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DANIELLE THIBAULT LA MYSTIQUE CHRÉTIENNE : du désir d’unité au désir de l’Autre, une conversion épistémologique Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en théologie pour l’obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph.D.) FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC NOVEMBRE 2004 © Danielle Thibault, 2004

DANIELLE THIBAULT - Université Laval...Marie Guyart de l’Incarnation. S’il n’est pas possible d’étudier la mystique en dehors de l’écriture, paradoxalement, la production

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DANIELLE THIBAULT

LA MYSTIQUE CHRÉTIENNE : du désir d’unité au désir de l’Autre, une conversion

épistémologique

Thèse présentée à la Faculté des études supérieures de l’Université Laval

dans le cadre du programme de doctorat en théologie pour l’obtention du grade de Philosophiæ Doctor (Ph.D.)

FACULTÉ DE THÉOLOGIE ET DE SCIENCES RELIGIEUSES

UNIVERSITÉ LAVAL QUÉBEC

NOVEMBRE 2004

© Danielle Thibault, 2004

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RÉSUMÉ COURT

En la considérant en tant que dynamique de désir, la thèse déplace la

problématique de la mystique du registre de l’expérience où elle ne donne lieu qu’à des

apories, pour donner sa pleine valeur au symbolique. Dans l’intérêt du lecteur pour la

mystique, c’est la fascination du désir d’unité (être un et faire un) qui se manifeste, au

point que, dans l’épistémè moderne, la mystique est le plus souvent confondue avec la

dynamique du désir d’unité. Toutefois, les mystiques chrétiens, en cohérence avec la

structure trinitaire de l’anthropologie chrétienne, ne valorisent pas le désir d’unité. Leur

désir, de structure trinitaire parce que tourné vers l’Autre, leur interdit de s’y arrêter.

L’enjeu de la lecture de la littérature mystique est donc de l’ordre d’une conversion du

désir analogue à celle que réalisent les mystiques eux-mêmes : du désir d’unité au désir de

l’Autre. Cependant, dans la mystique chrétienne, s’il est dépassé, le désir d’unité n’est pas

interdit ; il est source de jouissance permise et inspirée par le Dieu du christianisme.

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RÉSUMÉ LONG

La thèse questionne les conditions de possibilité de l’étude de «la mystique»

ainsi que les enjeux de la lecture de la littérature mystique. Le postulat de base de la

thèse est que sans l’instance symbolique, pas d’expérience «humaine» et a fortiori pas

d’expérience «mystique». À partir d’une théorisation des logiques du désir et d’une

lecture sémiotique, la thèse déplace la problématique de la mystique du registre de

l’«expérience», où elle ne donne lieu qu’à des apories, pour donner sa pleine valeur au

symbolique. La revue de la littérature épistémique (littérature de référence) sur la

mystique montre que, dans l’intérêt du lecteur pour la mystique, c’est la fascination du

désir d’unité (être un et faire un) qui se manifeste d’abord et en général, et à tel point que

la mystique est le plus souvent confondue avec la dynamique du désir d’unité.

Cependant, les mystiques chrétiens, en cohérence en cela avec la structure trinitaire de la

pensée chrétienne, ne valorisent pas le désir d’unité. Leur désir, de structure trinitaire

parce que tourné vers l’Autre, interdit de se perdre dans le désir d’unité, du moins sans

en revenir. C’est ce qui ressort de l’analyse de l’énonciation du discours mystique de

Marie Guyart de l’Incarnation. S’il n’est pas possible d’étudier la mystique en dehors de

l’écriture, paradoxalement, la production de la littérature mystique dépend de sa

réception ou de la lecture. L’activité d’écriture du mystique aussi bien que le caractère

«mystique» attribué à un certain genre d’oeuvres littéraires, semblent bien être la

résultante du désir de l’énonciataire, du sujet-lecteur, plus que du désir de l’énonciateur,

du sujet-mystique lui-même. Par le dépassement du désir d’unité, source de la jouissance

extatique, au désir de l’Autre, à l’ordre du symbolique, les mystiques chrétiens réalisent

une sorte de «conversion» épistémologique, mais ils sont lus le plus souvent dans la

perspective du désir d’unité de l’énonciataire. Par son inscription dans le paradigme du

langage, la thèse invite à la démystification du désir du sujet-lecteur et à une conversion

analogue à celle que les énonciateurs mystiques réalisent eux-mêmes. Cependant, s’il est

démystifié et dépassé, le désir d’unité n’est pas interdit ni même dévalorisé : il demeure

source de jouissance nécessaire, permise et inspirée par le Dieu des mystiques chrétiens.

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AVANT-PROPOS

Mener une thèse de doctorat à terme est une entreprise qui nécessite de

nombreux adjuvants. La solitude du doctorant est en fait un mythe plus qu’une réalité.

Et c’est d’ailleurs la prise de conscience de ce fait qui peut soutenir le doctorant

lorsqu’il est aux prises avec les inévitables sentiments de solitude et d’inutilité. Si

l’écriture elle-même nécessite une concentration plus confortable dans l’isolement, tout

ce qui entoure l’écriture, la motivation, les fins, le dialogue constant avec les autres,

voix textuelles et vives voix, se trouve être une situation éminemment intersubjective.

La lecture est une activité intersubjective et l’écriture tout autant.

Vu sous cet angle, le doctorat est un travail d’équipe. C’est maintenant mon

équipe que je voudrais remercier du fond du cœur pour m’avoir rendu possible la

réalisation de ce travail vital pour la personne qui en porte le projet. Je remercie donc

d’abord chaleureusement ma directrice de thèse, la professeure Anne Fortin, qui m’a

encouragé et soutenu de toutes les manières possibles. Anne Fortin m’a appris à lire.

Anne Fortin m’a fait changer. Elle a suscité, par son talent et son exigence

intellectuelle, la «conversion» intellectuelle qui est finalement le sujet de cette thèse.

En même temps, je remercie le professeur Raymond Lemieux dont les enseignements,

pour moi complémentaires à ceux de Anne Fortin, ont été formateurs de ma vision du

monde. Si le doctorat ne peut se concrétiser sans direction, ou sans «sens», il ne peut

pas non plus se réaliser sans support matériel. Je désire remercier ici les organismes et

les personnes qui ont subventionné mon travail : le fonds FCAR, la Fondation de

l’Université Laval, la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université

Laval ; Jean Chrétien et France Thibault qui ont cru dans mon travail assez pour le

supporter financièrement. Enfin, merci à Charles Martin qui a sauvé in extremis mon

travail de la catastrophe technique.

Enfin, je désire souligner l’immense reconnaissance que je ressens pour ces

voix humaines qui, comme celle de Marie Guyart de l’Incarnation, par leur inscription

dans des textes, traversent le temps pour témoigner de leur humanité et nous inspirer.

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TABLE DES MATIÈRES

RÉSUMÉS..........................................................................................................................2

AVANT-PROPOS..............................................................................................................4

TABLE DES MATIÈRES..................................................................................................5

INTRODUCTION GÉNÉRALE ..................................................................................... 12

La question de «la mystique» ...................................................................................... 12

Le sujet en question ..................................................................................................... 18

Une anthropologie négative pour une théologie négative ....................................... 21

Le sujet n’est pas... une substance ....................................................................... 21

Le sujet n'est pas… tout ....................................................................................... 24

Le sujet n'est pas… le moi ................................................................................... 28

Le sujet mystique ......................................................................................................... 32

Le désir (est) mystique............................................................................................. 32

Le désir de l’Autre ................................................................................................... 34

Le désir d’unité ........................................................................................................ 35

Marie de l’Incarnation ............................................................................................. 37

La lecture sémiotique................................................................................................... 38

Cadre théorique : la sémiotique de l’énonciation .................................................... 39

L’analyse sémiotique ............................................................................................... 41

La structure d’énonciation ................................................................................... 42

La modalisation.................................................................................................... 42

Le rapport du sujet à l’objet ................................................................................. 44

La lecture de la mystique ou le sujet énonciataire ....................................................... 47

Position de l’énonciataire......................................................................................... 47

Position et logique générale de la thèse ................................................................... 49

CHAPITRE 1 ÉTAT DE LA QUESTION: LE DISCOURS SUR LA MYSTIQUE, DISCOURS DES ÉNONCIATAIRES ............................................................................ 52

1.01 Hypothèses........................................................................................................... 53

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1.02 Le corpus.............................................................................................................. 55

1.03 La méthode .......................................................................................................... 57

1.04 Le découpage des textes ...................................................................................... 62

1.05 Les textes ............................................................................................................. 64

Les ouvrages de référence........................................................................................ 64

La théologie ......................................................................................................... 64

La philosophie...................................................................................................... 65

Les sciences des religions .................................................................................... 65

Référence générale............................................................................................... 66

Les études spécialisées............................................................................................. 66

1.1 Les ouvrages de référence...................................................................................... 71

1.11 Huot De Longchamp, Max. «Mystique». Dictionnaire critique de théologie. Paris : Presses universitaires de France, 1998. P. 774-779.......................................... 71

1.111 Structure de l’énonciation.............................................................................. 71

1.112 Rapport à l’objet ............................................................................................ 73

1.1121 Littérature contre théologie ..................................................................... 73

1.1122 Fait contre langage................................................................................... 75

1.1123 Des définitions contradictoires ................................................................ 76

1.113 Modalisation du sujet de l’énonciation et traitement de l’espace-temps : le désir d’unité, un retour à l’origine ........................................................................... 81

1.114 Conclusion : la construction d’une aporie ..................................................... 86

1.12 Moioli, G. «Mystique chrétienne». De Fiores, Stefano et Tullo Goffi (dir.) Dictionnaire de la vie spirituelle. Paris : Cerf, 1983. P. 742-752 ............................... 87

1.121 Structure d’énonciation du DVS .................................................................... 87

1.122 Le DVS sur la mystique (chrétienne) ............................................................. 96

1.221 Le programme............................................................................................ 98

1.222 La mise en scène de l’énonciation ............................................................. 99

1.223 La modalisation du sujet de l’énonciation ............................................... 101

1.224 Une phénoménologie sans phénomènes .................................................. 103

1.225 Mystique et christianisme ........................................................................ 105

1.123 Conclusion : un faux problème.................................................................... 115

1.13 «Mystique». Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique / sous la direction de Marcel Viller. Paris : Beauchesne, 1932-1995. Vol. 10 (1980). Col. 1889-1984.118

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1.131 Structure de l’énonciation............................................................................ 118

1.132 L’attitude épistémique : un programme scientifique et ses apories............. 119

1.133 Conclusion : une méprise............................................................................. 124

1.14 Lalande, André. «Mysticisme», «Mystique». Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses universitaires de France, 1985. P. 662-664 .......... 125

1.141 Structure de l’énonciation............................................................................ 126

1.142 Les figures de la mystique ........................................................................... 130

1.143 Conclusion : l’étrangeté de la mystique....................................................... 134

1.15 Davy, Marie-Madeleine, dir. «Préface». Encyclopédie des mystiques. Paris : Payot & Rivages, 1996. 3 vol. Vol. 1, p. VI-XXIX (Petite bibliothèque Payot)....... 135

1.151 Structure de l’énonciation : quel énonciateur pour quel énonciataire?........ 136

1.1511 Position de l’énonciateur ....................................................................... 136

1.1512 Rapport à l’objet .................................................................................... 138

1.1513 Quel énonciataire pour quel énonciateur? ............................................. 138

1.152 Modalisation de l’énonciation ..................................................................... 139

1.153 Les figures.................................................................................................... 142

1.154 Le désir d’unité ............................................................................................ 144

1.1541 Devoir désirer l’unité ............................................................................. 145

1.1542 Une énonciation dualiste........................................................................ 146

1.155 Conclusion : une attitude épistémique unitaire............................................ 146

1.16 Meslin, Michel. «L’expérience mystique : approches et définitions». Encyclopédie des religions. Paris : Bayard Éditions, 1997. Vol. 2, p. 2307-2313 .... 148

1.161 Structure de l’énonciation............................................................................ 149

1.162 Modalisation du sujet et rapport à l’objet .................................................... 152

1.1621 Un objet épistémique insaisissable ........................................................ 153

1.1622 L’objet : un acteur changeant................................................................. 154

1.163 Pouvoir être mystique .................................................................................. 158

1.164 Conclusion : une attitude épistémique ambiguë .......................................... 160

1.17 Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopædia Universalis. Vol. 11 (1971). P. 1031-1036 .................................................................................................................. 162

1.171 Structure d’énonciation................................................................................ 164

1.1711 Attitudes de l’énonciateur et de l’énonciataire ...................................... 166

1.1712 Attitude de l’énonciateur en tant qu’énonciataire.................................. 167

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1.172 Modalisation de l’énonciation ..................................................................... 170

1.173 Rapport à l’objet .......................................................................................... 171

1.1731 Attitude de l’énonciateur envers l’objet................................................. 171

1.1732 La modalisation temporelle (toujours / jamais /désormais)................... 175

1.1733 La modalisation spatiale (tout) .............................................................. 179

1.174 Les figures de l’élément mystique................................................................ 182

1.175 Conclusion : ne pas réduire l’irréductible.................................................... 184

1.2 Les études spécialisées......................................................................................... 186

1.21 Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme : de François de Sales à Fénelon. Grenoble : Jérôme Millon, 1994.199 p. (édition italienne 1991) .............................. 186

1.211 La structure d’énonciation ........................................................................... 190

1.212 Le programme.............................................................................................. 193

1.213 La modalisation............................................................................................ 199

1.214 Les figures épistémiques et le rapport à l’objet ........................................... 200

1.215 Conclusion : l’effet thymique du symbolique.............................................. 203

1.22 Turner, Denys. The Darkness of God : Negativity in Christian Mysticism. Cambridge : Cambridge University Press, 1998. 278 p. (1ère éd. 1995) .................. 205

1.221 La structure d’énonciation ........................................................................... 205

1.221 L’attitude épistémique ................................................................................. 207

1.223 Le programme.............................................................................................. 210

1.2231 L’apophatisme est l’élément mystique ................................................... 212

1.2232 L’apophatisme n’est pas une expérience du moi ................................... 219

1.224 Le rapport à l’objet ...................................................................................... 226

1.225 Conclusion : une critique de l’expérience spirituelle................................... 229

1.23 Certeau, Michel de. La fable mystique : XVIe-XVIIe siècle. Paris : Gallimard, 1982. 414 p. (Tel) ...................................................................................................... 231

1.231 L’attitude épistémique et la structure d’énonciation.................................... 231

1.232 Le programme et le rapport à l’objet ........................................................... 235

1.234 L’énonciation mystique ............................................................................... 237

1.2341 Je veux.................................................................................................... 239

1.2342 Je veux... ................................................................................................ 242

1.2343 ... mais ne peux pas ................................................................................ 244

1.235 Conclusion : une problématique de l’énonciation ....................................... 244

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1.3 Conclusion sur le discours des énonciataires....................................................... 245

CHAPITRE 2 LE DISCOURS MYSTIQUE, DISCOURS DE L’ÉNONCIATEUR ..250

2.1 L’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils ................................................................................ 250

2.10 Extrait de la lettre CLIII................................................................................. 251

2.11 Structure de l’énonciation.............................................................................. 254

2.12 Modalisation de l’énonciataire....................................................................... 256

L’énonciataire mystique : qui fait écrire Marie de l’Incarnation ? .................... 256

2.121 Le rôle de l’énonciataire dans la littérature mystique.............................. 258

2.122 Le désir de l’énonciataire mystique ......................................................... 262

2.2 Le discours de l’énonciateur mystique ................................................................ 265

2.20 Introduction.................................................................................................... 265

2.21 Le sujet mystique énonciateur : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils .......................................................................................................................... 266

2.211 Modalisation de l’énonciateur ................................................................. 268

2.212 L’énonciateur mystique ........................................................................... 271

2.213 Séduction et déception ............................................................................. 273

2.214 Une énonciation trinitaire ........................................................................ 276

2.22 Le sujet mystique énonciataire : analyse sémiotique de récits de visions de Marie de l’Incarnation ........................................................................................... 278

2.221 Structure d’énonciation d’ensemble – architecture du texte.................... 278

2.2211 Les récits de vision ............................................................................ 278

2.2212 L’autobiographie................................................................................ 281

2.2213 La modalisation du sujet mystique .................................................... 286

2.23 La vision de sept ans...................................................................................... 287

2.231 Exemplarité sémio-narrative.................................................................... 288

2.232 Structure de l’énonciation........................................................................ 291

2.233 Parcours de la modalisation ..................................................................... 293

/Pouvoir vouloir/ ............................................................................................ 293

/Vouloir/......................................................................................................... 294

/Ne pas pouvoir ne pas vouloir/ ..................................................................... 296

2.234 Le désir en sémiotique ............................................................................. 299

Le sujet «sémiotique» du désir ...................................................................... 299

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Le sujet «éthique» du désir ............................................................................ 301

2.235 Conclusion : une attitude épistémologique non ambiguë ........................ 303

2.24 La vision du sang ........................................................................................... 306

2.241 La modalisation........................................................................................ 310

2.242 Voir, figure du /savoir/............................................................................. 313

2.243 Dire, du symbolique au pragmatique....................................................... 319

2.244 L’ignorance, figure d’identité mystique .................................................. 322

2.25 Conclusion sur le discours de l’énonciateur mystique................................... 324

CHAPITRE 3 INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS............................................. 326

3.1 Le problème mystique : une confusion épistémique ........................................... 326

3.11 Le problème de la définition de la mystique.................................................. 327

3.12 Le désir (est) mystique : désir d’unité et désir de l’Autre ............................ 332

3.2 Métaphysiques et conceptions de la mystique..................................................... 335

3.21 Métaphysique de la représentation ............................................................... 336

3.22 Deux méthodes, deux métaphysiques........................................................... 338

3.23 La politique de l’énonciation mystique ......................................................... 345

3.24 Métaphysique et axiologisation de la mystique............................................. 349

3.3 La mystique chrétienne, une conversion épistémologique : du désir d’unité au désir de l’Autre .......................................................................................................... 355

3.31 Les attitudes épistémiques et leur logique .................................................... 355

3.311 Attitude unitaire ....................................................................................... 355

3.312 Attitude binaire ........................................................................................ 356

3.313 Attitude trinitaire...................................................................................... 358

3.32 Du désir unitaire au désir trinitaire ............................................................... 359

3.321 Une conversion ........................................................................................ 359

3.322 Anthropologie et théologie du désir......................................................... 363

CONCLUSION GÉNÉRALE........................................................................................ 370

Épistémologie et spiritualité ...................................................................................... 371

Sémiotique de l’énonciation et démystification......................................................... 375

Du désir d’unité ................................................................................................. 376

De l’ineffable ..................................................................................................... 379

De l’expérience .................................................................................................. 380

Prospective littéraire .................................................................................................. 381

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Prospective anthropologique...................................................................................... 383

Prospective théologique............................................................................................. 386

BIBLIOGRAPHIE......................................................................................................... 390

TABLE DES SCHÉMAS

Figure 1 Position de la thèse dans la structure d’énonciation du champ épistémique..51

Figure 2 Structure d’énonciation des textes épistémiques.............................................60

Figure 3 Opposition de la théologie et de la littérature.................................................73

Figure 4 Les acteurs dans la structure d’énonciation du DVS.......................................93

Figure 5 La structure d’énonciation du DVS...................................................................94

Figure 6 Isotopie expérience-réalité dans le DCT ........................................................107

Figure 7 Structure d’énonciation du Lalande................................................................129

Figure 8 Parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions...............155

Figure 9 Le terme des parcours dans l’Encyclopédie des religions..............................155

Figure 10 Homologie des structures narratives et énonciatives dans l’autobiographie....

............................................................................................................................292

Figure 11 Structure de méconnaissance........................................................................322

Figure 12 «La distance donnée» ..................................................................................342

Figure 13 «La distance construite» ..............................................................................343

Figure 14 Structure d’énonciation des textes mystiques ..............................................347

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INTRODUCTION GÉNÉRALE

La question de «la mystique»

Dans l’épistémè1 contemporaine, l’intérêt pour «la mystique» ne va pas de soi.

En effet, d’un côté, la littérature mystique semble appréciée dans toutes sortes de

domaines dont elle n’est pas l’objet spécifique, de la littérature populaire à la

philosophie. Mais d’un autre côté, dans les disciplines où la littérature mystique est un

objet spécifique, —la théologie et les sciences des religions— il semble que ce soit un

lieu commun de considérer la question de la mystique comme étant chargée d’ambiguïté,

comme faisant «problème».

La littérature mystique a trouvé des lecteurs avertis, intéressés, voire même

concernés, chez les psychanalystes et les littéraires. L’intérêt de la psychanalyse pour la

mystique est vaste, soutenu et reconnu2. La même remarque s’applique aux études

littéraires qui ont trouvé dans la littérature mystique, dans une littérature explicitement

religieuse et spirituelle, un champ très proche du leur et fertile pour la recherche

littéraire. Les rapports entre spiritualité et littérature présentent une réciprocité :

l’écrivain mystique est un poète; l’écriture mystique a une teneur et une qualité littéraire

certaine3 ; le littéraire reconnaît souvent une valeur spirituelle à l’écriture4 et il arrive

1L’épistémè désigne «l’ensemble des connaissances réglées (conceptions du monde, sciences, philosophie...) propres à un groupe social, à une époque» (Petit Robert d’après Foucault) et sémiotiquement, «un état sémioculturel donné» (Greimas et Courtés, article «Lecture», p. 207). 2 Nous renvoyons le lecteur qui ne serait pas au courant de ce fait épistémique à notre mémoire de maîtrise, p. 11-12, 25 et chapitre 2.3 Mystique et psychanalyse, p. 40-48. Nous reprendrons pour le bénéfice immédiat de notre lecteur, deux déclarations de chercheurs impliqués dans cette problématique : «il existe de nombreux liens découverts récemment entre l’anthropologie sous-jacente aux textes des grands mystiques des XVIe et XVIIe siècles et celle qu’ont développée en notre temps les théoriciens de la psychanalyse : Freud, Lacan, Didier Anzieu, Guy Rosolato, Michel de Certeau» (Geneviève James, Colloque des Treilles, Femmes et mysticisme, 22-28 juillet 1997, p. 107) ; «la tradition mystique [...] est devenue un des terrains favoris de la recherche théorique en psychanalyse» (Jacques Maître, «Entre femmes : notes sur une filière du mysticisme catholique», 1983, p. 131). 3 Ce fut l’entreprise d’Henri Brémond (Histoire littéraire du sentiment religieux en France, 1916-1936) que de démontrer que les grands spirituels ont été aussi de grands écrivains. 4 Anger, Béatrice. Littérature et expérience spirituelle. Angers : Université catholique de l’Ouest, 1995 (Cahiers du Centre interdisciplinaire de recherches en histoire, lettres et langues ; no 17)

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que le théologien fasse de même5. «Une longue tradition rapproche l’expérience

poétique de l’expérience du sacré, voire de l’extase mystique d’une rencontre unitive

entre le poète et le monde»6 déclare Paule Plouvier dans l’avant-propos à Poésie et

mystique (1995, p. 7) qu’elle dirige, près de cinquante ans après L’amour des lettres et le

désir de Dieu (1957) de dom Jean Leclercq et près d’un siècle après l’étude

inauguratrice de Brémond sur la littérature mystique, L’histoire littéraire du sentiment

religieux en France (1916-1936). Par contre, si les théoriciens du texte et notamment les

sémioticiens se sont beaucoup intéressés au discours religieux, leur travail a porté

principalement sur les Écritures saintes et moins sur ce genre de discours religieux

qu’est le discours mystique, ce qui laisse à la présente thèse un espace pour contribuer à

l’analyse sémiotique du discours mystique. Depuis l’ouvrage magistral de Michel de

Certeau sur la mystique, quelques sémioticiens ont cependant adopté le discours

mystique comme champ de recherche7.

D’un autre côté, et particulièrement dans le domaine qui devrait être plus

spécifiquement le sien, la théologie et les sciences des religions, il semble que ce soit un

lieu commun de reconnaître la difficulté de donner une définition unique, générale, voire

«authentique»8, de «la mystique». Selon Michel Meslin (Encyclopédie des religions, p.

2307), «Le mot mystique, [est] bien souvent employé à tort …». Selon M.-M. Davy

(Encyclopédie des mystiques, p. VI) «Le mot mystique, souvent utilisé d’une façon

arbitraire, peut sembler chargé d’ambiguïté et prêter à confusion». Le Dictionnaire de la

vie spirituelle (Moioli et Fiore, Rome, 1983, p. 742) fait le constat (exemplaire) suivant :

«Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement devenu un

lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme mystique et d’autres

5 À l’inverse mais non au contraire de Brémond, ce fut l’entreprise de Jean-Pierre Jossua, dans Pour une histoire religieuse de l’expérience littéraire (1985), que de démontrer la valeur spirituelle et même théologique de certaines œuvres littéraires. 6 Dans une citation, l’italique indique que c’est nous qui soulignons ; s’il arrivait qu’il y ait déjà présence d’italiques dans une citation, nous le mentionnerons. 7 Michel de Certeau, dans La Fable mystique, a produit une analyse de l’énonciation du discours mystique qui a fait étape. Mino Bergamo (Université de Udine, Italie et École des Hautes Études en sciences sociales, Paris) a produit deux ouvrages importants de sémiotique textuelle sur le discours mystique au XVIIe siècle. Dans L’écriture de soi, Louis Marin s’est intéressé à Ignace de Loyola. Anne Fortin s’est penchée ces dernières années sur le discours mystique de Marie de l’Incarnation (voir la bibliographie). 8 Nous le verrons plus loin, on assiste effectivement à une axiologisation de la mystique (3.24 Métaphysique et axiologisation).

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semblables …». «L’usage de ce terme aujourd’hui peut faire question, tant l’équivocité

de sa valeur et de sa fonction est grande» (Encyclopédie philosophique universelle II, p.

1712). Michel de Certeau ouvre l’article «Mystique» de l’Encyclopœdia Universalis sur

le débat qui opposa les conceptions de Romain Rolland et de Freud sur la mystique (p.

1031-3). Denys Turner, dans une étude approfondie de métaphores mystiques, après

avoir constaté cette situation, — «we may note the vast body of contemporary literature

which is preoccupied with the question of definition : ‘what is mysticism’» (p. 260),—

remarque sans ménagement «I do not know of any discussions which shed less light on

the subject of ‘mysticism’ than those many which attempt definitional answers to the

question ‘what is mysticism’?» (The Darkness of God, p. 2). Nous sommes donc devant

un objet très sollicité dont le statut est ambigu. Si la mystique fait ainsi problème, il

conviendra d’élaborer la question en problématique : de tenter de cerner, dans le

discours sur la mystique, ce qui fait problème pour les énonciataires9 (c’est la question

de l’épistémologie10 de la lecture) et de voir si le problème se retrouve chez les

énonciateurs ou provient bien effectivement de leur discours. Nous abordons donc la

problématique socio-littéraire de la réception par la théorie de l’énonciation.

Ce qu’on entend par «mystique» a varié selon les époques et les systèmes d’idées

dans lesquels elle s’est inscrite. C’est ce qu’énonce Michel de Certeau dans l’article

qu’il signe pour l’Encyclopœdia Universalis : «on ne saurait entériner la fiction d’un

discours universel sur la mystique»11. On doit d’ailleurs à Michel de Certeau d’avoir

bien mis en évidence le changement de sens qui s’opère dans le mot «mystique» au

moment de sa substantivation12. D’autres études récentes ont montré une coupure

9«l’énonciataire correspondra au destinataire implicite de l’énonciation, à la différence du narrataire (Le lecteur comprend que…) qui est reconnaissable comme tel à l’intérieur de l’énoncé. [… ] l’énonciataire n’est pas seulement le destinataire de la communication, mais aussi le sujet producteur du discours, la lecture étant un acte de langage au même titre que la production du discours proprement dite. (Greimas et Courtés, p. 125) 10 Dans cette thèse, le terme épistémologie est entendu comme éthique de la connaissance en général ou comme l’attitude épistémique éthique du sujet (de l’énonciation) — et non dans sons sens plus strict d’épistémologie scientifique qui vise à juger de la valeur de la connaissance d’une science ou d’une discipline particulière. 11 De Certeau, «Mystique», EU, p. 1032. 12 Cette idée est élaborée surtout dans «“Mystique” au XVIIe siècle : la problème du langage mystique» et résumée notamment dans l’article «Mystique» de l’EU : «au XVIIe siècle seulement on se met à parler de “la mystique”, le recours à ce substantif correspondant à l’établissement d’un domaine spécifique.

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importante, à la modernité, dans la conception de la mystique en Occident13. Denys

Turner14 observe une discontinuité entre les écrits mystiques de la tradition chrétienne

antique et médiévale et les écrits mystiques de la modernité (XVIe – XVIIe siècles). La

tradition antique et la tradition médiévale qui se réfère à la première sont essentiellement

apophatiques, c’est-à-dire dans une stratégie discursive qui produit l’effet Dieu comme

transcendant, inatteignable par les facultés humaines. Dans la tradition apophatique, il

n’est pas possible pour l’homme de faire l’expérience de Dieu, comme la mystique

moderne prétend (ou semble prétendre) le faire. Cette mutation, ce clivage entre deux

conceptions, avait été remarquée par Michel de Certeau :

depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne, c’est-à-dire depuis le XVIe ou le XVIIe siècle, on ne désigne plus comme mystique le mode d’une sagesse élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes, mais une connaissance expérimentale qui s’est lentement détachée de la théologie traditionnelle ou des institutions ecclésiales, et qui se caractérise par la conscience … d’une passivité comblante où le moi se perd en Dieu 15.

Avec la modernité, se développe une nouvelle conception anthropologique qui place le

lieu de Dieu dans les facultés humaines, en l’occurrence dites «supérieures». Dans un

ouvrage essentiel, Mino Bergamo s’est donné pour tâche de saisir le passage d’une

tradition mystique chrétienne ontologique à une mystique moderne psychologique.

Nous nous étions demandés quelle grande rupture, dans l’histoire de la pensée mystique, quel grandiose tournant avait pu rendre non seulement inacceptables, mais incompréhensibles, pour les mystiques du XVIIe siècle, les doctrines des mystiques de l’essence. Très simplement, [c’est] la réécriture psychologique [...]16.

Auparavant “mystique” n’était qu’un adjectif qui qualifiait autre chose et pouvait affecter toutes les connaissances ou tous les objets, dans un monde religieux». 13En plus de La fable mystique de De Certeau, deux études des années 1990, provenant de milieux académiques différents, convergent dans leurs résultats, celles de Mino Bergamo (Université de Udine, Italie et École des Hautes Études en sciences sociales, Paris) et de Denys Turner (Université de Birmingham, Grande-Bretagne). Ce point sera élaboré dans l’état de question. 14Denys Turner, The Darkness of God : Negativity in Christian Mysticism, Cambridge University Press, 1998. 15 Michel de Certeau, «Mystique», EU, p. 1032. 16 Mino Bergamo, L’anatomie de l’âme, p. 180.

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Alors que pour les anciens l’apophatisme est l’élément mystique lui-même en

tant que non-expérience (Turner), l’épistémè moderne17 semble avoir interprété la

mystique en termes d’expériences spéciales, réputées extraordinaires (sortant de

l’ordinaire), expériences aussi bien de la présence que de la transcendance de Dieu.

Cette idée d’avoir quelque conscience des «visites» de Dieu était autant étrangère à

Bernard de Clairvaux18 qu’à toute la mystique rhéno-flamande. Alors que l’apophatisme

semble bien être l’élément mystique dans la pensée théologique de la patristique au

Moyen Age, la notion psychologique d’expérience a pris le relais dans la définition

moderne de la mystique. Ce qui mène à deux conceptions ou modèles de la mystique

tout à fait différents, voire même à l’opposé l’un de l’autre : l’apophatisme niant la

possibilité de l’expérience mystique, c’est-à-dire de l’expérience du transcendant par le

sujet (du transcendant on ne peut faire aucune expérience, seulement la non-

expérience) ; le psychologisme admettant l’expérience du transcendant par le sujet. Pour

comprendre ce glissement dans les définitions de la notion de mystique, il faut donc

poser des questions préalables : Qu’est-ce qu’on entend par expérience? Et qu’est-ce que

le sujet réputé faire l’expérience?

La position épistémique moderne naissante a fait de l’expérience un mode

d’appréhension indépendant des présuppositions symboliques, immédiat et précédent, en

même temps que le lieu de vérification de la théorie. L’écart entre les épistémès des

anciens et des modernes se situe dans leur conception du langage (et de la rationalité

correspondante). Alors que l’apophatisme était une stratégie discursive, une stratégie de

langage qui avait des effets d’expérience (l’apophatisme est extatique), l’expérience

mystique moderne se présente comme une expérience immédiate et indépendante du

discours, que le langage ne sert qu’à rapporter, qu’à traduire tant bien que mal. Les deux

conceptions sont l’inverse l’une de l’autre. Les XVIe et XVIIe siècles ont été la

charnière entre ces deux conceptions. 17 Nous disons à dessein «l’épistémè moderne» et non «les mystiques modernes», parce que, comme on le verra, l’interprétation moderne de la mystique est plus le fait des énonciataires que des énonciateurs qui, eux, semblent conserver l’élément mystique qu’est l’apophatisme. 18 «Je confesse que j’ai eu, moi aussi, la visite du Verbe — je parle en insensé — et cela plusieurs fois. Et bien qu’il soit entré souvent en moi, plusieurs fois je n’ai pas senti qu’il entrait. J’ai senti qu’il était venu, je me rappelle qu’il était là ; parfois même j’ai pu pressentir son entrée, mais la sentir, jamais, et sa sortie non plus» (Bernard de Clairvaux, Sermon 74 sur le Cantique).

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Reste qu’on a pu trouver un élément commun aux deux formes de mystique,

apophatique et expérientielle. Comme l’a observé notamment Michel de Certeau19, une

caractéristique constante des discours mystiques modernes est une attitude critique (une

forme d’attitude épistémologique20) du sujet énonciateur, qui relativise l’aspect

expérientiel lui-même. D’un commun accord, les mystiques, même modernes,

s’entendent pour ne pas investir d’une signification ou d’une valeur spirituelle les états

théopathiques21 qu’ils vivent à leur corps défendant. Il aura fallu beaucoup de temps

pour qu’on les prenne au sérieux…

Avec la naissance de la modernité, le je s’affirme comme lieu théologique, mais

ce faisant, il risque d’occulter simultanément sa consistance langagière. Nous pensons

que le paradigme langagier, non ontologique, offre une anthropologie pour comprendre

l’élément mystique22.

19 «Est “spirituelle” la démarche qui ne s’arrête pas à un moment [...] qui ne s’égare pas dans la fixation imaginaire [...] Elle est critique [...] Elle relativise l’extase [...] comme un signe qui devient un mirage si on s’y fixe» (EU, p. 1034-3) 20 Par attitude épistémologique, nous entendons à peu de chose près ce que Raymond Lemieux entend par sujet épistémique (L’intelligence et le risque de croire, Fides, 1999 p. 48), soit l’attitude critique du sujet envers sa propre activité épistémique, ce qui constitue l’attitude épistémique éthique du sujet. 21 À la lettre : pâtir Dieu, souffrir Dieu, passion de Dieu. Le terme est usité dans la littérature sur la mystique. Par exemple, le DSAM traite de «L’union théopathique» (article «Mystique», col. 1965-1978). Le littéraire Jean-Noël Vuarnet a traité de ce sujet avec un rare bonheur («Remarques sur les états théopathiques», L'infini, no 5 (1984) et dans Extases féminines, Paris, Hatier, 1991). 22 Par l’expression «l’élément mystique», nous faisons écho à L. Wittgenstein : «Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique» (Tractatus, § 6.522 souligné dans le texte).

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Le sujet en question

Le XXe siècle a vu s'élaborer un nouveau paradigme anthropologique non

substantialiste, résultat d'une préoccupation constante du sujet humain. Élaborée dans

des cadres disciplinaires différents, mais non obligatoirement divergents23, cette

préoccupation du sujet a produit non seulement des parallélismes, mais des

convergences inattendues et paradoxales. Que ce paradigme anthropologique, construit

essentiellement dans un cadre «athée», puisse maintenant servir la théologie, est

certainement l'un de ces paradoxes que l'histoire n'a pas fini de voir surgir et dont elle n'a

pas fini de s'étonner. Nous verrons notamment, au fil du déroulement de cette thèse,

comment les concepts psychanalytiques et sémiotiques, qui s'inscrivent dans ce

paradigme, sont susceptibles d'investissement théologique. En effet, comment des

sciences qui s'occupent du sujet, de la parole et du sens ne présenteraient-elles pas

d'intérêt pour la théologie, qui se fonde d'un discours sur le sujet, et la parole, et le sens ?

Et corollairement, pourquoi des disciplines qui s’intéressent au sujet, à la parole et au

sens ne seraient-elles pas intéressées par un discours fondateur de la subjectivité

occidentale ?

La contribution de Sigmund Freud à cette nouvelle façon de penser l'humain a

fait charnière. La modernité avait élaboré une conception du sujet de conscience, en

bonne partie en réaction contre la conception ancienne d'un sujet dont la part

irrationnelle24 était demeurée inconsciente et par là, susceptible d'être substantialisée

23La sémiotique s'est inspirée, dans l'articulation de son cadre conceptuel, de la psychanalyse (surtout lacanienne), de la linguistique (Saussure, Hjelmslev, Benveniste) de l'anthropologie sociale (Lévi-Strauss, Dumézil), de la phénoménologie (Merleau-Ponty, Husserl) et même des mathématiques (théorie des catastrophes de René Thom). À son tour, «elle s'est révélée très puissante en tant que méthodologie générale des sciences humaines et en tant que modèle de description du phénomène humain et de ses productions discursives et culturelles». (Parret, EPU, 1990,p. 1361-1362). La psychanalyse lacanienne est elle-même redevable à la pensée de Lévi-Strauss ; son développement a été «entièrement dépendant de sa réflexion sur le langage (Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225) ; elle a, dans son élaboration théorique, construit une anthropologie à laquelle se réfère nombre de théoriciens des sciences humaines, dont des sémioticiens. 24 Ce qui relève de l'irrationnel dans le paradigme de la rationalité scientifique peut être considéré, d'un autre point de vue, comme une forme de rationalité différente. Il ne faut pas confondre le concept de «rationalité» avec «la pratique exclusive d’une forme de rationalité, la raison raisonnante» (comme l’exprime bien Geninasca, La parole littéraire, p. 5) de la rationalité techno-scientifique.

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voire hypostasiée. La rationalité moderne (et scientifique), préoccupée de la valorisation

du sujet de conscience, s'est construite en rejetant la part irrationnelle du sujet dans un

non-lieu (telles la pathologie, l'enfermement) ou, au mieux, à la périphérie de la raison et

de la socialité. À la périphérie, ou en marge de la raison et de la socialité se retrouvent

en effet et en masse les phénomènes que constituent les formations de l'inconscient25

(rêves, délires, visions, hallucinations, symptômes, lapsus, actes manqués). Les

formations inconscientes font l'objet d'une valorisation ou au contraire d'une

dévalorisation dépendamment des socialités et de leur rationalité dominante. C'est ainsi

que les formations inconscientes apparaissent à la rationalité scientifique comme des

fantômes ; ce sont des phénomènes au sens d'excentricité, d'anormalité, marqués par ce

que Freud a appelé «l'inquiétante étrangeté» des manifestations résurgentes de

l'inconscient. Pour le rationalisme, ces phénomènes se sont insérés dans la catégorie

médicale du pathologique sans égard à leur valeur positive ; les grands créateurs dans

l'histoire de l'art ou de la spiritualité moderne ne comptent-ils pas beaucoup de

marginaux dans leurs rangs? Les formations de l'inconscient apparaissent tout autant à

la rationalité mythique, mais comme des êtres, des hypostases. L'interprétation

surnaturaliste des phénomènes mystiques par la théologie catholique d'une certaine

époque26 témoigne d'une telle valorisation, les phénomènes sortant de l'ordinaire étant

considérés comme la preuve (par la manifestation) de l'extraordinaire de Dieu.

L'un et l'autre paradigmes pèchent par leur prise de position axiologique (l'un

mélioratif l'autre péjoratif) non thématisée, avant même de poser et d'observer l'objet ;

25 «[...] irruptions involontaires dans le discours, selon des processus logiques internes au langage, permettant de repérer le désir» (Chemama et Vandermersch, p. 139). 26Michel de Certeau dénonce cette attitude qui a eu cours, du XIXe à la première moitié du XXe s. : «Finalement, l’observation médicale ou ethnologique s’égare moins que ne le fait le théologien patenté de l’époque, le père Auguste Poulain, lorsque, pour rendre compte du sens de la mystique, il déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités somatiques» (EU, col. 1033-2). Le signataire de l’article «Phénomènes mystiques» du DSAM, Jacques Gagey, est conscient que «sa manière de faire», essentiellement épistémologique, «décevra l’attente des “croyants” qui voudraient que leur soit tenu un discours psychologique explicitant rationnellement le rapport des phénomènes mystiques à un noyau de positivité essentielle» (DSAM, vol. 12 (1), 1984, col. 1260 ; («croyants» est mis entre guillemets par Gagey). Au-delà des erreurs d’une certaine théologie, De Certeau reconnaît l’enjeu de cette épistémè pour la foi, pour les «croyants» : «Les croyants n’en viennent-ils pas à confondre la mystique avec le miracle et l’extraordinaire?» (EU, col. 1033-2).

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autrement dit, ces paradigmes n'explicitent pas l’attitude épistémologique27 du sujet, ce

qui revient à ne pas tenir compte du désir. Nous pensons, avec Raymond Lemieux, que

le désir du sujet est responsable de son attitude épistémologique :

L’intelligence se constitue de représentations en vue de l’action, représentations qui se donnent à travers un langage. Ce dernier leur permet non seulement de se dire pour exister, mais aussi de se transmettre, de se faire connaître, de se déployer comme des valeurs désirables. Les connaissances renvoient dès lors leurs producteurs et leurs utilisateurs aux aspirations qui les motivent, à ce qu’ils vivent comme un manque à combler, bref au désir plus ou moins obscur qui les habite28.

Or, ce que le nouveau paradigme anthropologique élaboré au XXe siècle permet

de faire, — et c'est là que la théorisation de l'inconscient par Freud est charnière—, c'est

de réintégrer l'instance irrationnelle sans retourner à une irrationalité non conscientisée

ou non critiquée29 — autrement dit, pré-moderne. La conscience sans la connaissance et

la reconnaissance de l'inconscient est une totalisation illusoire (la conscience est alors

prise pour le tout du sujet), mais l'irrationnel sans la conscience critique peut aussi bien

être une illusion totalitaire30. La reconnaissance de l'instance inconsciente donne une

explication de l'instance irrationnelle dans l'ordre même de la rationalité scientifique,

mais ce faisant, elle ne peut pas être sans effet sur la conscience que la rationalité

scientifique a d'elle-même, qui s'en trouve désormais habitée par le fantôme qu'elle avait

27 Voir supra note 19. 28 Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, p. 41-42 (souligné dans le texte). 29Par instance, nous entendons indiquer que l'«inconscient» n'est pas une substance et que la psychanalyse n'en fait pas une hypostase. «L'inconscient n'est pas un être mystérieux caché en chacun de nous» (Chemama, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225). Par instance irrationnelle, nous entendons indiquer que l'irrationalité, (considérée comme le contraire de la rationalité, mais qui peut tout aussi bien être considérée comme une autre forme de rationalité), est une structure dynamique du sujet humain, c'est-à-dire qu'elle entre en interaction avec les autres instances de la structure humaine : «la science laisse hors d’elle-même tout le champ de l’irrationnel d’où l’humanité se constitue comme son propre principe à elle-même» (Saint-Girons, «Sujet», EU, col. 806-1). Réintégrer l'instance irrationnelle sans retourner à une irrationalité non consciente ou non critiquée nous paraît remplir le programme proposé par M. de Certeau d'une «réintégration qui liquide le passé sans en perdre le sens» («Mystique», EU, col. 1036-3). 30À moins de mauvaise foi, la connaissance de l'instance inconsciente entraîne sa reconnaissance, l'assomption du sujet de l'inconscient, et l'obligation d'en assumer les conséquences. Non reconnue, l'instance irrationnelle est aisément exploitable par les idéologies.

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tenté d'évacuer de son champ et forcée de l'assumer, donc de le connaître et de le

reconnaître, et d'en rendre compte.

Une anthropologie négative pour une théologie négative

Le sujet n’est pas... une substance

Cette nouvelle façon de penser l'humain, cette anthropologie, peut être dite non

substantialiste. Elle se base sur la fonction symbolique de l'humain ou sur le langage, et

c'est pourquoi ce paradigme est dénommé «langagier». Dans cette anthropologie, le sujet

n'est pas une substance, (aussi subtile qu’on puisse l’imaginer), il n'est même pas

substantiel31. Dans cette anthropologie, la subjectivité est le produit du langage qui,

dans ses multiples formes symboliques (l'Autre32), toujours précède et englobe

l'individu. Plusieurs chercheurs jalonnent le parcours de l'assomption du sujet dans la

pensée occidentale. Émile Benveniste, linguiste dont les travaux sur les langues

naturelles et l'énonciation ont eu un retentissement important dans les sciences

humaines, est des plus explicites :

c'est dans et par le langage que l'homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité ... le concept d'ego. [...] nous tenons que cette subjectivité, qu'on la pose en phénoménologie ou en psychologie comme on voudra, n'est que l'émergence dans l'être d'une propriété fondamentale du langage. Est ego qui dit ego 33.

31 C'est d'ailleurs l'un des aspects tragiques de la condition humaine que cette conscience de sa propre inconsistance. 32L'Autre, «lieu où la psychanalyse situe [...] ce qui, antérieur et extérieur au sujet, le détermine néanmoins» ; «l’Autre, à la limite, se confond avec l’ordre du langage» (Chemama et Vandermersch, article «Autre», Dictionnaire de la psychanalyse, p 39, 40). Raymond Lemieux indique l’articulation de l’Autre au sujet : l’Autre désigne «l’instance de l’altérité comme telle, l’instance qui actualise dans le langage la possibilité du sujet» (Lemieux, «La fable du corps...», p. 289 note 7), «l’instance d’où peut s’établir, pour le sujet, une “antériorité fondatrice” à partir de laquelle un ordre temporel et une communauté humaine sont rendus possibles» (Lemieux, «Théologie de l’écriture ...», p. 225 ; Lemieux cite ici Dany-Robert Dufour). 33Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 259-260. Le titre général de cet ouvrage de Benveniste, qui est une collection d'études déjà publiées indépendamment, ne rend pas compte du point de

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Pour Benveniste, non seulement le langage est la condition de possibilité de la

subjectivité, mais le sujet (n')est (qu')une propriété émergente du langage. Le sujet n’est

pas une substance, il est un fait de langage ou plus précisément un effet du langage. Il en

va de même en psychanalyse lacanienne34 :

Du point de vue de la psychanalyse, le langage peut être défini comme la condition de l'inconscient ;

le sujet est ce qui est supposé par la psychanalyse dès lors qu'il y a désir inconscient [...] Ce sujet du désir est un effet de l'immersion du petit d'homme dans le langage35.

L’aspect de négativité ainsi que le caractère hypothétique du sujet ressortent

constamment dans les définitions formulées36. S'il paraît plus naturel de définir le sujet

par la négative, de dire ce qu'il n'est pas plutôt que ce qu'il est (le sujet n'est pas une

substance, il n'est pas l'individu, il n'est pas tout, il n'est pas le moi), c'est justement

parce que la négativité est une structure constitutive du sujet. Pour Benveniste, on a vu

que la subjectivité n'est qu'une émergence du langage. Dans l’anthropologie

psychanalytique lacanienne, le sujet est supposé37, il a donc un caractère hypothétique,

comme effet du langage. Dans le cheminement de la pensée de Jacques Lacan, cet aspect

de négativité du sujet s'est imposé à un moment donné et en est venu à occuper une place

centrale dans sa théorisation anthropologique. Cet aspect est bien expliqué par Bertrand

Ogilvie qui a retracé l'élaboration du concept de sujet chez Lacan :

Dès l'article sur «Les complexes familiaux», une idée nouvelle, absente de la Thèse [de Lacan, 1932], est introduite : l'être humain n'est pas seulement, par essence, un être social, mais il est un être social dans la mesure où il n'est pas

vue anthropologique de son travail. L'étude à laquelle nous nous reférons ici était intitulée : «De la subjectivité dans le langage» et a été publiée dans le Journal de psychologie (PUF) en 1958. 34 Nous avons choisi de nous référer à la psychanalyse lacanienne plutôt que de nous en tenir à une psychanalyse plus strictement freudienne parce que l’élaboration de Lacan, qui est d’ailleurs une lecture de Freud, permet une visée anthropologique. Et c’est pourquoi nous nous référons au dictionnaire de Chemama et Vandermersch, parce qu'il présente une orientation lacanienne explicite. 35Chemama, «Langage et inconscient», Dictionnaire de la psychanalyse, p. 225 et «Sujet», p. 415. 36Par exemple et encore, «le sujet est par essence ce qui échappe à la définition» (Saint-Girons, article «Sujet», EU, col. 806-1). 37 On l’a vu dans la définition du Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch. Remarquons tout de suite qu’il en est de même pour le sujet de l’énonciation (qui nous occupera plus loin), sujet supposé par le discours.

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autre chose. En d'autres termes, le caractère social de l'être humain ne vient pas se surajouter [...] à un ensemble de déterminations propres au règne du vivant en général, mais il vient occuper la place d'une carence, d'une absence caractérisée et spécifique. [...] Cette idée [de la déficience humaine] était déjà dans l'air depuis longtemps et elle ne fait, au cours de cette moitié du XXe siècle, que devenir véritablement opératoire dans des secteurs de recherche d'ailleurs indépendants. Le début des Structures élémentaires de la parenté (1947) de Lévi-Strauss est consacré à l'exposé de cette idée que c'est dans un manque, une absence de détermination naturelle chez l'homme que vient se loger l'ensemble des systèmes réglés de la culture [...] On connaît la dette constante que Lacan reconnaît à l'anthropologue, et l'on ne peut que remarquer cette convergence38.

La psychanalyse (lacanienne) n'est donc pas tant l'analyse de la genèse objective

de l'individu humain dans sa dimension psychique, mais plutôt la reconnaissance de la

discordance entre ce développement et la constitution du sujet, en tant qu'il entretient un

rapport intrinsèquement négatif avec sa propre réalité.

Ce que Lacan a découvert dans la confrontation de la biologie et de la clinique psychiatrique, c’est, d’un point de vue très kantien, par-delà la discontinuité très relative qui sépare la nature de la culture, la discontinuité radicale qui sépare la culture de la fonction subjective. Cette séparation irréductible constitue le trait caractéristique du sujet et lui confère le statut d'une structure de méconnaissance, notamment à l'égard de ses propres conditions de possibilité39.

Enfin, autre aspect et non le moindre de la négativité du sujet, «la

méconnaissance de ses propres conditions de possibilité». Le sujet occidental

contemporain montre une propension à se considérer autosuffisant, à affirmer son

autonomie, à s’affranchir de l'Autre. L'idée chrétienne de se recevoir de l'Autre n’est

plus recevable pour le sujet moderne, sujet de conscience dont le désir est la parfaite

autonomie, la maîtrise complète de soi-même, des objets... et des sujets. Cependant, avec

l’anthropologie langagière, l'évidence de la conscience et du sentiment de soi est secouée

sinon sapée puisque conscience et sentiment de soi ne sont plus qu’effet du langage.

«L'installation de la subjectivité dans le langage crée, dans le langage et croyons-nous,

38 Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet (1932-1949), p. 88-89. 39 Ogilvie, p. 92.

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hors du langage aussi bien, la catégorie de la personne», observe Benveniste (op. cit. p.

263). La conscience et le sentiment de soi prennent dès lors toute la charge connotative

de produit, mais aussi d’impression factice, voire d’illusion (ou méconnaissance). Ainsi,

l'une des contributions importantes, pour ne pas dire essentielles des sciences humaines

qui se situent dans ce paradigme, peut être vue comme une leçon d'humilité à un moment

de l’histoire où la vanité humaine atteint des proportions inhumaines.

Dans le paradigme langagier, le sujet n'a pas d’autre substance que langagière,

que ce qu’il peut dire (penser) de lui; il n’existe pas par soi-même, mais dans et par

l'Autre et les autres, autrement dit dans l'intersubjectivité40. Dans ce paradigme, la

subjectivité est donc construite dans et par l'intersubjectivité, puisque le langage se

déploie dans le rapport des subjectivités entre elles et avec l'Autre. C'est d'un

renversement complet qu'il s'agit en regard d'une anthropologie expressionniste et

substantialiste du sujet de conscience qui considère le langage comme l'expression d'une

subjectivité qui serait quelque chose de pré-existant au langage. Dans le paradigme

langagier, la subjectivité elle-même est intersubjective, l'intersubjectivité est la nature du

sujet. Cette idée n'a pas échappé à Benveniste, qui reconnaît que «la condition

d'intersubjectivité» est la condition qui «seule rend possible la communication

linguistique» (op. cit. p. 266), ni à Lacan pour qui «la nature de l'homme c'est sa relation

à l'homme»41.

Le sujet n'est pas… tout

Le sujet d'une anthropologie fondée sur le langage, «c'est précisément ce en quoi

quelque chose de l'homme échappe à l’institution»42 dira Raymond Lemieux, et nous

40Penser l'humain comme sujet, c'est le penser en dépendance. «Il n'est point de sujet sans dépendance affirmée...» («Sujet», EU, col. 805-2). 41Lacan, Les Écrits, 1966, p. 88 cité par Ogilvie, op. cit. p. 51. Voilà un énoncé très lévi-straussien. 42Conformément à la conception lacanienne que nous venons de voir selon laquelle «par-delà la discontinuité très relative qui sépare la nature de la culture» c’est une «discontinuité radicale qui sépare la culture de la fonction subjective» (supra p. 21). Lemieux rend compte d’ailleurs du rapport dialectique qui s’instaure en conséquence entre culture et subjectivité : «Le sujet, c'est précisément ce en quoi quelque

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ajouterons, sur la base de la structure de méconnaissance que nous venons de repérer :

«c'est ce en quoi quelque chose de l'homme échappe» d'abord à sa propre conscience. Le

sujet de conscience ne peut prétendre à totaliser le sujet (en fait, il y prétend, et

beaucoup, mais ne peut le réaliser). Le sujet n'est pas un «individu». Le terme

d’«individu» maintient l’illusion que l’être humain est «indivis», alors que justement,

comme nous le verrons bientôt, une de ses caractéristiques est d’être «divisé». De plus,

l’idée d’«individu» met l’accent sur ce qui sépare la personne humaine, en tant que

structure autonome, de toutes les autres, alors que, comme nous le verrons également, la

personne humaine est construite par l’intersubjectivité. Disons-le tout de suite, il faut au

moins trois personnes pour faire un être humain : «Pour être un (sujet), il faut être deux,

mais quand on est deux, on est déjà trois43».

Ce «ce qui échappe» au sujet et constitue le «manque», la psychanalyse l'a

thématisé sous le terme de «désir». Le désir est la structure de manque identifiée par la

psychanalyse comme responsable de la symbolisation. La capacité de symbolisation est

le caractère spécifique de l’humanité, ce qui fait l’humain. Car «l’homme pourtant né de

la chair n’est pas encore né de la vie qui lui a été donnée44». Ce qui fait l’homme, le

langage, produit en même temps le désir humain comme son moteur et sa souffrance. Le

désir comme structure de manque est la conséquence du langage pour l’être parlant. Le

travail de symbolisation qu’opère le langage divise à tout jamais le sujet. L’entrée dans

le langage nécessite une opération de symbolisation qui sépare le sujet qui va parler de

l’origine fusionnelle (où il n’a pas à parler) et interdit à jamais le retour à l’origine pré-

langagière. Mais le désir de retrouver une totalité maintenant perdue demeure : c’est ce

que nous théoriserons comme désir d’unité45. Du manque à être tout qui le constitue

désormais, le sujet souffre — il est en souffrance mais cette souffrance ouvre au monde

et aux autres. Sans ce manque, il n’y aurait simplement pas de sujet, pas de place (vide)

chose de l'homme échappe à l’institution et travaille cette dernière de son désir» (Folie, mystique et poésie, p. 30). 43 Dany-Robert Dufour (citant Lacan informellement), Les mystères de la trinité, p. 97. 44 F. Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 359. 45 Désir du sujet thymique en quête de sentiment d’identité et de jouissance dans une dynamique d’autoréférentialité.

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pour l’élaboration symbolique dont, au premier chef, l’identité même du sujet. Il n’y

aurait que le vide de l’émotion non parlée, non signifiante. Le travail de symbolisation

opère une autre coupure que la division intime du sujet : le langage, médiatise désormais

le rapport du sujet parlant à la réalité du monde et des autres. Le mode de relation

d’identification, voire d’incorporation qui était celui de l’infans produisait une

impression de prise directe ou immédiate sur la réalité. L’entrée dans le langage sépare à

tout jamais celui qui parle de la chose, produisant une seconde perte, celle du rapport

immédiat à la réalité.

C’est le langage qui produit le désir et le désir qui produit le sujet (le sujet est

toujours sujet de désir). Le désir est structurel, structure constituante de l'architecture

humaine, et non expression d'un sujet qui se constituerait sans lui ou avant lui (le sujet

n’existe pas avant ou sans le désir). Pour tenter de décrire la structure qu’est le désir, la

psychanalyse lacanienne a eu recours à des métaphores topologiques : la faille, la fente,

le trou, le vide. La faille (étymologiquement le «manque») ou le défaut (le défaut est le

fait que quelque chose manque) qui fait l’humain rend bien cette idée que nous venons

de voir thématisée comme «question de la déficience humaine». L’image de la faille

entraîne une autre conséquence : l’humain est divisé par la faille, fissure ou cassure. Le

désir structurel ou structurant l'humain peut donc être imaginé comme une faille, un

abîme creusé au coeur de l'humain, qui divise le sujet humain et par là lui interdit l’accès

à la totalité et à la jouissance46 pleine. Le sujet se ressent comme incomplet, comme une

partie qui cherche l'(autre/Autre) partie — qui cherche à vivre malgré sa condition

tragique de désunion. Le sujet, construit autour d'une faille, abritant une faille, est aussi

par conséquent faillible47. La cohérence totale lui est inaccessible, non seulement dans le

sentiment qu'il a de lui-même mais aussi dans ses actions, ses productions, aussi intimes

soient-elles. Séparé de la totalité sous toutes ses figures: le bonheur (parfait), l'identité

(sûre), l'autonomie (entière), la vie (éternelle, au sens d’immortalité), il aspire à toutes

46 Par jouissance, il faut entendre les «différents rapports à la satisfaction qu’un sujet désirant et parlant peut attendre et éprouver de l’usage d’un objet de désir [...] Ce terme se distingue donc de son emploi commun, qui confond la jouissance avec les aléas du plaisir.» (Chemama et Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, article «Jouissance», p. 204-205. 47 «Car le bien que je veux, je ne le fais pas, mais le mal que je ne veux pas, je le pratique» (Romains 7, 19).

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ces figures de la perfection, de la totalité, mais il ne peut pas les réaliser... à moins de ne

plus être humain, de quitter la condition humaine. Le défaut fait l'humain48 ; on peut

l'accepter ou ne pas l'accepter — comme on peut accepter ou ne pas accepter Dieu. La

réalisation du désir de parfaite autonomie, l'homme occidental se l'est figurée notamment

dans les mythes lucifériens et faustiens et maintenant dans les «mythes» techno-

scientifiques (manipulations génétiques, clonage, etc.). En même temps que la

technologie rend possible la destruction (totale) du monde, la rationalité qui la supporte

rend possible aussi la destruction de l'humanité, du défaut qui fait l'humain. C'est au

moment où on s’approche, dans les sciences humaines, de la connaissance de ce qui fait

l'humain, de la condition de sujet, que la culture scientifique oppose une résistance

viscérale à cette condition, qu’on n’accepte pas d’être sujet, et par conséquent humain,

— et qu'on en a le pouvoir49. Jamais le désir d'être Dieu n'aura été plus fort.

Par contre, «ce qui échappe» du sujet constitue un «plus», un surplus qui le

rattache à une totalité. Le sujet peut être considéré comme une totalité (inchoative) dans

la mesure où il se constitue de la quête de ce qui lui manque, de ce qui lui est extérieur.

C’est une partie de l’apport lacanien à l’anthropologie :

La révolution, le renversement de l’anthropologie individualiste, apparaissent clairement dans ces formules : l’appartenance ne va plus de l’individu au milieu (sur le mode la composition, voire du contrat), mais c’est au contraire, «en quelque sorte» (car on n’est plus du tout dans une logique de la composition) le milieu qui rentre dans l’individu, devenant la forme en extériorité de sa structure interne et inscrivant au cœur même de son être la nécessité de sa présence. Un individu est donc toujours

48 Dans une lecture sémiotique de textes de la tradition traitant du péché originel, Le péché originel : naissance de l’homme sauvé, Louis Panier repère exactement cette idée d’un «défaut» qui fait l’humain, d’un «péché» qui rend possible «l’homme sauvé». Pour le concile de Trente, le péché originel «n’est pas une maladie héréditaire, il est le “défaut” relatif à l’établissement, au placement, dans la chair, d’un sujet appelé et nommé par la parole. La génération achoppe à pouvoir établir ce sujet, elle en porte la blessure, elle répète le refus de cet établissement par la parole d’un Autre et reproduit la tentative indéfinie de s’en passer [...]» (p. 75). Avec l’analyse de Romains 5, Louis Panier attire l’attention sur l’idéologie d’une mythique perfection de l’humain, d’une condition originelle paradisiaque : «La loi [...] laisse entendre qu’il pourrait y avoir un humain sans péché et sans mort ; elle fomente ainsi toutes les images d’un état “paradisiaque”, et d’un salut imaginaire.» (p. 126). 49De toutes sortes de manière : physiquement par les manipulations génétiques, dont le clonage qui permet d’espérer une sorte d’immortalité ; culturellement, c'est aussi au moment où on commence à comprendre ce qu’est le langage et le discours humain que le sujet s’aliène dans la consommation qui fait paradoxalement du texte, d’un objet qui relève par excellence du champ de l’Autre, un objet de renforcement narcissique.

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beaucoup plus que lui-même : c’est avant tout une activité qui à la fois suppose et reproduit en se déployant un milieu, c’est-à-dire un système de relations, de significations et d’éléments intégrés formant une totalité50.

Benveniste contribue à cette anthropologie non individualiste par la mise en évidence du

caractère intrinsèquement intersubjectif de la subjectivité : «La conscience de soi n’est

possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à

quelqu’un qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est

constitutive de la personne» (Benveniste, p. 260). Le sujet du langage est donc un être

paradoxal qui n’est pas tout en lui-même mais forme une totalité avec ce qui n’est pas

lui (son milieu) et ce faisant, il est aussi plus que lui-même. Pas tout mais plus, n’est-ce

pas une formulation qu’on pourrait trouver sous une plume mystique?

Le sujet n'est pas… le moi

«je ne me connaissais plus moi-même» Marie de l’Incarnation51

Le Dictionnaire de la psychanalyse de Chemama et Vandermersch insiste sur les

distinctions qui s'imposent pour établir la notion de sujet : «Il faut donc le distinguer tant

de l'individu biologique que du sujet de la compréhension. Ce n'est pas non plus le moi

freudien52». Sans entrer dans les détails de la définition psychanalytique du moi (et

notamment dans la composante imaginaire du moi), nous prendrons le moi et le sujet de

conscience comme des équivalents. L’important ici est d’indiquer que la notion de sujet

nous renvoie à autre chose qu’à ce nous appelons ordinairement le moi, de la même

manière que, comme nous l’avons vu, il ne renvoie pas à une notion substantielle

50 Ogilvie, p. 62. 51 La Relation de 1654, p. 26. 52Article «Sujet», p. 415.

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(comme l’être, considéré comme état et non comme faire, fut-il matériel ou spirituel, ou

à quelque notion substantialiste comme l’âme) ni à une structure autonome. Nous

pensons que la plupart des malentendus concernant la spiritualité dans notre épistémè

proviennent de la confusion entre le moi et le sujet. Dans la conception moderne qui est

encore la nôtre, le sujet est un sujet de conscience qui revendique l’autonomie et

l’individualité ; il refuse l’assomption de l’«as-sujet-tissement» qui fait le sujet. Il n’est

pas question de dénier ici le progrès pour la personne humaine que représente la fin de

l’assujettissement pour des raisons ontologiques (qui permettent de penser que des sujets

sont supérieurs aux autres de par leur nature). Mais la perspective moderne a si bien

intégré la psychologisation du sujet humain, qu’elle ne peut imaginer, comprendre ou

admettre que le sujet puisse être autre chose et plus qu’un «moi». Ce que nous appelons

la psychologie est, pour l’essentiel, une psychologie du «moi», visant à renforcer le moi

pour le rendre plus autonome et individuel et augmenter ses capacités d’adaptation53 aux

conditions de son milieu de vie.

S’il est plus facile de donner une définition négative qu’une définition positive

du sujet, c’est qu’il n’est pas possible d’arrêter l’identité du sujet qui est inchoative, en

perpétuelle construction, en transformation. «Le travail d’une psychanalyse, selon Freud,

est bien d’ouvrir la porte à ce sujet toujours appelé à advenir» (Dictionnaire de la

psychanalyse, p. 417). Le modèle anthropologique proposé par la psychanalyse se

présente ainsi en compatibilité avec la spiritualité, qui est aussi travail du sujet. Le sujet,

comme nous l’avons vu également, et en raison même de son inchoativité, est un

surplus ; il ne peut être restreint au moi dont il dépasse les limites. S’il ne se loge pas

dans le moi, le sujet appartient à un ailleurs, le lieu de l’Autre. D’une certaine manière,

le sujet, à l’image de l’Autre, transcende le moi et c’est en quoi il est capable de Dieu.

53 Le lecteur pourra se surprendre que nous accordions une valeur négative à la sacro-sainte «adaptation». Le milieu de vie du sujet humain étant constitué en grande partie d’élaborations humaines, et donc sujettes à des conditions d’origine humaines (politiques, idéologiques, économiques), nous pensons effectivement que l’adaptation n’est pas une valeur à tout prix. La notion d’adaptation ne peut être transférée directement du champ biologique au champ sociologique. Si l’humain peut atteindre, en vertu de sa fonction symbolique, une liberté et une responsabilité, il peut arriver que l’adaptation ne soit pas la solution aux problèmes humains et qu’elle entrave au contraire la transformation qui s’imposerait.

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La question du moi est critique en spiritualité, cruciale autant que malaisée. Les

mystiques malmènent le moi, une attitude viscéralement refusée par l’épistémè

contemporaine toute centrée sur le moi. Si on est de culture catholique, on traitera de

jansénisante une attitude négative envers le moi ; sinon, on y verra une aberration

moralisatrice, une «preuve» de la propension culpabilisante de la tradition judéo-

chrétienne. C’est l’une des contradictions que rencontre la spiritualité dans notre

épistémè : beaucoup de principes spirituels provenant soit de nouvelles spiritualités, soit

de spiritualités traditionnelles réinterprétées, demeurent centrés sur le moi, alors que les

sources desquelles ils s’inspirent professent unanimement un anti-égotisme radical. La

notion de sujet ouvre un tout autre espace et permet d’articuler anthropologiquement des

notions théologiques et spirituelles sans buter sur l’aporie du moi. L’anthropologie du

sujet s’avère opératoire en théologie, parce qu’elle laisse de la place pour Dieu sans

normalisation ou moralisation. En effet, si le sujet humain peut se créer lui-même et se

suffire à lui-même, s’il est une totalité autosuffisante, il n’y a pas de place pour Dieu.

Mais s’il admet une transcendance dans sa propre structure, il y a alors place pour les

figures de l’Autre.

C’est pourquoi la conception psychanalytique du sujet, explication rationnelle

tenant compte de l’irrationnel du sujet humain, offre un modèle anthropologique qui

permette de supporter le théologique. Lorsque Freud définit le sujet comme ce qui est

«appelé à advenir» ou que Lacan déclare : «L’intuition du moi garde en tant qu’elle est

centrée sur une expérience de conscience un caractère captivant dont il faut se déprendre

pour accéder à notre conception du sujet»54, il n’est pas possible de ne pas voir dans

cette attitude envers le moi une attitude compatible avec le sujet théologique et très

proche de l’attitude spirituelle. Que ce paradigme anthropologique, construit

essentiellement dans un cadre athée, puisse servir la théologie, s’explique par le fait que

l’anthropologie psychanalytique a été élaborée dans le paradigme scientifique mais en

contradiction avec l’idéal (ou l’illusion ou le désir) scientifique de la possibilité

d’explication totale du réel. D’ailleurs, les résistances que suscite la psychanalyse

semblent bien être du même ordre que celles que provoque le religieux, un refus du

54 Le Séminaire, livre II, cité dans le Dictionnaire de la psychanalyse, article «Moi», p. 256.

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mystère. Et par résistance au mystère nous n’entendons pas le refus légitime du défaut

d’explication. Les résistances au mystère proviennent plus fondamentalement du refus

(et donc du désir inverse) de cette situation de partialité et d’assujettissement du sujet

humain à un ordre qui le dépasse (l’Autre). La psychanalyse et la théologie, selon leur

point de vue respectif, s’intéressent justement au problème qui reste après l’explication

scientifique ; Ludwig Wittgenstein n’avait-il pas lucidement reconnu que «même si

toutes les possibles questions scientifiques ont trouvé leur réponse, nos problèmes de vie

n’ont pas même été effleurés55»?

Il est remarquable qu’avec la naissance du moi psychologique à la modernité, on

se mette à interpréter la littérature mystique en termes d’«expériences» et en même

temps à élaborer une réflexion sur le moi. Dans cette littérature, le moi est en effet un

thème important, surtout en termes de «perte». Mino Bergamo a consacré une étude

sémiotique à ce thème central de la littérature spirituelle du XVIIe siècle :

«qu’on l’atteigne par la pratique de l’humiliation continuelle, qu’on le présente en tant qu’adhérence au sacrifice de l’Homme-Dieu, qu’on l’entende comme quiétude contemplative et parfaite passivité de l’âme, l’anéantissement représente toujours la perte du moi, le point de catastrophe de l’identité56».

Lorsque Michel de Certeau laisse échapper une définition (une seule) de la mystique

dans son article de l’Encyclopœdia Universalis, c’est à cette notion de perte du moi qu’il

fait référence : «la conscience, acquise ou reçue, d’une passivité comblante où le moi se

perd en Dieu» (col. 1032-3). Tout se passe comme si il y avait une relation conflictuelle

entre le moi et la spiritualité moderne. Nous verrons, au cours de cette thèse, comment

ce thème se déploie dans le discours de Marie de l’Incarnation (mystique du XVIIe

siècle) et comment il est possible d’interpréter en termes épistémiques la confusion que

provoque le moi moderne dans la mystique chrétienne.

55 Tractatus logico-philosophicus, Gallimard, 1961, § 6.521 (souligné dans le texte). 56 Bergamo, La science des saints, p. 18.

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Le sujet mystique

Le désir (est) mystique

C'est donc à partir de ce paradigme anthropologique langagier que nous allons

relire le discours mystique, un discours qui a la réputation d'être exemplaire de

l'irrationnel, au point que le terme mystique a pris un sens péjoratif57. Le terme conserve

en effet une aura d'irrationalité qui soit le déprécie, soit fascine le lecteur58. Le discours

mystique retrace le parcours fondamental du devenir humain : c’est probablement

pourquoi il fascine et s’impose à l’épistémè contemporaine avec un caractère d’actualité.

Les études sur l’énonciation du discours religieux, et particulièrement celle de Michel de

Certeau sur le discours mystique, ont démontré que ce type de discours révèle une mise

en scène de l’énonciation (l’acte de discours), le discours énoncé figurant l’énonciation

elle-même et son surgissement, «l’entrée première du sujet d’énonciation sous et dans la

parole59» ; «le langage énoncé devient le récit des conditions et modalités de sa propre

énonciation60». Le discours mystique est donc récit de l’énonciation et du parcours de

son sujet. Or, «un récit prend sens dans la mesure où un désir l’anime61». La spécificité

du discours mystique, ou ce qui produit l’effet mystique, résiderait dans «une manière

d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir62». Le sujet dit de l'énonciation

est donc aussi nécessairement sujet de désir. Parmi les définitions de la mystique que

nous verrons dans l’état de la question, la seule récurrence stable semble bien être le 57 «On applique ce terme [mystique], presque toujours avec une nuance péjorative, aux croyances ou doctrines qui reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le raisonnement» (Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande). 58La fascination pour la mystique est du même ordre que la fascination pour le sacré étudiée par Rudolf Otto, qui fait lui-même le rapport : «dans l’élément du fascinant se trouve aussi la possibilité du passage au mysticisme» (Le sacré, p. 78). Nous donnerons cependant une autre interprétation à la fascination exercée par le discours mystique. 59 François Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 169. Nous reviendrons sur l’énonciation dans la section consacrée à la méthodologie 60 M. de Certeau, La fable mystique, p. 223. 61 Lemieux, «La fable du corps...» dans Femme, mystique et missionnaire, p. 286. 62 De Certeau, La fable mystique, p. 228

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désir d’unité, unité du sujet et union à Dieu. La mystique rendrait donc compte d’une

problématique anthropologique fondamentale, celle du désir, opérateur d’humanisation

ou du devenir humain, l'opérateur majeur de la dynamique humaine. Il semble que dans

le passé de l'Occident ce soit les spirituels et les mystiques qui en aient rendu compte au

point qu’on puisse les en considérer comme les théoriciens dans l’épistémè pré-

analytique. C'est sans doute aussi pourquoi les psychanalystes ont été et sont encore des

lecteurs avertis de la littérature mystique.

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Le désir de l’Autre

Pour pouvoir théoriser le concept de désir de Dieu en théologie, il faut une

anthropologie qui puisse supporter le théologique, et nous oserions dire dans les deux

sens du mot : qui puisse accepter et accueillir le théologique et qui puisse lui offrir un

support conceptuel. Nous pensons que l’anthropologie sémiotique, développée dans le

paradigme langagier post-freudien63, permet une relecture du discours mystique chrétien

qui fasse sens pour l’épistémè contemporaine tout en résolvant des apories auxquelles la

théologie se trouve confrontée avec la mystique, telles les questions de la «rencontre de

Dieu», de «l’immédiateté» de l’«expérience mystique» et des «phénomènes» associés à

la mystique. Par cette thèse nous espérons donc contribuer à un changement de

paradigme en théologie, par la lecture des textes de la tradition dans un paradigme non

substantialiste, le paradigme du langage64. Nous désirons surtout faire profiter la

théologie des acquis des sciences humaines : les théorisations récentes des sciences

humaines s’inscrivent en effet en continuité (plus qu’en rupture, et malgré la «mort de

Dieu») avec la tradition judéo-chrétienne, formatrice de la civilisation occidentale, étant

entendu qu’il s’agit plus de comprendre une tradition que de la justifier. Nous

chercherons donc à rendre compte, tout au long de cette thèse, de la contribution que les

recherches sur le désir humain apportent à la compréhension du désir de Dieu. Mais

nous tenons que toute contribution disciplinaire à la connaissance se valide d’être

réciproque. C’est pourquoi nous tâcherons aussi et réciproquement, c’est l’esprit de cette

thèse, d’indiquer comment le désir de Dieu, tel qu’il s’énonce dans la littérature

mystique, contribue à la compréhension du désir humain.

En tant que désir de Dieu, le désir mystique a une spécificité : il est désir de

l’Autre. L'instance symbolique, dénommée le grand Autre (l'Autre) est tierce dans

63 Dans cette thèse, nous tenons pour acquis l’intégration des postulats psychanalytiques à de nombreux secteurs des sciences humaines et littéraires françaises. La relation réciproque des sciences humaines et de la psychanalyse ne fera donc pas l’objet d’une discussion mais sera posée comme postulat méthodologique. Nous dirions, plus simplement, comme Philippe Lejeune en avant-propos du Pacte autobiographique : «j’étais guidé par ce que chacun a pu aujourd’hui assimiler de la psychanalyse» (p. 9). 64 Un énorme travail en ce sens a été accompli en ce qui concerne les Écritures saintes, notamment par le Centre d’analyse du discours religieux (CADIR) de Lyon, mais moins sur les textes de la tradition.

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l'intersubjectivité occidentale qui se construit dans le rapport du sujet à l'autre (sujets et

objets) et à l'Autre. Il semble que le sujet mystique se rapporte à l'Autre dans tous ses

rapports, avec lui-même et avec l'autre, sujets et objets (c’est ce que nous verrons dans

l’analyse de l’énonciation mystique, chapitre 2). C'est pourquoi la mystique chrétienne

peut être dite de structure trinitaire. La mystique rendrait compte, donc, non seulement

de la problématique du désir, mais aussi et surtout de la problématique du désir de

l'Autre. Le sujet n’a pas un accès direct au désir de l’Autre, désir qui doit être soumis à

un travail d’interprétation. Il arrive que l’Autre fasse irruption pour le sujet dans ce

qu’on appelle les formations de l’inconscient. Le discours mystique est mise en scène et

mise en acte du désir de l’Autre. Comme mise en scène, le discours mystique raconte les

pérégrinations du sujet aux prises avec son désir — dont les formations de l’inconscient

qui, en raison de leur manifestation spectaculaire, ont pris une place prépondérante

jusqu’à avoir défini la mystique à une certaine époque (et même encore maintenant)65.

Comme mise en acte, le discours mystique est une lutte avec l’ange, un combat incessant

avec les limites du langage.

Le désir d’unité

Le désir de l’Autre n’est cependant pas la première forme sous laquelle se

présente le désir mystique. Il en va du désir de Dieu comme du désir humain, le désir de

Dieu étant l’une des formes que peut prendre le désir humain. Poser que la spécificité de

la mystique chrétienne réside dans le passage d’une mystique de l’unité à une mystique

trinitaire, c’est présupposer que la mystique est d’abord désir d’unité. Le désir d’unité

est l’une des formes, sans doute la première, que prend le désir mystique. Nous poserons

que le désir d’unité se présente lui-même sous deux formes : le désir unaire (vouloir être

un) et le désir unitaire ou désir d’union (vouloir faire un). Nous devons l’élaboration du

concept de logique unaire à Dany-Robert Dufour (Le Bégaiement des maîtres, Les 65 Ces manifestations extraordinaires qui accompagnent la mystique ne doivent pas être pour autant déconsidérées. Dans une épistémè qui fait place à une catégorie «surnaturelle», ces manifestations ont entraîné dans une impasse la spiritualité chrétienne. Cependant, dans le paradigme que nous adoptons, elles prennent une toute autre dimension comme manifestations du désir dans le corps.

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mystères de la trinité). Nous y reviendrons plus en profondeur après l’analyse des textes,

lors de l’interprétation des résultats. Disons dès maintenant que le désir unaire

représenterait la première dynamique du sujet du désir dans le langage, la jouissance de

l’autoréférentialité. Le sujet jouit de pouvoir (penser)-être je — ou — un je. Le désir

unaire est le désir du sujet thymique en quête de sentiment d’existence et d’identité,

existence et identité étant concomitantes (être un), — en quête de jouissance dans une

dynamique d’autoréférentialité. Les faits de langage tautologiques en portent la trace. Le

désir unitaire représenterait la seconde dynamique du sujet du désir dans le langage,

conséquente à la division du sujet et à la séparation du sujet et de l’objet. Le désir

unitaire est celui du sujet thymique en quête de sentiment d’union (faire un) et de

jouissance dans une dynamique de fusion.

Le désir d’unité (unaire et unitaire) est un leurre constitutif de la condition

humaine. Le désir d’unité est régressif ; c’est le désir d’un retour à la situation originelle

fusionnelle et pré-langagière perdue. Le désir d’unité est un leurre parce qu’il est

impossible à réaliser. Mais, en raison justement du fait qu’il soit impossible à réaliser

(ou à satisfaire), il n’en demeure pas moins le moteur de la dynamique humaine en tant

que désir de jouissance... et jouissance effective.

Il y a effectivement, — et d’abord —, du désir d’unité dans la mystique

chrétienne. La compréhension actuelle de la question de la mystique, telle que nous

aurons pu la saisir dans les textes épistémiques66 (chapitre 1), s’arrête le plus souvent à

ce niveau logique et nous pensons que c’est la raison pour laquelle la mystique fait

problème. En reconnaissant, et même dans certains cas en identifiant la mystique au

désir d’unité, les énonciataires investissent et projettent leur propre désir d’unité dans le

discours mystique. L’ancien débat autour de la place à donner à la contemplation et à

l’action dans la vie spirituelle chrétienne semble relever de la saisie intuitive de cette

logique. La contemplation est une activité d’ordre unaire : cessation du discours, donc

du sens, silence, mouvement centripète et abyssal d’entraînement en soi, vers un fond

66 Nous utiliserons le terme «textes épistémiques» pour rendre compte des textes qui se donnent et sont reconnus comme références, c’est-à-dire comme représentatifs de notre épistémè. Ce point sera explicité dans l’état de la question.

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sans fond. Le caractère statique et fermé de la jouissance unaire posait problème à

l’éthique chrétienne mais en même temps on ne pouvait nier la puissance d’inspiration

du désir d’unité ni imputer l’inaction aux grands mystiques. Contradiction difficile à

expliquer. L’attention portée à l’énonciation révèle une autre logique dans le parcours

mystique, une logique d’ordre trinitaire associée au désir de l’Autre et inscriptible dans

les médiations symboliques. La mystique trinitaire est une mystique unaire réorientée

vers et par du sens, orientée par le sens que confère l’Autre vers les autres et le monde.

La logique trinitaire complète en quelque sorte la logique unaire en lui donnant

signification et orientation et donc possibilité d’inscrire la jouissance du sujet dans la

socialité et son action dans le monde. C’est cette logique que nous pourrons observer

dans le discours mystique de Marie de l’Incarnation (chapitre 2).

Marie de l’Incarnation

Le sujet mystique qui retiendra notre attention et dont nous ferons la lecture —

(si le sujet peut s’écrire, il peut aussi se lire) —est l’ursuline Marie de l’Incarnation

(1599-1672). Plusieurs raisons ont motivé notre choix. Sur le plan méthodologique, nous

avions deux options : ou bien nous arrêter sur un cas et l’observer plus à fond, ou bien

sélectionner un échantillon assez large de discours mystiques. La seconde option posait

un problème de sélection des textes et des fragments à soumettre à l’analyse. Ce genre

d’enquête d’envergure nous paraîtrait réalisable soit dans le cadre d’une recherche

exploratoire, soit au contraire dans le cadre d’une recherche de longue haleine. Mais

tenter de vérifier notre thèse de cette manière aurait représenté un travail trop lourd dans

le cadre de ce travail de doctorat. Par contre et ultérieurement, une enquête transversale

à partir des résultats de cette thèse nous paraîtrait présenter intérêt et faisabilité. De plus,

en concentrant notre étude sur un cas particulier, nous respecterons une continuité dans

notre travail, notre mémoire de maîtrise ayant été consacré à une analyse sémiotique

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d’un récit de vision de Marie de l’Incarnation67. Nous espérons faire avancer notre

travail avec un cadre théorique plus élaboré et une méthode davantage précisée. En

outre, Marie de l’Incarnation est une figure mystique reconnue dans la littérature sur la

mystique. Nous soulignions dans le mémoire la séduction qu’opère les «beaux textes» de

Marie de l’Incarnation68. Elle est amplement citée dans la littérature à titre d’exemple et

on le verra, dans certains des textes épistémiques que nous avons analysés, qui n’ont

pourtant pas été choisis sur cette base. Enfin, la focalisation sur un auteur mystique du

XVIIe siècle français, et qui plus est, une fondatrice de ce nouveau pays qui fut la

Nouvelle-France et qui est le Québec, nous a semblé pouvoir contribuer, bien

qu’indirectement, à l’histoire des mentalités puisque, c’est pour le moment une intuition,

et c’est une hypothèse que nous aimerions pouvoir vérifier éventuellement, la spiritualité

chrétienne au Québec nous semble être restée marquée par le XVIIe siècle français

jusqu’aux années soixante (1960)69.

La lecture sémiotique

Nous situant dans un paradigme de connaissance existant, nous désirons

continuer les travaux qui ont précédé et guident notre démarche. Nous travaillerons donc

en lien avec Michel de Certeau sur l’énonciation mystique70 car, à notre connaissance,

67 Danielle Thibault, Une incursion sémiotique dans l’intimité de la relation mystique : analyse du récit de la vision du mariage mystique de Marie de l’Incarnation, Mémoire de maîtrise, Université Laval, 2000. 68 Dans la littérature scientifique, lorsqu’il est question de l’ursuline, on a presque toujours un éloge à lui faire. Par exemple, dans un inventaire étendu des autobiographies spirituelles chrétiennes à travers les siècles, Marie de l’Incarnation est le seul auteur à propos duquel F. Vernet (DSAM, «Autobiographies spirituelles», col. 1142) parle de «beaux textes». 69 La cause principale en serait la femeture du Québec sur son identité linguistique et religieuse, pour des raisons de survie culturelle. Mais ce qui a bien servi une bonne cause s’est avéré plus tard nuire à l’évolution de la spiritualité chrétienne en milieu québécois. Nous pensons que le rejet massif et viscéral dont est l’objet la spiritualité chrétienne à l’heure actuelle au Québec est en fait le rejet d’une épistémè qui date de plusieurs siècles. 70 Principalement dans La fable mystique (dorénavant notée FM), surtout la troisième partie : «La scène de l’énonciation», p. 211-273.

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l’investigation de la modalisation du sujet mystique n’a pas été reprise depuis ce travail

capital dont l’heuristique est loin d’avoir été épuisée. Nous travaillerons également en

continuité avec Jacques Geninasca (La parole littéraire), un théoricien important de la

sémiotique, sur la modalisation de l’identité du sujet du discours poétique en

l’appliquant au discours mystique et à son sujet. Et enfin, nous désirons nous situer dans

le prolongement du travail d’épistémologie de Raymond Lemieux sur les rapports entre

sciences humaines et théologie et, dans le champ de la mystique, faire suite à ses

réflexions sur les transactions entre écriture et lecture de la mystique71.

Cadre théorique : la sémiotique de l’énonciation

Le désir, comme tout phénomène manifestant de l'inconscient, ne peut être

appréhendé que dans les traces qu'il laisse. En l'occurrence, ces traces sont constituées

des phénomènes renvoyés à la périphérie de la rationalité : les formations inconscientes

que sont les rêves et les symptômes, mais aussi les activités poétiques et artistiques, tous

actes de langage. Parce qu’elle est une élaboration théorique qui appartient au paradigme

langagier post-freudien, la sémiotique de l'énonciation se révèle une approche

heuristique pour appréhender ce domaine de l’activité humaine qui échappe en partie à

la rationalité.

La méthodologie générale de cette thèse relève donc de l’anthropologie

sémiotique et plus précisément de la sémiotique de l’énonciation telle qu’élaborée par

Jacques Geninasca dans La Parole littéraire et A. J. Greimas et J. Courtés dans leur

dictionnaire de la sémiotique (Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du

langage). Dans cette sémiotique, l’énonciation72 est le fait d'un sujet produit par le

71Principalement dans «Les mendiants de l’existence», Folie, mystique, poésie, 1988 et dans «Théologie de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et philosophique, vol. 58, no 2 (2002). 72L’énonciation est «le lieu d’exercice de la compétence sémiotique [et] en même temps l’instance d’instauration du sujet (de l’énonciation)» (Greimas et Courtés, Sémiotique, article «Énonciation», p. 127); «une instance linguistique, logiquement présupposée par l’existence même de l’énoncé (qui en comporte des traces ou des marques» (ibidem, p. 126).

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langage et plus précisément, par le discours, langage en acte, et en même temps le

produit de l’acte de langage73.

Il sera question dans cette thèse du discours dans sa forme écrite, de l’écriture

des mystiques. Il convient de préciser d’entrée de jeu que, par mystique(s), nous

entendons simplement le corpus dit mystique, les écrits reconnus comme tels par la

tradition et, par extension, les auteurs d’écrits mystiques. L’approche textuelle que nous

adoptons renverse le postulat habituel qui considère «mystique» l’écrit d’«un mystique».

Pour des raisons strictement méthodologiques, nous verrons ce point plus en détails dans

l’état de la question, cette conception n’aboutit qu’à des apories. Si, comme on le verra,

les auteurs mystiques ont un rapport ambigu avec l’écriture, il semble qu’il n’en va pas

de même pour le discours oral, particulièrement valorisé par les mystiques : «si j’avais

votre oreille», dit Marie de l’Incarnation à son fils, «il n’y a point de secret en mon cœur

que je ne vous voulusse confier74». C’est ce qui porte à penser que les mystiques se

contenteraient probablement de jouir sous l’effet du «sens vécu» (selon l’expression

chère à Michel de Certeau75), si ce n’était du désir de l’énonciataire.

Le concept interdisciplinaire de sujet de l’énonciation76 permettra d’articuler

processus psychiques, opérations énonciatives et système symbolique. Le sujet de

l'énonciation, au même titre que le sujet du désir, n'est jamais atteignable directement ou

entièrement. Le sujet de l’énonciation sémiotique partage avec le sujet de l’énonciation

psychanalytique la caractéristique d’être divisé. Le clivage du sujet de l’énonciation

manifeste qu’il est sujet de désir (sujet désirant parce que divisé). Il est un sujet en

perpétuelle construction dans l'intersubjectivité, entre sujet énonciateur et sujet

énonciataire, les deux pôles solidaires constitutifs du sujet de l'énonciation. Et c’est cette

théorisation du sujet de l’énonciation comme sujet divisé, comme sujet essentiellement

relationnel, donc dépendant du désir, qui nous permet d’avancer l’hypothèse que

73«On peut identifier le concept de discours avec celui de procès sémiotique» et aussi «le discours peut être identifié avec l’énoncé» (Greimas et Courtés, Sémiotique, article «Discours», p. 102). 74 Lettre CLIII, Correspondance, p. 517. 75 Article «Mystique», Encyclopœdia Universalis. 76 «Le sujet de l’énonciation [...] est un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé» (Greimas et Courtés, p. 8). Le sujet de l’énonciation est «l’instance énonciative, la compétence discursive ou le sujet que [le discours] présuppose nécessairement» (Geninasca, La parole littéraire, p. 83).

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l’écriture mystique serait la résultante du désir de l’énonciataire (et par conséquent du

lecteur) plus que de celui de l’énonciateur77 (et par conséquent de l’écrivain lui-même)

qui, comme nous venons de le suggérer, ne serait pas motivé, ou en tout cas pas

principalement, par un désir d’écrire.

L’analyse sémiotique

Nous proposons que le problème mystique soit un problème d’épistémologie de

la lecture au poste de l’énonciataire (voir supra p. 8). L’attention à l’énonciation devrait

permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite du sujet de l’énonciation,

versant énonciateur et versant énonciataire. L’attention à l’énonciation s’appuie sur

divers procédés textuels qui rendent compte de la subjectivité dans le discours et par là,

de la position et de l’attitude du sujet de l’énonciation78. Parmi ces procédés, nous avons

retenu la mise en scène de l’énonciation, la modalisation du sujet d’énonciation et la

mise en discours. La mise en scène de l’énonciation donnera accès à la structure

d’énonciation sous deux angles : sous l’angle de la relation intersubjective énonciateur-

énonciataire et sous l’angle du rapport du sujet à l’objet. La modalisation permettra de

rendre compte de l’identité du sujet de l’énonciation et de son attitude épistémologique.

