pour mieuxconnaître le partenaire et fiabiliser la relation dans un contexte favorable auxcomportements opportunistes).

A un certain point, ces coûts deviennent difficilement supportables àl’échelle individuelle. La relation en face à face ne peut alors plus être le seulmoyen de générer de la confiance et de traiter l’information (voir Zucker, 1986et Shuhe Li, 2000). Une partie de ces coûts doit être mutualisée,institutionnalisée de manière à limiter la hausse (individuelle) des coûts detransaction et bénéficier de gains de productivité (découlant d’échelles plusgrandes et de l’incorporation d’avancées technologiques). La gouvernance pardes règles formelles, impersonnelles, explicites, correctement appliquées etvalables pour tous a cet avantage de permettre le traitement de chaquetransaction à un coût marginal faible, même et surtout entre inconnus (c’est làque réside ‘l’avantage comparatif’ des systèmes fondés sur des règles formelles).

Les systèmes encore essentiellement fondés sur des relationsinterpersonnelles sont rendus d’autant plus vulnérables qu’ils laissent lesagents économiques prendre des risques qui ne peuvent plus être correctementgérés dans le cadre des institutions de gouvernance en place (adaptées à un

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niveau d’incertitude et de complexité moindres). L’asymétrie d’informationest maximale vis-à-vis des partenaires étrangers, notamment les investisseursde portefeuille, qui n’ont pas les éléments nécessaires pour évaluer la qualitéde la gouvernance fondée sur des relations interpersonnelles ou processuelles.Le risque systémique de ces régimes de gouvernance, une fois ouverts à cespartenaires en position d’asymétrie d’information totale, s’en trouve dès lorsconsidérablement accru.

Il faut insister sur le fait que la transparence n’a en soi aucun intérêt dansdes systèmes exclusivement fondés sur les relations interpersonnelles. Elle nedevient stratégique qu’à l’occasion de contacts avec des partenaires potentielsqui n’ont pas la connaissance nécessaire dudit système pour s’engager avecconfiance dans des transactions. C’est d’autant plus vrai quand ces acteursextérieurs sont habitués à des systèmes fondés sur des règles formelles oùdes niveaux élevés de confiance et d’information sont produits par le systèmelui-même.

Les réactions de panique financière lors de la crise asiatique pourraienten partie être interprétées comme résultat de l’écart entre le cadre de référence‘cognitif’ des investisseurs de portefeuille étrangers (formé par et dans dessystèmes très fortement architecturés par des règles formelles) et la réalité dessystèmes de gouvernance des pays dans lesquels ils avaient investi (et jusqu’icinégligée ou considérée comme acceptable), et dont l’opacité, ou disonsl’étrangeté ne pouvait tout d’un coup plus être ignorée. Malheureusement,leur référentiel cognitif ne leur était d’aucun secours pour interpréter et évaluercette étrangeté. Même Krugman (1994) quand il exprimait des doutes sur lasoutenabilité du modèle de croissance sud-est asiatique plusieurs années avantle déclenchement de la crise n’avait pas mentionné les caractéristiques dusystème de gouvernance. Ainsi privés de leurs repères et donc de tout pointde référence, les investisseurs de portefeuille se sont retrouvés comme ‘perdus’et ont pris la décision rationnelle de désinvestir, c’est-à-dire de liquider leurspositions. L’ironie du sort est que ces pays se trouvaient précisément au beaumilieu de leur transition vers des systèmes davantage fondés sur des règlesformelles (le cas de la Corée est exemplaire, durement frappée par la crise en1997-98 malgré son niveau élevé de développement institutionnel).

Ce n’est pas un hasard si les sociétés situées au nord des figures V.1 et V.2se décrivent elles-mêmes comme « sociétés de l’information » et accordentautant d’importance à la communication financière ou à la transparence : celles-ci sont en effet cruciales à leur exigence systémique de ‘production de masse’de l’information. Cette nécessité les place au cœur des mécanismes deproduction de la confiance et d’organisation du pouvoir dans ces sociétés.

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Par conséquent, sauf cas (théorique) d’une économie définitivement closesur elle-même, ou de marginalisation croissante (cas nettement plus probablepour certains pays parmi les ‘moins avancés’), toute société devra aller del’avant dans la production systémique de confiance et d’information si elle neveut pas subir de désavantage compétitif croissant. En ce qui concerne latransformation des institutions de gouvernance, la difficulté réside dans ladistance qui sépare le cercle ‘situation initiale’ (figure V.2) des deux paradigmesidentifiés permettant de tirer les meilleurs bénéfices d’une mise en cohérencedes intérêts privés et qui se situent soit au nord, soit à l’est de la figure. Dèslors, quel chemin choisir ? Tenter directement l’ascension vers le nord ou plutôtun passage par l’est ?

Figure V.2. « Ascension nord » ou « contournement par l’est » ?

Situation Initiale

Gouvernance fondée sur des relations interpersonnelles

Gouvernance fondée sur des règles formelles

Prolifération de points focaux de

gouvernance.

Monopole focal de

gouvernance

France 1940-2000

E.U.

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Deux options

Le principal problème est que, malgré ses avantages, un mode degouvernance suivant des règles formelles, dépersonnalisées implique des coûtsfixes très élevés pour la collectivité : l’investissement en infrastructures légaleset judicaires et en organismes de surveillance et de régulation (pour définir etfaire appliquer les codes, normes, standards, garanties, contrats, droits depropriété, droit commercial, droit des sociétés, droit des faillites, etc.). Et cesorganismes doivent eux-mêmes être suffisamment bien gouvernés sur unepériode suffisamment longue pour gagner la confiance des investisseurs. Étantdonné la situation des pays en développement et les contraintes auxquelles ilsdoivent faire face en termes de ressources financières, humaines et temporelles,la plupart n’ont pas les moyens de cet investissement à court ou moyen terme.La solution la plus faisable (en termes d’efficacité et de coût) ne consisterait-elle pas alors, pour un certain nombre d’entre eux, à tenter l’aventure par l’estplutôt que de chercher à grimper directement vers le nord4 ?

De fait, la plupart des recommandations adressées aux pays endéveloppement en matière d’institutions de gouvernance insistent, à juste titre,sur l’importance de se doter d’institutions de gouvernance robustes,transparentes et responsables, fondées sur le respect de règles de droit (rule oflaw) (voir par exemple Banque mondiale, 2001). Ce faisant, les regards setournent naturellement en direction du résultat souhaité, suivant la flèchetracée en pointillés sur la figure V.2, c’est-à-dire en direction d’un point situéplein nord, et correspondant sans doute bien plus à une idéalisation desinstitutions et des pratiques américaines qu’à leur réalité.

On se retrouve alors dans cette situation que Qian (2001) résume trèsbien à l’aide d’une métaphore : « le problème le plus délicat pour des alpinistes(les pays en développement) est pourtant moins d’observer le sommet que dechercher des chemins praticables pour y parvenir ». Ce point d’aboutissementne doit pas nous faire oublier le chemin réellement parcouru ainsi que l’effortpermanent nécessaire pour s’y maintenir (voir à ce sujet le dossier ‘‘Capitalismand Democracy’’ dans The Economist, 2003).

Les recommandations faites aux pays en développement minimisent tropsouvent ce fait que les économies les plus avancées ont déjà derrière elles aumoins un siècle et demi de développement industriel, c’est-à-dire un tempsconsidérablement long, qui a permis une transformation incrémentielle desorganisations, des institutions et des comportements individuels. Le pointd’aboutissement actuel de ces processus dessine finalement un ensemblerelativement stable et cohérent, généralement situé dans la zone nord-est de la

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figure V.1. Cela explique dans une large mesure pourquoi, si lesrecommandations pour réussir l’ascension en route directe sont bien connues,leur mise en œuvre apparaît souvent beaucoup plus problématique. Peut-êtrenégligent-elles une dimension essentielle, très concrète, des systèmes degouvernance des entreprises, et des cultures de gouvernance en général (enl’occurrence la dimension horizontale sur les deux figures) ?

Les avantages du monopole focal

Étant donné la faisabilité et le positionnement (sur la droite de la figure)des systèmes de gouvernance par monopole focal, un gouvernementrelativement autoritaire ou dirigiste pourrait bien ne pas constituer une gêne,mais plutôt un adjuvant potentiel dans la mise en place d’un tel système. C’estainsi qu’on pourrait interpréter l’option prise entre autres par la France à partirde 1940, le Taipei chinois à partir de 1949, Singapour sous Lee Kuan Yew àpartir de 1959, la Corée du Sud sous Park Chong Hee à partir de 1961 et laChine à partir de 19495. Cette transformation dans la capacité des institutionsde gouvernance publique à ordonner les intérêts privés en se positionnantcomme point focal incontournable des relations de gouvernance, est un traitcommun distinctif de ces pays. Il correspond sur la figure V.2 au déplacementvers la droite matérialisé par la fine flèche horizontale en traits pleins.

Précisons immédiatement que ce n’est pas parce qu’un État est dirigisteou autoritaire qu’il sera nécessairement capable de mettre en place un monopolefocal fonctionnel. C’est d’ailleurs le cas de beaucoup de pays d’Afrique etd’Amérique latine, un bon exemple nous étant fourni par l’Argentine sous Péronde 1946 à 1955 et ses autres périodes de dictature militaire. Symétriquement,une démocratie ne garantit pas davantage que le groupe au pouvoir serasuffisamment inclusif ou représentatif des différents groupes d’intérêtsparticuliers, notamment ceux des élites, pour permettre à un monopole focal defonctionner (l’Argentine en démocratie depuis 1983). Si la stratégie du monopolefocal public n’a jamais été fonctionnelle de manière durable en Argentine, c’estque pas plus sous un régime démocratique que sous les dictatures militaires,cet État n’a eu la capacité d’associer ceux dont les intérêts comptaient afin de faireprévaloir un intérêt commun aux élites sur leurs divergences, et de permettrel’entrée dans un processus de développement soutenu. Au contraire, ce payss’est tragiquement caractérisé par d’incessantes luttes de pouvoir entrepuissants groupes d’intérêts concurrents, antagonistes, en situationoligopolistique, mais ne parvenant pas à jouer dans un (même) monopole focal.

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Ainsi dans beaucoup de pays, l’État a-t-il sans aucun doute cherché àjouer un rôle central dans la promotion des capitalistes nationaux. Mais dansla plupart des cas, n’étant pas suffisamment attentif au large spectre d’intérêtsdont la mobilisation est nécessaire au processus de développement, il n’a faitque renforcer les rentes tirées par un certain nombre de groupes d’intérêtsparticuliers des financements et des protections mises en place, sans susciterle développement d’une base nationale de grandes entreprises susceptiblesd’engager le pays sur le chemin d’un développement économique soutenu etdurable. La mauvaise gouvernance des entreprises et des institutions publiquesa au contraire durablement hypothéqué la capacité d’adaptation de la plupartdes pays en développement et eu tendance à rigidifier et polariser les sociétésconcernées6.

A l’inverse, les États en position de monopole focal fonctionnel (c’est-à-dire en position d’infléchir la logique privée des coalitions d’intérêtsparticuliers dans le sens de l’intérêt général) se sont arrangés, sur des périodessuffisamment longues, pour rendre compatibles entre eux les intérêts des éliteséconomiques, sociales, administratives et politiques, et donc promouvoir aumaximum leur intérêt collectif en évitant les situations de conflits permanents.Qian (2001) montre que si la plupart des réformes en Chine ont produit debons résultats, à partir de 1978 seulement, c’est notamment parce que lesdirigeants ont porté une attention constante aux intérêts des différents acteurssociaux concernés par le processus de réforme (et avant tout les différentesfactions au sein des élites elles-mêmes), quitte à emprunter des chemins nonconventionnels a priori surprenants pour des observateurs étrangers7.

Subordonnée à cette priorité s’est également posée la question de rendreles intérêts des élites compatibles avec une croissance relativement équitable(ou du moins perçue comme telle), c’est-à-dire dont les bénéfices seraientdiffusés à travers la population. En effet, un mécontentement parmi les couchespopulaires (ou certaines d’entre elles) est toujours susceptible d’être exploitépar une (ou des) faction(s) de l’élite nationale afin de déstabiliser en sa (leur)faveur l’équilibre des forces antérieurement établi entre élites.

Les pays ayant eu recours à un système du type monopole focal publicde gouvernance se caractérisent ainsi par des créations institutionnellesoriginales, institutions de dialogue et de coordination entre élites, où laconfiance est inextricablement créée sur une base à la fois interpersonnelle,processuelle et institutionnalisée : le Commissariat au Plan en France, le Conseilde planification économique (Economic Planing Board) en Corée, le Conseil dedéveloppement économique (Economic Development Board) et le Conseil nationaldes salaires (National Wage Council) à Singapour, la Commission pour le

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développement industriel (Industrial Development Commission) ainsi que lesmultiples associations créées sous tutelle du Kuomintang au Taipei chinois, etplus généralement, notamment dans les pays d’Asie de l’Est et du Sud-Est lesplus performants, un grand nombre de structures institutionnalisant l’échangerégulier d’informations et d’opinions entre responsables administratifs,politiques, économiques, voire syndicaux (Amsden, 1997 ; Lee Kuan Yew, 2000 ;Rodrik, 1994 ; Root, 1996 ; Woo-Cumings, 1999). Enfin, des politiquesvolontaristes ont été menées afin de « ne laisser personne sur le bord de laroute », quitte à opérer des transferts importants vers les populations les moinsfavorisées8.

Toutes ces mesures ont fondamentalement visé à assurer un minimumd’équité entre groupes sociaux, de manière à assurer la cohésion sociale, cohésionentre classes dirigeantes et classes populaires, mais surtout au sein de la classedirigeante elle-même, améliorant ainsi de manière décisive la crédibilité et doncla faisabilité des politiques publiques (Huff et al., 2001), puisqu’une très largereprésentation de ceux dont dépend de manière ultime leur mise en œuvreest, dans un tel système, partie prenante aux processus d’élaboration etd’ajustement. Elles ont permis d’accroître de manière significative laprévisibilité des décisions politiques ayant un impact sur la gouvernance desentreprises, pendant des périodes suffisamment longues pour produire deseffets bénéfiques sur l’investissement9.

Bref, elles ont augmenté le niveau de confiance et d’information processuelleset institutionnelles à travers la société10. Cet apport correspond à la large flècheverticale en trait plein sur la figure V.2, qui marque une remontée rapide deces pays dans la moitié nord du schéma, facilitée par les vertus d’un pointfocal unique et incontesté dans les relations de gouvernance, et notamment àl’interface entre gouvernance des entreprises et gouvernance publique.

Attention cependant, il n’y a rien d’automatique à ce que des pouvoirspublics bénéficiant apparemment d’une position de monopole focal génèrentdes retombées positives. C’est par exemple le cas du Chili au cours de la période1973-82 : les liens entre les responsables fortement idéologisés de la politiqueéconomique au sein du gouvernement de Pinochet et un cercle très étroit —manifestement trop étroit — de dirigeants du secteur privé, aboutissent àl’émergence et à la domination de quelques conglomérats, au détriment denombreux autres intérêts du secteur privé et de la stabilité macro-économiquedu pays. Ces groupes utilisent leurs relations avec les régulateurs, et lesbanques dont ils sont propriétaires, pour se diversifier dans le secteur financier,s’endetter sans contrôle et étendre leur empire (voir le chapitre sur le Chilidans Oman, 2003).

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L’exemple du Chili est d’autant plus intéressant que, suite à la crisefinancière de 1982/83, même si la nature du régime ne change pas, le généralPinochet, sans doute afin d’éviter une alliance du patronat traditionnel avecl’opposition (croissante) à son régime, fait en sorte que la représentation desintérêts des élites économiques soit beaucoup plus largement prise en comptedans le processus d’élaboration des politiques. La Confédération pour laProduction et le Commerce, très influente et représentative parmi les secteurstraditionnels de l’économie nationale, se chargera au cours de la périodesuivante (sous la dictature militaire jusqu’en 1988, et au-delà dans un cadredémocratique), avec des résultats économiques nettement supérieurs, derassembler systématiquement les propositions des différentes associationssectorielles, d’établir un consensus entre elles et d’en faire une base denégociation avec les responsables politiques (Silva, 1997)11.

Selon des processus similaires, la concertation entre les organisationsreprésentatives du secteur privé et le gouvernement mexicain a contribué demanière décisive à la réussite du plan de stabilisation après 1987 (Pacte desolidarité économique), et à celle de l’ouverture économique (accords ALENA,conclus en janvier 1994) (Schneider, 1997). De telles plates-formes denégociation institutionnalisées, visibles et formelles, entre des organisationstrès largement représentatives du secteur privé et les responsables politiques,semblent avoir existé de manière moins durable au Brésil12 ainsi que dansbeaucoup d’autres pays en développement.

Précisément dans ces pays, l’absence de telles capacités organisationnellesou de concertation formelle multiplie les clés d’entrée possibles pour les intérêtsparticuliers et ouvre la voie à toutes sortes d’arrangements informels au grédes affinités interpersonnelles, à chaque niveau de responsabilitéadministrative et politique.