77 Le terme technique /énonciateur/ sera toujours employé au genre masculin pour signifier sa neutralité, sans tenir compte de la variable sexuelle, puisque l’énonciateur ne correspond pas uniquement à l’/auteur/ ou à un sujet humain empirique et n’a par conséquent pas de genre. (Ou encore il peut représenter un sexe dans le discours, il peut être énonciateur féminin ou masculin, peu importe le sexe empirique de l’auteur). Le problème ne se pose pas avec le terme /énonciataire/ qui est bivalent. 78 Nous sommes redevables pour l’aspect technique de l’analyse au travail de Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, chap. 2 «De la subjectivité dans le langage : quelques-uns des ses lieux d’inscription», p. 39-134.

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La structure d’énonciation

Nous avons vu que dans le paradigme langagier le sujet est pensé comme une

instance intersubjective. Il semble que l'intersubjectivité occidentale se construise dans

le rapport du sujet, à lui-même, à l'autre (sujets et objets) et à l'Autre. Le discours porte

la mise en scène de la structure intersubjective de l’énonciation. C’est pourquoi l’analyse

de la mise en scène de l’énonciation devrait permettre de saisir quelle est la structure

d’énonciation particulière au sujet mystique. Il apparaîtra notamment que le sujet

énonciateur mystique se rapporte à l'Autre dans toutes ses relations, avec lui-même et

avec l'autre, sujets et objets, ce qui n’est pas nécessairement le cas pour le sujet

énonciataire mystique.

La modalisation

L’un des postulats méthodologiques de cette thèse est que la modalisation79, la

configuration des modalités du sujet, rend compte de l’identité du sujet de l’énonciation

et de son attitude épistémique, préalable à l’établissement de sa position

épistémologique. En effet, un sujet épistémique a nécessairement un comportement

motivé par une modalité ; par exemple, le /vouloir savoir/ n’implique pas le même

comportement que le /devoir croire/, et n’implique pas non plus le /pouvoir savoir/.

Le sujet de l’énonciation en sémiotique est «l’instance énonciative, la

compétence discursive ou le sujet que [le discours] présuppose nécessairement»

(Geninasca, p. 83). Pour que ce sujet de l’énonciation puisse avoir une existence et une

identité, ainsi que des caractéristiques, il faut qu’il soit modalisé. La modalisation est

«logiquement antérieure» au sujet, dont elle détermine l’existence même avant l’identité

et les caractéristiques (Geninasca, p. 30-31). Sans une structure modale, il ne saurait y

79 L’existence modale est «instauratrice du sentiment d’identité du Sujet et de réalité du monde» (Geninasca, La Parole littéraire, p. 253).

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avoir d’existence modale et par conséquent pas d’identité du sujet (Geninasca, p. 253).

«Sans structure modale intersubjective, il n’est pas de communication contractuelle»

(Geninasca, p. 43). En effet, pour le dire simplement, le sujet ne peut exister sans être et

sans faire, et sans un mode quelconque d’être ou de faire (sans vouloir, pouvoir, devoir

ou savoir). Greimas et Courtés pensent que la modalisation est préalable («en amont»)

ou un préalable (une condition) à l’énonciation : «Si l’on veut inscrire la compétence

[qui est une structure modale] dans le processus général de la signification, on doit la

concevoir comme une instance située en amont de l’énonciation» (Greimas et Courtés,

p. 54). La modalisation est non seulement un facteur important de la construction du

sujet sémiotique, mais, c’est ce qu’avance Jacques Geninasca (que nous suivrons jusque

là), «l’existence modale fonde le sens80» même. Selon Jacques Geninasca, la

modalisation est non seulement préalable à l’acte lui-même, et alors a fortiori à l’énoncé

comme résultat de l’acte de discours, mais «préalable à l’expérience même» (Geninasca,

p. 254), ce qui est lourd de conséquences pour la notion d’expérience dans la question

mystique.

Pour Michel de Certeau, «la modalité maximalise l’instance du sujet» (FM, p.

231). La modalité est située «à l’articulation du locuteur et de son énoncé» (ibidem) :

c’est la modalisation qui attribue au sujet la compétence discursive qui permet la

réalisation du discours lui-même. Plus spécifiquement, dans le champ qui nous intéresse,

Michel de Certeau, dans son étude inauguratrice du discours mystique dans le paradigme

du langage, la Fable mystique, a identifié que le volo, le vouloir, est le modalisateur

régulateur du discours mystique, c’est-à-dire qu’il initie et régit les autres modalités

(comme le pouvoir ou le devoir) (p. 230-231). C’est ainsi que la modalisation par le

vouloir constitue, selon l’analyse de Certeau, la principale caractéristique du sujet

(d’énonciation) mystique. Si le vouloir est posé en préalable par le discours mystique, il

reflète en cela le processus d’énonciation lui-même puisque le vouloir, modalité dite 80 «Désignons par “existence modale” l’ensemble des relations de nature thymique ou pathémique, qu’un Sujet est susceptible d’entretenir avec une chose [...] Instauratrice du sentiment d’identité du sujet et de réalité du monde [...] » (Geninasca, La parole littéraire, p. 254). «L’assomption en tant qu’acte instaurateur du croire, a pour effet ... de poser au double sens d’instaurer et de reconnaître, les valeurs, mais elle n’est elle-même pensable que par rapport à l’existence de modalisations qui lui sont logiquement antérieures» (p. 31). C’est ainsi que Geninasca propose de reconnaître dans la modalité du croire «le mode d’inscription d’un sujet (ou d’une configuration de sujets) sur la dimension du vouloir» (p. 94).

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virtualisante, «est un préalable virtuel à la production (énonciation) de tout énoncé de

faire ou d’état» (Greimas et Courtés, p. 421). En ce faisant, le discours mystique

n’occulte pas son origine dans le sujet mais la reconnaît explicitement.

C’est notamment par les procédés énonciatifs appelés modalisateurs que le sujet

s’inscrit dans son énoncé — ce qui permet de repérer son identité — et qu’il se situe par

rapport à son énoncé81 — ce qui permet de repérer son attitude épistémique. Par attitude

épistémique, rappelons que nous entendons la disposition qui motive consciemment ou

inconsciemment l’activité et le comportement épistémique du sujet — la disposition,

dans son sens de tendance, étant elle-même sous-tendue par le désir du sujet. L’attitude

épistémique est nécessairement celle d’un sujet modalisé dans son activité épistémique :

par exemple, un sujet du désir de savoir (qui veut savoir) ou un sujet du savoir (qui peut

savoir ou veut pouvoir savoir).

Le rapport du sujet à l’objet L’histoire du langage est déjà l’histoire de la

pensée.82

La question du rapport du sujet à l’objet est une question épistémologique par

excellence. Observer quel est le rapport à l’objet conduit à l’épistémologie sous-jacente

du sujet de l’énonciation. L’attitude épistémologique du sujet sera dépendante de sa

modalisation épistémique (/vouloir savoir/, /devoir croire/, /pouvoir savoir/, etc.) dans la

relation qu’il établit avec l’objet. Un autre moyen de repérer le rapport que le sujet

établit avec l’objet est de porter attention à la mise en discours des figures. L’objet, en

effet, est nécessairement actorialisé : il joue un rôle, il est ce qui est cherché ou ce qui est

rejeté, ce qui est aimé ou ce qui est craint, etc. L’objet appartient à l’énonciation

énoncée : il est acteur alors que le sujet de l’énonciation est actant de l’énonciation83.

81 «La modalité [...] repère l’investissement du locuteur dans son énoncé» (De Certeau, FM, p. 231). 82 De Certeau, «Mystique au XVIIe siècle : le problème du langage mystique», p. 267. 83 «l’acteur est une unité lexicale, de type nominale qui, inscrite dans le discours, est susceptible de recevoir, au moment de sa manifestation, des investissements de syntaxe narrative [tels les rôles de

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Comme le dit si bien Geninasca, «le discours n’est tout entier ni dans l’objet ni

dans le sujet» (Geninasca, p. 94 note 1). Et si, comme Certeau le théorise, la modalité est

située «à l’articulation du locuteur et de son énoncé» (FM, p. 231), on peut considérer

que la figure est à l’articulation du sujet de l’énonciation et de son énoncé, du sujet de

l’énonciation et de l’objet de son discours. La sémiotique considère la figure comme un

lieu «vide»84 pour signifier qu’elle est une place ou un espace que le sujet de

l’énonciation peut investir, où le sujet peut articuler et manifester son rapport à l’objet.

L’articulation, la mise en rapport du sujet et de l’objet, s’opère par la mise en

discours, soit par l’actorialisation, la spatialisation et la temporalisation. Comme nous

venons de le mentionner, l’objet est forcément actorialisé ; l’articulation de l’acteur de

l’énoncé (l’objet) à l’actant de l’énonciation (le sujet) se réalise alors plus précisément

par la spatialisation et la temporalisation. En linguistique de l’énonciation, la

spatialisation et la temporalisation sont d’ailleurs considérées comme des modalisateurs

(Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, p. 50-55s). À ce titre, spatialisation et

temporalisation remplissent une fonction de modalisation du rapport entre le sujet de

l’énonciation et la figure actorielle, notamment en ce qui concerne «le degré d’adhésion

du sujet d’énonciation aux contenus énoncés» (Kerbrat-Orecchioni, p. 133). Comme

nous le verrons dans l’analyse des textes, les figures de temps (telles /toujours/ et

/jamais/) ou d’espace (telles /intérieur/ et /extérieur/) caractérisent le rapport du sujet à

l’objet.

De plus, l’objet est la plupart du temps objet de valeur, donc le lieu d’une

axiologisation85, et ce, nous le verrons dans l’état de la question, même dans les textes

Destinateur, de Sujet opérateur, etc.]... et de sémantique discursive. Son contenu sémantique propre semble consister essentiellement dans la présence du sème d’individuation qui le fait apparaître comme une figure autonome de l’univers sémiotique. [...] Du point de vue de l’énonciation, on pourra distinguer le sujet de l’énonciation, qui est un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé, de l’acteur de l’énonciation : en ce dernier cas, l’acteur sera, par exemple, Baudelaire en tant qu’il se définit par la totalité de ses discours» (Greimas et Courtés, p. 7-8, souligné dans le texte) 84«le lieu vide où s’investissent et les formes syntaxiques et les formes sémantiques» (Greimas et Courtés, p. 3). «On voit donc apparaître [...] une structure actorielle [...] les différents acteurs du discours étant constitués en un réseau de lieux qui, vides de par leur nature, sont des lieux de manifestation des structures narratives et discursives» (p. 8). 85 C’est ce que remarque également Kerbrat-Orecchioni : «la modalisation débouche souvent sur l’axiologique» (L’énonciation, p. 145).

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épistémiques abstraits et réputés «objectifs». L’axiologisation (l’attribution de valeurs

morales) est une dimension évidemment importante pour saisir l’attitude

épistémologique du sujet. L’axiologisation est une manifestation du désir du sujet, mais

pas toujours explicitement ou directement. Le sujet de l’énonciation étant un lieu

d’articulation entre désirs conscient et inconscient, et surtout entre le désir et le système

symbolique, l’axiologisation peut manifester un écart, une discordance entre les deux.

C’est précisément dans la discordance et l’ambivalence dans le discours, manifestation

du sujet de l’énonciation, que Lacan repère le sujet du désir86. Laurent Danon-Boileau,

un théoricien et praticien qui articule linguistique et psychanalyse, précise encore :

le sujet de l’énonciation ne désigne pas tant le support du désir inconscient que ce qui deviendra support commun au désir conscient, au désir inconscient et à l’acceptation de l’écart entre les deux. Le sujet de l’énonciation est le lieu d’une articulation entre des désirs conscients et des désirs inconscients. Il n’est pas réductible au support du désir inconscient87.

C’est, comme nous le verrons, l’une des caractéristiques du discours mystique que de

présenter discordance et ambivalence. Ce qui reflète donc bien le rapport du sujet

mystique à son objet : par exemple, le mystique dira qu’il ne peut pas dire ou que cela

(l’objet) ne peut être dit.

Notre postulat est que l’attitude épistémologique n’est pas exempte de désir.

Nous formulons l’hypothèse qu’il y aurait donc deux objets de désir différents dans

chacune des deux attitudes épistémologiques envers la mystique : le sujet lui-même

constitue l’objet dans le désir d’unité et l’Autre, bien entendu, dans le désir de l’Autre.

Le désir d’unité serait celui d’un sujet thymique en quête de sentiment d’identité et de

jouissance dans une dynamique d’autoréférentialité ; le désir de l’Autre serait celui d’un

sujet ayant assumé l’aspect thymique de son désir et l’ayant sublimé dans un univers

symbolique, dans une dynamique ternaire d’intersubjectivité.

86 Chemana et Vandermersch, Dictionnaire de la psychanalyse, p. 120. 87 Laurent Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation : psychanalyse et linguistique, p. 15.

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Quant à nous, nous considérerons l’objet en tant qu’objet sémiotique et non dans

une perspective référentielle. L’énonciateur représente le poste où s’élabore le discours

comme objet sémiotique (textuel, oral, iconique, etc.). L’énonciataire représente le poste

de l’interprétation et de l’évaluation du discours, où s’actualise l’objet sémiotique dans

et par la lecture (qu’est-ce qu’un texte, en effet, s’il n’est pas lu? Rien de plus qu’un

objet qui comporte des virtualités sémiotiques).

La lecture de la mystique ou le sujet énonciataire

Position de l’énonciataire

L’analyse du discours des énonciataires de la littérature mystique (chapitre 1)

permettra de constater que la lecture de la littérature mystique est encore massivement

intuitive, c’est-à-dire que le désir d’unité n’y étant que rarement conscientisé et

thématisé, il reste a fortiori non critiqué. Cette situation épistémologique découlerait en

grande partie du fait que la préoccupation portée à la position du lecteur dans les

analyses de discours est encore récente. Antérieurement à la reconnaissance de la

conjonction des deux positions d'énonciateur88 et d'énonciataire dans un seul et même

acte de langage, l'énonciation, et dans un même actant, le sujet de l’énonciation89, la

lecture était considérée comme un décodage de la production de l'auteur — et la

littérature mystique a par conséquent fait l'objet d'enquête surtout au poste de

l'énonciateur, sans conscientiser la position de l’énonciataire. De plus, la recherche du

message ou de l'intention de l'auteur s'effectuait dans le cadre épistémique du sujet de 88«On appellera énonciateur le destinateur implicite de l’énonciation, en le distinguant ainsi du narrateur (tel «je» par exemple qui est un actant obtenu par la procédure de débrayage et installé explicitement dans le discours)» (Greimas et Courtés, p. 125). Pour la définition de l’énonciataire voir la note 9 supra. 89 Le sujet de l’énonciation est «un actant implicite logiquement présupposé par l’énoncé» (Greimas et Courtés, p. 8) ; «Le terme “sujet de l’énonciation” employé souvent comme synonyme d’énonciateur, recouvre en fait les deux positions actantielles d’énonciateur et d’énonciataire» (Idem, p. 125).

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conscience, dans l’ignorance ou l’évitement d’un large pan de l’activité humaine et donc

sans essai de théorisation de ce continent caché, ce à quoi vise de contribuer une

théorisation du désir. La plupart des études théologiques qui se sont intéressées au

«langage des mystiques» se sont rattachées à une conception expressionniste du langage,

sans visée anthropologique90. L'approche sémiotique de l'énonciation, qui partage la

perspective de l'anthropologie psychanalytique, permet d'atteindre ce niveau

anthropologique du sujet dit de l'énonciation, qui est nécessairement, comme on l’a vu

(supra p. 27), sujet de désir. La littérature mystique ayant fait l'objet d'enquête surtout au

poste de l'énonciateur, nous nous intéresserons donc particulièrement dans cette thèse au

poste de l'énonciataire, dans l'hypothèse que le rôle de l'énonciataire est tout aussi

important que celui de l'énonciateur dans l’écriture mystique. Nous proposons de

considérer que si «problème» mystique il y a, c’est d’un problème d’épistémologie de la

lecture qu’il s’agit, au poste de l’énonciataire donc, plutôt qu’au poste de l’énonciateur.

Nous avons proposé l’hypothèse qu’il y ait une disparité entre les désirs du

lecteur de la mystique et de l’écrivain mystique (supra p. 34), que les désirs ne

coïncident pas nécessairement. Plus précisément, si l’énonciateur mystique fait montre

d’un désir de structure trinitaire et d’une épistémologie assumée, ce ne serait pas

nécessairement le cas de l’énonciataire, qui peut en rester au désir d’unité. Si

l’énonciateur mystique traque l’illusion, l’énonciataire, lui, en est peut-être plein. Le

«problème mystique», que nous situons dans la lecture, dépendrait alors en grande partie

du désir d’unité de l’énonciataire, non conscientisé ni thématisé. En effet, lorsque le

désir d’unité n’est pas conscientisé dans une démarche scientifique, le sujet se retrouve

dans la difficulté de concilier un cadre épistémique rationnel avec l’effet de fascination

du désir d’unité. Nous pensons que dans la fascination pour la mystique comme pour le

sacré, c’est la fascination du désir d’unité qui se manifeste d’abord et surtout. Si comme

le soutient Pier Césarée Bori91, «c’est l’interprétation qui fait le caractère sacré ou

90 On en trouvera un bon exemple dans l’article «Mystique» du Dictionnaire critique de théologie que nous analyserons dans l’état de la question. 91 L’interprétation infinie : l’herméneutique chrétienne ancienne et ses transformations, 1991, p. 132. Pier Césarée Bori est professeur de philosophie morale à la faculté des sciences politiques de Bologne. L’interprétation infinie est un ouvrage essentiel sur l’herméneutique chrétienne ancienne (de la patristique au Moyen Age) : ses transformations, la rupture lors du développement d’une herméneutique moderne,

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profane d’un texte», le caractère sacré ou mystique est attribué par l’énonciataire. C’est

pourquoi nous espérons contribuer, avec cette thèse, à une démythification de la

mystique : la conversion épistémologique réalisée par les énonciateurs mystiques

(chrétiens), du désir d’unité au désir de l’Autre, va dans le sens d’une démythification de

la mystique en tant que désir d’unité.

Position et logique générale de la thèse

Pour rendre compte du désir de l’énonciataire au poste de la réception, nous

procéderons à une lecture sémiotique du discours qui sert de base à tout état de la

question, le discours épistémique, ici sur la mystique (chapitre 1 L’état de la question : le

discours sur la mystique, discours des énonciataires). Les textes épistémiques sont

certainement parmi les textes les plus tenus pour acquis, les moins critiqués de

l’ensemble des textes qui construisent l’épistémè et la culture. L’idée de fond de notre

état de la question est de questionner les contenus livrés par les textes épistémiques, en

tentant de voir, comme on peut le faire pour tout autre genre de texte, quelle en est la

structure d’énonciation. En appliquant l’analyse sémiotique de l’énonciation aux textes

faisant partie de l’état de la question, nous verrons l’attitude épistémique de

l’énonciataire prendre forme sous nos yeux, dans un effet de «work in progress»

caractéristique de ce genre d’analyse.

Comme nous l’aurons fait pour le poste de la réception, nous tenterons également

de cerner l’attitude épistémique de l’énonciataire au poste de la production de l’écriture

cette fois, à travers un texte de la littérature mystique, une lettre de Marie de

l’Incarnation. Cette partie de l’analyse fera l’objet de la première section du deuxième

chapitre consacré au discours de l’énonciateur (chapitre 2, 2.1 L’énonciataire dans le

discours de l’énonciateur mystique : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils).

mais aussi les persistances du modèle ancien, notamment dans le romantisme, où la sécularisation de l’herméneutique coïncide avec la sacralisation du texte (le sacré n’est plus réservé à l’Écriture (sainte), tout texte peut prendre une aura sacrée) — mais aussi dans la théorie du texte contemporaine.

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L’objectif principal de cette section est de prêter attention à l’attitude et au rôle de

l’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique. L’hypothèse sous-jacente à

cette section est que, dans la littérature mystique, l’énonciataire joue un rôle important

dans la production de l’écriture, au point qu’il semble que, sans le désir de

l’énonciataire, l’énonciateur ne passerait pas à l’acte d’écriture.

Nous suivrons ensuite le parcours du désir de l’énonciateur dans une analyse

d’un fragment de La Relation de 1654 de l’ursuline Marie de l’Incarnation (chapitre. 2,

2.2 Le discours de l’énonciateur mystique), dans l’hypothèse que ce parcours nous

mènera d’une attitude mystique unitaire (désir d’unité) vers une attitude trinitaire (désir

de l’Autre), ce qui constituerait un caractère spécifique de la mystique chrétienne. C’est

la thèse proprement dite : la mystique chrétienne est le lieu d’une conversion

épistémologique, du passage d’un désir de logique ou de structure unitaire à un désir de

logique ou de structure trinitaire. Nous entendons «conversion» dans le sens de

transformation et de changement sans l’axiologiser immédiatement comme le fait la

définition religieuse : «Le fait de passer d’une croyance considérée comme fausse à la

vérité présumée» (Petit Robert). Nous relions d’ailleurs le concept de «conversion» à

celui de «désir» plutôt qu’à celui de «croyance», la croyance sous-entendant

nécessairement un désir92. Or, c’est un postulat de notre thèse, nous pensons que le désir

a lui-même un ordre, une logique93. Ce sont les logiques du désir que nous tenterons

donc de repérer et de montrer dans cette thèse. Si dans tout changement de paradigme, il

y a une part d’irrationnel94, dans tout changement d’épistémologie, il y a nécessairement

un changement dans l’ordre du désir.

92 Geninasca propose de reconnaître dans la modalité du croire «le mode d’inscription d’un sujet (ou d’une configuration de sujets) sur la dimension du vouloir» (La Parole littéraire, p. 94). Autrement dit, il n’y a pas de croire sans vouloir croire. 93 Pour l’élaboration de cette idée de «logiques» ou de «structurances» (structures structurantes) du désir, nous sommes pleinement redevables à Dany-Robert Dufour (Les mystères de la Trinité, Le bégaiement des maîtres). 94 Le fait est reconnu en science : «Le remplacement d’un paradigme par un autre ne s’effectue pas sur une base entièrement rationnelle mais requiert un élément de conversion» (Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences, article «Paradigme», p. 720) ; «En autorisant à concevoir la part irrationnelle qui concourt au développement scientifique, Khun a ouvert la porte à une analyse sociologique du développement scientifique» (Whithley, DHPS, p. 721).

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Sujet de l’énonciation

Énonciataire Énonciateur lecture écriture discours épistémique discours mystique

Énonciataire Énonciateur Énonciataire Énonciateur la thèse chap. 1 chap. 2.1 chap. 2.2

Figure 1 Position de la thèse dans la structure d’énonciation du champ épistémique

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CHAPITRE 1 ÉTAT DE LA QUESTION: LE DISCOURS SUR LA MYSTIQUE, DISCOURS DES ÉNONCIATAIRES

L’objectif classique d’un état de la question est, rappelons-le, de dresser le bilan

des connaissances sur une question particulière. Un état de la question peut se situer

entièrement et exclusivement sur le plan du contenu, sans visée épistémologique, c’est-

à-dire sans critiquer la modalisation des connaissances. Les états de la question entendus

au sens de l’analyse documentaire95 consistent à faire ressortir les contenus sur le plan

de l’énoncé, sans prendre en compte l’énonciation. Cette définition appartient à

l’épistémè scientifique et technique et la question de l’énonciation ne se pose pas dans

ce contexte lorsque l’épistémologie n’est pas questionnée, lorsque le chercheur, qui

s’insère explicitement ou implicitement dans un champ épistémique, ne s’intéresse

qu’aux contenus énoncés. Lorsqu’on veut atteindre l’épistémologie implicite, cette

méthode n’est pas suffisante.

L’attitude épistémique sous-jacente à la recherche du contenu correspond à une

prétention à savoir ce que c’est (ce qu’est quelque chose), prétention elle-même sous-

tendue par un désir (le désir de savoir ce que c’est). L’attitude sous-jacente à la

recherche épistémologique correspond à savoir comment on sait96, comment est construit

le contenu par la connaissance, ce qui implique une série de questions telles à partir de

quoi, avec quoi, sous quelles conditions, pour quoi, etc. Dans notre approche, les

connaissances sont considérées comme les résultats, non seulement d’une méthode, mais

aussi d’une attitude (le choix de la méthode étant lui-même conséquent à l’attitude).

Nous ne nous en tiendrons donc pas au niveau du contenu dans l’état de la question, et

nous ne tenterons donc pas tant de savoir ce qu’est la mystique. Nous tenterons plutôt de

95 «We can define the information review as a document created by analyzing and synthesising the context of an aggregate of primary sources so as to obtain the state, development, and possible ways of resolving a particular problem» (Zdorov et Grechikhin, «Characteristics of the production of information reviews», Scientific and technical information processings, no 3, 1977, p. 45). 96 Ou, comme le dit Raymond Lemieux, à «rendre compte du mode de production de son langage» (L’intelligence et le risque de croire, p. 48).

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voir quelle construction s’élabore dans les textes sur la question de la mystique, quelle

attitude sous-tend cette construction — et surtout, quel est le rapport d’interdépendance

entre les résultats (l’état des connaissances, les concepts et les définitions) et l’attitude

épistémologique.

1.01 Hypothèses

C’est pourquoi, comme nous l’avons dit d’une manière qui aura pu sembler

provocatrice, nous ne tenterons pas tellement de savoir ce qu’est la mystique, c’est-à-

dire que ce n’est pas uniquement ni tant le contenu qui nous intéresse, ni de fixer un

contenu définitif à la notion de mystique. Notre discours se veut un discours de la

recherche plus qu’un discours du savoir. Notre programme dans l’état de la question ne

consiste pas dans la recherche de définitions, dans le but de fixer un objet de savoir ou

un savoir objectif. Notre programme consiste dans la recherche de l’attitude

épistémologique du sujet de l’énonciation des textes sur la mystique afin de pouvoir la

comparer avec celle du sujet de l’énonciation de la littérature mystique, dans le but de

vérifier une hypothèse centrale de notre thèse, que les désirs de l’énonciateur et de

l’énonciataire mystiques ne coïncident pas nécessairement — et qu’il y a peut-être bien

un malentendu dans la lecture de la littérature mystique. Nous nous demanderons donc

comment la question est traitée sur le plan du discours dans les textes de référence et de

synthèse. Nous pensons que l’attention à l’énonciation dans l’analyse des sources

secondaires devrait permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite, les

présuppositions, les rouages à l’œuvre dans les conceptions établies de la mystique97.

L’idée sous-jacente à cette approche est que, si on définit l’état par la manière d’être, ce

qu’on pense (le contenu) est déterminé par comment on le pense (l’énonciation du

97Par exemple, une certaine littérature sur la mystique semble ne pas pouvoir échapper à l’autoréférentialité et explique la mystique par la mystique. L’Encyclopédie des mystiques, que nous analyserons dans l’état de la question, offre un bon exemple de cette position mystique unitaire, fondée sur le désir d’unité du sujet.

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discours), — ou autrement dit, l’attitude du sujet de l’énonciation influence l’état de la

connaissance, la conception et la définition de l’objet.

Dans la logique de notre cadre théorique, l’état de la question se situe à la

position de la réception. Le sujet de l’énonciation des documents secondaires que sont

les textes de référence est en effet à la fois énonciataire des sources primaires (ici les

œuvres littéraires mystiques) et énonciateur ou producteur d’un texte secondaire à partir

de la matière des textes lus. Et puisque nous nous intéressons particulièrement dans cette

thèse au poste de l'énonciataire, nous proposons de considérer que si la mystique pose

problème, le problème en serait un d’épistémologie de la lecture, au poste de

l’énonciataire, ou de l’interprète des textes mystiques, beaucoup plus qu’un problème

d’épistémologie de l’écriture, au poste de l’énonciateur, des auteurs mystiques (du moins

de ceux reconnus par la tradition chrétienne). Dans cet esprit, nous considérons les textes

de l’état de la question comme une partie du corpus de la thèse, puisque le travail de

l’état de la question correspond théoriquement à l’analyse du discours des énonciataires.

Il ne nous semblerait pas cohérent méthodologiquement de procéder à une lecture

«ordinaire» des textes de l’état de la question et de réserver la lecture sémiotique aux

textes du corpus mystique. Cet effet ou cette conséquence méthodologique de l’analyse

sémiotique démontre la cohérence qui existe entre théorie et méthode (ou pratique) dans

la théorie de l’énonciation, de même que la portée englobante de cette théorie. En effet,

la «méthode» sémiotique n’est pas applicable à une portion du savoir qui pourrait être

isolée de l’ensemble de l’épistémè. Ce qui, il faut bien le voir, est la pratique courante en

sciences. La pratique même de la sémiotique interdit cette situation parce qu’elle en

dégage les contradictions et l’incohérence. Un texte n’est pas détaché ni détachable de

l’ensemble anthropologique auquel il appartient. Ainsi, un texte étant une production

humaine, il doit être considéré en tant que tel, quelque soit par ailleurs son sujet ou son

objet (scientifique, ou poétique, ou théologique). Et c’est pourquoi l’état de la question

que nous élaborons dans cette thèse s’intègre à la thèse proprement dite, en rendant

compte de l’état actuel de la réception de la littérature mystique, du discours des

énonciataires.

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1.02 Le corpus

Dans sa forme et son acception classique, l’état de la question a deux fonctions :

d’abord passer en revue la documentation, pour connaître ce qui a été fait jusqu’à

maintenant sur la question ; ensuite, par le bilan qu’elle permet de dresser, l’état de la

question permet de valider les hypothèses afférentes à la thèse. Dans une telle approche,

l’un des critères de validité d’un état de la question repose sur l’exhaustivité de la revue

de la documentation : il fut un temps où la masse textuelle et le temps dévolu à la

rédaction d’une thèse permettait de penser que l’état de la question consistait à avoir tout

lu sur un sujet. Plutôt que de viser une exhaustivité dorénavant illusoire, du moins dans

notre champ, il nous a paru somme toute plus profitable de faire l’état de la question

d’un échantillon de textes représentatifs sur le plan épistémologique plutôt que sur le

plan du contenu. En effet, les textes appartenant à un même paradigme participent

généralement d’une même épistémologie et l’accumulation de textes n’apportent rien de

plus ou de plus probant. Travailler sur le plan épistémologique et avec la méthode

sémiotique n’exige pas l’exhaustivité, obligatoire quand le travail se situe sur le plan du

contenu.

En ce qui concerne les ouvrages de référence, nous avons limité la sélection des

textes à l’épistémè française. La sélection, effectuée sur une base de logique

documentaire (c’est ce que nous expliquerons tout de suite), a permis de constater une

percée du paradigme du langage dans l’épistémè générale (non spécialisée) française :

l’Encylopædia Universalis, un ouvrage de référence incontournable, a orienté son article

sur la mystique dans ce paradigme en le confiant à Michel de Certeau.

Nous avons donc procédé d’abord à l’investigation des textes qui se donnent et

sont reconnus comme références, c’est-à-dire comme représentatifs de notre épistémè, et

c’est pourquoi nous les dénommons «textes épistémiques». Ce genre de textes, appelés

en langage courant «ouvrages de référence», est thématisé en sémiotique comme

«discours référentiel» :

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«La recherche scientifique s’exprime sous la forme du discours scientifique [...] On remarquera alors que si, en tant que faire cognitif, il se définit comme un procès producteur de savoir, en tant que faire-savoir il sera soumis à un éventuel énonciataire et changera de ce fait de statut pour se présenter comme discours référentiel (qui, après évaluation épistémique, pourra servir de support à un nouveau discours cognitif et ainsi de suite)» (Greimas et Courtés, article «Scientificité», p. 322-323)

Nous pensons donc à des textes qui font déjà un état de la question et qui revendiquent

un statut d’autorité : des encyclopédies et dictionnaires, des introductions ou préfaces98 à

des ouvrages de référence spécialisés sur le sujet. La démarche de recherche de notions

ou de définitions commence par la consultation de tels ouvrages. Cette démarche, qui est

celle de tout lecteur averti sans être spécialiste, permet d’atteindre l’épistémè générale

d’une époque. Les connaissances plus avancées sur le plan scientifique, livrées par les

études spécialisées, devront être prises en compte, mais dans un deuxième temps,

puisqu’elles se situent à la marge de l’épistémè contemporaine, qu’elles ne sont pas

encore intégrées à l’épistémè commune. Il y a effectivement coexistence d’épistémès

différentes dans un même temps et un même espace socio-historique. La situation est

facilement constatable dans le domaine des sciences physiques mais elle existe tout

autant dans le champ des sciences humaines et religieuses. Nous pourrons d’autant

mieux évaluer par la suite quelles données ces connaissances plus avancées ajoutent,

quelles perspectives nouvelles elles ouvrent en regard de la problématique qui nous

occupe.

Dans un ouvrage de référence, aussi objectif prétende-t-il être, les matières sont

traitées selon un angle d’approche ou à partir d’un point de vue déterminé, qui peut être

scientifique, dogmatique, critique, de vulgarisation ou grand public, etc. Les textes à

soumettre à l’état de la question ont été sélectionnés dans l’objectif de présenter un

échantillon représentatif des orientations des publications de référence. Nous

consulterons donc une encyclopédie générale réputée, des dictionnaires ou

encyclopédies spécialisées dans des domaines où la mystique représente un champ

d’intérêt disciplinaire (philosophie, théologie, spiritualité, sciences humaines et sciences

98 Voir la justification de cette sélection plus loin, à la section «Le découpage des textes».

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des religions). En général, les critères de sélection des ouvrages sont : la réception

(ouvrage encore en circulation ou réédité), la réputation (orthodoxie, expertise),

l’intertextualité (importance de l’ouvrage dans le réseau des citations). À ce niveau, soit

à celui des ouvrages de référence, seule l’épistémè de langue française a été retenue99.

Le deuxième temps de l’état de la question sera consacré à des études

spécialisées dont la sélection a été cette fois dictée par notre cadre théorique et

méthodologique. En effet, ces études ont été choisies pour leur caractère

épistémologique ou méthodologique qui permet de sortir de l’aporie de l’opposition

expérience/langage et d’ouvrir de nouvelles perspectives sur la question de la mystique.

Les études sélectionnées appartiennent au paradigme du langage : nous analyserons une

étude française (Michel de Certeau), une étude italienne (Mino Bergamo) et une étude

anglaise (Denys Turner).

1.03 La méthode

Dans un premier temps et dans la définition classique, l’état de la question sert à

faire le bilan des contenus sur une question donnée. Cette pratique correspond, du point

de vue d’une théorie de l’énonciation, à faire le bilan des énoncés. Lorsqu’on veut

atteindre l’épistémologie implicite, cette méthode n’est pas suffisante. S’il est soumis à

l’analyse de l’énonciation, l’état de la question devrait permettre de faire le bilan des

attitudes des énonciateurs envers les énoncés de connaissance et donc d’atteindre le

niveau épistémologique. À ce moment, l’état de la question ne servira plus seulement à

faire le bilan des contenus sur une question donnée et à valider les hypothèses afférentes

99Nous travaillons dans l’épistémè française. C’est l’une des limites de notre étude. Il serait bien entendu intéressant d’étudier d’autres épistémès. Mais, au niveau des ouvrages de référence ou du «discours référentiel», l’épistémè représentée est globalement l’épistémè occidentale, les différences culturelles occidentales ne jouant pas beaucoup à ce niveau de généralité. (Les ouvrages de référence de langue et de culture italienne, espagnole, allemande ou anglaise, par exemple, appartiennent globalement à un même paradigme).

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à la thèse, ce qui correspond aux deux fonctions classiques de l’état de la question, mais

il contribuera également à valider et à construire le cadre théorique.

En effet, la sémiotique étant notre méthodologie générale, il ne serait pas

cohérent de procéder à l’analyse sémiotique des sources primaires (le corpus mystique)

et d’en dispenser les sources secondaires (les textes sur la mystique ou le corpus

épistémique). Au nom de quel critère pourrions-nous opérer une telle discrimination

méthodologique? Que vaut un énoncé isolé de son énonciation? Cette obligation à la

cohérence est un effet ou une conséquence de l’analyse sémiotique elle-même, ce qui

démontre la cohérence qui existe entre théorie et méthode (ou pratique) dans la théorie

de l’énonciation, de même que la portée englobante de cette théorie. En effet, la

«méthode» sémiotique n’est pas applicable à une portion du savoir qui pourrait être

prélevée et isolée de l’ensemble de l’épistémè. Ce qui, il faut bien le voir, est la pratique

courante en sciences. La pratique même de la sémiotique interdit cette situation parce

qu’elle en dégage les contradictions et l’incohérence. Un texte n’est pas détaché ni

détachable de l’ensemble anthropologique auquel il appartient. Ainsi, un texte étant une

production humaine, il doit être considéré en tant que tel, quel que soit par ailleurs son

sujet ou son objet (scientifique, ou poétique, ou théologique).

L’attention à l’énonciation dans l’analyse des sources secondaires devrait donc

permettre de faire ressortir l’attitude épistémologique implicite, ce qui est l’objectif

principal de notre état de la question. L’attention à l’énonciation s’appuie sur divers

procédés textuels qui rendent compte de la subjectivité dans le discours et par là, de la

position et de l’attitude du sujet de l’énonciation. Le postulat méthodologique ici est que

l’attitude épistémologique laisse des traces dans la structure intersubjective de

l’énonciation, dans la modalisation du sujet et dans le rapport du sujet à l’objet. Nous

avons donc retenu, aux fins de l’analyse, les procédés de la mise en scène de

l’énonciation, de la modalisation et de la mise en discours (actorialisation,

temporalisation, spatialisation).

Les procédés de la mise en scène de l’énonciation nous permettront d’atteindre la

structure d’énonciation intersubjective (énonciateur-énonciataire). Les marques

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énonciatives, marqueurs de la subjectivité, sont repérables à partir d’indices

linguistiques dont les principaux sont les déictiques (pronoms personnels, démonstratifs,

la temporalisation, la spatialisation), les formes verbales, la modalisation et

l’axiologisation100. Nous porterons plus spécialement attention aux marqueurs subjectifs

que sont les pronoms personnels, qui mettent en place les positions respectivement

dévolues aux deux instances du sujet de l’énonciation, l’énonciateur et l’énonciataire,

ainsi que les rapports qui s’établissent entre elles. On verra, par exemple, que dans

certains textes l’énonciateur se place en position hiérarchique et unilatérale vis à vis de

l’énonciataire alors que dans d’autres textes, le rapport peut être plus égalitaire ou même

réciproque. Le contrat énonciatif canonique des ouvrages de référence a la structure

suivante : un énonciateur (spécialiste) s’adresse à un énonciataire (spécialiste ou non)

dans un but didactique.

Nous avons affaire, dans cet état de la question, à des discours à dominante

cognitive. Greimas et Courtés indiquent quelques types de discours cognitifs : les

discours interprétatifs (critique littéraire, histoire, exégèse, etc.), les discours persuasifs

(pédagogiques, politiques, publicitaires, etc.) et les discours scientifiques. Les discours

que nous traitons dans notre état de la question appartiennent à l’épistémè scientifique.

Les discours scientifiques combinent les fonctions persuasive et interprétative : ils sont

persuasifs en tant que leur programme est démonstratif et argumentatif et ils sont

interprétatifs en tant qu’ils «[exploitent] les discours antérieurs considérés alors comme

discours référentiels»101.

Sur le plan de l’énonciation, le discours scientifique présente certaines régularités

particulières. Le discours scientifique se présente comme objectif et débrayé, c’est-à-dire

qu’il a tendance à occulter la subjectivité de l’énonciateur102. La position actantielle de

100 Nous sommes redevables pour l’aspect technique de l’analyse au travail de Catherine Kerbrat-Orecchioni, L’énonciation, chap. 2 «De la subjectivité dans le langage : quelques-uns des ses lieux d’inscription», p. 39-134. 101 Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 42. 102 «Le discours objectif est produit par l’exploitation maximale des procédures de débrayage : celles du débrayage actantiel, qui consiste dans l’effacement de toute marque de présence du sujet énonciateur dans l’énoncé (tel qu’il est obtenu par l’emploi des sujets apparents du type “il est évident...” et de concepts abstraits en position de sujets phrastiques), celles aussi du débrayage temporel qui permet à la prédication d’opérer dans un présent atemporel.» (Greimas et Courtés, article «Objectif», p. 258)

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l’énonciateur sera, par conséquent, soit occultée derrière une instance impersonnelle ou

collective (il, on, nous), soit déléguée à un concept en position d’acteur (la théologie

insiste sur... comprend que...). En tant que discours interprétatif, le discours scientifique

est discours de l’énonciataire : il produit un travail d’interprétation sur des textes

produits par d’autres énonciateurs. Le schéma général de la structure d’énonciation des

textes de référence sur la mystique comporte une double structure : un premier

énonciateur que nous appellerons primaire, l’énonciateur mystique et un second

énonciateur que nous appellerons secondaire, l’énonciateur scientifique du texte de

référence ; un premier énonciataire qui correspond à l’énonciateur secondaire et un

second énonciataire, le lecteur des textes de référence.

Énonciateur1(mystique) → Énonciataire1 (lecteur)

Énonciateur2(scientifique) → Énonciataire2 (lecteur)

Figure 2 Structure d’énonciation des textes épistémiques

La modalisation de l’instance d’énonciation et donc des instances qui la composent,

énonciateur et énonciataire, doit aussi être prise en compte puisque, sémiotiquement, la

modalisation est un préalable à l’instauration du sujet (sémiotique)103. Ce que Certeau a

constaté pour les énonciateurs primaires, «les mystiques», nous tenterons de le cerner

pour les énonciateurs secondaires, c’est-à-dire quelle est la modalisation du sujet

énonciataire du discours mystique (par exemple, est-il régi lui aussi par le /vouloir/ ou

par une autre modalité?).

Les procédés de la modalisation nous donneront accès à la structure modale du

sujet de l’énonciation. Parmi les opérateurs de modalisation, les verbes modaux (vouloir, 103 Voir supra p. la théorisation de Jacques Geninasca à ce sujet.

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savoir, devoir, pouvoir) sont les plus connus et les plus importants. Mais de nombreuses

figures spatiales et temporelles de la mise en discours remplissent également la fonction

de modalisateurs : les quantificateurs (tout, aucun, peu, etc.), les adverbes de temps

(jamais, toujours, etc.), les adverbes de lieux (partout, nulle part, etc.).

Les discours cognitifs se caractérisent par leur abstraction et donc a contrario par

leur faible figurativité, mais seulement si on entend «figurativité» dans son sens strict de

«correspondance au monde naturel»104. C’est pourquoi nous relevons l’alternative que la

théorie sémiotique ménage en regard de la figurativisation du discours cognitif : le

discours cognitif est un discours non figuratif si «on s’avise de classer l’ensemble des

discours en deux grandes classes : discours figuratifs et non figuratifs (ou abstraits)»105,

mais il peut être considéré aussi comme étant «caractérisé par un autre type de

figurativité»106. C’est pourquoi, comme la théorie sémiotique l’a relevé, il s’agit moins

de l’absence de figures que d’un autre type de figurativité. Greimas a remarqué deux

choses à propos des discours classés selon leur figurativité ou leur non-figurativité.

D’abord, «la presque totalité des textes dits littéraires et historiques appartiennent à la

classe des discours figuratifs»107. Ensuite, «on a reconnu l’impossibilité de construire

une grammaire discursive sans qu’elle rende compte des discours non figuratifs — ou

paraissant tels — que sont les discours dans le vaste domaine des “humanités”»108. Dans

un discours cognitif, les figures appartiennent à un univers cognitif. Si nous admettons

que tout discours contient des figures, nous proposons que, dans les textes scientifiques,

les figures de la mise en discours — acteurs, temps et espaces — sont mises au service

de la description, de la démonstration ou de l’argumentation qui tiennent lieu du narratif

dans d’autres types de textes. Les figures actorielles ont à voir avec les actants de la

communication et avec l’objet ; les figures temporelles et spatiales fournissent des

indices de l’attitude du sujet de l’énonciation. Nous proposons également de considérer

ce que nous appelons des «concepts» comme les figures de l’univers cognitif

104 Greimas et Courtés, article «Figuratif», p. 146. 105 Greimas et Courtés, article «Figurativisation», p. 147. 106 Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 40. 107 Greimas et Courtés, article «Figurativisation», p. 147. 108 Greimas, Du sens II, p. 173.

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scientifique. L’attention à la mise en discours des figures conceptuelles devrait permettre

de saisir le rapport du sujet d’énonciation à l’objet.

1.04 Le découpage des textes

La lecture sémiotique constituant un travail qu’on pourrait qualifier de

microscopique109, la dimension des textes prend de l’importance sur le plan technique. Il

n’a pas été toujours possible d’analyser les textes retenus pour l’état de la question dans

leur intégralité, ce qui ne veut pas dire qu’ils n’ont pas été traités dans leur ensemble. La

plupart des textes retenus pour l’état de la question, étant des articles, comme par

exemple l’article du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande, sont

d’une dimension manipulable pour l’analyse sémiotique. D’autres, comme la préface de

l’Encyclopédie des mystiques, sont simplement trop étendus, ou, comme l’article du

Dictionnaire de la vie spirituelle, présentent une trop forte densité conceptuelle pour être

analysés en entier. Aux fins de l’analyse des textes à forte densité ou grande

expansion110, nous ne retiendrons donc que les parties liminaires, ce qui ne nous aura pas

dispensé d’une lecture du texte entier qui nous permettra de nous référer au besoin, pour

plus de compréhension, à l’expansion que le texte en donne. Ce découpage ou cette

sélection sont justifiés par l’organisation textuelle des parties liminaires et leur finalité.

Michel de Certeau, dans sa propre analyse de l’énonciation mystique, justifie sa

sélection de la préface de La science expérimentale des choses de l’autre vie de J.-J.

Surin de cette manière : «La préface doit prendre en charge l’oeuvre comme un tout [...]

elle révèle donc les opérations textuelles qui mettent en place une topique mystique»111.

A. J. Greimas, dans son analyse d’un discours en sciences humaines, légitime sa

sélection de la préface de Naissance d’archanges de Georges Dumézil, un discours

scientifique comparable à ceux que nous analysons, par son statut de «réflexion

109 Le terme de «micro-analyse» est employé par Greimas lorsqu’il justifie le découpage qu’il a effectué pour son analyse d’un discours en sciences humaines, «Des accidents dans les sciences dites humaines : analyse d’un texte de Georges Dumézil» (Du sens II, p. 173). 110 Dont les études spécialisées. 111 La Fable mystique, p. 248.

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métadiscursive» qui donne le «droit d’espérer retrouver, lors de l’examen du discours-

préface, certaines régularités de tout discours à vocation scientifique».112 Nous pensons

que ce que MM. Certeau et Greimas remarquent à propos des préfaces est aussi valable

pour les introductions, lorsqu’elles remplissent cet office. Les textes d’ordre discursif et

cognitif qui nous intéressent ici ont le plus souvent la configuration suivante :

l’expansion argumentative et descriptive prend l’espace du corps du texte, alors que le

projet d’ensemble, ou le programme virtuel (à réaliser) est annoncé dans la partie

introductive du texte, et que la conclusion rend compte de la réalisation du programme,

des résultats du parcours cognitif mis en oeuvre dans le texte et le plus souvent aussi de

la sanction, du jugement porté sur les résultats. Le «programme» du discours

scientifique se situe sur le plan épistémique : il a pour destinataires des activités

cognitives et épistémiques (recherche et réflexion) et il a pour objectif une activité

épistémique (définir, démontrer, interroger, etc.).

Les articles des ouvrages de référence, comme tous les textes d’un même genre,

présentent des variations sur le plan du niveau discursif. Notre logique générale du

découpage des textes a dû s’adapter à l’organisation empirique des textes, variable et pas

toujours canonique. Ainsi, certains textes ne présentent pas d’introduction ou de

conclusion en bonne et due forme. Dans d’autres, le texte introductif ne remplit pas sa

fonction canonique de présentation synthétique. Nous nous sommes adaptés à chacun

des textes particuliers, sur la base de l’organisation formelle : il y a toujours au moins un

incipit et une clôture, et le corps du texte peut être abordé par la configuration des

figures. Ce point de méthode sera explicité lorsque nécessaire pour chacun des textes

analysés. Autant que possible, nous citons directement dans le corps du texte les

fragments les plus importants afin que le lecteur puisse suivre commodément l’analyse.

Cependant, le lecteur pourra toujours se référer à la version intégrale des textes que nous

fournissons en annexe.

112 Du sens II, p. 174.

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1.05 Les textes

Les ouvrages de référence

La théologie

Dictionnaire critique de théologie / publié sous la direction de Jean-Yves Lacoste ; comité de rédaction sous la direction de Paul Beauchamp. Paris : Presses universitaires de France, 1998.

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique / sous la direction de Marcel Viller, s.j.; assisté de F. Cavarella et J. de Guibert, s.j. Paris : Beauchesne, 1932-1995.

Dictionnaire de la vie spirituelle / sous la direction de Stefano de Fiores et Tullo Goffi ; adaptation française par François Vidal. Paris : Cerf, 1983.

Nous avons retenu trois ouvrages de référence dans le champ de la théologie. Il

nous a semblé pertinent d’analyser un ouvrage théologique récent et qui plus est, qui

s’annonce «critique». Le Dictionnaire critique de théologie (DCT), publié en 1998 et

édité par une équipe de théologiens chevronnés113, nous a semblé, en principe,

complémentaire aux deux autres ouvrages sélectionnés. Le Dictionnaire de spiritualité

ascétique et mystique (DSAM) est une entreprise impressionnante, commencée vers le

début du XXe siècle, et une référence incontournable dans le domaine de la spiritualité

catholique. Le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), se présente lui-même comme un

complément, plus actualisé, au DSAM. Il représente l’institution catholique et

l’orthodoxie en la matière.

113 Sous la direction de Jean-Yves Lacoste, le comité de rédaction est composé des Beauchamp, Bedouelle, Geffré, Sesboüé, pour ne nommer que les plus connus.

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La philosophie

Lalande, André. «Mysticisme ».Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : PUF, 1985. P. 662-664

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande a été retenu en

raison de sa réputation et de son caractère scientifique et didactique114. L’ouvrage a été

réédité jusqu’en 1992 ; il a encore une audience importante et il représente toujours une

référence valable.

Les sciences des religions

Encyclopédie des mystiques / Marie-Madeleine Davy. Paris : Payot & Rivages, 1996 (1ère éd. 1977). 3 vol. 607 p. (Petite bibliothèque Payot ; P273) Encyclopédie des religions / sous la direction de Frédéric Lenoir et Ysé Tardan-Masquelier ; conseiller scientifique Michel Meslin ; éditeur Jean-Pierre Rosa. Paris : Bayard Éditions, 1997. 2 vol.

Dans le domaine des sciences des religions, deux ouvrages ont été retenus.

L’Encyclopédie des mystiques dirigée par Marie-Madeleine Davy est un ouvrage qui

s’adresse au grand public sans être de niveau populaire115. Très documenté, même

érudit, l’ouvrage a été réédité en 1996, ce qui démontre un intérêt certain du public

lecteur. L’ouvrage a été considéré assez important pour être cité en référence dans le

Dictionnaire de la vie spirituelle. Rédigé sous la direction de chercheurs affiliés à des

institutions reconnues (Centre d’Études interdisciplinaires du fait religieux, Institut de

recherches pour l’étude des religions, etc.), l’Encyclopédie des religions se présente 114 Nous comprenons le discours scientifique dans son acception sémiotique : discours cognitif qui joue à la fois sur le persuasif (la démonstration) et l’interprétatif (exploitant les discours antérieurs considérés comme discours référentiels) (Greimas et Courtés, article «Cognitif», p. 42). 115 Il ne faut pas oublier que le «grand public» pour un tel ouvrage est un public lettré mais non nécessairement spécialiste dans le domaine religieux.

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comme un ouvrage de référence représentatif dans son domaine. En effet, il «a pour

objectif de répondre à la demande croissante de culture religieuse [...] en offrant un

repérage rigoureux, à la fois savant et accessible» dans «une approche non

confessionnelle et non réductrice, qui permet d’aborder le religieux de façon distanciée

et respectueuse» («Avant-propos», p. XI). L’Encyclopédie des religions cible le milieu

de l’éducation, mais il s’adresse, comme c’est le cas pour l’Encyclopédie des mystiques,

à une audience plus large, «le large public à la recherche d’une culture religieuse

moderne» («Avant-propos», p. XIII).

Référence générale

Encyclopædia Universalis Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopœdia Universalis. Vol. 11 (1971). P. 1031-1036

L’Encyclopædia Universalis n’a guère besoin de présentation. Mais peut-être est-

il pertinent de rappeler que cet ouvrage se situe explicitement dans la modernité héritée

des Lumières (Tome 1, p. 16 «Au lecteur»). En choisissant Michel de Certeau pour

rédiger l’article sur la mystique, l’Universalis fait preuve d’audace mais rencontre les

objectifs ultimes qu’elle s’est fixés : être «un moteur qui permet de faire se mouvoir les

connaissances», s’adresser à «l’entendement, au talent d’interrogation, au jugement bien

plutôt qu’à la puissance de consommation de son lecteur», enfin d’«ouvrir des

perspectives» dans «un champ infini de problématiques» (Tome 1, «Au lecteur», p. 15-

16).

Les études spécialisées

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Bergamo, Mino L’anatomie de l’âme : de François de Sales à Fénelon. Grenoble : Jérôme Millon, 1994 (éd. ital. 1991)

Certeau, Michel de. «La scène de l’énonciation» dans La fable mystique : XVIe – XVIIe siècles. Paris : Gallimard, 1982. P. 209-273 (Tel)

Turner, Denys. «From mystical theology to mysticism» dans The Darkness of God : negativity in Christian Mysticism. Cambridge : Cambridge University Press, 1998. P. 252-273

Le deuxième temps de l’état de la question sera consacré à des études

spécialisées, sélectionnées cette fois en fonction du paradigme auquel elles

appartiennent. Les textes épistémiques ont été choisis sur la base de la valeur de

référence des ouvrages et des disciplines qu’ils représentent et non sur la base du

paradigme auquel ils appartiennent. Les études spécialisées, au contraire, ont été

retenues sur la base du paradigme auquel elles appartiennent, dans le but de pouvoir

évaluer l’apport du paradigme en cause, et notamment de discerner quelles perspectives

les études relevant de ce paradigme ajoutent et ouvrent en regard de la problématique

qui nous occupe. Nous pensons que le paradigme langagier offre une anthropologie

susceptible d'investissement théologique, qui permette une relecture du discours

mystique chrétien qui fasse sens pour l’épistémè contemporaine tout en résolvant les

apories auxquelles la théologie se trouve confrontée avec le problème mystique. Les

études spécialisées que nous avons retenues appartiennent donc explicitement à ce

paradigme (Certeau, Bergamo) ou lui sont compatibles (Turner).

En raison de notre option théorique et méthodologique, l’analyse sémiotique, il

ne nous était pas possible d’analyser entièrement la production des auteurs d’études

spécialisées. Mais en même temps, l’analyse sémiotique fait gagner en précision et en

profondeur (au sens sémiotique d’investigation des structures profondes) ce qu’elle

semble faire perdre en exhaustivité. En effet, les textes appartenant à un même

paradigme participent généralement d’une même épistémologie et l’accumulation de

textes n’apporte rien de plus ou de plus probant sur ce plan. Travailler sur le plan

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épistémologique et avec la méthode sémiotique n’exige pas l’exhaustivité, obligatoire

lorsque le travail se situe sur le plan du contenu. L’option méthodologique de privilégier

le plan épistémologique plutôt que le plan du contenu rend possible de prélever un

échantillon de textes représentatifs. Comme nous l’avons expliqué à la section «Le

découpage des textes» (supra p. 55), la sélection des fragments de textes a été basée sur

la logique de l’organisation textuelle elle-même. Dans les textes à grande expansion que

sont les études spécialisées, — les articles des ouvrages de référence sont en effet d’une

dimension plus aisément manipulable — l’échantillon a été prélevé dans les parties qui

ont une fonction métadiscursive dans l’ensemble de l’organisation du texte. Les parties

liminaires, introductives et conclusives, qui ressaisissent le texte comme un tout,

constituent des objets textuels suffisants pour l’analyse sémiotique.

L’étude du discours mystique par Michel de Certeau, La fable mystique : XVIe-

XVIIe siècle (Paris, Gallimard, 1982) fut inauguratrice dans le paradigme du langage116.

Sans entrer dans les détails du travail de Michel de Certeau, en grande partie historique,

il faut mentionner qu’il fait appel à plusieurs approches du paradigme langagier, dont la

psychanalyse lacanienne et la sémiotique. La fable mystique est incontournable pour

l’étude générale de la mystique en raison des avancées importantes qu’elle a amenées,

notamment sur le plan des sciences historiques. Michel de Certeau a en effet

suffisamment démontré le lien entre le fait mystique au XVIe et XVIIe et la modernité,

ainsi que la coupure qui s’opère à la modernité dans la définition de la mystique, pour

que l’on puisse maintenant penser une tradition continue et homogène dans la mystique

chrétienne.

Mino Bergamo, qui a été professeur à l’Université d’Udine (Italie) et à l’École

des Hautes Études en sciences sociales de Paris, a produit deux ouvrages importants de

sémiotique textuelle sur le discours mystique au XVIIe siècle français : L’anatomie de

l’âme : de François de Sales à Fénelon (Grenoble : Jérôme Millon, 1994, édition

italienne : 1991) et La science des saints : le discours mystique au XVIIe siècle en

116 Nous reconnaissons toutefois en Jean Baruzi un précurseur des études sur la mystique dans le paradigme langagier («Introduction à des recherches sur le langage mystique», Recherches philosophiques. 1931-1932, p. 66-82)

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France (Grenoble : Jérôme Millon, 1992)117. Le choix entre ces deux ouvrages fut

arbitraire.

Denys Turner est professeur de théologie à l’Université de Birmingham (Grande-

Bretagne). Spécialiste d’exégèse médiévale, il a publié respectivement aux presses de

l’Université de Cambridge (Cambridge University Press) et aux Sistercian Publications,

deux études sur la mystique : The Darkness of God : negativity in Christian Mysticism

(1998) et Eros and Allegory : Medieval Exegesis of the Song of Songs (1995). Turner se

situe lui-même dans le domaine de l’histoire philosophique ou de l’histoire des idées.

Toutefois, sa méthode est structurale et d’esprit sémiotique. Turner se tient toujours au

plus près des textes qu’il analyse ; il est très attentif aux oppositions sémantiques, à la

dimension spatiale et même à l’énonciation quoique de manière informelle. Dans la

même ligne d’idées que Michel de Certeau, Turner découvre et démontre une disparité

entre la tradition mystique chrétienne médiévale et la mystique moderne. Ce qui est

particulièrement intéressant avec Turner, c’est qu’il adopte un point de vue

explicitement théologique. Turner donne de cette disparité une interprétation d’ordre

théologique et spirituelle. Comme il le pense, et comme nous le verrons plus loin, cette

disparité a des conséquences importantes sur la spiritualité contemporaine. L’apport de

Turner à la question mystique est considérable. Car si la théologie ne fait pas sa propre

épistémologie — sa propre observation et sa propre critique — ce seront les autres

disciplines qui s’en chargeront, avec comme résultat le risque de la perte de la

perspective théologique.

Dans un bel ensemble, les études spécialisées que nous présentons ont démontré

que le sens du terme «mystique» a changé complètement du XIIIe au XVIIe siècle.

Aujourd’hui, on a tendance à adopter la dernière définition en date (celle du XVIIe

siècle), la définition moderne, celle qui correspond le plus à notre propre épistémè. Dans

le cas de la mystique, l’épistémè commune est donc encore très proche de celle du

XVIIe siècle (d’après les textes des DCT, Lalande, DVS, DSAM, Davy, Meslin). Seul

Michel de Certeau s’écarte, dans les textes de référence, de l’épistémè commune (c’est

117 Ne sont mentionnés ici que ses ouvrages traduits en français. Mino Bergamo est réputé être un spécialiste de la littérature mystique française du XVIIe siècle.

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probablement pourquoi il est réputé difficile à lire) et cet écart est dû à la différence de

paradigmes dans lesquels ces auteurs insèrent leur travail.

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1.1 Les ouvrages de référence

1.11 Huot De Longchamp, Max. «Mystique». Dictionnaire critique de théologie. Paris : Presses universitaires de France, 1998. P. 774-779

Le Dictionnaire critique de théologie (DCT) se donne pour objectif d’«offrir à

ses lecteurs un premier accès aux principaux objets théologiques» et de faire «le point

sur [leurs] question[s]» (p. VII). La rédaction insiste sur le fait que le dictionnaire est

d’abord et avant tout «théologique», la théologie y étant définie en tant qu’elle

«s’occupe centralement de phénomènes qui ne sollicitent jamais l’intellection sans

solliciter aussi l’adhésion» (p. VIII). Et la théologie dont il est question est celle

constituée par le «massif de discours et de doctrines que le christianisme a organisé sur

Dieu et sur son expérience de Dieu» (p. VII). Par «critique», la rédaction entend insérer

son travail dans le «genre scientifique» et dans une «éthique universitaire» de la

connaissance (p. VII). L’attitude critique est associée à une axiologisation de la

connaissance de l’énonciataire : «le Dictionnaire ne privera personne de la nécessité de

se faire soi-même une opinion [...] Et si l’on veut se former une opinion droite, autant

savoir critiquement que pré-critiquement» (p. VIII, nous soulignons).

1.111 Structure de l’énonciation

La structure du texte de l’article «Mystique» présente une partie liminaire en

guise d’introduction mais pas de conclusion en bonne et due forme. Nous retiendrons

donc aux fins de l’analyse, la partie liminaire et nous considérerons la chute du texte en

guise de conclusion.

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[introduction]

[1] 118 Durant des siècles, il est impossible de dégager le concept et le champ de la

mystique (m.) de l’ensemble de la théologie (th.).

[2] À partir de Bernard de Clairvaux (1091-1153), une littérature m. s’affirme cependant

pour elle-même.

[3] Elle s’inscrit volontiers en continuité avec l’héritage patristique, et en réaction contre

une th. scolaire qui s’écarte de plus en plus de ses fondements contemplatifs.

[4] On peut considérer que cet écart devient rupture en Occident au XIVe s., moment

auquel la m. comme science prend définitivement son autonomie, comme l’attestent p.

ex. les considérations méthodologiques de Gerson dans sa double théologie mystique

(1402-1408).

[5] Elle prendra son essor d’abord dans les pays du Nord (m. conventionnellement

repérée comme surtout «spéculative», c.-à-d. du «miroir» de Dieu en l’âme, par allusion

à 1 Co 13, 12), avant de fleurir en Espagne au XVIe s., puis en France au XVIIe (m. plus

«affective», c.-à-d. en fait plus attentive aux données psychologiques de l’expérience

qu’elle décrit).

[6] C’est dans ce cadre qu’elle se laisse saisir en elle-même, et que nous l’étudierons ici.

(p. 774-2)

La structure d’énonciation de ce texte correspond au contrat type des ouvrages de

référence : un énonciateur spécialiste s’adresse à des énonciataires dans un but

didactique. Dans l’ensemble du texte de l’article, comme ici dans la partie liminaire, le

poste de l’énonciateur est occupé par les pronoms équivalents on et nous qui incluent

aussi bien l’énonciateur que l’énonciataire, aucune place n’étant ménagée à l’initiative

118 La numérotation des énoncés sert uniquement à la référence aux fins de l’analyse et n’indique pas nécessairement une continuité dans l’ensemble des fragments de texte cités. Dans une citation suivie, les omissions sont cependant indiquées selon la convention ([...]).

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de ce dernier. La structure d’énonciation (didactique) en est une d’autorité. Les multiples

voix (citations) exemplaires et d’autorité convoquées à l’appui de l’argumentation

servent par conséquent le propos de l’énonciateur de l’article, plus qu’elles ne

représentent le poste de l’énonciateur primaire, les énonciateurs mystiques.

Probablement inspiré par la position augustinienne qui est, de l’avis de l’énonciateur

celle «qu’il faut suivre» (p. 777-2), le texte présente un court épisode embrayé (énoncé

au «je»), épisode surprenant par la rupture énonciative avec le reste du texte mais aussi

par sa situation dans l’ensemble du texte : le «je» entre en scène au moment où le texte

titre : «l’âme humaine se découvre trinitaire» (point V. La structure de l’âme et

l’expérience mystique — nous y reviendrons).

1.112 Rapport à l’objet

1.1121 Littérature contre théologie

Au départ, en guise d’introduction, un récit, celui de la mystique et de ses

rapports avec la théologie. D’abord en conjonction : «Durant des siècles, il est

impossible de dégager le concept et le champ de la mystique de l’ensemble de la

théologie» [1], une littérature mystique se spécifie et se distancie lorsque la théologie

délaisse la contemplation pour prendre une orientation «scolaire» [3], jusqu’à la rupture,

lorsque la mystique «comme science prend définitivement son autonomie» [4].

théologie (=) mystique => théologie — contemplation

théologie / contemplation => théologie / littérature mystique ____________

Figure 3 Opposition de la théologie et de la littérature

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À partir de ce moment, la mystique «prendra son essor» dans les pays du Nord,

«fleurira» en Espagne, puis en France [5]. Voilà le cadre (historique) dans lequel, selon

l’énonciateur de l’article, la mystique «se laisse saisir en elle-même» [6] et qui, par

conséquent, sera celui dans lequel énonciateur et énonciataire l’étudieront.

Présenté ainsi abruptement, ce schéma laisse apparaître des difficultés. Est-ce

que la littérature mystique est le même objet que la mystique, puisqu’il semble que la

formation d’une littérature mystique soit mise en opposition à la conjonction théologie-

mystique? Lorsque la théologie est mise en conjonction avec la contemplation, elle

occupe le même lieu que la mystique, mais lorsque la théologie se disjoint de la

contemplation, la mystique quitte la théologie et se réfugie dans la littérature. La

situation ainsi élaborée produit une confusion dans la manière de présenter l’objet

«mystique», comme s’il pouvait exister sans la littérature, sans le support littéraire. Le

plus grand écart, qui représente une opposition de fond, se trouve établi dans le texte

entre littérature et théologie, ce qui a des conséquences importantes sur la position

épistémique prise par l’énonciateur. Avant la formation d’une littérature spécifiquement

mystique (située à l’époque de Bernard de Clairvaux), la mystique se «laissait-elle

saisir» par un autre medium que la littérature? Il serait toujours possible de se demander

si la Théologie mystique du Pseudo-Denys est autre chose en plus d’être de la littérature,

mais est-il pensable qu’elle n’appartienne pas de quelque manière à la chose littéraire?

La principale difficulté de ce texte épistémique sur la mystique surgit donc

d’entrée de jeu comme problème épistémologique et méthodologique : y a-t-il un objet

qui puisse être «saisi en lui-même» [6], sans médiation ? Il y aura effectivement une

mise en opposition, tout au long du texte, entre les figures du «fait» et du «langage»,

opposition dans laquelle il semble que la figure du fait, non explicitement définie, fasse

référence à une réalité, en tant que «ce qui existe» (Petit Robert), et plus précisément à

une réalité empirique par défaut pourrait-on dire, puisque aucun statut n’est spécifié

pour la figure du fait. Nous entrons donc de plain-pied avec ce texte dans la

problématique épistémologique du rapport différentiel à l’objet dépendamment des

paradigmes de référence.

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1.1122 Fait contre langage

Afin de montrer cette opposition entre les figures du «fait» et du «langage», nous

suivrons leurs parcours et les rapports établis entre les deux figures. Rappelons que le

parcours d’une figure, le parcours figuratif, est «un enchaînement isotope119 de figures,

[...] fondé sur l’association des figures» (Greimas et Courtés, «Figuratif», p. 146),

enchaînement générateur de thèmes ou de configurations figuratives. Le parcours

figuratif peut également impliquer «une perspective dynamique, suggérant une

progression d’un point à un autre» (Greimas et Courtés, «Parcours», p. 269).

Le parcours de la figure du «fait» se déploie, selon le programme de l’article120,

du «fait mystique à l’état brut» à la problématique de «dire le fait mystique» pour se

terminer par «l’authentification des faits mystiques» et «l’évaluation des phénomènes

périphériques». Quant à la figure du «langage», elle représente une «question

lancinante» (p. 775-2), celle du «statut des textes», qu’on résoudra en considérant le

langage comme une «dévaluation» et une «dégradation» en regard de l’expérience,

située dans un hors langage, que ce soit «en deçà du langage» (p. 775-2), «au-dessus de

toute raison et de tout discours» (p. 776-1) ou «au-dessus du corps de langage» (p. 776-

2). La figure du fait se trouve rapprochée de celle d’expérience au point de l’équivaloir.

Or, ce qui est offert au lecteur comme «fait mystique à l’état brut»… c’est un

témoignage, un discours, un acte de langage, ici donné dans un texte121, en l’occurrence

un texte de Marie de l’Incarnation. Que ce texte soit perçu par l’énonciateur comme un

«témoignage […] net d’expérience mystique» ne change rien au fait que le seul matériau

offert et dont nous puissions disposer soit un texte, un fait textuel. Nous sommes obligés

de constater que dans ce texte, l’énonciateur ne fait pas ce qu’il dit, qu’il présente autre

119 Isotope signifie de même champ sémantique. Par exemple, les termes «recette», «bouillon», «condensé» appartiennent au champ culinaire ; les termes «lueur», «obscur»,«éclairé» appartiennent au champ de la lumière. 120 Le plan de l’article représente le programme : I. Mystère et mystique ; II. Le fait mystique à l’état brut ; III. Dire le fait mystique ; IV. La restauration de l’âme dans l’expérience mystique ; V. La structure de l’âme et l’expérience mystique ; VI. L’authentification des faits mystiques ; VII. Évaluation des phénomènes périphériques. 121 Le témoignage peut aussi évidemment être donné dans un discours oral.

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chose que ce qu’il croit ou désire présenter : il veut et pense offrir l’expérience à lire

mais il ne peut que donner un texte à lire. Le rapprochement performatif entre «fait brut»

et «texte» est ici très évident, mais dans l’ensemble de l’article l’argumentation ne

s’appuie que sur des textes. Et encore plus, l’argumentation étant théologique, elle

repose sur le postulat de la primauté d’un texte, de l’Écriture, ce dernier argument étant

d’ailleurs versé au compte de l’orthodoxie des mystiques : «ceux-ci [les mystiques] se

défendront de jamais dire autre chose que ce qui est substantiellement attesté dans

l’Écriture et transmis par l’Église» (p. 775-1).

De cette position épistémique ambiguë découle le parcours dynamique de la

figure du fait : le besoin de problématiser le dire (III. Dire le fait mystique),

d’authentifier et d’évaluer le fait (VI. L’authentification des faits mystiques ; VII.

L’évaluation des phénomènes périphériques). Dans cette position épistémique, le dire ne

peut qu’apparaître comme une dévaluation du fait (de l’expérience) et le fait, placé sur

l’isotopie de la réalité empirique, requiert par conséquent d’être authentifié.

L’énonciateur se place dans la position d’énonciataire non d’un texte ou d’un discours,

mais d’une réalité empirique : «est mystique la connaissance du mystère, c’est-à-dire

celle qui porte […] jusqu’à la réalité même» (p. 775-1). La mystique est donc placée sur

l’isotopie de la réalité empirique, et plus précisément d’une réalité qui se laisse

percevoir, d’une présence. L’épistémè de référence est ici une métaphysique de la

représentation et le sujet, un sujet de conscience.

1.1123 Des définitions contradictoires

L’article propose quatre définitions de la mystique :

1- une perception de Dieu» [...] «une expérience de la présence de Dieu dans l’esprit»

(Tauler) (p. 774-2) ;

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2- une prise de conscience toute particulière du mystère du Christ, c’est-à-dire «vécu par

le mystique dans la clarté d’une évidence, ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il

vit» (Garonne) (p. 774-2) ;

3- la connaissance du mystère […] qui porte […] jusqu’à la réalité même (Bouyer) (p.

775-1)

4- «une certaine conscience de Dieu en nous, dès que nous expérimentons, en quelque

sorte, sa présence» (Henri Brémond) (p. 775-1).

Dans la perspective sémiotique, ces définitions manifestent une confusion de

registres de la part de l’énonciateur. Le premier sens que l’énonciateur retient pour la

mystique est celui qu’en donne Tauler : «une expérience de la présence de Dieu dans

l’esprit, par la jouissance intérieure que nous en donne un sentiment tout intime» (p.

774-2). Dans cette définition, très peu cognitive somme toute, le registre cognitif est

représenté par «l’esprit», qui est ici figure du lieu (ontologique) de la présence de Dieu,

— et l’expérience étant associée à la jouissance et au sentiment appartient au registre

thymique-somatique. La quatrième définition, très proche de la première, participe

également d’une métaphysique de la présence122, à cette différence (radicale) que, dans

la définition de Tauler (XIVe siècle, Moyen Age), le sujet relève d’une anthropologie

ontologique alors que dans la définition de Brémond (XXe siècle, modernité) le sujet est

un sujet de conscience. Dans la troisième définition, l’énonciateur se place dans la

position d’énonciataire non d’un texte ou d’un discours, mais d’une réalité : «est

mystique la connaissance du mystère, c’est-à-dire celle qui porte […] jusqu’à la réalité

même» (p. 775-1). La mystique est donc placée sur l’isotopie de la réalité, et plus

précisément d’une réalité qui se laisse percevoir, ce qui nous semble définir la présence.

L’épistémè de référence est ici aussi une métaphysique de la présence.

Par contre, la seconde définition, qui vient préciser la première selon

l’énonciateur, établit un rapport entre l’expérience (le «vécu») et le savoir qui explique

122 C’est la première caractéristique que Michel De Certeau discerne du discours mystique : les «discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu)» (La fable mystique, p. 9).

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la mystique par l’intensité de l’expérience d’un savoir. La définition est empruntée à un

moderne (Garonne, XVIIe siècle) : «On y découvre, vécu par le mystique, dans la clarté

d’une évidence, ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il vit)» (p. 774-2). Définie

de cette façon, la spécificité mystique ne résiderait donc pas tant dans un savoir que dans

l’intensité de l’expérience de ce savoir. Le savoir mystique serait le même savoir que

celui de tout croyant, seule l’intensité de la prise de conscience, ou plus exactement de la

prise du savoir dans le corps, démarquerait la foi commune de l’expérience mystique.

Cette conception est intéressante à plus d’un égard. Elle postule en effet, et en

cela elle contredit la première définition plutôt qu’elle ne la précise, que le savoir est

antérieur à l’expérience : dans la première et les autres définitions, l’expérience est celle

d’une présence, donc d’un «fait» d’ordre expérientiel ; dans la deuxième, il s’agit d’une

d’une expérience initiée par un savoir, d’une expérience d’un savoir, donc d’un «fait»

d’ordre cognitif. L’intérêt de cette conception est qu’elle rejoint celle élaborée par les

chercheurs travaillant dans le paradigme du langage, notamment la définition que

Michel de Certeau donne dans l’Encyclopædia Universalis123 et les conclusions

auxquelles Denys Turner arrive dans son étude The Darkness of God124.

Cependant, ce texte est aussi éloigné du paradigme du langage que de la pensée

foucaldienne (qui, comme nous venons de le voir, y a été pourtant associée), puisque le

langage n’est considéré que dans sa fonction expressive d’une expérience qui lui serait

originaire. S’agit-il bien, alors, de la même conception d’une antériorité du registre

cognitif sur l’expérience ? Nous pensons que oui, — parce que cette conception

appartient et même caractérise la formation discursive du corpus chrétien — mais dont

l’article analysé ne peut rendre compte autrement que sur le mode de l’intuition. Comme

si l’énonciateur se trouvait dans la position d’expliquer quelque chose sans avoir les

outils pour le faire. C’est cette situation épistémique qui entraînerait les contradictions

de l’argumentation, elles-mêmes indice d’une aporie sur l’ordre des statuts accordés

respectivement au savoir et à l’expérience.

123 «depuis que la culture européenne ne se définit plus comme chrétienne [...] on ne désigne plus comme mystique le mode d’une “sagesse” élevée à la pleine reconnaissance du mystère déjà vécu et annoncé en des croyances communes» (EU, p. 1032). 124Voir l’analyse de l’ouvrage de Turner à ce propos.

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Les parcours de deux figures épistémiques de l’«évidence» et de la «lucidité»

nous permettront de déplier cette situation épistémique inconfortable. La figure de

l’«évidence» a une position clé dans l’énoncé de la deuxième définition : «On y

découvre, vécu par le mystique, dans la clarté d’une évidence, ce que chacun de nous

sait par sa foi et dont il vit (Garonne)» (p. 774-2). L’évidence est définie sémiotiquement

comme une surdétermination de la certitude, une modalité épistémique positive du

savoir125. La particularité de l’évidence consiste à court-circuiter la phase sémiotique du

faire interprétatif, c’est-à-dire de poser le /savoir/ avant le faire interprétatif et d’y rester,

ce qui revient à poser le /savoir/ sans passer à l’acte interprétatif, — ce qui produit

l’effet d’immédiateté, de non-médiatisation, propre à l’évidence. L’évidence tire son

effet de la suppression de la conscience de la distance entre le discours référentiel, le

savoir établi, et le discours cognitif, le savoir en action. L’évidence est un /croire être/

immédiat, non réfléchi, calqué sur la perception. L’évidence d’un contenu cognitif est

empruntée en quelque sorte à l’évidence du ressenti. Dans l’évidence, il y a coexistence

du savoir et du sentiment dans un même espace ou un même temps. C’est

l’investissement thymique du savoir qui, par l’effet d’adhésion (cognitif + sentiment),

produit l’effet d’immédiateté de l’expérience. L’évidence implique donc la précédence

d’un savoir, d’un élément ressortissant au registre cognitif ou à l’univers symbolique,

sur l’expérience. Or, dans l’article que nous analysons, l’expérience est posée comme

originaire, comme précédente à l’ordre du symbolique ou du langage. Il faut alors

constater que l’énonciateur se contredit en énonçant que l’expérience mystique est un

savoir vécu intensément (proposition valide : le savoir est précédent) mais que

l’expérience est précédente au savoir (puisqu’il attribue au langage la fonction de

traduire et d’exprimer l’expérience).

L’attitude épistémique des mystiques est qualifiée de «lucidité». La lucidité est

considérée comme l’un des «éléments caractéristiques de toute vie mystique» (p. 775-2)

et «la lucidité de la foi» comme seul élément «qualifiant» l’expérience mystique

chrétienne (p. 779-1). Il est cependant difficile de comprendre exactement le sens de

lucidité dans le contexte. Le terme est associé à la certitude, et ces deux termes sont

125 Greimas et Courtés, Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du langage, p. 137.

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présentés comme étant des éléments caractéristiques de la vie mystique. Les deux termes

sont illustrés par une citation de Marie de l’Incarnation : «Les yeux de mon esprit furent

ouverts […], avec une distinction et clarté plus certaine […]» (p. 775-2). Nous pensons

que ce contexte explicatif fait problème. La citation est tirée d’un récit de vision de

Marie de l’Incarnation et il convient de lui rendre son propre contexte :

en cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement, comme j’étais dans ces pensées qui me furent ôtées de la mémoire par cet arrêt si subit. Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts et toutes les fautes, péchés et imperfections que j’avais commises […] me furent représentées en gros et en détail, avec une distinction et clarté plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer. Au même moment, je me vis toute plongée en du sang […] (La Relation de 1654, p. 68)

Il ne va pas de soi (dans notre épistémè qui est supposée être celle de l’article du

Dictionnaire critique de théologie) de pouvoir associer l’idée de lucidité avec celle de

vision imaginaire (se voir «toute plongée en du sang»). Que «les yeux de l’esprit

s’ouvrent» serait une métaphore acceptable pour signifier «lucidité» s’il n’était

nécessaire que l’esprit soit «arrêté» dans ses fonctions pour obtenir cette performance.

On peut aussi se demander légitimement de quelle nature peut être une «clarté plus

certaine que toute certitude». La formulation excessive qui rend compte de la certitude

s’ajuste mal, dans ce contexte, avec l’idée beaucoup plus tempérée de lucidité. Nous

pensons qu’un des éléments importants de l’attitude épistémique des mystiques

(chrétiens du moins) est en effet ce qu’on pourrait appeler une forme de lucidité (c’est

même l’un des objectifs de cette thèse de le démontrer) ; mais force est de constater que

cela ne peut s’expliquer pour les raisons suggérées par la citation convoquée à l’appui.

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1.113 Modalisation du sujet de l’énonciation et traitement de l’espace-temps : le désir d’unité, un retour à l’origine

[7] On vient de voir posée une question lancinante depuis le XIIIe s., celle du statut des

textes proprement m. : ils prétendent [PARAÎTRE] dire des choses indicibles […] car, à la

racine de son expérience, l’âme «a été unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le

temps» [Jean de la Croix, Montée du Carmel, 14, 10-11].

[8] Aussi le langage est-il soumis ici à des contraintes extrêmes, car «le signifiant [dans

une langue] étant de nature auditive, il se déroule dans le temps seul» (F. de Saussure,

Cours de linguistique générale).

[9] D’où l’irrécupérable dévaluation entre l’expérience mystique et son compte rendu

[…] c’est justement cette dégradation que le mystique veut [VOULOIR] rattrapper [sic],

car son privilège aura été de goûter les choses en leur éternité, de les contempler dans le

Verbe […] en deçà du langage. (p. 775-2)

Un /vouloir/ est attribué au mystique par l’énonciateur de l’article, un désir de

«rattraper» [9] la dégradation de l’expérience passée à travers le filtre du langage, un

désir d’exprimer un «en deçà du langage» [9] qui serait en somme l’expérience elle-

même. C’est une manière de résoudre la question du «statut des textes proprement

mystiques», celle de la «prétention» (le /vouloir pouvoir/ ou le /sembler pouvoir/) de ces

textes à «dire des choses indicibles» [7]. Ce faisant, l’énonciateur situe l’expérience

spatialement en deçà et au-dessus du langage. Le langage est doublement dévalué, au

statut de compte rendu d’une expérience (le langage a un statut descriptif pour

l’énonciateur : «les mystiques décrivent leur expérience»), avec laquelle, de toute façon,

il ne fait pas le poids. Ce qui fait problème ici, ce n’est pas de soulever la question de

l’indicibilité de l’expérience mystique, mais c’est de valoriser (mettre au-dessus) la

notion d’expérience parce qu’elle est en deçà du langage. Il faut donc se demander sur

quoi s’appuie cette valorisation d’un en deçà du langage, mais non sans avoir remarqué

au passage la contradiction (théologique?) à dire que la «contemplation du Verbe» est

«en deçà du langage». Dans le parcours figuratif, c’est sur sa situation d’éternité, de hors

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temps [5], que s’appuie la valorisation de l’en deçà du langage : le langage est dans le

temps, l’expérience mystique est dans l’éternité [9], et c’est la valeur de l’éternité qui

donne à l’expérience sa valeur au-dessus du langage. Nous sommes ici devant une

conception substantialiste qui fait de l’éternité une «réalité», réalité opposée aux mots

pour le dire, et non un effet de langage. La figure temporelle de l’éternité est complétée

d’une figure spatiale, celle de la «racine» : «car, à la racine de son expérience, l’âme a

été unie à l’intelligence pure qui n’est pas dans le temps» [7]. Or, /en deçà/ est une

locution adverbiale qui désigne justement une position extérieure vers l’amont (en

opposition à /au-delà/, qui désigne une position extérieure vers l’aval). La situation en

deçà du langage est donc rapportée à une position originaire, en amont du langage, donc

pré-langagière. La figure spatio-temporelle de l’origine (et du mouvement vers l’origine)

est significativement mise en scène aussi ailleurs dans le texte :

le mystique reconduit la langue à son origine … nous montrant que tout langage s’enracine dans ce type d’expérience (p. 776-1)

Si la négation reporte sans cesse le théologien à l’origine lumineuse de sa connaissance (p. 776-1)

le contact divin […] le [Adam] restaure en son innocence première (p. 776-2)

L’union mystique achève donc la réharmonisation de l’âme : rétablie dans sa normalité paradisiaque … (p. 777-1)

une personne que je n’identifierai peut-être jamais, mais qui m’attire en amont de ma pensée (p. 777-2)

celui que je perçois comme source de la vérité […] Cette source sans source (p. 777-2)

L’écriture mystique est donc bien associée à un état pré-langagier, par la figure d’une

origine (paradisiaque, première et innocente) et par le mouvement de retour, puisqu’il

faut retourner pour «restaurer» (p. 776-2), «rectifier» (p. 776-2), «reconduire la langue à

son origine» (p. 776-1), «rétablir» l’âme humaine (p. 777-1)» qui veut «rattraper» la

dégradation de l’expérience (p. 775-2).

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[10] Devenu auteur, il vit une contradiction fondamentale, et il ne la résout tant bien que

mal qu’en dénonçant continuellement l’inconsistance des mots, les combinant en des

enchaînements inhabituels et propres à retenir la présence fuyante dont ils témoignent.

[11] En cela, [...] (p. 775-2) l’auteur mystique est fondamentalement un poète, quel que

soit le littéraire de son texte, «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses, leurs

similitudes dispersées» (M. Foucault).

[12] Quel que soit le motif de sa prise de parole (lié le plus souvent à la direction

spirituelle [...]), le mystique se fait malgré tout théologien. (p. 776-1)

La question de l’écriture mystique, sous l’angle de l’énonciateur, est ici posée

(«Devenu auteur» [10]), mais non problématisée. Qu’était le mystique avant d’être

auteur ? Lecteur ? Énonciataire de la parole ou de l’écriture d’un autre ? Ou seulement

sujet d’expérience ? Parce qu’il veut «rattraper» [9] la dégradation que le langage

impose à l’expérience, le mystique «devenu auteur (énonciateur)» [10], «est

fondamentalement un poète» [11]. Il semblerait que seule la poésie permettrait

l’expression mystique. Mais la poésie n’est pas considérée ici dans son acception de

genre littéraire mais plutôt comme une logique du désir et de la pensée : le poète est vu

comme «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses...» [11]. La situation

problématique de l’énonciateur mystique ne dépendrait donc pas du langage en raison de

son inadéquation ou de ses limites, mais en raison du caractère fuyant de l’objet, de la

présence qui ne se laisse pas saisir. La problématique de l’indicible est donc

substantialisée : ce n’est pas tant le langage qui est en défaut, c’est l’objet qui excède les

capacités du langage.

Le motif (/vouloir/) de la prise de parole du mystique est mentionné pour être

aussitôt réduit, comme étant sans grande pertinence : «Quel que soit le motif de sa prise

de parole (lié le plus souvent à la direction spirituelle) [...]» [12]. Nous pensons que les

motivations à écrire méritent plus d’attention ; nous y consacrerons d’ailleurs un

chapitre de la thèse (chapitre 2).

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[13] Qu’est-ce que penser, en effet, sinon vouloir connaître ?

[14] En effet, ma quête n’est pas simple curiosité … «Où t’ai-je trouvé pour t’apprendre,

sinon en toi au-dessus de moi ?» (Confessions X, 26).

[15] Cet amont de ma pensée où j’existe en Dieu, c’est ma mémoire, arrière-fond de ma

conscience (p. 777-2)

L’énonciateur de l’article s’attribue ensuite un /vouloir connaître/, reconnu

comme une modalité «mystique» à la suite de saint Augustin. Dans une belle formule

que la sémiotique ne renierait pas, l’énonciateur propose une équivalence entre penser et

/vouloir connaître/ : «Qu’est-ce que penser, en effet, sinon vouloir connaître ?» [13].

Puisque «penser» et «connaître» constituent assurément l’activité principale de

l’énonciateur de ce texte, c’est un désir que l’énonciateur se reconnaît implicitement en

précisant la modalité à la source de la pensée. Or, nous entrons précisément dans

l’épisode du texte où l’énonciateur se met à parler au «je» et où est exposée

l’anthropologie augustinienne — anthropologie du «je», anthropologie du sujet par

excellence — que l’énonciateur fait sienne comme éclairante de sa propre question de

sujet. Cette rupture de l’isotopie énonciative, dont la subjectivité ailleurs plus mitigée

(par l’emploi des pronoms «nous» et «on»), associée avec la convocation de

l’anthropologie augustinienne et la modalité volitive manifeste une attitude énonciative

fortement subjective de la part de l’énonciateur, mais qui demeure implicite. Ce court

épisode au «je» montre de belles intuitions pour un observateur situé dans le paradigme

du langage. Le «je» entre en scène au moment où le texte titre «l’âme humaine se

découvre trinitaire», en association avec l’anthropologie augustinienne. De plus, si on

considère l’objectif général théologique du DCT, qui définit la perspective théologique

en tant qu’elle «s’occupe centralement de phénomènes qui ne sollicitent jamais

l’intellection sans solliciter aussi l’adhésion» (p. VIII), nous pouvons légitimement

associer l’adhésion à la question (trinitaire) du sujet. Toutefois, la forme trinitaire du

désir mystique ne sera ni reconnu ni a fortiori thématisée puisque l’énonciateur fait

montre d’un désir unitaire.

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[16] sachant [SAVOIR] que les traditions auxquelles ils [les mystiques] se réfèrent ne

cessent de se croiser, et qu’il n’y aurait que peu de bénéfices à vouloir [VOULOIR]

démêler les filiations (p. 778-1)

Enfin, une dernière modalité volitive, s’appuyant sur un savoir, manifeste

explicitement cette fois l’attitude épistémique de l’énonciateur. Cette prise de position,

c’est-à-dire qu’il n’est pas pertinent de vouloir distinguer les différences entre les divers

courants mystiques, est conséquente à une attitude épistémique unitive, l’attitude du

poète, dont l’énonciateur a donné précédemment une description par la plume de Michel

Foucault, l’attitude de «celui qui retrouve les parentés enfouies des choses, leurs

similitudes dispersées» (p. 776-1)126. La convocation de Michel Foucault, dans ce texte

très éloigné par ailleurs de la pensée foucaldienne, a une fonction non pas tant

argumentative que valorisatrice, que nous croyons en contradiction avec le propos de

Foucault. Ce dernier définit cette attitude unitive ou unitaire127 qui décrit d’après lui

l’épistémè pré-moderne, sans pour sa part la valoriser, sans lui accorder une valeur

spéciale. Son argumentation porte plutôt sur la pertinence d’être conscient des

différences pratiquement insurmontables qui existent entre les épistémès moderne et pré-

moderne128. Ce que Foucault décrit dans cette citation, c’est l’attitude épistémique

unitive ou unitaire qui caractérise cette «épistémè du Même», cette «histoire de la

ressemblance»129, qui a régné avant que la pensée ne prenne le tournant binaire, qui

dominera la modernité. Le texte convoque cette citation de Foucault pour relier cette

attitude épistémique à celle du poète et du mystique, sans prendre en compte le fait

qu’en contexte, la citation se rapporte à une épistémè pré-moderne. Ce faisant, le texte

126 Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 63. 127 «À l’autre extrémité de l’espace culturel [occupée par le fou], mais tout proche par sa symétrie, le poète est celui qui, au-dessous des différences nommées […] retrouve les parentés enfouies des choses, leurs similitudes dispersées. […] il entend un autre discours […] qui rappelle le temps où les mots scintillaient dans la ressemblance universelle des choses : la souveraineté du Même » (Foucault, Les mots et les choses, , p. 63). «Le monde à la fois indéfini et fermé, plein et tautologique, de la ressemblance» (p. 72). 128 «s’est ouvert l’espace d’un savoir où, par une rupture essentielle dans le monde occidental, il ne sera plus question des similitudes, mais des identités et des différences» (Foucault, Les mots et les choses, p. 64). «C’est ce système unitaire et triple qui disparaît en même temps que la “pensée par ressemblance” et qui est remplacé par une organisation strictement binaire» (p. 78). 129 «Jusqu’à la fin du XVIe siècle, la ressemblance a joué un rôle bâtisseur dans le savoir de la culture occidentale» (op. cit. p. 32). L’épistémè pré-moderne reposerait, selon M. Foucault, sur une «histoire de la ressemblance» ou une «histoire du Même» (p. 15).