Le capitalisme de copinage, autre alternative aux systèmes fondés surdes règles formelles ?

Dans une large majorité des pays où les élites économiques et politiquesapparaissent fortement liées, cette proximité est souvent plutôt qualifiée decapitalisme de copinage (crony capitalism). Comment passe-t-on de lacoordination et du dialogue institutionnalisé au copinage (cronyism) ? Quelsen sont les risques ?13

Un des principaux dilemmes pour tout gouvernement est que, s’il estsuffisamment fort pour protéger et arbitrer les droits de propriété, il l’est aussisuffisamment pour les abolir. Cette menace d’une action prédatrice arbitraire

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sur les propriétaires d’actifs décourage l’initiative privée et particulièrementl’investissement productif. « A moins que le gouvernement ne trouve un moyende se lier les mains, ces détenteurs d’actifs n’investiront pas. S’ils n’investissentpas, il n’y aura pas de croissance économique. Et s’il n’y a pas de croissanceéconomique, l’État sera dans l’incapacité de financer ses besoins parce qu’ilmanquera de ressources fiscales. Comment un gouvernement peut-il promettrede manière crédible qu’il n’utilisera pas son pouvoir pour subtiliser par l’impôttoutes les rentes créées grâce aux droits de propriété, ou carrément pourabroger ces droits ? » (Haber, 2002).

La première solution est réservée aux pays situés dans la moitié norddes figures V.1 et V.2 : un gouvernement ‘limité’ par de solides institutions quil’empêchent d’agir de manière arbitraire. Mais comme souligné plus haut, leproblème des pays situés dans le quadrant sud-ouest est que de tellesinstitutions auto-exécutives sont généralement hors de portée parce que leurbon fonctionnement implique des coûts fixes qu’ils n’ont pas les moyens desupporter, et une longue expérience que par définition ils n’ont pas.

Pour ces pays, un système reposant essentiellement sur le copinage offreune solution beaucoup plus facile à mettre en place. Quel en est le principe ? «Garantir à un sous-groupe de propriétaires d’actifs que leurs droits de propriétéseront protégés. (…) Tant que leurs actifs sont protégés, ils vont continuerd’investir (…). Et donc la croissance est possible alors que le gouvernementn’est pas limité » (Haber, 2002). Mais la plupart du temps, ces arrangementssont implicites et informels. Ce qui entraîne un nouveau problème de promessenon crédible : le gouvernement peut toujours changer les règles du jeu etconfisquer la richesse créée une fois l’investissement réalisé par les propriétairesd’actifs. Là encore, comment le gouvernement peut-il se lier les mains de façoncrédible ?

« La réponse est que des membres du gouvernement, ou au moins desmembres de la famille des gouvernants doivent partager les rentes généréespar les détenteurs d’actifs » (ibid.). Des illustrations très claires de ce mécanismese retrouvent dans tous les arrangements permettant d’aligner les intérêts ausein des élites, tels le pantouflage, ou l’implication étendue des proches d’undictateur à travers l’économie nationale. De cette manière, les élites politiqueset administratives ont un intérêt ‘largement inclusif’ (encompassing) dans lesrentes générées à travers une grande partie de l’économie.

Et l’incitation à intégrer davantage d’élites économiques et politiquesaugmente encore en situation d’instabilité politique car celle-ci rend lespromesses faites entre coalitions d’intérêts économiques et politiques encore

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plus difficiles à tenir. Comme le montrent Haber et al. (2002), suivant leraisonnement économique de Klein et al. (1978), les élites économiques etpolitiques se trouvent alors dans la situation de deux sociétés cherchant àsigner un contrat « quand il n’y a pas de tiers pour garantir la bonne exécutiondu contrat et quand les deux parties ont intérêt à rompre leur engagementune fois le contrat signé. [Les coûts de transactions dus aux risques decomportements opportunistes deviennent si élevés que] les sociétés vont êtreincitées à s’intégrer plutôt qu’à signer un contrat. (…) L’intégration peut sefaire vers l’amont en permettant aux acteurs économiques de rédiger etd’exécuter les règles qui s’appliquent à leur propre activité, ou vers l’aval enencourageant les politiciens à s’engager directement dans les activitésproductives et lucratives ».

Plus un pays est situé au sud, plus l’investissement nécessaire pourescalader plein nord est grand, et d’autant moins réaliste apparaît l’optiond’un gouvernement limité. Plus il est à l’ouest, plus il est exposé à desphénomènes d’instabilité politique dus aux conflits entre coalitions d’intérêtsparticuliers, et plus l’option du monopole focal semble s’éloigner. Dans cesdeux cas, un système de copinage (crony system) apparaît comme une optionbeaucoup moins coûteuse et plus facile à mettre en œuvre, bref plus réaliste.Cela n’exclut pas que du copinage puisse apparaître en n’importe quel pointde la figure, dans n’importe quelle culture de gouvernance, mais sans pourautant devenir le trait dominant de cette culture de gouvernance. Il est certainqu’un système reposant fondamentalement sur des modes de productionsystémiques (c’est-à-dire impersonnels et non interpersonnels) de la confiance,du pouvoir et de l’information sera moins exposé au risque de diffusion d’uneculture de copinage à travers les institutions de gouvernance nationales.

Il s’agit bien d’un risque, car si le capitalisme de copinage est a priori unesolution peu coûteuse, qui de surcroît n’est pas nécessairement antagonisteavec la croissance économique, il n’en présente pas moins des inconvénientsgraves.

Premièrement il reste économiquement inefficient : des rentes doivent êtreen permanence créées et distribuées aux « copains » propriétaires d’actifs pourles inciter à investir. Les rentes les plus usuelles sont l’accès facilité auxfinancements (les banques nationales sont particulièrement exposées, mêmesi elles ne sont pas le seul point d’entrée possible) et les parts de marché (soitaccordées directement, par exemple à travers les passations arrangées demarchés publics, soit protégées de la concurrence, par exemple à travers deslicences d’importation, des droits de douane élevés ou l’obligation faite aux

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entreprises, même domestiques, d’obtenir une autorisation gouvernementalepour pouvoir entrer sur un marché). Dans ces conditions, il est quasimentcertain que des oligopoles, des monopoles ou même des industries entièresvont être créés, étendus ou maintenus qui n’auraient pas dû l’être, tandis qued’autres opportunités, d’autres activités ne seront pas exploitées, quand bienmême elles seraient socialement utiles, internationalement compétitives et quedes entrepreneurs auraient les compétences requises pour les développer.

Deuxièmement, le capitalisme de copinage mène au court-termisme : ilest impossible pour aucune coalition exerçant le pouvoir dans un tel systèmeou en compétition pour l’obtenir de s’engager à long terme car les engagementspris ne tiendront probablement que le temps de son maintien au pouvoir.C’est pourquoi les capitalistes parties prenantes (les détenteurs d’actifs copains),par peur de ne pas avoir les connections politiques nécessaires en cas dechangement de gouvernement auront tendance à opérer sur des horizons decourt terme et, dans tous les cas, à exiger des retours sur investissement élevés.

Troisièmement, le capitalisme de copinage est socialement prédateur etrenforce les inégalités : les différents types de rentes mentionnées plus haut etdétournées à des fins privées ne tombent pas du ciel. Elles sont généralement« extraites » à partir de l’ensemble de la société (à travers des prix ou desimpôts plus élevés, une moindre qualité des services publics, etc.). De même,les luttes de pouvoir entre groupes d’intérêt peuvent mobiliser et gaspillerdes ressources considérables. Ces différents coûts sociaux illustrent unmécanisme central des systèmes fondés sur le copinage : la concentration desbénéfices entre des mains privées (les gains sont ‘privatisés’) et la diffusiondes risques (pertes et coûts) à travers la société (les risques sont ‘socialisés’).

Quatrièmement, il est difficile de se sortir d’un système organisé dans et par lecopinage. Le risque est grand de se retrouver comme pris dans un « piège degouvernance institutionnalisé ». En effet, l’ampleur des ressources des « copains »(cronies) (leurs rentes accumulées, leurs connections économiques et politiques,leur capacité à s’autofinancer) par rapport à celles des concurrents potentielsles protège tellement qu’un piège de gouvernance se referme sur la société(ou encore « piège de non-convergence » avec les économies plus avancées,voir Acemoglu et al. (2002)), piège dont il est d’autant plus difficile de s’échapperqu’il est enchâssé, encastré (embedded) dans les institutions de gouvernancenationales.

En d’autres termes, « les arrangements institutionnels d’une société sontsouvent le résultat de conflits stratégiques de redistribution entre différentsgroupes sociaux, et des inégalités dans la distribution du pouvoir et des

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ressources peuvent parfois bloquer le réarrangement de ces institutions versdes configurations qui auraient permis un développement général. (…) Mêmequand le changement serait Pareto-supérieur pour tous les groupes, lesproblèmes d’action collective peuvent constituer un obstacle sérieux »(Bardhan, 2000). Ces problèmes méritent d’être rappelés (encadré V.2).

La dilapidation des ressources nationales risque donc de se doubler d’uneforte résistance au changement, dont les mécanismes sont souvent difficiles àdéceler mais dans lesquels se trouvent les germes d’une mauvaise gouvernancedurable. Conséquence d’une telle situation de blocage institutionnel,l’accumulation de tensions à travers la société risque de se traduire par unépisode de déstabilisation violente (voir l’analyse aboutissant à l’hypothèsedu monopole focal au chapitre III). L’envahissement des institutions degouvernance nationales par le copinage est donc à la fois facteur derigidification institutionnelle et porteur de risques de déstabilisation brutale(voir Oman et al., 2003).

Encadré V.2. Problèmes d’action collective et résistance au changement

Le premier est celui dit du passager clandestin (free-rider) : une institution quechacun individuellement (et donc tout le monde) souhaiterait voir changer,peut persister en l’état parce que les coûts individuels que devra supporterl’individu (ou la coalition) à l’initiative du changement risquent d’être tellementélevés qu’ils le dissuadent d’agir. Si cette institution est soutenue par un réseaude sanctions sociales réciproques, chaque individu tiendra à s’y conformer,par peur qu’une infraction lui fasse perdre sa réputation, de sorte quel’institution ne changera pas (voir Akerlof, 1984).

Deuxièmement, il y a de fortes chances pour que les perdants potentiels de latransformation éventuelle d’une institution redoutent ce changement et tententd’y résister. Quand les pertes sont certaines et concentrées sur quelquesindividus, tandis que les gains sont incertains et diffus à travers la société, lerisque est grand de voir les perdants potentiels résister et parvenir à empêcherle changement (Olson, 1965). Même si les gagnants pouvaient trouver unmécanisme pour dédommager les perdants ex post, il ne pourraient pass’engager de manière totalement crédible à le faire (ils peuvent toujours changerd’avis une fois le changement institutionnel obtenu). Ainsi le dédommagementreste incertain pour les perdants, tandis qu’ils perçoivent avec certitude lerisque de ne plus avoir le même pouvoir de négociation s’ils renoncent àl’institution qui prévaut aujourd’hui (Dixit et Londregan, 1995). D’où leur choixde refuser et d’empêcher le changement sans attendre.Source : d'après Bardhan (2000).

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Étant donné ce tableau des coûts et des risques associés aux systèmes degouvernance imprégnés par le copinage, la stratégie de régulation desinstitutions de gouvernance par recours à un monopole focal public peut-elleencore servir de modèle ou de repère pour les pays aujourd’hui endéveloppement ?

Quel avenir pour le monopole focal public dans les paysen développement ?

Si l’on s’en réfère à l’expérience française, le doute est permis quant à laviabilité du modèle en l’état : comme nous l’avons vu au chapitre IV, la culturede gouvernance héritée des Trente Glorieuses s’avère de plus en plus inadaptéeface aux évolutions intérieures et internationales à partir des années 1970 :moindre attractivité du point focal (concurrencé, fragmenté et délégitimé), etrenforcement des relations interpersonnelles d’intérêts privés (évolutionmatérialisée sur la figure V.2 par une boucle repartant en direction du sud-estapproximativement et essentiellement dans les années 1980).

Qu’en est-il dans les pays en développement ? A en juger par les évolutionsremarquables en Chine, au Taipei chinois, à Singapour et en Corée depuisquelques années, il semblerait que la stratégie du monopole focal, même là oùelle a bien fonctionné, doive être réévaluée. A considérer la France et ces paysensemble, trois types de facteurs ont sans doute contribué à amoindrirl’efficacité ou l’intérêt d’un recours à des institutions de monopole focal publicpour les pays aujourd’hui en développement :

1) La multiplication des points focaux potentiellement concurrents aux institutionspubliques nationales : d’une part, la mondialisation et l’ouverture des paysaux échanges et aux flux de capitaux internationaux multiplient lesoptions offertes aux agents économiques dans leurs transactionscommerciales ou leurs opérations d’investissement. Pour les grandesentreprises clés dans le monopole focal, l’accroissement du nombre deleurs fournisseurs, investisseurs et clients qui ne relèvent plus de la sphèred’intervention publique (par exemple étrangers) diminue d’autant leurdépendance, et donc leurs incitations à se conformer à la logique decoordination imposée par le point focal public. D’autre part, la montéeen puissance des marchés financiers internationaux, elle-même due àune croissance rapide des investisseurs institutionnels essentiellementbasés dans les pays de l’OCDE mais investisseurs de portefeuille sur lesmarchés « émergents », offre désormais aux banques et aux entreprisesune source de financement externe alternative aux fonds publics.

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2) Or précisément, les systèmes de production et de financement mis en placedans le cadre initial des monopoles focaux publics nationaux atteignent leurslimites : l’accélération du changement technologique et la montée de lapression concurrentielle due à la libéralisation des échanges augmententla taille des investissements nécessaires (en R&D, en technologies, encapital humain, etc.) pour rester compétitif à l’échelle internationale. Alorsque les besoins de financement externe des entreprises publiques etprivées gonflent rapidement, les systèmes de financement publics oupara-publics traditionnels (souvent des banques nationales dedéveloppement telles la BNDES au Brésil ou les ‘institutions definancement du développement’ en Inde) entrent en crise (crise de ladette en Amérique latine et en Afrique à partir des années 1980, crise dela balance des paiements en Inde en 1990-91).

Quant aux systèmes de production hérités du monopole focal, articulésautour de la promotion des capitalistes nationaux (grands groupes privés,champions nationaux, entreprises publiques), conçus pour sélectionneret soutenir un nombre limité d’investisseurs dans des industries typiquesde la seconde révolution industrielle et dans des pays en pleine phase derattrapage, ils ont du mal à se redéployer vers une croissance plusintensive, c’est-à-dire davantage fondée sur l’innovation.

3) Le remodelage du champ des intérêts parties prenantes au monopole focal : tandisque de multiples intérêts nouveaux issus de la société civile s’affirmentau cours des processus de démocratisation (travailleurs, consommateurs,écologistes, etc.), les intérêts traditionnellement les plus impliqués, et enfin de compte enracinés dans le fonctionnement des monopoles focauxpublics, font preuve d’une grande résistance au changement. Le pointclé de cette résistance se trouve dans l’enchevêtrement des intérêtséconomiques et politiques et recouvre trois enjeux :

a) Les besoins de financements des partis politiques, qui résultent dela concurrence démocratique, tendent paradoxalement à renforcerles liens de dépendance entre sphères politique et économique ;

b) Le poids acquis par les grandes entreprises, symboles nationaux etgrands pourvoyeurs d’emplois, fait que le destin et les intérêts desdirigeants politiques sont là encore de plus en plus liés à ceux de cesentreprises, accroissant encore les risques de dérapages clientélistes,comme en témoigne le cas des chaebols en Corée du Sud, des keiretsusau Japon ou des grandes entreprises publiques en France ;

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c) Enfin, quand des élites ont fait de la promesse d’une croissanceéconomique partagée la base de leur discours, tout choc de croissancedurable ou augmentation visible des inégalités risque de portersérieusement atteinte à leur légitimité14.

Peut-on en conclure que la stratégie de développement par recours à unmonopole focal aura de moins en moins de chances de réussite à l’avenir ?Sous sa forme étatique et centralisée sans doute, parce que la complexité desrapports économiques et sociaux est devenue telle qu’elle ne semble pluspouvoir être assumée par un acteur unique, fût-il du niveau de compétence etd’envergure d’un État en position de monopole focal sur son territoire national.Toutefois, cette stratégie et ses réussites permettent de tirer un certain nombrede leçons qui sont autant de points de repère pour l’élaboration et surtout lamise en œuvre des politiques en matière de gouvernance des entreprises dansles pays en développement.

Pour aller de l’avant

Tout d’abord, cette étude montre à quel point la qualité de la gouvernancedes entreprises va, dans une large mesure, main dans la main avec celle de lagouvernance publique. La proximité ou l’imbrication de fait des institutions degouvernance des entreprises et de gouvernance publique est une caractéristiquede nombreux pays en développement, et particulièrement ceux ayant suiviune stratégie de développement selon la logique du monopole focal.