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crée et valide une relation d’équivalence entre la mystique et le désir unitaire en

valorisant ce dernier, ce qui n’était pas dans l’intention de Foucault. Cette attitude

épistémique de l’énonciateur est exemplaire d’un type de discours sur la mystique dans

lequel le désir d’unité de l’énonciateur, consciemment ou inconsciemment, motive le

discours.

1.114 Conclusion : la construction d’une aporie

Le principal problème de cet article sur la mystique, problème que nous

considérons d’ailleurs comme exemplaire, est qu’on y traite d’un objet textuel sans

l’admettre et sans en tirer les conséquences. L’énonciateur y est aux prises avec la

situation suivante : il doit expliquer une ou des propositions dont il intuitionne qu’elles

sont valides avec des instruments conceptuels qui en définitive posent le contraire de la

proposition à expliquer. On a pu constater cette situation avec l’aporie entraînée par

l’ordre des statuts accordés respectivement au savoir et à l’expérience dans l’essai de

définition de la mystique (voir Des définitions contradictoires p. 68). L’énonciateur

tentait d’expliquer une proposition qui place le registre cognitif en position d’antériorité

sur l’expérience («On y découvre, vécu par le mystique, dans la clarté d’une évidence,

ce que chacun de nous sait par sa foi et dont il vit»), avec un cadre conceptuel qui,

faisant du cognitif, du langage, une traduction de l’expérience, place l’expérience en

position d’antériorité sur le discours.

Nous assistons ici au choc de deux univers épistémiques : l’univers épistémique

du corpus chrétien et l’univers de la pensée moderne aux prises avec un désir d’unité

refoulé. Ce qui entraîne une valorisation du désir d’unité qui n’a pas la possibilité de se

développer en structure trinitaire, du fait de la non-reconnaissance de la précédence du

symbolique sur l’expérience. La valorisation de la réalité empirique, de l’expérience, sur

le symbolique, empêche de tirer toutes les conséquences de ce que l’énonciateur voit par

ailleurs : que le mystique vit, investit, intensément, le symbolique.

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1.12 Moioli, G. «Mystique chrétienne». De Fiores, Stefano et Tullo Goffi (dir.) Dictionnaire de la vie spirituelle. Paris : Cerf, 1983. P. 742-752

Le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS) se présente comme le complément

actualisé du Dictionnaire de spiritualité (auparavant Dictionnaire de spiritualité

ascétique et mystique). Le DVS représente le point de vue orthodoxe de l’institution

catholique et plus précisément l’épistémè romaine, puisqu’un nombre important de ses

collaborateurs provient de l’Université pontificale grégorienne. L’auteur de l’article sur

la mystique, Giovanni Moioli, est professeur de théologie spirituelle et de théologie

dogmatique à la Faculté de théologie de l’Italie septentrionale à Milan. Le Dictionnaire

de la vie spirituelle (DVS) comporte un projet d’ensemble dans lequel s’insèrent les

divers articles, le programme ou la ligne éditoriale que se donne le dictionnaire et que

les divers auteurs devront respecter. C’est pourquoi, avant de considérer l’article sur la

mystique, il sera utile d’examiner la structure d’énonciation mise en place par le DVS,

représentant de l’institution catholique, dans la «Présentation» de l’ouvrage (p. VII-X), à

laquelle devrait en principe correspondre la structure d’énonciation de l’article qui nous

intéresse.

1.121 Structure d’énonciation du DVS

[1] Notre époque ressent le besoin urgent130 de rapprocher la spiritualité et les raisons

quotidiennes de vivre. L’homme d’aujourd’hui refuse une vie renfermée dans le temps,

sans horizon et sans espérance. (p. VII)

130 Nous retrouverons plus loin ce sentiment d’urgence chez l’énonciataire mystique (chapitre 2.21, p. 249, 254).

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L’énonciataire auquel s’adresse le DVS est «l’homme d’aujourd’hui», celui de

«notre époque». Le voeu exprimé explicitement par le DVS est également de s’adresser à

«tous les hommes» :

[2] Le Dictionnaire n’est pas réservé à une élite spirituelle, il s’adresse à tous les

hommes désireux de dépasser la banalité de l’existence (p. X, souligné dans le texte).

Si l’énonciataire est amplement situé historiquement131, il l’est moins dans l’espace géo-

culturel qui est le complément anthropologique de la situation historique. C’est une

universalité qui est souhaitée ici, mais la spatialité de cette universalité n’est pas

spécifiée sur le plan géo-culturel : l’«homme» est une entité déterminée historiquement

mais non géo-culturellement. Cependant, la description de la situation spirituelle de

«l’homme contemporain» correspond d’une manière autant évidente qu’implicite, à la

situation de l’Occidental :

[3] Il [l’homme d’aujourd’hui] se sent poussé à la spiritualité parce qu’il ne peut éviter

ce dilemme crucial : ou bien une vie spirituelle, intérieure, décisive et unifiante, ou bien

la banalité d’une vie réduite à une succession d’actions sans signification ultime ; ou la

spiritualité, écoute religieuse de l’Esprit [...] ou [...] les prouesses d’une technique privée

d’âme ; ou la spiritualité, rencontre vivante avec le Christ [...] ou la condamnation à

l’absurde ou au désespoir (p.VII).

Un glissement s’opère dans la notion sous-jacente d’universalité : l’«homme

d’aujourd’hui» ou encore «tous les hommes» désignent en réalité surtout les

Occidentaux et l’extension à «tous les hommes» est l’extension d’une situation

déterminée historiquement et spatialement, celle de la civilisation occidentale d’origine

chrétienne, à tous les autres132. Il y a donc une spatialité géo-culturelle de l’homme visé

comme énonciataire, mais elle est implicite. Lorsque les autres, les non Occidentaux,

sont considérés explicitement, ils le sont à partir du «point focal de la foi catholique» (p. 131 «Notre époque», «l’homme d’aujourd’hui», «l’homme contemporain», «les exigences les plus actuelles», «perspective actualisante» (2), «le vécu chrétien actuel» (p. VII) ; «la culture de notre temps» (2), «l’homme d’aujourd’hui» (2), «spiritualité contemporaine» (2) «actualisation» (p. VIII) ; «spiritualité contemporaine» (p. IX) ; «un exposé mis à jour» (p. X). 132 M. de Certeau reconnaîtra explicitement (pour lui c’est même un point de méthode) l’attitude occidentale qui reste implicite, et n’est donc pas thématisée, dans le DVS.

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VIII), ce qui produit une attitude de confrontation : «on s’est confronté avec les grandes

religions («Bouddhisme», «Hindouisme») et finalement avec l’athéisme» (p. VIII),

l’athéisme représentant un autre de la foi chrétienne à l’intérieur de la culture

occidentale. La même attitude de confrontation est reconduite avec une instance qui

n’est pas extérieure non plus à la culture occidentale mais plutôt à la foi (catholique), les

sciences humaines : «On a donc poursuivi ici la confrontation avec les [...] sciences

humaines» (p. IX).

Lorsque le DVS précise ce qu’il entend par «tous les hommes», il le fait en

opposition à une «élite spirituelle» ; «tous les hommes» sont déclinés à partir des

spécialistes et praticiens («les théologiens, tous ceux qui s’intéressent aux sciences

religieuses, les laïcs engagés, les religieux et les prêtres») jusqu’aux «membres du

peuple de Dieu» et aux «personnes de bonne volonté» (p. X). De ces énonciataires,

certains appartiennent sans ambiguïté à l’institution et certains font partie également de

ce qui peut être considérée comme une élite spirituelle : les théologiens, laïcs engagés,

religieux et prêtres. L’universalité souhaitée serait donc atteinte par les catégories moins

directement reliées à l’institution, «tous ceux qui s’intéressent aux sciences religieuses»,

qu’on a vu constituer une catégorie extérieure et en confrontation avec la foi catholique ;

les «membres du peuple de Dieu», reliés à l’institution mais sans être une élite et «les

frères séparés»; enfin les «personnes de bonne volonté», la catégorie la plus générale à

laquelle peuvent appartenir les athées133 et même, potentiellement, les adhérents d’autres

religions.

Il y a encore une autre forme de spatialité attachée à l’homme contemporain et à

tous les hommes. Il semble que ce soit un espace existentiel et intérieur, l’espace de la

vie dite intérieure. L’énonciataire du DVS est présenté comme un être de besoin et de

désir :

133 Bien que représentant un autre de la foi, l’athéisme est considéré avec une ouverture qui autorise son inclusion dans les destinataires du Dictionnaire : «l’athéisme, apparemment irreligieux, mais souvent secrètement prosterné devant quelque autel de Dieu inconnu ou comportant parfois un engagement humain de valeur réelle». (p. VIII). L’influence de la théologie rahnérienne du «christianisme implicite» est ici reconnaissable.

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ce besoin exprimé ou caché dans la situation existentielle de l’homme contemporain (p. VII)

pour correspondre aux attentes de l’homme d’aujourd’hui (p. VIII)

Notre époque ressent le besoin urgent (p. VII)

il [l’homme d’aujourd’hui] se sent poussé à la spiritualité (p. VII)

les hommes désireux de dépasser la banalité de l’existence (p. X).

Si on superpose les structures des actants de l’énonciation et des acteurs du discours134,

l’énonciataire occupe également la position de Destinataire : le discours lui est dédié par

l’énonciateur, en réponse à ses besoins (p. VII), à ses attentes (p. VIII), à son désir (p.

X). L’énonciateur (le Dictionnaire) remplit donc un rôle d’adjuvant, entre des

énonciataires qui sont appelés à devenir les Destinataires d’un Destinateur apte à

répondre à leurs besoins et désirs :

la rencontre avec l’ambiance vitale de notre temps (p. VIII)

C’est pour répondre à ce besoin exprimé ou caché dans la situation existentielle de l’homme contemporain que nous avons envisagé un Dictionnaire de la Vie spirituelle (p. VII)

Dans cet essai, pour correspondre aux attentes de l’homme d’aujourd’hui (p. VIII)

Le Dictionnaire s’adresse à tous les hommes désireux de [...] (p. X)

Nous souhaitons que de nombreux membres du peuple de Dieu et bien des personnes de bonne volonté soient attirés par le message de spiritualité offert dans ce travail (p. X)

134 Dans un texte de type discursif (en opposition au texte de type narratif), l’homologation des structures entre actants de l’énoncé (acteurs) et actants de l’énonciation permet de rendre compte du texte selon ses deux axes, un texte discursif ayant quand même nécessairement une structure d’ordre syntagmatique sinon strictement narratif, un programme à accomplir.

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Il s’avère que le Destinateur figuré par le texte syncrétise les éléments de l’institution

qu’est l’Église catholique : Dieu, la tradition, le magistère représenté par le pape et la

théologie135 :

C’est pour répondre à ce besoin que nous avons envisagé un Dictionnaire de la Vie spirituelle qui soit fidèle au contenu de la tradition chrétienne (p. VII) ;

Notre Dictionnaire [...] [dû] à la participation active de 58 experts (p. VII) ;

Cet élargissement n’a pas éclipsé le but spécifique de la théologie spirituelle (p. IX) ;

Nous souhaitons que de nombreux membres du peuple de Dieu et bien des personnes de bonne volonté soient attirés par le message de spiritualité offert dans ce travail et fassent une expérience plus intense et consciente du Dieu qui appelle à la perfection évangélique. (p. X, «peuple de Dieu» et «personnes de bonne volonté» souligné dans le texte) ;

Si ce Dictionnaire permettait «une nouvelle découverte de l’amour de Dieu» (Jean-Paul II) les responsables de cet ouvrage [...] estimeraient n’avoir pas oeuvré en vain, contribuant pour leur part [...] (p. X).

L’énonciateur adopte également la position d’énonciataire envers les

énonciataires-Destinataires, desquels il se met à l’écoute en vue de répondre à leurs

besoins et désirs. L’énonciataire qu’est le lecteur n’a cependant aucun indice sur la

manière dont l’énonciateur est mis au courant de ses besoins et désirs.

L’homme d’aujourd’hui refuse une vie renfermée dans le temps, sans horizon et sans espérance (p. VII)

C’est pour répondre à ce besoin exprimé ou caché dans la situation existentielle de l’homme contemporain (p. VII)

Avant tout, on s’est laissé guider par le vécu chrétien actuel (p. VII)

135 Il est remarquable que l’Écriture ne soit guère citée ni sollicitée en position de Destinateur. Deux références (indirectes) à l’Écriture tiennent dans «on a suivi le cheminement “de la vie à l’Évangile et de l’Évangile à la vie”» (p. VII) et «les conflits que l’Église connaît pour des motifs parfois spirituels et évangéliques» (p. VIII).

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La rencontre avec l’ambiance vitale de notre temps nous place nécessairement en face du problème du langage (p. VIII)

Dans cet essai, pour correspondre aux attentes de l’homme d’aujourd’hui (p. VIII)

Le Dictionnaire [...] s’adresse à tous les hommes désireux de dépasser la banalité de l’existence (p. X)

D’où peut-on savoir et que signifie que «l’homme d’aujourd’hui refuse une vie

renfermée dans le temps», d’autant que cette proposition contient une offre implicite

d’un horizon qui ne soit pas renfermé dans le temps136. Le vécu chrétien actuel est-il

homogène? Et, sinon, duquel s’agit-il? Si «la rencontre avec l’ambiance vitale de notre

temps nous place nécessairement en face du problème du langage» (p. VIII),

l’énonciataire ne s’identifie pas nécessairement à ce «nous» pour lequel le langage fait

«problème», alors que dans d’autres approches épistémiques, il fait plutôt sens et

explication. Et que savoir d’un besoin caché? L’énonciateur se livre forcément à une

interprétation si les besoins sont «cachés», interprétation du «vécu» et des «attentes» de

l’homme contemporain, la plupart du temps implicitement, sauf pour une interprétation

explicite, celle de l’athéisme, où l’influence de la théologie rahnérienne est

reconnaissable (voir supra p. 81). Comment peut-on connaître ce qui est secret? Pour

cela, il faut que l’énonciateur se place dans une position d’interprète adjuvant : il

interprète pour les énonciataires, il interprète leur propre situation à leur place. En se

plaçant en intermédiaire entre un Destinateur qui syncrétise tous les éléments de

l’institution qu’est l’Église catholique et des énonciataires qui appartiennent de près ou

de loin ou qui sont visés par cette institution, l’énonciateur du DVS adopte une position

institutionnelle, la position d’autorité caractéristique de l’institution. Comment pourrait-

il autrement interpréter les besoins cachés des hommes et répondre à leurs attentes? Ou

136 Nous pensons que l’association de la figure de renfermement dans le temps avec l’absence d’espérance laisse sous-entendre une offre d’espérance qui ne soit pas dans le temps, associant du même coup espérance et survie hors du temps. La connotation négative du temps pose problème également en raison du fait que la figure du temps est, comme on l’a vu, très sollicitée comme détermination principale de l’homme. Doit-on y voir une contradiction ou considérer que le temps est globalement connoté négativement? Si c’est le cas, le temps lui-même posant problème, le temps ou l’époque contemporaine poserait également problème : ce serait un problème, sur le plan chrétien et théologique, que d’être un homme d’aujourd’hui, (mais ni plus ni moins qu’à toute époque).

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décider de la normativité pour l’énonciataire : «Le chrétien est mis en garde [...] Il doit

savoir [...]» (p. IX)? Nous proposons donc que l’instance d’énonciation de ce texte soit

l’institution catholique elle-même : Destinateur et Destinataires, énonciateur et

énonciataires s’y rattachent tous ou y sont appelés.

Dieu, le Christ, l’Esprit Destinateur -tradition

-magistère -théologie

-l’homme contemporain -tous les hommes -théologiens

Adjuvant Destinataires -laïcs engagés DVS Énonciateur Énonciataires -religieux - prêtres -peuple de Dieu -personnes de bonne volonté _______

Figure 4 Les acteurs dans la structure d’énonciation du DVS

L’énonciateur, le DVS, se présente, nous l’avons vu, comme recueillant le travail

d’experts et traitant de théologie spirituelle. Si ces deux indices intratextuels n’étaient

pas suffisants, le paratexte dénombre la liste des collaborateurs, en majorité issus de

facultés de théologie, d’universités catholiques, avec un assez fort contingent de

l’université pontificale grégorienne. Nous pouvons donc dire que l’énonciateur de ce

texte est la théologie ou, en l’occurrence, des théologiens mandatés. L’énonciateur se

présente comme détenteur d’un savoir : «nous savons désormais que» (p. VII), «S’il est

désormais acquis que» (p. IX). Ce savoir lui vient du fait qu’il est en même temps l’une

des instances qui composent le Destinateur. Pour lui, l’énonciataire à qui il s’adresse est

en manque : il a des besoins et des désirs qui ne sont pas comblés, des attentes

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auxquelles on ne répond pas. Le désir de l’énonciateur est de combler les besoins et

désirs des énonciataires, de répondre à leurs questions et attentes, désir fondé sur le rôle

d’adjuvant du Destinateur qu’il endosse et la compétence (un savoir) qu’il croit détenir

du Destinateur. La dynamique de la relation d’énonciation se présente donc comme

ceci :

- l’énonciateur interprète le manque à combler des énonciataires ;

- le Destinateur informe l’énonciateur qui informe les énonciataires ;

- l’énonciateur est en relation directe avec le Destinateur ;

- les énonciataires sont en relation directe avec l’énonciateur mais non avec le

Destinateur.

Dieu Destinateur tradition magistère de l’Église théologie (destinateur) destinataires DVS énonciateur énonciataires lecteurs ↓ ↓ savoir manque __________

Figure 5 La structure d’énonciation du DVS

Cette structure d’énonciation pose le problème suivant : le Destinateur est composé de

deux sortes d’instances : une instance non humaine (Dieu), et une instance humaine elle-

même composée de plusieurs paliers : la tradition, le magistère et la théologie. Or,

sémiotiquement, ou sur le plan de la construction du sens, c’est toute la structure du

Destinateur qui est transcendante. L’énonciateur, ici la théologie, représentant une des

composantes du Destinateur, s’en trouve placée en position, sinon de transcendance, du

moins hiérarchiquement supérieure à l’énonciataire, le rapport de transcendance ayant la

propension à se transformer en structure politique hiérarchique. Sémiotiquement, cette

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structure politique se traduit par le fait que l’adjuvant peut avoir la propension à

s’octroyer la position du Destinateur. L’Église, si l’Église est ce que compose

l’ensemble du schéma, s’en trouve scindée en deux niveaux hiérarchiques, celui du

Destinateur et celui du Destinataire, deux paliers qui ne se composent pas des mêmes

instances, l’énonciateur appartenant à la sphère du Destinateur mais non l’énonciataire

dont la relation avec le Destinateur doit être régulée par l’énonciateur.

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1.122 Le DVS sur la mystique (chrétienne)

Conformément à la méthodologie générale de l’état de la question, l’analyse

portera principalement sur l’introduction (p. 742) et la conclusion (p. 752) de l’article,

avec des références au reste du texte au besoin.

Délimitation préalable des orientations

[1] Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement devenu

un lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme «mystique» et

d’autres termes semblables («mystiques», «mysticisme»).

[2] D’où la nécessité [DEVOIR] d’en donner au préalable une définition de type

heuristique, destinée à préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent

[devoir] s’orienter quand on parle de «la mystique».

[3] En ayant toujours présente à l’esprit cette préoccupation, nous pouvons [POUVOIR]

dire simplement que par ce terme nous entendons nous référer à tel moment ou tel

niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde

religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté.

[4] On pourrait [POUVOIR] aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience

religieuse particulière d’unité-communion-présence.

[5] C’est précisément la réalité, le «donné» de cette unité-communion-présence, qui est

«connue» ; ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une représentation du

donné religieux vécu.

[6] Il en découle d’une part l’aspect indéterminé et ineffable de l’expérience «mystique»,

et d’autre part le problème du langage et des textes mystiques, où cette expérience

ineffable est dite, communiquée, et par conséquent traduite et exprimée par les

«mystiques» eux-mêmes.

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[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,

qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un

ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude

d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on

peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins

substantiellement extérieurs.

[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui

s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le

christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie

exclusivement théologiques. (p. 742)

Conclusion. L’expérience mystique comme problème chrétien

[9] Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme

une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion.

[10] L’expérience mystique dans le christianisme est un problème chrétien soit parce

que le christianisme est plus complexe et ne peut se réduire à un mysticisme vague, soit

parce que l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit pas le test par

excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa «perfection».

[11] Le discours peut [pouvoir] aussi du reste se développer sur le plan purement

historique et donc illustrer les tensions et les jugements auxquels donnent

périodiquement lieu, soit la rencontre du christianisme avec des phénomènes culturels de

mysticisme, soit l’apparition de courants mystiques à l’intérieur de celui-ci.

[12] Il ne s’agit pas seulement — qu’on y prenne bien garde — de tensions et de

décisions entre l’institution autoritaire qui juge et le mysticisme qui s’affirme.

[13] Le jugement en effet s’opère souvent de façon objective quand apparaissent — dans

un contexte d’explosions polyvalentes de mysticisme — des figures et des projets

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«mystiques» cohérents avec la réalité chrétienne (qu’on pense à François d’Assise, à

Thérèse d’Avila, à Jean de la Croix, etc.).

[14] Puisque, dans le christianisme, le problème n’est pas d’exclure l’expérience

mystique, mais de reconnaître l’expérience chrétienne, et celle-là seulement.

[15] En effet, un homme ne doit [DEVOIR] pas accéder au christianisme comme à une

école de mysticisme, et il ne doit [DEVOIR] pas faire du mysticisme, compris de manière

plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[16] Ce qu’on doit [DEVOIR] lui demander, et ce qu’il doit [DEVOIR] se proposer, c’est

simplement d’être chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans

l’alliance et selon la logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la

logique du «mystère»).

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est

pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut [NON POUVOIR] renoncer, c’est d’être

authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.

1.221 Le programme

C’est l’absence de précision qui motive le discours de l’énonciateur : «Dans les récentes

publications c’est pratiquement devenu un lieu commun de souligner l’absence de

contours précis [...] quand on parle de la mystique» [1], et c’est pourquoi il y a

«nécessité» [2] de donner une définition. Si le fait qu’il y ait imprécision est suffisant

pour fonder l’énonciation de l’énonciateur, il est présupposé que l’imprécision est du

côté de l’énonciataire et qu’elle n’est pas souhaitable pour lui ; ni pour l’énonciateur

bien entendu, mais lui peut préciser («nous pouvons dire» [3]), alors qu’il semble que

d’autres énonciateurs ne le peuvent pas ou ont de la difficulté à le faire («Dans les

récentes publications sur le problème mystique...» [1]). Ces derniers énonciateurs sont

donc eux-mêmes appelés à devenir énonciataires de ce texte, qui s’adresse d’ailleurs à

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«la recherche et la réflexion» [2]. L’objectif de l’énonciateur est donc de corriger cette

situation d’imprécision. Sur l’axe syntagmatique, la situation d’imprécision constitue

l’anti-programme contre lequel l’énonciateur désire réagir, par la mise en œuvre du

programme contraire, préciser, c’est-à-dire changer la situation d’imprécision en

précision, en «donnant une définition» [2] 137. L’énonciateur veut donc combler la place

laissée par l’imprécision138 et l’indécision qu’elle peut entraîner dans l’esprit de

l’énonciataire. Il comblera ce manque dans l’esprit de l’énonciataire par un savoir qu’il

reçoit du Destinateur, tout comme le DVS auquel il collabore, savoir dont il se pose en

détenteur et qui lui donne le pouvoir de le faire («nous pouvons dire que par ce terme

nous entendons...» [3]). L’article «Mystique chrétienne» s’insère donc dans le

programme et la structure d’énonciation du DVS, où l’énonciateur endosse le rôle

d’adjuvant du Destinateur, pour des énonciataires. Mais il se montre encore plus directif

et moins ouvert à l’énonciataire que le DVS ne souhaite l’être. Pourquoi «la mystique»

suscite-t-elle une telle attitude de réserve? La question se reposera plus tard.

1.222 La mise en scène de l’énonciation

La valeur des pronoms nous et on est variable tout au long du texte,

alternativement disjonctive et conjonctive. La position de l’énonciateur est représentée le

plus souvent par nous mais il arrive que ce nous invite l’énonciataire à s’inclure dans le

discours. Le pronom indéfini on représente parfois l’énonciateur, parfois les deux, mais

souvent l’énonciataire seulement. L’énoncé «quand on parle de la mystique» [2] est un

bon exemple de cette ambiguïté. L’énonciateur est en train de mettre en place la relation

énonciative ; il annonce qu’il le fera en précisant la direction (le /devoir/) selon laquelle

la recherche et la réflexion — nous et vous, énonciateur et énonciataire qui faisons de la 137 Si on suit la logique de l’énonciateur qui accorde au titre de la conclusion une valeur programmatique («Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion» (p. 752)), le titre de l’introduction serait également un indice qui corrobore ce programme : «Délimitation préalable des orientations». Les figures de la précision, de la définition sont autant de figures de la délimitation. 138 Si la qualité de «précision» est «ce qui ne laisse place à aucune indécision dans l’esprit» (Petit Robert), l’imprécision laisse donc une place vacante dans l’esprit.

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recherche et de la réflexion — doivent s’orienter quand on parle de la mystique. Au

premier abord, nous sommes portés à attribuer au pronom on la valeur d’énonciateur et

d’énonciataire, comme nous l’avons fait lorsque nous avons interprété l’énonciataire

implicite dans «la recherche et la réflexion» en nous y incluant. Cependant, la relation

est asymétrique puisque c’est l’énonciateur qui fournira les normes et les principes :

c’est lui qui définira, qui dirigera, qui orientera. Et d’ailleurs le texte poursuit avec un

nous qui représente sans ambiguïté l’énonciateur qui passe à l’acte de la définition :

«nous pouvons dire simplement que par ce terme nous entendons nous référer à» [3]. Par

contre, dans l’énoncé [4] «On pourrait dire [...] mieux encore que [...]», on a la valeur de

nous. Un peu plus loin, dans l’énoncé «On verra facilement ... qu’en parlant de

mystique, nous n’accordons pas une importance particulière ... » [7], les positions

respectives de l’énonciateur et de l’énonciataire sont bien délimitées : on c’est

l’énonciataire, le lecteur, qui verra facilement que nous, l’énonciateur, dans notre étude,

nous n’accordons par d’importance à tel fait. La structure d’énonciation est donc

marquée par un emploi ambigu des pronoms personnels.

Cette ambiguïté énonciative produit une asymétrie dans les positions de

l’énonciateur et de l’énonciataire. On l’a vu, l’énonciateur répond au besoin causé par un

échec, l’incapacité de «préciser» ce qu’est la mystique de la part de divers énonciateurs,

qu’il convie en conséquence à se faire énonciataires de son discours. L’énonciateur

prend donc une position de supériorité vis à vis d’autres énonciateurs et des

énonciataires, qu’il justifie par sa propre capacité («nous pouvons dire») à préciser et à

définir. Position qui coïncide d’ailleurs avec une attitude normative, puisque son

programme consiste à préciser la direction et l’orientation, c’est-à-dire à indiquer le sens

que recherche et réflexion doivent prendre envers l’objet mystique. L’ambiguïté dans

l’emploi des pronoms personnels a un autre effet, celui d’axiologiser la position de

l’énonciataire : l’énonciataire se demande constamment de quel côté il est, est-ce qu’il se

range du bon côté, du côté du nous qui a des réponses ou du côté du on qui a besoin

d’être guidé?

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101

1.223 La modalisation du sujet de l’énonciation

La modalité volitive est très peu sollicitée dans ce texte sur la mystique. On n’en

relève aucune actualisation dans l’introduction et la conclusion. Dans le reste du texte, il

y a tout au plus cinq occurrences, dont une est attribuée à Dieu («le bon vouloir de

Dieu», p. 746) ; dont une autre est une figure de style signifiant une concession à

l’énonciataire («Il est [le mystique], si l’on veut, un homme de foi particulier dans

l’Église de son temps», p. 743); une autre occurrence n’a qu’un intérêt local («Quant au

type de savoir qui viendrait au chrétien [...] il prend une forme différente selon qu’on

cherche à le placer dans une ligne à prédominance intellectuelle ou dans une ligne à

prédominance affective», p.749) ; la modalité volitive ne prend sa pleine valeur qu’en ce

qui concerne l’objectif global de la théologie («la foi qu’elle [la théologie] veut

comprendre», p.748).

Le programme se déploie sur le registre cognitif : il a pour Destinataire des

activités cognitives («recherche et réflexion» [2]) et il a pour objectif une activité

épistémique, définir l’objet mis en question (la mystique) et une activité normative,

«préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent s’orienter» [2]. Le

savoir, la modalité épistémique, n’a pas fonction de modalisateur dans ce texte : elle est

la figure de ce qui est en jeu (définir, préciser), elle est elle-même l’objet de la

modalisation. En fait, la modalisation se joue entre les modalités du /pouvoir/ (57

occurrences) et du /devoir/ (32 occurrences), entre ce qu’il est possible de savoir et ce

que l’on doit savoir. Entre les deux, c’est l’attitude normative qui l’emporte. Nous en

donnerons deux illustrations. Dans l’introduction, lors de la mise en place du programme

[2], l’activité de définition est présentée comme une nécessité (/devoir/), dans l’objectif

de préciser la direction et l’orientation de la recherche. Le pouvoir faire découle de cette

nécessité : «En ayant toujours présente à l’esprit cette préoccupation, nous pouvons dire

simplement que [...]» [3]. Dans la conclusion, le poids conclusif est porté par la modalité

du /devoir/ :

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[15] En effet, un homme ne doit pas accéder au christianisme comme à une école de

mysticisme, et il ne doit pas faire du mysticisme, compris de manière plus ou moins

générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[16] Ce qu’on doit lui demander, et ce qu’il doit se proposer, c’est simplement d’être

chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans l’alliance et selon la

logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la logique du «mystère»).

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est

pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être

authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.

Dans une cohérence rigoureuse, le rapport entre le /pouvoir/ et le /devoir/ est maintenu

de l’incipit à la conclusion. La première modalité invoquée est celle du /devoir/ sous la

forme de la nécessité :

[2] D’où la nécessité d’en donner au préalable une définition de type heuristique,

destinée à préciser dans quelle direction la recherche et la réflexion doivent s’orienter

quand on parle de «la mystique».

La toute dernière modalité est celle d’un /devoir/ sous la forme de la contrainte, du /non

pouvoir/ :

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est

pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être

authentiquement chrétien, «en connaissant» Dieu selon la nouvelle alliance.

Alors qu’au départ ([2]), c’est la nécessité de l’objectif normatif qui dicte le /pouvoir

faire/, en conclusion ([17]), le /pouvoir/ est nié au nom d’une autre modalité, le /croire/,

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qui dicte et le /devoir/ et le /pouvoir/, (en l’occurrence sous la forme négative du

/pouvoir/, «il ne peut», qui équivaut à la contrainte). Si on se rappelle que la seule

modalité volitive positive dans ce texte concernait «la foi que la théologie veut

comprendre» (supra p. 96), on ne pourra que reconnaître la cohérence de l’énonciation

dans ce texte. La nécessité initiale d’un objectif normatif n’était pas explicitée dans

l’introduction. Dans la conclusion, la modalité du /croire/ est explicitement posée en

position de régulation des autres modalités de /pouvoir/ et de /devoir/. Ce qui laisse

déduire que la volonté de comprendre le /croire/ est à l’origine de l’objectif normatif

déployé (ce qui ne le justifie pas pour autant). Le /pouvoir/ est la butée du comprendre.

Si le pouvoir n’a pas le dernier mot, il faut bien devoir au nom d’un croire.

1.224 Une phénoménologie sans phénomènes

[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,

qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un

ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude

d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on

peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins

substantiellement extérieurs.

[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui

s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le

christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie

exclusivement théologiques. (p. 742)

L’énonciateur, la théologie, responsable de l’étude («notre étude [...] procédera

selon une préoccupation et une méthodologie exclusivement théologiques» [8]), se donne

comme objet le «problème du phénomène mystique dans le christianisme»[8], après

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avoir spécifié ne pas s’occuper des aspects phénoménaux, justement, de la mystique,

qualifiés de «paramystiques» [7]. Il n’y a là contradiction qu’en apparence. La

préoccupation principale de l’énonciateur étant de niveau «exclusivement théologique»

[8], elle concernera en conséquence la détermination du caractère chrétien de

l’expérience mystique : «Puisque dans le christianisme, le problème n’est pas d’exclure

l’expérience mystique, mais de reconnaître l’expérience chrétienne, et celle-là

seulement» [14]. Autrement dit, et cela est fort intéressant, on ne considère pas que

l’aspect phénoménal de la mystique concerne la théologie chrétienne comme telle. Ce

qui préoccupe la théologie chrétienne, c’est de reconnaître si ces expériences

phénoménales mystiques «peuvent être»139 et sont effectivement chrétiennes ou non.

Cette attitude rejoint l’attitude générale du DVS, repérable dans la «Présentation» de

l’ouvrage et que nous n’avons pas encore traitée directement. Il s’agit d’une attitude

polémique qui consiste à déterminer les éléments d’une identité chrétienne, qui se définit

par des différences d’avec les spiritualités non chrétiennes. Dans le DVS, l’identité de la

spiritualité dont on traite est explicite140 et l’attitude polémique présente141. Toutefois,

l’attitude résolue d’ouverture qu’adopte le DVS142 atténue le caractère polémique du

discours. La question des différences devient par contre capitale dans l’article «Mystique

chrétienne». Encore ici, l’article sur la mystique paraît plus directif et restrictif que le

projet du DVS lui-même.

Cette disparité entre l’attitude générale du DVS et l’attitude rencontrée dans

l’article sur la mystique mérite d’être soulignée, car il semble y avoir une contradiction

entre l’intentionnalité exprimée par le DVS et la conception de la mystique développée

dans l’article «Mystique chrétienne». Le DVS avait manifesté le désir que les

139 C’est la possibilité même de l’expérience mystique dans le christianisme qui est questionnée (p. 743). 140 «[être] fidèle au contenu de la tradition chrétienne» (VII) ; «tracer les traits communs à la spiritualité chrétienne», «depuis le point focal de la foi catholique» (VIII) ; «vivre le rapport gratuit avec Dieu ... Mais il faut que cette dimension de la vie humaine [spiritualité] soit accompagnée de l’ouverture à cet Esprit [...] et qu’elle s’harmonise avec ce Jésus [...]» (p. X). 141 On l’a vu dans la «confrontation» avec les autres : «on s’est confronté avec les grandes religions» (p.VIII) ; «On a donc poursuivi ici la confrontation avec les acquisitions sûres des sciences humaines (p. IX). 142 «Notre Dictionnaire ... revêt ... une orientation pluraliste» (p. VII) ; «on n’a pas assigné de limites étroites et rigides aux horizons du Dictionnaire.» (p. VIII) ; «la dilatation des horizons culturels oblige à sortir du cadre d’une spiritualité repliée sur ses propres problèmes», «on a ... élargi la base du donné vécu et des évaluations sur lesquels exercer le discernement spirituel» (p. IX), etc.

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destinataires de leur ouvrage «fassent une expérience plus intense et consciente du Dieu

qui appelle à la perfection évangélique» (p. X). Or, l’intensité est indubitablement une

caractéristique de l’expérience mystique. De plus, le DVS s’adressait aux «hommes

désireux de dépasser la banalité de l’existence» (p. X), selon le principe sotériologique

que «quiconque se contente de la monotonie, de la médiocrité, de l’écoulement des

choses, ne sera pas pardonné»143 (p. VII). On accordera sans peine que l’expérience

mystique est certainement, dans les manifestations de la vie spirituelle, celle qui sort le

plus de l’ordinaire. Mais c’est justement ce caractère d’extraordinaire que la théologie ne

reconnaît pas comme spécifiquement chrétien dans l’article «Mystique chrétienne».

L’instance d’énonciation que nous avons proposée pour le DVS, l’institution catholique,

en tant qu’acteur collectif représentant un sujet collectif, est, nous l’avons vu, animée

par un désir : répondre aux questions des énonciataires et combler leurs attentes ou leur

désir spirituel dans une visée pragmatique (pastorale), améliorer la situation existentielle

de l’homme, appeler à la sainteté et au salut. L’instance d’énonciation de l’article

«Mystique chrétienne» est aussi l’institution, mais dans sa dimension cognitive et

doctrinale, la théologie, et il semble que son désir consiste alors en la fidélité à la

spécificité chrétienne. C’est peut-être pourquoi les concessions que le DVS semble prêt à

consentir aux énonciataires144 ne seront pas, globalement, entérinées par l’article sur la

mystique.

1.225 Mystique et christianisme

Mais alors, pourquoi la mystique provoque-t-elle de telles contradictions et un tel

besoin de normativité? Pourquoi la mystique suscite-t-elle une telle nécessité de 143 Nous ne nous préoccupons pas ici de la valeur de vérité d’un tel énoncé, nous nous limitons à constater la position logique qu’il tient dans la cohérence globale de l’énonciation. 144 «L’effort d’acculturation mené par les auteurs du dictionnaire est évident, et le lecteur prendra acte des essais réussis pour interpréter l’expérience spirituelle en termes compréhensibles et consonants à la culture de notre temps. En particulier, on a éliminé l’abstraction pour préférer ... les concepts concrets et plus proches de l’homme d’aujourd’hui» (p. VIII).

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précision doctrinale de la part de l’institution? En quoi la mystique peut-elle être non

chrétienne au point de représenter un danger pour la spécificité chrétienne? Pour trouver

des éléments de réponse, il faut revenir à la définition de la mystique donnée dans

l’introduction, avant d’examiner les éléments de synthèse de la conclusion.

[3] [...] par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau,

à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux

déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté.

[4] On pourrait aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience religieuse

particulière d’unité-communion-présence.

La définition donnée à l’énoncé [3] délimite bien les deux univers en présence : le

système symbolique et l’expérience. L’univers symbolique de la représentation

religieuse, le «monde religieux», est «déterminé», c’est dire qu’il forme un système

spécifique, qu’il a des contenus et des caractéristiques spécifiques. Lorsque ce «monde

religieux», cet univers symbolique, est «vécu comme une expérience d’intériorité et

d’immédiateté», l’expérience religieuse qui en résulte est qualifiée de «mystique». En

précisant «comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté», l’énonciateur s’évite

de porter un jugement de réalité sur cette expérience en particulier (d’intériorité et

d’immédiateté). Le critère définitionnel de la mystique, c’est donc qu’un univers

symbolique soit vécu sous la forme d’une expérience intérieure et immédiate.

L’article poursuit en mentionnant une autre détermination de cette expérience,

celle de la logique psychique qui y est manifestée, de l’ordre du désir : [4] «On pourrait

aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-

communion-présence». Ce qui caractérise d’abord et surtout la mystique, c’est le désir

d’unité (en soi), de communion (d’unité avec l’autre) et de présence (l’unité est ressentie

comme une présence de l’autre en soi).

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[5] C’est précisément la réalité, le «donné» de cette unité-communion-présence, qui est

«connue» ; ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une représentation du

donné religieux vécu.

L’énonciateur pose que l’expérience dite mystique n’est pas d’ordre intellectuel

(une réflexion, une conceptualisation, une représentation) mais il lui reconnaît une

dimension cognitive, puisqu’il est question d’une forme de connaissance («c’est la

réalité ... qui est connue»). C’est le «donné» de l’expérience qui est connu, un terme

marqué par l’énonciateur (mis entre guillemets), sans être cependant plus explicité. Ce

qui permet de lever l’ambiguïté sur ce terme, c’est que le «donné» est placé sur la même

isotopie que la «réalité» (les termes sont mis en apposition comme des synonymes).

L’énoncé est constitué de deux séquences, une séquence affirmative qui dit ce que c’est,

et une séquence négative qui dit ce que ce n’est pas, les deux ayant un point de chute

dans les termes respectifs «connue» et «vécu». Structurellement, une opposition est

établie entre réalité d’une part, et représentation d’autre part.

c’est .......... la réalité - le donné ...... de l’expérience ............... qui est connue ↕ ↕ ce n’est pas ..... la représentation ........... du donné vécu ........ (qui est connue)

Figure 6 Isotopie expérience-réalité dans le DCT

Comme on peut le constater dans la schématisation de l’énoncé, l’«expérience» et le

«donné vécu» sont des figures équivalentes. Le Petit Robert définit le «vécu» comme

«l’expérience vécue», formule plutôt tautologique (le vécu est ce qui est vécu), car

qu’est-ce que l’expérience sinon ce qui est vécu? Une expérience est toujours quelque

événement vécu. Mais si on insiste ainsi pléonastiquement sur le fait que l’expérience

est vécue, l’effet de sens porte l’accent sur le sentiment ou la conscience de vivre ce qui

est vécu. L’insistance quasi-tautologique produit alors le sentiment de la réalité de ce

qui est vécu. Le terme «vécu» prend alors la connotation de sentiment, conformément à

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la définition d’«expérience» où l’accent est mis sur l’éprouvé : «le fait d’éprouver

quelque chose» (Petit Robert). Sont donc situés sur la même isotopie : la réalité — le

donné — l’expérience — le vécu — le connu. L’aspect cognitif est mis en opposition à

cette isotopie, puisque «ce n’est pas une réflexion, une conceptualisation, une

représentation du donné religieux vécu» qui est connue. Or, si nous revenons à la

définition de la mystique : [3] «par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel

moment ou tel niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle

un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et

d’immédiateté», il faut constater que c’est un «monde religieux déterminé», le mode

symbolique de la représentation qui est considéré comme étant vécu. Il y a alors

contradiction à dire que c’est le «donné religieux» qui est vécu et non sa représentation,

car sans système symbolique, il ne peut y avoir de «donné religieux», le religieux étant

justement donné à travers un système symbolique.

[6] Il en découle d’une part l’aspect indéterminé et ineffable de l’expérience «mystique»,

et d’autre part le problème du langage et des textes mystiques, où cette expérience

ineffable est dite, communiquée, et par conséquent traduite et exprimée par les

«mystiques» eux-mêmes.

Si donc il est question du sentiment, on ne s’étonnera pas qu’on en fasse découler le

caractère «indéterminé» et «ineffable» de l’expérience mystique. Si l’expérience de

l’unité-communion-présence est de l’ordre du sentiment, elle est ni plus ni moins dicible

que tout autre sentiment. On s’étonnera, par contre, du fait que le langage soit considéré

comme faisant problème... puisque le langage est à la fois le problème et sa solution.

L’ordre du sentiment (du thymique en anthropologie sémiotique) est en relation

dynamique constante avec l’ordre symbolique qui lui donne son sens et ses limites. Sans

le symbolique, l’émotion existerait sans doute, mais non le sentiment de... quelque

chose, comme le sentiment de l’unité de ou de la présence de. Il en va du sentiment

comme de l’identité subjective : s’il n’est pas nommé, s’il ne reçoit pas une valeur

symbolique, il n’est qu’émotion (pulsionnelle) à laquelle ne se rattache pas de sens.

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[7] On verra facilement, même à partir des indices généraux avancés jusqu’à présent,

qu’en parlant de «mystique», nous n’accordons pas une importance particulière à un

ensemble de phénomènes plus ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude

d’appeler paramystiques (extases, visions, lévitations, stigmates, etc.) et qui, même si on

peut les rattacher de façons diverses à l’expérience mystique, lui sont non moins

substantiellement extérieurs.

De sa définition de la mystique, le DVS exclut d’emblée les «phénomènes plus

ou moins spectaculaires, qu’on a parfois l’habitude d’appeler paramystiques» [7]. Il est

possible que ces phénomènes soient «parfois» appelés «paramystiques» ; mais dans

l’ensemble de la littérature traitant de la mystique, l’expression «phénomènes

mystiques» est largement la plus utilisée145. D’ailleurs, «avoir parfois l’habitude» est une

modalité plutôt mitigée : «avoir l’habitude» mettant l’accent sur l’aspect duratif d’un

phénomène (durée et répétition), que «parfois» vient atténuer sinon contredire. En fait,

l’expression «avoir parfois l’habitude» est plutôt contradictoire, tout autant que

l’exclusion des phénomènes spectaculaires de la définition générale de la mystique.

Nous pensons que l’apparente contradiction vient ici de l’anticipation des résultats : si

les phénomènes spectaculaires sont «rattachés» à l’expérience mystique en général, ils

ne le sont pas à l’expérience mystique chrétienne en particulier. Et c’est pourquoi le DVS

ne les prend pas en considération, parce qu’il «s’est plutôt fixé comme perspective le

problème du phénomène mystique dans le christianisme» [8], et non la mystique en

général. Quant à la figure «substantiellement» pour signifier leur extériorité, il y a

encore là contradiction puisque les phénomènes spectaculaires de la mystique

représentent justement l’aspect substantiel de la mystique, ce qui montre (phénomène)

ce qui est caché (mystique).

[8] Ainsi ils ne seront pas particulièrement pris en considération dans notre étude, qui

s’est plutôt fixé comme perspective le problème du phénomène mystique dans le

145 C’est le cas dans tous les textes que nous avons analysés.

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christianisme, et qui procédera selon une préoccupation et une méthodologie

exclusivement théologiques.146

Pour le DVS, la problématique de la théologie chrétienne catholique ne consiste

pas à déterminer la valeur en soi d’un sentiment tel le sentiment mystique, qui relèverait

alors uniquement de l’anthropologie, mais à «indiquer les éléments et les aspects qui

qualifient comme chrétienne une expérience mystique vécue en milieu chrétien et par

des chrétiens» (p. 742), puisque le seul fait que ces expériences soient vécues par des

chrétiens en milieu chrétien «ne suffit pas à les faire reconnaître comme chrétiennes» (p.

743). On observe une tendance forte à séparer le théologique de l’anthropologique, une

tendance cependant elle-même questionnée :

En admettant que la manifestation d’expériences proprement «mystiques» dans le christianisme doive être comprise à sa manière dans le rapport entre fides quae et fides qua147, ces expériences pourront, et devront aussi, devenir l’objet d’une attention positive de la part du savoir théologique. (p. 748)

Nous voyons là un programme pour la théologie, auquel nous désirons contribuer, à une

différence près, viser plus réalistement la «réflexion et la recherche» théologiques plutôt

qu’un «savoir théologique».

Nous porterons maintenant notre lecture sur la conclusion et nous tenterons de

voir en quoi la mystique pose tant problème dans le christianisme.

Conclusion. L’expérience mystique comme problème chrétien

146 Le texte enchaîne sur la phénoménologie comme étant la méthode retenue, ce qui revient à identifier la phénoménologie à une méthodologie exclusivement théologique. «Nous parlons de phénoménologie dans le sens d’une individuation des éléments qui caractérisent ou qualifient un phénomène, éléments qui permettent donc de le classer» (p. 742). 147 Le don de la foi (fides qua) et l’objectivité de la foi (fides quae) (p. 748).

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[9] «Tout ce que nous avons dit jusqu’ici peut sans aucun doute être considéré comme

une illustration du titre de notre paragraphe de conclusion.

À l’énoncé [10], deux raisons sont invoquées pour rendre compte du problème

que représenterait la mystique en christianisme.

[10] L’expérience mystique dans le christianisme est un problème chrétien soit parce

que le christianisme est plus complexe et ne peut se réduire à un mysticisme vague, soit

parce que l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit pas le test par

excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa «perfection».

D’abord, le christianisme «ne peut se réduire à un mysticisme vague» [10]. La

définition de la mystique telle que formulée dans l’introduction n’impliquait pourtant

pas un «mysticisme vague», puisqu’elle reliait un «monde religieux déterminé» à «une

expérience d’intériorité et d’immédiateté» [3]. Le défaut de détermination ne peut

s’appliquer en l’occurrence qu’à l’expérience d’intériorité et d’immédiateté qui ne se

rattacherait pas à un univers symbolique déterminé, (ce qui est impossible, disons-le tout

de suite : il n’y a pas d’idiosyncrasie pure, même le délire psychotique se rattache à un

univers symbolique). À partir du moment où cette expérience se rapporte à, ou s’appuie

sur «un monde religieux déterminé», elle ne risque plus un danger de «vague» ou

d’indétermination. Bien sûr, il reste à déterminer à quel univers symbolique ou religieux

elle appartient, donc ici à déterminer son caractère chrétien. Ce qui est assez

raisonnablement repérable. Sans entrer dans le détail de la controverse suscitée par

Maître Eckhart148, il est quand même remarquable qu’aucune déviation de la conception

spirituelle chrétienne ne soit reprochée à son école (Tauler, Suso et Ruysbroek) (p. 745).

De même, il est tout aussi remarquable que le DVS admet que, dans le cas des mystiques

chrétiens reconnus, le problème d’un «mysticisme vague» ne s’est pas vraiment posé :

148 Controverse qui entraîna la condamnation posthume d’Eckhart à propos de quelques points de doctrine. Le cas Eckhart serait à réexaminer dans la logique que nous proposons dans cette thèse.

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[13] Le jugement en effet s’opère souvent de façon objective quand apparaissent [...] des

figures et des projets «mystiques» cohérents avec la réalité chrétienne (qu’on pense à

François d’Assise, à Thérèse d’Avila, à Jean de la Croix, etc.).

On peut donc raisonnablement se demander s’il y a vraiment un problème,

[14 Puisque, dans le christianisme, le problème n’est pas d’exclure l’expérience

mystique, mais de reconnaître l’expérience chrétienne, et celle-là seulement.

À propos d’un autre aspect controversé de la mystique, la mystique dite nuptiale,

il est encore remarquable que le DVS reconnaît qu’«il est très difficile de démontrer que

de tels risques [de déviation du christianisme] aient été effectivement courus par des

personnalités authentiquement chrétiennes ; on ne peut certainement pas le démontrer

dans le cas d’une Catherine de Sienne et d’une Thérèse de l’Enfant Jésus, ou d’un Jean

de la Croix, etc.»149 (p. 745-746). Les risques encourus par cette forme de mystique sont

des risques «d’ambiguïté avec la sphère érotique de la personnalité et par conséquent,

[...] de fausses sublimations» (p. 745). Le concept de «sublimation» relève de la théorie

psychanalytique. La question de la sublimation ne s’y pose pas tant en termes de vraies

ou fausses sublimations, mais plutôt simplement en termes de sublimation réalisée ou

non ; il n’y a pas de fausses sublimations, mais il peut ne pas y avoir sublimation. Poser

la question de la détermination chrétienne en termes de risques est peut-être bien autant

un faux problème que le risque de fausse sublimation. La tradition a retenu, pendant

plusieurs siècles et apparemment sans trop de peine, un nombre considérable de

spirituels chrétiens mystiques qui, probablement tous, ont encouru l’un des risques

mentionnés par le DVS, mais n’y sont pas tombés. Pourquoi alors tant s’inquiéter d’un

discernement classificatoire et dogmatique? Peut-être parce que, à trop vouloir repousser

(ou refouler?) la dimension anthropologique, on se prive de critères explicatifs et ne

restent que les critères normatifs :

149 Dans l’«etc.», nous pouvons sans crainte inclure Marie de l’Incarnation, qui a eu la faveur de Bossuet.

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[15] En effet, un homme ne doit [DEVOIR] pas accéder au christianisme comme à une

école de mysticisme, et il ne doit [DEVOIR] pas faire du mysticisme, compris de manière

plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[16] Ce qu’on doit [DEVOIR] lui demander, et ce qu’il doit [DEVOIR] se proposer, c’est

simplement d’être chrétien, et donc de faire l’expérience de cela en vivant dans

l’alliance et selon la logique de l’alliance (ou encore dans le «mystère» et selon la

logique du «mystère»).

Si le sentiment mystique d’«union-communion-présence» [4] est bien le désir

d’unité commun et originel, semble-t-il, au mysticisme150, c’est donc ce désir qui est mis

en cause ici, c’est de ce désir dont on se demande s’il peut correspondre au projet

chrétien151. Les doutes à cet égard proviendraient du fait que le sentiment mystique

unitaire relèverait de l’ordre anthropologique et non de l’ordre théologique, à tel point

qu’on se demande : «une théologie de l’expérience mystique est-elle possible?» (p. 748).

Mais, bien plus, le sentiment mystique unitaire entrerait en contradiction avec le

caractère d’«absolue altérité de la Parole de Dieu» et représenterait le danger que

l’homme s’imagine pouvoir parvenir à sa divinisation (p. 747). La question théologique

adressée à la mystique aboutirait presque, en conséquence, à se demander : peut-on être

chrétien, malgré que l’on soit mystique? La structure du désir d’unité, ce serait bien sûr

à vérifier, est probablement présente chez tous les mystiques chrétiens. La proposition

que nous avançons dans cette thèse est justement que le mystique chrétien n’en reste pas

à cette étape du désir, que son désir d’unité est reconfiguré en un désir de structure

trinitaire, ce qui serait une spécificité de la mystique chrétienne et ce qui ferait la

grandeur des mystiques chrétiens.

La seconde raison imputée à l’existence d’un problème mystique dans le

christianisme, c’est que «l’expérience mystique, reconnue comme chrétienne, ne fournit

150 C’est un trait commun qui ressort de tous les textes que nous avons analysés. 151«L’interrogation sur la compatibilité entre l’être-mystique et l’être-chrétien» (p. 747) : mais ne s’agit-il pas plutôt d’un faire que d’un être chrétien ?

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pas le test par excellence de l’authenticité de l’expérience chrétienne en général, ou de sa

“perfection”» [10]. Cet argument, d’un tout autre ordre, est de première importance. Le

DVS rejoint ici bon nombre de penseurs contemporains sur la question de la mystique

chrétienne et même des chercheurs qui travaillent dans un paradigme épistémique très

différent, le paradigme du langage.

La définition de la mystique que formule le DVS à l’énoncé [4] : «On pourrait

aussi [...] parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-communion-présence»,

représente-t-elle «le mysticisme, compris de façon plus ou moins générale» de l’énoncé

[15]?

[15] En effet, un homme ne doit pas accéder au christianisme comme à une école de mysticisme, et il ne doit pas faire du mysticisme, compris de manière plus ou moins générale, l’idéal de son propre itinéraire.

[17] S’il lui est donné d’être mystique, il continuera néanmoins à croire que ce qui est pour lui vraiment fondamental et auquel il ne peut renoncer, c’est d’être authentiquement chrétien [...]

En christianisme, l’expérience mystique n’est pas du tout un but en soi ; elle

entrerait même en contradiction avec la foi. «La conception d’une foi-obéissance [...]

semble contraster [...] avec le projet de possession, d’intériorisation et d’identification,

typique des itinéraires mystiques» (p. 747). Toutefois, il est remarquable que les

mystiques eux-mêmes sont conscients de la contradiction entre la foi et le sentiment de

présence mystique ; il arrive qu’ils se reprochent eux-mêmes de ne plus avoir la foi.152

Dans le processus de «possession, d’intériorisation et d’identification», on peut

reconnaître la forme du désir mystique unitaire, mais est-ce le «projet» du mystique

chrétien? Pour un mystique chrétien, son «projet» est chrétien. On peut supposer qu’il

est aux prises avec le désir unitaire, mais que cette forme de désir ne représente pas le

tout de son désir, qu’il n’est pas le but en soi. Le DVS met en garde contre les risques

que la mystique peut représenter pour l’intégrité chrétienne. Mais, comme nous l’avons

déjà souligné, les mystiques eux-mêmes ne semblent pas être tombés dans ces dangers. 152 «Je n’ai pas la foi, ô mon grand Dieu, puisque vous me montrez vos biens et la vérité de ce que vous êtes et de ce que vous m’êtes à découvert....» (Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 76).

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Ce point est capital. Des chercheurs travaillant dans le paradigme du langage ont

remarqué cette particularité du discours mystique. Les mystiques chrétiens sont chrétiens

avant d’être mystiques et parmi les premiers à relativiser leur expérience mystique.

No mystics (at least before the present century) believed in or practiced mysticism. They believed and practices Christianity (or Judaism, or Islam, or Hinduism) [...] (McGinn dans Turner, DG, p. 260-261).

Autre paradoxe : les phénomènes mystiques ont le caractère de l’exception, voire de l’anormalité. Pourtant, ceux qui présentent ces faits extraordinaires les vivent comme [des] traces locales et transitoires [...] (Certeau, EU, p. 1033-3).

Cette exigence interne et cette situation objective de l’expérience permettent déjà de distinguer de ses formes pathologiques un sens spirituel de l’expérience. Est “spirituelle” la démarche qui ne s’arrête pas à un moment, si intense ou exceptionnel soit-il ; qui ne se voue pas à sa recherche comme à celle d’un paradis à retrouver ou à préserver [...] Elle est réaliste [...] Elle est critique, donc. Elle relativise l’extase ou les stigmates comme un signe qui devient un mirage si on s’y fixe. (Certeau, EU, p. 1034-3)

Le mystique chrétien est le premier critique de ses états mystiques. C’est

pourquoi, si le DVS a raison de critiquer la recherche d’états mystiques : «la recherche

mystique est inconciliable avec la foi, car la foi est à proprement parler la critique et le

jugement de l’expérience mystique» (p. 748), il s’inquiète par ailleurs de dangers peu

imminents, puisque cette recherche ne peut être imputée aux mystiques reconnus par la

tradition chrétienne, qui d’un commun accord, affirment ne pas rechercher ou ne pas

provoquer ce genre d’expériences. De plus, s’il n’y avait eu de discours mystique, la

question de la mystique ne se poserait pas. Aussi, il est en conséquence logique de

considérer l’énonciateur mystique — les textes mystiques — comme étant la source de

la question de la mystique. Pourquoi y aurait-il un problème «chrétien» pour

l’énonciataire des mystiques chrétiens (le DVS en l’occurrence) s’il n’y en pas pour les

énonciateurs mystiques?

1.123 Conclusion : un faux problème

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Dans l’article précédent tiré du Dictionnaire critique de théologie, nous avons

assisté à la construction d’une aporie. Avec l’article du Dictionnaire de la vie spirituelle,

c’est plutôt la construction d’un faux problème que nous avons pu suivre. Et, par faux

problème, nous entendons simplement : supposer un problème alors qu’il n’y en pas. En

effet, le DVS dispose d’une définition de la mystique suffisante pour soutenir la

réflexion sur ses propres questions, voire de répondre à ses propres questions. Comment

peut-on disposer d’une solution ou de réponses sans en être conscient? Le problème ne

se situe certainement pas au poste de l’énonciateur puisque l’énoncé est valide. Nous

avons vu que c’était le cas pour la définition de la mystique que donne le DVS, mais ce

fut aussi le cas pour nombre d’autres propositions. En fait, cette situation produit, à la

réception (pour l’énonciataire que nous sommes), l’effet ambigu d’une validité, mais pas

pour les raisons invoquées par l’énonciateur. Le problème se situe donc au poste de

l’énonciataire, à la production : le DVS ne lit pas ce qu’il écrit, pourrait-on dire. Le

problème dépend donc du paradigme de lecture. Et effectivement, la définition de la

mystique du DVS, lue dans le paradigme du langage, est opératoire : elle permet de

répondre à la question mystique en général et telle que posée par le DVS. Nous touchons

ici probablement au problème que pose la dogmatique : des énoncés dont la véracité

n’est pas mise en doute au poste de l’énonciateur mais qui doivent être ressaisis, — dans

une exigence de compréhension qui dépasse l’impératif du devoir croire, — par

l’énonciataire, pour demeurer vivants, métaphores vives et non métaphores mortes.

Il semble qu’à trop vouloir garder ses distances vis à vis de l’anthropologie, le

DVS passe à côté de la question de la mystique. Au bout de l’article du DVS, nous

saurons seulement sous quelles conditions la mystique peut être chrétienne, nous

n’aurons finalement rien appris de ce que les mystiques chrétiens nous apportent en

propre, ce qu’ils apportent de spécifique, eux qui ont été, et sont encore, une source

d’inspiration spirituelle non négligeable dans la tradition.

Cet évitement du cadre anthropologique est bien illustré, dans l’article du DVS,

par la mise à l’écart, sans autre forme de procès, d’un aspect important de la mystique,

celui des «phénomènes» dits mystiques. À ce sujet, Michel de Certeau adressera une

critique de fond à la théologie. En réaction contre une considération excessive de ces

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«phénomènes» par une certaine théologie du début du XXe siècle au point que «les

croyants [en vinrent] à confondre la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire»153,

«l’analyse philosophique ou théologique des textes» abandonnerait maintenant «trop vite

à la psychologie ou à l’ethnologie le langage symbolique du corps»154. Cette mise à

l’écart paraît rétrospectivement préférable parce que la considération des phénomènes

d’ordre somatique requiert un cadre théorique dont la théologie du DVS ne dispose pas.

Les catégories du «surnaturel» (p. 751), du «surhumain» (p. 750) ou du «suprahumain»

(p. 749) ne permettent pas d’aborder cette question d’une manière rationnellement

satisfaisante.

153 Représentée exemplairement par «le père Auguste Poulain, lorsque», raconte De Certeau non sans quelque ironie méritée, pour rendre compte du sens de la mystique , il déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de «miracles» psychologiques et de curiosités psychosomatiques» (EU, p. 1033-2). 154 EU, «Mystique», p. 1033-3.

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1.13 «Mystique». Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique / sous la direction de Marcel Viller. Paris : Beauchesne, 1932-1995. Vol. 10 (1980). Col. 1889-1984

L’ouvrage est officiellement confessionnel. L’entreprise s’est étalée sur une

longue période de temps (1932-1995), ce qui a pour conséquence que les articles sont

d’une actualité inégale sur le plan méthodologique et sur le plan du contenu. Le

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique (DSAM), reconnaît ce décalage et est

capable d’un point de vue critique sur son propre travail. Dans cet ordre d’idées et dans

un esprit contemporain, il s’intitule maintenant simplement Dictionnaire de spiritualité.

Aux fins de notre étude, nous lui garderons son titre original sous lequel il a été le plus

connu. L’article sur la mystique a été publié en 1980 et l’état de la question qu’il brosse

se rend jusqu’aux années 1970. Cette limitation prise en compte, nous reprenons à notre

compte l’évaluation du Dictionnaire de la vie spirituelle sur le DSAM : «un point de

référence obligé dans le domaine de la spiritualité pour tous les spécialistes» (p. VII).

L’article du DSAM est un incontournable sur la question mystique. Le DSAM présente

sur la mystique un panorama d’ensemble et une prise de vue historique, en même temps

que des analyses de cas et une abondance de détails qui lui donnent une dimension

heuristique. Il expose également les principaux essais de systématisation de la théologie

spirituelle sur la question de la mystique.

1.131 Structure de l’énonciation

La structure d’énonciation est celle d’un ouvrage de référence spécialisé : des

(énonciateurs) spécialistes s’adressent à des (énonciataires) spécialistes. Par spécialisé,

nous n’entendons pas que l’ouvrage ne puisse pas être lu par des non-spécialistes, mais

plutôt que les énonciataires partagent un même point de vue épistémique avec les

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énonciateurs. C’est ici le point de vue des ouvrages de référence, des grandes synthèses,

des états de la question : la préoccupation de définir, de synthétiser, de décrire, de faire

le point. Il adopte donc une perspective encyclopédique : pour l’énonciateur, le but est

de donner le plus d’information possible à l’énonciataire qui fait partie de la grande

communauté scientifique et qui continue la tâche par son propre travail.

1.132 L’attitude épistémique : un programme scientifique et ses apories

[1] Il est très difficile d’écrire l’histoire de la mystique médiévale de façon quelque peu

scientifique [...] (col. 1903)

[2] quoi que nous apportent d’intéressant les étymologies et les images primordiales des

éléments linguistiques, leur signification est déterminée uniquement par l’usage, —

règle scientifique fondamentale qu’oublient la plupart du temps les commentateurs des

textes mystiques. (col. 1904, souligné dans le texte)

[3] dans un ouvrage de consultation tel le DS, qui a gardé quelque prétention scientifique

(col. 1908)

[4] Il n’y a pas d’ouvrage d’ensemble qui traite de notre sujet à un niveau scientifique.

(col. 1919)

Le DSAM est animé explicitement par une préoccupation scientifique qui

débouche sur un programme scientifique (philosophique, philologique et théologique),

qui sera rempli sur le plan documentaire. Le DSAM présente une documentation

élaborée et critique, autant sur la littérature mystique que sur la littérature sur les

mystiques. Le caractère de scientificité tient dans la critique des sources, ce qui est un

élément de méthode essentiel. Cependant, et cette perspective a été ouverte par les

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sciences du langage, la critique des sources ne peut constituer le seul rapport

méthodologique aux textes. Nous avons remarqué le rapport ambigu et difficile que les

deux dictionnaires de théologie précédents (DCT, DVS) entretenaient avec les textes sur

la question mystique. Puisque le DSAM amène ces questions plus explicitement, nous

nous arrêterons, dans son cas, à ces considérations méthodologiques. Se situant dans un

paradigme qui ne relève pas des sciences du langage, le DSAM fait montre d’une

intuition remarquable sur plusieurs questions textuelles sans parvenir à en résoudre les

apories, faute d’un cadre théorique qui le permettrait.

Dans sa critique des traductions, le DSAM pose son objectif de scientificité en

opposition à son manque flagrant (voire choquant) dans la littérature sur les mystiques

(traductions, commentaires, préface, etc.). L’objectif scientifique du DSAM s’oppose

donc à une littérature hagiographique dépourvue de scientificité comme un programme à

l’anti-programme.

[5] c’est le moment opportun de le dire une bonne fois (dans un ouvrage de consultation

tel le DS, qui a gardé quelque prétention scientifique) : [...] la lecture de ces mystiques

est rendue inaccessible par les traducteurs. À quelques rares exceptions près [...] les

traducteurs français semblent surtout soucieux d’aménager les écrits de ces génies aux

dimensions de leur théologie un peu courte [...] Étant ainsi assurés que ces textes

manipulés ne feront plus de tort aux âmes dévotes, ils s’étonnent de voir ces mêmes

âmes se demander pourquoi ces auteurs sont tellement exceptionnels et remarquables.

(col. 1908, souligné dans le texte).

Or, en plus de l’édulcoration consciente qui leur est reprochée, l’un des défauts de ces

commentaires non scientifiques est, selon le DSAM, la confusion terminologique qu’ils

commettent inconsciemment :

[1] Il est très difficile d’écrire l’histoire de la mystique médiévale de façon quelque peu

scientifique. D’abord à cause d’une certaine confusion terminologique; ensuite à cause

des genres littéraires assez différents dont relèvent les sources [...] (col. 1902)

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En soulignant les problèmes qu’entraîne une «confusion terminologique» dans l’analyse,

le DSAM s’approche de la critique que les études sémiotiques adressent aux lectures de

la mystique qui n’ont pas intégré le paradigme du langage ; si on convient que «l’usage»

de la langue et du langage est dans le discours, est un fait de discours, le DSAM

intuitionne ici que la signification est déterminée par la mise en discours :

[2] quoique nous apportent d’intéressant sur leur origine les étymologies et les images

primordiales des éléments linguistiques, leur signification est déterminée uniquement

par l’usage, — règle scientifique fondamentale qu’oublient la plupart du temps les

commentateurs des textes mystiques (col. 1904). Et le DSAM ne manque pas d’exemples

à l’appui de l’importance qu’il accorde à l’analyse textuelle :

très peu d’auteurs semblent s’apercevoir que Jean de la Croix parle surtout de noticias amoras dans la description des grâces de l’Époux à l’Épouse : c’est toujours la noticia, «la connaissance», qui est substantif, tandis que le sentiment doit se contenter du qualificatif amoroso (col. 1913) ;

[Gerson] avait tout simplement découvert que sa clé de lecture (comme on dirait aujourd’hui), empruntée à un système scolastique de classification ontologique par essences, utilisait ces termes selon une grille conceptuelle aux références de signification bien différentes de la constellation employée dans le langage des mystiques (col. 1913).

Le DSAM reconnaît également, sans toutefois le thématiser, la précédence du

langage, du système symbolique, sur l’expression de l’expérience :

[6] si la traduction littéraire de son expérience est pour l’homme, non moins qu’en tout

art, «monnaie de l’absolu», cette monnaie en tant que langage lui est fournie comme un

produit collectif (col. 1904),

mais sans en tirer les conséquences. Nous touchons ici au point d’achoppement du cadre

théorique du DSAM. S’il reconnaît la précédence du «produit collectif» qu’est le langage

sur l’expression de l’expérience, il ne va pas jusqu’à placer la précédence du langage en

regard de l’expérience elle-même :

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[7] La seconde raison pour laquelle il serait hasardeux d’écrire l’histoire de la mystique

à cette époque [médiévale] est qu’on ignore presque tout de l’expérience elle-même. On

ne possède que des textes relatant des souvenirs. Or, ces textes sont déjà le résultat d’une

confrontation (col. 1903, souligné dans le texte).

Comme dans le Dictionnaire critique de théologie (DCT), le statut des textes est dévalué

par rapport à l’expérience qui prend alors un statut disproportionné. Fait curieux, il est

bien spécifié «qu’on ignore presque tout de l’expérience elle-même» «à cette époque»,

c’est-à-dire au Moyen Age, parce qu’«on ne possède que des textes relatant des

souvenirs» qui «sont déjà le résultat d’une confrontation». Si nous lisons bien, ceci

signifierait que la mystique médiévale est inaccessible au lecteur contemporain, en

dernière analyse, parce que l’expérience médiévale lui est inaccessible et non en raison

de la qualité des textes qui nous sont parvenus. La cause est ainsi déplacée de la qualité

des textes à leur authenticité et à leur conformité à l’expérience. En effet, c’est le seul

fait qu’«on ne possède que des textes» (et que pourrait-on avoir d’autre? l’expérience

elle-même?) qui rend difficile d’écrire l’histoire de la mystique pour cette période,

autrement dit de savoir de quoi on parle. Devrait-on en conclure que la mystique

moderne est plus accessible? La mystique moderne ne nous est pourtant accessible que

par des textes, elle aussi.

En outre, il semble exagéré de dire «qu’on ignore presque tout de l’expérience»

parce «qu’on ne possède que des textes» : l’expérience elle-même ne se produit pas dans

un néant, elle est insérée dans un système symbolique, et, en fait, nous amènerions la

perspective contraire : qu’y a-t-il d’autre que les textes ou les discours, pour en rendre

compte? Même si on pouvait se baser sur des témoignages oraux contemporains, le

problème ne serait pas résolu parce que le discours oral étant discours à part entière, il

est aussi bien mise en discours (quoique différemment du texte écrit). La métaphysique

implicite est ici une métaphysique de l’expérience qui accorde la priorité au sentiment,

au vécu, sur le symbolique, qui assimile l’expérience au vécu ou au ressenti et l’oppose

au symbolique en l’opposant aux textes. Nous pensons que l’aporie que représente la

traduction de l’expérience par les textes est un faux problème résultant de l’occultation

du symbolique dans l’expérience. Et ce paradigme métaphysique nous apparaît d’autant

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plus surprenant et obstructif en théologie chrétienne, censément basée sur une

production symbolique, les Écritures saintes. Nous associons pour notre part cette

métaphysique de l’expérience à un désir de métaphysique : c’est comme s’il fallait qu’il

y ait quelque chose d’extraordinaire dans l’expérience du fait que, du ressenti, demeure

un reste incommunicable, de l’indicible. En fait, c’est l’indicible qu’on se trouve à

valoriser comme si la vérité ou la réalité s’y logeait, là plus qu’ailleurs. C’est dans cette

perspective que la question de l’authenticité des sources devient essentielle :

[8] D’un genre encore plus difficile à déchiffrer et utiliser, sont les notes prises par les

disciples ou amis des mystiques [...] Parfois un heureux hasard fait découvrir une partie

des écrits originaux du mystique, de sorte qu’on peut comparer l’original avec le

remaniement qu’en a fait l’hagiographe dans la Vita (col. 1904)

Il n’est évidemment pas question de contester la valeur de la problématique de

l’authenticité des sources. Mais d’en faire la seule condition de possibilité d’un travail

scientifique, c’est n’accepter que la personne-auteur à titre d’énonciateur, ne considérer

que le sujet de conscience comme sujet ; c’est ne donner de valeur qu’à — et ne

considérer comme réalité que — l’aspect ressenti de l’expérience. Le DSAM reconnaît

pourtant l’importance de l’adoption d’une perspective herméneutique :

[9] Si on lit les écrits du plus ardu de ces soi-disant spéculatifs, Ruusbroec l’admirable,

dans le sens de l’Écriture et non celui d’un néoplatonisme ésotérique, on sera édifié de

leur simplicité (col. 1914)

Ce point de vue contredit celui d’une métaphysique de l’expérience, puisque la lecture

appuyée sur un principe herméneutique ne vise plus l’expérience intime de la personne-

auteur mais la signification inscrite qu’on peut en retenir.

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1.133 Conclusion : une méprise

Les contradictions, difficultés et apories rencontrées par le DSAM proviennent de

son attitude autant que de son cadre épistémique. Le DSAM est motivé par une

préoccupation scientifique dans une logique binaire : il veut pouvoir statuer sur la

possibilité ou la non possibilité d’une «réalité». Le DSAM traite de «l’expérience

mystique» comme d’une «réalité», mais qu’il ne thématise pas sur le plan

anthropologique. Le désir d’unité, l’attitude unitive, n’y est pas reconnu parce que le

DSAM se situe exclusivement dans une épistémè du sujet de conscience. En fait, le

problème central du DSAM est qu’il a pris pour acquis, sans la thématiser, la notion

moderne de la mystique, c’est-à-dire l’identification de la mystique avec ses aspects

expérientiels et psychologiques. Se cantonnant dans l’étude des textes, mais pour y

chercher quelque chose d’extérieur aux textes, le DSAM se méprend sur son objet. Les

études réalisées dans le paradigme du langage et analysées plus loin (Bergamo et

Turner) répondent pour une grande partie aux préoccupations et aux problèmes que le

DSAM ne peut résoudre dans le cadre théorique qui est le sien. Et en particulier, ces

études appliquant les principes souhaités par le DSAM, mais dans un autre contexte

épistémique, arrivent à expliquer ce que le DSAM désespère de pouvoir atteindre.

Les trois dictionnaires de théologie que nous avons étudiés font montre

d’intuitions remarquables et parfois d’une perspective qui dépasse les lieux communs

dans lesquels les sciences des religions et la philosophie (du moins dans les textes que

nous avons analysés) maintiennent la question mystique. Malheureusement, ils ne

parviennent pas à expliciter leurs intuitions, faute d’un cadre théorique et épistémique

qui le permettrait. La difficulté épistémique qu’ils rencontrent provient du rapport

ambigu qu’ils entretiennent avec les textes.

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1.14 Lalande, André. «Mysticisme», «Mystique». Vocabulaire technique et critique de la philosophie. Paris : Presses universitaires de France, 1985. P. 662-664

Le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande appartient à la

catégorie des discours scientifiques et didactiques. En tant que discours de style

scientifique, il occulte au maximum la subjectivité de l’énonciateur. En tant que discours

didactique, il a pour objectif de répondre à la demande de savoir de l’énonciataire, savoir

qu’il dispense au moyen de définitions.

MYSTICISME.155 A. Proprement, croyance à la possibilité d’une union intime et

directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être, union constituant à la fois

un mode d’existence et un mode de connaissance étrangers et supérieurs à l’existence et

à la connaissance normales.

B. Ensemble des dispositions affectives, intellectuelles et morales qui se rattachent à

cette croyance. «Le phénomène essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase, un

état dans lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le

sentiment qu’elle communique avec un objet interne, qui est l’être parfait, l’être infini,

Dieu. [...] (E. Boutroux).

C. L’un des quatre grands systèmes philosophiques [...] Il résulte d’une réaction contre

le scepticisme, et se caractérise par l’effacement de la raison au profit du sentiment et de

l’imagination.

D. On applique ce terme, presque toujours avec une nuance péjorative : 1º aux croyances

ou doctrines qui reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le

raisonnement : «Prétendre connaître autrement que par l’intelligence, c’est dire qu’il est

155 Les dimensions de l’article le permettant, il a été transcrit presque intégralement (sauf la partie «discussion de l’article»). L’article ayant sa propre cotation, nous nous référerons, pour cette fois, à cette cotation (en lettres) au lieu de numéroter les énoncés.

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légitime d’affirmer ce qu’on ignore ; en un mot c’est être mystique. Certes, il est

possible d’affirmer sans raison valable, parce que l’affirmation est un acte et relève, par

conséquent, du sentiment et de la volonté. Aussi y a-t-il deux sortes de mystiques, ceux

qui aiment et ceux qui veulent ; et l’on peut dire que le mysticisme consiste à franchir,

soit par un élan d’amour, soit par un effort de volonté, les bornes où la raison spéculative

est contrainte de s’enfermer» (Goblot, Classification des sciences) 2º Aux croyances ou

doctrines qui déprécient ou rejettent la réalité sensible au profit d’une réalité inaccessible

aux sens [...]. (Lalande, p. 663-664)

1. MYSTIQUE. A. Synonyme de mysticisme au sens A. [...]

B. Croyance, (particulièrement croyance morale ou sociale) qui s’affirme chez un

individu ou dans un parti sans chercher à se justifier par le raisonnement [...]. (Lalande,

p. 664)

2. MYSTIQUE. [...] s’applique à la représentation de l’univers sous la forme de

correspondances et d’actions «sympathiques» dues à ces correspondances, en tant

qu’elle s’oppose à la représentation de l’univers sous la forme de phénomènes

individuels, causes et effets les uns des autres suivant des lois déterminées [...].

(Lalande, p. 664)

1.141 Structure de l’énonciation

Dans l’article du Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande

sur le mysticisme et la mystique156, les marques explicites de la subjectivité sont

occultées au moyen de plusieurs procédés. Les marqueurs de la subjectivité que sont les 156 Il faut préciser tout de suite que, pour le Lalande, «mysticisme» et «mystique» sont synonymes au sens des définitions A. et B., et que nous les considérerons comme tels. En cela il reflète bien la position de l’énonciataire non spécialiste pour qui «mystique» et «mysticisme» sont des termes équivalents. Le Lalande reconnaît deux extensions au terme «mystique» : l’irrationalisme, l’intuitionisme ou le sentimentalisme comme dans l’expression «mystique démocratique» ou «mystique de la Vie» (définition 1. MYSTIQUE) ; et un système de pensée basée sur une conception unitaire du monde (définition 2. MYSTIQUE).

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pronoms personnels sont éliminés au profit du on indéfini et du démonstratif ce, pronom

et adjectif. La substantivisation contribue à l’effet de réalité objective : à la demande

implicite Qu’est-ce que la mystique on répond : «A. Croyance à» ; «B. Ensemble de

dispositions» ; «B. «l’ensemble des pratiques» ; «C. L’un des quatre systèmes

philosophiques». L’utilisation du verbe être au présent de l’indicatif et l’emploi massif

de verbes d’état, des lexèmes d’/état/, d’/être/ et d’/existence/ renforcent l’effet

d’objectivité ou de réalité157. Les citations produisent un effet d’autorité en même temps

qu’elles renforcent l’aspect objectif du discours de l’énonciateur : «voici ce que les

spécialistes disent», (ce n’est pas moi qui le dit). Les citations viennent à la place de

l’opinion de l’énonciateur, qui se situe en position de rendre compte d’un savoir

collectif. L’énonciateur est lui-même une collectivité, spécifiquement la Société

française de philosophie, et plus largement la collectivité des philosophes. La

présentation de plusieurs niveaux de définitions, ou de divers points de vue, satisfait aux

soucis scientifiques d’objectivité (au sens de neutralité) et de spécialisation. Néanmoins,

les marques de la subjectivité ne sont pas totalement absentes (elles ne le sont jamais).

Elles se manifestent aux deux niveaux de l’énonciation et de l’énoncé, mais avec une

prédominance dans l’énoncé, en raison du style dictionnaire qui ne laisse guère de place

à l’énonciation.

Au niveau de l’énonciation, l’adverbe modalisateur «proprement» («Mysticisme :

A. Proprement, croyance à…»), qui débute l’article, suggère implicitement qu’il y aurait

une acception impropre et qu’on donnera évidemment l’acception propre, la bonne

définition. Ce faisant, il axiologise et subjectivise le point de vue énonciatif. Au niveau

de l’énoncé, la modalisation «croyance à la possibilité» présente implicitement la

mystique comme relevant du désir, d’un /vouloir/158 ; et par la modalisation «croyance à

157 Kerbrat-Orecchioni dénonce «l’imposture que constitue le verbe “être”, qui fait comme si la propriété qu’il a pour fonction d’attribuer à l’objet lui était intrinsèquement attachée alors qu’elle ne se constitue que dans le rapport existant entre l’objet perçu et le sujet percepteur» (L’énonciation, p. 81). Le participe présent est la forme adjectivale du verbe, qui indique l’état ou l’action en procès ; l’infinitif est la forme substantivée du verbe, qui «exprime simplement l’idée de l’action à la façon d’un nom abstrait et sans relation nécessaire à un sujet» (Grammaire Grévisse, p. 612). 158 Le désir est nécessairement à l’arrière-plan de la croyance, la croyance étant nécessairement un /vouloir croire/. «Défini par une relation à l’ordre des valeurs, ou ce qui revient au même, par un mode d’inscription du sujet sémiotique sur la dimension du vouloir, le croire conditionne à la fois le sentiment del’identité de soi etla nature des rapports intersubjectifs. L’exercice dela parole et la communicaiton

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la possibilité», l’énonciateur statue implicitement que l’objet de la croyance n’est pas

nécessairement possible, que son existence est incertaine. C’est là le point de vue

subjectif de l’énonciateur du dictionnaire, qui ne statue pas mais qui laisse en définitive à

l’énonciataire le choix de «croire» ou non à la «possibilité» (/pouvoir être/) du contenu

de cette croyance. L’effet de sens serait très différent si l’énoncé se présentait sans la

modalité de possibilité, par exemple : «mysticisme : croyance à l’union intime et directe

de l’esprit humain au principe fondamental de l’être». Et encore plus si l’énonciateur

avait présenté la notion, non comme une croyance, comme un énoncé modalisé et

soumis à la subjectivité, mais comme un énoncé constatif et objectif : «mysticisme :

union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être».

Nous assistons ici à l’effet paradoxal de la subjectivation dans un texte à visée

objective. La subjectivation ici introduite par l’énonciateur produit un meilleur effet

d’objectivité (au sens de neutralité ou d’impartialité), en laissant la possibilité

d’interprétation, que s’il s’était contenté d’énoncer un pur constatif, ce qui produirait un

effet de sens dogmatique ou doctrinal. Ainsi, l’occultation maximale de la subjectivité

produit un discours dont l’objectivité est questionnable : plus un discours se fait objectif,

plus son objectivité est douteuse. Une certaine modalité de subjectivation, consistant ici

à laisser un espace d’interprétation à l’énonciataire, produit par contre un effet

d’objectivité critique159. En laissant l’interprétation à l’énonciataire, l’énonciateur ne

statue pas sur sa propre décision interprétative : il laisse de l’initiative à l’énonciataire.

Le Vocabulaire de Lalande est donc exemplaire160 de la définition énonciative du

discours didactique, selon laquelle il «se caractérise par l’inscription massive du

destinataire dans l’énoncé en même temps que par l’effacement du sujet émetteur qui se

présupposant un vouloi-dire et un vouloir-communiquer, tout discours renvoie nécessairement à un corire ;qui en définit la spécificité» (Geninasca, La parole littéraire, p. 10). Nous traiterons de ce point plus en détail dans l’analyse de la modalisation du sujet mystique (chapitre 2). 159Le droit à l’interprétation n’est cependant pas la seule marque d’objectivité critique, l’argumentation par démonstration, par exemple, en est une importante. 160 Sous réserve que, dans ce texte, l’énonciataire demeure implicite alors que dans d’autres textes didactiques il peut s’inscrire explicitement et «massivement» par l’adresse directe à l’énonciataire («l’étudiant, le lecteur, vous»), par l’impératif adressé à l’interlocuteur et autres marques de l’énonciataire.

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retranche derrière un savoir anonyme, ou incarné dans quelques grandes figures faisant

en matière autorité»161.

L’énonciateur ne se pose pas non plus à l’origine du savoir qu’il dispense, il

laisse la place à d’autres énonciateurs : les mystiques et des spécialistes de la question.

Dans la définition A. : «croyance à la possibilité d’une union intime et directe de l’esprit

humain au principe fondamental de l’être», l’adjectif «fondamental» rend compte d’une

prise de position et d’une appréciation qui doit correspondre à l’attitude des énonciateurs

(implicites) mystiques, puisque l’énonciateur du dictionnaire vient de prendre ses

distances vis à vis de la possibilité de l’objet. En rapportant, en quelque sorte, la

définition des énonciateurs mystiques, l’énonciateur scientifique établit par le fait même

(implicitement) sa position d’énonciataire du discours mystique (sur lequel il se dispense

cependant de statuer). La rédaction du Vocabulaire de Lalande se trouve donc en

position de médiation entre des énonciateurs, les mystiques et les spécialistes de la

question, et des énonciataires, les rédacteurs et les lecteurs du dictionnaire. Pour occuper

cette position, il est nécessaire qu’il occupe les deux positions d’énonciataire et

d’énonciateur (on est toujours l’énonciataire d’un a/Autre).

Énonciateurs → mystiques + spécialistes

Énonciataire- Énonciateur → Vocabulaire de Lalande

Énonciataires → lecteurs du Vocabulaire

Figure 7 Structure d’énonciation du Lalande

Par ailleurs, les énonciateurs mystiques restent passablement dans le vague

puisque seul le Pseudo-Denys est cité significativement (par Blondel, dans la partie

«discussion» de l’article162). Force est de constater que les spécialistes constituent une

voix plus sollicitée que les mystiques eux-mêmes. Bien entendu, les spécialistes sont des 161 Kerbrat-Orecchioni, op. cit., p. 189. 162 Tauler, Jean de la Croix et Thérèse d’Avila sont également cités mais à propos d’un aspect de la mystique et non pour illustrer ce qu’est la mystique, rôle entièrement dévolu ici au Pseudo-Denys.

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énonciataires des mystiques, mais leur lecture comportant déjà une interprétation, ici

philosophique, le dictionnaire propose préférentiellement les interprétations des

spécialistes plutôt que celles des mystiques. Cette préférence accordée aux spécialistes

sur les mystiques sous-entend le postulat suivant : les mystiques sont difficilement

abordables directement, ils doivent avoir été déjà interprétés. Ce postulat est exprimé

presque explicitement dans la définition A. de la mystique : «Proprement, croyance à la

possibilité d’une union intime et directe de l’esprit humain au principe fondamental de

l’être, union constituant à la fois un mode d’existence et un mode de connaissance

étrangers et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales» (c’est nous qui

soulignons). L’énonciateur mystique est «étranger» (ou «étrange»?) et «supérieur à la

normale», deux caractéristiques qui le situe dans une catégorie à part, éloignée des

énonciataires, en tout cas des énonciataires non mystiques ou non spécialistes. C’est dire

que dans la préférence donnée à la voix des spécialistes, se glisse très discrètement le

postulat qu’il faut bien être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre les

mystiques163.

1.142 Les figures de la mystique

Au niveau de l’énoncé, les marques de la subjectivité sont repérables dans

l’aspect discursif des définitions considérées, dans les figures mises en scène par cette

sorte de récit du savoir qu’est un dictionnaire.

Les figures spatiales du discours construisent un objet : 1) essentiellement unitif

(«A. union intime» ; «B. l’âme communique avec un objet interne») ; 2) essentiellement

intérieur («A. union intime» ; «B. [coupure avec] le monde extérieur ; objet interne») ;

3) d’altérité («A. un mode d’existence et de connaissance étrangers») ; 4) de supériorité

(A. «un mode d’existence et de connaissance étrangers et supérieurs») ; 5) en opposition

au monde ordinaire ou «normal» («A. un mode d’existence et de connaissance étrangers 163 Nous reviendrons plus amplement sur cette question des attitudes épistémologiques envers la mystique, centrale pour notre thèse, avec l’analyse de l’article de Michel de Certeau.

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et supérieurs à l’existence et à la connaissance normales») ; 6) qui se situe dans un hors

lieu («B. l’extase, un état dans lequel la communication étant rompue avec le monde

extérieur» ; «D. croyances qui déprécient la réalité sensible au profit d’une réalité

inaccessible»). Des figures spatiales, la première et la plus déterminante est celle de

l’union, mais modalisée : il est question en effet d’un /vouloir/ l’union, que ce soit dans

A. «croyance à la possibilité de l’union» ou dans B. «l’aspiration [/vouloir/] à l’absolu».

Il est alors justifié de voir dans cette modalisation la figure du désir de l’union. La

discussion de l’article par Maurice Blondel corrobore ce sens, puisque la mystique y est

définie selon le Pseudo-Denys, donc dans une approche néoplatonicienne fortement

marquée par le désir de l’union («la doctrine mystique qui pousse vers Dieu et unit à

Lui»). Toujours selon Blondel, la mystique se définit par «le contact direct et

l’immédiation de l’esprit avec la réalité possédée à même» (souligné par Blondel). Dans

le Lalande, c’est donc le désir unitaire et mystique de contact sans distanciation avec la

réalité qui est opposé, en définitive et dans un anti-programme, à un autre désir, binaire

et rationnel de statuer sur la possibilité ou la non possibilité de la réalité (en question). Et

c’est entre ces deux formes de désirs que se joue le débat sur la mystique mis en jeu à

partir de sa définition péjorative, ou de l’anti-programme.

Les figures temporelles construites par l’utilisation du verbe /être/ au présent de

l’indicatif, ainsi que le temps des verbes (le présent de l’indicatif et le participe

présent164), produisent l’effet d’objectivité et de stabilité requis pour le genre définition

de dictionnaire : «le mysticisme est…», «les étapes sont…», «les dispositions qui se

rattachent à cette croyance», «union constituant un mode d’existence», «pratiques

conduisant à cet état». Cependant, une progression axiologique des définitions est

suggérée par le rapport au temps des définitions qui passent d’une conception

anhistorique (les définitions A. et B.) à une conception située historiquement (C.),

charnière qui conduit au sens péjoratif, le dernier sens valorisé, présenté en dernier

comme le sens dernier. L’ordre des définitions reflète les étapes d’une certaine histoire

164 Le participe présent est la forme adjectivale du verbe, qui décrit l’état ou l’action (Grammaire Grévisse, p. 612).

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de la pensée, dans laquelle le psychologique succède à l’ontologique, tous deux mis en

question par une raison qui a finalement le dernier mot.

Cette histoire de la mystique que proposent les définitions du Vocabulaire de

Lalande, correspond à l’histoire de l’épistémè occidentale. Les figures actorielles de

l’objet du discours (mysticisme et mystique) sont présentées dans une progression

figurative, d’une première définition abstraite (ontologique) : «A. union […] au principe

fondamental de l’être», à une deuxième définition figurative, dans laquelle l’objet est

décrit et nommé (théologique) : «B. l’âme a le sentiment qu’elle communique avec un

objet interne qui est l’être parfait, l’être infini, Dieu». À partir de la troisième définition

(C.), l’objet du discours n’est plus un programme, il devient un anti-programme, en

«réaction» à un courant de pensée, «le scepticisme». Il est alors défini spatialement par

les lieux qu’il occupe et n’occupe pas : «le mysticisme se caractérise par l’effacement de

la raison au profit du sentiment et de l’imagination». Dans cette définition, l’objet

mystique, bien qu’anti-programme, est encore connoté positivement.