Ces pays ont réussi, au cours des Trente Glorieuses en France, des années1960 à 1990 en Asie de l’Est et du Sud-Est, un processus de rattrapagespectaculaire par rapport aux pays les plus avancés, notamment les États-Unis, et, dans le contexte asiatique, le Japon. Les systèmes de gouvernancedes entreprises qu’ils ont mis en place leur ont permis de faire émerger etprévaloir un intérêt général, et ce d’abord au sein des élites, sur les intérêtsparticuliers des diverses factions de la société, le tout sous la tutelle depuissantes institutions publiques (stratégie de « contournement par l’est » enréférence aux deux figures).

A l’opposé, les pays qui ont échoué ou moins bien réussi dans ce processusde rattrapage sont ceux où les institutions de gouvernance des entreprises etde gouvernance publique ne sont pas parvenues à canaliser suffisamment les conflitsentre élites pour qu’ils ne nuisent pas à l’intérêt général (c’est par exemple le cas de

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l’Argentine). Si les arrangements institutionnels retenus ne permettent pas deréaliser un intérêt commun, ils n’ont in fine que très peu de chances dedéboucher sur une croissance économique soutenue et durable. Les initiativesde discrimination positive de la Nouvelle politique économique (New EconomicPolicy) en Malaisie à partir de 1971 (renforcement des capacités économiquesdes Bumiputra - « les fils du sol » - face à la communauté chinoise) ou du« Black Empowerment » en Afrique du Sud (visant à partir de 1994 à donnerplus de pouvoir à la communauté noire dans la gouvernance des entreprises)sont certes des cas extrêmes, mais qui illustrent parfaitement l’insoutenabilitéà long terme d’institutions de gouvernance manifestement exclusives (vsinclusives) (Voir le chapitre sur l’Afrique du Sud dans Oman, 2003).

Tenir compte de la dimension horizontale (sur les figures) des culturesde gouvernance, c’est-à-dire une prise en compte effective des intérêtsparticuliers ancrés dans une réalité humaine et historique, bien réels etagissants, puis leur mise en ordre de marche dans le sens de l’intérêt général,permet de concentrer les efforts sur des transformations faisables, et multiplieainsi leurs chances de succès.

Les expériences réussies de gouvernance avec monopole focal publicmontrent que ce mode de gouvernance des entreprises a été particulièrementefficace dans le cadre de processus de rattrapage (tous les « miracles » de l’histoireéconomique récente correspondent à des phénomènes de rattrapage). A cestade, les institutions de gouvernance des entreprises et de gouvernancepublique doivent prioritairement assurer une mobilisation massive des facteursde production ainsi que leur bonne coordination (Rodrik, 1994).

Mais par définition, tout processus de rattrapage réussi aboutit à sonpropre épuisement. Que se passe-t-il alors ? Les systèmes de gouvernance desentreprises efficaces hier le seront-ils encore demain ? Cette question est d’uneactualité immédiate pour tous les pays aujourd’hui en fin de processus derattrapage, la Corée du Sud, le Taipei chinois ou Singapour par exemple. Ilsuffit de porter le regard du côté de la France des trois dernières décenniespour avoir une première réponse : dans un contexte de mondialisationcommerciale et financière avancée, d’accélération du changementtechnologique et d’intensification spectaculaire de la pression concurrentielle,le système de gouvernance des entreprises construit autour du monopole focalpublic s’est retrouvé dépassé par le niveau de complexité de l’économienationale.

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Un sérieux défi est donc posé aux institutions de gouvernance desentreprises et de gouvernance publique du pays, qui n’est, pour une largepart, toujours pas résolu : celui de l’innovation. Par innovation, il faut entendreinnovation technologique bien sûr, mais financière également, et surtoutorganisationnelle et institutionnelle.

En effet, dans le monde actuel tel que nous l’avons esquissé, il ne s’agitplus de copier et d’adapter les inventions faites ailleurs, mais de prendre soi-même l’initiative. Tandis que dans un processus de rattrapage national, lesentreprises peuvent asseoir leur compétitivité sur la mobilisation et lacoordination des facteurs, dans la phase de transition qui suit, c’est-à-dire versune croissance beaucoup plus intensive, le défi de la compétitivité devientcelui de l’augmentation de la productivité des entreprises, et doncfondamentalement celui de l’innovation15. Aux plans organisationnels etinstitutionnels, cela requiert l’élargissement, le renforcement etl’autonomisation des intérêts parties prenantes aux processus de consultation,de négociation, de décision et de surveillance.

Face à un tel défi, les systèmes de gouvernance des entreprises ne peuventpas réussir leur transformation du jour au lendemain. Ce n’est pas une raisonpour ne pas expérimenter des « institutions de transition », aussi peuacadémiques soient-elles. Quelles actions prioritaires envisager ? Les priorités1 et 2 renvoient essentiellement à l’axe vertical des deux figures (améliorer leniveau de production systémique de confiance, de pouvoir et d’information),les priorités 3 et 4 à l’axe horizontal (orienter l’interaction des intérêts privésvers la réalisation de l’intérêt général).

1) Augmenter considérablement le niveau d’efficience informationnelle, c’est-à-dire la production d’informations (transparence) mais aussi leur qualité,leur rapidité de circulation au sein de l’entreprise et leur disponibilitépour l’environnement extérieur, notamment les investisseurs (disclosure).La réactivité et la compétitivité des entreprises en dépend. C’est le rôledes organes de gouvernance internes à l’entreprise, des organismes decontrôle boursiers, des banques et des institutions financières, desauditeurs et des média.

2) Renforcer l’autonomie des acteurs publics et privés (empowerment), et, demanière systématique, les responsabiliser dans l’usage qu’il font de cetteautonomie. En effet, nombre d’agents économiques ont de facto acquisbeaucoup d’autonomie, du simple fait de l’affaiblissement du monopolefocal, sans toujours que leur soit imposée la contrepartie obligée, à savoirla demande qui doit leur être adressée de rendre compte et de répondre

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de leurs agissements (accountability). En la matière, les mesures de baseconsistent à « améliorer le fonctionnement général des tribunaux et desorganismes de régulation (…), assurer une plus grande clarté dans lesdroits légaux des actionnaires (…), rendre les membres des conseilsd’administration, les dirigeants et les actionnaires de contrôle directement[c’est-à-dire individuellement] responsables des abus contre les différentspartenaires de l’entreprise » (OCDE, 2003b).

3) Favoriser l’émergence de contre-pouvoirs effectifs (checks and balances) làoù la régulation hiérarchique antérieure permettait d’orienter la logiquedes intérêts privés dans le sens de l’intérêt général. Ces forces doiventêtre facteurs de propositions innovatrices et de surveillanceinstitutionnelle resserrée. Le renforcement systématique des capacitésdes acteurs non étatiques doit jouer dans ce sens, en les rendant aptes àdéfendre eux-mêmes leurs intérêts. Il semble que ce soit particulièrementefficace dans le cas d’investisseurs institutionnels à long terme. Souscertaines conditions, leur implication effective permettrait d’améliorerconsidérablement la qualité de la surveillance au sein des institutions degouvernance des entreprises avec un coût quasi nul pour les institutionsde gouvernance publique16.

D’autres groupes d’intérêts sont également concernés au premier chefpar la transformation des institutions de gouvernance d’entreprise, etdoivent donc s’y impliquer : les associations d’actionnaires minoritaires,les créanciers et les collectivités locales. Plus polémique peut-être est laquestion de la forme exacte que pourrait prendre la participation dessyndicats, en tant que contre-pouvoir essentiel, au bon fonctionnementdes institutions de gouvernance17. Cependant, en ce qui concerne lessalariés actionnaires, Frémond (2000) et OCDE (2003b) dénoncent lesbarrières mises à leur participation à la gouvernance de leurs entreprises.Ces obstacles ne peuvent être surmontés que si leur accès libre àl’information et à des conseils indépendants est strictement protégé contreles agissements des insiders, et ce à plus forte raison lorsque l’épargnedes salariés est investie dans un fonds de pension et concerne donc leurretraite.

4) Dans l’optique de long terme qui est la nôtre, le rôle de l’État doit égalementêtre repensé.