Par le positionnement du côté de l’irrationnel, le terrain se trouve préparé pour la

dernière acception du terme mystique, explicitement péjorative : «D. On applique ce

terme, presque toujours avec une nuance péjorative, aux croyances ou doctrines qui

reposent plus sur le sentiment et l’intuition que sur l’observation et le raisonnement»,

l’observation et le raisonnement étant les opérations typiques de la science. Ce dernier

sens de mystique, d’où dérive la définition 1. MYSTIQUE, et tel que manifesté dans des

expressions comme «mystique démocratique» ou «mystique scientifique», se trouve

associé à l’irrationalisme, à l’intuitionnisme ou au sentimentalisme165, anti-programmes

du rationalisme et de la science.

Cependant, le choix de la citation en argumentation sur ce dernier point contient

une ambiguïté énonciative sur le bien-fondé du statut péjoratif. La citation se termine en

effet de cette manière : «Aussi y a-t-il deux sortes de mystiques, ceux qui aiment et ceux

qui veulent ; et l’on peut dire que le mysticisme consiste à franchir […] les bornes où la

165 C’était d’ailleurs l’acception de Freud, contemporain de Lalande et anti-mystique, quand il qualifie son ex-collègue, C.G. Jung, de «mystique» (De Certeau, article «Mystique», EU, p. 1032-1).

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raison spéculative est contrainte de s’enfermer. (Goblot, Classification des sciences)» (p.

663). La mystique se trouve donc définie par l’affectif et le /vouloir/, la raison par la

modalité du /devoir/, par une nécessité. La «raison», en faveur de laquelle on déprécie la

mystique, se trouve modalisée par la «contrainte» (dénomination de la modalité du

/devoir/), la contrainte de s’imposer des limites («les bornes») ; il est remarquable que

l’imposition de limites soit exprimée par la figure de l’«enfermement», un terme assez

fort («les bornes où la raison ... est contrainte de s’enfermer»). Il revient donc à

l’énonciataire de décider si ces limites de la raison sont à axiologiser positivement ou

négativement : est-il convenable et souhaitable que la raison s’enferme ainsi dans des

limites ou au contraire est-il souhaitable de dépasser cette situation? Mais encore faut-il

aussi se demander en quoi consistent ces limites dans lesquelles la raison est contrainte

de s’enfermer ou qu’elle ne peut dépasser. D’après Goblot, «Prétendre connaître

autrement que par l’intelligence, c’est dire qu’il est légitime d’affirmer ce qu’on

ignore» : voilà les limites que la raison ne peut dépasser ; et «affirmer ce qu’on ignore ;

en un mot, c’est être mystique». Or, «affirmer ce qu’on ignore» est de l’ordre de

l’oxymoron et de l’apophatisme, une contradiction inacceptable pour une rationalité

reposant sur une logique binaire, mais, — et Goblot a tout à fait raison là-dessus —,

cette contradiction est l’essence même de la mystique, «cette parfaite connaissance de

Dieu qui s’obtient par ignorance en vertu d’une incompréhensible union» (Pseudo-

Denys, cité par Blondel, p.663).

Finalement, une toute dernière acception du terme mystique (2. MYSTIQUE)

relève de l’anthropologie sociale du début du XXe siècle (Lévy-Bruhl). C’est une

attitude cognitive unitaire, une «représentation de l’univers sous la forme de

correspondances et d’actions “sympathiques” dues à ces correspondances, en tant

qu’elle s’oppose à la représentation de l’univers sous la forme de phénomènes

individuels » (p. 664, souligné dans le texte). Cette acception de /mystique/, que Lévy-

Bruhl emploie «faute d’un meilleur [terme]», n’est pas pour lui à confondre avec le

«mysticisme religieux de nos sociétés, qui est quelque chose d’assez différent». Cette

remarque est intéressante à plus d’un titre. Michel Foucault a bien décrit cette épistémè

de la ressemblance qui caractérisait l’attitude cognitive de notre société à l’époque pré-

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moderne (Les mots les choses), épistémè que Lévi-Bruhl place, quant à lui, en position

d’extériorité par rapport à nous, à «nos sociétés». Il serait alors fort intéressant de voir ce

que Lévy-Bruhl entendait par «mysticisme religieux de nos sociétés», puisque

l’opposition qu’il fait entre deux types de mysticisme implique qu’il y aurait un

mysticisme qui ne relèverait pas d’une attitude épistémique unitaire.

1.143 Conclusion : l’étrangeté de la mystique

La lecture de cet article laisse une impression étrange. Que s’est-il passé? On a

respecté l’histoire de la pensée occidentale en énumérant les diverses définitions qui ont

formé le concept de mystique, mais en gardant une position distanciée vis à vis de

certaines de ces définitions, qui ne peuvent être acceptées dans l’épistémè de référence

du Lalande. Le désir d’unité y est récusé aussitôt qu’identifié. L’épistémè du Lalande

étant la rationalité philosophique, la mystique y atterrit au bout du parcours dans

l’irrationnel, hors du champ de la pensée occidentale, du côté des sociétés étrangères et

«primitives».

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1.15 Davy, Marie-Madeleine, dir. «Préface». Encyclopédie des mystiques. Paris : Payot & Rivages, 1996. 3 vol. Vol. 1, p. VI-XXIX (Petite bibliothèque Payot)

L’Encyclopédie des mystiques dirigée par Marie-Madeleine Davy comporte une

préface importante qui explique les présupposés de la directrice de la publication sur la

notion de mystique et sur la sélection des textes. C’est cette préface qui retiendra notre

attention aux fins de l’analyse. Nous analyserons l’incipit (le tout premier paragraphe,

début de l’introduction) et la fin de la conclusion (juste avant les remerciements) qui se

sont avérés exemplaires de l’ensemble du texte, auquel nous référerons au besoin (le

texte intégral est disponible en annexe).

[incipit]

[1] Le mot «mystique», souvent utilisé d’une façon arbitraire, peut sembler chargé

d’ambiguïté et prêter à confusion.

[2] Dans son sens authentique il s’apparente au mystère.

[3] La mystique est un «au-delà» comme le mystère lui-même.

[4] En parler exigerait d’en avoir l’expérience. (p. VI)

[conclusion]

[5] Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse aux amants de la lumière, aux croyants

et incroyants, à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà des religions

particulières.

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136

[6] Elle concerne aussi ceux qui, avec Robert Aron, peuvent dire : «Je ne sais si je crois

en Dieu. Mais tout au moins suis-je sûr... de croire en ceux qui, de tout temps et partout,

ont cru en Lui».

[7] Dans la préface composée pour l’exposition des oeuvres de Georges Rouault à Albi,

René Huyghe donne ce conseil : «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où

tout prend sa source et son sens.»

[8] Telle doit (p. XXVIII) être la démarche entreprise par le lecteur de ces textes sur la

mystique.

[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une

passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)

1.151 Structure de l’énonciation : quel énonciateur pour quel énonciataire?

1.1511 Position de l’énonciateur

D’entrée de jeu, les quatre premières phrases du texte exposent les principaux

présupposés de l’énonciateur166 : «le mot “mystique” peut sembler chargé d’ambiguïté»

[1] (une modalisation épistémique et véridictoire très mitigée qui s’adresse à

l’énonciataire) ; mais l’énonciateur affirmera certaines choses à son propos, notamment

qu’il est apparenté au mystère dans son sens authentique [2] (un mode énoncif affirmatif

et une modalisation épistémique axiologisée), que la mystique est un «au-delà» comme

le mystère [3] (un mode énoncif affirmatif et une figure spatiale qui s’avérera

axiologisée dans l’ensemble du texte) ; et enfin, qu’«en parler exigerait d’en avoir

l’expérience» [4], ce qui constitue le protocole de l’énonciateur. La condition ainsi 166 Nous rappelons que le terme technique /énonciateur/ sera toujours employé au genre masculin sans tenir compte de la variable sexuelle, puisque l’énonciateur ne correspond pas uniquement à l’/auteur/ ou à un sujet humain empirique et n’a par conséquent pas de genre.

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imposée au discours sur la mystique pose un problème énonciatif : puisque l’énonciateur

semble pouvoir en parler (puisqu’il peut affirmer certaines choses à son sujet), est-ce à

dire qu’il est lui-même mystique? Nous retrouvons ici le postulat que nous avons vu se

profiler plus discrètement derrière les définitions du Lalande : qu’il faut bien être un tant

soit peu mystique soi-même pour comprendre les mystiques (supra p. 125). Dans le texte

de l’Encyclopédie des mystiques, l’énonciateur prend plus directement la position de se

faire porte-parole et interprète des mystiques, en laissant planer le bénéfice du doute

(/exiger/ est au conditionnel) quant à sa propre capacité de parler de la mystique.

Le style énoncif est généralement impersonnel et affirmatif167. Mais le statut

impersonnel de l’énonciation se trouve constamment rompu, (et par là, relativisé), par

les citations où les voix des mystiques sont convoquées et où la subjectivité s’exprime

explicitement. Dans la conclusion, par exemple et d’une manière exemplaire de

l’ensemble du texte, les deux citations font intervenir le /je/ ou le /soi/ : «je ne sais [...]

suis-je sûr» [6], «il faut se jeter au centre» [7]. Si l’énonciateur du texte ne parle pas

explicitement au /je/, les mystiques qu’il cite font jouer les rapports de la subjectivité et

de l’intersubjectivité en mettant en scène /je/ et /tu/, /moi/ et /toi/ et /nous/. Toutefois, la

subjectivité du discours n’est pas limitée aux citations, — ce qui produirait une attitude

de neutralité en délimitant explicitement deux isotopies énonciatives parallèles, l’une

dépourvue des indices explicites de l’énonciation, l’autre permettant à la subjectivité de

s’exprimer par d’autres voix que celle de l’énonciateur — ; quoique indirectement, le

style énonciatif impersonnel est en effet fortement modalisé. L’énonciateur impose sa

subjectivité, mais implicitement.

167 La terminologie dans les sciences du langage étant variable selon les auteurs, nous adopterons autant que possible la terminologie sémiotique telle que proposée dans le dictionnaire de Greimas et Courtés. Dans ce cas-ci, le terme /affirmatif/ est retenu pour désigner l’une des quatre catégories d’énoncés selon la grammaire traditionnelle (énoncés affirmatif, négatif, interrogatif et impératif).

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1.1512 Rapport à l’objet

Le rapport à l’objet est également situé d’entrée de jeu en incipit. Embrayé sur le

plan du langage avec le sens du «mot» mystique, le discours passe sans explication à un

autre plan de réalité. Un abyme sépare les énoncés [2] et [3] : dans l’énoncé [2] il est

encore question du mot, d’un fait de langage ; dans l’énoncé [3], il n’est plus question du

«mot» mais de «la mystique», une réalité définie par une figure spatiale, un «au-delà».

Alors que dans l’énoncé [2] le sens du mot «mystique» était situé en proximité spatiale

(au sens du mot) «mystère», dans l’énoncé [3] c’est une réalité, «la mystique», qui est

identifiée au mystère. Il n’y a plus de rapport spatial entre deux objets de la pensée, le

rapport spatial est écrasé par la substance de l’objet. À partir de là, la mystique sera

toujours considérée une réalité dans le reste du texte. Il n’est pas possible cependant de

conclure qu’il s’agit de la réalité empirique, puisque l’objet reste constitué d’une

métaphore spatiale, un «au-delà», et que le mystère est une réalité d’ordre cognitif. La

réalité dont on parle est donc une réalité placée sur le même plan que la réalité

empirique, sans en être.

1.1513 Quel énonciataire pour quel énonciateur?

Pour qui le mot mystique peut-il «sembler chargé d’ambiguïté» [1]? Il semble

que ce ne soit pas pour l’énonciateur, puisqu’il se présente comme compétent, comme

nous venons de le voir, puisqu’il pourra discourir sur la mystique «dans son sens

authentique» [2] et que, s’il laisse planer un doute («en parler exigerait d’en avoir

l’expérience» [4]), il en retire le bénéfice quant à sa propre capacité de parler de la

mystique. Sans qu’il soit fait mention explicitement dans l’incipit de l’énonciataire,

celui-ci est posé implicitement comme celui pour qui l’énonciateur discourra et surtout

pour qui il lèvera l’ambiguïté et dissipera la confusion. L’attitude de l’énonciateur est

donc motivée par une action bien précise, un procès de transformation de la situation de

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l’énonciataire. L’énonciateur se place dans une position de supériorité, de sujet de

savoir, vis à vis de l’énonciataire.

1.152 Modalisation de l’énonciation

L’incipit et la conclusion offrent un bon exemple de la modalisation de ce texte

qui joue autant sur le plan axiologique que véridictoire. La première modalité à entrer en

scène est une modalité aléthique et véridictoire des plus mitigées, /peut sembler/ : «Le

mot mystique souvent utilisé de manière arbitraire peut sembler chargé d’ambiguïté»

[1]. Cette modalité fait occurrence deux autres fois, dans les contextes suivants : «En la

vivant [la religion] à son point ultime, ils [les mystiques] pouvaient sembler la menacer»

(p. VII) et «Apparemment, rien ne peut sembler changé pour un regard inattentif» (p.

XXII)168. Il est donc question du rapport de la vérité aux apparences, sémiotiquement de

la modalité véridictoire du /secret/ (/non paraître/) dans son rapport à la vérité (/être/) : il

est possible que rien ne paraisse changé mais (sous-entendu : en vérité ou en réalité) il y

a changement ; les mystiques peuvent sembler menacer la religion mais (en vérité) il

n’en est rien.

Dans l’énoncé de l’incipit [1-2], la modalisation véridictoire /peut sembler/ se

rapporte à l’attitude énonciative qu’adopte l’énonciateur ; l’implicite de l’énoncé peut

être interprété comme ceci : souvent, le mot mystique peut sembler ambigu et confus,

mais (en vérité) il est possible [pouvoir] à l’énonciateur d’en donner le sens authentique,

non ambigu ni confus. Il est remarquable que cette modalisation soit dans l’isotopie du

terme mystique telle que construite par l’énonciateur dans ce texte : «[la mystique] se

présente comme “un voyage secret” [...] à la recherche du Deus absconditus» (p. VI).

L’attitude de l’énonciateur est celle-là même qu’il reconnaît comme étant la situation

168 Sans compter des expressions équivalentes comme «le centre lui-même peut apparaître errance» (p. VIII).

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dans laquelle se trouve les mystiques, la situation véridictoire du /secret/169.

L’énonciateur se positionne donc lui-même au même niveau que les énonciateurs

mystiques.

[1] Le mot «mystique», souvent utilisé d’une façon arbitraire, peut sembler chargé

d’ambiguïté et prêter à confusion.

La modalité véridictoire est dépendante d’une modalité volitive (/vouloir/),

l’«arbitraire», l’une des peu nombreuses manifestations de cette modalité. Elle fait

occurrence quatre fois ailleurs dans le texte, dans les contextes suivants : «son autorité

[de la religion] peut devenir arbitraire» (p. VII), «[les typologies de la mystique] peuvent

favoriser les classements arbitraires» (p. XX) et «[le fait de consacrer un petit nombre de

pages au Nouveau Testament] ne provient pas d’une décision arbitraire» (p. XVIII).

Dans tous ces énoncés, l’«arbitraire» est connoté négativement. Il en va de même du

«désir», autre occurrence de la modalité du /vouloir/, qui a valeur de définition de

l’élément mystique, mais dans sa négation : «la vacuité des désirs apparaît l’expérience

fondamentale du mystique» (p. XII). La tendance de la volonté est associée à l’erreur :

«on croit volontiers qu’il s’agit de procédés de style [...] il n’en est rien» (p. XI). Par

contre, sous le terme d’«aspiration», la modalité volitive est connotée positivement et a

également valeur de définition : «La nostalgie de la lumière est éprouvée par le mystique

comme une aspiration à l’unité» (p. XVI) et «Sa tension [de l’âme] vers l’Un, son

aspiration vers lui, la monopolise et l’absorbe» (p. XII). Il faut noter au passage que la

modalité volitive est dans ce cas associée à la figure de l’unité, placée en position

d’objet de valeur ; l’unité est donc valorisée et fait l’objet du désir. Enfin une dernière

occurrence de la modalité du /vouloir/ est connotée négativement : «rien de plus difficile

que d’accepter l’amour sans le vouloir exclusif ou privilégiant» (p. XXIV) — pour un

bilan global négatif : sur neuf occurrences de la modalité du /vouloir/, sept sont

négatives.

169Modalité véridictoire constituée par les termes du /non-paraître/ conjoint à l’/être/. (Greimas et Courtés, article «Secret», p. 324).

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Dans la mise en place de la situation énonciative, la modalité volitive de

l’«arbitraire» est responsable de ce que le mot mystique peut sembler chargé

d’«ambiguïté» et prêter à «confusion», deux termes évaluatifs négatifs sur le plan

épistémique. Autrement dit, le mot mystique est souvent chargé d’ambiguïté et confus

parce qu’il est utilisé de façon arbitraire. Et donc, implicitement, s’il n’est pas utilisé de

façon arbitraire, il perdra ces défauts d’ambiguïté et de confusion. L’enchaînement de

l’énoncé suivant : «Dans son sens authentique [...]» [2] confirme cette logique, puisque

l’énonciateur livre le sens «authentique», terme évaluatif positif en opposition aux

termes négatifs «ambiguïté» et «confusion». L’énonciateur fait l’équation suivante :

lorsqu’il est utilisé arbitrairement le mot mystique est alors ambigu et confus ;

l’énonciateur donne pour sa part son sens authentique, qui n’est donc pas arbitraire, qui

ne dépend donc pas de la volonté. Mais, comme nous l’avons déjà souligné, si

l’arbitraire produit l’ambiguïté et la confusion, rien n’est dit sur ce qui produit

l’authentique. L’authentique est imposé par l’énonciateur. Le parti pris sur le plan

énonciatif qui associe négativement volonté et confusion en les opposant à l’authenticité,

est comparable sur le plan du contenu au peu de cas manifesté pour la modalité volitive

dans l’isotopie de la mystique, telle que construite par l’énonciateur. La modalité

volitive ne sera en effet acceptée et valorisée que sous un seul aspect : le désir d’unité.

Nous avions remarqué, lors de l’analyse de la modalité volitive dans l’incipit,

que lorsque, sous le terme d’«aspiration», cette modalité était axiologisée positivement,

elle était associée à une figure qui a fonction d’objet de valeur : l’unité. Cette

modalisation se retrouve dans la conclusion où elle se réfère cette fois explicitement à

l’attitude de l’énonciataire : «Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse [...] à ceux qui

éprouvent une nostalgie de l’Unité» [5]. Dans la conclusion, l’énonciateur définit

explicitement son énonciataire, l’énonciataire à qui il s’adresse : «Cette Encyclopédie

s’adresse [...] à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité [...]» [5]. Il lui adresse

explicitement un protocole de lecture : «Telle doit être la démarche entreprise par le

lecteur» [8]. La modalité déontique est très présente dans la conclusion (quatre

occurrences dans les trois dernières phrases) : «Il faut se jeter au centre [...]» [7] ; «Telle

doit être la démarche [...]» [8] ; «L’oeuvre mystique exige [...] il convient de [...]» [9].

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Mais ce protocole aura été suggéré implicitement au lecteur tout au long du texte : il y a

un prix à payer pour le dévoilement du mystère de la mystique, qui consiste dans une

série d’exigences à rencontrer, de devoirs à accomplir pour l’énonciataire, — et à partir

du tout début, de l’incipit, où est énoncé le protocole de l’énonciateur : «En parler

exigerait d’en avoir l’expérience» [4]. La modalisation selon le /devoir/ est d’une grande

importance dans ce texte. Dans ses diverses dénominations, elle fait 44 occurrences, ce

qui représente une masse importante si on compare aux neuf (9) occurrences de la

modalité du /vouloir/. Elle est cependant surpassée par la modalité du /pouvoir/ qui fait

55 occurrences, principalement comme modalité aléthique de /possibilité/. La possibilité

de la mystique est ainsi constamment problématisée et la solution trouvée dans le

/devoir/, principalement dans le sens de nécessité et de condition : «C’est uniquement

par [nécessairement, /devoir/] l’activité pneumatique qu’il devient possible [condition de

possibilité] de saisir [/savoir/] l’importance de la contemplation chez les mystiques» (p.

XIX).

1.153 Les figures

Cette préface à l’Encyclopédie des mystiques est un discours cognitif, non

figuratif, pour introduire le public lecteur à la notion de mystique. Non-figuratif, il n’en

est pas pour autant dépourvu de figures, celles-ci se référant alors, comme nous l’avons

expliqué dans l’introduction à l’état de la question (voir supra p. 54), non pas au monde

naturel mais à l’univers cognitif. L’«unité» est l’une des figures théoriques importantes

de ce texte, donnant lieu à une forte isotopie. L’unité est thématisée comme telle sous les

termes : l’Un, unité, union, unir, unifié, unique170 (31 occurrences) auxquelles il faut

ajouter des figures spatiales de l’unité : centre (5 occurrences), coeur, fond, point,

stabilité (repos, paix, sérénité), fixité, immobilité, plénitude/vide, et des figures

psychologiques : adhésion, autonomie, perfection. Il faut considérer que l’isotopie est

réalisée également par ce qui lui est contraire, l’antithèse de l’unité et l’anti-programme

170 Une thématisation d’influence néoplatonicienne.

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de l’unification, isotopie très dense et conjuguée sous tous ses aspects : dualité,

dialectique, écartèlement, fossé, séparation, dissymétrie, dispersion, errance,

fragmentation, multiplicité, division, discontinuité, instabilité, différences. Cette quantité

impressionnante de dénominations indique un marquage important de l’isotopie de

l’unité, dans ses deux versants, positif et négatif.

À cette thématisation explicite, il faut ajouter un grand nombre de modalisateurs

qui rendent compte dans le discours énoncé de l’adhésion de l’énonciateur à la valeur de

ces figures théoriques. Le quantitatif permet de rendre compte ici de la forte densité des

marques de l’attitude subjective parce que la répétition de faits langagiers est l’une des

traces de manifestation du désir inconscient (qui insiste). De plus, si, sur le plan

littéraire, «de tels faits de récurrence construisent peu à peu, et graduellement, des codes

[...] définissant telle ou telle pratique littéraire concrète»171, nous abordons alors quelque

chose comme le style de l’énonciataire motivé par le désir mystique. En ce sens, la

fréquence de l’occurrence du terme «tout» (41 occurrences) et d’autres termes connotant

l’idée de totalisation en même temps que d’unité, axiologisée positivement ou

négativement, que ce soit dans le temps, dans l’espace ou concernant les acteurs, est très

remarquable. En voici le décompte : tout (41 occurrences), toujours (10), jamais (4),

continu, constamment, perpétuellement, de tout temps (6), éternité, éternel (5),

seulement, uniquement (5), aucun, nul, rien (13), perfection, parfait (4), tout entier,

entièrement (2), chaque, chacun, partout, universel (1). Et afin de donner au lecteur une

idée de la densité signifiante de ces marqueurs, voici une série d’énoncés où on peut

juger des marqueurs dans leur contexte :

L’Un résout toute altérité ; le reconnaître est source de parfaite autonomie (p. VII)

tout mystique est nécessairement plus ou moins solitaire (p. IX)

un état de recueillement continu qui ... la soustrait [l’âme] à tout ce qui pourrait la disperser (p. XIV)

Toute discordance rompt l’harmonie (p. XIX)

171 Georges Molinié, La stylistique, p. 19.

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où tout prend sa source et son sens (p. XXVIII)

ce fond de l’âme où tout est Un (p. XI)

l’esprit possède toujours dans son fond [...] (p. XII)

retrouver l’unité parfaite (p. XIV)

Les mystiques n’apparaissent jamais des personnages rassurants (p. VII)

aucune inquiétude ne le trouble [le mystique] (p. XIX)

C’est uniquement par l’activité pneumatique qu’il devient possible de saisir l’importance de la contemplation chez les mystiques (p. XIX)

L’énonciateur procède ainsi à un mouvement de généralisation, d’homogénéisation,

voire d’absolutisation des figures de la mystique, toutes ramenées à l’idée d’unité.

1.154 Le désir d’unité

[5] Cette Encyclopédie des mystiques s’adresse aux amants de la lumière, aux croyants

et incroyants, à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà des religions

particulières.

[7] [...] «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où tout prend sa source et son

sens.»

[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une

passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)

Le désir d’unité est associé sur le plan thymique à la «nostalgie». Dans le reste

du texte, les deux autres occurrences du terme «nostalgie» sont également mises en

rapport avec l’unité : «La nostalgie de la lumière est éprouvée par le mystique comme

une aspiration à l’unité» (p. XVI) et associée à la stabilité, une figure de l’unité :

«l’homme intérieur éprouve une nostalgie de stabilité» (p. XI). La passion du mystique

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réside donc, selon l’énonciateur, dans le sentiment de nostalgie, sentiment de tristesse

mitigée (de joie triste) et de regret qui est désir de retour «où tout prend sa source et son

sens». Dans une grande cohérence, la modalité volitive est connotée positivement, dans

l’ensemble du texte, uniquement quand elle signifie regret de l’unité ou aspiration à

l’unité.

1.1541 Devoir désirer l’unité

L’attention aux modalités aura permis de constater l’importance de la modalité

du /devoir/ dans ce texte, parallèlement à la dépréciation de la modalité du /vouloir/ sauf

dans le cas du désir d’unité où, alors, elle est survalorisée. Le désir d’unité est

effectivement valorisé au point de résumer la mystique et surtout, au point d’être imposé

à l’énonciataire par l’énonciateur. Voilà probablement la principale caractéristique de ce

texte sur le plan épistémologique : le désir d’unité est présenté comme un /devoir/ à

l’énonciataire :

[7] [...] «Il faut se jeter au centre, au coeur, au rond-point où tout prend sa source et son

sens.»

[8] Telle doit (p. XXVIII) être la démarche entreprise par le lecteur de ces textes sur la

mystique.

[9] L’oeuvre mystique exige un être passionné, il convient de partager l’élan d’une

passion pour en découvrir la beauté. (p. XXIX)

Et l’isotopie formée par les figures de la totalisation peut être considérée également

comme une forme de /devoir/, de nécessité, puisque la totalisation, l’absolutisation ou

l’homogénéisation ne laisse aucun (autre) choix.

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1.1542 Une énonciation dualiste

On ne peut manquer de relever une contradiction énonciative : si l’énonciateur se

fait le champion de l’unité, sa propre énonciation est cependant dualiste, puisqu’elle

oppose constamment l’unité, comme valeur, à tout ce qui n’est pas unitaire. L’énoncé

«L’Un résout toute altérité ; le reconnaître est source de parfaite autonomie» (p. VII)

apparaît paradigmatique du programme d’unification qui est pour l’énonciateur le

programme mystique. Le rejet de l’altérité est remarquable dans ce texte. L’altérité y

tient le rôle d’anti-programme.

Le dualisme s’exprime également sur le plan de l’énoncé (du contenu) par le rôle

attribué à l’ascèse. On a vu que la modalisation du sujet mystique, dans ce texte, passe

aussi par la possibilité (/pouvoir/), modalité constamment problématisée et résolue par le

/devoir/, principalement dans le sens de nécessité et de condition (voir supra p. 137). La

réalisation du programme d’unification apparaît donc possible, mais sous certaines

conditions, les conditions d’une ascèse, donc dans une situation dualiste (ou binaire) :

«Pour arriver à éveiller cette fine pointe [de l’âme] de multiples dépouillements sont

nécessaires [...] l’approche du mystère nécessite l’ascèse» (p. XIII).

1.155 Conclusion : une attitude épistémique unitaire

L’attitude que l’énonciateur à la fois attend des énonciataires et leur prescrit est

celle du désir de l’unité, qui est la figure par excellence de la mystique pour lui. Il

n’admet qu’un sujet de l’énonciation homogène, où énonciateur et énonciataire partagent

la même attitude désirante : le désir d’unité. De plus, l’attitude unitive est explicitement

dissociée, par l’énonciateur, du discours symbolique des religions : «Cette Encyclopédie

des mystiques s’adresse [...] à ceux qui éprouvent une nostalgie de l’Unité située au-delà

des religions particulières» [5]. Dans cette vision épistémique, le symbolique n’a pas une

position de précédence ; c’est plutôt le désir de retour à un état (imaginaire) d’unité

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originaire (préverbal) qui est valorisé. Dans ce cas, s’il est conscient et thématisé, il est

difficile de décider si le désir d’unité est ici conscientisé : la conscientisation requérant

une mise en rapport ternaire, une médiation (c’est ce que nous verrons plus loin avec

Certeau), qui est ici refusée.

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1.16 Meslin, Michel. «L’expérience mystique : approches et définitions». Encyclopédie des religions. Paris : Bayard Éditions, 1997. Vol. 2, p. 2307-2313

[introduction]

[1] Le mot «mystique», bien souvent employé à tort, a d’abord été en français un adjectif

qualifiant ce qui est caché, relatif à des mystères initiatiques, tels, dans l’Antiquité, les

mystères d’Éleusis, puis ce qui a trait au mystère de l’Être divin.

[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un

mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.

[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de

connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse

l’humain et lui demeure en partie inaccessible.

[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison

humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner

une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.

[5] Mais les mots pour décrire l’expérience qui en est faite sont toujours dans le même

registre — contact, présence, fusion : l’expérience mystique est concrète.

[6] L’Absolu, qui en est l’objet, peut être le sujet lui-même, plongeant vers le dedans de

soi afin de retrouver l’identité de son soi à un Tout dont le soi ne se distingue pas ; ou

bien l’altérité transcendante d’un Dieu.

[7] Dans le premier cas, la descente en soi pour parvenir à trouver l’infini dans l’intime,

fonde une mystique intravertie, une mystique d’immanence.

[8] Dans le second cas, on parlera de mystique extravertie, de mystique de l’Autre.

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[9] Bien qu’opposés dans leurs modalités, ces deux types aboutissent tous deux à la

perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie, quelles que soient les techniques

employées pour y parvenir.

[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions

culturelles et religieuses différentes. [...]

[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage

d’une religion ni d’une culture.

[12] Elle est un phénomène humain, d’ordre spirituel, omniprésent quoique avec de

notables variantes. (p. 2307-1-2)

1.161 Structure de l’énonciation

La structure d’énonciation est mise en place par l’emploi exclusif du pronom

indéfini «on», qui représente autant l’énonciateur que l’énonciataire. Le contrat

énonciatif correspond au contrat canonique des ouvrages de référence : l’énonciateur

(spécialiste) s’adresse à un énonciataire (spécialiste ou non) dans un but didactique. La

position de l’énonciateur, comme nous l’avons vu dans d’autres cas (Encyclopédie des

mystiques, DVS), se trouve d’entrée de jeu posée en tant que spécialiste ou expert.

L’énoncé «Le mot mystique, bien souvent employé à tort» [1] sous-entend que

l’énonciateur a une position de surplomb qui lui permet de constater le fait épistémique

qu’on se trompe «bien souvent» sur la signification du mot mystique — et

éventuellement d’y remédier. Sur la base de l’incipit, le programme de l’énonciateur

consisterait donc à remédier à cette situation (anti-programmatique) et donc à informer

l’énonciataire le plus et le mieux possible, (à partir de sa propre approche), sur l’objet en

question.

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Cependant, l’approche de l’énonciateur n’est pas explicitée (c’est pourquoi nous

l’avons mise entre parenthèses). Le texte est très peu référencé sur le plan de la

documentation ainsi que sur le plan de la méthode. Les seuls indices qu’on ait sont : une

référence intratextuelle au champ de l’«anthropologie religieuse» (p. 2308-2), ce qui

reste encore bien général, — et des indices paratextuels : l’ouvrage dans lequel l’article

s’insère et les références bibliographiques. De plus, l’énonciataire ne saura jamais en

quoi «le mot mystique est employé à tort». Si la production textuelle répond à une

problématique, l’énonciataire est en droit de la connaître pour pouvoir exercer son

propre jugement. Les rapports entre l’énonciateur et l’énonciataire ne sont donc pas

posés de manière égalitaire. Ce qui n’est pas toujours le cas, même dans les ouvrages de

référence : on l’a vu notamment avec le Vocabulaire [...] de la philosophie de Lalande,

où une place est ménagée pour le jugement de l’énonciataire. De plus, en raison du

vague méthodologique et référentiel, le statut d’actant individuel ou collectif de

l’énonciateur n’est pas bien établi. Il semble que ce soit l’approche de l’énonciateur-

auteur qui domine dans ce texte ; le signataire de l’article censé représenter les sciences

des religions semble, en fait, rendre un point de vue en bonne partie individuel (du genre

synthèse personnelle). Ce qui n’est pas toujours le cas non plus : la rédaction du

Lalande, pour garder cet exemple, n’a pas d’autre position que de rendre compte du

savoir philosophique et de diffuser ce savoir collectif. Mais ici, le point de vue est

imposé à l’énonciataire par l’énonciateur, qui semble tenir pour acquis que les deux

partagent la même position ou encore que son propre point de vue est universel.

De style ostensiblement objectif, le texte ne comporte que deux légers écarts à

cette forme énonciative. En effet, alors que dans l’ensemble du texte, le pronom «on» est

employé pour représenter les énonciataires du discours mystique et les énonciateurs du

discours sur la mystique, dans deux cas «on» représente, en plus, la position mystique

elle-même.

On retrouve ainsi les deux types d’expérience mystique : immanence de la mystique du soi, union à la transcendance où l’on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un et Créateur (p. 2308)

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Mais on ne peut atteindre le vrai sens de la Parole révélée qu’à travers l’expérience de l’union la plus totale avec le locuteur divin (p. 2313)

Comme il est possible de le constater dans le premier énoncé où les deux emplois co-

occurrent dans une même phrase, il y a un glissement par lequel le «on» énonciateur et

énonciataire de la mystique («on retrouve ainsi les deux types d’expérience») devient

énonciateur et énonciataire mystique («on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un»).

Dans le deuxième cas, il ne fait pas de doute que le pronom «on» représente quiconque

ou toute personne : l’énoncé paraphrasé pourrait se lire comme suit : «pour atteindre le

vrai sens de la Parole révélée toute personne doit passer par l’expérience de l’union la

plus totale...». Nous ne voulons pas accorder trop d’importance à ce détail énonciatif,

mais nous pensons qu’il est tout de même significatif d’un implicite dans la position

(sous-entendue ou désirée) de l’énonciateur et qu’il produit quelque effet sur le sujet de

l’énonciation, qui devient un sujet capable de comprendre la position mystique de

l’intérieur, pourrait-on dire. Nous avons déjà vu cette position épistémique — qu’il faut

bien être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre la mystique —

explicitement thématisée dans l’Encyclopédie des mystiques (quoique non critiquée) ;

nous l’avons vu très discrètement sous-entendue chez Lalande ; nous la verrons

thématisée et critiquée par Certeau sous la forme d’un point de vue épistémique

mystique ; ici, il semble qu’elle échappe à l’énonciateur. Nous observerons également au

passage que ce fait textuel coïncide, dans les deux cas, sur le plan du contenu, avec le

même type d’objet mystique : le Dieu Un mais aussi Créateur, donc transcendant, et qui

est locuteur divin, qui a révélé sa Parole, le Dieu donc du monothéisme judéo-chrétien

(comme si le naturel culturel faisait retour).

La structure d’énonciation intersubjective repose donc sur un faire savoir de

l’énonciateur à l’énonciataire. La relation entre énonciateur et énonciataire présente un

dénivellement dans les positions : la définition est imposée à l’énonciataire par

l’énonciateur (lui-même en réaction contre une définition «imposée» inconsciemment

par sa propre culture?).

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152

1.162 Modalisation du sujet et rapport à l’objet

[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un

mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.

[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de

connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse

l’humain et lui demeure en partie inaccessible.

[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison

humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner

une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.

La modalité dominante (et également dans l’ensemble du texte) est celle du

/pouvoir/, dans le sens surtout de capacité. La question principale du sujet d’énonciation

tourne autour de la capacité du sujet à atteindre l’objet, mais la question de la capacité

est elle-même déterminée par la définition de l’objet. On le voit ici dans l’introduction,

la mystique est mise en opposition à la philosophie sur la base de l’accessibilité de

l’objet : l’objet de la philosophie peut être appréhendé et compris par la raison humaine,

l’objet de la mystique est insaisissable (ne peut être appréhendé et compris) par la raison

humaine. La modalisation du sujet mystique est située sur le registre cognitif puisqu’il

s’agit d’un mode de «connaissance» [3], mais cette «connaissance» ne correspond pas à

sa définition cognitive usuelle d’ordre «intellectuel et rationnel», parce que, c’est

effectivement la raison qui est donnée dans le texte, l’objet «dépasse l’humain et lui

demeure en partie inaccessible» [3]. Nous saisissons ici la position épistémologique de

l’énonciateur : c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance et non le mode de

connaissance qui construit l’objet. La mystique se retrouve toute dans l’objet.

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1.1621 Un objet épistémique insaisissable

[2] Ce n’est qu’au début du XIXe siècle qu’il devient un nom commun, désignant un

mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu.

[3] Il s’agit, certes, d’une connaissance qui est d’un tout autre ordre que les modes de

connaissance intellectuelle et rationnelle, car elle se réfère à un objet qui dépasse

l’humain et lui demeure en partie inaccessible.

[4] Alors que le langage philosophique définit par des concepts une réalité que la raison

humaine peut appréhender et comprendre, le langage des mystiques entend faire deviner

une réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés humaines.

L’objet mystique est représenté par la figure de l’Absolu et la mystique est ici

définie comme un «mode connaissance [...] d’un Absolu» [2]. Le mode de connaissance

«mystique» n’est pas intellectuel ni rationnel parce que l’objet de la connaissance n’est

pas accessible [3], alors que le mode de connaissance de la philosophie est intellectuel et

rationnel parce que l’objet de la philosophie est une «réalité que la raison humaine peut

appréhender et comprendre» [4]. Or, nous ne pensons pas nous tromper en disant que

l’Absolu est notoirement une catégorie philosophique (peut-être peut-il être importé

dans d’autres champs, mais il est au départ de la philosophie occidentale). Mais même

sans faire appel à cet élément extratextuel, l’Absolu est, dans le texte, une réalité d’ordre

cognitif, puisqu’on peut la penser et en parler. Il y aurait alors deux Absolus, l’un

accessible à la pensée philosophique intellectuelle et rationnelle, l’autre inaccessible à

cette pensée, ce qui constitue une aporie. De plus et inversement, si l’objet était le

même, puisque c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance, il n’y aurait pas de

différence non plus entre le mode de connaissance philosophique et le mode mystique.

La logique de l’argumentation et la position épistémologique de l’énonciateur

apparaissent donc contradictoires, un signe du problème épistémique que représente la

mystique, lorsqu’on l’envisage dans la perspective de l’objet.

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L’Absolu est mis sur le même plan qu’«une réalité» [4], une réalité qui a comme

caractéristique d’être «inaccessible» [3] ou «insaisissable» [4]. Si, dans la logique du

texte, c’est l’objet qui détermine le mode de connaissance, c’est donc l’Absolu, ou une

réalité inaccessible et insaisissable, qui détermine le mode de connaissance

«expérimental et concret» de la mystique [2]. Logiquement, l’objet «l’Absolu»

favoriserait donc un mode de connaissance expérimental et concret, plutôt que

intellectuel et rationnel. Le rapport à élucider serait alors celui qui s’établit entre un

mode connaissance «expérimental et concret» et une réalité «insaisissable et

inaccessible» : pourquoi une réalité ou un objet inaccessible favoriseraient-ils ou

exigeraient-ils un mode de connaissance «expérimental et concret»?

1.1622 L’objet : un acteur changeant

Nous nous rabattrons sur le parcours actoriel pour tenter de saisir comment se

déploie l’isotopie dans ce texte. Des énoncés [1] à [12], les figures de l’objet changent

constamment dans un mouvement de substitution. Chacune des figures actorielles a son

propre parcours.

[1] ACTEUR 1 Le mot «mystique», PARCOURS bien souvent employé à tort, a d’abord été

en français un adjectif qualifiant ce qui est caché, relatif à des mystères initiatiques, tels,

dans l’Antiquité, les mystères d’Éleusis, puis ce qui a trait au mystère de l’Être divin. [2] Ce

n’est qu’au début du XIXe siècle qu’

ACTEUR 1 il devient un nom commun, PARCOURS désignant

ACTEUR 2 un mode de connaissance expérimentale et concrète d’un Absolu. [3] Il

s’agit, certes, d’

ACTEUR 2 une connaissance PARCOURS qui est d’un tout autre ordre que les modes

de connaissance intellectuelle et rationnelle, car

ACTEUR 2 elle PARCOURS se réfère à

ACTEUR 3 un objet PARCOURS qui dépasse l’humain et lui demeure en partie

inaccessible. [4] Alors que

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ACTEUR 1 le langage PARCOURS philosophique définit par des concepts

ACTEUR 4 une réalité PARCOURS que la raison humaine peut appréhender et

comprendre,

ACTEUR 1 le langage PARCOURS des mystiques entend faire deviner

ACTEUR 4 une réalité PARCOURS qui demeure insaisissable aux seules facultés

humaines.

__________

Figure 8 Parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions

Ce mouvement étant continu dans l’ensemble de la séquence [1-12], nous abrégerons

l’analyse en suivant simplement le mouvement d’entonnoir, en observant ce qui se

trouve au goulot de l’entonnoir. La séquence [1-12] se compose de trois sous-séquences

introduites par des acteurs (figures actorielles) relevant de l’isotopie du langage : le mot

[1], le langage [4], les mots pour décrire [5]. Les trois parcours déploient les figures

suivantes :

acteur figures terme

parcours 1) le mot (mystique) [1] → la connaissance [2] → l’Absolu [2]→ un objet [3]

(inaccessible)

parcours 2) le langage (philosophique) [4] → → une réalité [4]

(accessible)

parcours 3) les mots pour décrire [5] → l’expérience [5]→ l’Absolu [6]→ l’objet [6]→

→ la perception [9] → l’unité [9]→ l’identification [9]

→ la mystique [11] → un phénomène [12]

(accessible?)

___________

Figure 9 Le terme des parcours de l’objet «mystique» dans l’Encyclopédie des religions

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L’entonnoir aboutit aux concepts d’«objet», de «réalité» et de «phénomène» qui forment

une isotopie de l’objet. Le parcours de figures relevant de l’isotopie du langage, le

«mot», le «langage» et «les mots» aboutissent dans une isotopie de l’objet formée par les

termes «objet», «réalité» et «phénomène». Les figures relevant de l’isotopie du langage

ont un statut descriptif et n’ont de valeur que par l’objet auquel elles aboutissent.

À l’énoncé [6], l’objet est identifié à l’Absolu :

[6] L’Absolu, qui en est l’objet, peut être le sujet lui-même, plongeant vers le dedans de

soi afin de retrouver l’identité de son soi à un Tout dont le soi ne se distingue pas ; ou

bien l’altérité transcendante d’un Dieu.

À l’énoncé [9], l’aboutissement est thématisé par la figure de l’unité :

[9] Bien qu’opposés dans leurs modalités, ces deux types aboutissent tous deux à la

perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie, quelles que soient les techniques

employées pour y parvenir.

La figure de l’Absolu s’élabore donc dans deux formes ou deux isotopies secondaires

par rapport à la dominante (celle de l’objet) : ou bien le sujet, le Tout, l’infini, ou bien

l’altérité, Dieu, l’Autre [6-8]. Mais puisque ces deux formes ne sont en définitive que

deux variables de la figure de l’unité, l’objet l’Absolu peut être défini autant par les

caractéristiques de l’une que de l’autre forme : l’Absolu peut être défini virtuellement

autant par l’isotopie du sujet-Tout-infini que par celle de l’altérité-Dieu-l’Autre. Ce n’est

donc pas la différence entre ces isotopies qui importe, mais la présupposition qu’elles

représentent la figure de l’unité, qui représente à son tour l’aboutissement du parcours

mystique.

[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions

culturelles et religieuses différentes. [...]

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[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage

d’une religion ni d’une culture.

[12] Elle est un phénomène humain, d’ordre spirituel, omniprésent quoique avec de

notables variantes.

Les différences entre les types de mystique, différences d’ordre culturel et

religieux, si elles sont inévitables («Bien évidemment, [elles sont] différentes» [10]),

apparaissent pratiquement accessoires puisque le critère définitoire est en définitive leur

unité. L’importance accordée à l’unité de la mystique sur ses différences est renforcée

par le fait que la mystique est placée en position d’extériorité à la culture. Si «la

mystique n’est jamais l’apanage d’une religion ni d’une culture» [11], c’est qu’elle ne

leur appartient pas exclusivement. Un espace extérieur apparaît ici, le «phénomène

humain d’ordre spirituel» [12], qui chapeauterait la culture, qui serait présent partout

(«omniprésent» [12]) peu importe les cultures en quelque sorte. L’attitude

épistémologique pose ici que le spirituel est, au moins en partie, extérieur et supérieur à

la culture. En suivant l’argumentation, il faudrait également conclure que l’Absolu

(Tout, Dieu, le sujet, l’altérité), l’objet «qui dépasse l’humain et lui demeure en partie

inaccessible» [3], que «la réalité qui demeure insaisissable aux seules facultés

humaines» [5] «est un phénomène humain» [12] et que c’est ce caractère d’humanité qui

le place au-dessus des variations culturelles, ce qui est un contresens. Ce qui fait le lien

d’équivalence entre les deux formes que peut prendre l’objet, c’est «la perception d’une

unité à laquelle le sujet s’identifie» [9] : l’Absolu, la réalité mystique supposée

«dépasser l’humain» [3] se trouve ramenée à une «perception» et à une «identification»

[9], opérations propres du sujet humain. Il n’y a pas moyen de décider du statut de

l’objet dans ce texte.

L’énonciateur n’est pas sans s’apercevoir qu’il y a problème lorsqu’il se

demande : «Les différences de représentations de cet Absolu qui est l’objet de

l’expérience ne modifient-elles pas foncièrement l’Absolu recherché?» (p. 2308-1). La

problématique restera cependant sans réponse. Nous pensons que la difficulté de ce texte

a sa source dans la modalisation du sujet de l’énonciation et que ce cas est exemplaire de

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l’influence de la modalisation du sujet d’énonciation sur l’énoncé, sur le contenu. Nous

venons d’observer que la modalité dominante dans ce texte est celle du /pouvoir/ et

qu’elle déterminait l’attitude épistémique en termes de capacité du sujet à atteindre un

objet. La première forme de la modalité du /pouvoir/ est celle de /pouvoir savoir/, qui

n’est jamais mise en question dans l’énonciation, même si elle constitue le thème de

l’énoncé (l’objet insaisissable et inaccessible). La seconde forme est celle de /pouvoir

devenir/ mystique, c’est-à-dire la question du comment. La capacité du sujet humain à

entrer en contact avec l’objet inaccessible est affirmée, sous condition d’une ascèse

(dans une situation binaire), où la volonté humaine «joue un rôle capital» (p. 2309-1) :

On peut donc dire, en un sens, que c’est l’homme ou la femme qui, en décidant ce dépouillement et cette simplification, peuvent, quand et s’ils le veulent, parvenir à l’union avec l’Absolu. Celui-ci peut être rencontré, expérimenté lorsque les obstacles [...] auront été déblayés. (p. 2309-2)

La modalité du /vouloir/ a ici la forme de la volonté, d’un /vouloir pouvoir/ (à la

différence du désir, qui est un /vouloir/ simple ou un /vouloir vouloir/ ou encore un

/pouvoir vouloir/). Le sujet de l’énonciation apparaît donc convaincu du pouvoir ou de la

capacité de l’humain à «parvenir», par ses moyens propres, à l’objet mystique. Mais ces

moyens ou ces conditions ressortissent à l’ordre binaire : l’ascèse a été présentée

longtemps comme la condition nécessaire à l’expérience mystique (d’où le titre du

Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique). En outre, l’attitude épistémique

n’étant pas interrogée, elle n’atteint pas le niveau épistémologique.

1.163 Pouvoir être mystique

Nous remarquerons, pour terminer, une incongruité que nous croyons

significative de la modalisation selon le pouvoir qui domine le sujet de l’énonciation de

ce texte. Il est en effet remarquable que la modalité du /pouvoir/ soit thématisée dans le

texte sous la forme du désir de pouvoir. Le lecteur voudra bien prendre connaissance du

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fragment de texte qui a été coupé entre les énoncés [10] et [11] de l’introduction, parce

qu’il n’était alors pas nécessaire à notre analyse et qu’il nous faut reprendre maintenant.

[10] Bien évidemment, ces deux formes de mystique reposent sur des traditions

culturelles et religieuses différentes.

Elles répondent aussi à des conditionnements psychologiques variés. Dans les religions animistes et polythéistes, le but de la mystique est le plus souvent la recherche d’un pouvoir à partir d’un savoir ésotérique, et d’un salut réservé aux seuls initiés. Au contraire, dans les religions monothéistes, l’une des principales exigences de la mystique est de se dépouiller de tout désir de pouvoir, afin d’atteindre l’union avec l’Un, ou le Tout, dans une saisie intérieure qui comble le sujet.

[11] Mais, dans ces deux directions essentielles, la mystique n’est jamais l’apanage

d’une religion ni d’une culture.

Le pouvoir modalisé comme désir de pouvoir constitue ici un critère de

différence entre la mystique issue du monothéisme — où le désir de pouvoir est

contradictoire à l’union mystique — et celle issue de polythéismes ou d’animismes, où

le but mystique est un salut fondé sur un savoir et un pouvoir. Il semble, comme nous

venons de le voir («On peut donc dire, en un sens, que c’est l’homme ou la femme qui,

en décidant ce dépouillement et cette simplification, peuvent, quand et s’ils le veulent,

parvenir à l’union avec l’Absolu»), que le sujet de l’énonciation prenne nettement parti

pour la seconde forme où le /vouloir pouvoir/ motive la démarche et où le pouvoir est

possible sous certaines conditions (savoir et ascèse). Nous avons cependant observé

précédemment le glissement, dans l’énonciation, du statut du sujet énonciateur-

énonciataire de la mystique au sujet mystique (supra p. 146) et nous avons alors

remarqué que ce fait textuel impliquait le désir de la capacité à prendre la position

mystique (à être soi-même mystique). Or, cet investissement énonciatif coïncidait, sur le

plan de l’énoncé, avec l’occurrence du Dieu du monothéisme, sous les formes du Dieu

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Un et créateur et de la Parole172. Il semble bien qu’il y ait contradiction entre

l’énonciation et l’énoncé. Comme si la réminiscence du modèle de sa propre culture

ressortissait (à son insu?) dans l’énonciation de l’énonciateur qui a adopté,

consciemment, une attitude contraire. Nous pensons que l’énonciateur résout la

contradiction de cette manière : en définissant un objet mystique au bout du compte

indifférencié [11], l’énonciateur peut concilier un désir de pouvoir, caractérisant une

attitude incompatible avec le monothéiste, avec l’objet du monothéisme. De cette

manière, ne reste que le désir d’unité mystique du sujet d’énonciation qui se légitime de

ce que l’objet est ramené au même : les deux types de mystique identifiés par les figures

de «soi-Tout-immanence» et de l’«altérité-Dieu-transcendance», «aboutissent tous deux

à la perception d’une unité à laquelle le sujet s’identifie» [6-7]. L’objet mystique du

monothéisme se trouve relativisé et le désir mystique d’unité du sujet d’énonciation s’en

trouve légitimé, mais demeure non conscientisé.

1.164 Conclusion : une attitude épistémique ambiguë

La logique de l’argumentation de ce texte sur la mystique apparaît en plusieurs

points contradictoire, signe du problème épistémique que représente la mystique,

lorsqu’on l’envisage dans la perspective de l’objet. Les deux ouvrages de sciences des

religions se situent dans cette perspective et réduisent tous deux la mystique au désir

d’unité. D’une manière surprenante, — parce que la théologie n’a pas la réputation

d’être une «science» —, les ouvrages théologiques, malgré leurs propres apories,

s’approchent plus de l’enjeu, de ce qui se joue dans le discours mystique et qui est du

côté du sujet. Alors que le Dictionnaire critique de théologie se fait piéger dans

l’identification de la mystique au désir d’unité et demeure dans la perspective de l’objet,

il a du moins l’intuition d’une autre structure à l’œuvre que la structure unitaire. Quant

172 «On retrouve ainsi les deux types d’expérience mystique : immanence de la mystique du soi, union à la transcendance où l’on entre dans les profondeurs d’un Dieu Un et Créateur» (p. 2308). «Mais on ne peut atteindre le vrai sens de la Parole révélée qu’à travers l’expérience de l’union la plus totale avec le locuteur divin» (p. 2313).

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aux deux autres, le Dictionnaire de la vie spirituelle et le Dictionnaire de spiritualité,

s’ils ne le thématisent pas, ils ont du moins l’intuition de la précédence du symbolique

sur l’expérience. Ce qui n’arrive pas dans les deux textes de sciences des religions, où le

registre symbolique ne possède qu’un statut descriptif, celui de décrire une «réalité», un

«objet» hors du sujet.

Nous terminons avec l’article de l’Encyclopédie des religions l’analyse de textes

qui appartiennent tous à un même paradigme. Nous entrerons avec le prochain article,

celui de l’Encyclopædia Universalis, et avec Michel de Certeau, dans un autre

paradigme, le paradigme dit du langage, qui est celui que nous adoptons en tant

qu’énonciataire dans cette thèse. Ce sera le lieu d’observer si ce paradigme se tient en

dehors des contradictions et des apories qu’on rencontre ailleurs. Nous postulons que

cela même qui fait problème dans une perspective épistémique orientée vers l’objet

devient heuristique dans une perspective épistémique orientée vers le langage.

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1.17 Certeau, Michel de. «Mystique». Encyclopædia Universalis. Vol. 11 (1971). P. 1031-1036

Michel de Certeau signe, pour l’Encyclopædia Universalis (EU), un texte très

peu didactique, sans guère de concessions pédagogiques à l’énonciataire. Il propose une

vision de la mystique que l’on sent être l’objet du respect et d’un intérêt certain en même

temps que d’une préoccupation critique de la part de l’énonciateur173. Le texte de Michel

de Certeau entre dans la catégorie du littéraire, un style qui n’est pas nouveau en

sciences humaines174. Ce texte se présente comme un travail, travail critique et travail

d’écriture. Ce style de discours scientifique, conscient de sa position épistémologique et

assumant sa subjectivité, ne se contente pas d’un faire savoir (didactique) ou d’un faire

croire (persuasif), il met en œuvre un faire désirer (et en cela il est questionnement et

laisse de la place à l’énonciataire) et ultimement un faire jouir. La théorie littéraire

définit maintenant la «littérarité», la caractéristique littéraire d’un texte, par la jouissance

ouverte, renouvelable et par là inépuisable qu’elle induit chez l’énonciataire : «Le texte

littéraire se reconnaît et s’identifie à l’acte qu’il produit à réception : s’il émeut, s’il

donne envie de toujours le relire pour en être sans cesse, et par là même, ébranlé et ravi,

c’est qu’il crée un sentiment fort de jouissance»175. S’il est des textes qui répondent à

cette description, les textes de Michel de Certeau sont bien de ceux-là... mais on peut en

dire autant des textes mystiques et peut-être en cela l’intérêt de Certeau pour la mystique

n’est-il pas fortuit.

L’Encyclopædia Universalis débute chacun de ses articles par un texte liminaire

qui offre «une prise de vue» synthétique («données essentielles [...] questions qu’il

soulève») sur le sujet de l’article (Tome 1, p. 16 «Au lecteur»). Ce texte liminaire fait

173 L’intérêt de l’énonciateur pour son sujet est attesté notamment par des évaluations explicites : «les plus grands des mystiques le répètent» (p. 1035-1) ; «Le plus grand des mystiques musulmans» (p. 1034-3) ;« les grandes études philosophiques et religieuses sur la mystique» (p. 1033-2) ; la netteté de toute la tradition mystique» (p. 1034-3) ; «cette “netteté” que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière de l’esprit» (p. 1036-3). 174 Les sciences humaines ont été le lieu de grands textes scientifiques comportant une forte littérarité. Pour n’en citer qu’un, le caractère littéraire de Tristes tropiques (1955) de Claude Lévi-Strauss a été reconnu jusqu’à être mis en nomination pour le Goncourt. 175 Georges Molinié, La stylistique,1993, p. 55.

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office d’introduction à l’article de Certeau qui se compose de trois parties et ne

comporte pas une conclusion en bonne et due forme. Nous retiendrons donc plus

spécialement le texte liminaire en lieu et place d’une introduction et la clôture du texte

en guise de conclusion, en faisant référence au corps du texte lorsque nécessaire, et ce le

sera notamment pour suivre le parcours des figures.

[introduction]

[1] À l’analyse que Freud avait faite de la religion dans L’avenir d’une illusion, Romain

Rolland opposait une «sensation religieuse» [...](p. 1031-3) «sensation de l’éternel»,

«sentiment océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait».176

[2] Débat significatif. Il s’inscrit dans un ensemble particulièrement riche de

publications consacrées à la mystique pendant trente ans : y contribuent

l’ethnosociologie ([Durkheim, Lévy-Bruhl]) ou la phénoménologie ([Otto, Eliade]) ;

l’histoire littéraire ([von Hügel, Henri Brémond]) ; la philosophie ([William James,

Blondel, Baruzi, Bergson]) ; la diffusion en Europe occidentale de l’hindouisme ou du

bouddhisme indien que Romain Rolland, René Guénon, Aldous Huxley contribuent à

faire connaître [...]

[3] Le dissentiment qui se manifeste [...] dans les lettres et les oeuvres des deux

correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent

d’opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain

Rolland décrit [...] une donnée de l’expérience — «quelque chose d’illimité, d’infini, en

un mot d’océanique» —, Freud décèle seulement une production psychique [...] (p.

1032-1)

[4] Certes, tous les deux recourent à une origine, mais pour l’un, elle apparaît en la

forme du tout et elle a sa manifestation la plus explicite en Orient ; pour l’autre, c’est

l’expérience primitive d’un arrachement, commencement de l’histoire individuelle ou

176 Lettre à S. Freud, 5 déc. 1927.

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collective. En somme, pour Romain Rolland, l’origine c’est l’unité qui «affleure» à la

conscience ; pour Freud c’est la division constitutive du moi. Pour les deux, pourtant, le

fait à expliquer est du même type : un dissentiment de l’individu par rapport au groupe;

une irréductibilité du désir dans la société qui le réprime ou le recouvre sans l’éliminer;

«un malaise dans la civilisation». Les relations instables entre la science et la vérité

tournent autour de ce fait. (p. 1032-2).

[conclusion]

[5] Quelque chose d’irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui,

dont elle démystifie les phénomènes en déplaçant les mythes, mais dont elle ne

désinfecte pas une société. Peut-être, entre l’exotisme et l’«essentiel», les rapports ne

seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c’est le défi ou le risque du mystique de les

amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la marque dernière de

l’esprit.

1.171 Structure d’énonciation

L’article de Michel de Certeau aborde la question de la mystique avec le récit

d’un débat épistémique, (qui de par sa position en liminaire en devient exemplaire) — le

débat désormais célèbre qui opposa amicalement les conceptions de Freud et de Romain

Rolland sur la mystique (1927-1930).

[1] À l’analyse que Freud avait faite de la religion dans L’avenir d’une illusion, Romain

Rolland opposait une «sensation religieuse» [...] «sensation de l’éternel», «sentiment

océanique» qui peut être décrit comme un «contact» et comme un «fait».

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[3] Le dissentiment qui se manifeste [...] dans les lettres et les oeuvres des deux

correspondants est caractéristique des perspectives qui opposaient et continuent

d’opposer un point de vue «mystique» à un point de vue «scientifique». Là où Romain

Rolland décrit [...] une donnée de l’expérience — «quelque chose d’illimité, d’infini, en

un mot d’océanique» —, Freud décèle seulement une production psychique [...].

C’est ainsi qu’au départ, la question de la mystique est située dans une

problématique qui est celle de la coexistence de deux options épistémiques opposées :

l’une considérant l’objet de l’expérience comme étant un «donné», l’autre considérant

l’objet de l’expérience comme étant une «production» du psychisme humain. Certeau

identifie la première perspective à «un point de vue mystique», la seconde à «un point de

vue scientifique». Les termes mystique/scientifique constitueraient une opposition

épistémologique, en tant que deux perspectives opposées sur la connaissance. Il y aurait

donc, devant un objet de connaissance, une prise de position préalable, l’adoption d’un

point de vue, soit mystique, soit scientifique. Il y aurait donc, dans la logique ici

proposée, la mystique étant elle-même une perspective gnoséologique, un point de vue

«mystique» et un point de vue «scientifique» sur la mystique et, corollairement, un point

de vue «mystique» et un point de vue «scientifique» sur la science. Chez Michel de

Certeau, la question de la mystique est donc d’emblée une question d’ordre

épistémologique.

Dans ce débat épistémique, Romain Rolland représente le pôle mystique. Sa

conception de l’objet de l’expérience, en termes de «fait», de «donnée» et de «contact»,

substantialise et objectivise l’objet de l’expérience, ici mystique (s’il y a un «sentiment

océanique», c’est qu’il y a quelque chose d’océanique). En considérant la mystique

comme une «production psychique», Freud représente le pôle scientifique, peu enclin à

substantialiser l’objet d’un sentiment ou d’une sensation.

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1.1711 Attitudes de l’énonciateur et de l’énonciataire

En se situant par rapport à une tradition et à un débat épistémiques, l’énonciateur

se reconnaît énonciataire d’autres énonciateurs, les penseurs des sciences humaines qui

s’intéressent à la mystique depuis le début du XXe siècle [2]. L’énonciateur se présente

donc comme un chercheur dans les sciences humaines contemporaines. Au titre de

chercheur, il se situe comme énonciateur et énonciataire. L’énonciateur est représenté

par le pronom «nous», qui inclut aussi bien l’énonciateur lui-même en tant

qu’énonciateur et énonciataire, et les énonciataires éventuels, les lecteurs. La position

que l’énonciateur adopte envers les énonciataires ne semble pas différer de celle qu’il

adopte lui-même comme énonciataire. C’est probablement pourquoi il fait peu de

concessions pédagogiques à l’énonciataire177, placé sur le même pied d’égalité que

l’énonciateur et invité à travailler le texte et les textes avec lui et à son tour. La position

énonciative de l’énonciateur rappelle aux éventuels énonciataires qu’ils sont ensemble

dans la même position sur la question de la mystique, celle d’énonciataires des

énonciateurs mystiques.

Par contre, le «nous» représente la réflexion occidentale sur la question de la

mystique, en opposition à d’autres points de vue culturels, dont au premier chef, le point

de vue oriental. Michel de Certeau situe donc clairement son propre point de vue : tout

point de vue, justement, est localisé dans l’espace et dans le temps. Il entend rappeler à

l’énonciataire, chercheur et lecteur occidental, «cette localisation de “notre” point de

vue» (p. 1032-2), aussi bien de l’énonciateur que de l’énonciataire. Dans la pensée

occidentale, la mystique est l’un des lieux de projection de l’opposition épistémologique

qui la sépare en deux camps : il est coutumier maintenant d’associer le «sentiment

océanique», (et donc la mystique), aux expériences orientales et de réduire l’expérience

occidentale à la rationalité scientifique. À cette première dichotomie posée dans l’espace

géographique s’en ajoute une autre dans l’espace temporel. La substantivisation du mot

177 Michel de Certeau est réputé être difficile à lire, ce que nous ne contesterons pas.

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«mystique» marque son entrée dans la modernité178. Or la mystique moderne, qui naît

avec le substantif qui la désigne, s’en trouve en même temps spécifiée en regard d’une

mystique qui ne serait pas moderne179. Dans une société (moderne) qui ne se définit plus

par des critères religieux, la mystique occidentale, en tant que phénomène religieux, est

devenu une «curiosité», un «phénomène extraordinaire», un objet exotique donc à

l’intérieur de sa propre culture180 ; c’est peut-être pourquoi elle apparaît autant

semblable à celle des orientaux pour le lecteur occidental moderne (comme pour

Romain Rolland) : en devenant autre ou étrangère (exotique), elle se met à ressembler à

celle des autres.

1.1712 Attitude de l’énonciateur en tant qu’énonciataire

Mais l’énonciateur prend-il position dans le débat (binaire) qui oppose un point

de vue mystique (représenté exemplairement par Romain Rolland) à un point de vue

scientifique (représenté exemplairement par Freud)? La question se pose d’autant plus

que l’on sait, par l’ensemble de la production de Certeau, qu’il est d’allégeance

freudienne. L’énonciateur adopte plutôt une position tierce dans le débat. Il repère

d’abord la différence fondamentale entre les deux conceptions, qui sont, selon lui, deux

conceptions du concept d’«origine» : l’attitude mystique y voyant une expérience de

totalité et d’unité, l’attitude freudienne y voyant une expérience de séparation et de

division [4]. Il propose ensuite sa propre analyse, irréductible à l’un et à l’autre point de 178C’est l’une des contributions essentielles de Michel de Certeau à la connaissance de la mystique, que d’avoir montré l’évolution du «mot» mystique et la signification nouvelle, «moderne», qui lui est attribuée. Cette question a été développée par De Certeau principalement dans «Mystique au XVIIe siècle : le problème du langage mystique» (L'homme devant Dieu : mélanges de Lubac. Paris, 1964. T.2, p. 267-291) et dans le chapitre 3 («La science nouvelle») de La fable mystique. La question est reprise succintement dans l’article de l’EU, p. 1032-3 : «[...] au XVIIe siècle seulement on se met à parler de “la mystique”, le recours à ce substantif correspondant à l’établissement d’un domaine spécifique. [...] La substantivation du mot dans la première moitié du XVIIe siècle où prolifère la littérature mystique, est un signe du découpage qui s’opère dans le savoir et dans les faits». 179On voit tout de suite les questions que cette observation soulève : qu’est-ce qu’on entend par mystique avant la modernité? En quoi la mystique moderne est-elle différente de la mystique qui l’a précédé? 180«Ce qui est nouveau», avec la mystique moderne, «ce n’est pas la vie mystique [...] mais son isolement et son objectivation devant le regard de ceux qui commencent à ne plus pouvoir participer ni croire aux principes sur lesquels elle s’établit» (EU, p. 1032-3).

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vue, parce que mettant en scène «l’irréductibilité», justement, «du désir», qui se présente

comme la notion clé ou le principe herméneutique de l’énonciateur :

[4] Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type : un dissentiment de

l’individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le

réprime ou le recouvre sans l’éliminer; «un malaise dans la civilisation». Les relations

instables entre la science et la vérité tournent autour de ce fait.

Ces deux derniers énoncés forment la clôture de l’introduction de l’article. On notera la

formule empruntée à Freud («un malaise dans la civilisation»), jugée valide pour décrire

la situation, emprunt qui démontre que Freud n’est pas disqualifié.

Il se passe dans ce texte de Certeau quelque chose de remarquable. Alors qu’on

sait, pour l’avoir lu dans l’ensemble de son oeuvre, combien le concept de «séparation»

(la «coupure», voire la «circoncision») est important chez de Certeau181, il ne prend pas

exclusivement parti pour la position freudienne dans le débat sur la mystique. Certes, il

n’entérine pas non plus le point de vue mystique182, en tant qu’il valorise le désir d’unité

et le discours des similitudes et des ressemblances : la reconnaissance de la fonction de

la séparation dans la structure de l’être humain est, sinon un geste «éthique», du moins

un préalable à une éthique, si dans l’éthique on comprend les rapports à l’«autre». Dans

l’unité, il n’y a pas d’autre. Le désir unitaire et la valorisation d’une unité originaire

(paradisiaque) ne laissent place en effet à aucun rapport à l’autre — ils nient en

définitive le rapport à l’autre en tant que valeur (le rapport à l’autre n’aurait pas de

valeur, seul l’unité en aurait). Certeau n’identifie donc pas le discours mystique au seul

désir d’unité, mais il n’arrête pas non plus la dynamique humaine à la séparation. Il

accepte pour sa part «une irréductibilité» [4] qui prend, entre autres, la figure de la

musique.

181À propos de la Montée du Carmel de Jean de la Croix : «L’esprit qui l’habite est “circoncision”, un travail de la coupure» (La fable mystique, p. 186). «Ce qui doit être dit ne peut l’être que par une brisure du mot. Un clivage interne fait fait avouer ou confesser aux mots le deuil qui les sépare de ce qu’ils montrent. Telle est la “circoncision” première. [...] Pareille coupure a du sens mais ne le donne pas.» (idem, p. 200). 182«On ne saurait donc entériner la fiction d’un discours universel sur la mystique» (EU, p. 1032-2).

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La figure de la musique nous permettra d’illustrer la position tierce qu’adopte

l’énonciateur. La «musique» est introduite dans le texte par Freud lorsque, voulant

exprimer à Romain Rolland son insensibilité au sentiment mystique, il avoue en même

temps qu’il n’aime pas la musique : «Combien me sont étrangers les mondes dans

lesquels vous évoluez! La mystique m’est aussi fermée que la musique» (p. 1032-1). La

figure de la musique est donc associée intimement à l’attitude de Freud, que Certeau

qualifie de «réaction» à l’attitude mystique unitaire du genre de celle de Romain

Rolland. Cette révélation pourrait passer pour anodine si Certeau ne reprenait plusieurs

fois la figure à son propre compte.

l’extase, la lévitation, les stigmates, l’absence de nourriture, l’insensibilité, les visions, les touchers, les odeurs, etc. fournissent à une musique du sens la gamme d’un langage propre. (p. 1033-1)

Une nécessité s’élève en lui, sous le signe d’une musique, d’une parole ou d’une vision venues d’ailleurs. (p. 1034-2)

Il [le mystique] interprète la musique du sens avec le répertoire corporel. (p. 1035-3)

Dans la mise en discours, il semble que la figure de la musique permette à l’énonciateur

de prendre ses distances vis à vis de Freud, en utilisant l’exemple même dévalorisé par

Freud comme étant significatif et valable pour rendre compte du sens qui se manifeste à

travers la mystique. L’attitude de Certeau peut donc être qualifiée exemplairement de

post-freudienne : sans disqualifier la conception du maître, mais opérant une

distanciation qui permet une ré-interprétation et par là une avancée épistémique. Le

concept de désir, découlant lui-même de la découverte freudienne, est pris en compte

dans l’analyse du débat épistémologique entre mystique et science mais il est situé dans

une position tierce et de surplomb, par le caractère d’irréductibilité qui lui est reconnu.

Le mystique est désirant, le scientifique aussi est désirant.

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1.172 Modalisation de l’énonciation

Il est d’abord tout à fait remarquable qu’il y a très peu de modalités volitives

dans l’énonciation de l’observateur du volo mystique. Des trois modalités du /vouloir/

recensées, l’une infirme en fait le pouvoir de la volonté («toute analyse occidentale est

située, qu’elle le veuille ou non, dans le contexte d’une culture marquée par le

christianisme», p. 1036-1) et les deux occurrences positives sont attribuées à Dieu par un

énonciateur mystique : «louange à Dieu qui se manifeste ... à qui il veut et se cache aux

yeux de qui il veut» (Al-Hallādj, p. 1034-3). Aussi bien, en raison de la position tierce

que nous avons vu adoptée par l’énonciateur dans le débat épistémique entre mystique et

science, on ne s’étonnera pas que son attitude ne soit pas une attitude mystique :

l’énonciateur laisse le point de vue mystique aux mystiques — nous le constaterons

nettement plus loin, avec l’analyse des modalisateurs de totalisation (tout, rien, aucun).

Mais, dans la logique d’une position tierce, il ne devrait pas non plus adopter une

attitude simplement ou strictement scientifique.

Et de fait, il n’y a pas de savoir affirmé dans l’énonciation (au sens d’une

prétention à épuiser le tout d’un objet). Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans un article

d’encyclopédie, la modalité épistémique (/savoir/) soit la plus sollicitée. Cependant, la

modalité du savoir est elle-même modalisée, soit par la possibilité («sentiment [...] qui

peut être décrit comme», p. 1032-1), soit par la contrainte ou la nécessité («L’événement

s’impose», p. 1034-2), soit par la modalisation véridictoire («Cette abondante production

comporte des positions très différentes, mais elle semble avoir ceci de commun [...]», p.

1032-1). La modalisation de l’énonciation se joue donc dans une tension entre la

possibilité (/pouvoir/, permettre, autoriser, etc.) et l’impossibilité (/non pouvoir/

inaccessibilité, indicible, irréductibilité, etc.) d’affirmer ou de savoir, mais pas seulement

dans cette structure binaire puisqu’une autre modalisation prend place dans la

structure.183 Au point de départ et au point de chute, le troisième terme, le principe posé

183Quantitativement, 22 occurrences de la modalité de /pouvoir/, 17 de la modalité de /devoir/, sans compter le double emploi, lorsque la modalité du /pouvoir/ remplit la fonction de /devoir/ (/ne pas pouvoir ne pas/).

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en tiers, l’irréductibilité du désir, entraîne une négation ou une relativisation de la

capacité, du /pouvoir/ du sujet. Il est remarquable qu’au point de chute, le dernier constat

de Certeau soit un constat de /non pouvoir/ : «Peut-être entre l’exotisme et l’“essentiel”,

les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés» [5]. La modalisation du sujet

d’énonciation réside dans une négation, la négation du pouvoir de totalisation : le sujet

est modalisé par un /ne pas pouvoir/ (tout) pouvoir ou (tout) savoir.

1.173 Rapport à l’objet

1.1731 Attitude de l’énonciateur envers l’objet

Nous analyserons maintenant plus en détails la position de l’énonciateur envers

l’objet la mystique. Dans ce texte, les marques explicites mises à part (par exemple, la

position située dans l’espace géographique des cultures et dans l’histoire par le «nous»),

les marques implicites se repèrent notamment dans les soulignements, dans l’emploi de

quelques évaluateurs et modalisateurs (toujours, tout...) et dans les parcours des figures.

Les soulignements (les mises entre guillemets, l’italique et la majuscule) sont nombreux

dans ce texte et remplissent des fonctions diverses : indiquer un terme savant

(«hénologique») ou au contraire marquer un terme commun («cette localisation de

“notre” point de vue») ; indiquer l’importance d’un terme dans l’argumentation, dans la

mise en opposition par exemple (point de vue «mystique»/«scientifique»,

donnée/production) ; indiquer l’évaluation subjective de l’énonciateur («Il écrivait

d’ailleurs à son “ami”», parlant de Romain Rolland pour Freud). Et du fait que les

principales figures cognitives sont soulignées par l’énonciateur, nous procéderons en

même temps à l’analyse des configurations que forment les figures les plus importantes.

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Une première configuration s’impose par la fréquence du soulignement et des

occurrences des termes «fait» et «phénomène» dits mystiques. Soit le soulignement

affecte le terme, «fait» ou «phénomène», soit il affecte l’attribut du terme (phénomènes

«extraordinaires» par exemple).

devient mystique ce qui s’écarte des voies normales ou ordinaires [...] ce qui apparaît [...] dans la forme de faits extraordinaires, voire étranges (p. 1032-3)

Elle [la mystique] circonscrit des faits isolables (des phénomènes «extraordinaires») (p. 1032-3)

des phénomènes particuliers (classés comme exceptionnels) (p. 1032-3)

des faits étranges (p. 1032-3)

une localisation de la vie mystique dans un certain nombre de «phénomènes» (p. 1033-1)

Des faits exceptionnels caractérisent [...] l’expérience (p. 1033-1)

tous ces «phénomènes» psychologiques ou physiques (p. 1033-2)

l’extraordinaire psychosomatique (p. 1033-2)

Ces manifestations psychosomatiques [...] ont fourni à un examen [...] médical [...] ce qu’il pouvait saisir de l’expérience : des «phénomènes» mystiques (p. 1033-2)

le caractère «extraordinaire» de la perception se traduit de plus en plus, au XIXe siècle, par l’«anormalité» des phénomènes psychosomatiques (p. 1033-2)

confondre la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire (p. 1033-2)

la rupture entre les «phénomènes» mystiques et la radicalité existentielle de l’expérience (p. 1033-2)

les phénomènes mystiques ont le caractère de l’exception, voire de l’anormalité (p. 1033-3)

l’expression «phénomènes mystiques» fait [...] coïncider deux contraires (p. 1033-3)

ces faits mystiques (p. 1033-3)

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des phénomènes étranges (p. 1033-3)

son geste est de passer outre à travers des phénomènes qui risquent toujours d’être pris pour la «Chose» même (p. 1036-1)

Cet inventaire des occurrences soulignées des termes «fait» et «phénomène» et de leurs

corrélats «mystiques» montre l’importance de cette configuration. Mais, pour

l’énonciateur, elle n’est signifiante que dans la mesure où elle est problématisée et en

définitive contestée. La configuration mystique, en tant que «faits» ou «phénomènes»

étranges, se localise massivement dans le premier chapitre de l’article consacré au statut

moderne de la mystique, où il est question de la construction d’une tradition mystique et

de sa psychologisation. Par l’insistance et le soulignement, l’énonciateur problématise le

concept de «phénomènes mystiques» et ce faisant, le concept même de mystique (est-ce

que la mystique se définit ou se caractérise en dernière instance par ces sortes de

phénomènes?). Par la mise entre guillemets, il prend ses distances vis à vis d’une

tradition interprétative (le point de vue des énonciataires des mystiques) qui assimile la

mystique à des phénomènes étranges ou extraordinaires. L’argumentation atteint un

point fort avec l’observation du paradoxe de l’expression «phénomènes mystiques» elle-

même, puisque «est “phénomène” ce qui apparaît, un visible [et] est “mystique” ce qui

demeure secret, un invisible» (p. 1033-3). À partir de là («Des phénomènes

extraordinaires semblent spécifier d’abord la mystique» (p. 1033-3), l’argumentation

problématisera la définition de la mystique par les phénomènes d’ordre

psychosomatique. Ensuite, effectivement, dans le reste du texte, il ne sera plus question

de «phénomènes» (sauf pour revenir sur leur relativisation), mais plutôt de

«l’expérience» (chapitre 2 : L’expérience mystique), et plus précisément d’un autre

registre de l’expérience que celui du psychosomatique, celui du «sens».

[expérience]

la radicalité existentielle de l’expérience (p. 1033-2)

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La vie mystique comporte des expériences qui l’inaugurent ou la changent (p. 1033-3)

Ce sont des expériences décisives (p. 1033-3)

Sous le choc d’une expérience analogue (p. 1034-1)

Description de l’expérience plutôt que de Dieu (p. 1034-2)

L’expérience va se déployer en discours et en démarches mystiques (p. 1034-2)

un sens spirituel de l’expérience (p. 1034-3)

Le mystique est amené par chacune de ses expériences à un en-deçà (p. 1035-1)

«l’expérience est définie culturellement», fût-elle mystique (p. 1035-1)

Le mystique reçoit de son corps propre la loi, le lieu et la limite de son expérience (p. 1035-3)

l’expérience spirituelle (p. 1036-1)

[sens]

une opposition entre des phénomènes particuliers et le sens universel ou le Dieu unique (p. 1032-3)

le sens vécu de l’Absolu — Dieu universel (p. 1033-1)

une musique du sens (p. 1033-1)

la signification vécue (p. 1033-2)

au sens vécu des faits observables (p. 1033-3)

un sens spirituel de l’expérience (p. 1034-3)

une symbolique du sens (p. 1035-1)

[découvrir] un sens à l’anonymat des faits (p. 1035-1)

le sens qu’y découvre le mystique (p. 1035-1)

l’«excès mystique», la blessure et l’ouverture du sens (p. 1035-2)

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Le sens a pour écriture la lettre et le symbole du corps (p. 1035-3)

Il interprète la musique du sens (p. 1035-3)

un sens de l’existence à élucider (p. 1036-2)

La configuration mystique dessine un parcours : du phénomène → à l’expérience

→ au sens et au langage → pour se terminer au point d’irréductibilité, au désir : «Sous

diverses formes, les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours

comme leur site et leur détermination, sur le désir et la surprise du mystique» (p. 1035-

3).

Le registre des phénomènes, fortement marqué par l’isotopie de l’anormal, de

l’extraordinaire, voire du surnaturel184, est problématisé mais non pas écarté par Certeau

qui reproche d’ailleurs à «l’analyse philosophique ou théologique des textes»

d’abandonner «trop vite à la psychologie ou à l’ethnologie le langage symbolique du

corps» (p. 1033-3). Le parcours de la configuration mystique chez Michel de Certeau

intègre l’expérience, définie par l’isotopie du vécu et de l’événement, mais sur un autre

registre que celui du psychosomatique, sur le registre du «sens». L’expérience, ici, se

définit plus précisément que ce qui est vécu, par le sens vécu.

1.1732 La modalisation temporelle (toujours / jamais /désormais)

Sur l’isotopie de l’expérience se rencontre donc «le sens» là où, sur l’isotopie du

phénomène, se rencontraient les «curiosités» somatiques. Et avec le sens, se manifeste

un autre concept herméneutique clé de Certeau, le langage.

Dans les quelques évaluatifs présents dans le texte, les modalisateurs temporels

de totalisation /toujours/ et /jamais/ sont sollicités avec mesure. Il n’y a pas d’inflation

184«le théologien patenté de l’époque [...] déploie sans fin une collection de stigmates, de lévitations, de miracles “psychologiques” et de curiosités somatiques [...] Les croyants n’en viennent-ils pas à confondre la mystique avec le miracle ou l’extraordinaire? » (EU, p. 1033-2).

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ici comme dans l’article de l’Encyclopédie des mystiques, par exemple. L’énonciateur

qu’est Michel de Certeau n’adopte pas le style mystique, caractérisé par une surcharge

des modalisateurs de totalité (toujours/jamais, tout/rien, etc.). Les quelques

modalisateurs /toujours/ et /jamais/ que l’énonciateur utilise à son propre compte, dans

son énonciation, n’en sont pas moins significatifs de sa position épistémique. Les trois

occurrences de l’adverbe de temps et modalisateur /toujours/ sont associées au

langage185 :

Toujours, l’expérience est définie culturellement [...] Elle est soumise à la loi du langage (p. 1035-1)

les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours [...] sur le désir et la surprise du mystique (p. 1035-3)

des «phénomènes» qui risquent toujours d’être pris pour la «Chose» même (p. 1036-1)

L’expérience, sans être niée (on vient de voir plus haut l’importance accordée à

l’expérience), est non seulement indissociablement liée au langage, elle y est «soumise»,

en position de sujétion, la position même du sujet186. La précédence du langage dans

l’expérience humaine est marquée temporellement (/toujours/) et spatialement

(«soumise» = /sous/), ce qui en fait un concept herméneutique central. Les

«structurations latentes» du langage s’articulent sur le «désir», l’autre concept clé

identifié chez Certeau, sur lequel s’appuie la position tierce de l’énonciateur dans le

débat épistémologique discerné entre attitude mystique et attitude scientifique. Avec le

modalisateur /toujours/, voici que les deux principes herméneutiques sont liés

intrinsèquement. Le dernier énoncé fait référence au concept lacanien de la Chose qui,

dans la théorie psychanalytique, est mis en opposition au langage comme les deux

termes de toute problématique gnoséologique : la Chose représentant le désir d’un

rapport immédiat avec un Réel inatteignable (autant que désiré) du fait du système

185À ce marquage par les modalisateurs temporels, il faudrait ajouter la seule modalisation déontique du texte : «il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits observables» (EU, p. 1033-3). (Il y en a une autre, mais qui n’a qu’un impact local : «Un itinéraire déroutant (il faudrait dire dérouté) ...» (EU, p. 1036-1) ) 186 On pourrait dire : le sujet est sujet d’expérience en tant qu’il est sujet du langage.

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symbolique (le langage) qui préside à toute appréhension, à toute perception humaine.

Par le modalisateur /toujours/, l’énonciateur insiste ici sur le fait que le sujet humain a

tendance à prendre les «phénomènes» (mis entre guillemets par l’auteur), la

modalisation aléthique ce qui paraît, pour la réalité dernière, pour l’objet capable

d’assouvir le désir.

À /toujours/ s’oppose /jamais/ comme son ombre. Le modalisateur /jamais/

devrait donc rendre compte d’un concept clé, de la même manière que /toujours/.

une présence jamais possédée (p. 1033-3)

une Réalité qui n’est jamais [...] prise dans le filet d’une institution, d’un savoir ou d’une expérience. (p. 1034-3)

une gamme jamais complètement inventoriée, jamais apprivoisée (p. 1035-3) tout à fait (p. 1036-1)

Peut-être entre l’exotisme et l’«essentiel», les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés (p. 1036-3)

Et, en effet, la figure de la «présence», spécialement soulignée ailleurs dans le texte par

la mise en majuscules («La Trace perçue [..] étend la lézarde d’une Absence ou d’une

Présence», p. 1034-2), renvoie à la Chose, au désir de la réalité comme désir de la

présence, de l’immédiateté, du «contact»187. L’énonciateur se positionne ici nettement à

l’extérieur d’une métaphysique de la présence. Le caractère d’irréductibilité du désir,

que nous avons vu placé en position tierce par rapport aux oppositions épistémiques

extrêmes d’unité/séparation, est ici également explicitement suggéré. Quelque chose qui

ne peut être «jamais possédé, inventorié, apprivoisé ou clarifié» relève de l’irréductible.

Une «gamme jamais complètement inventoriée» reste ouverte, non finie — «jamais

apprivoisée tout à fait», elle reste indomptable, incontrôlable, impossible à cerner

complètement. En raison de cet irréductible attribué au désir humain, la modalisation

épistémique de l’énonciateur consiste à poser l’incertitude quant à la possibilité d’arriver

à élucider complètement («clarifier») les rapports entre la subjectivité et le social. Nous

187 On se rappellera la définition de la mystique de Romain Rolland, comme sensation et sentiment ressentis comme un «contact» (EU, p. 1032-1).

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avons vu qu’il n’y a pas de savoir affirmé dans l’énonciation (au sens d’une prétention à

épuiser le tout d’un objet) et maintenant nous pouvons observer que poser ou affirmer

l’irréductible188 résume le parcours énoncif de l’énonciateur (son argumentation) — il y

a donc cohérence entre l’énonciation et le rapport à l’objet chez Certeau. Et c’est

probablement pourquoi Michel de Certeau est difficile à lire, parce qu’il n’offre aucune

réponse définitive, aucune prise immédiate, puisqu’il critique la possibilité même de

l’immédiateté. C’est probablement aussi pourquoi on peut dire qu’il ne fait pas de

concessions pédagogiques à l’énonciataire, qu’il déstabilise et oblige à s’interroger sur

son propre désir.

Si l’opposition toujours/jamais met en scène des constantes de l’aspect temporel,

le modalisateur /désormais/ met en scène la discontinuité en indiquant un changement

dans une situation, un changement ou une transformation localisée dans le temps. Nous

venons de remarquer qu’il y a somme toute peu de /toujours/ et de /jamais/ dans

l’énonciation de ce texte. Si on ajoute à cela l’emploi assez important du modalisateur

/désormais/, la conception traditionnelle d’une continuité temporelle189 dans la mystique

occidentale se trouve infirmée par l’énonciateur et sa position clairement établie encore

une fois en position tierce et, en cela, il se distancie de la plupart des énonciataires de la

mystique.

La situation donnée à la mystique depuis trois siècles par les sociétés occidentales [...] détermine aussi l’optique selon laquelle la mystique sera désormais envisagée : une organisation propre à la société occidentale «moderne» [...] (p. 1032-3)

Des constellations de références dessinent désormais l’objet conforme à un point de vue [...] (p. 1033-1)

la mystique nouvellement isolée se voit, dès le XVIIe siècle, dotée de toute une généalogie. [...] L’identité de celle-ci [la tradition mystique], une fois posée, [...] a imposé un reclassement de l’histoire et permis l’établissement des faits et des textes qui servent désormais de base à toute étude sur les mystiques. (p. 1033-1)

188Cette position peut être investie théologiquement : poser le mystère en raison d’un irréductible. 189 Nous pouvons en dire autant d’une continuité spatiale, comme nous l’avons vu. Pour De Certeau, le point de vue spatio-temporel est forcément local.

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La ligne des signes psychosomatiques est dès lors la frontière grâce à laquelle l’expérience s’articule sur la reconnaissance sociale [...] (p. 1033-2)

une vérité qui se serait d’abord énoncée sur le mode d’une marge indicible par rapport aux textes et aux institutions orthodoxes, et qui désormais (p. 1036-2) pourrait être exhumée des croyances. (p. 1036-3)

1.1733 La modalisation spatiale (tout)

L’énonciateur, on l’a vu avec la modalisation temporelle, laisse le style mystique,

qui se caractérise spatialement par une inflation du tout et du rien, aux énonciateurs

mystiques :

«comme un roi [...] qui fait tout plier [...] S’il ôte tout, c’est pour se communiquer [...] sans bornes. S’il sépare, c’est pour unir à lui ce qu’il sépare de tout le reste. [...] Il demande tout et il donne tout. Rien ne peut le rassasier et cependant [...] il n’a besoin de rien» (Jean-Joseph Surin, cité p. 1034-1).

Non seulement il n’y a pas une pléthore de ces modalisateurs de totalisation dans

l’énonciation, mais les notions que recouvrent ces modalisateurs sont elles-mêmes

problématisées par l’énonciateur dans l’énoncé. La notion de /tout/ est thématisée par

l’énonciateur, comme l’une des deux formes que peut prendre la quête de l’origine

(«pour l’un [Romain Rolland], elle [l’origine] apparaît en la forme du tout», p. 1032-2

souligné par Certeau) et associée à l’expérience de l’unité («En somme, pour Romain

Rolland, l’origine c’est l’unité [...]»). L’énonciateur reconnaît ici que totalité et unité

sont des figures mystiques, lorsque la mystique est considérée seulement sous l’angle

unitaire.190

190On retrouve la même définition de l’attitude mystique dans le DCT : «L’union mystique achève donc la réharmonisation de l’âme : rétablie dans sa normalité paradisiaque» (p. 777-1).

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Le modalisateur /tout/ est néanmoins utilisé pour appuyer son propos et

témoigne, dans son énonciation, de sa propre quête de l’élément commun, de la

constante, mais il ne le trouvera pas dans les «repères traditionnels» (p. 1034-3) que sont

les phénomènes psychosomatiques dits extraordinaires191.

la mystique nouvellement isolée se voit, dès le XVIIe siècle, dotée de toute une généalogie. [...] L’identité de celle-ci [la tradition mystique], une fois posée, [...] a imposé un reclassement de l’histoire et permis l’établissement des faits et des textes qui servent désormais de base à toute étude sur les mystiques. (p. 1033-1).

il [le mystique] est [...] du côté d’un «essentiel» que tout son discours annonce mais sans parvenir à l’énoncer. (p. 1033-3)

l’expérience se diffuse en une multiplicité de rapports entre la conscience et l’esprit sur tous les registres du langage, de l’action [...] (p. 1034-2)

De toute façon, pour les mystiques, cela même qu’ils ont reconnu ne peut être circonscrit [...] (p. 1034-2)

De toutes les manières, le mystique «somatise». (p. 1035-3)

Il [Al-Halladj] y met en question toutes les certitudes sur lesquelles est bâtie la communauté des croyants [...] (p. 1034-3)

en relativisant les assurances, institutionnelles ou exceptionnelles, elles ont la netteté de toute la tradition mystique. De toutes parts la même réaction (p. 1034-3) se fait entendre. (p. 1034-3)

il n’existe aucun lieu d’observation d’où il soit possible d’envisager la mystique indépendamment des traditions socioculturelles ou religieuses [...] (p. 1036-1)

Toute analyse occidentale est située [...] dans le contexte d’une culture marquée par le christianisme. (p. 1036-1)

Le premier énoncé cité témoigne de la conception, centrale chez Michel de Certeau, de

la construction d’une tradition mystique occidentale au XVIIe siècle192. Le mouvement

191 Ce qui correspond à la deuxième définition que donne le Lalande de la mystique : «Le phénomène essentiel du mysticisme est ce qu’on appelle l’extase» (citation de Boutroux, souligné dans le texte, p. 662) 192 On l’a vu plus précédemment, cette construction a pour signe la substantivation du mot «mystique».