Comme le montrent Acemoglu et al. (2002), la sélection des dirigeantsdevient de plus en plus importante au fur et à mesure qu’une économiese rapproche de la frontière technologique (là où se trouvent les

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économies les plus avancées). Mais il y a un vrai danger à ce que desasymétries de ressources (information, pouvoir, capital, connectionspolitiques) empêchent de nouveaux acteurs (challengers) de disputer leurprééminence aux acteurs en place (incumbents), bénéficiaires d’un systèmefondé sur les relations interpersonnelles dans le cadre d’une stratégie dedéveloppement essentiellement fondée sur l’investissement. De sorte quela société ne parvient jamais à se dégager d’un tel système. Commedémontré plus haut dans ce chapitre, ce phénomène peut suffire àentraîner et bloquer la société dans un ‘piège de gouvernanceinstitutionnalisé’, qui est aussi un piège de basse compétitivité en ce qu’ilempêche la transition de l’économie vers un modèle de développementdavantage fondé sur l’innovation.

Pour aider à la mise en place d’un système de gouvernance des entreprisesfondé sur l’innovation, l’État, de mobilisateur et coordinateur, doitdevenir le garant d’un arbitrage efficace dans les confrontations entreintérêts privés renforcés et responsabilisés. Efficace signifie avant toutque ces luttes ne minent pas la réalisation de l’intérêt général. A cette fin,de lourdes sanctions devraient être infligées pour toute forme d’abus debien social (Oman, 2003), de détournement de fonds (Johnson et al., 2000)ou de racket institutionnalisé (Adelman, 2000). L’efficacité, le coût,l’équité, et donc la soutenabilité des solutions institutionnelles retenuesen matière de gouvernance des entreprises en dépendent.

Ce n’est pas un moindre rôle pour les institutions publiques, car mêmelorsqu’un compromis institutionnel (provisoire) permet à l’intérêtcollectif de s’imposer aux factions d’intérêts particuliers, ce n’est pas unegarantie de stabilité durable. Comme le montre l’exemple de la Francedes Trente Glorieuses et comme l’avait si bien vu Olson (1982), c’est mêmeprécisément au cours des périodes de stabilité que les coalitions d’intérêtsparticuliers se créent ou s’organisent pour augmenter leurs rentes,diminuant d’autant la flexibilité du processus de transformationinstitutionnelle, cette rigidité accroissant paradoxalement les risques devolatilité et compromettant ainsi la qualité des transformationsultérieures. Vivendi, Ahold, Parmalat, Enron, Arthur Andersen sont làpour nous le rappeler, la gouvernance des entreprises n’est décidémentpas un long fleuve tranquille.

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Notes

1. Nous le nommons ainsi puisqu’il repose notamment sur la théorie des contrats,la théorie des droits de propriété et la théorie de l’agence. La gouvernanced’entreprise se résume dans cette perspective à la question clé suivante : dans unmonde de contrats incomplets, comment allouer efficacement les droits de contrôlerésiduels entre investisseurs et dirigeants ? Pour une synthèse, voir Shleifer etVishny (1997). Ce modèle, même s’il jouit d’une très grande influence, estégalement critiqué au sein même des milieux académiques anglo-saxons. Nouspensons par exemple aux travaux de Zingales (1997), Hodgson (1998), Blair etRoe (1999), Blair (2002) et Roe (2002).

2. Selon le niveau et la nature des institutions de gouvernance considérées, l’intérêtcommun en jeu sera celui d’une communauté locale, d’une entreprise, d’unerégion, d’un pays, voire mondial. Naturellement, un intérêt « commun » (collectif,public ou général étant ici synonymes) dans le cadre d’institutions de gouvernancedonnées, pourra apparaître comme un simple intérêt « particulier » du point devue d’institutions de gouvernance relevant d’un « niveau de juridiction »supérieur.

3. On peut imaginer rencontrer des dictatures aussi bien à l’extrême gauche qu’àl’extrême droite de la figure. On pourrait compléter ce modèle par une troisièmedimension des cultures de gouvernance qui indiquerait la nature plus ou moinsdémocratique vs dictatoriale du régime politique.

4. Et ce d’autant plus qu’un pays dispose d’une structure administrative ou étatiquedéjà robuste (c’est-à-dire, sur la figure, dans la partie sud proche de l’axe verticalou dans la zone sud-est).

5. Il y a bien sûr des différences importantes parmi les régimes mentionnés auxdates citées, entre les régimes autoritaires au sens strict du terme (la Chine, leTaipei chinois, la Corée du Sud, la France sous Vichy), et ceux démocratiquementélus (Singapour et la France après 1945).

6. On se référera avec grand profit sur ce point aux études concernant l’Afrique duSud, le Brésil et l’Inde dans Oman (2003).

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7. Voir, par exemple, le cas du fédéralisme chinois depuis 1978 et de la réussite desTownship-Village Entreprises (Qian et Weingast, 1997). Comment comprendre, parexemple, le formidable écart de performance entre les économies chinoise et russedans les années 1990, alors qu’aucun des deux pays ne disposait d’institutions degouvernance des entreprises recommandables, de marchés financiers sécurisés,ni plus généralement d’institutions garantissant le respect des droits de propriétéou la prééminence de l’état de droit. On en revient à l’alternative initiale : ou biences institutions n’ont aucune importance, ou bien il faut changer ou compléter lagrille de lecture du progrès institutionnel exclusivement centrée sur la dimensionverticale des améliorations.

8. C’est, par exemple, le rôle de la Sécurité sociale en France à partir de 1945, dusoutien aux populations rurales en Corée à partir de la réforme agraire (Root,1996), ou de la politique de logement populaire menée à Singapour à partir desannées 1960 (Lee Kuan Yew, 2000).

9. Elles ont également facilité la diffusion, dans des sociétés encore très rurales,d’un idéal de développement national tiré par la croissance industrielle et dontchacun devait se sentir partie prenante, ce qui n’est pas négligeable dans laperspective du bon fonctionnement du monopole focal.

10. Il reste cependant encore des marques évidentes de personnalisation des rapportsde gouvernance dans ces sociétés, aussi bien dans les relations quotidiennes entreles citoyens et les autorités publiques, qu’à la tête des grandes entreprises, desgrandes administrations ou de l’État.

11. En quelque sorte, si l’on se réfère à la figure V.2, le Chili est resté à la porte del’ascenseur (flèche verticale en trait plein) jusqu’au début des années 1980, pourne se décider à en profiter que suite au choc de la crise de 1982. Les réformes lesplus bénéfiques en termes de gouvernance des entreprises datent précisémentde cette période et concernent la régulation du secteur bancaire (interdiction desprêts aux parties liées, c’est-à-dire aux membres d’un même groupe que celui dela banque) et l’introduction d’un système de fonds de pension particulièrementbien encadré (voir le chapitre sur le Chili dans Oman, 2003).

12. Avec des exceptions notables tels les accords sectoriels en vue de l’ouverturecommerciale dans l’automobile au début des années 1990 (Schneider, 1997).

13. Cette section sur le « capitalisme de copinage » doit beaucoup à Haber (2002).

14. Concernant les élites et leur force d’entraînement sur la population, deux facteurssupplémentaires ont certainement joué un rôle : i) la valeur d’exemple et la forced’entraînement qu’ont eu des dirigeants tels que de Gaulle, Park Chung Hee ouLee Kuan Yew, grâce à leur force de conviction, leur éthique personnelle, leurvision du développement national, leur capacité à l’inscrire dans des institutionset à mettre sur pied des administrations de grande qualité ; ii) les élites commeles populations de cette première génération (celle des années 1950 à 1970) avaient,dans tous les pays relevant d’un fonctionnement du type monopole focal public,

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enduré un ou plusieurs traumatismes nationaux majeurs (occupation étrangère,guerre civile) ou dû résister à la menace communiste. Au renouvellement desgénérations correspond également une moindre prégnance de ces vécus collectifsnaguère fortement mobilisateurs.

15. L’analyse des liens entre innovation et gouvernance d’entreprise fait l’objet destravaux de O’Sullivan (2000) et Lazonick et O’Sullivan (2000). De manière trèsconvaincante, ils caractérisent dans un premier temps le processus d’innovationcomme étant cumulatif, collectif et incertain. Dans un second temps, ils seconcentrent sur les capacités organisationnelles des firmes innovatrices et endérivent les implications pour une gouvernance d’entreprise tournée versl’innovation. Celle-ci doit remplir trois conditions : i) l’engagement financier deressources à l’apprentissage organisationnel et à des investissements irréversiblesaux perspectives incertaines ; ii) une intégration organisationnelle des ressourceshumaines et physiques telle que soient créées des incitations pour les participantsà engager leurs compétences et leurs efforts dans l’organisation ; iii) un contrôlestratégique placé entre les mains de décideurs intégrés dans le processusd’apprentissage. « Ces trois conditions réunies œuvrent dans le sens de contrôlepar l’organisation (et non par le marché) des intrants critiques du processusd’innovation : la connaissance et l’argent » (Lazonick et O’Sullivan, 2000).