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de généralisation («toute une généalogie, toute étude») qui construit une tradition est lui-

même thématisé. Le modalisateur /tout/ sert paradoxalement à marquer le point de vue

relativisateur de l’énonciateur : c’est toute la généalogie, c’est-à-dire tous les rapports de

parenté posés entre les discours mystiques, qui est construite, c’est-à-dire lue selon des

critères spécifiques qui orientent l’ensemble des études sur les mystiques. Le point de

vue relativisateur de l’énonciateur s’appuie lui-même sur un point de vue similaire qu’il

discerne chez les énonciateurs mystiques : «en relativisant les assurances,

institutionnelles ou exceptionnelles, elles [les voix mystiques anciennes] ont la netteté de

toute la tradition mystique» (p. 1034-3). Il détecte même «Au XVIIe siècle français», un

auteur (Constantin de Barbanson) qui «relativise [...] l’“extase” et le “ravissement”,

repères traditionnels de la mystique» (p. 1034-3). «Les plus grands des mystiques» (Jean

de la Croix et Thérèse d’Avila) sont cités en exemples de ce point de vue des mystiques

sur la mystique ; ils insistent (ils «le répètent») sur la relativisation de l’extraordinaire de

l’expérience mystique : «l’extraordinaire ne caractérise pas [...] l’expérience mystique»

(p. 1035-1)193. «De toutes les manières, le mystique somatise» : la somatisation mystique

est reconnue comme étant un phénomène général relié à la mystique, mais non comme

étant, nous venons de le voir, l’essentiel de la mystique. «De toute façon, cela même

qu’ils ont reconnu ne peut être circonscrit» (p. 1034-2), c’est-à-dire que de toutes les

façons dont la question puisse être prise, l’élément mystique ne peut être cerné, défini ou

réduit à «l’un ou l’autre des aspects qui composent son paradoxe» (p. 1033-3), qu’il

demeure donc un irréductible.

193 Les mystiques chrétiens ne seraient pas les seuls à relativiser l’expérience mystique. Al-Hallādj, «le plus grand des mystiques musulmans» (p. 1034-2), «met en question toutes les certitudes sur lesquelles est bâtie la communauté des croyants». Ici encore, le modalisateur /tout/ est employé pour relativiser, mais ce n’est plus le caractère exceptionnel des états somatiques mystiques, mais plutôt la Loi sur laquelle est bâtie l’expérience islamique qui est relativisée.

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1.174 Les figures de l’élément mystique

Nous avons observé plus haut que la configuration mystique dessine un parcours,

du phénomène → à l’expérience → au sens et au langage → pour buter sur

l’irréductibilité du désir. Au point de chute se retrouvent donc, sur un même niveau,

l’«essentiel» et l’«irréductibilité du désir». Si, selon Certeau «des constellations de

référence dessinent désormais (depuis l’époque moderne) l’objet [la mystique] conforme

à un point de vue», essayons de voir quelle forme il dessine lui-même. Pour ce faire,

nous examinerons le niveau d’isotopie en fin de parcours.

Dans l’introduction :

[4] Pour les deux, pourtant, le fait à expliquer est du même type : un dissentiment de

l’individu par rapport au groupe; une irréductibilité du désir dans la société qui le

réprime ou le recouvre sans l’éliminer; «un malaise dans la civilisation». (p. 1032-2).

Dans la conclusion :

[5] Quelque chose d’irréductible reste pourtant, sur quoi la raison même prend appui

[...] mais dont elle ne désinfecte pas une société. Peut-être entre l’exotisme et

l’«essentiel», les rapports ne seront-ils jamais socialement clarifiés. Et c’est le défi ou le

risque du mystique de les amener à cette «netteté» que Catherine de Sienne tenait pour la

marque dernière de l’esprit. (p. 1036-3, souligné dans le texte)

Les figures du reste sont tissées serrées au point de départ et au point de chute :

l’irréductibilité, — ce qui reste toujours du désir, que la société a tenté de «réprimer»

(d’éliminer) ou de «recouvrir» (d’occulter ou de récupérer), sans y réussir complètement

—, est figurée comme un «malaise» dont la société voudrait mais n’arrive pas à se

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«désinfecter». La figure est forte et indique ici l’attitude de l’énonciateur envers la

prétention de totalisation du social. Ce que la société est impuissante à «clarifier», il

semble bien que les mystiques y arrivent avec «netteté». L’énonciateur reconnaît ainsi

explicitement la contribution ou l’apport épistémologique qu’il attribue aux mystiques,

apport qui consiste, non seulement dans la reconnaissance d’un irréductible dans la

condition humaine, mais aussi dans son élaboration.

L’irréductibilité est en définitive une figure modale : le caractère d’irréductibilité

peut être défini par l’énoncé modal /ne pas pouvoir réduire/. Cette modalité de /non

pouvoir/, qu’on a vu précédemment caractériser la modalisation du sujet d’énonciation,

est celle qui tout au long du texte dessine la figure de l’élément mystique :

la découverte d’un Autre comme inévitable et essentielle. (p. 1034-1) (qu’on ne peut éviter, dont on ne peut se passer)

Cet insoupçonné qui a la violence de l’inattendu [...] (p. 1034-1) (ce qu’on ne peut soupçonner, ce à quoi on ne pouvait s’attendre)

de quelque insondable de l’existence [...] (p. 1034-1) (ce qu’on ne peut sonder)

L’événement s’impose. (p. 1034-2) (ne peut être évité ou ne pas arriver)

L’événement [...] a pour caractéristique d’ouvrir un espace sans lequel le mystique ne peut pas vivre désormais. (p. 1034-2)

Une nécessité s’élève en lui [...](p. 1034-2) (/ne pas pouvoir ne pas/... faire, vivre, etc.)

l’excès mystique (p. 1035-2) (ce qu’on ne peut empêcher de déborder, de dépasser)

Le principe organisateur est ici une modalité négative ou passive du /pouvoir/ (/ne pas

pouvoir ne pas/) dans le sens de pulsion, d’irrépressible, de nécessité, donc dans la zone

commune aux modalités du /pouvoir/ et du /devoir/ (/ne pas pouvoir ne pas/ = /devoir/).

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1.175 Conclusion : ne pas réduire l’irréductible

Que s’est-il passé dans ce texte? En quoi l’attitude épistémique y est-elle

différente des autres textes? Quels gains permet-il sur le plan de la connaissance?

Tout d’abord, il faut voir que le parcours énoncif, l’argumentation, est à l’inverse

de celle des autres textes. Dans les textes précédents, le parcours s’enclenche sur le plan

du langage pour le quitter aussitôt vers le plan d’une réalité empirique ou qui est posée

comme lui étant équivalente. Dans le texte de Certeau, le parcours ne quitte pas le plan

du langage. Les faits relevant d’autres ordres que le symbolique, les phénomènes

psychosomatiques par exemple, ne sont pas niés mais intégrés à la problématique

symbolique : ils sont interprétés comme les effets, les conséquences de l’investissement

du symbolique dans le corps. Le symbolique est donc placé en position de précédence

sur l’expérience. L’attitude désirante unitaire n’est pas non plus niée sauf à représenter

la valeur ultime. En effet, Certeau ne réduit pas la dynamique humaine à l’un des deux

pôles que constitue la subjectivité et le social : il ne valorise pas l’un des deux pôles sur

l’autre. Il adopte plutôt une position tierce : ni le subjectif ni le social ne peuvent avoir

prétention à représenter le tout de la dynamique humaine, du désir, qui se joue entre les

deux, dans le rapport entre les deux.

L’énonciateur évite ici deux types d’apories : prendre des faits de langage,

d’ordre symbolique, pour des faits d’ordre pragmatique ou empirique ; prendre le désir

d’unité pour la valeur ultime, répondant en cela à son propre désir, plus ou moins

conscientisé. Lorsqu’un fait de langage est posé en lieu et place d’un fait empirique

(l’exemple le plus frappant est celui du DCT, lorsque prétendant présenter un fait

mystique «brut», il présentait un discours), le discours n’explicite finalement ni l’un ni

l’autre de ces aspects : ni le plan symbolique du langage, qui est réduit au statut de

traduction, ni le plan pragmatique et empirique, qu’on se borne à qualifier d’indicible ou

d’incommunicable. Se situant dans le paradigme du langage et posant comme postulat la

précédence du symbolique sur l’expérience, l’article de Michel de Certeau parvient à

déplier l’une et l’autre problématique et à les relier : l’expérience mystique est

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expérience de langage, expérience du «sens vécu», sans exclure les faits relevant

d’autres ordres que le symbolique (les phénomènes psychosomatiques par exemple), qui

sont intégrés à la problématique symbolique, comme effets ou résonances du

symbolique dans le corps. Lorsqu’un concept n’est pas problématisé, il n’est pas

possible de porter un jugement sur sa valeur, ni épistémologique ni éthique, autrement

dit sur la valeur de la valeur194. Dans le texte du DCT, le désir d’unité n’était pas

conscientisé, il était alors valorisé à l’insu de l’énonciateur. Dans le DVS le désir d’unité

n’était pas valorisé — on peut même dire que le DVS se situait en opposition à cette

position du désir, — mais il n’était pas problématisé non plus, avec comme résultat que

la position épistémologique restait au niveau de l’intuition, le désir d’unité étant

intuitionné comme une position non chrétienne. Dans le texte de l’Encyclopédie des

mystiques et celui de l’Encyclopédie des religions, le désir d’unité était conscient, mais

non problématisé, et survalorisé. Dans le texte de l’Encyclopædia Universalis, le désir

d’unité est problématisé et n’est pas valorisé. Voilà pourquoi nous pouvons dire que

Certeau et le DVS adoptent la même attitude envers le désir d’unité mais le premier

explicite anthropologiquement sa position, ce que le DVS ne parvient pas à faire.

Nous pensons, à la suite de Certeau, que le désir est «l’élément mystique» qui

peut être investi à la fois anthropologiquement et théologiquement. Irréductible et

mystère rimeraient dans une poétique du sens et dans une anthropologie théologique

comme ils s’accordent dans une «musique du sens».

194 Seul le sujet qui redouble l’acte épistémique, qui pose un acte épistémique sur son /savoir/ peut accomplir un acte épistémologique. Il en va de même pour l’acte épistémologique que constitue le jugement de la valeur.

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1.2 Les études spécialisées

1.21 Bergamo, Mino. L’anatomie de l’âme : de François de Sales à Fénelon. Grenoble : Jérôme Millon, 1994.199 p. (édition italienne 1991)

L’anatomie de l’âme (AA) débute par une introduction substantielle. Nous

retiendrons aux fins de l’analyse les parties introductive et conclusive de l’introduction

générale (AA, p. 7-8, 20-21). Nous retiendrons également la chute du texte qui fera

office de conclusion (AA, p. 198-199).

[introduction]

[partie introductive]

[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la

France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot

intérieur.

[2] Pensons, pour ne citer que quelques uns des exemples les plus connus, au Traité de

la réformation intérieure de Jean Pierre Camus [...]

[3] Cette répétition est le témoin de la fascination exercée par le monde de l’intériorité

sur la pensée religieuse du XVIIe siècle.

[4] Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que cette fascination constitue une tendance

essentielle et constante de la pensée chrétienne, qui se manifeste et triomphe déjà chez

un auteur comme saint Augustin.

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[5] Toutefois il est clair que cette tendance, qui est pourtant, en tant que telle, une

tendance millénaire, ne se présente pas toujours avec la même force : elle connaît des

variations d’intensité en fonction des lieux et des époques.

[6] Il y a en somme une histoire de l’intériorité chrétienne, avec ses flux et ses reflux,

ses phases de progression et de régression, ses moments de plus ou moins grande

intensité.

[7] Je dirai dès à présent que l’intérêt pour l’intériorité [...] a atteint dans la culture

française du XVIIe siècle un des sommets de son développement.

[8] Et le succès du mot intérieur — qui utilisé soit comme adjectif, soit comme

substantif, devient un des mots-clés de la langue religieuse de l’époque — permet de

comprendre quelle a été l’ampleur et la portée historique de ce phénomène.

[9] Je ne veux évidemment pas dire que la totalité (p. 7) du savoir religieux s’organise,

dans la France du XVIIe siècle, autour du problème de l’intériorité.

[10] Mais je ne saurais mieux définir la position occupée [...] par le discours

communément désigné comme «spiritualité» ou «littérature spirituelle», que par

l’évocation du rapport électif et constitutif qu’il entretient avec la sphère de l’intériorité.

[11] La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des exemples les plus raffinés

et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute l’histoire de la pensée

occidentale. (p. 8, souligné dans le texte)

[partie conclusive]

[12] Il ne fait aucun doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature spirituelle

entretient avec l’espace intérieur un rapport privilégié et constitutif.

[13] La spiritualité de ce siècle est vraiment, en son essence intime, une science ou une

culture de l’intériorité.

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[14] Décrire cette culture, dans la totalité de ses composantes, est une tâche qui excède

de beaucoup les limites du présent travail.

[15] Il ne sera question, dans ce petit livre, que d’un unique aspect — aspect, il est vrai,

que je tiens pour fondamental — de la réflexion du XVIIe siècle sur la vie intérieure :

l’élaboration des schèmes ou des modèles épistémiques à travers lesquels les auteurs

spirituels observent à cette époque la planète intérieure.

[16] L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, la délimitation d’un monde intérieur, la

description et l’interprétation de ce monde ainsi délimité, ne sont en fait pas quelque

chose de «naturel» ; ce sont les résultats d’un processus historique — et donc culturel —

qui s’est développé au cours des siècles, et qui constitue une des lignes de force de la

culture européenne.

[17] Il n’y a rien de «naturel», rien de spontané et d’immédiat, dans le rapport que

l’homme établit avec sa propre intériorité : l’accès du sujet à la sphère de l’intériorité est

régulé par toute une série de dispositifs, dont on peut parcourir l’histoire, depuis le

moment de leur apparition jusqu’à celui de leur disparition.

[18] On pourrait imaginer une histoire culturelle des schèmes ou des grilles qui, d’une

époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme européen avec la dimension de

l’intériorité.

[19] Les topiques freudiennes de l’appareil psychique, le noeud lacanien Réel-

Symbolique-Imaginaire, et tous les modèles de l’esprit que la psychanalyse a produits

jusqu’à nos jours formeraient seulement le dernier chapitre (et certainement pas le plus

exaltant) de cette longue histoire.

[20] Revenant à la France du XVIIe siècle, et à la spiritualité qui s’y est manifestée, je

crois pouvoir dire que de ce contexte culturel, comme d’un immense laboratoire, sont

sortis quelques uns des instruments de modélisation du monde intérieur parmi les plus

raffinés.

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[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et

obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient

être tombés. (AA, p. 20-21)

Avant d’examiner le texte plus avant, nous devons éclaircir un point qui attirera

sûrement tout de suite l’attention du lecteur : avec Bergamo, nous parlons maintenant

d’«intériorité» et non de «mystique»195. Ce fait illustre bien la différence entre une

analyse sémiotique basée sur le texte et une analyse conceptuelle qui lit «mystique» là

où il est question d’«intérieur». Et nous anticiperons tout de suite sur le discours de

Marie de l’Incarnation, notre «mystique» par excellence196, pour remarquer que le terme

«mystique» n’est guère fréquent sous sa plume. En fait, il n’y a pas d’occurrence du

terme dans La Relation de 1654 et la rareté des occurrences dans la Correspondance

laisse supposer que le terme lui est suggéré par son fils. Dans les trois cas que nous

avons relevés dans la Correspondance, le terme est placé sur le même niveau

d’équivalence (par apposition) que «vie intérieure» (CLIII, p. 515), que «vie cachée»

(CLV, p. 527-528) et que «perfection» (CLV, p. 528). Dans La Relation de 1654, il

semble bien que les occurrences du terme «mystique» soient le fait de l’énonciataire et

non de l’énonciateur. Marie de l’Incarnation n’emploie pas le terme, mais son éditeur,

dom Albert Jamet, juge à propos de l’introduire en explication au texte. Par exemple,

l’éditeur précise en note : «La pureté mystique, non la pureté morale» (p. 67 note a) à

propos de ce passage : «Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu

m’avait donnés pour m’attirer à la vraie pureté intérieure» (p. 67) ; ou encore «Touches,

opérations de Dieu dans l’âme. Terme mystique» (p. 51 note a), pour expliquer le terme

«touches» dans : «Voilà comme la Bonté divine me voulait suavement disposer si je lui

eusse été bien fidèle dès le commencement de ses touches» (p. 51) ; et encore «Agir a ici

une valeur mystique» (p. 73 note b) pour expliquer «je m’étonnais de ce que mon coeur

195 Ce qui n’est n’est évidemment pas une erreur de traduction. 196 Marie de l’Incarnation est citée par Bergamo, à titre exemplaire, au départ du chapitre I : «Pour comprendre l’importance de la réflexion développée par la spiritualité française du XVIIe siècle, de François de Sales à Séguenot, de Camus à Jean-Joseph Surin, de Marie de l’Incarnation à Joseph de Poitiers [... ]» (AA, p. 23).

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parlait ainsi, sans que je le fisse parler par mon action propre, mais poussé par une

puissance qui m’était supérieure, qui l’agissait continuellement» (p. 73).

1.211 La structure d’énonciation

[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la

France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot

intérieur.

[2] Pensons, pour ne citer que quelques uns des exemples les plus connus, au Traité de

la réformation intérieure de Jean Pierre Camus [...]

[4] Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que [...]

[7] Je dirai dès à présent [...] Je ne veux évidemment pas dire que [...]

Le texte s’ouvre sur une observation générale prise en charge par un observateur

tout aussi général : le pronom personnel indéfini «on» qui désigne ici à la fois «je» et

«nous». Il s’adresse ensuite à l’énonciataire avec le pronom «nous» (sous-entendu dans

«pensons») qui inclut aussi bien l’énonciateur que l’énonciataire, tous les deux invités à

considérer des exemples, des faits textuels. Et tout de suite, l’énonciateur se positionne

explicitement, avec le «je», comme l’énonciateur du texte, de l’étude, de

l’argumentation. L’énonciateur livre les résultats de son travail à l’évaluation de

l’énonciataire, invité à observer des faits et à suivre le parcours de l’énonciateur. Sans

prétention à une objectivité factice, l’auteur assume sa position d’énonciateur : «Je sais

bien que l’on pourrait m’objecter que [...]» [4]. Le positionnement de l’énonciateur

coïncide avec l’assomption tout aussi explicite de l’énonciataire en tant que partenaire

actif : l’énonciateur reconnaît à l’énonciataire une égalité, celle d’être lui-même

énonciateur et, en cette qualité, il peut adopter une position différente de la pensée de

l’énonciateur.

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L’énonciateur se trouve en dialogue constant avec l’énonciataire considéré

comme interlocuteur non seulement valable mais essentiel à la mise en discours de la

pensée (à l’élaboration de la pensée) : «Je sais bien que l’on pourrait m’objecter que [...]

Je dirai dès à présent [...] Je ne veux évidemment pas dire que [...]». C’est le rapport à

l’énonciataire qui amène l’énonciateur à mettre au clair son discours, à considérer les

objections qu’il soulève, les malentendus qu’il risque, les limites qu’il contient. Nous

croyons que ce contrat énonciatif est celui que l’on est en droit d’attendre d’un travail

scientifique. Le scientifique n’est jamais seul dans son travail. Il s’adresse à la recherche

antérieure et à la recherche contemporaine. Ce n’est évidemment pas l’escamotage du

«je» qui fait l’objectivité d’un texte ou son caractère scientifique. Trop de «je» se

dissimulent derrière une apparente objectivité pour mieux insinuer leurs simples

opinions ou leurs propres convictions. C’est pourquoi le «je» de Mino Bergamo ne nous

gêne pas ; au contraire, nous le trouvons honnête et nous nous demandons si la tradition

académique ne devrait par se mettre au diapason des acquis des sciences du langage sur

le plan de l’énonciation et reconnaître le «je» dans les exercices tels que les thèses de

doctorat.

Mino Bergamo expose et soumet son travail au jugement de l’énonciataire et

pour ce faire, il rend compte de son analyse. Sans exiger la même attitude de son

énonciataire197, il expose explicitement sa propre attitude subjective envers l’objet de

son travail.

[11] La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des exemples les plus raffinés

et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute l’histoire de la pensée

occidentale.

[18] On pourrait imaginer une histoire culturelle des schèmes ou des grilles qui, d’une

époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme européen avec la dimension de

l’intériorité.

197 Comme c’était le cas pour l’Encyclopédie des mystiques, par exemple.

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[19] Les topiques freudiennes de l’appareil psychique, le noeud lacanien Réel-

Symbolique-Imaginaire, et tous les modèles de l’esprit que la psychanalyse a produits

jusqu’à nos jours formeraient seulement le dernier chapitre (et certainement pas le plus

exaltant) de cette longue histoire.

[20] Revenant à la France du XVIIe siècle, et à la spiritualité qui s’y est manifestée, je

crois pouvoir dire que de ce contexte culturel, comme d’un immense laboratoire, sont

sortis quelques uns des instruments de modélisation du monde intérieur parmi les plus

raffinés.

[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et

obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient

être tombés.

Il est difficile d’être plus explicite sur l’intérêt qu’un auteur peut porter à son objet198.

L’énonciataire sait donc exactement à quoi s’en tenir bien qu’il reste libre de son propre

intérêt. Nous ne pouvons, quant à nous, être insensible à l’aparté de Bergamo sur la

psychanalyse, qui fait partie de notre propre cadre théorique. Même s’il considère que la

littérature psychanalytique ne fait pas le poids avec la littérature spirituelle, ce qui est, il

faut le remarquer, une attitude déjà originale dans notre épistémè contemporaine,

Bergamo appuie indirectement notre propre position puisqu’il reconnaît, ce faisant, la

parenté entre les modélisations élaborées par la spiritualité et celles élaborées par la

psychanalyse, qui sont toutes deux des modélisations de la subjectivité.

198 Mais Mino Bergamo a pourtant réussi à le faire : dans l’introduction à La science des saints (Jérôme Millon, 1992), un autre ouvrage consacré au discours mystique du XVIIe siècle français, il avoue : «nous nous sommes efforcés de restreindre autant que possible le corpus des matériaux examinés, de manière à pouvoir contribuer plus spécialement à la connaissance critique d’un groupe de textes privilégiés — ceux que nous aimions le plus, ceux qui méritaient le plus d’être aimés» (p. 12).

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1.212 Le programme

[1] On ne peut qu’être frappé, si l’on considère les publications religieuses dans la

France du XVIIe siècle, de la fréquence avec laquelle revient, dans leurs titres, le mot

intérieur.

[3] Cette répétition est le témoin de la fascination exercée par le monde de l’intériorité

sur la pensée religieuse du XVIIe siècle.

C’est l’observation d’un fait textuel, la fréquence d’un mot, qui fonde le

programme de l’énonciateur. Le fait textuel, la fréquence du mot «intérieur» dans la

littérature spirituelle française du XVIIe siècle, amène la question de «l’intériorité» ([7]),

du «monde de l’intériorité» ([3]) , de l’«intériorité chrétienne» ([6]), d’une «culture de

l’intériorité» ([11]). Et non le contraire, il faut le remarquer : on ne cherche pas les

figures de l’intériorité dans les textes, ce sont les textes qui les mettent à l’avant-scène.

De la fréquence de l’emploi du mot, on déduit la «fascination» de la culture religieuse

du XVIIe siècle français pour l’intériorité. Partant de ce fait textuel comme postulat, le

programme de l’énonciateur est d’ordre épistémique : il s’agit de contribuer à une

histoire de l’intériorité chrétienne ([6]), ce qui constitue en même temps une contribution

à l’histoire plus générale de la pensée occidentale ([11]). Plus précisément, cette

contribution tient dans la reconstitution de l’épistémè de l’époque, «l’élaboration des

schèmes ou des modèles épistémiques à travers lesquels les auteurs spirituels observent

à cette époque la planète intérieure» ([15]). Un présupposé important sous-tend ce

programme : c’est que de tels «modèles» de la vie intérieure sont justement des

«modèles» et non des réalités. Bergamo exprime cette idée aussi simplement

qu’efficacement :

[16] L’opposition entre l’intérieur et l’extérieur, la délimitation d’un monde intérieur, la

description et l’interprétation de ce monde ainsi délimité, ne sont en fait pas quelque

chose de «naturel» ; ce sont les résultats d’un processus historique — et donc culturel,

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qui s’est développé au cours des siècles, et qui constitue une des lignes de force de la

culture européenne.

[17] Il n’y a rien de «naturel», rien de spontané et d’immédiat, dans le rapport que

l’homme établit avec sa propre intériorité : l’accès du sujet à la sphère de l’intériorité est

régulé par toute une série de dispositifs, dont on peut parcourir l’histoire [...].

Voilà un constat d’un intérêt considérable, dans notre épistémè qui dépend tellement de

celle du XVIIe siècle pour la conception du sujet et qui a si bien assimilé cette

conception moderne du sujet qu’elle nous semble en effet, «naturelle», tout comme la

notion d’expérience qui en découle, d’ailleurs.

[21] Les deux études qui composent ce volume représentent une tentative, insistante et

obstinée, pour remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient

être tombés.

Le programme est directement et explicitement relié à l’attitude épistémique de

l’énonciateur. En plus, ou au-delà de la contribution à une histoire de la pensée

occidentale, l’énonciateur, après avoir avoué son intérêt pour son objet, la littérature

spirituelle du XVIIe siècle français, divulgue également son programme ultime :

«remettre ces modèles en lumière et les arracher à l’oubli où ils semblaient être tombés»

[21]. Ce programme est qualifié par l’énonciateur de «tentative, insistante et obstinée»,

aveu, on ne peut plus clair, de sa position subjective. La tentative de l’énonciateur insiste

et s’obstine, de la manière que le fait textuel qu’il étudie se répète, insiste et s’obstine lui

aussi. Comme si l’énonciateur était pris (ou épris) de la même fascination pour la

littérature spirituelle du XVIIe que les spirituels du XVIIe pour l’intériorité. Comme si

l’analyse textuelle se nourrissait et se trouvait renforcée de l’admiration que suscite le

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texte lui-même199. Mais l’énonciateur va encore plus loin dans la compréhension de

l’articulation du subjectif au social dans le texte.

[conclusion ou chute du texte]

[22] Séguenot, nous l’avons dit, vit et écrit dans un contexte culturel — celui de la

spiritualité française du XVIIe siècle — dans lequel la topologie mystique de François

de Sales, en s’imposant sur une vaste échelle, avait rendu non seulement inacceptable,

mais presque incompréhensible la mystique de l’essence et la doctrine de l’union

essentielle.

[23] Séguenot reformule cette doctrine au moment même où elle est en train de se glisser

hors du champ de la culture.

[24] On pourrait dire qu’il s’en saisit ou s’en empare pour la réintroduire dans l’ordre du

discours, quand cet ordre était déjà en train de se restructurer en fonction même de son

exclusion.

[25] Or n’est-il pas curieux que l’union essentielle glisse hors du champ de la

conscience, précisément à l’époque où elle est en train de glisser hors du champ de la

culture?

[26] On dirait presque que le mouvement par lequel, dans le texte de Séguenot, l’union

essentielle sort du champ de la conscience, mime ou symbolise le mouvement par lequel,

dans le contexte qui est celui de Séguenot, cette même union, et l’ensemble des

doctrines qui gravitaient autour d’elle, étaient en train de sortir rapidement du champ de

la culture.

[27] On dirait presque que la distance qu’introduit Séguenot entre l’union essentielle et

la conscience du sujet reproduit ou reflète, dans l’espace du texte, la distance qui se

199 Nous avons noté cette attitude faite d’intérêt et de préoccupation critique chez De Certeau (supra p. ), bien qu’elle était moins explicite qu’ici.

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creusait entre ce type d’union, ou les doctrines qui le représentaient, et la conscience

historique de l’époque de Séguenot.

[28] Comme si, en s’efforçant de penser une réalité qui devenait historiquement

impensable, Séguenot n’avait pu la représenter sans représenter aussi, en transposant

évidemment au plan de la conscience individuelle, son inaccessibilité même.

[29] L’éloignement que projette Séguenot sur l’union essentielle, qui la soustrait

définitivement à la conscience du sujet serait alors une sorte de chiffre qui permettrait de

signifier, dans ce modèle réduit du monde qu’est le texte littéraire, l’éloignement vers

lequel, dans le monde extérieur, l’idée de l’union essentielle était en train de dériver

rapidement.

[30] Mais, une fois encore, il s’agit d’une simple hypothèse — et même d’une simple

conjecture.

[31] Ce qui importe c’est d’avoir constaté qu’à une époque dominée par la réécriture

psychologique du discours mystique, et qui se distingue par l’oubli de la perspective

ontologique dans laquelle les mystiques (p. 198) du Nord avaient pendant plusieurs

siècles conçu l’expérience mystique, il se trouvait encore quelqu’un pour tenter, à contre

courant, de s’inscrire dans cette perspective, et d’y inscrire son discours.

[32] Mais peut-être y a-t-il à chaque époque, en chaque société et en chaque culture, un

petit groupe d’auteurs qui s’efforcent de penser, obstinément et désespérément, ce qui

est en train de devenir impensable.

[33] Même si, probablement, arrivés au terme de leur effort, ils ne pourront pas réussir à

penser cet impensable, sinon en le représentant comme un inconnaissable. (AA, p. 199,

souligné dans le texte.)

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Le texte de Bergamo se termine sur une attitude épistémique fort particulière,

celle «d’auteurs qui s’efforcent de penser obstinément et désespérément, ce qui est en

train de devenir impensable» [32], en somme l’attitude épistémique d’observateurs

malheureux de la disparition d’une espèce symbolique, (comme on pourrait le dire d’une

espèce de la vie terrestre, activité dans laquelle notre société se révèle d’une efficacité

redoutable). Si Bergamo ne s’inclut pas explicitement dans ce groupe d’énonciateurs,

tout le travail qu’il accomplit dans L’anatomie de l’âme aboutit finalement à ce constat,

d’ordre sociosémiotique.

Après avoir démontré la différence insurmontable entre les modèles de la

mystique apophatique, dite de l’essence, et la mystique expérientielle et psychologique

qui s’élabore à la modernité200, Bergamo repère un auteur, Claude Séguenot, qui

radicalise cette différence, en soustrayant complètement à la conscience l’expérience

mystique, ce que, d’après sa propre analyse, la mystique de l’essence ne fait pas.

Ce qui vous trompe c’est qu’il vous semble que si vous ne faites toujours quelques actes d’entendement ou de volonté, ou si vous ne sentez quelque chose qui occupe actuellement l’une ou l’autre de ces deux facultés, vous ne faites pas oraison. Ne le croyez pas, il se passe en vous des choses que vous ne connaissez pas, Dieu fait en vous des choses que vous n’entendez pas, et bien souvent quand vous ne les sentez pas, c’est lors qu’elles sont meilleures. Il y a une partie en notre âme qui nous est inconnue, et qui n’est nullement en notre puissance [...] ce qui se passe en cet endroit nous est caché et inconnu, et c’est toutefois où la grâce réside principalement [...] C’est là le domaine et l’empire de Dieu [...] C’est le lit nuptial de l’Époux [...] c’est là où s’accomplit l’union mystique, et cette insinuation de Dieu en l’âme que saint Denis a si doctement expliquée en sa Théologie mystique. (Séguenot, Conduite d’oraison, p. 87, cité dans AA, p. 193)

Selon l’analyse de Bergamo, la mystique de l’essence supposait que l’opération

de Dieu dans l’âme était «en même temps connue et inconnue à l’âme en laquelle elle se

produit. L’âme sent et expérimente que Dieu est en train d’opérer en elle, mais elle ne

200 Représentée par la théorisation de François de Sales qui a dans une large mesure inspiré et guidé la spiritualité du XVIIe siècle français.

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peut connaître la nature de cette opération» (AA, p. 195-196). Bergamo cite Tauler à

l’appui :

l’ouvrage de Dieu demeure caché [...] Cette ignorance la [l’âme] plonge dans une certaine admiration ; elle aspire et elle s’essouffle à vouloir le connaître, et elle en fait l’expérience ; mais ce que c’est, et comment cela advient, elle est incapable de le savoir. (Ioannis Tauleri Opera Omnia dans AA, p. 196 note 76)

C’est la radicalisation qui, chez Séguenot, soustrait complètement à la conscience

l’expérience mystique, que Bergamo met en rapport avec la disparition de la mystique

de l’essence du champ religio-culturel.

[27] On dirait presque que la distance qu’introduit Séguenot entre l’union essentielle et

la conscience du sujet reproduit ou reflète, dans l’espace du texte, la distance qui se

creusait entre ce type d’union, ou les doctrines qui le représentaient, et la conscience

historique de l’époque de Séguenot.

[28] Comme si, en s’efforçant de penser une réalité qui devenait historiquement

impensable, Séguenot n’avait pu la représenter sans représenter aussi, en transposant

évidemment au plan de la conscience individuelle, son inaccessibilité même.

Ce constat sociosémiotique ne laisse pas indifférent. Nous y reviendrons en

conclusion mais il convient de mentionner tout de suite l’importance de ce genre de

rapport qui rejoint notre propre constat qu’une théorie du texte et même une

anthropologie du texte se trouve en élaboration présentement au moment même où le

texte tend à disparaître de la culture (ou en tout cas le texte tel qu’il a été jusqu’à

maintenant). Et avec le texte, le christianisme, religion du livre, religion du texte, n’est

plus compris ni apprécié comme un medium capable de livrer du sens (ou peut-être

qu’on ne veut plus entendre ou laisser entendre l’espèce de sens qu’il porte). Nous

partageons donc cette position délibérément à contre-courant, inconsciente chez

Séguenot, mais conscientisée avec les moyens que nous avons à notre disposition dans

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notre épistémè, au nom d’une mémoire ou d’une tradition à conserver, au nom d’un

passé dont nous avons oublié trop rapidement qu’il nous constitue201.

1.213 La modalisation

Le sujet d’énonciation (énonciateur et énonciataire) se présente d’entrée de jeu

dans le paradigme scientifique où l’observation commande : «On ne peut qu’être frappé

par la fréquence du mot [...] » [1]. La modalité du pouvoir prend la forme de /ne pas

pouvoir ne pas/, où la double négation produit au bout du compte une modalité positive

au caractère de contrainte.

La seconde modalisation concerne la possibilité épistémique, sous trois de ses aspects :

1) le /pouvoir comprendre/ («le succès du mot intérieur [...] permet de comprendre

quelle a été l’ampleur et la portée historique de ce phénomène» [8]) ;

2) le /pouvoir définir/, évalué par l’énonciateur lui-même («Je ne saurais mieux définir»

[10]), après avoir rendu compte des limites de son travail («Je ne veux évidemment pas

dire que la totalité du savoir religieux s’organise, dans la France du XVIIe siècle, autour

du problème de l’intériorité» [9] ; «Décrire cette culture, dans la totalité de ses

composantes, est une tâche qui excède de beaucoup les limites du présent travail» [14]) ;

3) et même le /pouvoir imaginer/ («On pourrait imaginer une histoire culturelle des

schèmes ou des grilles qui, d’une époque à l’autre, ont réglé le rapport de l’homme

européen avec la dimension de l’intériorité» [18]), modalisation épistémique rarement

reconnue dans le travail scientifique mais qui lui est pourtant indispensable.

La possibilité du travail épistémique se présente donc sous conditions de l’observation

de faits textuels et de la reconnaissance de limites, la limite majeure étant l’impossibilité

201 Au Québec notamment, la pensée chrétienne (dans sa confession catholique) a été évacuée de la culture de masse dans l’espace d’une génération (pas entièrement mais presque).

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de rendre compte de la totalité du phénomène. Dans la reconnaissance de l’irréductibilité

du phénomène, le travail de la connaissance est possible. Dans cette limite, l’énonciateur

peut poser des hypothèses : «La littérature spirituelle [...] me semble constituer un des

exemples les plus raffinés et les plus suggestifs de «culture de l’intériorité» de toute

l’histoire de la pensée occidentale» [11] ; et affirmer certains faits : «Il ne fait aucun

doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature spirituelle entretient avec

l’espace intérieur un rapport privilégié et constitutif» [12]. Le texte présente plusieurs

énoncés affirmatifs qui pourraient être gênants202 si l’énonciateur n’établissait pas, par

son travail d’analyse, ces conditions de possibilité des affirmations qu’il avance.

L’introduction s’achève d’ailleurs sur une modalité qui rend compte explicitement de

l’attitude épistémique (honnête) de l’énonciateur : «je crois pouvoir dire que...» [20].

1.214 Les figures épistémiques et le rapport à l’objet

Nous avons observé au sujet du programme de l’énonciateur que c’est

l’observation d’un fait textuel, la fréquence d’un mot, qui fonde son programme et c’est

le fait textuel, la fréquence du mot «intérieur» dans la littérature spirituelle française du

XVIIe siècle qui amène la question de «l’intériorité». Et non le contraire, remarquions-

nous : on ne cherche pas les figures de l’intériorité dans les textes, ce sont les textes qui

les mettent à l’avant-scène. Dès l’entrée en matière, ce sont des figures épistémiques qui

occupent effectivement la position d’acteurs. C’est la «fréquence» du «mot» intérieur, sa

«répétition», qui permet d’identifier, dans l’intérêt pour l’intériorité, une «tendance»,

une «constante» de la pensée chrétienne. On notera que l’«intériorité», en tant que

concept, n’est amené au départ que par des figures épistémiques.

Nous avons proposé au lecteur le texte intégral de ce qu’il a été possible de

découper comme l’introduction et la conclusion de l’introduction générale de

202 Par exemple, l’énoncé [12] : «Il ne fait aucun doute que, dans la France du XVIIe siècle, la littérature spirituelle entretient avec l’espace intérieur un rapport privilégié» et l’énoncé [13] : «La spiritualité de ce siècle est vraiment, en son essence intime, une science ou une culture de l’intériorité».

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L’Anatomie de l’âme. En suite de la partie introductive, l’auteur élabore des éléments

d’analyse de textes de J. J. Surin, de Jean-Pierre Camus et Louis Lallemant. Le texte lui-

même remplit alors le rôle d’acteur :

Deux passages, extraits de la correspondance de Surin, expriment de façon particulièrement heureuse la fascination éprouvée par les spirituels du XVIIe siècle pour l’espace intérieur. (AA, p. 8)

L’analyse est ensuite immédiatement dirigée vers un élément de la mise en discours, la

dimension de l’espace ; ce qui devrait aller de soi, pourrait-on remarquer, quand on traite

de l’intériorité. Ce n’est pas si sûr. La tendance à substantialiser a tôt fait de convertir

l’espace en entité ou en quelque chose de substantiel (comme l’âme, par exemple203).

Sémiotiquement, «la spatialisation», la mise en scène de l’espace dans un texte ou un

discours, est «l’une des composantes de la discursivation», de la mise en discours204. Le

fait de conserver à l’espace sa dimension sémiotique donne des résultats heuristiques et

convaincants dans l’analyse de Bergamo. En fait, il réussit à expliquer de manière

heuristique «l’expérience de l’intériorité» et ses corrélats (infini, solitude, silence,

profondeur, et dont le plus spectaculaire est certainement l’extase), en faisant appel

uniquement au registre symbolique du langage et de sa logique (et donc sans faire

intervenir les catégories du surnaturel ni même du psychosomatique).

Nous tenterons de résumer un travail d’analyse qui vaut d’être lu dans son

intégralité et d’être savouré dans sa finesse. Nous nous bornerons à une seule analyse,

d’un texte de Surin, qui devrait être suffisante pour montrer le travail de la catégorie

discursive de l’espace dans la notion ou le concept d’intériorité.

Elle disait que le matin, à son réveil, elle se trouvait comme dans un pays étranger. Il lui semblait qu’elle n’était plus de ce monde, et s’en sentait comme bannie et confinée dans son intérieur, comme dans une profonde solitude qui lui présentait de vastes espaces pour se cacher aux yeux des hommes. Ce seul mot d’«intérieur» la ravissait hors d’elle-même. Elle

203 «un état dans lequel toute communication étant rompue avec le monde extérieur, l’âme a le sentiment qu’elle communique avec un objet interne, qui est l’être parfait» (Lalande, définition B). «Sa tension [de l’âme] vers l’Un, son aspiration vers lui, la monopolise et l’absorbe» (Encyclopédie des mystiques, p. XII). 204 Greimas et Courtés, article «Spatialisation», p. 358.

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202

conseillait aux personnes spirituelles d’agrandir et de dilater incessamment leur intérieur et de n’y rien souffrir qui pût le rétrécir et le borner. C’était là où elle habitait et où l’amour la tenait occupée, hors des atteintes de toutes les choses extérieures.205

La première observation de Bergamo au sujet de ce texte est celle du

«renversement des catégories sur lesquelles se fonde l’expérience ordinaire de l’espace»

qui s’y opère (AA, p. 9). En effet, nous fait remarquer Bergamo, la logique spatiale

ordinaire établit les équivalences suivantes :

intérieur - fermé - limité - étroit / extérieur - ouvert - illimité - vaste,

alors que dans le texte de Surin, les «vastes espaces» se retrouvent dans un «intérieur»

qui ne devrait pas souffrir d’être «rétréci» ni «borné», mais plutôt être «agrandi» et

«dilaté».

La seconde observation de Bergamo est celle de la position spatiale d’extériorité

adoptée par l’acteur par rapport au monde extérieur : «elle se trouvait comme dans un

pays étranger [...] elle s’en sentait comme bannie et confinée dans son intérieur [...] hors

d’atteinte de toutes les choses extérieures» (p. 10). Cette observation amène Bergamo à

énoncer le rapport suivant : «L’intérieur est donc l’extérieur de l’extérieur» (p. 11), pour

expliquer la logique du renversement des catégories (que les caractéristiques de

l’extérieur passent à l’intérieur). Donc, l’intérieur est un extérieur, un «extérieur absolu»

en quelque sorte, puisque «l’extérieur de l’extérieur» (p. 11).

Dans sa troisième observation, Bergamo propose, quant à nous, une explication

vraiment heuristique de la question de l’extase. Le phénomène de l’extase est le

phénomène mystique par excellence (Lalande et même Certeau), même si on décide de

ne pas s’en occuper (DVS). Bergamo le traite uniquement sur le plan de la logique du

langage mais, il faut le remarquer, exactement dans la même logique que l’énonciateur

mystique lui-même : «Ce seul mot d’“intérieur” la ravissait hors d’elle-même». Il 205 Le texte est un extrait d’une lettre de Surin (1632) où il «évoque la vie d’une femme [...] Marie Baron, dont il avait pu constater l’éminente sainteté» (AA, p. 9).

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203

semble bien que le mot intérieur, phénomène langagier, ait le pouvoir de provoquer

l’extase, de transporter le sujet à l’extérieur de lui-même. On assiste ici à un phénomène

oxymorique puisque l’espace intérieur, par son pouvoir d’inspiration, devient le lieu de

la sortie à l’extérieur de soi.

Mais ces positions ou ces lieux sont occupés par des acteurs et notamment par

Dieu, comme en rend compte cet autre fragment cité par Bergamo : «L’amour de Dieu

l’avait mise quasi hors d’elle-même [...]» (AA, p. 11). C’est en raison de la valeur de

l’acteur Dieu que se produit ce renversement des catégories : «L’interne et l’externe

coïncident, l’interne est l’externe, l’espace intérieur étant celui en lequel le sujet, déplacé

en l’Autre, est extatiquement posé hors de soi» (AA, p. 11). Bergamo qualifie ce «jeu

logique et poétique» auquel se livre le discours mystique de «vertigineux» (AA, p. 12).

Or, le vertige206 décrit bien l’effet du discours et du sentiment unaires207 (voir supra p.

29-30), où la mise en abyme produit un mouvement centripète, où le sujet peut se

perdre208. Cependant, dans l’espace intérieur, le mystique (chrétien) est projeté hors de

soi. Autrement dit, le mystique ne reste pas bloqué dans le mouvement d’intériorisation

unaire. Il ne reste pas fermé sur lui-même. Le renversement des catégories provoque

donc aussi un renversement du mouvement affectif, — il affecte différemment le sujet

—, d’un mouvement centripète à un mouvement centrifuge. Il faut noter, pour

l’argumentation ultérieure, que la conversion du mouvement centripète au mouvement

centrifuge est initié par Dieu, figure de l’Autre, figure transcendante.

1.215 Conclusion : l’effet thymique du symbolique

Dans son étude de sémiotique textuelle, Mino Bergamo a démontré de manière

convaincante que le paradigme ancien a disparu de la pensée au XVIIe siècle, que les

concepts de la mystique de l’essence sont devenus «non seulement inacceptables mais 206 «Lat. vertigo : mouvement tournant» (Petit Robert). 207 Par exemple, l’énoncé unaire biblique «Je suis celui qui suis». 208 La perte du sujet étant un thème mystique important, auquel Bergamo a d’ailleurs consacré une étude : «La perte de soi» dans La science des saints, Jérôme Millon, 1992.

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incompréhensibles» (AA, p. 180). À tel point, que les concepts anciens ont été

mésinterprétés de bonne foi dans le paradigme moderne, c’est-à-dire sans la conscience

du déplacement de sens. Par la transposition et la «traduction» des mêmes figures

(comme le «fond de l’âme» ou la «fine pointe de l’âme») d’un paradigme à l’autre, on a

pu maintenir l’illusion d’une continuité entre la mystique rhéno-flamande, mystique dite

de l’essence, spéculative et apophatique, et la mystique moderne de l’École française,

psychologique et expérientielle.

Enfin, pour terminer avec cette analyse de grande portée, nous remarquerons que

la définition ici proposée de l’«extase», «phénomène mystique» par excellence, permet

de saisir la différence dans le travail qui s’opère quand on lit les textes à partir des

figures, internes au texte, plutôt qu’à partir de concepts, ces derniers demeurant toujours

plus ou moins externes au texte. Non seulement l’«expérience intérieure», telle que

comprise ici, est motivée et déclenchée dans le langage, mais l’énonciateur va jusqu’à

proposer la description d’un effet du symbolique dans le corps : le renversement des

catégories logiques habituelles produit une mise en abyme (typique de l’énoncé unaire),

mise en abyme qui provoque le vertige. C’est le mot «intérieur» associé à «l’amour de

Dieu» qui relève également du symbolique qui entraînent l’expérience extatique,

expérience qu’on peut alors comprendre comme l’effet d’une assomption logique autant

que comme un mouvement affectif.

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1.22 Turner, Denys. The Darkness of God : Negativity in Christian Mysticism. Cambridge : Cambridge University Press, 1998. 278 p. (1ère éd. 1995)

De l’ouvrage de Denys Turner, The Darkness of God (DG), nous présentons

l’analyse du chapitre d’introduction, dont un fragment intégral (p. 1, l’ouverture du

texte), un condensé de l’argumentation ou du parcours de la recherche, ainsi que la chute

du texte (p. 271-273). La monographie de Turner se compose d’analyses de textes

reconnus comme textes mystiques par la tradition chrétienne209. Nous référons vivement

le lecteur à l’ouvrage lui-même pour profiter de la subtilité de l’élaboration de l’analyse

que nous n’avons pas la prétention de penser rendre à sa juste valeur. Nous espérons du

moins introduire à cette oeuvre peu connue mais que nous considérons comme une

contribution majeure à l’étude théologique de la mystique. Il nous offre en effet, non

seulement une leçon d’herméneutique et d’épistémologie, mais également une leçon de

spiritualité.

1.221 La structure d’énonciation

[introduction]

[1] This book is an essay in the philosophical history of some theological metaphors.

[2] The metaphors — of ‘interiority’, of ‘ascent’, of ‘light and darkness’ and of

‘oneness’ with God — appear to have occupied a central role in the description of the

Christian ways of spirituality for as long as Christians have attempted to give one.

[3] And they still do.

209 Les auteurs étudiés dans The Darkness of God sont : Denys l’Aréopagite (Théologie mystique), saint Augustin (un texte des Confessions et un texte du De Trinitate), Bonaventure (Itinerarium Mentis in Deum), Eckhart (Sermons), l’auteur du Nuage d’inconnaissance, Denys le Chartreux (De contemplatione) et finalement Jean de la Croix (Montée du mont Carmel, La Nuit obscure).

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[4] There are many metaphors — in particular, there are many metaphors of Christian

love — whose role is equally crucial, but I have chosen to study the particular metaphors

I have mentioned, and not others, for a number of reasons, among which the following

are perhaps the most important. (DG, p. 1)

La structure d’énonciation de l’ouvrage de Turner est très semblable à celle de

Mino Bergamo, avec une légère différence de style : si l’énonciateur y est tout aussi

franchement positionné, l’énonciataire y est à peine moins explicite. Le premier acteur à

entrer en scène est «ce livre», l’ouvrage que Turner a écrit et que l’énonciataire a dans

les mains («This book is...» [1]). Le second est un fait textuel, un certain type de

métaphores récurrentes dans les textes mystiques [2]. Le «je» de l’énonciateur se

positionne ensuite explicitement, en expliquant d’entrée de jeu les raisons de son

«choix», de son /vouloir savoir/ : «I have chosen to study the particular metaphors I have

mentioned, and not others, for a number of reasons» [4]), raisons explicitées dans le

second paragraphe (nous y reviendrons tout de suite). L’énonciataire est déjà implicite

dans ce comportement discursif de l’énonciateur qui justifie ses choix. L’énonciataire

entre explicitement en scène dès le second paragraphe : «it seemed that the study of

them could shed some light on what they do for us, by way of an account of the

traditions from wich we inherited them ([8] DG, p. 1). L’attitude épistémique de

l’énonciateur tient en fait constamment compte de l’énonciataire : c’est pour

l’énonciataire qu’il raconte le parcours de sa recherche, qu’il précise les conditions de

«plausibilité» de ses hypothèses et de ses avancées. Nous adoptons ici le terme même de

Turner — «my claim is one of the plausibility of an hypothesis» (DG, p. 8) — au lieu de

«possibilité», la plausibilité étant une forme épistémique de la possibilité, une possibilité

jugée probable, qui nécessite le jugement ou l’évaluation, donc l’activité de

l’énonciataire210. La structure d’énonciation se présente comme une relation égalitaire

entre interlocuteurs, les deux (énonciateur et énonciataire) se rapportant aux mêmes

sources, les textes d’énonciateurs primaires. Le contrat énonciatif est donc, comme chez

210 Puisque l’énonciataire est, par définition, le poste de la réception et de l’évaluation.

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Bergamo, d’ordre scientifique, l’énonciateur fournissant à l’énonciataire tous les

éléments de l’élaboration de sa pensée, que ce dernier peut suivre et évaluer sur la base

des sources.

1.221 L’attitude épistémique

Comme nous venons de le mentionner, l’énonciateur expose les raisons du choix

de son objet d’étude, de sa modalisation selon le /vouloir savoir/. Dans ces raisons, on

devrait pouvoir repérer l’attitude épistémique de l’énonciateur, sinon du sujet de

l’énonciation.

[5] First, because the metaphors of inwardness, ascent and light-darkness form a closely

related cluster ;

[6] secondly, because taken together they have an impact on the description of the

Christian way of life which is distinctively ‘negative’ or ‘apophatic’, for which I have

called them ‘metaphors of negativity ;

[7] thirdly, because they are metaphors characteristic of a Neoplatonic style of Christian

theology, so that the study of them opens up lines of enquiry into an important aspect of

the influence of Neoplatonism on Christian spirituality ;

[8] fourthly, because they are metaphors that retains a currency still, and so it seemed

that the study of them could also shed some light on what they do for us, by way of an

account of the traditions from which we inherited them ;

[9] and finally, this last reason seemed important to me because I suspected when I

embarked on this study that the purposes which these metaphors serve for Christians

today are very different from the purposes which they served within the ancient and

medieval traditions of Christianity in the West, and that therefore it might be useful to

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know what those differences are. The evidence I have considered in the course of

writing this book, on the whole, confirmed this suspicion. (DG, p. 2)

Les deux premières raisons invoquées dépendent de l’observation et sont d’ordre textuel

et de logique structurale [5-6]. La troisième raison [7] concerne le champ que

l’énonciateur, en tant que scientifique, définit comme étant le sien : l’histoire des idées

en théologie [1]. Avec la quatrième raison [8], nous pénétrons dans la zone de l’attitude

épistémique du sujet d’énonciation ; énonciateur et énonciataire sont tous deux visés et

interpellés : les objets étudiés sont encore présents dans le temps de l’énonciateur et de

l’énonciataire qui en ont hérité de leur tradition, de leur passé, et l’interrogation à leur

sujet est d’ordre pragmatique : «what they do for us». Enfin, dans la cinquième [9] et

dernière raison se trouve exposée la motivation de l’énonciateur. L’énonciateur, qui s’est

inclus dans le «nous» et, par là, se reconnaît concerné par l’objet de son étude, avait au

départ une hypothèse ou une intuition provenant de sa propre sensibilité. Cette intuition

semblait à l’énonciateur d’une importance assez considérable pragmatiquement («it

might be useful to know what those differences are» [9]), pour le «nous» concerné par la

spiritualité chrétienne, pour valoir l’étude qu’il entreprenait. Or, cette intuition anticipait

des différences dans l’usage et les finalités des métaphores spirituelles d’inspiration néo-

platonicienne, dans les contextes ancien et médiéval d’une part et dans le contexte

moderne d’autre part (le contexte étant l’épistémè de référence). Des différences assez

considérables pour renverser le but visé par l’emploi des métaphores en question.

L’intérêt de l’enquête réside dans le fait que de telles différences ne sont pas perçues

actuellement, dans notre contexte contemporain, ce qui entraîne une mécompréhension

des textes pré-modernes et des erreurs herméneutiques qui vont jusqu’à lire dans les

textes le contraire de ce qu’ils énoncent.

[10] I have drown the conclusion from my study that in so far as the word ‘mysticism’

has a contemporary meaning ; and that in so far as the contemporary meaning links

‘mysticism’ to the cultivation of certain kinds of experience — of ‘inwardness’, ‘ascent’

and ‘union’ — then the medieval ‘mystic’ offers an anti-mysticism. (DG, p. 4 souligné

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par l’auteur) My suspicion being thus far clarified, it was obviously important to

discover what accounted for this very radical shift of purpose to (DG, p. 4) which that

language have been submitted. [...] if we read the medieval Neoplatonic mystics — and

increasingly they are being read — from within the perspectives of a contemporary

‘experimentalism’ we will very grossly misread them, for we will find in them allies for

a position which, in truth, they reject. [...] That [...] was the programme I discovered for

myself in the course of researching for this book. (DG, p. 5)

Il semble que, concurremment avec un intérêt profond pour les textes de la

tradition antique et médiévale, l’attitude de l’énonciateur soit motivée par une sorte

d’exaspération devant non seulement les erreurs herméneutiques contemporaines, mais

également envers l’attitude spirituelle «moderne». De nombreux énoncés appuieraient

cette hypothèse simplement formulée ici [9]211. Nous nous contenterons de citer la chute

du texte où le sentiment de l’énonciateur se laisse déduire assez explicitement :

[11] Whether there is anything in all this to appeal either to the contemporary student of

‘mysticism’ or the contemporary practitioner of ‘spirituality’ I am rather more incline to

doubt : at any rate they will have little gain and much misinterpretation to contribute

until such time as ‘spiritually’ minded Christians and scholars of ‘mysticism’ alike equip

themselves intellectually so as to understand the coherence between the many layers of

meaning and prescription of Meister Eckhart [...] (DG, p. 273)

Dans ce passage, nous pouvons saisir l’évaluation peu optimiste que Turner porte sur le

niveau de compréhension de ses contemporains, en même temps que son admiration

pour la spiritualité d’un maître spirituel tel Maître Eckhart.

211 Turner déclare sa position sans détours lorsqu’il explique le développement moderne de la mystique par la notion d’«expérimentalisme» : «And for all I know it is a development to be welcomed. Some, no doubt, will say so, though I do not agree» (DG, p. 5).

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1.223 Le programme

Le programme de l’énonciateur découle d’abord d’une intuition qui a été suscitée

par l’observation de la non-congruence entre un fait épistémique et les faits textuels. Le

fait épistémique en question est une évidence implicite qui associe, voire définit «la

mystique» par un type d’expériences subjectives spéciales, qui sont considérées, soit

comme sortant de l’ordinaire ou du normal, soit comme des expériences «privilégiées»

sur le plan spirituel.

[12] I began by wondering whether or not there was any such thing as ‘mystical

experience’. And I wondered about this question because on the one hand there seemed

to be a common, informal view around that the mystical had something to do with the

having of very uncommon, privileged ‘experiences’ (DG, p. 2)

Or, cette évidence implicite ne s’explique guère, ou pas entièrement, par l’abord des

textes mystiques eux-mêmes puisque, comme Turner l’a observé, d’une part, dans la

tradition antique et médiévale, les auteurs mystiques ne font pas ou peu état de ce type

d’expérience et, d’autre part, ceux qui le font, notamment les modernes, n’attachent pas

une importance significative, et encore moins définitoire, à ces phénomènes.

[13] and, on the other, because when I read any of the Christians writers who were said

to be mystics I found that many of them — like Eckhart or the Author of The Cloud of

Unknowing — made no mention at all of any such experiences and most of the rest who,

like John of the Cross or Teresa of Avila, did make mention of ‘experiences’, attached

little or no importance to them and certainly did not think the having of them to be

definitive of ‘the mystical’. (DG, p. 2)

D’où l’hypothèse de l’énonciateur : ce que nous entendons aujourd’hui dans et par ces

métaphores ne semble pas correspondre à ce que les anciens et les médiévaux y

entendaient [13], si l’on s’en tient aux textes.

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[14] Now all these metaphors seem, as I have said, still to be in current usage when

Christians, following ancient traditions, seek to describe the ways of prayer, spirituality

and mysticism. [...] But from my study of the medieval mystical tradition, I began to see

that not only would it be dangerous to assume that the similarities of language entailed a

similarity of purpose, but that it would be actually wrong to suppose this. For the

purposes being served by this cluster of metaphors in the medieval traditions began to

seem very different from those it is serving today and, in (DG, p. 3) one important

respect, it looked as if it is serving an opposed purpose. (DG, p. 4)

Le dénivellement entre les conceptions ancienne et moderne proviendrait de la

différence entre les épistémès, dans lesquelles les notions anthropologiques n’ont plus la

même définition. Entre autres notions centrales à la compréhension de la différence entre

les épistémès, celle d’«expérience» et celle de «moi» sont apparues à Turner

déterminantes.

[15] What differentiates the medieval employment of those metaphors from ours is the

fact that we retained the metaphors, evacuated them from their dialectics and refilled

them with the stuff of ‘experience’. This modern development I call ‘experimentalism’.

(DG, p. 5)

[16] In the course of writing it [this book], however, another important problem began to

emerge which, like the first [celui de l’expérience], brought into play the difficult matter

of how to relate our contemporary conceptions with those of a long tract of a very

different historical period. And that problem was the problem of ‘the self’. (DG, p. 5)

[...] For in these authors [médiévaux jusqu’à Jean de la Croix] may be found what I have

called an ‘apophatic anthropology’ as radical as their apophatic theology, the one

intimately connected with the other. (DG, p. 6)

Les notions anthropologiques d’«expérience» et de «moi», mises en cause dans la

définition de la mystique, devront donc être considérées en rapport avec l’apophatisme,

l’élément mystique caractéristique de la tradition mystique ancienne et médiévale. La

compréhension de la structure discursive de l’apophatisme devrait permettre de

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comprendre en quoi consistent et où se situent les différences, méconnues par l’épistémè

contemporaine, entre les traditions ancienne et médiévale et la tradition moderne. Avant

d’en venir à ces notions, nous nous arrêterons donc sur les résultats de l’analyse de

Turner concernant l’apophatisme.

1.2231 L’apophatisme est l’élément mystique

[17] Denys designs this prayer on the structural principle of what I shall call the ‘self-

subverting’ utterance, the utterance which first says something and then, in the same

image, unsays it. (DG, p. 21)

Turner débute son enquête avec la Théologie mystique du Pseudo-Denys, qui a

été le point de départ de la tradition (latine) mystique en christianisme. Sur la base d’une

analyse structurale, Turner repère d’abord, (dans la prière à la Trinité qui ouvre La

Théologie mystique212), la structure la plus importante, celle autour de laquelle le sens du

texte s’organise, qu’il dénomme «self-subverting utterance», voulant signifier par là une

expression qui se dément elle-même, «niant ce qu’elle affirme en un même mouvement

ou en une même image», telle «the brilliant darkness». Nous pouvons reconnaître là la

structure de l’oxymoron, ce trope qui a été identifié comme typique du langage des

mystiques213. L’oxymoron est une construction qui met en relation syntaxique deux

termes contradictoires214. Or, et c’est en cela que tient le paradoxe dans l’oxymoron : la

contradiction (disjonction) demeure sur le plan du contenu dans le même mouvement où

elle est niée (par la conjonction) sur le plan de la forme. La forme du contenu dit, ou

212 «Trinity! [...] Lead us up beyond knowing and light [...] where the mysteries of God’s Word lie simple, absolute, unchangeable in the brilliant darkness of a hidden silence» (DG, p. 21) 213Et notamment par De Certeau, à la suite de Diego de Jésus, introducteur à la première édition des Obras espirituales (1618) de Jean de la Croix. Diego avait comme objectif de «donner une plus facile intelligence des phrases mystiques et de la doctrine sanjuanistes» (FM, p. 180). 214 «Mise en relation syntaxique (coordination, détermination, etc.) de deux antonymes (Cette obscure clarté qui tombe des étoiles)» (Ducrot et Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, p. 354).

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montre (selon l’aphorisme célèbre de Wittgenstein215), ce qui ne peut être exprimé sur le

plan du contenu.

Turner reconnaît dans cette structure discursive négative la stratégie apophatique

elle-même, le pivot sur lequel s’articule toute la théologie «mystique» du Pseudo-Denys,

dite également théologie négative. En fait, la structure apophatique est tellement centrale

et caractéristique de ce que Denys déploie comme théologie mystique, que «mystique»,

dans le contexte dyonisien, est synonyme d’«apophatique». À la source de la tradition

mystique, l’apophatisme se présente donc comme l’élément mystique par excellence.

[18] Since that is also, for Denys, what theological language is when stretched to its

fullest extent, that language naturally, spontaneously, and rightly takes the form of

paradox, and not merely for the sake of effect. (DG, p. 22)

[19] These opaque utterances [les oxymorons] [...] are, for Denys, the natural linguistic

medium of his negative, apophatic theology ; or, more strictly speaking, they are the

natural medium of a theological language which is subjected to the twin pressures of

affirmation and negation, of the cataphatic and the apophatic. (DG, p. 22)

L’oxymoron n’est donc pas seulement considéré comme une figure de style au

sens rhétorique de l’utilisation consciente et motivée (persuasive) d’un procédé discursif

(«not merely for the sake of effect» [18]). Turner discerne dans l’oxymoron un procédé

linguistique d’ordre poétique qui se produit «spontanément» lorsque le langage est

«tendu au maximum de ses possibilités» («stretched to its fullest extent» [18]), comme

c’est le cas dans l’apophatisme. L’apophatisme, comme Turner le démontre, ne consiste

pas dans la simple négation. L’apophatisme n’est pas qu’un discours négatif sur Dieu,

comme le terme théologie négative pourrait le laisser supposer.

[20] Apophatic denial is indeed not ‘Aristotelian negation’. But it presupposes it. And by

the juxtaposition of affirmative and negative images is achieved the negation, in the 215 Tractatus logico-philosophicus, § 6.522 : «Il y a assurément de l’inexprimable. Celui-ci se montre, il est l’élément mystique» (p. 106, souligné dans le texte).

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sense of the transcendence, of the imagery itself. (p. 38) [...] [it] consist in the negation

of the negations between metaphors, so as to transcend the domain of metaphorical

discourse itself (DG, p. 39)

L’apophatisme est une stratégie discursive de même structure que l’oxymoron, à deux

niveaux de négation : la négation des prédicats et la négation du rapport (d’opposition)

construit entre les prédicats. L’apophatisme, de même structure logique que l’oxymoron,

est un mouvement de double négation.

[21] We must both affirm and deny all things of God ; and then we must deny the

contradiction between the affirmed and the denied. That is why we must say

affirmatively that God is ‘light’ and then say, denying this, that God is ‘darkness’ ; and

finally, we must ‘negate the negation’ between darkness and light, which we do by

saying : ‘God is a brilliant darkness’. (DG, p. 22)

À un premier niveau apophatique, le discours sur Dieu doit nier les affirmations

qu’il pose à propos de Dieu, puisque Dieu ne peut être cerné ni décrit par des

affirmations du langage humain. Ce premier niveau est celui où se déploient les

sensibilités spirituelles, affirmatives (cataphatiques) ou négatives (appelées

communément apophatiques), où se forment les métaphores positives (Dieu est parole,

Dieu est abondance) ou négatives (Dieu est silence, Dieu est désert) pour parler de Dieu.

Mais, et c’est le noeud de la thèse de Turner, l’apophatisme ne s’arrête pas à ce premier

niveau. Il consiste à étendre la négation à l’opposition entre l’affirmation et la négation,

pour signifier que ni l’une ni l’autre opération ne peuvent rendre compte de Dieu. Ainsi,

si nous disons que Dieu est lumière, nous pouvons ou «devons» également dire qu’il est

obscurité [21]. Mais Dieu n’est pas plus obscurité que lumière. C’est pourquoi le

mouvement apophatique consiste à ne pas arrêter la logique de la négation aux prédicats

(lumière/obscurité), mais bien plutôt à l’étendre à un deuxième niveau, celui de

l’opposition binaire elle-même, au niveau de la proposition (ou de l’énoncé). C’est ce

qui se réalise dans le procédé linguistique de l’oxymoron («Dieu est brillante

obscurité»).

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[22] At the first of these levels, negation functions as the contradictory opposite of

affirmation [...] But what this first-order complex of theological discourse leads

ultimately to is that negation which transcends the opposition of affirmation and

negation, the negation of negation itself, so that, in this level of second-order ‘negation

of the negation’, we negate but no longer know what our negations do. (DG, p. 270)

Un détour par la logique langagière est ici essentiel pour comprendre l’enjeu de

la logique apophatique et l’argumentation qui mènera aux conclusions (qui peuvent

paraître choquantes pour notre épistémè moderne) de Turner sur la mystique. Pour ce

faire, nous ferons appel à la théorie littéraire et à deux auteurs qui représentent deux

manières différentes d’interpréter l’oxymoron.

Fontanier décrit la logique oxymorique comme une construction paradoxale

(paradoxisme) :

artifice de langage par lequel des idées et des mots, ordinairement opposés et contradictoires entre eux, se trouvent rapprochés et combinés de manière que, tout en semblant se combattre et s’exclure réciproquement, ils frappent l’intelligence par le plus étonnant accord, et produisent le sens le plus vrai, comme le plus profond et le plus énergique. (Fontanier, Les figures du discours, p. 137)

L’accord «étonnant» entre les termes contradictoires est rendu possible par le fait que

ces termes sont «rapprochés» ou «combinés», c’est-à-dire mis en relation syntaxique de

conjonction. La relation syntaxique soude en quelque sorte les deux antonymes,

interdisant de ne considérer que leur disjonction. La mise en relation syntaxique force la

lecture, pour ainsi dire, dans le sens de maintenir la conjonction entre les termes. Pour

Fontanier, l’oxymoron, par l’effet qu’il produit («ils frappent l’intelligence par le plus

étonnant accord»), appelle une interprétation qui donne un sens supplémentaire en

quelque sorte, «un sens plus vrai, plus profond et plus énergique». L’orientation

herméneutique de Fontanier va dans le sens de la conciliation des contraires, une

structure ternaire où la dialectique entre deux éléments produit un troisième terme, une

synthèse des deux éléments mis en relation.

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216

Georges Molinié, à l’inverse, dans un travail récent de définition des figures du

discours (classiquement appelées figures de rhétorique), met l’accent sur l’irréductibilité

de la contradiction en considérant l’oxymoron comme :

la «variété la plus corsée de caractérisation non pertinente [qui] établit une relation de contradiction entre deux termes qui dépendent l’un de l’autre ou qui sont coordonnés entre eux (Cette obscure clarté qui tombe des étoiles - Corneille) [...] il faut donc traduire, sous peine d’inacceptabilité du message (Molinié, Dictionnaire de rhétorique, p. 235).

Molinié maintient fermement la contradiction et le non-sens de l’oxymoron, lequel

commande l’interprétation parce qu’il est «inacceptable» et «non pertinent». Turner

adopte la même orientation herméneutique que Molinié et n’entérine pas une possible ou

supposée conciliation des contraires. Turner ne croit pas que l’oxymoron produise «autre

chose», un troisième terme ou, plus exactement, même si cela était, qu’il soit possible de

savoir quoi que ce soit d’un hypothétique troisième terme que produirait l’oxymoron :

[23] For the negation of the negation is not a third utterance, additional to the

affirmative and the negative, in good linguistic order ; it is not some intelligible

synthesis of affirmation and negation ; it is rather the collapse of our affirmation and

denials into disorder, [which we can only express, a fortiori, in bits of collapsed,

disordered language, like the babble of a Jeremiah. And that is what the ‘self-subverting’

utterance is, a bit of disordered language. (DG, p. 22, souligné dans le texte)

[24] The principle : eadem est scientia oppositorum breaks down. For that principle

implies that we know what our negations entail, in so far as to know a negation is to

know the affirmation it negates. But the final, apophatic, negations negate difference

itself, and so negate the negation between sameness and difference, the eadem scientia

which unites opposites. Consequently, in the highest [deuxième niveau], apophatic

negations, we know only what affirmations we deny ; but we know nothing of what our

denials affirm. (DG, p. 270-271)

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217

Appliquée au discours sur Dieu, la différence est de taille : si l’oxymoron produit

effectivement un rapprochement des contraires, il les maintient tout autant en tension, ce

qui au bout du compte produit non pas tant la conciliation des contraires (qu’il soit

possible d’affirmer et de nier à propos de Dieu) que la négation de la pertinence des

affirmations et des négations à propos de Dieu, — mais aussi et surtout, qu’il soit

impossible de savoir quelque chose de ce qui est produit par le procédé. L’oxymoron

n’est donc pas une figure «magique» qui résoudrait la séparation, ou la différence, entre

les contraires en les conciliant. Mais l’oxymoron maintient bien, effectivement, les

contraires dans un rapport qui pour être en tension n’en est pas moins in praesentia. Le

langage, ainsi «tendu au maximum de ses possibilités» [18], éclate dans un non-savoir.

Car, de ce que produit la structure oxymorique, on ne peut rien savoir.

[25] so we can, in a sense, be aware of God, even be conscious of the failure of our

knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach. This is not the

same thing as being conscious of the absence of God in any sense wich entails that we

are conscious of what it is that is absent. (DG, p. 265)

La structure oxymorique a donc la particularité de contrarier la logique binaire,

puisqu’elle maintient la contradiction comme productrice de sens, ce qui provoque un

désordre dans le langage (la «caractérisation non pertinente» selon Molinié). Ce que

Turner reconnaît et conteste ici, ce n’est pas que le langage soit effectivement de

structure binaire, mais plutôt l’idéal (moderne?) d’une structure binaire du langage. Dans

un idéal binaire, le langage humain, le langage naturel, apparaît déficient, voire mal

formé, illogique.216 L’apophatisme se présente donc comme une critique radicale des

216 Antoine Culioli, un maître de la linguistique contemporaine, a remarqué, non sans ironie, cette situation épistémique : «On se rappelle qu’Alice, vers la fin de A travers le miroir, se plaint de l’habitude qu’ont les chats de toujours ronronner, ce qui rend bien difficile la conversation. Si au moins ils ronronnaient pour «oui», et miaulaient pour «non», ou quelque chose dans le genre! Voilà qui améliorerait la situation. Il est vrai qu’on cumulerait bien des avantages : un système binaire, où un oui qui se suffirait à lui-même s’opposerait à un non, dans un système où la référence est claire, sans équivoque et stable; un système de questions-réponses, où à une question sans échappatoire, répondraient un oui ou un non dignes de certains sondages par téléphone. [...] Tout ceci se déroulerait dans un échange harmonieux, sans modulation prosodique ni reprises ni regrets, où les consciences seraient aussi transparentes que le langage, où tout serait à l’indicatif, dans l’homogénéité de l’actuel [...] Il est vrai que l’intersubjectivité perturbe le bel

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capacités du langage et surtout de la logique binaire, puisqu’il est critique, et de la

similitude, et de la distinction. L’affirmation et la négation simple tiennent dans la

dialectique du même et du différent (ou du semblable et du dissemblable). L’affirmation

pose le même, la négation pose la différence. En réunissant syntaxiquement deux

contraires en une seule expression, la figure apophatique qu’est l’oxymoron nie en

quelque sorte la différence entre le même et le différent. Autrement dit, par l’oxymoron,

le langage transcende le rapport binaire ou dialectique. La thèse de Turner dépend

intimement de cette définition à deux paliers de l’apophatisme : si nous avons accès à un

savoir sur ce que nous affirmons ou nions, nous n’avons pas accès à ce que produit la

double négation : à la lettre, nous ne savons pas ce que nous ne savons pas. Le résultat

de la stratégie apophatique est un non-savoir.

La tentation cataphatique, la tentative d’affirmer finalement à propos de Dieu, est

grande en théologie, mais aussi pour la foi chrétienne. C’est pourquoi Turner considère

l’apophatisme comme une pratique spirituelle :

[26] The dialectic is not merely an epistemic discipline practised within the doing of

theology, nor are the metaphors of negativity the metaphors of a purely theoretical

critique of religious discourse ; the dialectic is a practice, most commonly described in

the high and later Middle Ages as a practice of detachment, and the metaphors are the

metaphors of a way of life, in which the same rhythms of order and disruption are

repeated in an apophaticism of selfhood and desire as much as cognition, in which the

patterns of the cataphatic and the apophatic are in exactly the same relations practically

as they possess intellectually. (DG, p. 270-271)

C’est pourquoi Turner conclut également que la théologie, discours sur Dieu, est

«naturellement» apophatique : «that is also [...] what theological language is when

stretched to its fullest extent, that language naturally, spontaneously, and rightly takes

the form of paradox, and not merely for the sake of effect» [18]. Ce qui a des incidences

évidentes, et sur la théologie, et sur la mystique. Car si la théologie est logiquement

agencement de ce langage idéal.» (Culioli, Pour une linguistique de l’énonciation. tome 3 Domaine notionnel, 1999, p. 67)

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219

apophatique, elle est aussi logiquement mystique, si l’apophatisme est l’élément

définitoire de la mystique. Cette perspective apporte une contribution originale à la

compréhension du problème de la scission historique de la théologie et de la mystique,

tel que présenté dans le DCT par exemple (supra p. 65-66) : c’est lorsque la théologie

s’éloigne de l’apophatisme qu’elle s’éloigne en même temps de la mystique. Mais, si la

théologie chrétienne est «naturellement» apophatique et par là «naturellement»

mystique, l’apophatisme fait partie intégrante (comme moment d’une stratégie de

pensée) de la pratique du christianisme. On ne s’étonnera donc plus, dorénavant, de ce

que les mystiques chrétiens, même modernes, pratiquent l’apophatisme217, ni par

conséquent, de ce que les mystiques chrétiens ne tombent pas dans les pièges que

représente, selon le DVS, la mystique pour le christianisme.

1.2232 L’apophatisme n’est pas une expérience du moi

En résumé, l’apophatisme est une stratégie discursive à deux niveaux. Le premier

niveau, celui de l’affirmation et de la négation des prédicats sur Dieu, est celui de

l’expérience religieuse, celui des styles ou des sensibilités spirituelles. Mais au second

niveau de la double négation (négation de l’affirmation et de la négation des prédicats),

il ne peut plus y avoir d’expérience, il n’est plus possible de savoir de quoi on peut faire

l’expérience. Au premier niveau, on croit pouvoir faire l’expérience de la positivité ou

de la négativité de Dieu, par exemple de la présence ou de l’absence de Dieu, mais au

second niveau critique, on est conscient de l’impossibilité d’avoir une expérience de

Dieu, qu’elle soit positive ou négative. L’apophatisme ne consiste donc pas à remplacer

l’expérience positive jugée impossible par une expérience négative qui serait plus vraie

(l’absence de Dieu serait plus vraie que la présence). En fait il ne s’agit pas de la vérité à

propos de Dieu, dans l’apophatisme ; ce qui est en cause c’est la capacité et les limites

du langage :

217 La question sera cependant de voir comment l’apophatisme persiste et se manifeste chez eux.

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[28] [L’apophatisme] consist in the negation of the negations between metaphors, so as

to transcend the domain of metaphorical discourse itself, of both affirmative and

negative, in the sense in which to negate is not to deny the truths which that discourse is

capable of conveying, but is to denote their limitation. (DG, p. 39)

L’apophatisme, cette stratégie discursive à la fois épistémologique et spirituelle,

est une sorte de rappel continuel adressé à l’esprit humain de reconnaissance de ses

limites à l’égard de l’objet «Dieu». Dans ce contexte, est «mystique» ce qui reconnaît

l’absolue transcendance de Dieu vis à vis de l’esprit et du discours humain et d’une

manière générale de l’expérience humaine. Turner note à propos de l’auteur du Nuage

d’inconnaissance : «his apophaticism is as much an apophaticism of desire as of

intellect : he resists [...] any tendency his voluntarism may have generated towards a

voluntarist ‘experimentalism’» (DG, p. 221). Les anciens et les médiévaux utilisaient

des métaphores (telles celles de la lumière et de l’obscurité) pour dénier qu’une

expérience de Dieu, du transcendant, soit possible. L’expérience religieuse ultime ne s’y

présentait pas comme une expérience positive ou même négative, mais comme une

négation de l’expérience (d’où le terme voie négative) ; l’apophatisme n’est ni une

pensée ni une pratique d’une expérience de la négativité mais, comme le démontre bien

Turner, dans son sens strict, la négation de l’expérience, la non-expérience :

[29] not [...] is the apophatic ‘unknowing’ to be described as the experience of negativity

(‘experience of absence’) ; rather it is to be understood as the negativity of experience

(the absence of ‘experience’). The apophatic is not to be described as the

‘consciousness’ of the ‘absence of God’, not, at any rate, as if such a consciousness were

an awareness of what is absent. (DG, p. 264 souligné dans le texte)

[30] we can be conscious of the failure of our knowledge, not knowing what it is that

our knowledge fails to reach. This is not the same thing as being conscious of the

absence of God in any sense which entails that we are conscious of what it is that is

absent. God cannot be the object of any consciousness whatever. (DG, p. 265, souligné

dans le texte)

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221

L’apophatisme est également une critique radicale de l’imagination, puisque les

images employées pour parler de Dieu, si elles sont nécessaires (sinon on ne peut rien

dire, rien penser) sont également reconnues comme «infiniment» déficientes.

[31] as in The Cloud of Unknowing, so in Augustine’s De Trinitate, may be found that

dialectical critique of ‘imagination’ for which the exploitation of imagination’s

repertoire leads to the transcendence and critique of imagination itself, in what Minnis

has described as the Cloud’s ‘Imaginative denigration of imagination and symbolic

rejection of symbolism’. (DG, p. 254)

[32] apophasis is a Greek neologism for the breakdown of speech, which, in face of the

unknowability of God, falls infinitely short of the mark. (DG, p. 20, souligné dans le

texte)

Cependant, avec les changements épistémiques opérés à la modernité, la

mystique a commencé à revêtir un autre sens, contraire en fait à l’apophatisme, le sens

d’une expérience de la transcendance : c’est ce que Turner pointe par la notion

d’«expérimentalisme» : le contenu des métaphores a continué d’être retenu mais sans la

dialectique qu’elles impliquent [15].

[33] I have called that deformation of the dialectics ‘experientialism’, for it consists in

the practical confusion of these levels so as to translate into the first-order terms of

religious experience that which in truth is the second-order, apophatic critique of that

experience. (p. 259)

Dans ce contexte épistémique, les mêmes métaphores se sont trouvées à remplir un rôle

contraire à leur rôle d’origine, celui d’appuyer et d’exprimer une expérience, par

exemple une expérience de la lumière ou de l’obscurité de Dieu. C’est pourquoi la

mystique médiévale devrait paraître, en toute logique, comme anti-mystique au point de

vue moderne [10] ; et l’inverse est aussi vrai : pour la mystique antique et médiévale, la

mystique moderne paraîtrait anti-mystique. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à

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222

partir de la fin du Moyen Age, le discours mystique (Eckhart, l’auteur du Nuage

d’inconnaissance, Denys le Chartreux, Jean de la Croix) s’est mis à s’opposer

ouvertement et avec insistance à la déformation de la spiritualité introduite par les

tendances psychologiques et expérientalistes.

[34] In both Eckhart and in The Cloud of Unknowing is found for the first time a

conscious employment of the dialectics of negativity in a polemic against an esoteric and

psychologically reductionist conception of the ‘mystical’. (DG, p. 270)

[35] John’s [of the Cross] ‘dark nights’ are the metaphors not of experience, but a

dialectical critique of experientalist tendancies. (DG, p. 227 souligné dans le texte).

[36] There was little evidence of an ‘experimentalism’ to be found in the Cloud Author,

much of a reaction against it; and there is an ambiguity in Denys the Carthusian. It

remains the case that these authors, and Eckhart before them, detected tendencies which

are indicative of the thinking I have defined as ‘experientalist’ and these late medieval

tendencies, reinforced progressively by centuries of development in Christian spiritual

writing since, are certainly reflected in some important literature on ‘mysticism’ in the

modern period.» (DG, p. 261)

Pour que la notion d’expérience prenne cette place centrale dans l’épistémè

spirituelle, il aura fallu que l’anthropologie sous-jacente subisse une transformation. Il

est apparu très vite à Turner que la notion d’expérience ne peut se penser sans celle du

«moi»218, de l’instance qui fait l’expérience. La perspective moderne a si bien intégré la

psychologisation du sujet humain, qu’elle ne peut imaginer, comprendre ou admettre que

le sujet puisse être autre chose qu’un «moi». Cette perspective, appliquée dans le

domaine spirituel, a produit la version moderne de la mystique, l’expérience mystique.

La conception apophatique, caractéristique de la spiritualité ancienne et médiévale, ne 218 La notion de «self» telle que l’emploie Turner correspond au «moi» en français. Le Larousse français-anglais indique que «self» correspond, au sens philosophique, au moi, à ego ; Larousse-Chambers indique qu’au sens psychologique, self signifie moi. Nous apportons cette précision parce qu’il existe, dans certains courants de pensée, une notion de «soi» qui correspond à une instance qui relèverait d’un moi supérieur ou transcendant.

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proposait pas qu’une théologie apophatique, son anthropologie était également

apophatique. L’apophatisme apparaîtra alors comme la limite imposée au moi par la

transcendance (de Dieu) : de Dieu, le moi ne peut faire l’expérience.

[37] This medieval tradition of ‘mysticism’ conceived as the moment of negativity

immanent within the ordinary practice, theoretical and moral, of the Christian life,

disappears when the dialectic is detached from the metaphoric, leaving the metaphoric

stranded, as it were, in isolation, minus its underpinning hierarchy of ontology and

epistemology. What emerges from the decline of the apophatic tradition is no longer a

true dialectic, but rather a two term, anti-intellectualist, experientalist ‘voluntarism’, in

which the first order is collapsed into the first order and the metaphors of negativity are

reduced to the standing of some mere first-order negative metaphors. (DG, p. 272)

Nous touchons ici à l’un des apports majeurs de l’analyse de Turner à l’étude de

la spiritualité chrétienne : le niveau critique de l’apophatisme est reconnu comme «un

moment» dans une démarche spirituelle globale. Il est peut-être un moment fort, mais il

n’est qu’un moment qui fait partie d’une démarche globale— il n’est pas une pratique

indépendante de la pratique (commune) du christianisme. L’apophatisme fait partie

intégrante de la pratique du christianisme, il ne lui est pas accessoire. L’apophatisme,

comme l’oxymoron, ne produit pas un troisième terme, parce que ce qu’il produit, nous

ne pouvons le connaître : «extase» selon Certeau (FM, p. 198), inconnaissance

(«unknowing» [25]) selon Turner, suspension du sens. En voulant récupérer ce moment

négatif, cette suspension du sens en «expérience», la spiritualité moderne a fait de

l’apophatisme une «expérience» extraordinaire, une expérience de la transcendance, une

expérience qui déborde la pratique commune, avec les apories que cela implique au

regard de l’universalisme du christianisme.

Avec Denys Turner, non seulement la précédence du symbolique est

présupposée, elle fait partie du bagage commun du christianisme. Dans la tradition

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apophatique, il n’est pas possible pour l’homme de faire l’expérience de Dieu ; mais —

il peut le savoir, savoir Dieu parce qu’il est donné dans les textes, par la tradition

commune de la foi, sans savoir pour autant et définitivement ce qu’il est. Dans cette

vision, l’homme peut accepter Dieu (ou ne pas l’accepter) et agir en conséquence, —

mais pas l’expérimenter, comme la mystique moderne prétend (ou semble prétendre) le

faire.

[38] if we do not know what God is, and if we cannot be conscious of God’s presence,

then we do not know, and cannot be conscious of, what it is that is absent. […] We can

of course know that God is present to us. We can struggle to say what we mean by this.

We can live a life centred upon that knowledge. We can experience the world in all sorts

of ways consequent upon that knowledge […] And so we can, in a sense, be aware of

God, even be conscious of God ; but only in that sense in which we can be conscious of

the failure of our knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach.

(DG, p. 264-265)

Avec le travail de Turner, donc, l’expérience mystique est remise à sa juste place,

la reconnaissance de son impossibilité, en tant qu’immédiate, constituant l’ascèse

dernière du mystique. Le faux problème que constitue une conception binaire de la

mystique qui voudrait y voir un phénomène affectif (et expérientiel) au lieu d’un

phénomène d’ordre cognitif et intellectuel se trouve résolu, par Turner (comme par

Certeau et Bergamo), par la démonstration de la précédence du symbolique et du

cognitif sur l’affectif et l’expérience, précédence ne signifiant pas exclusion. C’est

pourquoi d’ailleurs Turner dénonce l’anti-intellectualisme des tendances expérientielles.

L’anti-intellectualisme peut être vu comme le refus, sous la pression du désir unitaire, de

reconnaître la dimension nécessairement symbolique, et en tant que telle donnée, de la

spiritualité. L’humain n’est pas plus à l’origine de sa spiritualité qu’il n’est à lui-même

sa propre origine.

En mettant l’accent sur l’expérience au lieu de la stratégie discursive, la

spiritualité moderne a réinterprété l’apophatisme en des termes exclusivement

expérientiels, c’est-à-dire sans tenir compte de la démarche cognitive qui le fonde, ce qui

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est contraire à l’esprit de l’apophatisme. De plus, le cadre épistémique du sujet

ontologique dans lequel était appliquée cette stratégie discursive et spirituelle est

tellement éloigné du modèle qui supporte le moi moderne, qu’il ne pouvait se produire

que mésinterprétation, conflit et aporie dans la notion moderne de mystique. D’où les

grandes difficultés que les mystiques modernes, et particulièrement ceux du XVIIe

siècle français, ressentaient envers le moi. L’anthropologie moderne ayant opté pour un

modèle positif («Je pense donc je suis», sujet de conscience), la tradition spirituelle qui

se réclamait de la théologie mystique (négative), d’origine apophatique, n’a pu

qu’interpréter en termes de «perte du moi», de «mort du moi», de «haine du moi», le

nouveau rapport mystique à Dieu, dans le sentiment qu’il y avait «erreur sur la

personne». Ces rapports difficiles du mystique chrétien avec le «moi» sont d’ailleurs

l’une des raisons du rejet de la spiritualité de cette époque par le lecteur de notre époque,

tant le moi est une valeur contemporaine indiscutable.

En somme, le programme de l’énonciateur est épistémologique. Il vise d’une part

à démontrer, après avoir montrer la logique interne des textes, que la différence dans les

épistémologies de lecture entraîne des mésinterprétations des textes [10, 14]219. La

sensibilité moderne mésinterprète les idées anciennes qu’elle réinterprète spontanément

dans les catégories de sa propre épistémè. L’énonciateur préfèrerait finalement qu’on

refuse, mais en toute connaissance de cause, la conception des anciens, plutôt que de les

trahir dans un malentendu qui va jusqu’à interpréter leurs idées à contre-pied.

[39] the possibility that certain quite contemporary developments in Western thought,

associated with ‘post-modernism’, contain a revival of that awareness of the

‘deconstructive’ potential of human thought and language which so characterized

classical medieval apophatism. Those remarks contain the agenda of another book as

much as the conclusion of this one. (DG, p. 8)

219 L’expression anglaise «misread» («if we read the medieval Neoplatonic mystics from within the perspectives of a contemporary experimentalism we will very grossly misread them» [10]) rend mieux que le le français l’idée de mésinterprétation du côté de la lecture.

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Et d’autre part, et c’est sa conclusion ultime, un «agenda» pour une prochaine recherche,

l’énonciateur vise à proposer que les développements récents de la pensée occidentale

dans le domaine du langage et du paradigme dit postmoderne ont beaucoup en commun

avec l’apophatisme des anciens. Turner ne développe pas l’idée que «certains des

développements contemporains de la pensée occidentale» [39] qui rejoignent

l’apophatisme relèvent d’une anthropologie du langage, — il se contente de l’associer

au paradigme dit postmoderne, plausiblement en raison de l’élément de déconstruction

qu’il contient —, mais nous ne pensons pas nous tromper en l’y associant. Sans entrer

dans la problématique controversée de la «postmodernité», nous nous contenterons de

nous en tenir au paradigme du langage, puisque ce que Turner pointe, c’est «le potentiel

de déconstruction du langage humain» lui-même [39].

1.224 Le rapport à l’objet

Si la méthodologie de Turner n’est pas explicitement sémiotique, elle est

structurale et d’esprit sémiotique220. Comme nous l’avons vu dans la structure

d’énonciation, l’acteur premier ou principal est constitué par le texte, des faits textuels

ou des faits de langage (les métaphores), desquels l’énonciateur se tient au plus près :

«Our approach to the development of Western Christian apophatic theology has thus far

been severely and narrowly textual» (DG, p. 137). L’objet de la recherche, les figures du

discours mystique (les métaphores pour Turner), sont traitées sur le plan du langage et

non sur le plan de réalités qu’elles seraient censées représenter. La démarche de Turner

est très proche de la sémiotique puisqu’il travaille sur les figures du texte et non sur des

concepts épistémiques rattachés a priori aux figures du texte. Ce qui lui permet de faire

un constat très sémiotique : l’apparente similarité des figures n’aboutit pas

nécessairement à la même finalité : [9] «that the purposes of these metaphors serve for

220 Turner est très attentif aux oppositions sémantiques, à la dimension spatiale et même à l’énonciation quoique de manière informelle : par exemple : «he [Denys le Chartreux] makes clear, in the third book of De Contemplatione, the terms ‘contemplation’ and ‘mystical theology’ are, for Denys, synonymous. So frequently does he insist upon this synonymity that this is plausible to read some anxiety into his insistence upon it ; it is as if he were reacting to a tendency to think in different terms» (DG, p. 212).