16. Des investisseurs institutionnels prêts à s’engager sur le long terme dans l’aventureindustrielle, dont les intérêts seraient donc largement inclusifs — puisque leursobligations fiduciaires les amèneraient à diversifier leur portefeuille à un pointtel qu’ils se retrouveraient en position d’internaliser toutes les externalités crééespar les agents économiques — devraient être en mesure de constituer de véritablescontre-pouvoirs, à condition qu’ils soient autonomes vis-à-vis des directions desentreprises et fassent l’objet d’un encadrement prudentiel et juridique adéquat.Le rôle des fonds de pension domestiques est sans doute essentiel pour l’avenir(voir Hawley et Williams, 2000 ; Davis et Steil, 2001 ; et OCDE, 2003c).

17. Voir à ce sujet le rapport de la Banque Mondiale par Aidt et Tzannatos (2002)soulignant l’impact positif du pouvoir de négociation des syndicats dans laréduction des inégalités et l’amélioration de la performance à long terme deséconomies en développement.

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Annexe 1Analyse du taux de croissance de la production

et de ses facteurs

Tableau A.1

1951-1969 (%/an)

PIB 5.0 1. Stock de travail -0.1 2. Qualité du travail (âge, instruction, intensité) 0.4 3. Migrations professionnelles 0.6 4. Volume du capital 1.1 5. Rajeunissement du capital 0.4 6. Intensité de la demande 0.1 Résidu 2.5

Source : Carré, Dubois et Malinvaud (1972).

Avec 2.5 pour cent de croissance annuelle dus au résidu, c’est la moitié dela croissance qui reste inexpliquée. Ce chiffre élevé amène à s’interroger sur leslimites des outils de mesure et d’interprétation de la croissance. Nous nous entiendrons dans cette annexe à quelques remarques d’ordre méthodologique :

1) Les auteurs travaillant avec une fonction homogène de degré 1, de typeCobb-Douglas, ils ne rendent pas compte des effets des économies d’échelle,qui sont précisément un élément nouveau ayant eu un effet de diffusionimportant dans l’ensemble des structures de l’économie française (Carréet al., conscients de cette limite, estiment la part des économies d’échelleà environ 0.7 pour cent, soit un peu plus du quart du résidu). Enparticulier, les progrès des méthodes de gestion des entreprises sont engrande partie des transformations dues aux économies d’échelle.

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2) Leur mesure de l’investissement (la FBCF, formation brute de capitalfixe) ne prend pas en compte l’investissement immatériel. Or l’effort françaisde l’Après-guerre en matière de recherche publique est considérable etvient combler un retard séculaire. Avec la Ve République, les dépensesbrutes de R&D sont passées de 1.1 à 2.4 pour cent du PIB entre 1958 et1966. En moyenne, 30 000 demandes de brevets par an sont déposéesdans les années 1950 ; on est passé à 50 000 par an 10 ans plus tard. Dansla même période, les dépenses pour concessions de licences ont étémultipliées par 5.

3) L’amélioration du « capital humain » apparaît très partiellement dansl’amélioration de la productivité du travail, qui par exemple ne prendpas en compte la très large diffusion des services sociaux et médicauxdans la société, dans l’administration et dans les entreprises.

4) Plus généralement, l’importance des institutions, notamment de l’État,des institutions parapubliques et de la qualité des personnelsadministratifs n’est pas suffisamment prise en compte. Or ces facteurspèsent lourd dans les performances d’un pays.

En résumé, dire que la productivité globale des facteurs ‘explique’ aumoins la moitié de la croissance d’un pays revient à admettre que les outils etconcepts disponibles n’expliquent au mieux que la moitié de la croissance. Mêmesi l’on peut attendre des avancées importantes de travaux plus récents sur laproductivité globale des facteurs et l’amélioration des indicateurs de capitalhumain et de capital social, il faut bien admettre, ainsi que le reconnaissentCarré et al. (1972) en conclusion de leur travail, que la compréhension desphénomènes de croissance à long terme exige davantage qu’un ‘simple’traitement économique. L’explication du phénomène de croissance resteouverte.

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Annexe 2Monopole focal, culture de gouvernance

et théorie des jeux

La théorie des jeux étudie les interactions, « les jeux » entre agentsrationnels (ou groupes d’agents). Elle permet de modéliser des situations danslesquelles les gains d’un agent (et donc ses incitations) ne dépendent passeulement de son comportement individuel dans un environnement donnémais également des actions des autres « joueurs » qui peuvent poursuivre desobjectifs différents, voire contradictoires. Ces jeux sont particulièrementintéressants pour déterminer à quelles conditions, avec quelles incitations, laconvergence des intérêts entre joueurs peut l’emporter sur leurs conflitsd’intérêts. Un des principaux résultats de la théorie des jeux est de mettre enévidence la difficulté pour les joueurs de parvenir à se coordonner sur dessolutions socialement souhaitables dès lors qu’on suppose de leur part uncomportement rationnel et individualiste consistant à poursuivreexclusivement leur intérêt privé.

Les analyses de Schelling (1960) ont renouvelé la théorie des jeux : dansson étude des jeux de coordination, il montre que des individus placés dansune situation telle qu’ils ne savent pas rationnellement choisir entre deuxalternatives ont en fait une capacité à se coordonner bien supérieure à ce queprédit la théorie.

A titre d’exemple, imaginons une interaction réduite à deux joueurs, quidoivent chacun choisir entre deux actions (ou enchaînement d’actions),appelées « stratégie A » et « stratégie B ». Il y a donc quatre issues possibles,que l’on peut représenter à l’aide de la « matrice » de résultats ou de gains ci-dessous. Les choix des deux joueurs sont simultanés de sorte qu’ils ne décidentpas en fonction de ce que vient de jouer l’autre. Le joueur 1 est le ‘joueur ligne’ :il choisit la ligne (A ou B) dans laquelle il veut jouer. Le joueur 2 est le ‘joueur

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colonne’ et choisit la colonne (A ou B) dans laquelle il veut jouer. Chaque joueurannonce sa stratégie et ils encaissent immédiatement les gains correspondantà la case d’arrivée parmi les quatre possibles (A,A ; A,B ; B,A ou B,B). Danschaque case de la matrice, le gain du joueur 1 est matérialisé par le premierchiffre à gauche de la virgule, et le gain du joueur 2 par le second chiffre. Parexemple, dans les cases (A,A) ou (B,B), les deux joueurs gagnent 10. Dans lescases (A,B) ou (B,A), les deux joueurs gagnent -1 (c’est-à-dire qu’ils perdent 1).

Joueur 2 A B

A 10,10 -1,-1 Joueur 1 B -1,-1 10,10

Comment les joueurs déterminent-ils leur stratégie ? Tout dépend desinformations dont les joueurs disposent et des hypothèses faites quant à leurscomportements. Connaissent-ils les règles du jeu ? Les gains associés ? Chaquejoueur sait-il si les autres joueurs disposent des mêmes informations que lui ?Que sait-il des motivations des autres joueurs ? Les joueurs sont-ils rationnels ?Sont-ils individualistes ? Si oui, leur calcul consistera donc à comparer lescoûts ou les gains individuels associés à chaque stratégie. Voilà autant deparamètres sur lesquels la théorie des jeux permet de formuler des hypothèsesafin de déterminer sous quelles conditions les joueurs vont parvenir à unrésultat collectivement ou individuellement souhaitable.

Pour le moment, on fait simplement l’hypothèse que nos deux joueursconnaissent les règles et les gains du jeu et savent que l’autre dispose de lamême information. Ils sont alors dans une situation d’indétermination totale :ils aimeraient bien et ont intérêt à se coordonner sur (A,A) ou (B,B) qui sontdeux équilibres de Nash parfaitement identiques (un équilibre de Nash étantune situation — une case — où aucun joueur ne regrette de se trouver, c’est-à-dire qu’aucun joueur ne regrette son choix étant donné celui de l’autre), maisne sachant pas ce que l’autre va jouer, il y a une chance sur deux qu’ils tombentsur des solutions non optimales (A,B) ou (B,A).

Schelling (1960) montre que dans une telle situation, les joueurs ont enfait plus d’une chance sur deux de se coordonner sur une solution optimale.Schelling prend l’exemple de deux personnes qui font des courses ensembledans un grand magasin, mais se sont perdues de vue et cherchent donc à seretrouver (nous sommes en 1960, elles n’ont pas de téléphone portable). Quefaire sachant que l’autre se pose la même question ? Malgré une situation

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d’imprévisibilité totale (unforeseen contingency), le choix se fera trèscertainement sur quelque chose de ‘massif’, de ‘saillant’, par exemple l’entréedu magasin ou tout autre endroit bien visible. Dès lors qu’on prend en comptele contexte de la décision (une histoire commune, les institutions, etc.), unpoint focal a de fortes chances d’apparaître.