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Christians today are very different form the purposes which they served within the

ancient and medieval traditions of Christianity in the West»221. Pour arriver à ce constat,

il faut avoir intégré que la similarité des phénomènes langagiers (les mêmes mots, les

mêmes métaphores, etc.) n’implique pas nécessairement l’équivalence de signification,

qui, elle, est construite par la mise en discours.

Il considère l’apophatisme non seulement comme une stratégie de langage mais

comme une réflexion sur le langage lui-même222 :

[40] At any rate as a theory of language, in the medieval apophaticist’s obedience to the

conditions under which language as such breaks down in disorder, in his subtle sense of

the power of that which is inacessible to language to determine language expresses,

therefore in the character of discourse as deconstruction, there is much to arouse the

contemporary mind. (DG, p. 273)

D’autre part, parce qu’il lie intrinsèquement «apophatisme théologique» et

«anthropologie apophatique» : «For in these authors [médiévaux jusqu’à Jean de la

Croix] may be found what I have called an ‘apophatic anthropology’ as radical as their

apophatic theology, the one intimately connected with the other» [16], il s’inscrit dans ce

que nous avons décrit dans l’introduction comme le modèle «négatif» de l’anthropologie

du langage contemporaine, une anthropologie négative du sujet223.

Turner associe le désordre provoqué dans le langage par l’apophatisme à une

déconstruction [40] : nous l’avons vu lors de l’analyse de l’oxymoron (supra p. 212-

213), il insiste sur le fait que l’oxymoron déconstruit la logique binaire plutôt qu’il ne

réalise la conciliation des contraires. Ce point est important pour notre thèse. La 221 «For though the medieval Christian neoplatonist used that same language of interiority, ascent and oneness, he or she did so precisely in order to deny that they were terms descriptive of ‘experiences’» (DG, p. 4). 222 La définition que donne l’EU de l’apophatisme va dans le même sens : «démarche de l’esprit visant une transcendance à travers des propositions négatives. Cette démarche apophatique, [...] a été systématisée dans la tradition platonicienne, puis dans la théologie chrétienne dans la mesure où celle-ci est l’héritière du platonisme. Mais on en découvre l’existence dans d’autres courants de pensée, même dans le positivisme logique de Wittgenstein [...] Cette extension de l’apophatisme peut s’expliquer par la condition propre au langage humain, qui se heurte à des limites insurmontables s’il veut exprimer par le langage ce qui s’exprime dans le langage» (vol. 22, 1995, p. 496-1). 223 Le sujet n’est pas... une substance, le sujet n’est pas... tout, le sujet n’est pas... le moi.

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228

conciliation des contraires se présente en définitive comme une voie de lecture ou

d’interprétation de la structure oxymorique. Et cette voie consiste à résoudre la

contradiction dans l’unité. L’interprétation fait alors retour à l’unité. La conciliation des

contraires peut être envisagée comme une procédure de lecture motivée par le désir

d’unité. Certeau, dans sa propre analyse de l’oxymoron mystique, propose que «la

contradiction qu’il pose n’est pas “tragiquement proclamée” comme dans l’antithèse,

mais “paradisiaquement assumée” ; elle a valeur de plénitude, alors que dans l’antithèse

elle est tension insurmontable»224. Certeau repère donc, dans la plénitude et la référence

paradiasiaque, qui sont des formes du désir d’unité, une certaine lecture de l’oxymoron.

Mais Certeau ne voit pas là, lui non plus, la forme définitive de l’oxymoron. Comme

Turner, il y repère aussi et surtout un désordre, une «déviance», une «étrangeté» dans

l’ordre de la langue. Il conclut sur la fonction d’écart, de dissimilitude produite par

l’oxymoron. «L’oxymoron tranche avec l’univers des “similitudes”» (FM, p. 198),

l’univers des similitudes étant celui que Foucault a thématisé comme pré-moderne,

royaume du «même» et de «l’un» (supra p. 77, 128). Mais si l’oxymoron n’est pas

uniquement la figure de la conciliation des contraires dans une unité paradisiaque, quelle

peut bien être sa fonction mystique? «Il pointe une absence de correspondance entre les

mots et les choses» conclura Certeau (FM, p. 199) ; il a donc, comme le pense également

Turner, une fonction critique, tout en conservant sa dimension et son effet poétique.

224 De Certeau, FM, p. 198, cite ici Dubois, Rhétorique générale, 1970, p. 120-121.

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229

1.225 Conclusion : une critique de l’expérience spirituelle

Mino Bergamo avait observé une discontinuité dans l’interprétation des figures

mystiques du paradigme ancien (Antiquité et Moyen Age) au paradigme de la

modernité. Denys Turner observe également une discontinuité dans les écrits de la

tradition antique et médiévale et les écrits mystiques de la modernité (XVIe-XVIIe

siècles). La tradition antique et la tradition médiévale qui se réfère à la première sont

essentiellement apophatiques, c’est-à-dire dans une stratégie discursive qui produit

l’effet Dieu comme transcendant, inatteignable par les facultés humaines. Turner

radicalise cette discontinuité en démontrant que l’essentiel même de l’apophatisme

réside dans la non expérience de Dieu. Les auteurs mystiques eux-mêmes ne font pas ou

peu état de ce type d’expérience et, d’autre part, ceux qui le font, notamment les

modernes, n’attachent pas une importance significative, et encore moins définitoire, aux

aspects expérientiels.

Avec Denys Turner, non seulement la précédence du symbolique est

présupposée, mais elle est intégrée, avec l’apophatisme, à la pensée chrétienne.

L’apophatisme, qui représente l’élément mystique selon Turner, n’est pas une pratique

indépendante du christianisme. L’apophatisme fait partie intégrante de la pratique du

christianisme, il ne lui est pas accessoire. Si l’apophatisme est bien l’élément mystique,

c’est dire que «la mystique» fait partie intégrante du christianisme.

Ce qui est particulièrement intéressant avec l’étude de Denys Turner, c’est que la

préoccupation est d’ordre épistémologique mais en même temps explicitement

théologique, niveau qui n’est pas couvert par les autres analyses (ce n’était pas le cas

pour Bergamo et ce ne sera pas le cas non plus dans le prochain texte de Certeau). Si

Turner livre une leçon d’herméneutique et d’épistémologie, il offre également une leçon

de spiritualité. Nous nous rappellerons les difficultés rencontrées par les discours

théologiques précédents (DCT, DVS), difficulté notamment à concilier «mystique» et

«christianisme». Ces difficultés apparaissent rétrospectivement relever d’une bonne

intuition, puisqu’une lecture textuelle de textes fondateurs de «la mystique» chrétienne

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230

permet de préciser que «la mystique» chrétienne n’est pas (ni d’abord ni en définitive)

une «expérience» initiée par le désir (et plus précisément par le désir d’unité). Une

lecture qui part avec cette idée ne peut que mésinterpréter les textes, ce qui n’est

certainement pas souhaitable sur le plan épistémologique, mais l’enjeu est plus

important, puisqu’il s’agit de l’interprétation de la spiritualité chrétienne et donc de

l’esprit du christianisme lui-même.

Nous pensons, quant à nous, que l’anthropologie du langage nous rapproche de

l’épistémologie des anciens dont l’épistémè moderne nous avait éloigné. Le lecteur aura

remarqué que nous parlons d’épistémologie à propos de la conception des anciens, plutôt

que simplement d’épistémè. Car si nous avons bien compris Turner, l’apophatisme est

effectivement une attitude et une stratégie épistémologiques, en tant que critique de la

connaissance et des limites du langage, mais aussi et en conséquence en tant que critique

de l’expérience spirituelle (mystique) et de sa possibilité.

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231

1.23 Certeau, Michel de. La fable mystique : XVIe-XVIIe siècle. Paris : Gallimard, 1982. 414 p. (Tel)

De l’ouvrage de Michel de Certeau, La Fable mystique, nous ne nous

intéresserons qu’à la troisième partie : «La scène de l’énonciation» et à l’introduction

générale. Nous examinerons plutôt l’introduction générale que l’introduction à la

troisième partie, parce que cette dernière est consacrée à une mise en place du contexte

historique du discours mystique plutôt qu’à la présentation de l’analyse qui se trouve

dans l’introduction générale. Comme pour l’étude de Turner, nous devrons reconstituer

la logique de l’argumentation, le texte étant trop étendu pour être traité dans son

intégralité. Le texte de Certeau est difficile à traiter, difficile à soumettre à l’analyse :

littéraire et scientifique, méthodique et poétique, critique et désirant, il est d’une

richesse, d’une abondance où tout semble importer225. L’enjeu n’est pas que nous ne

puissions pas en rendre compte sémiotiquement dans son intégralité, mais que

l’entreprise nécessiterait plus d’investissement que nécessaire aux fins de cette thèse.

Nous avons déjà porté un regard sémiotique sur un texte de Certeau, son article pour

l’Encyclœpedia Universalis. Le regard que nous poserons sur La Fable mystique sera en

même temps l’occasion de valider notre première lecture.

1.231 L’attitude épistémique et la structure d’énonciation

Puisque Certeau ouvre son texte par l’explication de son attitude épistémique,

nous commencerons donc, avec lui, par là.

[1] Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite.

225 Nous ne reprocherons pas à De Certeau ce que, selon la légende, l’empereur Léopold II reprochait à Mozart : trop de notes dans sa musique...

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232

[2] L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a

pour statut de ne pas en être.

[3] Elle se produit à partir de ce deuil, mais un deuil inaccepté, devenu la maladie d’être

séparé [...]

[4] Un manquant fait écrire.

[5] Il ne cesse de s’écrire en voyages dans un pays dont je suis éloigné.

[6] À préciser le lieu de sa production, je voudrais éviter d’abord à ce récit de voyage le

«prestige» (impudique et obscène, dans son cas) d’être pris pour un discours accrédité

par une présence, autorisé à parler en son nom, en somme supposé savoir ce qu’il en est.

(FM, p. 9 souligné dans le texte)

Déjà, en incipit, l’attitude est surprenante : quelle sorte d’énonciateur peut avoir

l’insolence, ou l’innocence, d’introduire un ouvrage serré de 411 pages, quand même

publié chez Gallimard dans la collection «Bibliothèque des Histoires», «au nom d’une

incompétence» [1]? Sur le plan modal, l’incompétence226 se présente comme un /ne pas

pouvoir/ ou /ne pas pouvoir savoir/ pour /faire/. Dans l’univers scientifique,

l’«incompétence» est bien la dernière tare dont on attendrait la réalisation d’une oeuvre.

L’énonciateur s’explique tout de suite : «il est exilé de ce qu’il traite» [1].

L’incompétence tient dans une distance qui est plus qu’un éloignement de ce qu’il traite,

une véritable séparation : «l’exil» envoie dans un ailleurs, il fait émigrer dans un autre

pays. L’énonciateur se positionne ainsi explicitement à l’extérieur des discours

mystiques : «l’écriture que je dédie aux discours mystiques a comme statut de ne pas en

être» [2]. Les discours mystiques se caractérisent ou se définissent d’être des discours

«de la présence» ou «sur la présence (de Dieu)» [2]. C’est donc en rapport à «la

présence» que l’énonciateur se déclare incompétent [2]. Ce serait de «la présence», (ou

226 La compétence, au sens juridique, est l’aptitude reconnue à une autorité de faire tel ou tel acte (Petit Robert). Au sens général, c’est une «connaissance approfondie qui confère le droit de juger ou de décider en certaines matières» (Petit Robert).

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233

d’une métaphysique de la présence), plus que de Dieu, dont il serait question finalement

dans la mystique —ce serait la présence plus que Dieu qui serait mise en question dans

la mystique. Que «la présence» soit celle de Dieu apparaît presque facultatif puisque

Dieu est mis entre parenthèses (la présence, en l’occurrence celle de Dieu). Mais peut-

être la mise entre parenthèses vient-elle plutôt signifier que Dieu est ce qui poserait le

plus exemplairement la problématique de la présence ?

L’écriture de l’énonciateur est produite à partir du «deuil» de «la présence», de la

constatation (difficile) que la présence n’est pas, ou plus exactement, n’est plus,

puisqu’un deuil a dû être élaboré. L’écriture de l’énonciateur est «dédiée» aux discours

mystiques : dédier c’est consacrer, offrir son temps et son énergie à un objet dont on

reconnaît la valeur et dont on veut contribuer à faire reconnaître la valeur. L’objet est

estimé, le deuil est «inaccepté», être séparé fait mal [3]. L’attitude épistémique qui se

révèle ici est une attitude à la fois critique et désirante : le deuil de la présence, qui est la

position qui doit et qui est adoptée227, reste inaccepté. Le deuil ne se referme pas sur lui-

même, le désir reste ouvert, en souffrance.

C’est alors ce qui manque qui fait écrire [4], qui remplit le rôle du Destinateur

pour l’énonciateur. Ce qui manque est dit «un manquant» : le «un» manquant? la

présence de l’un manque228 ou la présence qui fait l’un manque? Qu’est-ce que le

sentiment de l’unité sinon le sentiment de la présence, présence à soi-même, présence de

l’autre en soi?

Cette précision de sa position par rapport à son objet paraît assez importante à

l’énonciateur pour être expliquée d’entrée de jeu, à l’ouverture de son ouvrage. Le fait

que le discours de l’énonciateur s’ouvre sur son positionnement est représentatif du rôle

central de l’épistémologie dans son travail. L’énonciateur rend compte de sa propre

modalisation selon le /vouloir/ («je voudrais» [6]), de sa position intime par rapport à

l’objet et à l’énonciataire. La structure d’énonciation est donc intimement et

explicitement reliée à l’attitude épistémique de l’énonciateur. Il s’agit d’«éviter» à son 227 «l’historiographie commence là où l’on fait son deuil de la voix, là où l’on travaille sur des documents écrits» (p. 22 souligné dans le texte) : la voix est une forme de la présence. 228 «L’Un n’est plus là» (FM, p. 10).

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234

discours d’«être pris pour» ce qu’il n’est pas, pour un discours de ou sur la présence,

(dont il n’a fait cependant le deuil que partiellement, puisque le «deuil» est «inaccepté»

[3]). Mais l’énonciateur ne peut intervenir que dans sa propre énonciation ; comment

alors éviter à son discours d’être pris pour ce qu’il n’est pas sinon en ne se donnant pas

pour tel? Il s’agit de ne pas donner dans le «prestige», l’illusion séduisante, (être pris

pour ce qu’il n’est pas), du discours «supposé savoir»[6], du discours du maître ou ici du

mystique. C’est pourquoi l’énonciateur scientifique avoue explicitement sa distance de

l’énonciateur mystique. De cet énonciateur-ci, on ne pourra pas penser qu’il faut bien

être un tant soit peu mystique soi-même pour comprendre les mystiques229. C’est le refus

de l’illusoire installation dans le savoir, qui n’est jamais en définitive qu’un savoir

partiel, que l’énonciateur revendique comme sa propre position, l’«incompétence» «au

nom» de laquelle il travaille [1]. En même temps c’est ce qu’il demande à l’énonciataire

d’accepter. Le sujet d’énonciation motivé par le désir du /pouvoir/ que confère le

/savoir/ ou par le désir de /pouvoir savoir/ ne trouvera pas son compte ici — peut-être les

dédales de l’écriture de Certeau, en même temps qu’ils rendent compte d’un parcours

difficile (au sens de sans facilité) écartent-ils également les intrus. Comme nous l’avions

remarqué pour l’article de l’EU, il n’y a pas de /savoir/ affirmé dans l’énonciation de

Certeau (supra p. 179).

C’est donc une métaphysique de la présence qui est mise en cause et refusée par

l’énonciateur, — qui se reconnaît en cela fidèle aux mystiques eux-mêmes : «Aussi, les

“vrais” mystiques sont-ils particulièrement soupçonneux et critiques à l’égard de ce qui

passe pour “présence”. Ils défendent l’inaccessibilité à laquelle ils se confrontent» (FM,

p.14)230. Si la mystique se réfère essentiellement à un discours de ou sur la présence, et

que ce discours n’est pas le fait de l’énonciateur mystique, où se loge-t-il, sinon dans le

désir et le discours de l’énonciataire? En reconnaissant le désir de la présence plutôt que

la présence comme telle, en affirmant donc sa distanciation d’une métaphysique de la

présence, l’énonciateur se rapprocherait paradoxalement des énonciateurs mystiques.

Avec la reconnaissance du désir d’unité — dont le désir de la présence est l’une des

229 Postulat que nous avons vu se profiler chez Lalande et chez Davy. 230 Si la mystique se réfère essentiellement à un discours de ou sur la présence, et que ce discours n’est pas le fait de l’énonciateur mystique, où se loge-t-il, sinon dans le désir et le discours de l’énonciataire?

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235

formes —, désir et non réel, nous atteignons un second niveau épistémique, le niveau

critique. Chez le mystique, ce niveau constitue un critère axiologique (les «vrais»

mystiques sont critiques). Chez le scientifique, ce niveau constitue un critère

épistémologique, par la reconnaissance du désir à l’oeuvre dans le sujet humain qu’est le

scientifique.

1.232 Le programme et le rapport à l’objet

[7] Mon analyse de son histoire [de la mystique] tourne autour de cette fable mystique.

Elle n’est qu’un récit de voyage, fragmenté par le recours à des méthodes diverses

(historiques, sémiotiques, psychanalytiques) dont les appareils permettent de définir

successivement des «objets» saisissables dans une réalité insaisissable. (p. 24)

[8] Mieux vaut donc s’en tenir provisoirement à ce qui se passe dans les textes où

«mystique» figure comme l’index de leur statut, sans se donner à l’avance une définition

(idéologique ou imaginaire) de ce qu’y inscrit le travail scripturaire. (p. 28)

[9] «interpréter» au sens musical du terme cette écriture mystique comme une autre

énonciation, c’est la tenir pour un passé dont nous sommes séparés, et ne pas supposer

que nous nous trouvons à la même place qu’elle. [...] C’est rester à l’intérieur d’une

expérience scripturaire et garder cette sorte de pudeur qui respecte les distances. (p. 29)

[10] une topique organise la scène mystique [...] À la préciser, on établit une première

géographie des lieux. (p. 216)

Le programme consiste à faire «l’analyse de l’histoire» de la mystique [7], mais à

faire une analyse comme on fait «un récit de voyage» [7]. L’énonciateur y tient à cette

déportation, à cet exil (on se rappellera le tout premier énoncé du texte [1]), qui est sa

position d’énonciation. S’il présente son travail «au nom d’une incompétence» [1], cette

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modalité est motivée à son tour au nom d’une «pudeur» [9]. Le programme était déjà

énoncé pour l’essentiel dans l’ouverture : éviter justement l’impudeur, le «prestige

(impudique et obscène)» [6] d’un discours qui pourrait «être pris pour» accrédité,

autorisé, supposé savoir. Seul l’éloignement [5], la séparation [9], voire l’exil [1] peut

permettre de garder cette distance qu’on appelle pudeur.

Mais le travail de l’énonciateur, tout récit de voyageur qu’il soit — et l’histoire

n’est-elle pas voyage dans le temps? — est aussi travail d’historien, et plus précisément

travail d’épistémologue de l’histoire. En effet, il ne dit pas qu’il fera l’histoire de la

mystique mais «l’analyse» d’une «histoire» qui «tourne autour» d’une «fable

(mystique)». C’est présupposer d’abord que la mystique a déjà une histoire231. C’est

aussi poser que le phénomène mystique dont on fait l’histoire est une fable, de l’ordre

donc de la symbolisation sociale qui passe par la littérature. C’est pourquoi nous

utilisons le même procédé que nous venons de voir sous la plume de Certeau à propos de

la présence (de Dieu), la mise entre parenthèses de l’objet spécifique (la mystique) pour

mettre l’accent sur la nature du dispositif. L’important, sur le plan épistémologique, c’est

que ce soit d’une fable qu’il s’agisse, d’un phénomène dans l’ordre du langage et

comportant donc nécessairement la part de fiction qui est celle du langage lui-même. Le

programme de l’énonciateur tient donc, plus que dans une série programmée d’activités,

dans la spécificité des conditions sous lesquelles le travail est effectué : «le recours à des

méthodes», à des «appareils» qui «permettent de définir successivement des “objets”

saisissables», dans une épistémologie qui pose «une réalité insaisissable» [7]. La

condition épistémologique est un préalable obligé pour faire de l’histoire selon Certeau.

[11] Derrière les documents venus jusqu’à nous, peut-on supposer un référent stable

(une «expérience» ou une «réalité» fondamentale) qui permette de trier les textes selon

qu’ils en relèvent ou non? (FM, p. 27)

231 Cette histoire présupposée de la mystique est racontée exemplairement dans le paragraphe d’introduction de l’article du DCT (supra, p. ).

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Supposer un tel référent, ce serait «postuler derrière les documents un n’importe

quoi, indicible malléable à toutes fins» (FM, p. 28). Ce que Certeau appelle

lapidairement «un n’importe quoi», c’est en tout cas un objet imaginaire ou un objet de

savoir. Or, c’est le postulat épistémologique de Certeau, «l’Autre qui organise le texte

n’est pas un hors-texte» (FM, p. 27) ; ce n’est pas un objet derrière le texte qui organise

le texte, c’est une structure symbolique qui n’est pas en dehors du texte ni derrière le

texte, mais qui est de l’ordre du texte et dans le texte.

Ceci étant posé, «mieux vaut donc s’en tenir à ce qui se passe dans les textes»

[8]. La mystique est d’abord pour Certeau un fait de langage dans un contexte socio-

historique, une «nouvelle» manière de traiter un «langage religieux reçu», et une

«nouvelle» manière de parler232. Dans l’épistémologie de l’énonciateur, les textes sont

considérés comme un lieu où se déploie une dynamique, un mouvement, où quelque

chose se passe, le «travail scripturaire» [8]. Les textes ne se réduisent pas aux

définitions, aux concepts qu’on en tire, objets de savoir qu’on forge à partir d’eux. Dans

cette épistémologie, somme toute modeste vis à vis de ses capacités à saisir une

«réalité», le programme de l’énonciateur vise à «établir une première géographie des

lieux» [10], de l’organisation des lieux (la topique) dans laquelle se déploie le discours

mystique. Pour ce faire, il se livre à une analyse de l’énonciation du discours mystique,

sur des bases linguistiques et sémiotiques.

1.234 L’énonciation mystique

[12] En isolant une problématique où nous pouvons reconnaître aujourd’hui celle de

l’énonciation et qui se traduisait alors par le divorce entre l’amour et la connaissance,

par le privilège de la relation sur la proposition, etc., ils [les mystiques] quittent l’univers

médiéval. Ils passent à la modernité. Cette transformation s’effectue pourtant à 232 Nous rappellerons ce qui est bien connu du travail de De Certeau, son histoire du «mot» mystique. L’essentiel de son argumentation consiste à démontrer que la substantivation du mot mystique, changement opéré sur le plan de la langue, est un indice d’un changement opéré sur le plan social. Avant cette transformation, l’adjectif mystique signifiait spirituel ou contemplatif.

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l’intérieur du monde qui «décline». Elle respecte globalement le langage religieux reçu,

mais elle le traite autrement. (FM, p. 15)

[13] L’activité illocutoire se manifeste dans le discours [mystique] par le privilège

accordé aux éléments «indiciels», c’est-à-dire pragmatiques ou subjectifs, de la langue,

de sorte que le langage énoncé devient le récit des conditions et des modalités de sa

propre énonciation (FM, p. 223)

Certeau a repéré dans la forme du discours mystique une caractéristique qui en

fait sa particularité par rapport aux autres types de discours religieux et aux discours

spirituels qui l’ont précédé. Le discours mystique se présente donc, dans la lecture qu’en

fait Certeau, comme une problématique de l’énonciation, problématique qui inclut ou

concerne d’abord et avant tout le sujet (de l’énonciation). La nouveauté de «la»

mystique, de ce que représente le terme substantivé, la nouveauté de la mystique à la

modernité, tient dans le fait que la spiritualité se situe dans ce «nouveau lieu qu’est le je»

(FM, p. 221), le sujet. La perspective moderne a si bien intégré la psychologisation de la

mystique qu’elle la considère spontanément dans un paradigme de relations entre sujets

(relation du mystique avec Dieu et inversement, relation de l’énonciateur mystique avec

ses énonciataires). Or, comme le montre Certeau, l’accent mis sur la relation est un

changement de paradigme qui s’effectue à la modernité : antérieurement, l’accent était

mis sur la proposition (l’énoncé) [12]. La problématique du sujet mystique moderne

n’est plus celle des énoncés, de la vérité ou de la valeur des «propositions» [12], mais

celle de la vérité ou de la valeur de l’énonciation elle-même, de l’énonciation comme

acte. Le discours dit mystique se constitue d’«échanges spirituels qui embraient sur la

question du sujet» (FM, p. 221), — sur l’énonciation — en se «distinguant des savoirs

constitués» — dans les énoncés. L’énonciation mystique «respecte globalement le

langage religieux reçu» [12] — les énoncés — c’est-à-dire qu’elle use du même langage

(des mêmes métaphores dirait Turner) que la tradition spirituelle qui l’a précédée ; «mais

elle le traite autrement», c’est-à-dire qu’elle n’entend plus et ne dit plus de la même

manière que la tradition spirituelle qui l’a précédée.

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L’hypothèse selon laquelle Certeau considère que le discours mystique est «le

récit des conditions et des modalités de sa propre énonciation» [13] et que, par là, il

soulève la problématique de l’énonciation pour tout sujet, fait partie de notre propre

cadre théorique. C’est en raison des hypothèses et des résultats de Certeau que nous

portons une attention particulière à la modalisation dans notre thèse. Il s’appuie lui-

même sur l’élaboration sémiotique du rôle de la modalisation dans l’énonciation233. À

notre connaissance, l’investigation de la modalisation du sujet mystique n’a guère été

reprise depuis Certeau. Nous examinerons donc le travail de Certeau sur les modalités

mystiques et les résultats auxquels il arrive.

1.2341 Je veux

[14] Un préalable : le «volo» (FM, p. 225)

[15] le volo est l’a priori et non l’effet du discours. (FM, p. 228)

Première observation d’importance : le /vouloir/ (le volo, «je veux») est un

«préalable» dans le discours mystique (FM, p. 225). La modalité du /vouloir/ est requise

au départ de l’énonciation de l’énonciateur mais aussi à celle de l’énonciataire. Dans le

contrat énonciatif mystique ainsi établi, l’énonciateur s’adresse à ceux qui (en) veulent, à

ceux qui sont déjà au fait ou convaincus pour l’essentiel de ce dont les spirituels parlent.

Certeau fait remarquer que ce discours établit un contrat inverse au discours de

persuasion de la prédication, par exemple, où il s’agit pour l’énonciateur de susciter un

/vouloir/ ou de transformer le /vouloir/ de l’énonciataire. Dans le discours mystique, le

/vouloir/ est «l’a priori et non l’effet du discours» (FM, p. 228). Le programme

233 Voici résumé l’essentiel de la démonstration : «Linguistiquement, la modalité est “une assertion complémentaire portant sur l’énoncé d’une relation” (Benveniste). Ainsi, quelque chose est ajouté au contenu et précise une position du locuteur à l’égard du dictum [du contenu, de ce qui est dit]. Ce complément introduit une modification du prédicat par le sujet : “devoir” ou “pouvoir” indique une intervention du sujet sur son action ou son attribut. La modalité maximalise l’instance du sujet. Sémiotiquement, elle repère l’investissement du locuteur dans son énoncé. [...] C’est la modalisation qui attribue au sujet la compétence discursive et permet la réalisation de l’énoncé ou du discours». (FM, p. 230-231).

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énonciatif «écrire pour ceux qui veulent» ferme le discours mystique sur lui-même ; en

définitive, il ne s’adresse qu’aux mystiques ou à des énonciataires favorables234. C’est

un discours de l’ordre du privé, de ce qui se dit dans la confiance réciproque, entre

intimes ou entre membres d’une même communauté de désir235.

En conséquence de cette position initiatrice qu’occupe le /vouloir/ dans le

discours mystique, Certeau y voit la modalité régulatrice des autres modalités :

[16] Élevée [la modalité du volo] en principe régulateur des autres modalités (pouvoir,

savoir, devoir) [...] (FM, p. 231) ;

[17] Le préalable du discours mystique [le /vouloir/] pose d’emblée le premier chaînon

d’une dérivation ou d’une suite de verbes modaux (FM, p. 233).

Certeau s’arrête plus particulièrement au rapport du /vouloir/ au /pouvoir/ (FM, p. 233-

237)236. Il rappelle d’abord, à la suite de Surin et d’Eckhart, que s’il en est une condition

sur le plan pragmatique, le /vouloir faire/ n’entraîne pas nécessairement la possibilité de

faire (le /pouvoir faire/)237 : le /vouloir/ est en effet une modalité virtualisante et non

actualisante238. Certeau associe le /vouloir/ au grand thème chrétien de l’«intention» et

par là, le situe dans l’espace «intérieur», dans l’espace de la subjectivité :

234 «Cette présupposition désigne le destinataire requis par le discours (“Je ne m’adresse qu’à ceux qui [...]”). De Jean de la Croix, qui s’adresse à des “âmes déjà engagées dans le chemin de la vertu”, jusqu’à Surin, partout cette “convention” est exigée. Elle fait clôture» (FM, p. 227- 228). 235C’était le cas notamment de Marie de l’Incarnation qui craignait que ses écrits spirituels (la Relation et ses lettres spirituelles) ne tombent en d’autres mains que celles de son fils. 236 Nous verrons, pour notre part, l’effet du /vouloir/ sur les autres modalités dans l’analyse des textes de Marie de l’Incarnation et plus particulièrement le rapport du /vouloir/ au /devoir/ (voir chap. 2.2 Le discours de l’énonciateur mystique). 237 «Surin requiert de ses interlocuteurs qu’ils aient fait ce qu’il appelle “le premier pas” : “une volonté déterminée de ne rien refuser à Dieu” [...] Il n’en maintient pas moins que [...] le “vouloir faire” n’est pas identique à la “possibilité de faire”. Eckhart l’avait déjà souligné » (FM, p. 228). Pour qui entendrait ici des échos des derniers propos de Thérèse de Lisieux («ce que je veux croire» manuscrit C, 4v.-7v.), nous reviendrons avec la théorisation sémiotique du désir sur cette question de la modalisation selon le /vouloir croire/ qui, si elle n’est pas équivalente à /croire/, en est le préalable (p. 293). 238 «En prenant en compte le parcours tensif menant à la réalisation», Greimas et Courtés (p. 231) classifie les modalités du /devoir/ et du /vouloir/ comme virtualisantes, les modalités du /pouvoir/ et du /savoir/ comme actualisantes, le /faire/ et l’/être/ apparaissant en fin de parcours comme les modalités réalisantes.

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241

[18] Dans cette procession du vouloir au pouvoir, l’efficace du volo se rattache à l’acte

«intérieur» qu’est l’«intention»» (FM, p. 233);

[19] De saint Augustin à Madame Guyon, une prolifération de nomenclatures, de

définitions et de combinaisons concernant les intentions a construit la carte complexe

d’un «pays intérieur» auquel se réfèrent les voyages mystiques (FM, p. 233-234).

En tant qu’acte «intérieur», en tant que localisé dans l’espace intérieur, le /vouloir/

mystique appartiendrait donc à la dimension du thymique, puisqu’il n’appartient pas à la

dimension pragmatique (comme nous venons de le voir) ni à la dimension cognitive :

[20] cette instauration d’un savoir par un vouloir est ici détachée des contenus sur

lesquels portent habituellement les décisions épistémologiques. Il y a isolement du

vouloir par rapport à tout savoir possible. (FM, p. 230) ;

[21] Un «vouloir» constitue l’a priori que le savoir ne peut plus fournir (FM, p. 227).

Il faut voir dans le fait même que l’attitude volitive mystique soit détachée des contenus

la conséquence du contexte de «détérioration des cadres de référence» (FM, p. 211) dans

lequel elle naît :

[22] [les spirituels] entendent recomposer des places de communication, là où se défait

le système qui garantissait la relation par un réseau hiérarchisé et cosmologique

combinant des états ontologiques à des alliances stables (des clientèles sociales ou des

contrats entre les mots et les choses). (FM, 226)

[23] Quand une infrastructure rigoureuse stabilise le réel, le raisonnement déductif suffit

[...] Mais quand cet ordre s’effondre, les discours persuasifs deviennent nécessaires pour

créer des accords entre volontés, pour établir des nouvelles règles et pour former ainsi

des unités sociales. (FM, p. 228)239

239 Ou encore, comme De Certeau l’exprime dans l’EU, «devient mystique ce qui ne s’inscrit plus dans l’unité sociale d’une foi ou de références religieuses, mais en marge d’une société qui se laïcise et d’un

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Nous pensons toutefois qu’il faut se demander (nous le ferons dans la deuxième partie),

cependant, de quelle sorte de persuasion peut relever le discours mystique, puisque,

comme Certeau l’a lui-même indiqué, ce type de discours est à l’inverse d’autres

discours religieux persuasifs qui visent à obtenir ou à transformer (convertir) le /vouloir/

de l’interlocuteur (FM, p. 228, supra p. 8).

1.2342 Je veux...

Deuxième observation d’importance : le /vouloir/ mystique est pur /vouloir/.

[24] Les prédicats sont effacés ou remplacés par «rien» ou par «tout» : je veux rien, je

veux tout, je ne veux que Dieu.

[25] Du fait de la disparition des prédicats particuliers, la proposition verse du côté du

rapport entre le sujet et le verbe, sous la modalité du vouloir qui met en cause la force

d’engagement du locuteur dans son énoncé. [...]

[26] l’évanouissement du contenu (ce qui est voulu) et l’exclusion du passé ou du futur

collaborent au même effet, qui consiste à exorbiter l’acte même du vouloir.

[27] Au principe, il y a un volitif absolu, délié de tout contenu et de tout acquis.

[28] Il a d’autant plus de force qu’il est moins déterminé par un objet. (FM, p. 231

souligné dans le texte)

Tout d’abord, ce que Certeau remarque c’est «l’effacement», «la disparition des

prédicats» c’est-à-dire des objets, dans les énoncés de style mystique tels : «je veux

rien», «je veux tout». La découverte est d’importance : le /vouloir/ mystique n’est pas

tant désir d’objet, si on entend par objet un objet de valeur atteignable («tout» et «rien»

savoir qui se constitue des objets scientifiques ; ce qui apparaît donc [...] sous la forme de faits extraordinaires, voire étranges, et d’une relation avec un Dieu caché, dont les signes publics pâlissent, s’éteignent, ou même cessent tout à fait d’être croyables» (p. 1032-3).

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sont-ils des valeurs atteignables?). S’il n’est pas désir d’objet, sur quoi donc peut porter

le /vouloir/? Le point focal, continue Certeau, se trouve alors déplacé de l’objet (du

/vouloir/) au /vouloir/ lui-même : l’effet de «l’évanouissement du contenu» est

«d’exorbiter l’acte même du vouloir» [26]. Et c’est ce déplacement qui fait la force

(remarquable) du /vouloir/ mystique : «il a d’autant plus de force qu’il est moins

déterminé par un objet» [28]. Mais le /vouloir/ est le fait d’un sujet, il ne tient pas tout

seul. C’est pourquoi, le déplacement du point focal de l’objet au /vouloir/ lui-même

entraîne automatiquement un autre déplacement, sur le sujet, le sujet du /vouloir/ — ou

plus précisément sur le rapport entre le sujet et son /vouloir/ [25]. C’est ainsi que le

/vouloir/ mystique est de l’ordre du performatif : il actualise le sujet. Et c’est ainsi que

Certeau a démontré que la nouveauté de la mystique moderne réside dans l’énonciation

d’une subjectivité, dans une subjectivité qui s’énonce, qui s’affirme, qui se met dans

l’existence en s’énonçant.

L’assertion de Certeau concernant «la disparition» et «l’évanouissement» des

prédicats ou du contenu doit toutefois être relativisée. Il ne s’agit pas d’une disparition

complète de l’objet ; Certeau parle lui-même d’un «remplacement» [24]. Les objets sont

«remplacés» par rien, tout, Dieu. Mais il demeure quelque chose en position d’objet. Car

l’objet se dissout en tant qu’atteignable, mais non pas en tant que désirable (c’est

d’ailleurs parce qu’il est inatteignable qu’il demeure désirable). Nous proposons que le

désir mystique ne soit pas tant désir d’objet parce que l’objet du désir se trouve mis hors

de portée par sa dimension infinie et indéfinie (tout, rien, Dieu). Ce n’est pas, à

strictement parler, parce qu’il n’y a pas d’objet, mais parce que l’objet est inatteignable.

Nous y reviendrons plus tard, mais déjà il convient de mettre en évidence que le

mouvement du /vouloir/ mystique n’est pas clos sur lui-même, que l’insistance sur le

rapport du sujet au /vouloir/ ne ramène pas le sujet à lui-même exclusivement («je me

veux voulant»). Nous nous contenterons pour le moment et sémiotiquement de traduire

le volitif absolu de Certeau par /vouloir vouloir/ («je veux vouloir»). Si le /vouloir/ est

régulateur des autres modalités, il est aussi d’abord son propre régulateur.

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1.2343 ... mais ne peux pas

Enfin, nous relèverons une troisième observation d’importance à porter à l’actif

de Certeau : l’absolu de l’objet du désir a un autre effet sur le discours :

[29] avec le «je veux (tout, rien, Dieu)», les discours postulent, pour être lus, une

demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur

lequel le texte doit être pratiqué. Cette tension introduit déjà un style «mystique» dans la

pratique (productrice ou liseuse) du texte. (FM, p. 230)

Dans une analyse sémiotique du récit de la vision du mariage mystique de Marie de

l’Incarnation, nous avons pu observer ce caractère décevant de l’écriture mystique à

l’oeuvre notamment dans le procédé récurrent de la prétérition240. Certeau indique ici

que ce fait textuel, le caractère décevant de l’écriture mystique, peut être considéré

comme caractéristique d’un «style» mystique, mais ce qui est encore plus intéressant,

que cette caractéristique se trouve aux deux postes de l’énonciation, au poste de la

production (de l’énonciateur) et à celui de la lecture (de l’énonciataire). Certeau signale

explicitement que, dans le style mystique, dans l’écriture mystique, se loge une

problématique du lecteur. Certeau vient donc étayer notre propre hypothèse selon

laquelle l’énonciataire joue un rôle important dans l’écriture mystique. Nous consacrons

une section de cette thèse aux relations entre énonciateur et énonciataires mystiques (2.1

L’énonciataire dans le discours de l’énonciateur) et ce sera alors le moment d’élaborer

cette idée.

1.235 Conclusion : une problématique de l’énonciation

Dans l’article de l’Encyclœpedia Universalis, Michel de Certeau s’était situé

épistémologiquement en position tierce par rapport à un débat où les protagonistes 240 Notre mémoire de maîtrise (voir la bibliographie). La prétérition est un procédé qui consiste à dire tout en disant ne pas pouvoir dire.

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mettaient l’accent soit sur le désir d’unité, soit sur l’inéluctable séparation qui fait

l’identité et l’humanité. En posant la précédence du langage sur l’expérience, il avait pu

intégrer le phénomène mystique, côté texte et côté corps, dans une problématique du

symbolique. Dans La fable mystique, il élabore la problématique symbolique en la

précisant : les textes démontrent que la problématique mystique en est une de

l’énonciation (plutôt que de l’énoncé), ce qui positionne la problématique mystique du

côté du sujet plutôt que de l’objet. Et encore plus précisément, il s’agit des rapports que

le sujet entretient avec l’objet, rapports repérables dans la modalisation du sujet. Le sujet

mystique se caractérise en effet d’abord par un /vouloir/, par un désir : l’écriture

mystique est «une manière d’utiliser le langage qui consiste à y jeter tout son désir»

(FM, p. 228).

Nous remarquerons au passage, et pour terminer avec Michel de Certeau, que la

formule qu’il repère comme représentative du style «mystique» : «je veux (tout, rien,

Dieu)», résume en fait le parcours théologique : du cataphatique : affirmer à propos de

Dieu (tout) → au premier temps apophatique : nier l’affirmation (rien) → au deuxième

temps apophatique : Dieu (comme ni tout et rien, ni ni tout ni rien).

1.3 Conclusion sur le discours des énonciataires

Avant de passer au discours mystique de l’énonciateur, nous ressaisirons le

parcours dans lequel nous ont entraîné les textes épistémiques, discours des

énonciataires. L’attention à l’énonciation devait permettre de faire ressortir l’attitude

épistémologique implicite du sujet de l’énonciation de ces textes, c’est-à-dire la manière

dont il se positionne quant à son désir, face à l’objet de connaissance (objet

épistémique). Parmi les procédés textuels qui mettent sur la trace de la subjectivité dans

le discours, nous avons retenu la mise en scène qui structure l’énonciation, la

modalisation du sujet d’énonciation et la mise en discours des figures. Notre programme

dans cette section consistait dans la recherche de l’attitude épistémologique du sujet de

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l’énonciation des textes sur la mystique afin de pouvoir vérifier une hypothèse centrale

de notre thèse, que les désirs de l’énonciateur et de l’énonciataire mystique ne coïncident

pas nécessairement — et qu’il y a peut-être bien un malentendu dans la lecture de la

littérature mystique.

Dans la grande majorité des textes épistémiques, l’énonciataire a fait montre

d’une attitude épistémique unitive. L’attitude de l’énonciataire était sous-tendue par un

désir d’unité (vouloir être un et faire un) plus ou moins conscientisé. Par «conscientisé»,

nous entendons problématisé, «critiqué» en quelque manière. Ainsi, un objet de

connaissance ou de désir peut être énoncé, ou explicite dans l’énonciation, sans qu’il soit

problématisé ou critiqué. L’absence de critique ou de conscientisation résulte de la

valorisation de l’objet, donc par conséquent du désir de l’objet. Lorsqu’il n’y a pas de

rapport éthique à l’objet, que la valeur de la valeur n’est pas critiquée, l’objet demeure

intransigeant et par suite non critiquable. L’attitude épistémologique se situe au niveau

de la conscientisation, de la réflexion sur les énoncés.

Une attitude épistémique unitive a été remarquée dans l’article du Dictionnaire

critique de théologie (DCT), où elle apparaissait non conscientisée en même temps que

valorisée : l’énonciateur, se référant abusivement de Michel Foucault à notre avis, ne

considérait pas qu’il est pertinent d’aborder la mystique avec une approche

discriminante, mais considérait plutôt que les similitudes étaient plus significatives que

les variables. De plus, l’énonciateur s’insérait en tant que sujet dans son énonciation

mais implicitement seulement.

Dans le Lalande, la conception unitive du monde était aussi associée à la

mystique mais, cette fois, dévalorisée. Le désir d’unité y était thématisé mais aussitôt

refoulé, renvoyé à l’extérieur du paradigme de référence (le rationalisme), dans

l’irrationnel. Le Dictionnaire de spiritualité (DSAM), qui s’inscrit comme le Lalande

dans un paradigme rationaliste et une logique binaire, n’a pas reconnu l’attitude unitive

parce qu’il s’inscrit dans une épistémè du sujet de conscience qui ne tient pas compte du

désir.

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Les deux articles provenant des sciences des religions présentaient un désir

d’unité énoncé, si non conscientisé, — et valorisé, voire même survalorisé. En effet,

dans les deux articles la mystique était réduite au désir d’unité. De plus les deux textes

dissociaient le désir d’unité du discours symbolique des religions, refusant en cela la

position tierce que nécessite la considération du symbolique.

L’article du Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS) ne valorisait pas le désir

d’unité — au contraire, il doutait de la possibilité de pouvoir l’inscrire dans le paradigme

du christianisme. Mais, vu que le DVS n’a pas thématisé le désir d’unité, il n’a pas pu

l’expliciter (ou le déplier) anthropologiquement et a dû se rabattre sur le normatif, sur le

/devoir croire/.

La définition ou l’idée la plus courante que l’on se fait de la mystique est donc le

désir et la réalisation d’une unité du sujet, unité avec soi-même (être un) ou avec l’objet

(faire un). Un seul des textes épistémiques n’entre pas dans cette unanimité. Le texte

appartenant au paradigme du langage, le texte de Michel de Certeau publié par

l’Encylopædia Universalis, présente une attitude consciente du désir d’unité sans le

valoriser ; nous dirions même qu’il ne le valorise pas en raison du fait qu’il le

conscientise et le problématise. Pour le dire autrement, nous pensons qu’il n’est plus

possible de maintenir une attitude exclusivement unitive lorsqu’est reconnue la structure

de désir qui la sous-tend, ce qui est théorisé dans le paradigme du langage.

Alors que Certeau fait figure d’exception dans les textes épistémiques, qui ont été

sélectionnés dans une logique purement documentaire, sans préjuger du contenu, les

études spécialisées ont été choisies, au contraire, en raison de leur appartenance ou de

leur affinité avec le paradigme du langage, dans le but de pouvoir vérifier l’impact de ce

paradigme sur la lecture.

Se situant d’emblée dans une perspective où la précédence du symbolique est

postulée, les études sémiotiques arrivent à proposer des constructions qui non seulement

évitent les apories mais encore les résolvent en quelque sorte. Les études menées dans le

paradigme du langage ont proposé une heuristique en déplaçant le problème des

réponses aux questions, en renversant les problèmes en solutions. Ce sont les questions

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du paradigme rationaliste qui font problème, et non les réponses : on a pu constater ce

fait plutôt étonnant avec le DVS où on construisait un faux problème et avec le DSAM où

l’on se méprenait sur les moyens à prendre pour répondre aux questions. On a observé

que les difficultés rencontrées par la théologie traditionnelle provenaient de son rapport

ambigu aux textes. En reconnaissant la précédence du symbolique, les études

sémiotiques reconnaissent les effets du symbolique, effets qui restent inexplicables et

insolites lorsqu’on les isole de leur source symbolique. C’est d’ailleurs pourquoi les trois

études sémiotiques situent la mystique moderne en discontinuité avec la tradition qui l’a

précédée. Parce que la modernité a inversé les priorités dans le rapport du symbolique à

la réalité empirique en plaçant cette dernière en position de précédence, et en faisant du

symbolique son expression ou sa traduction — autrement dit en occultant la médiation

incontournable du symbolique dans le rapport de l’être humain au monde.

Les études spécialisées offrent donc une heuristique qui déplace les positions ou

les remettent à leur juste place. Par exemple, au lieu de proposer l’apophatisme comme

étant la représentation ou la traduction langagière d’une expérience de la transcendance,

expérience qui serait première, inauguratrice (ce qui est l’optique traditionnelle du

paradigme positiviste), les études inspirées du paradigme du langage considèrent

l’apophatisme d’abord pour ce qu’il est, une stratégie discursive, qui consiste à

repousser à l’extrême les limites ou les capacités du langage humain, dans le geste de

«penser Dieu» ou de «dire à propos de Dieu». L’élément qui inaugure le geste

apophatique est d’emblée un élément symbolique. La stratégie symbolique qu’est

l’apophatisme produit ensuite des effets d’expérience, que l’on prend pour une

expérience de la transcendance. Et avec raison, mais à condition de reconnaître que le

transcendant est, à l’origine, non une donnée de l’expérience, mais une donnée d’ordre

symbolique, qui peut être investie par l’affectivité et l’expérience et produire en

conséquence des effets importants voire essentiels dans la vie d’un sujet.

Quant au désir d’unité, il est reconnu ou «conscientisé» dans les études menées

dans le paradigme du langage, mais il ne domine pas l’attitude épistémique du sujet de

l’énonciation. La médiation faisant partie du cadre théorique de ce paradigme, en tant

que médiation obligée du symbolique, l’attitude est forcément trinitaire. Ce qui

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n’entraîne pas une dévalorisation spontanée du désir d’unité mais qui lui donne une

valeur orientée vers une transcendance, (celle de l’Autre), plutôt qu’une valeur en circuit

fermé ou autoréférentielle. À l’inverse, on aura remarqué que les énonciateurs dominés

par le désir d’unité ont tendance à dévaloriser spontanément le trinitaire, représenté

exemplairement pour eux par les systèmes religieux (et non sans raison puisque la

religion chrétienne, qui est la religion culturelle des énonciateurs du corpus que nous

avons analysé, peut être vue comme la dépositaire de cette structure trinitaire241).

241 «Qu’il soit la vraie religion [le christianisme], comme il prétend, n’est pas une prétention excessive [...]» (Lacan, Encore, p. 136). «La force spirituelle du christianisme [...] tient précisément dans le mouvement de reconnaissance et de construction de la condition de l’homme dans la langue, en particulier par la forme trinitaire affectant le Verbe. C’est en ce sens que le christianisme est, comme on le dit parfois depuis Hegel, la seule religion «vraie» (D.-R. Dufour, Les mystères de la trinité, p. 18). La qualification de «vrai» n’est évidemment pas à prendre ici dans un sens fondamentaliste, c’est plutôt une boutade, mais une boutade sérieuse quand même.

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CHAPITRE 2 LE DISCOURS MYSTIQUE, DISCOURS DE L’ÉNONCIATEUR

2.1 L’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils

L’objectif de cette section est de prêter attention à l’attitude et au rôle de

l’énonciataire dans le discours de l’énonciateur mystique. Nous pensons que, dans la

littérature mystique, l’énonciataire joue un rôle important dans la production de

l’écriture. Sans le désir de l’énonciataire, il semble que l’énonciateur ne passerait pas à

l’acte d’écriture242. Cette hypothèse a des implications sur le rapport du mystique à

l’écriture. Nous souhaitons ici plus particulièrement continuer dans la lancée de la

réflexion amorcée par Raymond Lemieux dans «Les mendiants de l’existence»

(Lemieux, 1988) sur les transactions entre mystique et écriture243.

Pour nous, cette réflexion a commencé par l’observation d’un fait textuel

étonnant, à la lecture d’une lettre de Marie de l’Incarnation à son fils244, où elle expose,

et le mot n’est pas assez fort, il faudrait plutôt dire où elle se confond en explications sur

les circonstances de la rédaction de ce qui sera La Relation de 1654, son autobiographie

spirituelle. Le fait textuel dont nous parlons est massif : c’est la grande densité des

modalités245 (quantitativement plus de 70 occurrences de modalités sur 96 lignes de

texte), ce qui produit un effet déconcertant : à force de /vouloir/ et de /non-vouloir/, de

/devoir/, de /pouvoir/ et de /non-pouvoir/, de /savoir/ et de /non-savoir/, on ne peut que

se demander : veut-elle ou ne veut-elle pas écrire, finalement? Pourquoi tant de

242 Il serait fort intéressant de pouvoir vérifier cette hypothèse dans l’ensemble du corpus mystique, ce qu’il n’était pas possible de faire dans cette thèse. Nous pourrons au moins établir le rôle de l’énonciataire dans un discours mystique, celui de Marie de l’Incarnation. 243Raymond Lemieux, «Les mendiants de l’existence», Folie, mystique et poésie, Québec, Gifric, 1988, p. 21-39. 244 Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII [153], 26 oct. 1653, p. 514-523. 245 Rappelons que la modalisation, la configuration des modalités du sujet, rend compte de l’identité du sujet de l’énonciation et de son attitude épistémologique.

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précautions, de justifications, de conditions et même de contradictions apparentes? On

peut considérer cette lettre du 26 octobre 1653, dont une bonne partie est consacrée à

expliquer la situation d’énonciation de La Relation de 1654, comme un élément du

métatexte246 de La Relation de 1654. La lettre CLIII est notamment riche d’indices sur

les protocoles implicites et explicites de lecture et d’écriture. Nous fournissons au

lecteur un extrait significatif du texte de la lettre CLIII.

2.10 Extrait de la lettre CLIII247

[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous

attendez [VOULOIR] l’effet cette année.

[2] J’ay fait ce qui m’a été possible [POUVOIR] pour vous donner cette satisfaction ; je

vous diray que l’on n’écrit ici en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui

sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos [DEVOIR NE PAS] que l’on ait

connoissance [SAVOIR] de cet écrit, j’ay été obligée [DEVOIR] contre l’inclination de mes

désirs [NON VOULOIR] d’en différer l’exécution jusques au mois de May.

[3] Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers [...] dans les heures que j’ay pu [POUVOIR]

dérober à mes occupations ordinaires.

[4] J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez,

il m’a fallu [DEVOIR] tout quitter pour travailler au plus pressé.

[5] Mon dessein [VOULOIR] étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison

que je vous veux [VOULOIR] dire, qui est que faisant mes exercices spirituels […] j’eu

des veues [SAVOIR] fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la

divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison.

246 «La métatextualité correspond aux commentaires sur d’autres textes. Cette relation ne passe pas nécessairement par la citation de fragments du texte commenté» (D. Maingueneau, L’analyse de discours, Paris, Hachette Supérieur, 1991, p. 155). Maingueneau reprend les catégories de Gérard Genette. 247 Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII, p. 514-521.

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[6] Alors sans penser [NON SAVOIR] à quoy cela pourroit [POUVOIR] servir, je pris du

papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille.

[7] Dans ce temps-là, mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit

dit [DEVOIR] que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit [VOULOIR] quelque

chose de moy […] il luy plut [VOULOIR] de me le faire connoître [SAVOIR]. Après avoir

fait ma prière par obéissance [devoir], je n’eus que deux veues [SAVOIR] […] que j’eusse

[DEVOIR] à rédiger par écrit la conduite qu’elle [la divine Majesté] avoit tenue sur moy

[…]

[8] j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé [NON POUVOIR] rien dire […] avec

un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté [VOULOIR] de vous envoier sans la

bénédiction de l’obéissance [DEVOIR].

[9] Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée [DEVOIR] de récrire les mêmes choses

... mais c’estoit l’intention [VOULOIR] que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de

la peine pour ne l’avoir pas déclarée.

[10] Enfin pressée [DEVOIR] de l’esprit intérieur, je fus contrainte [DEVOIR] de dire ce

que j’avois (p. 515) celé, de montrer mon Index, et d’avouer que je m’étois engagée

[DEVOIR] de vous envoier quelques écrits pour votre consolation. [...]

[11] il [son directeur] ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que vous donnasse

cette satisfaction, il me commanda [DEVOIR] même de le faire.

[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde

dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si

je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en

empesche [NON POUVOIR] [...].

[13] Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner les lumières

nécessaires pour [POUVOIR] m’acquitter de cette obéissance [DEVOIR] à laquelle je ne

m’attendais pas [NE PAS VOULOIR].

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[14] Puisque Dieu le veut [VOULOIR] j’obéiray [DEVOIR] en aveugle : je ne sçay pas [NE

PAS SAVOIR] ses desseins; mais puisque je suis obligée [DEVOIR] au vœu de plus grande

perfection, qui comprend de rechercher [VOULOIR] en toutes choses ce que je connoîtray

[SAVOIR] luy devoir [DEVOIR] apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de

répartie ni de réflexion [NON SAVOIR] à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy

qui me tient sa place.

[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de

cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant

que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[16] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient

incroiables [non pouvoir] si on les produisoit au dehors comme elles se passent

intérieurement. [...] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le

plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces

matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand

abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y

perdant moi-même.

[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie

spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de

termes pour en parler. (p. 516)

[19] Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner la lumière et la grâce

de le pouvoir [POUVOIR] faire, si son saint nom doit [DEVOIR] en être glorifié. (p. 521)

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2.11 Structure de l’énonciation

[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous

attendez [VOULOIR] l’effet cette année.

Le premier énoncé met en place la structure d’énonciation de la lettre : le sujet de

l’énonciation est un nous, sous-entendu dans «venons» ; il inclut l’énonciataire vous

envers lequel l’énonciateur je s’est engagé (par des promesses) et qui «attend» la

réalisation de cet engagement [1]. D’entrée de jeu la relation énonciateur-énonciataire

est modalisée par la demande ou le désir (/vouloir/) du côté de l’énonciataire, par le

devoir du côté de l’énonciateur ce qui constitue la structure intersubjective du

programme de la lettre.

Le programme de cette lettre concerne l’énonciation de l’énonciateur, une

énonciation écrite (ce qui sera La Relation de 1654) qui lui est demandée par le

destinaire-énonciataire de la lettre (son fils). Il consiste pour l’énonciateur à expliquer à

son énonciataire quelle est la structure intersubjective de sa propre énonciation. Il y a ici

homologie entre les structures narrative et énonciative : les acteurs de l’énoncé sont en

même temps les actants de l’énonciation, puisque le programme concerne l’énonciation,

la production d’un discours. L’énonciateur de la lettre correspond à l’énonciateur dans le

programme narratif (Marie de l’Incarnation) ; l’énonciataire de la lettre correspond à

l’énonciataire dans le programme narratif (son fils), puisque c’est l’énonciataire qui a

instigué le programme. D’autres acteurs entreront cependant sur la scène. Parmi les

acteurs, le directeur spirituel de l’énonciateur occupe une place centrale : il occupe la

position d’intermédiaire entre l’énonciateur et l’acteur Notre Seigneur [7] qui commande

l’écriture de l’énonciateur. Ensuite, un acteur qui se trouve en rapport direct avec

l’énonciateur, (entendons par là qui ne passe pas par l’intermédiaire du directeur

spirituel), «l’esprit intérieur», joue un rôle décisif dans le déroulement de l’affaire [10].

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Le texte de la lettre248 contient trois impératifs : «venons» [1], «Priez» [13],

«Priez» [19]. Le premier impératif s’adresse à l’énonciataire en incluant l’énonciateur et

concerne le programme de la lettre, la transaction entre les interlocuteurs épistolaires ;

les autres impératifs s’adressent plus strictement à l’énonciataire de la lettre, convié à

«prier» (à demander à un acteur divin) pour la réalisation du programme que lui-même

tente d’imposer à l’énonciateur. Dans une symétrie impeccable, le premier énonciataire

de la prière correspond au premier acteur divin à être entré en scène : Notre Seigneur

[7]; le second énonciataire divin, le saint Esprit, présente une certaine homologie (par la

figure de l’esprit/Esprit) avec le second acteur du programme, «l’esprit intérieur» [10].

De cette manière l’énonciateur implique l’énonciataire dans la réalisation du

programme, mais dans une autre structure que le simple schéma : l’énonciataire fait une

demande, l’énonciateur y répond. L’énonciateur reprend en quelque sorte l’initiative de

son acte en avisant l’énonciataire que l’exécution du programme ne dépend pas que

d’eux. L’énonciateur de la lettre est lui-même destinataire d’autres acteurs ; il n’est pas

seul impliqué dans son énonciation. L’énonciateur a à négocier avec deux instances : son

énonciataire et trois figures du Destinateur : le directeur, Notre Seigneur et l’esprit

intérieur. Le programme de la lettre consiste pour l’énonciateur à expliquer cette

structure intersubjective complexe (à trois termes) à l’énonciataire, à lui expliquer, en

somme, pourquoi il n’a pu obtempérer sans réserve (ou sans résistance) à sa demande.

248 L’analyse ne couvre pas la partie «Abbrégé de la vie de la M. Marie de l’Incarnation» (p. 517-521), qui est un texte à part entière intégré à la lettre.

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2.12 Modalisation de l’énonciataire

L’énonciataire mystique : qui fait écrire Marie de l’Incarnation ?

Cette lettre pourrait s’intituler Qui fait écrire Marie de l’Incarnation? Est-ce son

fils, son directeur ou Dieu? Les trois acteurs ont une responsabilité dans son acte

d’écriture. En fait la question Qui fait écrire Marie de l’Incarnation est celle de savoir

qui occupe la position du Destinateur249, de ce qui fait faire, ici en l’occurrence de qui

fait écrire.

Son fils veut prendre cette place. Il veut faire écrire sa mère mystique (non

seulement sa mère, mais aussi la mystique qu'est sa mère). Il y a donc deux désirs qui

s'entrecroisent chez Claude : d’abord celui de connaître sa mère, d’en savoir sur leur

relation mère-fils et sur son désir si fort pour un autre qu'elle en a quitté son fils et deux

fois plutôt qu’une, et toujours plus loin : pour le cloître et enfin pour le Canada. Avec

son fils, Marie de l’Incarnation se trouve devant une demande désirante de la part d'un

autre bien spécial, relié à son intimité par la chair. L'enjeu est clair dans leur

négociation : le fils demande satisfaction. La mère Marie de l’Incarnation se trouve ici

bien mal prise. Elle accepte dans un premier temps de lui donner cette satisfaction : «j'ay

fait tout ce qui m'a été possible pour vous donner cette satisfaction» [2]. Elle a écrit pour

lui, elle projette de lui envoyer ses écrits, mais elle en est retenue par un scrupule. Cette

situation pathémique, la «confusion de moy-même» [8] comme elle le dit si bien, est le

signe d'une confusion qui s'est opérée à son insu sur l'identité du Destinateur. Aucun

autre que l’Autre, pas même son fils, ne peut remplir le rôle de Destinateur pour elle. Ce

retour à la référence au grand Autre sera radical ; l'incipit de La Relation de 1654,

249«Le concept de sujet de discours permet de jeter un pont entre la théorie narrative des années 70 et les approches plus récentes des problèmes de l’énonciation et de son sujet […] Il semble en effet possible de réinterpréter, dans la perspective d’une théorie de l’énonciation discursive, un concept que la théorie actantielle n’a cessé d’interroger […] celui de Destinateur. […] Le Destinateur pourrait bien apparaître […] comme l’un des avatars de l’instance énonciative présupposée par une classe d’énoncés discursifs, une figure de la compétence spécifique d’une classe de discours» (J. Geninasca, La parole littéraire, p. 95).

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commencée pour répondre au désir de son fils, ne mentionne plus du tout Claude, ni en

Destinateur ni même en destinataire : «M'ayant été commandé de celui qui me tient la

place de Dieu [...] de mettre par écrit ce qui me sera possible des grâces et faveurs que la

divine Majesté m'a faites [...]»250. C’est son directeur spirituel qui occupera le statut de

Destinateur, en vertu de sa position intermédiaire avec Dieu.

Si elle avait écrit pour son fils, pour satisfaire son désir, son geste se serait inscrit

dans une relation binaire et fusionnelle avec lui. Or la mère n'a pas à satisfaire le désir de

son fils : ce serait la version féminine de l'inceste. Marie de l’Incarnation, veuve avec un

petit enfant mâle qui porte le nom de son père, était dans la situation idéale pour tomber

dans le piège. Nous avons trouvé chez Julia Kristeva un rapprochement entre les

conditions de mère et de mystique : les mères et les mystiques ont en commun le même

désir intense, de l’ordre de l’osmose, pour un objet dont elles doivent cependant rester

séparées251. Pour Marie de l’Incarnation, mère et mystique, les deux désirs entraient en

conflit... mais elle avait choisi Dieu bien avant son fils. À la fin de ses tergiversations,

elle obtient l’autorisation de son directeur d’envoyer l’Index qu’elle a composé à son

fils. Finalement, si Marie de l’Incarnation n'écrit pas pour son fils en tant que

Destinateur, elle écrit aussi pour lui, mais alors, il n’y a plus d’ambiguïté : il est un

énonciataire parmi d’autres et leur «commerce», leur relation est «pour les choses de

Dieu»252. Elle rencontre alors le second désir de Claude qui est d’en savoir sur l’Autre. Il

faut dire que Claude est dans une situation fort particulière : si l’autre de la mère est la

première figure de l’Autre, ici l'autre de la mère n’est rien de moins que Dieu, figure par

excellence du grand Autre. Claude veut donc aussi en savoir sur l'Autre de sa mère

mystique, sur Dieu, auquel, destin oblige, il a décidé de consacrer lui aussi sa vie.

Marie de l’Incarnation sauve son rapport à l’Autre en accordant à son directeur

spirituel la place de Destinateur, mais elle n’en est pas plus à l’abri de l’insistance du

désir de savoir des autres. Son directeur spirituel lui-même n’en est pas exempté. Il lui

avait déjà demandé de récrire des écrits qui avaient été perdus [9]. Et quand Marie de

250 Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 45. 251 J. Kristeva dans Marie de Solemne, Entre désir et renoncement, p. 85. 252 Lettre CLIII, p. 517.

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l’Incarnation lui parle de l’Index qu’elle vient de composer, il lui dit : « allez sur le

champ m’écrire ces deux chapitres»253 (sentiment d’urgence et désir d’appropriation,

inhérents au désir de savoir, sont bien marqués par l’impératif «allez», la locution

adverbiale «sur le champ» et par la forme pronominale réfléchie ici superflue

«m’écrire»). Or, ces chapitres qui suscitent un tel désir de savoir qu’il en est urgent

portent sur les deux premières visions de la Trinité, la seconde étant en même temps le

mariage mystique, des matières certainement propres à exciter l’intérêt théologique,

mais surtout mystique, de son directeur spirituel. Une de ses supérieures, la mère

Françoise de Saint-Bernard, l’obligea de même à écrire, refusa de lui remettre ses écrits

et la «mortifia beaucoup» pour avoir détruit ces écrits254. Ce récit qu’elle fait à son fils,

dans la lettre CLIII, des transactions qu’elle a eues avec d’autres énonciataires vient

confirmer qu’elle le considère finalement comme un énonciataire parmi les autres.

2.121 Le rôle de l’énonciataire dans la littérature mystique

Marie de l’Incarnation est-elle un cas isolé? Disons qu’elle est un cas singulier,

— chaque cas empirique représentant une singularité, — et qu’elle est en même temps

un cas d’espèce, puisque cette situation se retrouve chez beaucoup de mystiques.

Il est en effet remarquable que beaucoup de mystiques ont un rapport ambigu à

l’écriture. Comme des femmes d’ailleurs (c’est ce que disent les hommes), on n’arrive

pas à savoir clairement si ils ou elles veulent ou ne veulent pas, ⎯ écrire255. Les

mystiques se confondent en précautions, invoquent de multiples prétextes et cautions

pour justifier leur acte d’écriture. Il y a certainement toujours un pré-texte au texte mais

253 Lettre CLIII, p. 516. 254 Lettre CLIII p. 517. 255 La coïncidence n’est sans doute pas fortuite mais la question dépasse le propos de cette thèse. De nombreux analystes ont remarqué dans la mystique une attitude féminine. On se rappellera la pointe de Lacan à ce sujet : «Quelque chose de sérieux, sur quoi nous renseignent quelques personnes, et le plus souvent des femmes, ou bien des gens doués, comme saint Jean de la Croix — parce qu’on n’est pas forcé, quand on est mâle, de se mettre du côté du [phallus], on peut se mettre aussi du côté du pas tout» (Encore, p. 97).

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nous ne pensons pas qu'on épuise le sens de cette motivation en la réduisant à un lieu

commun socio-littéraire256 qui occulterait en même temps qu’il autoriserait le désir

d'écriture. Il n’est vraisemblablement pas indifférent que le prétexte évoqué par les

mystiques soit l’obéissance, une forme de la modalité du /devoir/. On l’a vu avec Marie

de l’Incarnation, un /vouloir devoir/ se substitue ou l’emporte sur un /vouloir/ qui, de

n’être pas médiatisé, risquerait l’errance imaginaire.

Bon nombre de mystiques n’ont même pas écrit eux-mêmes ; leurs «écrits» ne

sont alors pas de leur main : ce sont des transcriptions par quelqu'un d'autre de leur

discours oral. Il n’y a pas alors ce rapport métonymique qui fait d’un écrit le produit de

la main, un produit intime du corps propre.

Sur l’ordre de Dieu qui lui dit : «Je veux que tu parles», Hildegarde de Bingen

(XIIe s.) dicte, en extase, à Volmar son secrétaire la majeure partie de son oeuvre, le

Scivias et les Lettres257. Elisabeth de Schönau (XIIe s.), sur l’ordre de la Vierge et du

supérieur de son couvent communique ses visions à son frère, l’abbé Egbert258. Angèle

de Foligno (XIIIe s.) dicte en extase Le livre des visions et instructions au jeune frère

Arnault qui avait exigé ses confidences259. Le récit des révélations de Mechtilde de

Hackeborn (XIIIe s.) est recueilli et rédigé par Gertrude d’Hefta et d’autres sœurs260.

Catherine de Sienne (XIVe s.) dicte, en extase, le Dialogue et les Lettres, à ses

secrétaires261. Catherine de Gênes (XVe s.), «en bref, … n’a rien écrit elle-même».262.

Et parmi ceux et celles qui ont écrit de leur propre main, la plupart ont médiatisé

leur acte d’écriture sous le prétexte de l'obéissance, à un directeur spirituel, à un 256 L’herméneutique féministe a mis en évidence comment le topos de l’humilité, ou de la «modestie affectée», par exemple, ont pu servir les femmes en leur permettant de réaliser «sous toutes réserves» des actions refusées à leur sexe. La «caution» religieuse a rempli efficacement la même fonction. Voir à ce propos les textes de Chantal Théry cités dans la biliographie. 257 Epiney-Burgard et Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, p. 28 ; Jean-Noël Vuarnet, Extases féminines, p. 33-34. C’est, notamment, cet ouvrage de J.-N. Vuarnet qui nous a mis sur la piste du rôle des énonciataires dans l’écriture mystique. 258 Vuarnet, Extases féminines, p. 40. 259 Vuarnet, op. cit., p. 96 ; P. Doncoeur, «Angèle de Foligno», DSAM, vol. 1 (1932), c. 570. 260 Margot Schmidt, «Mechtilde de Hackeborn», DSAM, vol. 10 (1980), c. 874. 261 Vuarnet, op. cit., p. 78 ; Maxime Gorce, «Catherine de Sienne», DSAM, vol. 2 (1953), c. 330, 337. 262 «les écrits catheriniens sont le résultat d’une lente élaboration à laquelle ont participé diverses personnes» à partir «de la première mise en écrit des paroles et des faits par Ettore Vernazza», notaire et disciple de la sainte. (Umile da Genova, «Catherine de Gênes», DSAM, vol. 2 (1953), c. 294-298, 320).

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confesseur, à un supérieur. Mechtilde de Magdebourg (XIIIe s.) écrit à la demande de

Dieu et sur l’ordre impérieux de son confesseur qui deviendra son éditeur263. Thérèse

d’Avila (XVIe s.) écrivait pour ses filles et avait pour interlocuteur privilégié (et

critique), le jeune carme Jean de la Croix. Marie de l’Incarnation (XVIIe s.) entreprend

l’écriture de la Relation de 1654 pour satisfaire aux instances pressantes de son fils,

qu’elle relaie par la commande tout aussi pressante de son confesseur, lui-même le relais

de l’ultime Destinateur. L’histoire de la spiritualité est pleine de ces couples célèbres

que les mystiques forment avec un énonciataire privilégié.

L’acte d’écriture des mystiques est suscité le plus souvent par des demandes, par

le désir de savoir des autres. L’autre demande, prie, exige, il veut avoir à lire, il veut

savoir264. L'énonciataire, sujet de l’énonciation qui désire l'écriture, va même souvent,

on vient de le voir, jusqu’à être celui qui écrit concrètement la parole du mystique265. Si,

comme on le verra, les mystiques ont un rapport ambigu avec l’écriture, il n’en va pas de

même pour toutes les formes de discours : le discours oral est particulièrement valorisé

par les mystiques : «si j’avais votre oreille», dit Marie de l’Incarnation à son fils, «il n’y

a point de secret en mon cœur que je ne voulusse vous confier» (Lettre CLIII, p. 517).

Ce qui permet de penser que les mystiques se contenteraient probablement de

s’exclamer, de chanter, d’exulter sous l’effet du «sens vécu» (selon l’expression chère à

Michel de Certeau266), du sens métabolisé, somatisé, incarné. Sans le désir, voire

263 Epinay-Burgard et Zum Brunn, Femmes troubadours de Dieu, p. 67 ; Ancelet-Hustache, Mechtilde de Magdebourg, p. 83-84. 264 Nous reviendrons sur le désir de savoir de la part de l’énonciataire puisque nous pensons, c’est une hypothèse de notre thèse, que le désir de savoir ne correspond pas nécessairement au désir qui anime le mystique et le motive à écrire. 265Toutes proportions gardées, les textes de la tradition n’ayant pas le même statut que ceux des Écritures, rappelons le précédent célèbre et fondateur de la tradition chrétienne : Jésus le Christ, énonciataire des Écritures (judaïques), n’écrit pas lui-même ; ce sont les évangélistes, énonciataires du discours de Jésus qui se font ses énonciateurs. On pourra lire sur ce sujet les ouvrages de François Martin et Jean Calloud cités dans la bibliographie : «Jésus de Nazareth [...] est posé hors Écritures, en place du sujet de l’énonciation, au moins sous la forme spécifique du sujet énonciataire qui écoute, interprète et en qui l’Écriture est relevée ou «accomplie». (Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 119). ; «Cette oeuvre littéraire [la Bible] immense ne s’achève pas comme un monument de la pensée en une formulation enfin adéquate du sens retrouvé ou récapitulé. [...] Une naissance et une existence suffiront à l’accomplissement. Alors, en quelques années, le temps d’une génération, le corpus biblique pourra, selon la tradition chrétienne, s’achever et se clore. (p. 59) Là où nous imaginions le signifié advient le sujet». (Calloud, «Le temps de la lecture», p. 60). 266 Dans son article sur la mystique dans l’EU, Michel de Certeau parle de «sens vécu» à propos de l’expérience mystique : «il faut revenir à ce que le mystique dit de son expérience, au sens vécu des faits

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l'exigence de l'énonciataire, l’énonciateur mystique se contenterait probablement de

s’écrier267 au lieu de s’écrire, sans vouloir laisser plus de traces littéraires. Sans le désir

de l’énonciataire, le mystique n’aurait peut-être pas la fécondité268 d’écrire. Ce qui

n’implique pas que les mystiques n’ont pas d’autre champ de fécondité que l’écriture,

dont le champ de l’action pragmatique : les mystiques sont souvent des fondateurs de

mouvements sociaux, d’instituts... voire de pays, comme dans le cas de Marie de

l’Incarnation. Ce n’est pas la fécondité, ce critère de discernement que nous devons pour

notre part à Raymond Lemieux, que nous mettons en doute, ni celle de la praxis des

mystiques, ni celle de l’acte d’écriture. C’est seulement que nous ne voyons pas dans

l’écriture la fécondité spécifique des mystiques. Voilà bien un des rares points où notre

point de vue diverge quelque peu de celui de Raymond Lemieux — et que nous voulons

en conséquence nuancer — lorsqu’il écrivait : «De l’expérience des limites, celle du

mystique, jaillit l’écriture. Cette écriture lui est en quelque sorte nécessaire» (Lemieux,

1988, p. 25). Lemieux venait de rappeler que les grands mystiques ont été aussi de

grands littéraires, citant à titre exemplaire, les Bernard de Clairvaux, Catherine de

Sienne, Angelus Silesius, Thérèse d’Avila, Marie de l’Incarnation et notamment Jean de

la Croix, qui «a produit un des sommets de la poésie occidentale » (Lemieux, 1988, p.

25). Michel de Certeau avait également remarqué la parenté entre le discours poétique et

le discours mystique269. Les textes mystiques ont une telle teneur et qualité littéraire

qu’il va presque de soi de supposer à l’écriture mystique le désir du sujet littéraire.

Cependant, sur la base de ce que nous venons de constater dans les situations

d’énonciation des mystiques, nous ne pouvons dire qu’à l’instar des littéraires, les

mystiques semblent ressentir cette nécessité intérieure d’écrire qui fait l'écrivain. Le

sentiment d’urgence dont se réclament les littéraires dans leur acte d’écriture se trouve observables» (EU, p. 1033-3) ; «le sens vécu de l’Absolu» (p. 1033-1); «la signification vécue» (p. 1033-2) . 267 Le discours mystique est truffé d’exclamations de style oral. Ces «jaculations» (de jaculatoire : prière courte et fervente) sont une forme d’expression typique des mystiques qui a été remarquée par Lacan : «Ces jaculations mystiques, ce n’est ni du bavardage, ni du verbiage, c’est en somme ce qu’on peut lire de mieux» (Encore, p. 71). 268 La fécondité est définie par Raymond Lemieux comme ce qui permet de se dépasser («Les mendiants de l’existence», p. 26), d’inventer de nouvelles formes de vie (p. 28-29), de trouver «de nouveaux rapports à l’existence [...] une autre façon d’être au monde là où les voies d’intégration sociale paraissent bloquées» (p. 27). 269 «le discours poétique auquel se rattachent, par tant de traits, les discours mystiques» (De Certeau, FM, p. 244).

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plutôt ici du côté de l’énonciataire que de l’énonciateur. Nous proposons de considérer

l’écriture des mystiques comme une pratique littéraire à un second degré, une pratique

littéraire d’écriture qui n’a pas le littéraire comme motivation, indice d’un désir qui

serait investi dans ou par l'écriture plus que pour l'écriture. Le mystique ne prend pas la

plume pour s’écrire, pour se constituer sujet mystique, comme le sujet littéraire le fait. Il

faudra chercher ailleurs la spécificité du sujet mystique, et en même temps les raisons

qui permettent de rendre compte de cette remarquable qualité littéraire de l’écriture des

mystiques.

2.122 Le désir de l’énonciataire mystique

Nous avons pu constater l’insistance du désir de savoir des énonciataires dans le

cas de Marie de l’Incarnation. Mais sur quoi porte ce désir de savoir? Le Dieu dont elle

parle est le Dieu commun des chrétiens, accessible à tous par les textes des Écritures. Le

désir de savoir de l’énonciataire n’est donc pas tant un désir de connaissance sur l’Autre,

le Dieu de Marie de l’Incarnation étant le Dieu commun du christianisme. Elle n’est pas

en train de réinventer un autre Dieu. De son côté, jamais elle ne met en doute cette

condition ; ce qu’elle ne peut comprendre, c’est le fait de vivre cet univers de sens de

manière aussi intense270. Si le mystique est un pourfendeur d’illusions, s’en remettant à

l’autre271 (le directeur spirituel, le confesseur, le ou la supérieure) pour dégager son

rapport au grand Autre de l’imaginaire, il faut bien constater que son lecteur, lui, en est

plein. L’intérêt de l’énonciataire pour le discours mystique repose peut-être bien sur un

malentendu. Parce que «le lecteur est face au texte comme le sujet face à son désir»272.

Dans l’urgence et l’impérativité même du désir de l’énonciataire, nous pensons qu’il faut

270 «Et ce qui est le plus incompréhensible, sa rigueur semble douce» (p. 69). «Mais que mon coeur parlât ainsi privément à lui et si éloquemment, ce m’était une chose incompréhensible» (p. 73) «C’est une chose si étonnante, eu égard au néant et au rien de la cérature...» (p. 173). 271 «Le je se montre dans sa dépendance à l’égard de l’autre. Il ne pourra se dire que dans le désir venu d’ailleurs (rhétoriquement transformé en obligation des lecteurs.) (De Certeau, FM, 256) 272 Cet énoncé qui fait aphorisme et qui pourrait provenir d’un traité de sémiotique littéraire a été emprunté à un ouvrage traitant de la psychanalyse lacanienne (Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet, p.123). La problématique du désir du lecteur est donc reconnue dans les deux champs.

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voir un désir sinon de jouissance unaire et narcissique, du moins de jouissance

fusionnelle, désir d’une relation binaire intime (ce qui constitue l’extraordinaire, le

spectaculaire de la relation mystique : l’union à Dieu). Le désir de l’énonciataire n’est

donc peut-être pas tant désir de l’Autre. En fait, ce que l’énonciataire désire, c’est vivre

la même chose que le mystique. Ce qui l’intéresse, c’est l’expérience mystique. Mais ce

qui intéresse le mystique, c’est Dieu. Il y a là un enjeu épistémologique important pour

la lecture de la littérature mystique.

Voyons donc, dans le texte de cette lettre, ce qui peut paraître séduisant pour

l’énonciataire. Des énoncés [1] à [14], rien que de plutôt ordinaire sur le plan du style. À

partir de l’énoncé [15], toutefois, l’énonciateur commence à s’exprimer par prétérition, à

dire qu’il ne peut pas dire, à manifester donc de l’ineffable, du secret. Les énoncés [15]

à [18] offrent la séduction mystique à l’énonciataire. Ces énoncés ou ces «phrases

mystiques» sont ce que l’énonciataire mystique recherche et reconnaît comme répondant

à son propre désir.

[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de

cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant

que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[16] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient

incroiables [non pouvoir] si on les produisoit au dehors comme elles se passent

intérieurement. [...] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le

plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces

matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand

abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y

perdant moi-même.

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[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie

spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de

termes pour en parler. (p. 516)

Ce passage est typique du désir d’unité mystique. Dans ces énoncés, se trouvent

condensées plusieurs des figures du désir d’unité : les «délices» ou la jouissance, le

vertige du «grand abyme» «sans fond», l’intériorité, l’intimité, la concomitance de la

perte du langage et de la perte du moi, la situation hors langage, la tendance à

absolutiser, ainsi que la modalité négative du désir /ne pas pouvoir ne pas/. Si

l’énonciateur déclare ne pas désirer ou aimer écrire sur «ces matières», ces états

mystiques, ceci produit aussi par ailleurs ses «délices»... et les délices de l’énonciataire.

Il convient de remarquer que si l’énonciateur ne les survalorise pas, il valorise tout de

même ces états mystiques. Il avoue y trouver ses délices. Il y a constat du désir d’unité

chez Marie de l’Incarnation. La formulation ambiguë de l’énoncé [18], «plus on est

incapable d’en écrire», en témoigne subtilement. En effet, la formulation la plus

courante consisterait à associer «moins» à «capable» et non «plus» à «incapable» : «plus

on vieillit, moins est on capable d’écrire». En énonçant «plus on est incapable»,

l’incapacité se trouve valorisée, ce qui est cohérent avec la jouissance, état hors langage,

avec la jouissance associée à la perte de la parole. L’énonciateur mystique en parle ici

dans cette lettre comme d’un constat, le constat que la jouissance ne peut s’écrire ou en

tout cas que très partiellement.

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265

2.2 Le discours de l’énonciateur mystique

2.20 Introduction

Rappelons que l’hypothèse centrale de notre enquête pose que si la mystique fait

problème dans l’épistémè contemporaine, le problème en serait un d’épistémologie de la

lecture plutôt que de l’écriture. Nous avons jusqu’à maintenant procédé à

l’investiguation du poste de l’énonciataire afin de saisir l’attitude épistémologique à ce

poste, dans le but de documenter un versant de cette hypothèse selon laquelle les

énonciataires de la mystique ne partagent pas la même épistémologie que les

énonciateurs mystiques. Avec l’analyse du discours scientifique sur la mystique

(théologie, philosophie, sciences des religions, etc.), nous avons exploré le contexte

sémiotique de la réception épistémique (chapitre 1). Dans le plan de notre thèse, nous

avons proposé d’examiner le discours de l’énonciateur dans sa structure d’énonciation

intersubjective, c’est-à-dire sous deux angles : celui du producteur où se situe

l’énonciateur et celui du récepteur où se situe l’énonciataire et ce, dans le contexte de

production, soit dans le discours de l’énonciateur. Avec l’analyse de la lettre CLIII, nous

avons pu observer l’attitude de l’énonciataire dans le contexte sémiotique de la

production, soit dans le discours de l’énonciateur. Cette section d’analyse complétait

l’analyse de l’attitude de l’énonciataire, dans les deux contextes, de réception et de

production. Nous sommes maintenant rendus à vérifier le second versant, celui du

discours de l’énonciateur mystique. Dans cette troisième section, nous procéderons à

l’analyse sémiotique de deux éléments du corpus de discours de Marie de l’Incarnation.

Dans un premier temps nous continuerons l’analyse de la lettre CLIII, sous l’angle de

l’énonciateur cette fois. Dans un deuxième temps, nous examinerons des récits de

visions de Marie de l’Incarnation, extraits de l’autobiographie spirituelle, La Relation de

1654. Lorsque nous aurons exploré les deux versants, nous serons à même d’élaborer la

thèse selon laquelle le désir de l’énonciateur mystique a été le lieu d’une conversion

épistémologique, ce qui est loin d’être le cas chez les énonciataires.

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2.21 Le sujet mystique énonciateur : la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation à son fils273

[1] Mais venons au point des promesses [DEVOIR] que je vous ay faites, et dont vous

attendez [VOULOIR] l’effet cette année.

[2] J’ay fait ce qui m’a été possible [POUVOIR] pour vous donner cette satisfaction ; je

vous diray que l’on n’écrit icy en hiver qu’auprès du feu, et à la veue de tous ceux qui

sont présens : Mais comme il n’est nullement à propos [DEVOIR NE PAS] que l’on ait

connoissance [SAVOIR] de cet écrit, j’ay été obligée [DEVOIR] contre l’inclination de mes

désirs [NON VOULOIR] d’en différer l’exécution jusques au mois de May.

[3] Depuis ce temps-là j’ay écrit trois cahiers [...] dans les heures que j’ay pu [POUVOIR]

dérober à mes occupations ordinaires.

[4] J’en étois à ma vocation au Canada au mois d’Aoust que les vaisseaux étant arrivez,

il m’a fallu [DEVOIR] tout quitter pour travailler au plus pressé.

[5] Mon dessein [VOULOIR] étoit de vous les envoyer en attendant le reste, sans la raison

que je vous veux [VOULOIR] dire, qui est que faisant mes exercices spirituels […] j’eu

des veues [SAVOIR] fort particulières touchant les états d’oraison et de grâce que la

divine Majesté m’a communiquez depuis que j’ay l’usage de raison.

[6] Alors sans penser [NON SAVOIR] à quoy cela pourroit [POUVOIR] servir, je pris du

papier et en écrivis sur l’heure un Index où abbrégé, que je mis en mon portefeuille.

[7] Dans ce temps-là, mon Supérieur et Directeur, qui est le R. Père Lallemant m’avoit

dit [DEVOIR] que je demandasse à Notre Seigneur que s’il vouloit [VOULOIR] quelque

chose de moy […] il luy plut [VOULOIR] de me le faire connoître [SAVOIR]. Après avoir

fait ma prière par obéissance [devoir], je n’eus que deux veues [SAVOIR] […] que j’eusse

273 Marie de l’Incarnation, Correspondance, Lettre CLIII, p. 514-521.

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[DEVOIR] à rédiger par écrit la conduite qu’elle [la divine Majesté] avoit tenue sur moy

[…]

[8] j’eus de la confusion de moy-même, et n’en osé [NON POUVOIR] rien dire […] avec

un scrupule d’avoir écrit ce que j’avois projeté [VOULOIR] de vous envoier sans la

bénédiction de l’obéissance [DEVOIR].

[9] Il est vray que mon Supérieur m’avoit obligée [DEVOIR] de récrire les mêmes choses

... mais c’estoit l’intention [VOULOIR] que j’avois de vous les envoyer, qui me faisoit de

la peine pour ne l’avoir pas déclarée.

[10] Enfin pressée [DEVOIR] de l’esprit intérieur, je fus contrainte [DEVOIR] de dire ce

que j’avois (p. 515) celé, de montrer mon Index, et d’avouer que je m’étois engagée

[DEVOIR] de vous envoier quelques écrits pour votre consolation. [...]

[11] il [son directeur] ne se contenta pas de me dire qu’il étoit juste que vous donnasse

cette satisfaction, il me commanda [DEVOIR] même de le faire.

[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde

dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si

je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en

empesche [NON POUVOIR] [...].

[13] Priez Notre Seigneur qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner les lumières

nécessaires pour [POUVOIR] m’acquitter de cette obéissance [DEVOIR] à laquelle je ne

m’attendais pas [NE PAS VOULOIR].

[14] Puisque Dieu le veut [VOULOIR] j’obéiray [DEVOIR] en aveugle : je ne sçay pas [NE

PAS SAVOIR] ses desseins; mais puisque je suis obligée [DEVOIR] au vœu de plus grande

perfection, qui comprend de rechercher [VOULOIR] en toutes choses ce que je connoîtray

[SAVOIR] luy devoir [DEVOIR] apporter ou procurer le plus de gloire, je n’ay point de

répartie ni de réflexion [NON SAVOIR] à faire sur ce qui m’est indiqué de la part de celuy

qui me tient sa place.

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[15] Au reste, il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de

cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant

que [...] ce sont des grâces si intimes [...] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[16] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient

incroiables [non pouvoir] si on les produisoit au dehors comme elles se passent

intérieurement. [...] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le

plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

[17] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces

matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand

abyme, et d’être obligée [DEVOIR/NE PAS POUVOIR NE PAS] de perdre toute parole en m’y

perdant moi-même.

[18] Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire, parce que la vie

spirituelle simplifie l’âme dans un amour consommatif, en sorte qu’on ne trouve plus de

termes pour en parler. (p. 516)

[19] Priez le saint Esprit, qu’il luy plaise [VOULOIR] de me donner la lumière et la grâce

de le pouvoir [POUVOIR] faire, si son saint nom doit [DEVOIR] en être glorifié. (p. 521)

2.211 Modalisation de l’énonciateur

Au départ, la relation énonciateur-énonciataire est modalisée par la demande et

les attentes (ou le /vouloir/) du côté de l’énonciataire, par le /devoir/ (ou les promesses)

du côté de l’énonciateur. Cependant, c’est la modalisation du sujet énonciateur dans son

projet d’énonciation qui occupera le plus l’espace du texte. La modalisation constitue ici

un fait textuel massif. La grande densité des modalités (quantitativement 51 occurrences

de modalités sur les 19 phrases qui composent l’extrait ci-dessus), produit un effet

déconcertant. La grande quantité de modalités a pour effet de brouiller l’attitude de

l’énonciateur. Après une première lecture, le lecteur reste avec une impression de

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confusion : Marie de l’Incarnation veut-elle ou ne veut-elle pas écrire, finalement?

Pourquoi tant de précautions, de justifications, de conditions et même de contradictions

apparentes? Cette ambiguïté est signe du désir : l’humain n’a pas un accès direct à son

désir. Or, cet effet d’ambiguïté et de confusion est celui-là que Marie de l’Incarnation

ressent, comme énonciateur dans son projet d’écriture («j’eus de la confusion de moy-

même» [8]). Cette complexité du texte sur le plan des modalités est l’indice d’une

discordance dans l’attitude de l’énonciateur envers son projet d’écriture. La réponse

intuitive qui se profile à la première lecture, c’est qu’elle ne veut pas écrire ce texte

finalement, elle y met trop de réticences et de complications. Comme il arrive souvent,

la lecture intuitive n’est pas fausse, mais elle ne capte pas les bonnes raisons.

Car Marie de l’Incarnation veut écrire, cela ne peut faire de doute : elle s’engage

auprès de son fils [1] ; elle écrit effectivement malgré les nombreuses difficultés qu’elle

rencontre dans son projet d’écriture [2-3-4] ; elle projette d’envoyer ce qu’elle a écrit

tout de suite, même si ce n’est pas terminé [5] ; en oraison, elle reçoit la demande

expresse d’écrire de la part de Dieu [7]. Tout devrait donc bien aller, puisqu’il y a

apparence d’une congruence entre l’ordre de Dieu et le désir de son fils qui porte à

autoriser l’écriture. Mais au contraire, elle ressent de la confusion, elle est travaillée par

un scrupule [8], une situation sinon unique du moins très rare dans sa vie (elle remarque

elle-même l’absence de scrupules chez elle274), et c'est alors d'autant significatif. Donc

Marie de l’Incarnation veut écrire ; le problème tient dans ce qu’elle veuille écrire pour

son fils.

Son scrupule porte, en effet, non pas sur le fait d’écrire ou d’avoir écrit, mais sur

le fait de taire à son directeur spirituel son intention (/vouloir/) d’écrire à son fils, donc

sur le fait de négocier directement avec son fils sans la bénédiction de l’obéissance

(/devoir/), sans l’approbation ou la commande de son directeur «qui lui tient la place» de

274 «Le diable me voulait mettre en scrupule de ce que je n’avais pas de scrupules, eu égard à mes imperfections, et par là me jeter dans de nouveaux troubles d’esprit» (La Relation de 1654, p. 295). «[...] mon âme recevait de nouvelles lumières qui me faisaient voir et découvrir les plus menues poussières d’imperfection, desquelles j’étais inspirée de me confesser. [...] Or, ce n’est pas que j’eusse des scrupules, car je possédais une grande paix» (idem, p. 72).

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Dieu [14], sans médiation donc, et en particulier sans la médiation de l’Autre.275 Il y a

donc conflit entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation276. Ainsi, il semble,

dans l’énoncé, que Marie de l’Incarnation veuille écrire pour son fils, mais qu’elle ne

puisse pas le faire effectivement, dans son énonciation : elle en est empêchée par toutes

sortes de circonstances mais principalement par un symptôme. Elle se réclame du

/devoir/, de l’obéissance à son directeur, pour résoudre ce conflit : on pourrait dire, dans

le langage de la modalisation sémiotique, qu’elle /ne peut vouloir sans devoir/. Le

/vouloir/, que Michel de Certeau a démontré être si caractéristique de l’attitude

mystique, ne semble pas être à la source de l’acte d’écriture pour Marie de l’Incarnation,

en tout cas pas dans sa forme simple, mais dans une forme médiatisée par le /devoir/.

Dans le récit du mariage mystique (récit de vision) de Marie de l’Incarnation, il est en

effet observable que le /vouloir/ est la modalité la plus importante, et que le /devoir/ est

remarquablement absent de la modalisation du sujet mystique à cette occasion ; la seule

occurrence de la modalité du /devoir/ concerne effectivement le discours : « il me faut

exprimer à notre façon terrestre»277. C’est d’ailleurs ce que Michel de Certeau a

également observé : «Ce vouloir n’a pas le dire pour objet» (FM, p. 240). Il y aurait

donc une disparité entre le désir mystique (tel qu’énoncé dans le récit de vision) et le

désir d’écrire, qui est une forme du dire. Au contraire des littéraires, les mystiques ne

semblent pas ressentir cette nécessité intérieure, cette urgence d’écrire qui fait l'écrivain.

Il faudra chercher ailleurs la spécificité du sujet mystique, et en même temps les raisons

qui permettent de rendre compte de cette remarquable qualité littéraire de l’écriture des

mystiques.

275 Nous avons analysé cette situation dans le chapitre précédent consacré au rôle de l’énonciataire dans l’écriture du mystique. Nous avions alors constaté que cette situation pathémique provenait de la confusion ou de la substitution du rôle de Destinateur avec celui de l’énonciataire. 276«si, chez Lacan, sujet dans l’énoncé désigne bien le sujet de conscience cartésien, en revanche le sujet de l’énonciation (auquel il est opposé) ne désigne pas tant le support du désir inconscient que ce qui deviendra support commun au désir conscient, au désir inconscient et à l’acceptation de l’écart entre les deux. Le sujet de l’énonciation est le lieu d’une articulation des désirs conscients et des désirs inconscients. Il n’est pas réductible au support du désir inconscient.» (Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p.15) 277 D. Thibault, Incursion sémiotique dans l’intimité de la relation mystique […], p. 84, 89.

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2.212 L’énonciateur mystique

Car, à partir du moment où ils écrivent, où ils élaborent un discours

transmissible, leur écriture rencontre les qualités du discours littéraire. Nous

travaillerons maintenant avec les critères de motivation de la création littéraire définis

par Raymond Lemieux (1988, p. 26) : «figer un moment de son désir», «le donner à lire

aux générations qui vont le suivre», «faire voir et entendre ce qui n’a jamais été vu ni

entendu», «pousser le langage au-delà de ses limites actuelles», «inscrire une altérité ...

celle du sujet», pour tenter de voir en quoi l’écriture mystique peut être assimilée à

l’écriture littéraire et en quoi elle en diffère.

Dans leur écriture, les mystiques tentent en effet «d’arrêter et de décrire des

moments de leur désir», pour «les donner à lire», mais parce que l’énonciataire le

demande. La motivation à écrire ne provient pas de leur propre désir. Et ils mettent des

conditions, ils imposent un protocole de lecture à leur(s) énonciataire(s), le principal

étant de préserver l’intimité de leurs écrits. Marie de l’Incarnation est assez claire sur ce

point dans la lettre CLIII :

Mais comme il n’est nullement à propos que l’on ait connoissance de cet écrit (p. 515);

J’ai depuis demandé les uns et les autres [écrits] à cette Révérende Mère, afin qu’on ne vît aucun écrit de ma main dans le monde (p. 517);

Afin donc que cet Index demeure secret je l’enferme en cette lettre, laquelle par la qualité des matières que j’y traite, vous voyez qu’elle doit être particulière à vous et à moy (p. 517).

Les mystiques ne viseraient donc pas la postérité de leur écriture278. Au contraire, ils ne

désirent pas être lus par un grand public ; ils limitent leur production à la relation 278Fait assez troublant, les mystiques, en tout cas les femmes mystiques, ne visent pas plus la postérité sur le plan de la reproduction (biologique). Jacques Maître, (chercheur au CNRS Paris, publié aux Éditions du Cerf dans la collection Sciences humaines et religions) a bien établi que les femmes mystiques adoptent une posture anorectique et notamment qu’elles refusent le plus souvent la maternité, qu’elles «arrêtent les résurgences de la vie et refusent l’apanage des femmes dans la transmission de la vie» (Anorexies religieuses, anorexie mentale, p. 117-121, 151-153).

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privilégiée qu’ils ont avec l’énonciataire, individuel ou collectif279. Ils considèrent leurs

écrits comme relevant du privé, de l’intime280. De même, ils ne sont pas préoccupés de

«faire voir et entendre ce qui n’a jamais été vu ni entendu», au sens du désir de création

d’un sujet, puisque leur préoccupation est de faire voir et entendre une figure de l’Autre

qui est déjà disponible dans des textes, le Dieu des Écritures chrétiennes. Mais ils

essaient effectivement de faire voir et entendre ce qui ne peut être vu ni entendu, si on

entend par là la relation subjective qu’ils entretiennent avec cette figure de l’Autre. Les

mystiques «poussent le langage au-delà de ses limites» pour dire ce qui ne peut être ni

vu ni entendu. Mais alors que le poète peut vouloir travailler le langage pour qu’à partir

de sa forme actuelle il produise du nouveau, et ce faisant qu’il le produise lui-même

comme sujet créateur, les mystiques sont aux prises avec les limites du langage comme

tel, c’est-à-dire comme question anthropologique fondamentale (le fait de parler pour

l’humain fait l’humain), et non pas tant avec un état particulier du langage, qui serait

plus ou moins actuel ou adéquat. Si les mystiques sont très «actuels», c’est un effet de

leur désir plus qu’un souci de leur part. Nous avons vu que l’apophatisme est l’élément

mystique chrétien par excellence. Or, l’apophatisme est justement un travail sur les

possibilités et les limites du langage comme tel, qui trouve sa source dans l’Autre, quand

il est l’objet dont on parle. Enfin, comme nous venons de le suggérer, le sujet mystique

tente «d’inscrire une altérité» que nous ne pensons pas être le sujet lui-même, mais

l’Autre lui-même. L’altérité que le mystique inscrit serait plus l’Autre que le sujet. Bien

entendu, l’Autre marque le sujet en le traversant ; le sujet se trouve affecté par le rapport

à l’Autre ; le sujet est l’un des lieux de manifestation de l’Autre. Mais nous ne pensons

pas que ce soit le sujet qui soit d’emblée l’objet du désir mystique, ni l’Autre qui soit

d’emblée l’objet du désir littéraire. Une oeuvre littéraire peut s’édifier en entier sur le

rejet de l’Autre ou la lutte avec l’Autre. Si le littéraire vise l’avènement du sujet (ce qui

est déjà beaucoup), le mystique vise plutôt l’avènement de l’Autre.

279 Comme on l’a vu plus haut, l’énonciataire peut être une communauté ou un groupe défini, comme dans le cas des mystiques d’Hefta ou de Thérèse d’Avila ; il peut être un groupe moins défini, comme «les spirituels» auxquels s’adressent Jean de la Croix ou Jean-Joseph Surin ; ou il peut encore être une personne en particulier, comme dans le cas de Marie de l’Incarnation qui s’adresse à son fils. 280 C’est le cas du moins chez les mystiques modernes. Il faudrait voir avec les mystiques antiques et médiévaux. Il est probable que leurs écrits ne répondent aux mêmes motivations que ceux des mystiques modernes.

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Mais encore, l’auteur mystique est-il bien l’énonciateur de son discours ? Parce

que, si on a le sentiment très fort que le mystique n'écrit pas pour lui, pour trouver ou

construire son identité propre (qu’il construit autrement), mais pour les autres, on a aussi

le sentiment qu'il n'écrit pas par lui-même, mais par l'Autre. C'est ce qui ressort de la

dynamique complexe de cette lettre de Marie de l’Incarnation où elle raconte son propre

rapport à son propre texte, «écrit de sa main» et supposé être son autobiographie, mais

qui est en fait le récit de la conduite d'un Autre sur elle, comme si sa vie avait été

énoncée par un Autre : lorsqu’elle parle de la Relation qu’elle est en train d’écrire, elle

dit «que j'eusse à rédiger par écrit la conduite qu'elle [la divine Majesté] avait tenue sur

moi»281. De même dans le prologue de La Relation de 1654, elle annonce qu’elle fera le

récit, non de sa vie, mais des grâces et faveurs que la divine Majesté lui a faites. Là

encore, elle n’est pas un cas isolé : Thérèse d’Avila a donné à son autobiographie, le

Livre de la Vie, un second titre : Des miséricordes de Dieu. Le Récit de la vie d’Ignace

de Loyola, écrit par ses compagnons, à leur demande et en bonne partie sous dictée, est

le récit de sa vie «dirigée par le Seigneur»282.

2.213 Séduction et déception

Les mystiques tentent de parler de leur relation à l’Autre, et c’est pourquoi leur

discours est séduisant. Mais eux, les énonciateurs, ils savent que c’est impossible, qu’ils

ne peuvent pas le faire, et c’est pourquoi leurs discours est toujours aussi décevant283.

Nous reprendrons maintenant la modalisation de l’énonciateur où nous l’avions laissé.

Nous avions établi, sur la base des modalités, que l’attitude de l’énonciateur envers

281Lettre CLIII, p. 515. C’est le moment de vérifier, avec Raymond Lemieux, la «fécondité» de la lecture sémiotique : en principe, elle doit apporter des éléments nouveaux ou non couverts par d’autres formes d’analyse. Alors nous pensons que la reconnaissance de la disparité dans la motivation des littéraires et des mystiques est un point de vue de l’énonciation permet de cerner. 282 Louis Marin, «Le Récit, réflexion sur un testament», L’écriture de soi, p. 141, 143 (préface du P. Nadal, Ignace de Loyola, Récit, Paris, DDB, 1991, p. 46). 283 Le fait n’a pas échappé à l’attention de Michel de Certeau : «les discours [mystiques] postulent, pour être lus, une demande qu’ils ne peuvent satisfaire ; ils font de la déception du lecteur le mode sur lequel le texte doit être pratiqué» (FM, p. 230).

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l’écriture relevait en dernière instance du /devoir/ : l’énonciateur ne pouvait vouloir sans

devoir, sans que son /vouloir/ soit modalisé par le /devoir/ envers l’Autre. De plus, nous

remarquions avec Certeau que si la principale modalité mystique est bien le /vouloir/,

«ce vouloir n’a pas le dire pour objet» (FM, p. 240). De là, nous avions conclu que

l’écriture mystique ne pouvait avoir la même motivation que celle de l’écrivain, ou du

littéraire. Une fois la question du /vouloir/ et du /devoir/ réglée, — en l’occurrence

l’énonciateur se réclame de l’obéissance à son directeur pour écrire à son fils —, c’est la

problématique du /non pouvoir/ qui surgit en dernier obstacle à l’écriture pour Marie de

l’Incarnation.

Elle évoque d’abord les aléas de la vie pour justifier la possibilité qu’au bout du

compte, son fils ne reçoive pas l’écrit promis.

[12] Je vous envoie cet Index, dans lequel vous verrez à peu près l’ordre que je garde

dans l’ouvrage principal [la Relation de 1654] que je vous envoiray l’année prochaine, si

je ne meurs celle-cy, ou s’il ne m’arrive quelque accident extraordinaire qui m’en

empesche [NON POUVOIR]

Le problème de la justification de l’écriture étant réglé, et considérée

l’incertitude des conditions de réalisation du projet d’écriture, l’énonciateur s’empêtre

maintenant dans le /non pouvoir/, l’incapacité ou l’impossibilité d’écrire.

[16] Au reste il y a bien des choses, et je puis [POUVOIR] dire que presque toutes sont de

cette nature, qu’il me seroit impossible [NON POUVOIR] d’écrire entièrement, d’autant

que […] ce sont des grâces si intimes […] que cela ne se peut dire [NON POUVOIR].

[17] Et de plus, il y a de certaines communications entre Dieu et l’âme qui seroient

incroiables [NON POUVOIR CROIRE] si on les produisoit au dehors comme elles se passent

intérieurement. […] [j’]y mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR], mais le

plus intime n’étoit pas en ma puissance [NON POUVOIR].

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[18] C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [NON VOULOIR] d’écrire de ces

matières, quoique ce soient mes délices de ne point trouver de fond dans ce grand

abyme, et d’être obligée [DEVOIR] de perdre toute parole en m’y perdant moy-même.

Plus on vieillit, plus on est incapable [NON POUVOIR] d’en écrire […] (p. 516)

Des deux modalités positives du /pouvoir/, [16] «je puis [POUVOIR] dire» et [17] «[j’]y

mis [dans l’écrit] ce qu’il me fut possible [POUVOIR]», la première sert en fait à appuyer

l’impossibilité d’écrire («Au reste il y a bien des choses, et je puis dire que presque

toutes sont de cette nature, qu’il me seroit impossible d’écrire entièrement» [16]) ; la

seconde relativise immédiatement la possibilité qui semblait être accordée («[j’]y mis

[dans l’écrit] ce qu’il me fut possible, mais le plus intime n’étoit pas en ma puissance»

[17]). Dans chacun de ces deux énoncés, le /non pouvoir/ concerne la limitation de

l’écriture : ce n’est donc pas que l’énonciateur ne puisse pas écrire du tout qui est en

cause, c’est le fait qu’il ne puisse pas écrire le tout, et notamment ce qui est le plus

intime. Et encore, la limitation de l’écriture est le principal argument invoqué au /non

vouloir/ écrire de l’énonciateur : «C’est en partie ce qui me donne de la répugnance [non

vouloir] d’écrire de ces matières» [18]. Nous retrouvons ici l’ambiguïté du /vouloir/ de

l’énonciateur. On se souviendra que, des énoncés [1] à [13], le /vouloir/ était mitigé par

le /non pouvoir/ : l’énonciateur semblait /vouloir/ mais /ne pas pouvoir/. L’énonciateur

admet ici un /non vouloir/, auquel il donne comme justification l’aspect partiel de son

/pouvoir/ et non plus seulement le critère du /devoir/ vis à vis du destinateur. Cette

modalisation est intéressante sur le plan littéraire : bien que n’écrivant pas pour des

motifs littéraires, le mystique rencontre la problématique de la création littéraire. C’est

donc qu’il pratique l’écriture au sens littéraire, sans concessions, sans faux-fuyants et

sans illusions. L’écriture mystique n’est pas de l’ordre du savoir, du manuel ou du mode

d’emploi. Les méandres dans lesquels se déploient le /non pouvoir/ témoignent d’une

attitude épistémologique de la part de l’énonciateur. L’impuissance est la butée de

l’écriture mystique. Le mystique a beau /vouloir/ et /devoir/, en dernière instance, il ne

/peut pas/... tout écrire. Ce sur quoi porte le /non pouvoir/, «le plus intime» [17], «les

communications [qui] se passent intérieurement» [17], est un reste qui existe en un autre

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lieu que l’écriture, et c’est pourquoi l’écriture mystique est décevante pour

l’énonciataire.

Pourtant, ce que le mystique ne peut écrire, n’est-ce pas cela même qu’il vient

d’écrire? Ce passage ([16-18]) offre la séduction mystique à l’énonciataire. Si tenter

d’écrire, de cerner «ces matières», produit la «répugnance» de l’énonciateur, ceci

produit par ailleurs aussi ses «délices» et les délices de l’énonciataire [18]. C’est

pourquoi nous pensons que la prétérition est une figure typique du discours mystique

autant que l’oxymoron. Alors que l’oxymoron est le résultat de la stratégie apophatique

sur le plan de l’énoncé, la prétérition représente la stratégie apophatique sur le plan de

l’énonciation. Le discours, lorsqu’il est soumis à la double contrainte d’affirmer et de

nier en même temps, produit spontanément l’oxymoron (Turner). Nous pensons pouvoir

dire la même chose sur le plan de l’énonciation : l’énonciation, lorsque soumise à la

contrainte d’affirmer et de nier en même temps, produit spontanément la prétérition. La

prétérition représenterait donc la stratégie apophatique dans le discours mystique

moderne, dans le discours qui se fait récit d’une expérience.

2.214 Une énonciation trinitaire

Si le mystique produit des énoncés ou des «phrases mystiques» au sens de

l’énonciataire (ce que l’énonciataire reconnaît et recherche), il semble bien que

l'énonciation mystique chrétienne, au poste de l’énonciateur, soit de structure

trinitaire284. Elle met en scène le sujet, les autres et l’Autre dans un rapport obligé. Pour

le mystique, il n’y a pas de rapport à soi et aux autres sans l'Autre285. En fait, pour le

284 Il s’agit d’une hypothèse qui reste à démontrer par une relecture sémiotique de la tradition mystique chrétienne. Mais le cas de figure que nous présentons, Marie de l’Incarnation, a une réputation d’orthodoxie catholique ; c’est donc dire que le caractère chrétien de sa mystique n’est pas discuté. Et comme on l’a vu plus haut, Thérèse d’Avila et Ignace de Loyola, deux autres mystiques indiscutablement chrétiens, semblent adopter la même structure énonciative. 285 Michel de Certeau a reconnu dans la modalité du «pas sans» une catégorie typiquement mystique, mais également chrétienne. «Pas sans toi». [...] Cette catégorie heideggerienne m’avait paru permettre une réinterprétation du christianisme», pose-t-il à l’ouverture de la Fable mystique (p. 9 et note 1). C’est le

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mystique, la question n’est pas d’établir un rapport signifiant et vivant à l’Autre comme

pour le commun des mortels. Parce que l’Autre ne se pose pas en troisième terme pour le

mystique : l’Autre est en position de «tu». L’Autre fait irruption comme un «tu» pour le

mystique. La mystique est dite nuptiale quand l’Autre prend cette position, quand la

relation avec Dieu est une union amoureuse, qui va jusqu’à la métaphore des noces. Ou

bien encore, la mystique est dite féminine quand la relation à Dieu a les caractéristiques

de la relation à la mère (la relation érotique dérive d’ailleurs de la relation à la mère,

nous y reviendrons dans le dernier chapitre). C’est pourquoi le mystique a besoin de

l’autre pour que l’Autre reste vraiment l’Autre. Le mystique trouve son il, son rapport

symbolique, dans les autres. À travers le mystique, un Autre parle, mais un Autre parle

parce qu’il y a un autre pour écouter. «Rien d’Autre ne parle à l’âme s’il n’y a un tiers

pour l’écouter», dit Certeau à propos de l’énonciation mystique286. Le tiers qui écoute et

veut entendre, l’énonciataire mystique, confirme le statut de l’Autre. S’il n’y avait cette

confirmation, le mystique risquerait de prendre l’Autre pour l’autre, d’en rester au

colloque intime entre un je et un tu dans une relation d’intimité fusionnelle et prise dans

l’ordre de l’imaginaire. Pour eux, la première partie du commandement évangélique est

réalisée : ils aiment Dieu de tout leur cœur, de toute leur âme, de toutes leurs forces.

L’énonciateur mystique parle et écrit de la jouissance (unitaire) de l’Autre pour les

autres, parce que son désir est (trinitaire) l’avènement de l’Autre («Que ton règne

vienne»…).

rapport obligé, le «pas sans» qui fait la relation trinitaire, une structure de relation où chacun des éléments dépend de la présence des autres. 286 La fable mystique, p. 219.

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2.22 Le sujet mystique énonciataire : analyse sémiotique de récits de visions de Marie de l’Incarnation

Alors que nous avons analysé, dans l’état de la question, des discours non

figuratifs, nous aurons affaire, avec l’autobiographie spirituelle de Marie de

l’Incarnation, à un discours figuratif, bien qu’ayant un statut particulier à l’intérieur de la

classe des discours figuratifs, puisqu’il s’agit d’un récit (auto)biographique, du récit

d’un sujet. Alors que dans les textes épistémiques, les figures étaient des concepts, dans

un récit autobiographique, les figures seront des figures de la subjectivité, de l’ordre

cognitif mais aussi de l’ordre thymique, tels les états d’âme, les impressions et

sensations du sujet. Comment aborder et déceler l’attitude épistémologique d’un sujet

dans un tel type de texte? On pourrait croire que l’attitude épistémologique est plus

facilement détectable dans des textes à fonction épistémique. Mais on a vu qu’il n’en est

rien. L’épistémologie n’est pas nécessairement assumée ni explicite dans les textes

épistémiques. Il faut peut-être ici rappeler que nous comprenons aux fins de cette thèse

l’épistémologie comme étant l’attitude éthique du sujet envers la dimension cognitive de

son être et de son faire (et non dans sons sens plus strict d’épistémologie scientifique qui

vise à juger de la valeur de la connaissance dans une discipline particulière). La méthode

de lecture ne changera pas significativement. Nous observerons la structure

d’énonciation, la modalisation et le rapport à l’objet, dans le but de suivre le parcours du

désir du sujet et par là, de reconstituer l’attitude épistémologique du sujet mystique.

2.221 Structure d’énonciation d’ensemble – architecture du texte

2.2211 Les récits de vision

Avant de procéder, nous motiverons notre choix des récits de visions comme

objet d’analyse. Les récits de vision sont considérés, dans la tradition de lecture de

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Marie de l’Incarnation, comme «l’élément mystique» dans ses écrits287. De plus, les

récits de visions sont des segments qui se découpent d’eux-mêmes par leur clôture à

l’intérieur de La Relation, en raison de leur autonomie narrative à l’intérieur de

l’ensemble.

L’autobiographie spirituelle de Marie de l’Incarnation (La Relation de 1654)

présente une double structure de récit : un récit principal, ou de premier degré

(l’autobiographie), est ponctué d’une série de récits enchâssés, ou de second degré288

(les récits de visions), récits à part entière puisqu’ils font clôture. Le premier critère que

nous utilisons pour le découpage de ces récits de second degré est d’ordre narratif, en

cohérence avec le type de discours auquel nous avons affaire, un discours narratif. Ces

récits sont effectivement exemplaires sur le plan narratif : les quatre phases canoniques

du schéma narratif (manipulation, compétence, performance et sanction) sont réalisées,

ce qui produit un effet de clôture. Mais le critère narratif n’est pas le seul à devoir être

pris en compte, puisque la mise en discours produit, à l’intérieur des récits de visions,

une unité discursive différente de celle qui se déploie dans le récit d’ensemble ou de

premier degré, l’autobiographie. En effet, dans les récits de second degré (visions), si les

acteurs demeurent les mêmes, la spatialisation et la temporalisation se démarquent

nettement de la configuration du récit de premier degré : alors que le récit d’ensemble

situe son temps et son espace dans ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme le

mode conscient, les récits de visions se déploient dans le mode des formations de

l’inconscient. Il y a donc un clivage net et explicite entre les deux types de récit.

Si l’on s’en tient au texte, le terme de «vision» est entériné par le mode visuel de

l’expérience : «je le vis… je me vis... en la vue, etc.». Cependant, nous pensons avec

François Martin qu’il ne faut pas confondre «visuel» avec «visible»289 : une image n’est

287 On en trouve un cas dans le corpus même de cette thèse : l’article du DCT cite une vision de Marie de l’Incarnation comme exemple d’un «fait mystique» (supra p. 72). 288 Greimas et Courtés dénomme «embrayage de second degré —ou interne — [celui] qui s’effectue à l’intérieur du discours alors que le sujet visé y est déjà installé» (p. 121). Les procédures de débrayage et d’embrayage dont il sera question dans cette analyse forment «l’un des mécanismes essentiels de l’énonciation» (p. 408). 289 François Martin parle de la composante «visuelle» ou «visionnaire» de la contemplation (à propos de la Transfiguration, Pour une théologie de la lettre p. 152). Il cite le psychanalyste J.-B. Pontalis sur la question de la différence entre le visuel et le visible : «Chose vue qu’on ne confondra pas avec l’objet

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pas «visuelle» parce qu’elle est «visible» (on dira alors qu’elle est réelle), une image

peut bien entendu être imaginaire (ne pensons qu’aux images oniriques). Le problème

épistémologique du statut à donner à des visions telles que celles de Marie de

l’Incarnation recoupe en fait celui du statut à donner à l’imaginaire. C’est pourquoi nous

pensons que la distinction axiologique de la théologie spirituelle au sujet des visions

dites «imaginaires» et «intellectuelles», (les visions intellectuelles étant considérées plus

valables que les visions imaginaires) est un faux débat. Dans le cas des lecteurs de Marie

de l’Incarnation, le fait qu’elle-même insiste pour dire que ses visions ne sont pas

imaginaires290 a certainement influencé l’interprétation. Des énoncés tels que : «Ç’a été

une chose rare que j’aie des impressions imaginaires, et quand j’en ai eu [sic], elles ont

été incontinent changées en intellectuelles» (p. 385) ou «il ne se trouve néanmoins en

mon fond aucune espèce imaginaire» (p. 386), doivent être lus avec la conscience de la

différence entre les épistémès de l’énonciateur et des énonciataires actuels.

Ce que nous entendons dans cette thèse par l’«imaginaire» ne correspond pas à

ce que l’énonciateur dénomme «imaginaire» ou «imagination». La vision de

l’énonciateur est pour nous de l’ordre de la fonction imaginaire, investissement du

symbolique par l’imaginaire ; pour l’énonciateur, la vision est réelle, c’est-à-dire qu’elle

n’est surtout pas un produit de l’imaginaire, car cette instance est homologuée au

fantasme conscient, à l’activité consciente de l’imaginaire (ou imagination). L’activité

inconsciente de l’imaginaire se présentant comme une altérité, comme une irruption

pour le sujet, l’énonciateur l’interprète comme réel, comme provenant de lui certes, mais

d’une instance d’altérité en lui. L’imaginaire, pour le sujet de cette époque, est ce qui

relève de l’imagination consciente et active, d’un vouloir imaginer, avec toutes les

perçu. Pas plus qu’on ne confondra le visuel tel qu’il se projette dans le rêve [...] avec le visible tel qu’il s’offre à notre regard de la veille, ni même avec l’invisible tel qu’il se profile à l’horizon du visible et tel que les peintres peuventle suggérer... Quand au visuel, il délie ses attaches d’avec le monde visible ; il donne à voir ce qui échappe à la vue» (La Force d’attraction, p. 38-39 cité par F. Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 161). 290 Dans la première vision de la Trinité : « Il me vint une grande peur d’être trompée et que ce ne fût quelque piège du diable ou de l’imagination — quoique je n’imaginasse rien» (La Relation de 1654, p. 123). Dans la seconde vision de la Trinité : «quoiqu’il ne se passait rien d’imaginaire, soit par similitude ou autrement» (p. 139). Dans la vision du sang, la seule occurrence de l’imagination est immédiatement déniée : «une douleur … la plus extrême qu’on se la peut imaginer. Non, il ne serait pas possible !» [10-11] (p. 69).

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figures de complaisance, de divertissement, de leurre, d’illusion291 qui lui sont associées.

Or, si dans les deux visions que nous analyserons l’énonciateur n’insiste pas encore sur

le fait qu’il n’y a pas de ce /vouloir imaginer/ à la base de ses visions (il le fera dans la

première vision de la Trinité), la compétence est nettement établie dans le /non vouloir

(savoir)/ et le /non pouvoir/. Aussi, nous pensons que les visions dites intellectuelles sont

nécessairement imaginaires en tant que «visions» et qu’il n’y a pas d’intérêt à les

distinguer sinon pour reconnaître qu’il ne s’agit pas de fantasmes complaisants.

Le terme de visions n’épuise d’ailleurs pas les modes de l’expérience, puisque le

sujet entend et parle également dans ses «visions». Dans le premier récit de vision, «la

vision de sept ans», la narratrice dénomme elle-même cette expérience une «visite»,

mettant l’accent sur l’aspect d’événement et de rencontre. À strictement parler, il

s’agirait donc plutôt d’une mise en scène, d’un scénario de l’ordre du narratif, que d’une

vision. Nous nous en tiendrons à la dénomination traditionnelle de «visions» pour ce

genre d’expérience «intérieure» qui relève des formations de l’inconscient.

Reste à justifier le choix des deux visions qui seront analysées, la première, la

vision de sept ans et la deuxième, la vision du sang. En fait, l’ensemble des récits de

vision devrait être analysé en tant que parcours du sujet mystique. Puisqu’il n’était pas

possible dans le cadre de cette thèse de couvrir tout le parcours des visions, nous avons

choisi d’analyser en détails les deux premières visions du parcours, celles où se forment

le sujet du désir et le sujet «éthique» du désir292.

2.2212 L’autobiographie

Avant de passer à l’analyse, il convient également de réfléchir sur le statut

sémiotique de ce type de texte que constitue l’autobiographie. En dehors du paradigme 291 Les fantasmes de l’imagination sont d’ailleurs associés au diable, le maître de l’illusion : «Il me vint une grande crainte d’être trompée et que ce ne fut quelque piège du diable ou de l’imagination » (La Relation de 1654, p. 123). 292 Nous anticipons ici sur les résultats, le choix des textes à soumettre à l’analyse résultant lui-même d’une première analyse exploratoire. Le concept de sujet «éthique» du désir sera élaboré plus loin.

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du langage et de la théorie littéraire qui l’a intégré293, la notion d’autobiographie est

interprétée comme une biographie «par soi-même». Le syncrétisme des actants de

l’énonciation et de l’énoncé est alors pris au pied de la lettre, dans une attitude de

référentialisation ontologique : le «je» acteur de l’énoncé et héros du récit, les actants de

l’énonciation, narrateur et auteur, et le «je» en tant que figure du sujet de l’énonciation,

toutes ces instances sont prises pour une seule et même instance, la personne physique et

réelle de l’auteur de l’autobiographie. C’est pourquoi rien ne paraît plus vrai qu’une

autobiographie. Dans la perspective du paradigme du langage, le syncrétisme et

l’identification de ces diverses instances sont considérés comme les effets de procédures

langagières et non comme une représentation conforme d’un référent ontologique. Pour

le dire simplement, le «je» de l’auteur ne peut pas correspondre intégralement (au sens

fort d’intégrité) au «je» du narrateur, au «je» de l’énoncé et encore moins au sujet de

l’énonciation. Il y a toujours un décalage entre ces diverses instances, décalage qui

s’explique par les procédures énonciatives de débrayage et d’embrayage, sur lesquelles

nous nous arrêterons maintenant.

Dans la génération du discours, l’opération de débrayage est la première

opération de l’acte de langage, nécessairement antérieure donc à l’embrayage. Lors de

l’acte de langage, «l’instance d’énonciation» (le sujet parlant) «disjoint et projette hors

d’elle» l’énoncé ou le discours (discours-énoncé) (Greimas et Courtés, article

«Débrayage», p. 79). Le sujet de l’énonciation, le sujet parlant, n’a évidemment qu’une

présence langagière dans l’énoncé :

le sujet de l’énonciation, responsable de la production de l’énoncé reste toujours implicite et présupposé, il n’est jamais manifesté à l’intérieur du discours-énoncé (aucun «je», rencontré dans le discours ne peut donc être considéré comme sujet de l’énonciation proprement dite, ni identifié à lui : il ne s’agit là que d’un simulacre de l’énonciation, c’est-à-dire d’une

293 Il n’est pas possible de traiter de l’autobiographie sans faire référence au travail de Philippe Lejeune à propos duquel il dit lui-même : «Cet ensemble d’études d’un lecteur d’autobiographies se trouve donc tendu entre deux pôles apparemment opposés : la science, dans la mesure où il prétend contribuer à l’étude de la poétique, et la littérature [...] Étude poétique et interprétation analytique se rejoignent au demeurant en ce qu’il s’agit toujours d’étudier d’abord l’autobiographie en tant que phénomène de langage» (Le pacte autobiographique, p. 9-10). Notre propre position est similaire : en tension entre la théorie du langage (sémiotique et littéraire) et la théologie spirituelle.

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énonciation énoncée ou rapportée). (Greimas et Courtés, article «Débrayage», p. 79 )

Sur le plan énonciatif, la structure du récit autobiographique est paradoxale puisqu’elle

est embrayée au lieu d’être débrayée selon la forme énonciative canonique du récit. Le

terme «récit» fait référence sémiotiquement à un discours-énoncé débrayé, c’est-à-dire

«distant et distinct» (Greimas et Courtés, article «Embrayage», p. 119) de l’instance

d’énonciation. Le récit est en effet le degré zéro de l’énonciation puisque l’énoncé n’y

est pas référé ni identifié à l’instance d’énonciation. Les énoncés narratifs types mettent

en scène la troisième personne, forcément «à distance et distincte» de l’instance

d’énonciation. La troisième personne, le «il», peut être personnel («Le petit jouait

tristement...») ou impersonnel («Il était une fois...»). Donc, l’autobiographie présente le

paradoxe sémiotique d’être un récit embrayé sur le sujet. Le terme technique

d’embrayage recouvre un ensemble de procédures qui «visent à produire, entre autres

choses», le retour à l’instance énonciative après le débrayage ou pour le dire encore

autrement, qui visent à réintroduire la subjectivité dans l’énoncé, par «un effet

d’identification entre le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation» (Greimas et

Courtés, article «Embrayage», p. 119). Considérant que l’opération première de l’acte de

discours, le débrayage, a pour conséquence la non coïncidence inévitable du sujet de

l’énonciation et du sujet de l’énoncé, pour rendre compte de l’énonciation, il faut donc

revenir à l’instance d’énonciation par un procédé d’identification que constitue

l’opération de l’embrayage. En ce qui concerne les effets de ces procédures de langage,

le débrayage de l’instance d’énonciation produit l’effet de référentialisation à un univers

extra-langagier ou d’objectivité : «Il y a, il est» est la formule du statut d’existence ou de

réalité supposé en dehors du sujet. L’embrayage produit deux sortes d’effets, selon qu’il

est énoncif, c’est-à-dire qu’il concerne l’énoncé, ou énonciatif, c’est-à-dire qu’il

concerne l’énonciation (énoncée). Dans l’embrayage énoncif, le «je» de l’énoncé n’est

pas référé explicitement au sujet d’énonciation, ce qui produit un effet de simulacre de

référentialisation et d’objectivité, pur simulacre dans ce cas («Je vois Notre Seigneur

venir à moi»). Dans l’embrayage énonciatif, le «je» de l’énoncé est explicitement référé

au sujet d’énonciation, ce qui produit un effet de dé-référentialisation du monde extra-

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langagier ou de subjectivité explicite : «Je pense que... je vois Notre Seigneur venir à

moi» sont des formules qui renvoient explicitement à un sujet, à une subjectivité. Ici, en

raison du genre autobiographique, l’autobiographie étant récit (de la vie) d’un sujet, le

premier débrayage s’effectue sur la première personne (puisque c’est le récit de «je») au

lieu de la troisième personne, ce qui revient en même temps à l’embrayer, puisque

l’embrayage est le retour à l’instance d’énonciation. Dans ce type de texte, parce que

l’embrayage est simultané au débrayage, le débrayage s’en trouve occulté, ce qui produit

un effet d’identification entre le sujet de l’énoncé (l’acteur «je», héros du récit), le sujet

de l’énonciation énoncée (le «je» de la narratrice) et le sujet de l’énonciation (le «je» en

tant que figure du sujet de l’énonciation). L’homologie des structures narratives et

énonciatives est le résultat de la nature même du texte : l’autobiographie est en effet la

narrativisation et la mise en discours du sujet. Cette caractéristique d’homologie des

structures produit un fort effet de réalisme. C’est pourquoi, nous l’avons déjà dit, rien ne

paraît plus vrai qu’une autobiographie.

Lors de l’état de la question, nous avons décelé un effet paradoxal de

l’embrayage ou de la subjectivation dans un autre type de texte, un texte épistémique, à

visée objective (voir Lalande supra p. 123). La subjectivation, introduite dans ce cas par

la modalisation, produisait un meilleur effet d’objectivité (au sens de neutralité ou

d’impartialité) que s’il s’était contenté d’énoncer un pur constatif. La modalisation avait

dans ce cas l’effet de l’embrayage énonciatif. Ainsi, plus un discours se fait objectif par

l’occultation du débrayage, plus son statut épistémologique est douteux. Tout discours

est subjectif en tant que produit d’une subjectivité ; faire passer un discours pour

totalement objectif c’est en fait objectiver la subjectivité, vouloir faire passer ce qui est

de l’ordre du subjectif pour ce qui est de l’ordre de l’objectif. Nous pensons que c’est de

là que vient, du moins en partie, la dépréciation et la dévalorisation de la subjectivité

dans le paradigme rationaliste.

Dans l’autobiographie de Marie de l’Incarnation, nous assistons à un processus

épistémologique similaire à celui que nous avons observé dans le Lalande.

L’objectivation de la subjectivité est évitée par le fait que les récits de visions, qui sont

présentés comme les moments forts de la constitution du sujet, sont explicitement

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débrayés de l’instance consciente. Il est en effet possible de considérer la structure de

second degré, les récits de visions, comme étant débrayés sur le plan spatial et temporel

de la mise en discours : l’acteur «je» reste le même, mais ce «je» n’est plus, non

seulement débrayé de la situation d’énonciation (je-ici-maintenant), il n’est plus dans

son lieu ni dans son temps habituel (débrayage spatio-temporel). Sortie du monde

conscient par un détour explicite, celui des formations de l’inconscient (songe, rêve,

extase)294, cette structure ne se donne pas comme réalité objective mais bien comme

réalité subjective (au contraire par exemple des «apparitions» ou visions extérieures, qui

se donnent comme une réalité objective295). Cette attitude énonciative est, avec d’autres

que nous aurons l’occasion d’observer, un indice de l’attitude épistémologique du sujet

d’énonciation mystique.

Et c’est pourquoi nous désirons apporter un complément à la thèse de J.

Geninasca selon laquelle, contrairement aux discours esthétiques, la plupart des discours

religieux n’assumeraient pas le statut véridictoire de leurs dires qui constitue

l’épistémologie implicite des discours esthétiques296. Nous avançons que le discours

mystique est un type de discours religieux qui assume son épistémologie implicite,

constituée par le principe de réalité subjective et le statut véridictoire, notamment pas

l’attitude explicite que nous venons d’observer qui consiste à ne pas confondre

objectivité et subjectivité. Le discours mystique échapperait donc au défaut

épistémologique qui caractériserait, selon Geninasca, «la plupart» des discours religieux.

La structure d’ensemble de l’autobiographie comporte un clivage du sujet de

l’énonciation et présente un dialogue constant entre les deux. Et c’est finalement le sujet

qui se construit dans ce dialogue, dans le jeu entre les deux instances consciente et

inconsciente, qui est sujet d’énonciation de l’ensemble de ce récit autobiographique.

294«une nuit, en mon sommeil, il me sembla que […]» (La Relation, p. 46) ; «En cheminant, je fus arrêtée subitement, intérieurement et extérieurement» (p. 68) ; «en un moment mes yeux furent fermés et mon esprit élevé et absorbé» (p. 119) ; «Une nuit […] en dormant, il me fut représenté en songe» (p. 189). 295En fait, la définition des termes objectif/subjectif se trouve ainsi fondée dans l’opposition spatiale intérieur/extérieur : le subjectif est de l’ordre de l’intérieur alors que l’objectif est de l’ordre de l’extérieur. 296 «Contrairement cependant à la plupart des discours religieux […] , ils [les discours esthétiques] assument — pour traduire […] ce qu’on pourrait appeler leur “épistémologie implicite” — le statut véridictoire, et donc relatif, de tout univers de croire, de tout dire.» J. Geninasca, p. 99-100.

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2.2213 La modalisation du sujet mystique

Cependant, les récits de second degré ont un statut particulier dans l’ensemble :

le récit de premier degré, l’autobiographie, est organisé autour de ces récits de second

degré (les visions) qui en sont les moments forts : l’autobiographie elle-même peut être

considérée en bonne partie comme l’interprétation de ces récits de «visions». Que les

visions intérieures soient des formations de l’inconscient ne signifie pas qu’elles n’ont

pas d’effet réel. Toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation est consacrée à

démontrer l’effet que ces visions ont sur le sujet et sur sa vie. Or, il est remarquable dans

ce cas que les récits de visions sont entièrement dévoués à la modalisation du sujet.

C’est en effet dans les récits de vision que se construit la modalisation du sujet mystique

qu’est Marie de l’Incarnation. Le postulat sous-jacent à notre analyse est que la

modalisation, la configuration des modalités, rend compte de l’identité du sujet

sémiotique297. Michel de Certeau avait déjà remarqué que «la modalité maximalise

l’instance du sujet»298. Il faudra donc porter attention à la structure modale du sujet

mystique qui nous intéresse dans cette thèse. Dans la section 2.21 (L’énonciateur sur son

propre discours) nous nous étions intéressés à la modalisation du sujet mystique

énonciateur, en tant qu’écrivain. Ici, nous nous intéresserons à la modalisation du sujet

mystique en tant qu’énonciataire d’un Autre, soit dans les récits de vision.

Cette partie de l’analyse fera appel aux travaux de deux théoriciens majeurs :

Jacques Geninasca pour ce qui regarde l’analyse sémiotique de la modalisation et du

sujet sémiotique qui en résulte, et Michel de Certeau, dont l’analyse de l’énonciation

mystique n’a pas été dépassée ni continuée jusqu’à maintenant. Notamment, M. de

Certeau a identifié le vouloir comme étant la modalité majeure et régulatrice des autres

modalités dans le discours mystique. Avec l’analyse de cas que nous présentons, nous

espérons contribuer à l’étude de l’énonciation en général et de l’énonciation mystique en

particulier.

297 «… l’identité qui fonde le statut d’un Sujet sémiotique» est «le dispositif modal qui fait d’un acteur un sujet du croire qualifié pour le contrat» (Geninasca, La parole littéraire, p. 28). Ou, autrement dit, «le sujet se définit en s’engageant par rapport à ce que, faute de mieux, nous appelons la Vérité» (Idem, p. 35). 298 M. de Certeau, La fable mystique, p. 231.

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2.23 La vision de sept ans299

[1] Dès mon enfance, la divine Majesté voulant [VOULOIR] mettre des dispositions

[POUVOIR VOULOIR] dans mon âme pour la rendre [FAIRE ÊTRE] son temple et le

réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept ans, qu’une nuit,

en mon sommeil, il me sembla [PARAÎTRE] que j’étais dans la cour d’une école

champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente.

[2] Ayant les yeux levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en

forme humaine, en sortir et qui par l’air venait à moi qui, le voyant, m’écriai à ma

compagne : «Ah ! voilà Notre-Seigneur ! C’est à moi qu’il vient !»

[3] Et il me semblait [PARAÎTRE] que cette fille ayant commis une imperfection, il

m’avait choisie [VOULOIR] plutôt qu’elle qui était néanmoins bonne fille.

[4] Mais il y avait un secret que je ne connaissais pas [NON SAVOIR].

[5] Cette suradorable Majesté s’approchant de moi, mon cœur se sentit tout embrasé de

son amour.

[6] Je commençai à étendre mes bras pour l’embrasser.

[7] Lors, lui, le plus beau des enfants des hommes, avec un visage plein d’une douceur et

d’un attrait NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR indicible, m’embrassant et me baisant

amoureusement, me dit : «Voulez-vous [VOULOIR] être à moi ?»

[8] Je lui répondis : «Oui .» [VOULOIR]

[9] — Lors, ayant ouï mon consentement [VOULOIR] nous le vîmes remonter au ciel.

[10] Après mon réveil, mon cœur se sentit si ravi de cette insigne faveur que je la

racontais naïvement à ceux qui me voulaient [VOULOIR] écouter. 299 La Relation de 1654, p. 46-48. Le texte de Marie de l’Incarnation est reproduit intégralement mais pour faciliter les références, il est présenté en phrases numérotées. Les modalités sémiotiques repérées sont indiquées entre crochets à chacune des occurrences.

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[11] L’effet que produisit cette visite fut une pente [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR].

[12] Quoique par mes enfances je ne réfléchissais ni ne pensais [NON SAVOIR] que cet

attrait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] au bien vînt d’un principe intérieur, néanmoins,

dans quelques occasions, dans mes petits besoins, je me sentais attirée [NE PAS POUVOIR

NE PAS VOULOIR] d’en traiter avec Notre-Seigneur : ce que je faisais avec une si grande

simplicité, ne me pouvant imaginer [NE PAS POUVOIR] qu’il eût voulu refuser VOULOIR

NEPAS VOULOIR] ce qu’on lui demandait humblement.

[13] C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux qui priaient et leur posture, et

lorsque j’en reconnaissais selon cette idée [SAVOIR], je disais en moi-même :

«Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son maintien elle

prie avec humilité.»

[14] Cela faisait impression sur mon esprit, et je me retirais parfois pour prier, poussée

par [NE PAS POUVOIR NE PAS DEVOIR / VOULOIR] l’esprit intérieur, sans toutefois savoir ni

penser [NON SAVOIR] ce que c’était esprit intérieur, n’en sachant pas [NON SAVOIR]

seulement le nom comme j’ai dit.

[15] Mais la bonté de Dieu me conduisait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR / DEVOIR]

comme cela.

2.231 Exemplarité sémio-narrative

L’ouverture de ce texte pourrait servir d’illustration à un traité de sémiotique300.

Chacun des actants du récit remplit son rôle d’une manière exemplaire. Dans la vision de

sept ans, le récit s’ouvre sur la volonté du Destinateur301 (/vouloir faire pouvoir être/ :

300Nous avions déjà remarqué cette exemplarité du schéma narratif chez Marie de l’Incarnation dans notre mémoire de maîtrise, lors de l’analyse du récit de la vision du mariage spirituel. Et de fait, chacun des principaux récits de vision (vision de sept ans, vision du sang, les trois visions de la Trinité) présente cette structure canonique sur le plan sémio-narratif. 301 Considéré en tant qu’actant de la narration, «le Destinateur est celui qui communique au Destinataire-sujet non seulement les éléments de la compétence modale, mais aussi l’ensemble des valeurs en jeu »

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[1] «la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon âme pour la rendre son

temple») ; cette volonté est mise en exécution par le sujet-opérateur302, dont la

performance est de faire une demande et de recevoir une réponse («Lors lui [...]

m’embrassant et me baisant amoureusement, me dit : «Voulez-vous être à moi ?» [7]) ;

le sujet-Destinataire consent au vouloir de l’un et à l’action de l’autre («Je lui répondis :

«Oui .» [8]) et s’en trouve transformé. La performance du sujet-opérateur produit des

effets de transformation sur le sujet-Destinataire : la modalisation initiale de la

compétence du sujet par le /vouloir/ (modalité virtualisante) et la modalisation finale de

la compétence épistémique du sujet par un savoir qui rend possible le faire interprétatif

du Destinataire («C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux qui priaient et leur

posture, et lorsque j’en reconnaissais selon cette idée, je disais en moi-même :

“Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son maintien elle

prie avec humilité.”» [13]).

Mais, comme on pourrait le supposer, cette pleine conformité au schéma

canonique n’appauvrit pas pour autant la teneur littéraire du texte. Le texte de Marie de

l’Incarnation est loin du traité ou du manuel. Sur le plan littéraire, cette canonicité du

schéma sémio-narratif l’apparenterait aux contes de fées, si canoniques en fait que leur

analyse par Propp reprise par Greimas a entraîné la découverte du schéma narratif. Mais

là s’arrête la coïncidence, puisque le conte de fée est entièrement débrayé et que le

discours mystique est au contraire embrayé, et au plus près de l’embrayage total (qui

demeure impossible) sur le sujet d’énonciation. Nous proposons d’expliquer la

conjugaison de la canonicité sur le plan formel avec la littérarité, la teneur littéraire, par

le fait que le discours mystique s’exprime ici par l’autobiographie. Car, qu’est-ce que

l’autobiographie sinon la narrativisation du sujet — à la lettre, la mise en récit du sujet.

En élaborant la narrativisation du sujet dans l’autobiographie, le sujet énonciateur

reproduit la forme narrative responsable de la construction du sujet. Un sujet se construit

comme il s’écrit. La vie du sujet, ou plus exactement la vie telle que perçue par le sujet,

est de structure narrative : dans sa vie, le sujet bénéficie, manque ou est aliéné à un

(Greimas et Croutés, p. 95). À ne pas confondre avec le «destinateur», actant de la communication et correspondant au poste de la production du discours (p. 94). 302Le sujet qui accomplit la performance du programme narratif.

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Destinateur ; il doit acquérir compétence et modalisation pour accomplir des actes

(performance) et il est mis en question sur la valeur ou la responsabilité de ses actes

(sanction), ce qui peut se faire par ses pairs (les autres) mais aussi bien par les

événements. Ce que nous proposons, c’est bien que la mise en récit, la narrativisation,

est la structure dans laquelle et par laquelle le sujet interprète (écrit ou lit) sa vie, son

existence. Ce n’est pas le sujet qui, racontant sa vie, produit le schéma narratif, c’est

exactement l’inverse : le schéma narratif fournit au sujet la structure à donner à sa vie.

Nous appliquons de manière tellement spontanée cette interprétation à notre existence,

que nous ne pouvons imaginer qu’il puisse en être autrement. Or, il n’est pas sûr que

l’existence présente empiriquement un ordre quelconque. Si notre appareillage

symbolique ne disposait pas du schéma narratif, il n’est pas évident que nous pourrions

avoir un sens de la vie ou de l’existence. Ou encore, si le schéma narratif dont nous

disposons était différent, nous aurions un autre sens de la vie ou de l’existence, une autre

manière d’interpréter les événements qui font la vie. Déjà, les formations sociales

relevant de systèmes symboliques différents produisent des interprétations de l’existence

bien différentes : on pourrait étudier sous cet angle les différences entre les cultures, par

exemple entre les cultures occidentale/asiatique/africaine, orale/écrite,

nomade/sédentaire. Que l’existence puisse avoir un sens, donc un certain ordre, une

direction, est une assomption qui relève de l’ordre symbolique. C’est pourquoi, lorsqu’il

se raconte, comme c’est le cas dans l’autobiographie, le sujet occidental reproduirait le

schéma narratif (occidental) au plus près de sa forme canonique. Il n’en va peut-être pas

de même du sujet littéraire et esthétique qui s’invente à partir du schéma narratif qui est

conscientisé pour lui et qui ne saurait lui suffire. Mais le sujet mystique n’est pas

d’abord sujet littéraire et esthétique, il n’a pas d’objectif littéraire ou de littérarité ; le

schéma narratif n’est pas conscientisé chez lui, il se manifeste de manière spontanée,

dans toute sa force de structure. Sans intention littéraire, le sujet qui s’écrit rendrait

compte de la structure narrative qui le construit de manière transparente.

Le récit autobiographique est un genre largement exploité par les mystiques,

mais ce n’est pas le seul à avoir été utilisé : Jean de la Croix, par exemple, a écrit des

poèmes et des commentaires sur ses poèmes ; les écrits mystiques de Maître Eckhart et

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de Bernard de Clairvaux consistent essentiellement en des sermons ; la poésie a été

amplement sollicitée par les béguines. La remarque que nous faisions sur la

narrativisation du sujet sur le plan spatio-culturel pourrait s’appliquer sur le plan

temporo-culturel. Il n’est pas possible que la forme littéraire, le genre adopté par le sujet

mystique, n’ait pas quelque rapport avec la conception du sujet lui-même. Nous avons

vu qu’il y a une disparité dans la tradition mystique chrétienne et que cette disparité a été

mise en rapport avec un changement dans la constitution du sujet à la modernité. Nous

pensons que cette disparité devrait se réfléter dans le type de discours adopté par les

énonciateurs mystiques : il est plausible qu’il y ait une disparité dans le sujet qui se

construit dans et par la structure de sermons et celui qui se construit dans et par la poésie

ou l’autobiographie.

2.232 Structure de l’énonciation

Nous allons maintenant pouvoir vérifier dans le texte ce que nous avons présenté

comme étant la structure d’énonciation de l’autobiographie spirituelle de Marie de

l’Incarnation (La Relation de 1654). Le récit de la vision de sept ans présente une double

structure de récit : le récit principal, l’autobiographie, dans lequel s’enchâsse le récit de

vision :

AUTOBIOGRAPHIE > [1] Dès mon enfance, la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon

âme pour la rendre son temple et le réceptacle de ses miséricordieuses faveurs, je n’avais qu’environ sept

ans, qu’une nuit, en mon sommeil il me sembla que RÉCIT DE VISION > j’étais dans la cour d’une école

champêtre, avec quelqu’une de mes compagnes, où je faisais quelque action innocente. [2] Ayant les yeux

levés vers le ciel, je le vis ouvert et Notre-Seigneur Jésus-Christ, en forme humaine, en sortir et qui par

l’air venait à moi [...] AUTOBIOGRAPHIE > [10] Après mon réveil [...]

Le même sujet se trouve donc énonciateur dans le récit de premier degré

(l’autobiographie) et énonciataire dans le récit de second degré (récit de vision). Dans le

récit de vision, le sujet mystique est énonciataire et sujet-Destinataire, et c’est le

Destinateur qui occupe la position de l’énonciateur, ce qui est congruent avec le

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protocole du prologue, dans lequel Marie de l’Incarnation présente son autobiographie

comme étant le récit de l’action d’un Autre envers elle : «M’ayant été commandé de

celui qui me tient la place de Dieu […] de mettre par écrit ce qui me sera possible des

grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faites [...] je commencerai mon obéissance

[...]»303.

VISIONS AUTOBIOGRAPHIE

structures narratives structures énonciatives

Destinateur (Dieu) ..................................... Énonciateur (Dieu, l’Autre)

Destinataire (Marie)......................... Énonciataire (Marie)..... Énonciateur (Marie)

Énonciataires (lecteurs, les autres)

_______________

Figure 10 Homologie des structures narratives et énonciatives dans l’autobiographie

Dans le récit autobiographique, l’énonciataire du récit de vision devient énonciateur et il

a ses propres énonciataires. La quatrième occurrence du /vouloir/ dans le texte est celui

des énonciataires ([10] «mon cœur se sentit si ravi de cette insigne faveur que je la

racontais naïvement à ceux qui me voulaient écouter»), et il est conforme aux

observations de Michel de Certeau qui a identifié, comme «préalable au discours»

mystique et à la base du contrat énonciatif mystique, «l’accord sur un volo — un je veux

initial» (Certeau, FM, p. 225).

303 La Relation de 1654, p. 45.

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2.233 Parcours de la modalisation

/Pouvoir vouloir/

L’autobiographie spirituelle de Marie de l’Incarnation, la Relation de 1654,

débute avec le récit d’un songe qu’il est convenu d’appeler, dans la tradition de lecture

de Marie de l’Incarnation, «la vision de sept ans». Le /vouloir/ du Destinateur («la

divine Majesté») consiste en vouloir attribuer un /pouvoir/ au sujet-Destinataire («mon

âme»), un pouvoir qui est plus précisément un /pouvoir vouloir/. En effet, dans la

volonté du Destinateur ainsi énoncée : «la divine Majesté voulant mettre des dispositions

dans mon âme pour la rendre son temple» [1], le terme «dispositions» contient à la fois

les idées d’aptitude, une dénomination304 de la modalité du /pouvoir/, et de tendance,

une dénomination de la modalité du /vouloir/. Le /vouloir/ du sujet-Destinataire est au

départ donc, modalisé par le /pouvoir/, comme si le sujet ne possédait pas d’emblée la

capacité de vouloir et s’il fallait que l’attribution de cette modalité lui vienne du

Destinateur. Le Destinateur étant considéré comme une instance transcendante (par

définition sémiotique305), c’est donc poser que la source du désir de Dieu est

transcendante ce qui, notons-le tout de suite, n’est pas sans incidence pour une

anthropologie spirituelle (c’est de l’Autre que vient le désir, la source du désir n’est pas

dans le sujet). Cette observation ne comporte pas de nouveauté en regard des propres

observations de la théologie spirituelle qui a remarqué la transcendance du désir de

Dieu : «Sans doute, dès le début de la vie mystique, Dieu met dans l’âme un grand désir

de s’unir à lui» (DSAM, «Mystique», col. 1959) — et jusqu’à en faire un élément

mystique : «l’attirance (déjà d’ordre mystique) de l’amour de Dieu qui appelle, suscite le

désir» (DSAM, «Mystique», col. 1978). La contribution que nous pensons pouvoir

304 On appelle «dénomination» en sémiotique la conversion de la formulation verbale et syntaxique de la modalité (devoir faire) en une expression nominale et taxinomique (prescription). Les deux prédicats se trouvent alors condensés en une seule valeur modale. (Greimas et Courtés, article «Devoir», p. 96). 305 «[le Destinateur] souvent posé comme appartenant à l’univers transcendant» (Greimas et Courtés, p. 95) ; «Du point de vue du Destinataire, l’état de transcendance correspond à sa participation à l’être même du Destinateur» (p. 399) ; «le Destinateur transcendant (absolu, souverain, originel, ultime, etc.)» (p. 47) ; «le Destinateur … exerce un pouvoir factitif qui le place dans une position hiérarchiquement supérieure par rapport au Destinataire» (p. 247).

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apporter sur ce point est de l’ordre de l’ancrage anthropologique du théologique qui

fasse sens dans notre épistémè, dans notre conception du monde et de l’existence. Car il

importe que la source du désir soit reconnue dans l’Autre plutôt que dans le sujet, dans

une épistémè qui a tant perdu le sens du sujet qu’elle l’identifie au moi.

/Vouloir/

La seconde occurrence du /vouloir/ fait partie de la vision proprement dite : c’est

l’élection du sujet-Destinataire par le sujet-opérateur Notre-Seigneur («C’est à moi qu’il

vient! [2]… il m’avait choisie… [3]») qui prend place dans la performance du sujet-

opérateur. L’action du Destinateur («vouloir mettre des dispositions» [1]) est déléguée

au sujet-opérateur. Les «dispositions» sont modalisées par le sujet-opérateur sur le mode

amoureux et érotique («m’embrassant et me baisant amoureusement» [7]). La

manifestation du désir de l’autre par le choix, par l’élection, contient donc déjà une

charge thymique306 érotique. Cette érotique est proprement féminine : être choisie parmi

(toutes) les autres est un fantasme féminin (la vierge Marie est bénie entre toutes les

femmes...). La femme «désire être désirée»307 ; en termes psychanalytiques, elle désire le

désir de l’autre. La mystique nuptiale en particulier, mais la mystique en général aussi,

sont souvent considérées comme «féminines»308. Sur ce sujet de la féminité de la

mystique, il ne faudrait pas ignorer le travail marquant de Jacques Maître. À partir du

constat que «les femmes prédominent d’une façon massive dans la filière mystique

ouverte depuis le XIIIe siècle avec la référence privilégiée du sentiment océanique [désir

d’unité] à l’humanité de Jésus et au discours en première personne sur le vécu de

l’expérience mystique» (Mystique et féminité, p. 35), Maître a démontré de manière

306 «Catégorie ... dont la dénomination est motivée par le sens du mot thymie — “humeur, disposition affective de base” — la catégorie thymique sert à articuler le sémantisme directement relié à la perception qu’a l’homme de son propre corps» (Greimas et Courtés, article «Thymique», p. 396). 307 F. Alberoni, L’érotisme, p. 43. 308 Le DSAM, par exemple, parle d’une mystique «féminine» : «La mystique féminine serait-elle plus humaine que la mystique masculine ...?» («Humanité du Christ», vol. 7 (1), 1969, col. 1088) ; «dans la mystique féminine, on se trouve en pleine spiritualité bernardienne» («Mystique», vol. 10, 1980, col. 1911) ; et aussi col. 1906, 1909, 1914.

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convaincante, dans une enquête de psychanalyse socio-historique, que la mystique

affective féminine est centrée autour de problématiques pré-œdipiennes et proprement

féminines : nourrisson et maternage, allaitement, sevrage, maternisation (de Dieu ou par

Dieu). Ces problématiques sont actualisées chez les mystiques la plupart du temps sous

la forme d’attitude et de comportement anorectiques : par exemple, la mystique peut se

concevoir comme le nourrisson materné par Dieu, mais refuser pour elle-même toutes

pratiques qui fassent référence au maternage : alimentation, soins et confort

(maltraitance du mystique envers lui-même) ou les refuser à son propre enfant309.

À la troisième occurrence du /vouloir/, se manifeste une phrase clé qui détermine

un destin : «Voulez-vous être à moi?» demande Notre-Seigneur au sujet qui répond

simplement : «Oui» [7]. Le modèle du contrat entre sujet-Destinataire et sujet-opérateur

se trace ici : c’est celui du contrat de mariage. Cet échange des volontés est en effet très

similaire à celui du mariage : «Voulez-vous prendre pour époux/épouse? Oui, je le

veux». Or, /vouloir/, /je/ et /oui/ sont des termes équivalents sur le plan de l’identité

sémiotique. Dire «oui» c’est dire «je veux», c’est affirmer le «je» par le /vouloir/ : «le je

est le substitut du volo qui le constitue comme actant» (Certeau, FM, p. 238). La formule

du contrat de mariage («oui, je le veux») affirme donc l’identité du sujet en l’associant à

celle d’un autre (vouloir l’autre comme époux/épouse). Cependant, le contrat ici vise

l’association de deux identités sur le plan intime plutôt que social : le sujet-opérateur

Notre-Seigneur propose le contrat en ces termes : «Voulez-vous être à moi?» (et non

«voulez-vous être mon épouse?»). Nous proposons qu’être à l’autre soit la formule du

contrat amoureux (moderne), qui contient une charge thymique érotique. Le contrat de

mariage, comme contrat social et historiquement, n’inclut pas nécessairement le contrat

amoureux. Ce qui est important ici, c’est que la première modalisation du sujet mystique

se réalise par la réponse au désir de l’Autre et sur le mode thymique érotique, où le

grand Autre est en position de petit autre. Cela ne sera pas sans signification

anthropologique puisque, nous le verrons plus loin, l’érotique est l’une des formes du

désir d’unité.

309 On trouve ces idées développées dans L’orpheline de la Bérésina sur Thérèse de Lisieux, dans Mystique et féminité et dans Anorexies religieuses, anorexies mentales sur notamment Marie de l’Incarnation (voir la bibliographie).

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/Ne pas pouvoir ne pas vouloir/

Ensuite, quatre occurrences de la modalité du /vouloir/ décrivent les effets de la

vision : la «pente» [11], l’«attrait» [7, 12], la «poussée» [14] et la «conduite» [15]. Ces

dénominations lexicales de la modalité du /vouloir/ contiennent toutes l’idée

(sémiotiquement le sème) de mode passif : la «pente» : être entraîné ; l’«attrait» : être

attiré ; la «poussée» : être poussé ; et la «conduite» : être mené ou conduit. Traduites en

structure modale, ces dénominations lexicales produisent une structure de double

négation, /ne pas pouvoir ne pas/ : «être attiré» c’est en définitive ne pas pouvoir ne pas

être attiré ou ne pas pouvoir résister. Or, rappelons que la première étape de la

modalisation du sujet a consisté dans l’attribution du /pouvoir vouloir/ au sujet-

Destinataire. De quel pouvoir peut-il bien s’agir dans la modalité négative /ne pas

pouvoir ne pas (vouloir)/? Nous proposons qu’il s’agisse du pouvoir ou de la puissance

du désir et de considérer cette expression de la modalité du /vouloir/ (/ne pas pouvoir ne

pas vouloir/) comme la formule sémiotique du désir310. Il y a en effet une dynamique de

contrainte dans le désir, qui est un /vouloir/ fortement marqué par la nécessité311, par la

pulsionnalité et le thymique. Le désir, en effet, n’est pas quelque chose qui se contrôle,

sauf dans ses objets qui offrent un simulacre de satisfaction du désir qui lui, tel le

Phœnix, renaît sans cesse des objets consommés.

Qu’est-ce qui se passe dans cette sorte de conversion, ou tout au moins

d’inversion, d’une modalité positive /pouvoir vouloir/ en une modalité négative /ne pas

pouvoir ne pas vouloir/? La modalisation négative produit un effet paradoxal, puisque le

/pouvoir/ attribué se révèle être un /non pouvoir/. Mais, si l’on veut bien faire un peu

d’arithmétique312, la modalité modalisée étant négative (/non vouloir/), la double

310 Nous espérons ici contribuer au programme sémiotique anticipé par Greimas et Courtés : «Le désir, …ne fait pas partie, à proprement parler, de la terminologie sémiotique. … La sémiotique, loin de nier la réalité du désir, le considère comme une des lexicalisations de la modalité du vouloir. Son propos serait de développer une logique volitive…» (Article «Désir», p. 94). 311 Le concept de nécessité est une dénomination qui relève de deux ordres de modalités. La nécessité peut être considérée comme un /devoir être/ ou comme un /ne pas pouvoir ne pas être/. 312 Ce qu’il est convenu d’appeler les figures de style ou figures de rhétorique peuvent être considérées comme des opérations, au sens fort, du langage : suppression ou soustraction — partielle ou complète, adjonction ou addition, permutation (Dubois, Rhétorique générale, p. 47 ; «Avec la litote, le caractère

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négation revient à un énoncé positif (/ne pas pouvoir ne pas vouloir/ = /vouloir/). Ce

détour semble très proche de ce que la psychanalyse a identifié dans la dénégation, un

procédé de langage qui manifeste le désir inconscient : le locuteur dira, à son insu, la

vérité de son désir en le niant. Laurent Danon-Boileau explique bien ce processus en

faisant référence à la lettre de 1925 de Freud, où il raconte qu’un patient lui relatant un

rêve où une femme était mise en scène s’était empressé de dénier que cette femme fut sa

mère : «Vous allez penser que cette femme est ma mère, mais ce n’est pas ma mère»313.

La stratégie dénégative consiste, non seulement à poser la possibilité que cette femme

pourrait être la mère en niant toutefois que cela soit (l’affirmation est logiquement

précédente à la négation) — mais aussi à reporter l’origine du /vouloir/ de l’énonciataire

à l’énonciateur314 : en l’occurrence ce n’est pas le patient qui penserait la chose mais son

interlocuteur. Et en l’occurrence, dans le récit de vision, le /pouvoir/ du Destinataire

tient dans le /pouvoir/ du désir qui est paradoxalement aussi un /non-pouvoir/.

Les dénominations de la modalité du /vouloir/ («pente», attrait», «poussée», etc.)

forment une configuration modale que nous avons proposée comme la formule

sémiotique du désir : /ne pas pouvoir ne pas vouloir/. Des observations psychanalytiques

permettent d’étayer cette proposition. Si d’une part, l’inconscient ne connaît pas la

arithmétique des opérations rhétoriques apparaît clairement», p. 133). Deux grands sémioticiens ont reconnu le caractère arithmétique des opérations sémiotiques. Pour François Martin, «[la lettre] oeuvre sous le mode d’une opération, elle est donc toujours en travail» (Pour une théologie de la lettre, p. 209 souligné par l’auteur). Pour expliquer l’opération figurale, François Martin retient la soustraction : «le figural retient et met en oeuvre d’abord la soustraction : il retire ou retranche de l’objet vu ce qui ferait de celui-ci le “Tout-à-voir”» (ibidem, p. 169) ; et la division : «les sujets-disciples sont soumis à cette autre opération qu’est la division [...] divisés de n’être pas tout voyant parce qu’entendant» (ibidem, p. 169-170). François Martin décrit l’instauration du sujet de l’énonciation par des opérations langagières d’ordre arithmétique, telles «la multiplication des figures par déplacement et contiguité d’un élément figuratif à l’autre», (la métonymie), qui «entraîne la langue au plus près de la sensation et de la perception dont elle reproduit le mouvement d’extension par contacts successifs» (p. 342). Michel de Certeau, dans La fable mystique, reconnaît, principalement dans la soustraction et la division, lui aussi, cette dimension arithmétique des opérations symboliques : «il s’agit aussi d’indiquer deux pratiques dont cette littérature [mystique] est l’effet : une soustraction (extatique) opérée par la séduction de l’Autre [...]» (47) ; «Trancher, c’est le procès de l’alliance quand il s’agit de l’absolu qui se trace par ce qu’il ôte [circoncision]. Travail de sculpture, cher à Jean de la Croix. Théologie négative : elle signifie par ce qu’elle enlève. Le signe lui-même est dès lors un effet d’enlèvement ou de division» (p. 189 souligné dans le texte). 313Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 40-41. 314« Ce que signifie la dénégation, c’est que l’énonciateur ne se reconnaît pas comme origine, comme support, du contenu de pensée qu’il exprime, mais veut charger un autre que lui de cette responsabilité» (Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 42).

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négation315 et d’autre part si «la reconnaissance de l’inconscient par le moi s’exprime

par une formule négative»316, (la dénégation), il est congruent que sémiotiquement le

moi exprime son désir par le /non vouloir/ mais que la négation soit globalement déniée

par le sujet par la modalisation /ne pas pouvoir ne pas vouloir/, qui paraît incongrue au

premier abord. Le sujet mystique dénie qu’il soit lui-même à la source de son désir,

puisque le /pouvoir vouloir/ est attribué par le Destinateur ; et le sujet mystique

reconnaît que le désir a un aspect contraignant, de force incontrôlable, plus forte que le

sujet (comme on dit «c’est plus fort que moi»), attestant du même coup le statut du sujet

du désir mystique comme étant assujetti au désir. L’énonciateur étant ici le Destinateur

(relayé par le sujet-opérateur) et l’énonciataire étant le sujet-Destinataire, le /vouloir/ de

l’énonciataire est bien rapporté à l’énonciateur, sous la forme d’un /faire pouvoir

vouloir/. C’est de l’Autre que vient le désir, c’est l’Autre qui rend possible le désir. Ce

qui est tout à fait congruent avec le prologue de la Relation de 1654, où Marie de

l’Incarnation présente son autobiographie comme étant l’écriture d’un Autre317, d’un

Autre énonciateur.

L’effet de cette première vision serait donc le désir de Dieu, attribué au sujet-

Destinataire par le sujet-opérateur, sous le mode du contrat amoureux, selon le /vouloir/

du Destinateur. Ou, pour le dire autrement, le désir de Dieu est l’effet d’une vision où

l’Autre est investi sur le mode du contrat amoureux. En première instance, c’est le

contrat amoureux, sur le mode thymique et érotique, qui modalise ici le sujet mystique.

315 «Aucun “non”, dit Freud, ne provient de l’inconscient» (Chemama et Vandermersch, article «Dénégation», p. 88). 316 Ibidem. «[...] ce que S. Freud a appelé la Verneinung, c’est-à-dire la dénégation [...] Le patient ne peut laisser parler le sujet, sujet de l’inconscient, que sous une forme niée». (Chemama et Vandermersch, article «Imaginaire», p. 187) 317 «M’ayant été commandé de celui qui me tient la place de Dieu … de mettre par écrit ce qui me sera possible des grâces et faveurs que sa divine Majesté m’a faite …», La Relation de 1654, p. 45.

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2.234 Le désir en sémiotique

Le sujet «sémiotique» du désir

Dans «Composantes thymiques et prédicatives du croire», Jacques Geninasca (La

parole littéraire, p. 29-51) élabore un essai de théorisation de la notion de désir en

sémiotique, dans les concepts de «sujet voulu/sujet voulant» (instances en opposition ou

en complémentarité) et de leurs corrélats «sujet de l’adhésion/sujet de l’assomption»318.

Le «sujet voulu» est le sujet du désir en tant que «lieu de désir ou de crainte» (p.

31), donc de l’ordre de la pulsionnalité et de la valorisation thymique

(phorique/dysphorique, ça fait du bien, ça fait du mal). Le sujet voulu correspond, sur le

plan épistémique, au «sujet de l’adhésion», modalisé par le seul /vouloir/, en fonction de

la valorisation thymique : il adhère ou non à telle ou telle valeur symbolique selon que la

valorisation thymique est phorique ou dysphorique. L’action de ce sujet, sujet voulu et

sujet de l’adhésion, est «défini[e] par le naturel de son existence thymique» (p. 47) —

par naturel, entendons «spontanée et non-réfléchie» (p. 32). Par conséquent, s’il est

possible de la qualifier de «sincère» ou d’«authentique» (p. 32), son action ne s’actualise

pas en rapport à un univers symbolique assumé : soit l’univers symbolique intervient

dans son action à l’insu du sujet, soit c’est sa propre action qui s’actualise, en tout ou en

partie, à l’insu du sujet.

Le «sujet voulant» dont la caractéristique est la capacité (le /pouvoir/) d’assumer

ses intentions (son /vouloir/) correspond sur le plan épistémique au «sujet de

l’assomption»319. L’acte d’assomption constitue un acte épistémique qui a valeur de

prise d’identité pour le sujet (le sujet voulu n’a pas d’identité), mais aussi valeur d’acte 318 Nous ne nous arrêterons pas, aux fins de cette analyse, à la terminologie adoptée par Geninasca, même si elle ne nous semble pas d’un abord facile. Notre but dans cette thèse n’est pas de régler les problèmes terminologiques qui ne manquent pas de surgir dans des disciplines en pleine formation comme la sémiotique, où les théoriciens bénéficient d’une latitude qui n’est pas nécessairement conviviale à l’égard de l’énonciataire. Ce qui nous paraît important de retenir, c’est que le «sujet voulu-sujet de l’adhésion» est de l’ordre du thymique et que «le sujet voulant-sujet de l’assomption» et de l’ordre du symbolique. 319 «L’assomption, [...] a pour effet de poser, au double sens d’instaurer et de reconnaître, les valeurs» (Geninasca, p. 31).

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épistémologique, parce que le sujet reconnaît la transcendance des valeurs auxquelles il

adhère ou qu’il assume, alors que par la seule adhésion le sujet fonde en lui-même

l’origine des valeurs («c’est bon parce que je le ressens bon pour moi»). Les valeurs

symboliques auxquelles adhérer ou non, sont données, antérieures au sujet. Elles font

partie de l’univers culturel de sens. Ainsi, (bien que le sujet moderne ait quelque

difficulté à accepter cet état de fait), le sujet n’invente pas ses valeurs ; même s’il a la

latitude d’assumer ou non les valeurs qui lui sont présentées dans son univers culturel,

voire même de travailler sur ces valeurs, de les réinterpréter et de les transformer, elles

lui demeurent transcendantes. Entièrement embrayé (pourrait-on dire) sur ses états

thymiques, le sujet de l’adhésion n’a que le mode d’évaluation thymique pour apprécier

les valeurs qui le mènent à son insu, comme c’est le cas par exemple dans les

comportements guidés par des idéologies. Par contre, le sujet de l’assomption est

débrayé de ses états thymiques qu’il peut alors prendre pour objet de sa réflexion autant

que les valeurs auxquelles il embraye en en reconnaissant la transcendance320. Seul le

sujet de l’assomption, qui assume ce que Jacques Geninasca appelle des valeurs

«prédicatives» (qui correspondent à peu de chose près à ce que nous entendons par

valeurs symboliques) est pleinement modalisé et capable de véridiction, puisqu’il est

modalisé selon le /vouloir/ et le /savoir/, autrement dit sur le plan thymique et sur le plan

cognitif. Cependant, et c’est l’un des intérêts majeurs de cette théorisation de J.

Geninasca, ni l’un ni l’autre aspect n’est valable en soi, indépendamment de l’autre.

Ainsi, si le sujet n’est pas à l’origine de ce qu’il croit, il n’y a pas de croire ou

d’assomption possible sans /vouloir croire/321, ou autrement dit, selon les termes de

Geninasca, il n’y a pas de sujet voulant sans sujet voulu, pas de sujet de l’assomption

sans sujet de l’adhésion.

320 «les valorisation prédicatives correspondent [...] à un savoir sur les valorisations thymiques qu’elles rendent accessibles à l’interprétation et à la prévision. C’est ainsi que l’assomption qui conditionne les jugements (ou évaluations prédicatives) transforme la nature des valorisations thymiques elles-mêmes. Au travers du processus interprétatif [...] les valorisations thymiques deviennent objet de savoir : tel état phorique sera interprétable en termes de passions et correspondra tout à tour, au regret, au désir non satisfait ou au remords» (ibidem, p. 34). 321 C’est pourquoi Geninasca place la catégorie épistémique du «croire» sous la modalité du /vouloir/ : «on ne croit jamais si on ne consent à croire» (p. 45). Et c’est pourquoi la toute dernière modalisation de Thérèse de Lisieux («je veux croire») est si troublante : parce que le préalable vient en dernier.

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Cette théorisation sémiotique du sujet divisé (sujet voulu/sujet voulant, sujet de

l’adhésion/sujet de l’assomption) offre un modèle pour rendre compte de l’articulation

de la subjectivité à l’univers symbolique. Le «sujet voulu», tel que proposé par J.

Geninasca, et que nous pourrions aussi dénommer «sujet thymique», se situe dans le

registre de l’imaginaire (rapport au corps, pulsionnalité) alors que le «sujet voulant», que

nous pourrions dénommer pour cette raison «sujet du symbolique», relève de la fonction

symbolique. Entre sujet voulu et sujet voulant, une dialectique s’instaure, de laquelle

surgira ce que Geninasca dénomme le sujet sémiotique (La parole littéraire, p. 32). Le

sujet sémiotique ne correspond pas à la simple transformation du sujet thymique en sujet

du symbolique, mais à la transaction entre les deux, de la même manière que le sujet de

l’énonciation est divisé entre énonciateur et énonciataire et en transaction entre les deux.

Le but de l’instauration du sujet sémiotique n’est pas de nier le sujet thymique au profit

du sujet symbolique, mais de construire un sujet qui soit le produit de la tension

dynamique entre les deux. Car «quel sens y aurait-il à poser des valeurs qui ne

correspondraient en aucune manière aux valorisations thymiques du sujet voulu?» (La

parole littéraire, p. 32) se demande Geninasca.

Le sujet «éthique» du désir

Cette question a des implications considérables pour la théologie spirituelle mais

aussi pour l’éthique en général. En fait, le fondement de l’éthique322 ne peut faire

l’économie du désir, de la dynamique désirante de l’humain, responsable de son action.

Le sujet moderne a répondu à cette question en grande partie en valorisant le thymique

aux dépens du symbolique, notamment dans la valeur accordée à l’expérience. Le

registre thymique de l’expérience est considéré, dans la vision moderne, comme le signe

de l’«authenticité» (de la vérité) du sujet et le critère de validation du symbolique. Une

théorisation comme celle de Geninasca remet le symbolique à la place qui lui revient (la

précédence) sans refouler pour autant le thymique (le «sujet voulu» n’est pas refoulé) et 322 Définie ici de la manière la plus générale comme «science de l’action humaine en tant qu’elle est soumise au devoir et a pour but le bien» (Petit Robert).

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rend ainsi possible la compréhension de l’enjeu de l’instauration d’un sujet «éthique» du

désir : intégrer les deux versants du sujet du désir, le sujet thymique et le sujet

symbolique. De la dialectique, de la transaction instaurée entre les deux aspects

thymique et symbolique peut surgir un sujet qui ne se tienne ni seulement sur l’un ni

seulement sur l’autre versant, mais qui les intègre tous deux. Ce sujet résultant est le

préalable à ce que nous entendons par «sujet éthique», un sujet capable d’assumer une

éthique du désir, parce que capable d’inscrire son désir dans l’ordre symbolique (ce qui

correspond au «sujet voulant» de Geninasca) sans refouler les effets du désir (ce qui

correspond au «sujet voulu» de Geninasca). Ce sujet du désir évite les dérives mortifères

d’un sujet contraint au symbolique sans en retirer de jouissance, et s’épargne également

les errances du sujet thymique livré à des pulsions non inscrites dans une herméneutique

symbolique, dans un sens de la vie.

Le sujet thymique (le «sujet voulu» de Geninasca) est seul avec son désir et son

objet. Il est à lui-même sa propre origine (désir) et sa propre fin (satisfaction). Le désir et

la jouissance unitaires n’intégrant pas «de l’autre» ne peuvent atteindre une dimension

éthique. Le désir et la jouissance unitaires, même s’il s’agit du désir et de la jouissance

de Dieu323, posent donc d’emblée un problème d’ordre éthique à l’expérience

«mystique», quant à la fécondité de l’expérience, — et d’autant en contexte chrétien où

la considération des autres et la fécondité pour les autres est centrale. Quant au sujet du

symbolique, (le «sujet voulant» de Geninasca), il risque de s’arrêter à une logique

binaire et en conséquence à une éthique normative, qui prend le relais de l’acte

d’assomption du sujet, qui assume à la place du sujet. Seul le sujet résultant de la

transaction instaurée entre ces deux pôles, thymique et subjectif / symbolique et social,

(le «sujet sémiotique» de Geninasca), peut tenir les deux pôles ensemble et atteindre une

dimension éthique. Seul ce sujet peut être dit «libre», parce que distancé et de la

contrainte pulsionnelle et de la contrainte sociale, et «engager son désir et sa liberté dans

323Lorsque le «sujet laisse le savoir issu de son expérience se réduire aux sentiments que cette dernière provoque en lui. Le tout se soldera alors vraisemblablement par des états d’âme, transports spirituels possiblement aussi spectaculaires que stériles». (Raymond Lemieux, «Éthique du désir et mystique de l’action», Revue d’éthique et de théologie morale, no 214 (sept. 2000), p. 118).

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la construction de la coexistence humaine», l’enjeu dernier, finalement, d’une éthique

chrétienne.324

2.235 Conclusion : une attitude épistémologique non ambiguë

D’entrée de jeu, le sujet mystique marque explicitement, sans ambiguïté, le statut

particulier, de l’ordre du paraître, du récit qu’il entame («une nuit, en mon sommeil, il

me sembla que [...]»). Ceci doit être remarqué pour juger de l’attitude épistémologique

du sujet de l’énonciation. Dans le récit de premier degré, l’autobiographie proprement

dite, le sujet se situe comme énonciateur dans l’univers de la conscience et raconte sa

construction, comme énonciataire, dans l’univers des formations de l’inconscient, dans

les visions. Le clivage du sujet de l’énonciation entre formation consciente et

inconsciente est donc explicite. L’énonciateur aurait pu utiliser une formule plus

identificatoire, même s’il s’agit d’un rêve : par exemple, la formulation «J’étais en rêve

dans la cour d’une école champêtre» est déjà plus identificatoire.

Le clivage est encore manifesté par la spatialisation et la temporalisation qui

démarquent nettement les deux niveaux de discours : alors que le récit autobiographique

situe son temps et son espace dans ce que nous reconnaissons aujourd’hui comme le

mode conscient, le récit de vision se déploie dans le mode des formations de

l’inconscient, ici un rêve («une nuit, en mon sommeil, il me sembla que»). La

formulation «une nuit, en mon sommeil, il me sembla que» est d’ailleurs quasi

pléonastique : pourquoi insister qu’«il semblait» puisqu’il s’agit d’un rêve? Un rêve

n’est-il pas un semblant de réalité?

Enfin, il faut aussi remarquer que l’énoncé de la volonté du Destinateur dans

l’autobiographie est le résultat de l’interprétation après coup de l’énonciataire : dans

l’énoncé «Dès mon enfance, la divine Majesté voulant mettre des dispositions dans mon

324 Raymond Lemieux, ibidem.

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âme», rien n’indique que le Destinateur a communiqué cette connaissance directement à

l’énonciataire.

Nous avons vu, avec la structure d’énonciation, que le clivage entre les univers

conscient et inconscient demeure bien délimité. La vision ne se donne pas comme réalité

objective mais bien comme réalité subjective. Or, lorsque le sujet décrit la modalisation

dont il a été l’objet, la modalisation principale /ne pas pouvoir ne pas vouloir/ est bien

délimitée aussi comme un effet de la vision. Les deux structures du texte conservent leur

statut particulier, mais une interaction se forme entre les deux. Que les visions

intérieures soient des formations de l’inconscient ne signifie pas qu’elles n’ont pas

d’effet réel. Toute l’autobiographie de Marie de l’Incarnation est consacrée à démontrer

l’effet que ces visions ont sur le sujet et sur sa vie. C’est pourquoi l’autobiographie peut

être considérée comme l’interprétation des formations de l’inconscient par le sujet. Le

sujet mystique tire sa compétence d’un univers qui n’est pas celui du sujet rationnel ou

du sujet de conscience, puisqu’il construit sa compétence à partir de visions

explicitement débrayées du monde de la conscience (en tant que formations de

l’inconscient). Il n’est pas possible de dire pour autant que le sujet mystique est

strictement sujet de l’inconscient, puisqu’il interprète les irruptions325 de l’inconscient

dans sa vie. Le sujet mystique est donc bien ici sujet de l’énonciation, à l’articulation du

conscient et de l’inconscient, de la subjectivité et de l’univers symbolique.

Dans ce positionnement épistémologique non ambigu, le sujet mystique se situe

d’abord, par sa première modalisation (dans la première vision), comme sujet du désir

unitaire, sous le mode thymique et érotique de «faire un». Le sujet de l’énonciation qui

se constitue dans cette première vision correspond au sujet du désir sur le mode

thymique (le sujet voulu de Geninasca). La modalité du /vouloir/ s’avère être la modalité

principale dans cette vision, conformément en cela aux observations de Michel de 325J’emprunte à Raymond Lemieux (L’intelligence et le risque de croire) le terme «irruption», qui me paraît le plus approprié pour désigner ces expériences qui s’imposent au sujet mystique. Ici, pour Marie de l’Incarnation, l’Autre est nommé bien sûr puisqu’elle l’identifie au Dieu de sa religion, le christianisme. Le Dictionnaire de la psychanalyse (Chemama et Vandermersch, p. 139) définit les formations de l’inconscient par le terme d’«irruptions», «irruptions involontaires dans le discours, selon des processus logiques et internes au langage, permettant de repérer le désir». Rappelons que les visions de Marie de l’Incarnation, à l’instar des rêves, sont racontables, et donc de l’ordre du scénario, de la mise en scène plus que de l’image.

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Certeau. Mais elle est elle-même modalisée de manière à ce qu’on ne puisse en conclure

qu’il s’agisse d’un /vouloir/ simple ou d’une volonté du sujet. Le /vouloir/ est d’abord

modalisée par un /pouvoir/ qui vient du Destinateur, non du sujet lui-même, comme si le

désir même ne provenait pas du sujet. Ensuite, le /vouloir/ actualisé est en fait un

consentement au désir d’un autre, qui est ici l’Autre, sous le mode thymique et érotique

du contrat amoureux, l’une des formes du désir d’unité (vouloir faire un). La

modalisation suit un parcours qui élabore et renforce manifestement la position de

l’Autre dans la modalisation du sujet. Enfin, la dernière modalisation du /vouloir/, /ne

pas pouvoir ne pas vouloir/, combine les deux modalités mises en action dans le

/vouloir/ mystique, le /vouloir/ et le /pouvoir/, dans une forme négative, ce qui contribue

à nier que le sujet soit à la source de son désir. Le caractère érotique du désir s’en trouve

également renforcé puisque la modalité négative /ne pas pouvoir ne pas/ connote une

contrainte de l’ordre du pulsionnel. La rencontre amoureuse, ce qu’on appelle «tomber

en amour», a lieu lorsque «le sujet rencontre l’objet qui coïncide exactement avec

l’image de son désir»326. La particularité de cette rencontre-ci, ce qui en fait une

rencontre mystique, c’est que l’objet du désir appartient à l’univers symbolique.

326 Le Dictionnaire de la psychanalyse décrit la rencontre amoureuse de cette manière : «une rencontre, une coïncidence entre l’objet et l’image exacte de son désir» (Chemama et Vandermersch, p. 187).

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2.24 La vision du sang327

[1] Après tous les mouvements intérieurs que la bonté de Dieu m'avait donnés pour

m'attirer [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] à la vraie pureté intérieure, en laquelle je ne

pouvais [NON POUVOIR] entrer de moi-même, n'ayant eu jusqu'alors aucun directeur ni

qui que ce fût pour me conduire [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR/DEVOIR], ne m'en

étant pas seulement avisée [NON SAVOIR], ne sachant pas [NON SAVOIR] qu'il fallait traiter

des affaires de son âme à personne qu'à Dieu mais qu’il suffisait de dire seulement ses

péchés à son confesseur, sa divine Majesté voulut [VOULOIR] enfin elle-même me faire

ce coup de grâce : me tirer de mes ignorances [NE PAS POUVOIR NE PAS SAVOIR] et me

mettre en la voie où elle me voulait [VOULOIR] et par où elle me voulait [VOULOIR] faire

miséricorde : ce qui arriva la veille de l'Incarnation de Notre-Seigneur, l'an 1620, le 24e

de mars.

[2] Un matin que j'allais vaquer à mes affaires, que je recommandais instamment à Dieu

avec mon aspiration ordinaire, In Te Domine speravi, non confundar in aeternum... en

cheminant je fus arrêtée [NE PAS POUVOIR] subitement, intérieurement et extérieurement,

comme j'étais dans ces pensées, qui me furent ôtées [NE PAS POUVOIR] de la mémoire par

cet arrêt si subit.

[3] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts [NE PAS POUVOIR NE PAS

POUVOIR (SAVOIR)] et toutes les fautes, péchés et imperfections que j'avais commis

depuis que j'étais au monde, me furent représentés [SAVOIR] en gros et en détail, avec

une clarté et distinction plus certaine que toute certitude que l'industrie humaine pouvait

exprimer [NE PAS POUVOIR (DIRE)].

[4] Au même moment, je me vis [SAVOIR] toute plongée en du sang, et mon esprit

convaincu [SAVOIR] que ce sang était le Sang du Fils de Dieu, de l'effusion duquel j'étais

coupable par tous les péchés qui m'étaient représentés, et que ce Sang précieux avait été

répandu pour mon salut.

327 La Relation de 1654, p. 67-72.

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307

[5] Si la bonté de Dieu ne m'eût soutenue [FAIRE POUVOIR ÊTRE], je crois que fusse morte

de frayeur, tant la vue [SAVOIR] du péché, pour petit qu'il puisse être, est horrible et

épouvantable.

[6] Il n'y a langue humaine qui le puisse exprimer [NE PAS POUVOIR(DIRE)].

[7] Mais de voir [SAVOIR] un Dieu d'une infinie bonté et pureté, offensé par un

vermisseau de terre, surpasse l'horreur même, et un Dieu fait homme mourir pour expier

le péché et répandre tout son Sang précieux pour apaiser son Père et lui réconcilier par

ce moyen les pêcheurs!