C’est sur cette idée que s’appuient deux successeurs importants deSchelling :

1) Lewis (1969) quand il élabore le concept de « connaissance commune »(common knowledge) : pour analyser les décisions des joueurs, il faut avoirbien modélisé l’ensemble de leurs informations et de leurs croyances,c’est-à-dire ce qu’ils savent (ou croient) sur les états de la nature, maisaussi ce qu’ils savent (croient) sur les autres joueurs, ce qu’ils savent(croient) que les autres joueurs savent (croient), etc., à l’infini. Une‘saillance’ reconnue par tous et fournissant une solution à un problèmede coordination (notamment quand il se pose de manière répétée) estalors appelée ‘convention’ par Lewis. Une telle « information commune »réduit les asymétries d’information entre acteurs et facilite grandementleur coordination.

2) Kreps (1990) quand il définit la « culture d’entreprise » (corporate culture)comme un ensemble de grands repères construits par une organisation,ayant acquis une certaine objectivité et pouvant servir de repères decoordination spontanée face à des contingences imprévues.

Sur les mêmes fondements, l’étude de la culture de gouvernance(governance culture) d’un pays (ou d’une entreprise) pourrait permettre dedégager un ou des points focaux fonctionnels, sources d’efficacité économiqueet sociale. En effet, la théorie des jeux montre que des décisions individuellesprises sans référence à un cadre institutionnel (prégnance de traditions,relations de confiance ou de pouvoir, instances de concertation, etc.) aboutissentla plupart du temps à un gaspillage de ressources dès lors qu’existent desinteractions stratégiques entre joueurs.

On peut utiliser cette grille de lecture dans le cadre de jeux du type« dilemme du prisonnier » ou « bataille des sexes », décrivant de manièreassez réaliste des situations conflictuelles entre deux groupes d’intérêt.

Dilemme du prisonnier : Deux suspects pour un crime sont arrêtés par lapolice et placés dans des cellules séparées. La police manque de preuves quantà leur implication réelle dans l’affaire, mais un inspecteur aussi intelligentque machiavélique propose le marché suivant à chacun des deux suspects :

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Cas numéro 1 : tu dénonces l’autre, et lui reste silencieux. Dans ce cas,nous nous arrangeons pour que tu sois relaxé et lui prendra pour huit ans.

Cas numéro 2 : vous vous dénoncez mutuellement. Dans ce cas, on vousmet tous les deux au frais pour cinq ans.

Cas numéro 3 : vous préférez tous les deux rester silencieux. Dans ce cas,on ne pourra retenir que le port d’armes illégal et vous écoperez d’un an chacun.

Manifestement, la dernière solution est préférable pour les deux suspects.Pourtant le résultat le plus probable est le cas numéro 2. En effet, chacun apeur de se retrouver dans la situation de celui qui conserverait le silence dansle cas numéro 1 et préfère donc conclure un arrangement avec la police endénonçant l’autre. Du coup, ils se dénoncent mutuellement et finissent tousles deux par être emprisonnés pour de longues années…

Formalisons à présent ce jeu. Chaque joueur a la possibilité de coopérer(C), c’est-à-dire de rester silencieux ou de ne pas coopérer (NC), c’est-à-dire dedénoncer l’autre. Le joueur 1 compare ses gains (ou ses pertes) potentiels s’ilcoopère (ligne C : -1 et -8) avec ceux obtenus s’il ne coopère pas (ligne NC : 0 et-5) et choisit donc de jouer la ligne NC, où les gains sont supérieurs (et lespertes inférieures) à ceux de la ligne C quelle que soit la colonne choisie par lejoueur 2. Par un calcul similaire, le joueur 2 choisit la colonne NC.

Joueur 2 C NC

C -1,-1 -8,0 Joueur 1 NC 0,-8 -5,-5

Résultat, le seul équilibre est la situation de non-coopération (NC,NC),socialement catastrophique puisqu’elle génère une perte globale potentiellede -10, tandis que la situation de coopération mutuelle (C,C) n’a aucune chancede se produire si l’on s’en tient à un strict calcul rationnel et individualiste,bien qu’elle soit collectivement préférable (perte totale limitée à 2).

Bataille des sexes : Ce jeu met en scène un couple qui désire se retrouverpour la soirée (ils n’ont toujours pas de téléphone portable). Le problème estque Monsieur aimerait aller au match de boxe (B) tandis que Madame préfèrelargement l’opéra (O). La pire situation — case (O,B) rapportant (0,0) — estcelle où chacun cède aux préférences de l’autre, de sorte que Monsieur seretrouve à l’opéra et Madame au match de boxe ! La case (B,O) rapportant(1,1) matérialise la situation où le couple est toujours séparé pour la soirée,mais où chacun assiste au moins au spectacle qui lui plaît. Enfin, les meilleurescases sont celles où l’un cède mais pas l’autre (coordination réussie).

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Madame 0 B

0 2,3 0,0 Monsieur

B 1,1 3,2

Monopole focal de gouvernance : Notre hypothèse est que, dans la secondemoitié du XXe siècle, en France et dans un petit nombre d’autres pays,notamment d’Asie de l’Est, l’État ou des institutions nées dans la sphèrepublique et gravitant autour d’elle ont joué un rôle de point focal, épargnantainsi aux sociétés concernées des affrontements désastreux entre groupesd’intérêt particuliers.

Par exemple, dans le cas du « dilemme du prisonnier », les pouvoirspublics peuvent faire passer les gains de la case (C,C) à (1,1) (subventions,marchés publics, prêts bonifiés, etc.) ou encore contraindre par des moyensinstitutionnels les acteurs à jouer (C,C) (regroupements forcés, nationalisations,etc.). Le système d’incitations et de sanctions mis en place par l’État coréendans les années 1960 pour amener les groupes privés à « jouer l’exportation »est remarquable à cet égard (voir Amsden, 1997).

Autre exemple illustrant le cas « bataille des sexes » : dans les tentativesde fusions-acquisitions entre groupes privés, les pouvoirs publics placés enposition d’arbitrage n’ont fait, la plupart du temps, qu’entériner les rapportsde forces existants (Bauer et Cohen, 1985). Les protagonistes sachant cela, leplus faible ne pouvant, sauf cas particulier, compter sur un soutien de l’État, iln’a pas intérêt à insister, mais plutôt à se soumettre aux intérêts du joueur leplus puissant et à se contenter d’un gain modeste ou nul en attendant uneprochaine opportunité.

La force du monopole focal public ou parapublic est de faire en sorte quele point focal des négociations entre groupes d’intérêt soit toujours dans sasphère, de sorte que les protagonistes ne s’intéressent pas seulement à ce quepense ou va faire l’autre, mais à ce sur quoi une solution stable (unique) peutêtre établie. Si le monopole focal est suffisamment puissant, il aboutit à ce quele niveau collectif est pris en compte par les groupes d’intérêt dans l’élaboration deleur stratégie parce que la négociation a de très fortes chances de passer, à unmoment ou à un autre, par le point focal situé quelque part dans l’orbite de lasphère publique (voir la citation de Jean Monnet à propos du Plan dans lechapitre III, qui annonce exactement cette formalisation par la théorie des jeux).

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Ce monopole focal a fonctionné avec une efficacité accrue jusqu’auxannées 1960, facilité par le contexte de croissance forte. Les joueurs n’ont pasintérêt à remettre en cause un point focal qui fonctionne. Mais celui-ci n’étantque le fruit d’une histoire, il n’est pas éternel et peut se défaire comme il s’estfait. De même, si le jeu « bataille des sexes » se déroule en 1950, Madame asans doute tout intérêt à se rendre au match de boxe parce que cet équilibreprévaut depuis des générations. Au début du XXIe siècle, la situation n’estplus aussi simple… Précisément, le monopole focal public a perdu en forced’attraction à partir des années 1970, entre autres du fait de la démonstrationde son impuissance, de l’émancipation croissante des groupes d’intérêts privéset de l’émergence de points focaux concurrents : l’Europe et les marchésfinanciers. Dans une perspective de temps long, il conserve néanmoins unegrande importance pour la transformation d’une culture de gouvernanceencore marquée par le poids de l’État et surtout pour l’analyse des réformespossibles dans tous les pays dont la culture de gouvernance est, comme laFrance, historiquement éloigné de la culture de marchés décentralisée anglo-saxonne.

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