[8] Enfin il ne se peut dire [NE PAS POUVOIR (DIRE)] ce que l'âme conçoit [SAVOIR] en ce

prodige.

[9] Mais de voir [SAVOIR] outre cela que personnellement on est coupable, et que quand

on eût été seule qui eût péché, le Fils de Dieu aurait fait ce qu'il a fait pour tous, c'est ce

qui consomme et comme anéantit l'âme : Ces vues [SAVOIR] et ces opérations sont si

pénétrantes qu'en un moment elles disent tout [POUVOIR (DIRE)] et portent leur efficacité

et leurs effets. [POUVOIR]

[10] En ce même moment, mon coeur se sentit ravi [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] à

soi-même et changé en l'amour de celui qui lui avait fait cette insigne miséricorde, lequel

lui fit, dans l'expérience de ce même amour, une douleur et regret de l'avoir offensé la

plus extrême qu'on se la peut [POUVOIR] imaginer.

[11] Non, il ne serait pas possible ! [NE PAS POUVOIR]

[12] Ce trait de l'amour est si puissant [POUVOIR] et inexorable pour ne point relâcher la

douleur, que je me fusse jetée dans les flammes pour le satisfaire.

[13] Et ce qui est le plus incompréhensible [NON SAVOIR], sa rigueur semble douce.

[14] Elle porte des charmes et des chaînes qui lient et attachent [NE PAS POUVOIR] l'âme

en sorte qu'il la mène [DEVOIR] où il veut [VOULOIR], et elle s'estime heureuse de se

laisser ainsi captiver [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR].

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[15] Or, en tous ces excès, je ne perdais point la vue [SAVOIR] que j'étais plongée dans ce

précieux Sang, de l'effusion duquel j'étais coupable, et c'était d'où dérivait mon extrême

douleur, avec le même trait [NE PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] d'amour qui avait ravi [NE

PAS POUVOIR NE PAS VOULOIR] mon âme et qui m'insinuait que je m'allasse confesser.

[16] Revenant à moi, je me trouvai debout, vis-à-vis de la petite chapelle des RR. PP.

Feuillants, qui ne commençaient que de s'établir à Tours.

[17] Je me trouvai heureuse de trouver mon remède si près.

[18] J'y entrai et rencontrai un Père, seul, debout au milieu de la chapelle, qui semblait

n'y être que pour m'attendre.

[19] Je l'abordai, lui disant, étant pressée [DEVOIR] par l'Esprit qui me conduisait

[DEVOIR] : «Mon Père, je voudrais [VOULOIR] bien me confesser, car j'ai commis tels

péchés et telles fautes.»

[20] Je commençai par une abondance de l'esprit à lui dire [POUVOIR (DIRE)] tous les

péchés qui m'avaient été montrés [SAVOIR], avec une abondance de larmes provenant de

la douleur que j'avais dans le coeur.

[21] Après que j'eus tout dit [POUVOIR (DIRE)], je vis que ce bon Père avait été

grandement surpris de la façon de m'annoncer et de lui dire ainsi tous mes péchés, qu'il

connut SAVOIR n'être pas naturelle, mais extraordinaire.

[22] Il me dit avec une grande douceur : «Allez-vous-en, et demain me venez trouver

dans mon confessionnal» [DEVOIR].

[23] Je ne fis pas seulement réflexion [NON SAVOIR] qu'il ne m'avait pas donné

l'absolution de mes péchés.

[24] Je me retirai et le vins trouver le lendemain... [VOULOIR DEVOIR (OBÉISSANCE)] ;

depuis tant qu'il fut à Tours, je me confessai à lui.

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[25] Il se nommait dom François de Saint-Bernard. Je ne lui dis pas néanmoins ce qui

m'était arrivé ni ce qui occupait mon esprit, mais seulement mes péchés, ne croyant point

[NON SAVOIR] qu'il fallût parler d'autre chose à son confesseur ; et plus d’un an de suite

que je me confessai à lui, je me comportai de la sorte.

[26] Ayant entendu dire à une bonne fille qu’il fallait [DEVOIR] demander congé à son

confesseur de faire des pénitences et de ne les point faire de soi-même, je lui demandai

permission [POUVOIR]. En ce commencement, ce fut une ceinture de crin et la discipline,

et il me régla l'ordre que je devais tenir [DEVOIR] en la confession et la communion, qui

fut les fêtes et dimanches et les jeudis pour cette première année. Lorsque je désirais

[VOULOIR] plus souvent, il me le permettait.

[27] Revenant à ce qui m'était arrivé, je m'en revins à notre logis, changée en une autre

créature, mais si puissamment [POUVOIR] changée que je ne me connaissais [NON

SAVOIR] plus moi-même.

[28] Je voyais [SAVOIR] mon ignorance [NON SAVOIR] à découvert qui m'avait fait croire

[PARAÎTRE SAVOIR] que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes, et je confessais que

mes justices n'étaient qu'iniquités.

[29] Après cette opération de Dieu dans mon âme, je fus plus d'un an que l'impression

du Sang de Notre-Seigneur demeura attachée à mon esprit par une nouvelle impression

de ses souffrances, et mon âme recevait sans cesse de nouvelles lumières, qui me

faisaient voir [SAVOIR] et découvrir les plus menues poussières d'imperfections,

desquelles j'étais inspirée [VOULOIR] de me confesser.

[30] Or ce n'est pas que j'eusse des scrupules, car je possédais une grande paix ; mais ce

qui m'était montré être péché et imperfection, cela était en une si grande clarté que mon

esprit en était en ce moment convaincu [SAVOIR], et j'en parlais à Notre-Seigneur, en lui

présentant l'effusion de son Sang précieux. Mes allées, venues, mon veiller, agir et

dormir étaient tout dans cette occupation.

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[31] Je n'avais pas besoin [NE PAS DEVOIR] de méditer ce que j'avais à faire : l'Esprit qui

me conduisait m'enseignait tout cela et me réduisait [NE PAS POUVOIR NE PAS DEVOIR] où

il voulait [VOULOIR].

2.241 La modalisation

Second récit de vision d’importance, la «vision du sang» est dédiée à la

modalisation du sujet sur le registre du /savoir/ ou registre épistémique. Rappelons que

la première vision était dédiée à la modalisation selon le /vouloir/, le /savoir/ n’y

occupant, à une exception près, qu’un rôle négatif de /non-savoir/. La modalité du

/savoir/ y faisait une première occurrence sous la dénomination du secret, forme

négative donc, soit signifiant à /ne pas dire/, soit représentant un /non-savoir/, ce qui est

le cas ici, comme le signale la forme pléonastique «un secret que je connaissais pas» [4].

Les autres occurrences de la modalité du /savoir/ étaient également toutes négatives

([12]. «je ne réfléchissais ni ne pensais» [14] «sans toutefois savoir ni penser ce que

c’était esprit intérieur, n’en sachant pas seulement le nom»), sauf une, où le sujet fait

montre d’un faire interprétatif ([13] «C’était pourquoi, étant à l’église, je regardais ceux

qui priaient et leur posture, et lorsque j’en reconnaissais selon cette idée, je disais en

moi-même : “Assurément, Dieu exaucera cette personne, car en sa posture et en son

maintien elle prie avec humilité.”»).

La seconde vision débute en confirmant l’état initial de /ne pas pouvoir ne pas

vouloir/ («pour m’attirer» [1]), que nous avons homologué au désir dans l’analyse de la

première vision, de /non-pouvoir/ («je ne pouvais entrer de moi-même» [1]) et de /non-

savoir/ («ne m’en étant pas seulement avisée» [1]), dans lequel s’éprouve le sujet-

Destinataire. L’acquisition d’un savoir par le sujet-Destinataire se fait sur le mode du /ne

pas pouvoir ne pas savoir/ («me tirer de mes ignorances» [1]), dans le même mouvement

contraignant du désir et dans le même procédé de double négation que nous avons

observé pour la modalisation par le /vouloir/ dans le premier récit de vision. C’est dans

et par la vision, en tant que formation de l’inconscient, mode cognitif débrayé du

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conscient, que s’opère l’attribution de la modalité du /savoir/. La vision imposerait donc

un savoir, puisqu’elle se présente comme une irruption pour le sujet. Après donc

«l’attrait à la pureté intérieure» [1], le «coup de grâce» [1], (la performance du

Destinateur328), consiste à /faire savoir/, à «tirer» le sujet-Destinataire de «ses

ignorances» [1] (du /non-savoir/).

La modalité du pouvoir, dans la forme négative de /non pouvoir/, est très

importante dans cette vision, où elle modalise particulièrement le /savoir/, en plus de

l’attitude désirante du sujet (/ne pas pouvoir ne pas vouloir/). Le dispositif cognitif mis

en place dans et par «la vision du sang» est un dispositif paradoxal qui pourrait se

décrire de cette manière : c’est lorsque les yeux du corps sont fermés que les yeux de

l’esprit peuvent s’ouvrir. Le dispositif modal tout aussi paradoxal qui y correspond est le

suivant : dans un état de compétence de /non pouvoir/ sur le registre cognitif, se produit

la performance, l’acquisition d’un savoir par la modalisation négative /ne pas pouvoir ne

pas savoir/.

[2] en cheminant je fus arrêtée [NE PAS POUVOIR] subitement, intérieurement et

extérieurement, comme j'étais dans ces pensées, qui me furent ôtées [NE PAS POUVOIR]

de la mémoire par cet arrêt si subit.

[3] Lors, en un moment, les yeux de mon esprit furent ouverts [...] [NE PAS POUVOIR NE

PAS VOIR].

En fait, la modalité du /pouvoir/ est actualisée sous toutes les formes possibles —

l’affirmation et la négation, la relativité et l’absoluité :

un /pouvoir/ affirmé et absolu est associé à la vision ([9] «ces vues sont si pénétrantes

[…] qu’elles disent tout») et à la confession ([21] «Après que j’eus tout dit») ;

328 Dans le discours mystique, le Destinateur opère une performance sémiotique : l’attribution de la compétence au sujet-Destinataire.

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un /pouvoir/ relatif est associé à l’imagination ([10] «une douleur […] la plus extrême

qu’on se la peut imaginer»), mais pour être dénié tout de suite par une phrase elliptique

et exclamative qui produit un effet d’absoluité ([11] «Non, il ne serait pas possible !») ;

un /non pouvoir/ absolu est associé à l’expression, au dire du sujet : ([3] «une clarté et

distinction plus certaine que toute certitude que l’industrie humaine pouvait exprimer» ;

[6] «Il n’y a langue humaine qui le puisse exprimer»; [8] «Enfin, il ne se peut dire ce que

l’âme conçoit…»).

Enfin, la modalité du /devoir/, qui avait fait sa première occurrence à la toute fin

de la première vision (sous la figure de la «conduite»), prend de l’ampleur ici. Le

/devoir/ est associé au registre pragmatique :

[1] ne sachant pas qu’il fallait [DEVOIR] traiter des affaires de son âme à personne qu’à

Dieu ;

[22] demain me venez trouver [DEVOIR]

[24] je […] le vins trouver le lendemain [VOULOIR DEVOIR (OBÉISSANCE)]

[26] qu’il fallait [DEVOIR] demander congé à son confesseur [...] il me régla l’ordre que

je devais tenir [DEVOIR].

La modalité du /devoir/ coïncide en partie avec la forme négative de la modalité du

/pouvoir/329. En effet /ne pas pouvoir ne pas vouloir/ contient une connotation de

contrainte qui est le propre de la modalité du /devoir/. Dans la figure «m’attirer» par

exemple, un /vouloir/ est provoqué par une contrainte de l’ordre du /pouvoir/ : du côté

du Destinateur, c’est un /faire pouvoir vouloir/ le sujet-Destinataire ; du côté de ce

329 «C’est ainsi par exemple que la nécessité est la dénomination correspondant aussi bien au devoir-être qu’au ne pas pouvoir ne pas être, que l’impossibilité recouvre à la fois les structures modales de devoir ne pas être et de ne pas pouvoir être» (Greimas et Courtés, article «Devoir», p. 96-97).

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dernier, c’est /ne pas pouvoir/ faire autrement que /vouloir/ — donc de l’ordre de la

nécessité. Dans les figures de la modalité déontique :

[15] qui m’insinuait que je m’allasse confesser

[19] pressée par l’Esprit

[28] j’étais inspirée de me confesser,

l’influence (le /pouvoir/ du Destinateur sur le Destinataire) entraîne un /devoir faire/, de

l’ordre de l’obligation pragmatique (comme nous venons de le voir, la modalité du

/devoir/ est ici d’ailleurs massivement associée au registre pragmatique). Enfin, une

dernière configuration du /devoir/ est dessinée par les figures de la «conduite» : «l’Esprit

qui me conduisait» [19, 31], «il la mène où il veut» [14] et, avec une forte connotation

de sujétion : «me réduisait où il voulait» [31].

2.242 Voir, figure du /savoir/

La modalité du /savoir/ est figurée par le voir, par la vision donc, dont on peut

supposer avec J. Geninasca, qu’elle soit toujours chargée de valeur thymique330. Le fait

de voir suscite chez Marie de l'Incarnation une réaction affective dans le sens d'effet,

d'être affectée. C'est le fait de voir les péchés qui noue sa manière d'être, en rapport à

Dieu et à elle-même. Il se forme donc une homologie de fonction entre la vision et

l’affect : /voir/ et /être affecté/ sont ici des significations équivalentes, voir c’est être

affecté : «Mais de voir … surpasse l’horreur même [7] ; «Mais de voir … c’est ce qui …

anéantit l’âme» [9]. La vision, en raison de la réaction affective qu’elle entraîne,

susciterait donc la prise de conscience : «Je voyais mon ignorance à découvert qui

m’avait croire que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes...» [27]. Il est tout à fait

remarquable (et paradoxal) que la vision, mode cognitif débrayé du conscient, soit

330 «Composants élémentaires, proprio- et extéroceptifs, de l’expérience esthétique, émotion et image (il reste à le montrer) se présupposent réciproquement.» (p. 213).

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présentée comme responsable de la prise de conscience. Mais peut-il en être autrement,

puisque le /savoir/ attribué par la vision est effectivement, on le verra plus loin, un

/savoir/ sur l’insu, un /savoir/ de la méconnaissance et de l’ignorance du sujet ?

Le /savoir/ acquis par la vision est valorisé par les figures de la «clarté», de la

«distinction», de la «certitude» («avec une clarté et distinction plus certaine que toute

certitude» [3]) et de la «conviction» («mon esprit convaincu» [4]). À partir de notre

cadre théorique, nous proposons que la valorisation du /savoir/ acquis par la vision

découlerait du fait que l’imaginaire est solidaire du corps. L’imaginaire produit un effet

thymique, euphorique ou dysphorique. L’effet euphorique d’une production de

l’imaginaire est immédiatement interprété comme authentique, puisque le thymique est

toujours ressenti comme «naturel» et «authentique». C’est ce qu’explique bien Jacques

Geninasca : «Les états thymiques étant marqués du sceau de la spontanéité incontrôlable

et du “naturel”, les valorisations qu’ils manifestent apparaissent comme un donné [...]

dont l’authenticité ne saurait être contestée : il est ou il n’est pas» (p. 213). C’est

pourquoi «l’expérience de la “syntonie” “naturelle” des valorisations thymiques et

prédicatives engendre la certitude» (p. 47). En corollaire, l’effet dysphorique sera

interprété comme étant aussi «naturel», aussi «certain», mais disharmonique, signe d’un

dysfonctionnement, d’un conflit ou d’un «mal».

Il faut prendre garde que ce que nous considérons dans cette thèse comme

l’«imaginaire» ne correspond pas à ce que l’énonciateur dénomme «imagination». La

vision est pour nous de l’ordre de la fonction imaginaire, investissement du symbolique

par l’imaginaire. Pour l’énonciateur, la vision est réelle, c’est-à-dire qu’elle n’est surtout

pas un produit de l’imagination, car cette dernière est homologuée par l’énonciateur au

fantasme conscient, à l’activité consciente de l’imaginaire. L’activité inconsciente de

l’imaginaire se présentant comme une altérité, comme une irruption pour le sujet ;

l’énonciateur l’interprète comme réel, — comme provenant de lui certes, comme d’une

instance «intérieure», — mais d’une instance d’altérité en lui. Tout ce qui a trait à

l’imaginaire, pour le sujet de cette époque, relève de l’imagination consciente et active,

d’un vouloir imaginer (avec toutes les figures de complaisance, d’amusement, de leurre,

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d’illusion331 qui lui sont associées). Or, si l’énonciateur n’insiste pas encore sur le fait

qu’il n’y a pas de ce /vouloir imaginer/ à la base de ses visions (elle le fera plus tard,

dans la première vision de la Trinité), la compétence est nettement établie dans le /non

vouloir savoir/ et le /non pouvoir/ («envisageant sans dessein de petites images […] mes

yeux furent fermés» [2]). De plus, la seule occurrence du terme /imaginer/ est actualisée

pour être immédiatement déniée : «une douleur […] la plus extrême qu’on se la peut

imaginer. Non, il ne serait pas possible !» [10-11].

Il faut aussi remarquer que, dans la vision que nous analysons, l’investissement

des valeurs symboliques par l’imaginaire et le thymique est postérieur à la vision des

valeurs symboliques ; ce sont les valeurs symboliques (les péchés [3], le sang du Fils de

Dieu [4], un Dieu d’une infinie bonté [7], etc.) qui s’imposent au sujet sur le mode

imaginaire («je me vis toute plongée en du sang» [4]) et provoquent un investissement

thymique : la frayeur devant l’horreur du péché [5], l'anéantissement devant la

responsabilité personnelle dans le péché [9]. Si les effets sont du registre thymique, ils

portent sur des objets symboliques, non sur des objets thymiques, à l’inverse des

expériences affectives du genre du sentiment océanique de Romain Rolland ou de Julien

Green (rapporté par Certeau, EU, p. 1034-1), par exemple, ou encore du Mysterium

tremendum de Rudolf Otto («effroi mystique» ou «terreur sacrée») qui a marqué la

conception des sciences des religions.

Tout à l’heure, [...] je m’étais arrêté pour regarder la perspective du Champ-de-Mars. Il faisait un temps de printemps [...] Les sons avaient une qualité légère [...] Pendant deux ou trois secondes, j’ai revécu toute une partie de ma jeunesse [...]. Cela m’a fait une impression étrange [...] il existait un accord si profond entre moi-même et ce paysage que je me suis demandé [...] s’il ne serait pas délicieux de s’anéantir en tout cela, comme une goutte d’eau dans la mer [...] Je suis une parcelle de l’univers. L’univers est heureux en moi. Je suis le ciel, le soleil, les arbres [...] Et, brusquement, je me suis senti tellement heureux que je suis rentré chez moi, avec le sentiment qu’il fallait garder comme une chose rare et précieuse le souvenir de ce grand mirage. (Julien Green, Journal 1928-1934, Paris, 1983 cité par Certeau, EU, p. 1034-1)

331 Les fantasmes de l’imagination sont d’ailleurs associés au diable, le maître de l’illusion : «Il me vint une grande crainte d’être trompée et que ce ne fut quelque piège du diable ou de l’imagination » (La Relation de 1654, p. 123).

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De cette terreur, sous sa forme brute, qui a apparu à l’origine comme le sentiment de quelque chose de «sinistre» et qui a surgi comme une étrange nouveauté dans l’âme de l’humanité primitive procède tout le développement historique de la religion. [...] Luther affirme que l’homme naturel ne peut avoir la crainte de Dieu. Cette affirmation est parfaitement juste au point de vue psychologique. [...] Le sentiment d’horreur n’est pas la crainte naturelle et ordinaire, c’est déjà la première apparition et comme un vague pressentiment du mystérieux [...] la première évaluation d’une catégorie qui ne se trouve pas dans le domaine commun et naturel [...] Cela suppose chez l’homme l’éveil d’une disposition particulière, nettement différente des facultés naturelles de l’âme. (Rudolf Otto, Le sacré, p. 39-40)

Dans la vision de Julien Green, dans le sentiment d’«accord» (d’unité) avec

l’environnement («l’univers»), le désir et la jouissance de l’unité sont patents. Dans la

conception de Rudolf Otto, le sentiment («la terreur» ou l’émotion «sous sa forme

brute») est posé d’abord comme le précédent duquel «procède» le système symbolique.

Mais on remarquera qu’Otto relativise tout de suite sa position par une «évaluation» ou

une «disposition» qui ne relevant pas du «naturel» de l’émotion, «de la crainte naturelle

et ordinaire», doit donc relever d’un autre ordre. Otto situe cet autre ordre dans ce qu’il

appelle le «numineux», mais ce n’est pas ce qui importe ici. Nous pensons que la

déduction de la précédence de l’expérience (et de l’émotion qui l’accompagne) sur le

symbolique provient de la confusion entre la fonction symbolique et le système culturel

et symbolique construit pour permettre la manifestation et l’élaboration de la fonction

symbolique. Parce que la fonction symbolique, fonction de langage, organise «de façon

sous-jacente les formes prévalentes de l’imaginaire»332, l’imaginaire semble précédent

au symbolique, et c’est pourquoi les formations de l’imaginaire paraissent précédentes

et génératrices des formes symboliques. Mais nous pensons que c’est l’inverse qui se

produit ; et nous pensons que Rudolf Otto a l’intuition de la précédence de la fonction

symbolique lorsqu’il relativise le sentiment «brut» et «naturel» que représenterait le

sentiment du sacré. Si la fonction symbolique n’existait pas, le sens à donner aux

332 «Fonction complexe et latente qui embrasse toute l’activité humaine, comportant une part consciente et une part inconsciente, qui est attachée à la fonction du langage [...] Le fait symbolique remonte à la plus haute mémoire de la relation de l’homme au langage et est attesté par les monuments les plus somptueux laissés par le temps comme par les manifestations les plus humbles et primitives de groupes sociaux (Chemama et Vandermersch, article «Symbolique», p. 421)

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formations imaginaires ne s’orienterait pas «naturellement» vers du «numineux» ou du

«sacré» ; il n’y aurait pas d’émotion particulière à relier à l’ordre du symbolique ; il n’y

aurait, par exemple, pas de possibilité de penser l’unité (être un ou faire un) et donc a

fortiori de la ressentir.

Nous n’essayerons pas de résoudre la question de la poule ou de l’œuf, de

l’ontogenèse du sentiment religieux de l’humanité, mais simplement de faire remarquer

que ce qui se passe dans cette vision mystique de Marie de l’Incarnation n’est pas du

même ordre que ce que raconte Green et que ce que Otto tente de théoriser. La

précédence manifeste du symbolique sur le thymique dans la vision de Marie de

l’Incarnation est capitale pour l’évaluation du statut épistémologique du sujet mystique.

Dans la relation de la vision du sang, Marie de l’Incarnation distingue deux moments :

celui où elle se voit plongée dans du sang (vision imaginaire) et celui où elle identifie ce

sang à celui du Fils de Dieu (interprétation symbolique). Elle ne dit pas simplement «je

me vis plongée dans le sang du Fils de Dieu», ce qui équivaudrait à confondre

immédiatement imaginaire et système symbolique, elle marque un écart dans

l’identification entre la vision imaginaire («je me vis toute plongée en du sang» [4]) et

son interprétation symbolique («et mon esprit convaincu que ce sang était le sang du fils

de Dieu» [4]). C’est pourquoi nous avançons que la vision de Green relève du désir

d’unité et la vision de Marie de l’Incarnation d’un désir d’ordre trinitaire, relevant

explicitement de l’ordre symbolique. Green pense que le sentiment qu’il ressent est

spontané, ou naturel, qu’il provient de lui-même en tant qu’individu en quelque sorte, et

qu’il est potentiellement porteur de signification (donc précédent à la signification) ;

Marie de l’Incarnation constate le sentiment que provoque chez elle des éléments d’un

système symbolique333. Pour les deux, la fonction symbolique est à l’oeuvre, mais alors

que Green ne la reconnaît pas comme telle, et en reste au registre thymique et imaginaire

de l’expérience, Marie de l’Incarnation fait un parcours inverse et investit de sentiment

et d’imaginaire le symbolique. Si l’on reprend la théorisation de Geninasca, Green est en

position de «sujet voulu» (thymique), caractérisé par le «naturel de son existence

333 Symbolique, et textuel, dans le cas de Marie de l’Incarnation, puisque c’est un énoncé des Écritures qui démarre la vision imaginaire.

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thymique» (Geninasca, p. 47) sans assumer un système symbolique, alors que Marie de

l’Incarnation se trouve à l’articulation du «sujet voulu» (thymique) et du «sujet voulant»

assumant des valeurs symboliques.

La dimension de l’imaginaire a néanmoins un caractère d’intermédiaire

fondamental, ici dans la vision de Marie de l’Incarnation, mais également dans

l’ontogenèse du sujet humain, où l’imaginaire est l’instance qui donne accès au

symbolique, qui peut alors être investi par le thymique, en raison du lien de solidarité

entre image et affect. L’articulation de l’imaginaire au symbolique a été conceptualisée

par Freud («Au-delà du principe de plaisir») dans le jeu dit du «fort-da» de son petit-fils

qui symbolisait l’alternance de la présence et de l’absence de sa mère en verbalisant, en

même temps qu’il lançait au loin (fort : loin en allemand) et ramenait près de lui (da : là)

une bobine (Chemama et Vandermersch, p. 142). Elle a été théorisée par Winnicott dans

«l’objet transitionnel». Lacan y a reconnu l’accès au langage : «C’est la racine du

symbolique ou “l’absence évoquée dans la présence et la présence, dans l’absence”»

(ibidem). Françoise Dolto y reconnaît également la source de la symbolisation mais sa

conception est moins ascétique que la vision lacanienne, pour qui l’imaginaire est

essentiellement un leurre. Pour Dolto, l’imaginaire est un leurre, certes, mais un leurre

de structure qui, loin de s’y opposer, «conduit au symbolique» et en définitive,

«l’accomplit»334.

La précédence affirmée du symbolique chez Marie de l’Incarnation explique

peut-être le fait que, malgré ses «excès mystiques», elle ait été particulièrement

appréciée des orthodoxes, de Bossuet notamment, dont l’antimysticisme est notoire, et

jusqu’à notre époque hétérodoxe335. Quoiqu'elle écrive amplement sur les modulations

thymiques de son expérience, Marie de l'Incarnation ne discute pas du contenu de son

334 Françoise Chébaux, 30 mots de Françoise Dolto…, p. 55. Le sous-chapitre intitulé «La dialectique du symbolique et de l’imaginaire» (p. 53-56) résume magistralement la pensée de Dolto à ce propos. En tant que psychanalyste lacanienne, Françoise Dolto n’est certes pas dupe de la fonction leurrante de l’imaginaire, mais elle lui accorde un rôle de soutien du symbolique. Aux prises avec ce «piège», ou cette «tricherie» de structure que constitue l’inadéquation foncière entre l’imaginaire et la réalité, quelle possibilité l’humain a-t-il en dehors de la symbolisation pour se construire de manière viable? 335Nous pensons à la génération des Oury, Gervais, Michel, théologiens de la spiritualité, certains l'exprimant de manière explicite, telle Adriazola : «pour mieux apprécier l'orthodoxie de [sa] doctrine [...]» (La connaissance spirituelle chez Marie de l'Incarnation, Cerf, 1989, p. 15).

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319

système interprétatif : son interprétation est celle de sa religion, la religion catholique.

Elle paraît en accord avec le contenu dogmatique et culturel336 de la tradition et de

l'institution de son époque, ce qui en fait un modèle inespéré, mystique et orthodoxe,

pour l'orthodoxie. Ce qui est incompréhensible pour Marie de l’Incarnation, ce n’est pas

le mystère chrétien, ni le dogme, ni surtout les Écritures, ce qui est incompréhensible

pour elle c’est justement l’investissement des valeurs symboliques par le thymique,

l’effet thymique du symbolique, l’effet que produit le symbolique dans la subjectivité et

dans le corps337.

2.243 Dire, du symbolique au pragmatique

Le schéma narratif met en évidence la simplicité du dénouement : une seule

action «remédie» à la tension dramatique qui s'est formée suite à la vision («je me

trouvai heureuse de trouver mon remède si près» [17]). Le caractère même de simplicité,

dans l'ensemble du récit, de cet élément narratif, produit deux effets de lecture différents

mais non incompatibles. La simplicité et le caractère abrupt du dénouement minimisent

l’importance de l’ordre narratif, en accord avec la visée descriptive du texte. Car il s’agit

bien d’une description, d’une tentative de montrer comment s’est produit cet événement

qui a suscité des effets majeurs dans sa vie et non d’un essai d’explication : «Ces vues

[...] sont si pénétrantes qu'en un moment elles disent tout [...] » [9]... mais quoi, on ne le

saura jamais338. Du péché, notamment, elle ne dit pas ce que c'est, elle décrit seulement

comment il se montre à sa conscience et les effets qu'une telle vision a sur elle.

L’énonciateur ne dit pas ce qu’est le péché, c’est le schéma narratif qui fait voir à quoi

l’énonciateur rattache le péché par le passage de l'état initial à l'état final : avant de voir

le péché, il était dans l'ignorance, lorsqu'il l'a vu, il est sortie de son ignorance («je 336Du moins en grande partie. Elle s’est cependant attaqué, quoiqu’informellement, comme beaucoup de religieuses de cette époque, à la restriction du rôle social dévolu à la femme, ce que des féministes contemporaines ont très justement remarqué. 337 Nous avons vu cette problématique thématisée explicitement par De Certeau (le «sens vécu»), par Bergamo (l’extase comme effet du discours) et moins directement par Turner qui parle tout de même de l’effet poétique de l’oxymoron dans une problématisation de l’expérience. 338 Voici un bon cas illustrant le caractère déceptif du style mystique.

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voyais mon ignorance à découvert qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite» [27]).

Mais en même temps, la figure installée dans le dénouement prend une dimension

d’autant importante : la confession est présentée comme un remède efficace à une

tension qualifiée par ailleurs d'excessive («douleur et regret extrême» [10]). Or, cet

efficace se rapporte à un sacrement, à un geste relevant du symbolique et du rituel. De

surcroît, ce sacrement est un acte de langage. Qu'il soit très près de la mise en parole

dans la cure psychanalytique, cela saute aux yeux. Freud l'avait bien vu, lorsqu'il

remarquait (sans doute non sans ironie de sa part) : «Nous agissons, autant que faire se

peut, [...] en confesseur qui, grâce à la persistance de sa sympathie et de son estime une

fois l'aveu fait, donne une sorte d'absolution»339. Il est fort intéressant de remarquer que

Marie de l'Incarnation attribue le dénouement à l'acte de confession lui-même, plus qu'à

l'absolution («Je ne fis pas seulement réflexion qu'il ne m'avait pas donné l'absolution»

[23]).

Dans la vision du sang, le parcours de l’énonciataire se déploie à partir du

symbolique, investi par l’imaginaire et le thymique, pour s’achever dans un geste

pragmatique qui relève du symbolique. Ce sont des valeurs symboliques, les péchés [3],

le sang du Fils de Dieu [4], un Dieu d’une infinie bonté [7] qui s’imposent d’abord au

sujet (voir supra p. 308). Ils s’imposent sous la forme d’une vision imaginaire qui

provoque des effets thymiques, qui affectent le sujet (voir supra p. 307, 311). Le sujet

dénoue cette situation éprouvante en posant un geste pragmatique, la confession (dire ses

péchés), geste pragmatique mais en même temps symbolique, puisqu’il relève d’un

système symbolique. Le parcours de l’énonciataire dans la vision du sang est initiée dans

le symbolique et se termine, ou trouve sa fin dans le symbolique :

Symbolique → Imaginaire → Thymique → Pragmatique → Symbolique.

Comme nous l’avons vu (supra p. 307), la vision relève de l’imaginaire et

l’image est indissociable de l’émotion, du thymique. Avec la confession, acte relevant à

la fois du symbolique et du pragmatique, le sujet dispose du /pouvoir dire/ dont il est

dépourvu lorsqu’il tente de rendre compte de la vision imaginaire et de ses effets

339Laplanche et Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, article «Neutralité», p. 266.

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thymiques. Sur le plan symbolique, sur le plan du langage, le sujet dispose ici du

/pouvoir dire/ ; c’est le plan de l’imaginaire qui lui pose problème. Cette reconnaissance

de la difficulté, voire de l’impossibilité, à rendre compte par le langage de l’imaginaire

et du thymique qui lui est associé, démontre une posture épistémologique vigilante et

honnête. En effet, «les valorisations thymiques» ne sont tout simplement «pas

communicables comme telles» alors que les valeurs symboliques sont «verbalisables» et

«transmissibles» (Geninasca, p. 32-33), donc accessibles et utilisables dans un acte

pragmatique tel que la confession. Les valeurs thymiques mystiques ne sont en fait ni

plus ni moins communicables que toute autre valeur thymique, poétique ou lyrique.

L’«ineffable» est le point de chute de tout discours qui tente de rendre compte de ces

valeurs. La spécificité du discours mystique ne tient donc pas tant dans le caractère

ineffable des objets dont il traite, mais dans le fait que ce soit des objets symboliques qui

sont chargées de valeur imaginaire et thymique. Le poète lyrique qui tente de rendre

compte de son état d’âme traite de la valeur d’objets thymiques, ses sentiments, ses

émotions, auxquels il peut ou non associer une valeur symbolique : ainsi, le sentiment de

crainte (thymique) provoqué par l’orage peut être interprété (ou imaginé) comme le

courroux d’un dieu anthropomorphe (symbolique). À l’inverse, le mystique qui tente de

rendre compte de son état d’âme traite de la valeur d’objets symboliques auxquels

s’associe une valeur thymique par l’intermédiaire de l’imaginaire : «Mais de voir

[imaginaire] un Dieu d’une infinie bonté et pureté [symbolique], offensé par un

vermisseau de terre, surpasse l’horreur même [thymique]» [7].

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2.244 L’ignorance, figure d’identité mystique

En fait, l’ignorance dont il est ici question est une méconnaissance, dénomination

de la structure modale /ne pas savoir ne pas savoir/, plus qu’un simple /ne pas savoir/. La

modalité du /savoir/ ne se définit pas de la même manière selon la dimension sémiotique

où elle se situe. Sur la dimension pragmatique, elle est transitive, orientée vers un objet ;

cette forme de /savoir/ constitue l’identité du sujet pragmatique qui doit acquérir une

compétence en termes de /savoir être/ ou de /savoir faire/ pour fonder son action. Sur la

dimension cognitive, la modalité épistémique fait retour sur le sujet : il s’agit d’un acte

réflexif sur la modalité elle-même, un /savoir/ sur le savoir. Alors que sur la dimension

pragmatique, la modalisation du /savoir/ se déploie dans une opposition binaire (/savoir

(quelque chose)/ vs /ne pas savoir (quelque chose)/), sur l’axe cognitif elle ne vise pas

tant l’objet du /savoir/ que la modalité elle-même. Si, en plus, on tient compte des deux

axes conscient et inconscient du sujet, la modalisation épistémique /savoir ne pas savoir/

acquiert un statut épistémologique :

conscient (prise de conscience + savoir) (prise de conscience + ignorance)

savoir savoir savoir ne pas savoir

inconscient ne pas savoir ne pas savoir ne pas savoir savoir

(méconnaissance + ignorance insue ) (méconnaissance + savoir insu) ______________

Figure 11 Structure de la méconnaissance dans la vision du sang de Marie de l’Incarnation

Le sujet qui sait (quelque chose) ne se pose pas comme sujet de son acte de /savoir/.

Seul le sujet qui redouble l’acte épistémique, qui pose un acte épistémique sur son

/savoir/ peut accomplir un acte épistémologique. C’est ce que nous voyons à l’œuvre ici,

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dans la vision du sang, où le sujet accomplit une démarche de prise d’identité

conséquente à une prise de conscience.

Que le résultat de la démarche se présente sous une forme négative («je ne me

connaissais plus moi-même» [26]) n’infirme pas la thèse, mais attire plutôt l’attention

sur la caractéristique de la modalisation de l’identité mystique, un /savoir ne pas savoir/,

un /savoir/ qui (re)connaît son ignorance. La méconnaissance est, en effet, l’évitement

ou le refus de la reconnaissance, par le sujet, de son état de sujet divisé. Si nous

reprenons maintenant le parcours de la modalité dans notre texte, nous obtenons le

schéma suivant :

au début, un /savoir/ insu s’impose dans une vision, une formation de l’inconscient : «je

fus arrêtée … intérieurement et extérieurement [2] …les yeux de mon esprit furent

ouverts [3]» (/ne pas pouvoir ne pas savoir/) ;

le /savoir/ qui en résulte est une prise de conscience, la remontée vers la conscience d’un

/savoir/ insu : «je voyais mon ignorance» [28] (/savoir ne pas savoir/) ;

le résultat final sur le sujet consiste en un /savoir/ sur la méconnaissance qui le leurrait :

«mon ignorance … qui m’avait fait croire que j’étais bien parfaite» [28] et en une

ignorance sur son identité («je ne me connaissais plus moi-même» [27]), conséquence de

fait que la méconnaissance a été dévoilée.

Lorsque le sujet reconnaît la méconnaissance qu’il avait de lui-même, il reconnaît donc,

par le même geste, sa condition de sujet divisé : «Je voyais mon ignorance à découvert

qui m'avait fait croire que j'étais bien parfaite, mes actions innocentes, et je confessais

que mes justices n'étaient qu'iniquités» [28].

Il est à noter que cette ignorance finale est une transformation, le résultat de la

performance opérée dans et par la vision : «je revins… changée en une autre créature,

mais si puissamment changée que je ne me connaissais plus moi-même» [27] — et non

un simple constat d’état. La transformation ou le changement ont été si radicaux que

Marie de l’Incarnation elle-même a interprété cette vision comme l’occasion de sa

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«conversion»340 (au sens religieux). Cette conversion religieuse correspond

sémiotiquement avec une conversion d’ordre épistémologique : le passage d’une

situation de méconnaissance à une situation de constat d’ignorance sur la vérité du sujet.

Avec le constat d’ignorance sur sa vérité, conséquent à la reconnaissance de sa division,

le sujet entre dans l’ordre d’une éthique du désir : conscience de ses limites, de son

incapacité à être un, à être tout un. Le récit de la vision du sang décrit le passage du sujet

du désir thymique et unitaire, — sur le mode érotique de la fusion, avant la conscience

de la division du sujet —au sujet du désir symbolique, sur le mode de la castration ou de

la reconnaissance de la division et de la limitation du sujet — préalable à la constitution

du sujet du désir éthique.

Or, ce changement de situation et le passage à l’ordre éthique résultent de la

vision, qui produit une prise de conscience de la méconnaissance en raison de la charge

affective qui lui est associée. Nous avons noté précédemment (supra p. 311) la position

de Françoise Dolto sur l’imaginaire, position moins tranchée que la position lacanienne

classique, dans lequel elle voit une instance qui n’est pas nécessairement en opposition

au symbolique, mais qui peut y conduire et même «l’accomplir». C’est bien ce que nous

voyons à l’oeuvre ici dans la vision de Marie de l’Incarnation : l’imaginaire, ici, ne

s’oppose pas à l’éthique, mais au contraire, y conduit.

2.25 Conclusion sur le discours de l’énonciateur mystique

Nous avons vu grâce à la lettre CLIII de Marie de l’Incarnation que l'énonciation

mystique chrétienne, au poste de l’énonciateur, est de structure trinitaire. Dans

l’autobiographie, sur le plan formel, la structure d’ensemble comporte un clivage du

sujet de l’énonciation et présente un dialogue constant entre les deux. Cette structure

d’énonciation est reproduite dans le contenu de l’énoncé : le sujet mystique passe d’une 340 «ce qui m’a toujours fait appeler ce jour le jour de ma conversion, et comme une grande porte qui m’a donné entrée dans les miséricordes de mon divin Libérateur, lequel pénétra le fond de mon âme et de mon esprit pour me changer en une nouvelle créature» («Le Supplément à la Relation de 1654», Écrits spirituels II, p. 374).

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attitude unitaire (dans la vision inauguratrice de sept ans) à la reconnaissance de sa

condition de sujet divisé (dans la vision de conversion du sang). Ainsi, le désir de

l’énonciateur mystique a été le lieu d’une conversion d’un désir amoureux et unitaire à

la reconnaissance du clivage du sujet de désir. Cette prise de conscience est irréversible

et fait entrer le sujet dans une éthique du désir. Si le sujet mystique reste toujours animé

par le désir d’union, à partir de là, il lui apparaîtra en pleine conscience de ses limites.

Ce qu’il importe de remarquer, c’est que notre sujet mystique se construit dans une

structure à trois termes qui dépasse et la seule forme unitaire de jouissance et la forme

binaire de division, puisqu’il maintient son désir d’unité malgré la reconnaissance de sa

limitation, voire de son impossibilité341. Les deux récits de visions analysés ne

représentent en effet que les deux premières d’un parcours qui en déploie plusieurs :

Marie de l’Incarnation aura, après la vision du sang, trois visions de la Trinité. La

seconde vision de la Trinité étant en même temps le moment du mariage spirituel

confirme que le désir unitaire est encore à l’œuvre après la vision du sang. Maintenir

conscience de la division du sujet et désir d’unité se réalise dans la forme trinitaire du

désir qui, au-delà du fantasme d’unité et de la division désespérante, maintient — tient

ensemble — unité et division constitutive du sujet dans le désir de l’Autre, porteur de

sens.

341 La psychanalyste Lucie Cantin a remarqué que la jouissance mystique (chrétienne) est le lieu d’une «éthique de l’impossible».

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CHAPITRE 3 INTERPRÉTATION DES RÉSULTATS

3.1 Le problème mystique : une confusion épistémique

Nous étions partis de l’observation d’une situation épistémique singulière : dans

les disciplines où elle ne représente pas un objet spécifique, comme la littérature et la

psychanalyse, la mystique est un sujet de réflexion signifiant et inspirant, alors que dans

les disciplines où elle constitue un objet «naturel», les sciences religieuses, la

philosophie et la théologie, elle est considérée unanimement comme faisant problème.

Notre objectif dans cette thèse étant théologique, nous n’avions cependant pas

l’intention de nous intéresser particulièrement à la théorie littéraire et à la littérature

psychanalytique pour elles-mêmes. L’observation d’un décalage entre les attitudes

envers la mystique a été plutôt l’instrument d’un questionnement ou d’une critique

interne : est-ce que les autres voient dans la mystique, un fait d’ordre religieux, quelque

chose que nous ne voyons pas en théologie et qui nous concernerait, évidemment?

Nous avons entrepris en conséquence un état de la question, partiel mais

représentatif, sur la réception de la mystique, sur ce que dans la théorie de l’énonciation

avec laquelle nous travaillons, nous dénommons le poste de l’énonciataire. Dans un

premier temps (chapitre 1.1), nous avons examiné la littérature de référence sur la

mystique, parce que c’est cette littérature qui définit l’épistémè. Pour cette raison, nous

pouvons qualifier cette littérature d’«épistémique». Dans un deuxième temps (chapitre

1.2), nous nous sommes arrêtés sur des études spécialisées dont l’arrière-plan

épistémique se situe dans ce qu’il est convenu d’appeler le paradigme du langage. Par la

considération d’études sur la mystique menées dans le paradigme du langage, nous

faisions d’une pierre deux coups : nous rencontrions notre objectif théologique sans trop

entrer dans les problématiques proprement littéraires ou psychanalytiques — (ce n’est

pas la mystique dans la littérature ou dans la psychanalyse qui nous intéresse) — mais

sans les ignorer non plus, puisque nous nous référions à un paradigme commun. Nous

pensons que les études menées dans le paradigme du langage permettent une relecture

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du discours mystique chrétien qui fasse sens dans l’épistémè contemporaine tout en

résolvant des apories auxquelles les disciplines logiquement concernées par la mystique,

dont au premier chef la théologie, se trouvent confrontées avec la mystique. Dans un

troisième temps, nous nous sommes intéressés à l’énonciataire dans le discours de

l’énonciateur, au poste de la production de l’écriture donc, à travers un élément du

métatexte de La Relation de 1654, une lettre de Marie de l’Incarnation (26 octobre 1653

à son fils) dans l’hypothèse que l’énonciataire joue un rôle important dans l’écriture

mystique (chapitre 2.1). Enfin, nous avons jugé indispensable de faire l’analyse de textes

mystiques, de textes représentant la position de l’énonciateur (chapitre 2.2) car, que la

mystique pose problème ou non à ses énonciataires, il faut bien se rapporter au discours

primaire, au discours de l’énonciateur pour pouvoir ancrer la lecture dans l’écriture. De

là vient une des hypothèses à la base de notre thèse, que la mystique fait peut-être

problème au poste de l’énonciataire plutôt qu’à celui de l’énonciateur. Autrement,

comment la mystique pourrait-elle se révéler signifiante et inspirante pour les

énonciataires littéraires et psychanalystes et paraître ambiguë et problématique pour la

majorité des énonciataires «scientifiques» (théologie et sciences des religions), puisque

le texte reste le même? (Michel de Certeau faisant exception dans le corpus des textes

épistémiques, mais il travaille dans le paradigme du langage.) Que les préoccupations

des uns et des autres ne soient pas les mêmes, cela semble une évidence, mais c’était en

fait à démontrer, dans leurs tenants et aboutissants. En fin de parcours, nous pouvons

avancer que la théologie pensée dans le paradigme du langage permet d’expliquer les

désirs et les idéalisations des uns et les contradictions et les apories des autres.

3.11 Le problème de la définition de la mystique

Le principal problème que rencontrent les disciplines logiquement concernées

par la mystique est celui de la définition de la mystique, problème assez évident et

important pour qu’il soit considéré comme un lieu commun de la littérature de référence

sur la mystique. Le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), par exemple, part de ce

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constat : «Dans les récentes publications sur le problème mystique, c’est pratiquement

devenu un lieu commun de souligner l’absence de contours précis du terme mystique et

d’autres semblables» (p. 742), pour éviter finalement la problématique de la définition

(ce que c’est) en la remplaçant par une problématique normative (ce qu’on doit penser).

Aussi, bien que nous ayons déclaré au début de notre recherche que ce n’était pas tant la

définition de la mystique sur le plan du contenu qui nous intéressait, mais plutôt le

travail, la manière de procéder des théoriciens, il semble que nous soyons ramenés, par

le corpus lui-même, mais aussi par la méthode et l’épistémologie, au problème de la

définition de la mystique. Le fait que la mystique pose problème est, en soi, un problème

d’ordre épistémologique et méthodologique.

Denys Turner, au tout début de sa réflexion, a remarqué incidemment : «I do not

know of any discussions which shed less light on the subject of ‘mysticism’ than those

many which attempt definitional answers» (DG, p. 2, souligné par Turner), pour se

rendre compte que le problème définitionnel dépendait de la définition préalable d’autres

notions, dont au premier chef, de la notion d’«expérience». La notion d’«expérience»

semble bien être en effet la pierre d’achoppement dans les définitions de la mystique.

Entraîné sur cette voie, Denys Turner a bien démontré qu’alors que l’apophastisme

constituait l’élément mystique dans la pensée théologique de la patristique au Moyen

Age, la notion psychologique d’«expérience» a pris le relais dans la définition moderne

de la mystique (ce que Turner appelle le problème de l’«expérientalisme»). Cette

observation mène à deux conceptions de la mystique tout à fait différentes, voire à

l’opposé l’une de l’autre : l’apophatisme niant la possibilité de l’expérience du

transcendant par le sujet, le psychologisme admettant la possibilité de cette expérience

par le sujet et la mettant même en valeur. Ce déplacement dépend en définitive de la

définition anthropologique de l’être humain342. La notion d’«expérience» fait appel à un

sujet de conscience, à un moi qui dorénavant représente le tout du sujet humain, ce qui

n’était évidemment pas le cas pour le sujet ontologique. Mais aussi, et corollairement à

la valorisation du sujet de conscience, c’est dans la place ou le rôle de précédence ou

342 Nous envisageons l’être humain dans son plein sens de verbe, plutôt que dans le sens d’état, comme un processus, une dynamique, un devenir... Être humain n’a pas de connotation ontologique ou substantialiste pour nous, l’être dépend d’un faire.

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d’antécédence accordée à l’expérience que se situe le changement de paradigme

anthropologique à la modernité. Le problème n’est pas tant celui de l’expérience

spirituelle, de la spiritualité vécue, que de placer dans l’expérience l’origine de la

spiritualité. Le maintien des termes ontologiques (des êtres), (mais, comme les

métaphores spirituelles étudiées par Turner, détournés du contenu qu’ils avaient dans

leur contexte épistémique), dans le nouveau paradigme anthropologique du moi ou du

sujet de conscience, a promu l’expérience au rang de «cause», de fondement de la

spiritualité : ce qui pourrait s’illustrer dans un énoncé comme «Dieu existe, puisque je

l’ai rencontré» ou «Dieu existe, puisque je peux faire l’expérience de la transcendance».

Des études relevant du paradigme du langage (Certeau, Turner, Bergamo) ont

démontré en quoi consiste le changement opéré à la modernité dans la conception de la

mystique en Occident. Nous venons d’indiquer la contribution incontournable de Denys

Turner. Mino Bergamo a également démontré comment s’est opérée une véritable

«réécriture psychologique» des thèmes mystiques à la modernité. Mais avant eux,

Michel de Certeau avait déjà attiré l’attention sur la transformation dans la conception de

la mystique chrétienne à la modernité. Dans l’histoire du mot «mystique», Certeau avait

repéré un déplacement de sens de l’adjectif «mystique» qui, de la patristique au Moyen

Age faisait référence au mystère et à la contemplation — (et que Turner a démontré être

en référence à l’apophatisme) —, au substantif «mystique» qui indique autre chose, un

mode d’énonciation nouveau (la «manière de parler» mystique). Il semble qu’il n’ait

guère été entendu, puisque s’il l’avait été, les études sur la mystique auraient pris plus

massivement une orientation conséquente. En pointant le rôle de l’expérientalisme et du

psychologisme dans la nouvelle conception de la mystique, Turner et Bergamo

permettent d’expliquer, en quelque sorte, pourquoi Certeau n’a pas été davantage

compris. La notion d’«expérience» est si bien ancrée, si naturelle dans notre épistémè,

que nous ne pouvons plus imaginer que l’on puisse parler d’autre chose dans la

mystique. À partir de l’installation des notions anthropologiques de sujet de conscience,

de moi et d’expérience dans notre épistémè, nous interprétons les conceptions d’autres

épistémès dans ces termes ou, autrement dit, ces conceptions constituent nos règles

herméneutiques (et ce fut le cas des mystiques modernes). À partir de cette

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transformation épistémique, la mystique chrétienne n’a plus été pensée dans les termes

de l’apophatisme et le sens de «mystique», en chrétienté, a glissé de l’apophatisme à

l’«expérientalisme». Ce qui relevait de l’apophatisme a commencé à poser problème et

fut réinterprété en conséquence en d’autres termes, difficiles et ambigus, comme celui de

la passivité343 (l’expérience passive ou la passivité dans l’expérience) par exemple.

Si dans son sens premier, «mystique» correspondait à l’apophatisme, alors

l’«expérientialisme», l’idée de faire ou d’avoir une expérience mystique, correspond à ce

qu’on entend maintenant dans «mysticisme». On a vu par exemple, que dans le Lalande,

la différence n’est pas établie entre les deux conceptions : les deux termes «mystique» et

«mysticisme» sont utilisés indifféremment (et finalement également dépréciés

indifféremment). Mais aussi, dans d’autres textes épistémiques, lorsque seul le terme

«mystique» est utilisé, il l’est au sens de «mysticisme» et non au sens premier de

«mystique» relié à l’apophatisme en contexte chrétien. C’est ce qui provoque d’ailleurs

le problème mystique. Dans la littérature théologique chrétienne, le problème se pose

dans l’obligation contradictoire de dénier la valeur «mystique» de l’expérience mystique

chrétienne : on sent bien ou on voit intuitivement que la mystique chrétienne n’est pas

un mysticisme (ou pas seulement)344. On remarque que les mystiques modernes eux-

mêmes ne valorisent pas les aspects expérientiels, tels les phénomènes

psychosomatiques associés au mysticisme. Mais faute de cadre théorique pour pouvoir

intégrer ces phénomènes, on doit se rabattre sur la dimension philologique de la

recherche (comme c’est le cas pour le DSAM) ou sur la dimension normative (comme

c’est le cas pour le DVS et le DCT). En sciences des religions, on pense en termes de

mysticisme, même lorsqu’on s’intéresse à la tradition chrétienne. Dans l’Encyclopédie

des mystiques, les mystiques de la tradition chrétienne sont lus dans une optique de

mysticisme envisagé comme désir d’unité (désir d’être un et de faire un).

L’Encyclopédie des religions fait le même genre de lecture. C’est pourquoi, à notre avis,

ces conceptions peuvent considérer sur le même plan et indifféremment des mystiques

343 «ce mot de “passivité” est le plus suggestif pour signifier que l’âme, sans raisonnement et sans discours, se sait et se sent investie par un mouvement qui ne vient pas d’elle-même et la porte au-delà d’elle-même» (DSAM, «Mystique», col. 1956). 344 «la Constitution conciliaire Lumen gentium, tout en affirmant avec force l’appel de tous les chrétiens à la sainteté, ne fait aucune allusion à la vie mystique» (DSAM, «Mystique», col. 1891).

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331

de traditions différentes. C’est pourquoi aussi, ce genre d’analyse met l’accent sur les

similitudes entre les formes de mystique plutôt que sur les spécificités.

Cependant, les similitudes sont indéniables. Comment alors interpréter ces

similitudes en tenant compte des spécificités? Si l’on s’en tient aux traditions religieuses

ou philosophiques pour penser ce qu’est la mystique, on ne voit cette fois que les

spécificités, ce qui contribue à la connaissance des traditions et systèmes symboliques

mais n’apporte aucun élément de plus à la compréhension de la mystique. D’une

manière exemplaire, le DVS, confessionnel, ne voit que les différences et axiologise la

mystique : n’est valable que la mystique chrétienne. Mais le problème ici ne réside pas

dans l’établissement légitime d’une identité confessionnelle, c’est plutôt qu’on

n’explique pas anthropologiquement le rapport qui peut s’établir entre mystique et

christianisme. Les mystiques de la tradition chrétienne ont quand même été de grands

spirituels, sources d’inspiration intarissables, reconnus par-delà les époques et même

par-delà les traditions. Laisser de côté cet élément humainement important, reconnu dans

d’autres domaines de l’activité intellectuelle et reconnu par d’autres traditions, ne rend

aucun service au christianisme. Il faut trouver un critère définitoire plus anthropologique

que le système de la tradition, qui est d’ordre socio-religieux, un critère d’ordre

structurel.

Que l’expérience se trouve placée en position de fondement n’affecte pas tant le

contenu des énoncés chrétiens mais plutôt le mode d’énonciation : la notion

d’expérience nécessite une énonciation au «je». Certeau reconnaît une certaine

similitude ou continuité dans la mystique chrétienne : pour Certeau, «ce qui est

nouveau», avec la mystique moderne, «ce n’est pas la vie mystique» (EU, p. 1032-3)

mais son mode d’énonciation, «qui se traduisait alors [...] par le privilège de la relation

sur la proposition» (FM, p. 15). Ce qui pouvait avant être assumé sur le mode énoncif et

propositionnel, ne peut plus être assumé que sous le mode énonciatif de la subjectivité.

Nous remarquions précédemment que le maintien des termes ontologiques dans le

nouveau paradigme anthropologique du moi ou du sujet de conscience avait promu

l’expérience au rang de «cause», de fondement de la spiritualité, en raison du mode

d’énonciation que la notion d’expérience présuppose : une énonciation au «je».

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332

L’expérience spirituelle était dorénavant comprise comme une relation entre êtres,

(l’être considéré ici comme état et non comme faire), l’être divin et l’être humain. Nous

avons aussi remarqué, lorsque nous avons traité de l’autobiographie, que le choix du

genre littéraire adopté par le mystique n’est certainement pas indifférent. Il est fort

plausible que la disparité des genres littéraires ou des stratégies discursives dans la

tradition mystique chrétienne soit en rapport avec la conception anthropologique du sujet

lui-même. Ceci représente une avenue de recherche intéressante pour une relecture de la

littérature mystique. Par exemple, la mystique ontologique de l’essence s’est élaborée

dans une large mesure dans des sermons (discours plus ou moins institutionnels

s’adressant à une collectivité), alors que les autobiographies (discours personnels

s’adressant à des destinataires intimes) ont été un fait massif au XVIIe siècle, un genre

privilégié par les modernes, au moment où «une autonomie progressive du “je” [se]

constate» dans le discours poétique, remarque Certeau (FM, p. 244) — mais la tendance

a touché le discours littéraire en général. Or, ce «je» qui s’autonomise et prend de

l’expansion à la modernité, ce sera le moi du sujet de conscience, le moi de l’expérience.

«Cette transformation [...] respecte globalement le langage religieux reçu, mais elle le

traite autrement» (ibidem). Ce ne sont donc pas les contenus qui changent dans la

mystique à la modernité, mais le mode d’énonciation, qui correspond ou coïncide avec le

sujet dont il est l’expression.

3.12 Le désir (est) mystique : désir d’unité et désir de l’Autre

Certeau dégage un élément anthropologique structurel fondamental de

l’imbroglio mystique : le désir. On l’a vu, c’est la question du volo mystique, d’une

modalité du /vouloir/ qui prime sur les autres et surtout dont l’objet est l’objet structurel

du désir : tout ou rien, un absolu, un objet inatteignable, (Dieu). Que ce soit dans «la

mystique» ou «le mysticisme», il est toujours question d’une même problématique

humaine fondamentale, celle du désir. Avec la notion de désir, nous serons en mesure

d’élaborer le «problème mystique» en problématique. Car, si la psychanalyse a théorisé

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333

la notion de désir en rapport à la mystique, ce n’est pas le cas dans la littérature

épistémique que nous avons lue. Le désir peut y être reconnu, ce peut même être le désir

du sujet d’énonciation lui-même (comme c’est le cas dans le DCT et l’Encyclopédie des

mystiques), mais il n’est pas inséré dans un cadre anthropologique qui permettrait

d’élaborer la réflexion. Il arrive que le désir ne soit pas reconnu du tout, comme c’est le

cas dans le DVS, qui définit la mystique uniquement par l’expérience345.

Nous pensons avoir démontré, à partir des textes, qu’il existe des formes ou des

logiques différentielles du désir. La notion de «mystique», lorsque confondue à celle de

«mysticisme», est sous-tendue et définie par le désir d’unité, comme en témoignent la

majorité des textes épistémiques que nous avons analysés (sauf Certeau). Pour

l’Encyclopédie des religions comme pour l’Encyclopédie des mystiques, la mystique se

définit par le désir d’unité, la seconde axiologisant en plus de définir, en situant

explicitement l’authenticité de la mystique dans le désir d’unité (n’est véritablement

mystique que celui qui aspire à l’unité). Il en va de même pour le DCT, qui situe

l’élément mystique dans le désir de retour vers l’unité d’une origine paradisiaque et

associe l’état mystique à un état pré-langagier ; pour le DVS qui définit la mystique

comme «une expérience religieuse particulière d’unité-communion-présence» ; pour le

Lalande qui définit la mystique comme la «croyance à la possibilité d’une union intime

et directe de l’esprit humain au principe fondamental de l’être» dans la version

philosophique, union à Dieu dans la version religieuse. Tandis que, comme nous avons

pu le voir dans le discours de Marie de l’Incarnation, si le mystique chrétien est habité

par le désir d’unité, il ne s’y arrête pas, en raison du désir de l’Autre qui l’anime. Le

mystique chrétien a donc bien une spécificité et cette spécificité réside dans le désir de

l’Autre, dans un désir de structure trinitaire et non seulement de structure unaire ou

unitaire. Lorsque les mystiques chrétiens d’un commun accord, et paradoxalement,

insistent pour ne pas valoriser le «mysticisme», ou l’aspect «mystique» de leur

spiritualité, c’est l’arrêt ou l’absolutisation du désir d’unité qu’ils refusent. Les

mystiques chrétiens sont mystiques, mais pas seulement, ils sont surtout chrétiens.

345 «par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté» (DVS, p. 742).

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La psychanalyse a forcément reconnu le désir de l’Autre dans la mystique, on

peut même dire que c’est la raison pour laquelle elle s’est intéressée à la mystique. Mais

la préoccupation de la psychanalyse est de théoriser le désir, non de théoriser la

mystique. Par contre, pour la théologie chrétienne, il nous semble que la théorisation du

désir dans un modèle trinitaire peut être considéré comme une contribution considérable

à la compréhension de la mystique chrétienne. Cependant dans la littérature et les

démarches qui n’ont pas intégré l’anthropologie du sujet du désir (qui est aussi sujet du

langage, qui est sujet du désir parce que sujet du langage), en général, le désir reconnu

comme étant l’élément mystique est ce que nous avons identifié comme le désir

d’unité346 et non un désir de structure trinitaire. C’est donc précisément l’identification

de la mystique au désir d’unité qui pose problème et particulièrement à la théologie

chrétienne. De là viennent les apories et les impasses d’une théologie comme celle du

DVS par exemple, dont l’intuition est correcte mais qui n’arrive pas à expliciter

anthropologiquement ses intuitions. En effet, le DVS est aux prises avec deux définitions

de la mystique contradictoires si elles ne sont pas articulées dans un cadre théorique qui

permette de résoudre la contradiction. En plaçant le critère définitionnel de la mystique

dans le fait qu’un univers symbolique soit vécu sous la forme d’une expérience

intérieure et immédiate, le DVS semble admettre la précédence du symbolique sur

l’expérience ; mais il défait immédiatement cette intuition en pensant «mieux définir» la

mystique comme une expérience unitive, relevant du désir d’unité :

par ce terme [mystique] nous entendons nous référer à tel moment ou tel niveau, à telle expression de l’expérience religieuse au cours de laquelle un monde religieux déterminé est vécu comme une expérience d’intériorité et d’immédiateté. On pourrait aussi, et mieux encore peut-être, parler d’une expérience religieuse particulière d’unité-communion-présence ([3-4], p. 742).

Dans le paradigme du langage, la première partie de la définition est prise au

sérieux : la précédence affirmée du symbolique permet d’expliciter la seconde partie de

346 «Une longue tradition rapproche l’expérience poétique de l’expérience du sacré, voire de l’extase mystique d’une rencontre unitive entre le poète et le monde». Paule Plouvier, Mystique et poésie, p. 7, déjà citée dans l’introduction, où l’énoncé a servi de prétexte, de point de départ.

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la définition, l’expérience unitive. L’expérience relevant du désir d’unité est intégrée

dans une structure trinitaire actualisée (qui passe de l’état virtuel à l’état réel au sens de

réalisé) par un système symbolique. Dans le paradigme du langage, la définition du DVS

non seulement ne laisse pas de problème, elle définit même opératoirement ce qu’est la

mystique. Nous pensons que le problème du DVS est, finalement, celui de la spiritualité

chrétienne dans la modernité : l’expérience est pensée dans un cadre anthropologique

basé sur le primat de l’expérience. Il ne s’agit pas de dénier l’existence de l’expérience

spirituelle ou mystique, mais de faire voir que ce genre d’expérience ne peut avoir lieu

sans le symbolique qui lui donne son sens et la définit. Il nous semble que si la théologie

du DVS prenait acte de sa propre définition, —que ce soit l’univers symbolique qui soit

vécu sous la forme d’une expérience intérieure et immédiate — et qu’il en tirait toutes

les conséquences, il reconnaîtrait alors la précédence du symbolique sur l’expérience et

l’expérience mystique ne lui poserait plus de problèmes doctrinaux ni épistémologiques.

3.2 Métaphysiques et conceptions de la mystique

Au bout du compte, il appert que les heuristiques de même que les apories des

différentes conceptions de la mystique sont liées à leur arrière-plan épistémique et

métaphysique. Et au premier chef, la conception anthropologique paraît déterminante.

Les conceptions de la mystique sont intimement liées aux conceptions anthropologiques,

à tel point que lorsqu’on ne dispose pas d’une anthropologie supportante, qui permette

de penser la mystique, on a tendance à éviter simplement le problème et à le transposer,

comme c’est le cas pour le DVS qui ne considère que l’aspect normatif et confessionnel

de la définition de mystique. Cette attitude a été remarquée par Michel de Certeau347, qui

reproche aux disciplines concernées scientifiquement par la mystique de rejeter trop

rapidement un aspect récurrent de la mystique, l’effet du symbolique sur le corps, faute 347 «l’analyse philosophique ou théologique des textes abandonnant [...] trop vite à la psychologie ou à l’ethnologie le langage symbolique du corps» (EU, p. 1033-3).

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évidemment de l’anthropologie qui permettrait de le théoriser. Ou encore, solution

encore plus radicale, il est possible de rejeter la question purement et simplement hors

du champ épistémique, comme c’est le cas pour la philosophie rationaliste (Lalande) qui

localise la mystique dans l’irrationnel et par le fait même tente de l’éliminer de son

champ (ce qui est bien signifié par l’attribution d’un sens péjoratif au terme mystique).

Dans les textes de référence que nous avons analysés, la mystique pose

«problème» lorsque les positions épistémologiques coïncident avec une métaphysique de

la représentation ou une métaphysique de l’expérience, la seconde n’étant qu’une

conséquence de la première. Dans l’épistémè du langage, le processus est inversé : ce

qui fait problème dans la métaphysique de la représentation devient heuristique dans une

métaphysique du langage.

3.21 Métaphysique de la représentation

Nous prenons notre définition de la métaphysique de la représentation dans la

lecture que Jean-François Malherbe a fait de Jean Ladrière348. La métaphysique de la

représentation consiste à penser (et à désirer) que «le langage et le monde se

correspondent, que le langage soit une transposition [...] du monde» (p. 39). Ladrière

thématise la mise entre parenthèses du désir, c’est-à-dire sa présence mais implicite et

même occultée, dans l’idée de la tentation de la représentation :

Il y a comme un poids des choses qui sans cesse nous porte à prêter la consistance de l’acquis et comme la réalité de l’habitable à ce qui n’est pourtant que l’éphémère apparition d’un moment évanescent, incapable de se soutenir dans la permanence et la solidité d’une existence assurée. La tentation la plus subtile peut-être, c’est celle de la représentation. C’est le moment où, fatigués d’une marche incessante et désespérant de jamais voir se concrétiser les promesses de l’invisible, les pèlerins se mettent à fabriquer des images dans lesquelles ils croient pouvoir enfermer l’infinité seulement encore pressentie de ce qui se dissimule

348 Jean-François Malherbe, Le langage théologique à l’âge de la science : lecture de Jean Ladrière, Paris, Cerf, 1985.

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dans l’insondabilité de l’horizon. Mais dans l’image, ils ne retrouvent que leur propre impuissance, leur lassitude et leur déception. L’image du monde, l’image de soi, c’est le double trompeur dans lequel le désir croit pouvoir se dire mais qui n’atteste jamais que son impuissance à s’égaler, par ce moyen, à lui-même. C’est qu’elle fige le mouvement, alors même qu’elle croit pouvoir se donner sous les apparences du mouvant. (Ladrière349 cité par Malherbe, p. 124)

L’une des conséquences d’une attitude épistémique sous-tendue par une métaphysique

de la représentation, c’est que l’interprétation (le résultat de l’acte herméneutique de la

lecture) est prise pour le réel même et non pour une représentation du réel. Le désir du

réel, et plus précisément du contact (de la conjonction) avec le réel est, pensons-nous, à

la base de la métaphysique de la représentation. Le désir du réel étant nécessairement le

désir d’une forme de conjonction est une forme de désir unitaire, qui est la forme

première du désir mystique. «L’image du monde [et de] soi dans lequel le désir croit

pouvoir se dire [...] n’atteste jamais que son impuissance à s’égaler à lui-même»

(Ladrière, op. cit.), à être un et à faire un.

Le désir du réel fait souffrir de l’incertitude quant à la possibilité de l’atteindre.

C’est pourquoi dans une métaphysique de la représentation le premier problème auquel

se heurte le sujet est une problématique binaire : est-ce que cette chose, ce fait, cet

événement, du monde ou du sujet, est réel ou pas? C’est pourquoi le désir d’unité peut

se développer en problématique binaire : l’avoir ou ne pas l’avoir, l’atteindre ou ne pas

l’atteindre, être en présence ou en absence, et ainsi de suite. Dans les textes que nous

avons analysés, lorsque l’épistémè est basée sur une métaphysique de la représentation,

la question de la réalité de la mystique devient la question centrale. L’expérience est

alors considérée comme la réalité de la chose, du fait ou de l’événement. L’expérience

est considérée comme ce qu’il y a de plus réel, (et donc comme plus réelle que le

langage), de l’ordre du réel même. D’où une mise en opposition de l’expérience et du

langage dans le rapport réel/non-réel. D’où une incertitude constante sur la réalité de

l’expérience et le besoin d’«authentifier» les faits mystiques (DCT, DSAM), de valider

l’expérience, de la classer ou de la faire entrer sous l’égide d’un système symbolique

349 L’action comme discours de l’effectuation. Louvain, Éd. de l’Institut supérieur de philosophie, 1974.

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particulier (DVS) — alors qu’elle est exactement (et simplement) cela, l’effet produit

dans la subjectivité par un système symbolique350.

Mais alors que le religieux s’ancre dans un système symbolique particulier, ayant

une cohérence particulière, le discours mystique (chrétien) rend compte à l’intérieur

même d’un système symbolique particulier, d’un processus plus archaïque, du dispositif

symbolique lui-même que constitue le langage et qui fonde la subjectivité. C’est

pourquoi les mystiques sont aux prises avec la problématique de l’indicible, des limites

du langage comme tel, et non pas seulement avec une problématique symbolique

particulière. La problématique binaire se pose, pour le mystique chrétien, en rapport

avec lui-même. C’est vers lui-même qu’il se retourne dans son questionnement, dans

une sorte de conversion épistémologique. Ce n’est pas l’Autre qu’il met en doute, c’est

sa propre capacité (/pouvoir/) : la «surprise» du mystique351, c’est qu’il ne comprend pas

l’expérience qu’il a du symbolique, il s’étonne de vivre l’univers symbolique de manière

aussi intense.

3.22 Deux méthodes, deux métaphysiques

La différence majeure entre les attitudes et les résultats des textes épistémiques

d’une part, et des études sémiotiques d’autre part, vient du fait que dans les secondes, les

figures du texte primaire ne sont pas interprétées immédiatement dans un système de

concepts mais sont considérées d’abord dans leur fonctionnement textuel. C’est ainsi

que Mino Bergamo peut arriver à donner une conception de l’extase qui ne fasse pas

appel à une expérience psychologique mais uniquement à son fonctionnement dans le

350 «Au fond nous avons peine à admettre que la subjectivité puisse être une affaire de textes...» (Pierre Legendre, L’inestimable objet de la trasnmission, Paris Fayard, 1985, p. 91, cité par François Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 446 note 1) ... ou de langage. 351 «les vastes structurations latentes du langage s’articulent toujours [..] sur le désir et la surprise du mystique» (De Certeau, FM, p. 1035-3).

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texte352; c’est ainsi qu’il débouche également sur une vision socio-historique du

phénomène mystique de grande portée :

Quand, dans le Traité de l’amour de Dieu, la géographie chrétienne de l’espace intérieur s’approche de l’un de ses plus stupéfiants sommets, le processus de désacralisation de l’intériorité a déjà commencé, irréversiblement, ce processus dont l’homme contemporain peut être considéré comme l’ultime produit. (Bergamo, AA, p. 16)

C’est ainsi que Denys Turner arrivera à débusquer l’erreur moderne qui interprète en

termes d’expérience des figures mystiques qui n’ont pas ce sens dans leur contexte ; et

qu’il peut interroger finalement le sens contemporain de l’expérience religieuse dite

mystique. C’est ainsi que Michel de Certeau pourra voir dans le contrat énonciatif

mystique, basé sur la modalité du /vouloir/, l’instauration d’une nouvelle forme de

contrat spirituel en regard de celui qui a précédé et, en même temps, une autre forme de

contrat épistémique que celui qui se mettait en place à cette époque (modernité -XVIIe

siècle), la rationalité cartésienne.

Dans la majorité des textes épistémiques que nous avons examinés, (en fait tous

sauf ceux Certeau), la figure actorielle principale est occupée par une réalité extra-

langagière ou considérée comme telle. Nous avons relevé ce fait curieux que le pré-texte

est souvent un fait textuel, mais immédiatement interprété soit comme concept, soit

comme réalité. Nous avons même pu constater dans le Dictionnaire critique de théologie

(DCT) que ce qui est offert au lecteur comme «fait mystique à l’état brut», c’est un

témoignage, un discours, un acte de langage (supra p. 67). Dans l’Encyclopédie des

mystiques, le texte analysé s’ouvre sur un fait de langage, — «le mot mystique qui,

utilisé de façon arbitraire, peut sembler chargé d’ambiguïté [...]» (plans pragmatique et

sémantique), duquel on cherche à discerner le sens authentique (plan sémantique et

axiologie) pour aboutir à «l’expérience», à une réalité extratextuelle, comme critère

dernier de validation. Il en va de même pour l’Encyclopédie des religions : le texte

352«le texte représente l’espace intérieur comme le lieu de l’ex-stase, comme le lieu où se réalise un mouvement extatique, qui met le sujet hors de soi, en le projetant dans l’Autre divin. L’interne et l’externe coïncident, l’interne est l’externe, l’espace intérieur étant celui en lequel le sujet, déplacé en l’Autre, est extatiquement posé hors de soi.» (Bergamo, AA, p. 10-11)

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s’ouvre sur un fait textuel mais passe immédiatement au concept puis à l’expérience

comme réalité dernière. Dans le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), le programme

de l’énonciateur est explicitement motivé par un fait textuel : l’absence de précision du

terme mystique dans les textes secondaires (les textes sur la mystique). Mais un

glissement de niveau logique se produit, car on passe immédiatement d’une réalité

textuelle, l’absence de précision du terme mystique dans les textes secondaires, à une

réalité existentielle, l’expérience religieuse, pour une raison d’ordre normatif, qui est la

direction que doit prendre la recherche en contexte chrétien. Cette dérive (du texte à

l’expérience) produit un effet pervers sur le plan théorique et théologique : car

l’interrogation sur l’identité chrétienne de la mystique ne concerne-t-elle pas en

définitive un fait de langage, l’adéquation entre une identité chrétienne, forcément

construite dans et par les textes des saintes Écritures, le corpus chrétien — et une

identité construite dans les textes mystiques, appartenant à un autre ensemble du corpus

chrétien, la tradition? Dans le Lalande, le rapport à l’objet est strictement conceptuel : il

s’agit d’exposer à quels concepts le terme mystique réfère dans la pensée philosophique

occidentale. Il en va de même pour le Dictionnaire de spiritualité (DSAM), mais dans le

champ de la théologie spirituelle.

Sur le plan du rapport à l’objet, dans les trois études sémiotiques que nous avons

explorées, la figure actorielle principale appartient à l’univers langagier (alors que dans

les textes de référence, c’était une réalité extra-langagière). Chez Turner, ce sont des

métaphores (des contructions langagières) qui sont étudiées et non des concepts (des

«représentations mentales d’un objet» - Petit Robert) ; chez Bergamo, ce sont «les textes

qui expriment la fascination des spirituels pour l’espace intérieur» (et non les spirituels

qui expriment leur fascination pour l’espace intérieur dans des textes) (AA, p. 8) ; chez

Certeau, c’est une manière de parler, une énonciation d’un type particulier, qui fait

l’originalité de ce qu’on appelle discours mystique à partir de la modernité (et non

l’objet, ce dont on parle353). Dans les textes sémiotiques, l’énonciation énoncée, qui

pourrait se formuler exemplairement de cette manière : «J’étudie le langage de

353 Pour De Certeau, la transformation de la mystique à la modernité «respecte globalement le langage religieux reçu» (FM, p. 15), donc ce n’est pas l’énoncé qui est mis en cause mais plutôt l’énonciation.

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l’intériorité qui se comporte de telle manière dans les textes», rend compte d’une

distanciation ou d’une médiation dans le rapport avec l’objet, médiation qui passe par le

langage, parce qu’il y a reconnaissance que ce qu’on peut étudier, c’est d’abord le

langage, le fait langagier que sont, par exemple, les métaphores de l’intériorité. La

métaphore est ici un fait de langage qui a une réalité dans le texte avant d’être une réalité

extra-textuelle, alors que dans le paradigme non-langagier la métaphore représente une

réalité posée avant le langage, réalité (ou expérience) responsable de la production du

langage (particulier, mystique, poétique, etc.) propre à l’exprimer. Dans les textes

épistémiques, l’énonciation est la plupart du temps gommée au profit de l’énoncé :

«l’intériorité s’exprime dans des métaphores de telle manière dans les textes».

Lorsqu’elle est énoncée, l’énonciation se borne à mettre le sujet d’énonciation sur la

scène mais dans le même type de rapport avec l’objet : «j’étudie l’intériorité qui

s’exprime dans des métaphores de telle manière». Bien qu’il semble y avoir médiation :

«les métaphores me permettent d’atteindre la réalité qu’est l’intériorité», du fait que la

réalité est visée avant le langage, la médiation elle-même est court-circuitée, parce qu’il

ne peut y avoir que le langage pour opérer la médiation. Parce que, dans cette façon de

concevoir le langage comme simple expression, le postulat de la possibilité d’un accès à

la réalité sans l’intermédiaire obligé du langage est sous-entendu, logiquement

présupposé. Autrement dit, dans ce paradigme, on pense qu’il est possible qu’existe pour

l’humain une réalité à l’état brut, non entamée, non touchée, non «infectée»354 par le

langage.

Pour illustrer cette différence cruciale entre les deux paradigmes ou les deux

conceptions de la relation du sujet à l’objet, nous travaillerons avec les schémas élaborés

par Raymond Lemieux pour rendre compte de la médiation obligée du langage entendu

comme dispositif symbolique. Raymond Lemieux explique dans ces schémas intitulés

354 Nous reprenons l’expression si efficace de De Certeau («Quelque chose d’irréductible reste [...] dont on ne désinfecte pas une société», EU, p. 1036-3) à propos du rapport du social au désir subjectif ; le contraire est toutefois aussi vrai, le désir subjectif d’un accès brut à la réalité non médiatisée par le social.

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«La distance donnée» et «La distance construite»355 qu’il n’y a pas de rapport immédiat

entre le sujet (de connaissance) et l’objet.

S .................................................................. O

«le regard donné» l’objet

langage

(la langue naturelle)

________________________

Figure 12 «La distance donnée»

Dans le premier schéma, dans le cas de la relation commune du sujet à l’objet,

qu’on dit ou qu’on pense injustement «immédiate», la relation est toujours déjà

médiatisée par le dispositif symbolique du langage. L’objection la plus courante et la

plus spontanée que suscite le statut de précédence du langage fait référence à la

perception sensible : le simple fait pour un sujet de voir, par exemple, un objet, créerait

une relation immédiate entre le sujet et l’objet. Or, la vision n’échappe pas à la

médiation : c’est ce qu’exprime Lemieux dans une belle expression : «le regard donné».

Le langage est ce «regard donné» à l’homme. Le langage construit la nature de

l’humain. L’objet que nous voyons, si nous pouvons le discerner, c’est parce qu’il a été

nommé. Ou le regard ne voit rien de ce qui n’a été nommé (ce qui n’a pas de nom

échappe à la vision) ou il ne voit que des dissemblances ou des similitudes (des

structures, faits de langage) qui demandent à être nommées et systématisées pour exister

dans le champ humain.

355 Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, Fides, 1999, p. 43 et 47.

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343

Et encore, Lemieux ajoute que si «regard» ou «voir» il y a, il y a donc un point

de vue, nécessairement subjectif et symbolique, en ce qui concerne l’humain. Nous

proposons une modification au schéma de Raymond Lemieux pour insister sur le fait

que le rapport entre le sujet humain et tout objet ne peut être considéré comme immédiat

(alors a fortiori le rapport mystique, nous y reviendrons). Par une ligne pointillée plutôt

qu’un trait continu nous insisterons sur l’aspect non direct mais médiatisé du rapport

entre le sujet et tout objet, et par un mouvement triangulaire au lieu d’un trait simple,

nous entendons indiquer que la langue «naturelle» est le premier système à installer la

médiation.

S ...............................................................O «le regard donné» l’objet langage (la langue naturelle)

Langage

(la méthode)

«le regard construit — la science»

________________________

Figure 13 «La distance construite»

Le deuxième schéma, «La distance construite», a été formulé dans le but de

démontrer que toute science construit sa distance dans un langage qui est ce qu’on

appelle une méthode. Nous avons pensé que l’imbrication des schémas illustrerait bien

la concomitance des deux formes de médiation dans la seconde, puisque si la relation la

plus immédiate du sujet à l’objet est déjà médiatisée, a fortiori une relation réfléchie de

type scientifique le sera. Alors que dans la perception ordinaire, non scientifique, la

médiation n’est qu’à peine conscientisée (lorsqu’elle l’est), la perception scientifique ne

peut se permettre, pour mériter le titre de science, de ne pas conscientiser cette

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344

médiation. C’est la question de l’épistémologie : «le regard donné institue une première

distance entre le sujet et l’objet. Le travail scientifique exige de la dépasser mais y

trouve son point de départ. En ce sens la science consiste à critiquer le lieu de son

regard» (Lemieux, 1999, p. 44-45). Nous voulons insister sur le fait, implicite pour

Raymond Lemieux, mais pas si évident en soi, que, pour que la démarche scientifique

puisse se «dépasser» en se critiquant, il faut qu’elle soit d’abord conscientisée en tant

que médiation. Or, nous avons vu dans notre épistémè actuelle nombre de textes qui se

donnent comme référence et comme étant de valeur scientifique, et qui n’ont pas encore

conscientisé le premier niveau de médiation, «la distance donnée». Et par ailleurs, nous

avons vu dans le discours mystique que nous avons analysé, qu’un énonciateur peut

opérer ce genre de distanciation et de critique en dehors de la démarche scientifique.

C’est le cas notamment des énonciateurs mystiques, le cas a été souligné par plusieurs

observateurs (Certeau, DVS, Turner).

En mettant en évidence la question du sujet plutôt que la question de l’objet dans

le discours mystique356, les études sémiotiques sortent de l’aporie que constitue le

rapport à une réalité restreinte à un seul registre, le registre pragmatique de l’expérience.

C’est pourquoi penser que «la mystique», entendue comme relation avec Dieu, puisse

être validée par l’«expérience» du sujet, c’est faire preuve en définitive, comme le

suggère si justement Turner, de positivisme (DG, p. 262). C’est vouloir appliquer au

domaine du religieux le même programme que le positivisme scientifique : vérifier dans

un premier niveau, celui de l’immédiateté (pragmatique) du sensible, un deuxième

niveau, le niveau théorique (cognitif) des idées. De cette manière, la pensée chrétienne

se fait piéger dans le paradigme (binaire) qu’elle est censée refuser. De plus, le sujet que

la modernité a mis en place étant le moi, identifier le sujet mystique au moi lui fait

perdre sa dimension de sujet justement (puisque le moi n’est pas le tout du sujet). De là

vient que l’attitude des spirituels chrétiens envers le moi semble incompréhensible voire

même inacceptable dans la perspective moderne. De là également la pertinence de la

question : le christianisme peut-il être moderne? Nous pensons, quant à nous, et avec

356 C’est l’une des contributions initiales et essentielles de De Certeau à l’étude de la mystique ; la nouveauté de la mystique à la modernité tient dans le fait que la spiritualité se situe dans ce «nouveau lieu qu’est le je, [...] qui [embraie] sur la question du sujet » (FM, p. 221).

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Denys Turner, qu’il est plus à l’aise dans ce que cet auteur situe comme la

«postmodernité», mais que nous nous contenterons de situer comme le paradigme du

langage, sans faire référence à une notion historique. Dans le paradigme du langage,

d’autres réalités que les réalités pragmatiques sont non seulement possibles mais

complémentaires les unes des autres : les réalités cognitives, y compris imaginaires, ne

sont pas moins réelles que les réalités pragmatiques. L’important est de voir quels

rapports s’établissent entre elles. Et dans ce paradigme la structure humaine ne se réduit

pas à une structure binaire, à la dualité caractéristique de la modernité — résumée de

manière exemplaire dans la célèbre formule de Shakespeare (1564-1616) : «être ou ne

pas être» — mais comprend, dans les deux sens du mot, soit reconnaît et intègre, une

structure trinitaire où l’être humain est toujours déjà médiatisé.

3.23 La politique de l’énonciation mystique

De surcroît, on peut repérer un autre glissement ou déplacement logique dans le

fait que, dans les textes épistémiques, on s’occupe des textes ou des sources secondaires

plutôt que des sources primaires. Bien sûr, dans un article de référence, on s’attend à

cela, c’est la convention : un article de référence fait la synthèse des écrits sur une

question. Mais alors il faut être bien conscient que la synthèse que propose le texte de

référence est une synthèse de la littérature secondaire : on devrait dire alors non pas «la

mystique» mais «la mystique selon» Certeau ou selon Marie-Madeleine Davy, ou encore

la mystique selon la philosophie ou telle théologie. En fait, pour ne pas alourdir

l’analyse, nous avons parlé de sources secondaires pour désigner les articles de référence

qui sont en fait, pour être plus exact, des sources tertiaires. Il faut aussi être conscient

que l’énonciateur a le choix des textes qu’il retient et ne retient pas. Si les auteurs

retenus travaillent à partir de concepts qu’ils appliquent à la littérature mystique au lieu

de les en déduire, la conception qui en résulte risque d’être sinon éloignée — et même,

on l’a vu, éloignée jusqu’à l’opposition (Turner) — du moins en décalage avec les

sources primaires.

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Dans les textes épistémiques, la structure d’énonciation donne le plus souvent la

préséance à l’énonciateur secondaire sur l’énonciataire mais aussi, ce qui est plus

déterminant, sur l’énonciateur primaire qui est l’énonciateur mystique. Dans

l’introduction de l’état de la question, nous avons proposé un schéma de la structure

d’énonciation des sources secondaires que sont les textes épistémiques sur la mystique :

Énonciateur1 (mystique) → Énonciataire1 (lecteur, scientifique) ↓ Énonciateur2 (scientifique) → Énonciataire2 (lecteur)

______________

(Figure 1 Structure d’énonciation des textes épistémiques)

Or, ce que nous avons vu s’établir comme structure dans les textes épistémiques, c’est la

plupart du temps (DCT, DVS, Encyclopédie des mystiques, Encyclopédie des religions),

un rapport d’inégalité hiérarchisé où l’Énonciateur2 se place en position de supériorité

vis à vis de l’Énonciataire2 (Énonciateur > Énonciataire). Nous pensons que la structure

d’énonciation où l’énonciateur se place en supériorité vis à vis de l’énonciataire est la

conséquence de l’attitude de l’énonciateur secondaire qui a tendance à se substituer à

l’énonciateur primaire et à oublier sa position première d’énonciataire. Car quel est le

statut premier de l’énonciateur d’un texte secondaire sur la mystique, sinon celui

d’énonciataire de la source primaire, le texte mystique? Il est, sur ce plan, assez

remarquable que les textes sémiotiques (Bergamo, Turner, Certeau dans les deux textes

analysés) restent au plus près des énonciateurs primaires puisqu’ils travaillent toujours

directement sur leurs textes. Ils établissent une relation égalitaire avec l’énonciataire,

invité à lire l’analyse de l’énonciateur à partir du texte de l’énonciateur primaire, qui

n’est pas lu à travers d’autres énonciateurs et des concepts pré-fabriqués, mais

directement, «dans le texte» pour utiliser une vieille formule que la sémiotique remet au

premier plan. Il est de plus remarquable que, dans les textes sémiotiques, la position que

l’énonciateur adopte envers les énonciataires ne semble pas différer de celle qu’il adopte

lui-même comme énonciataire (il n’y a pas sous-estimation du lecteur).

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Quant à l’énonciateur mystique, il se reconnaît comme étant d’abord

l’énonciataire d’un Autre, le Dieu des Écritures, dans le cas des mystiques chrétiens. Il

n’a pas de prétention à l’énonciation en dehors du statut d’énonciataire qu’il se reconnaît

envers un Autre, Énonciateur premier, qui a parlé (comme il a aimé) en premier. La

position du mystique est donc fondamentalement celle d’Énonciataire. Nous

compléterons le schéma de la structure d’énonciation des textes épistémiques pour

rendre compte de la structure d’énonciation des textes mystiques :

Énonciateur0 (l’Autre) ↓ Énonciataire0 (le mystique) -Énonciateur1 (le mystique) →

→ Énonciataire1 (le lecteur, le scientifique) →

→ Énonciateur2 (le scientifique)

→Énonciataire2 (le lecteur) ______________

Figure 14 Structure d’énonciation des textes mystiques

L’énonciateur mystique (Énonciateur1) n’a pas de prétention politique (de /pouvoir/)

envers ses énonciataires. Le rapport d’inégalité hiérarchisé que nous avons vu s’établir

dans la structure d’énonciation des textes épistémiques, entre l’énonciateur secondaire

(Énonciateur2) et l’énonciataire secondaire (Énonciataire2), le mystique le pose entre

lui, comme énonciataire, et son énonciateur (l’Autre) et non entre lui, comme

énonciateur, et ses énonciataires (les autres). Il se fait énonciateur pour les énonciataires,

parce que ces derniers le demandent, sans jamais usurper la position (de précédence) de

l’Autre. Le seul /pouvoir/ que l’énonciateur mystique s’attribue tient dans le /pouvoir/ du

désir qui est paradoxalement un /non pouvoir/ (un /non pouvoir ne pas vouloir/), et en

particulier sur le plan de l’écriture, un /non pouvoir/ tout écrire. L’énonciateur mystique

avoue son incompétence, au contraire, il faut bien le voir, des énonciataires secondaires

qui oublient trop rapidement leur position initiale d’énonciataires, c’est-à-dire qu’ils se

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reçoivent de l’Autre. C’est pourquoi nous pouvons dire que les énonciataires de la

mystique ne partagent pas la même épistémologie que les énonciateurs mystiques. Ce

qui se dit dans la structure d’énonciation des textes mystiques, c’est qu’aucun

énonciateur1 ne peut être en position de l’Énonciateur0, que tout énonciateur humain est

énonciataire d’un Autre-énonciateur et se fait énonciateur à son tour pour d’autres

énonciataires. Seul l’Autre peut être en position d’Énonciateur0. La structure

d’énonciation des textes mystiques est trinitaire : l’énonciateur mystique, en position de

sujet de l’énonciation, assume les deux positions d’énonciataire et d’énonciateur ; alors

que l’énonciateur épistémique, ayant la propension à oublier sa propre position

d’énonciataire, tend à se considérer énonciateur dans une relation binaire où l’Autre

passe par lui et non le contraire. Dans la logique trinitaire, la relation n’est pas

hiérarchisée entre l’énonciateur mystique et ses énonciataires : le seul décalage se trouve

entre l’Énonciateur0 et tous les autres énonciateurs1-2-3, etc. Nous retrouvons ici la

structure d’énonciation que nous avons vue à l’oeuvre dans l’épître de Paul aux

Éphésiens (supra p. 87-89). Ce qui corrobore l’une des conséquences de notre thèse

selon laquelle le christianisme étant de structure trinitaire, il produit une énonciation de

structure trinitaire.

L’énonciateur mystique, au poste de l’énonciataire, est sujet du symbolique. En

position d’énonciateur, il raconte son propre investissement du symbolique, en tant

qu’énonciataire, dans les domaines de l’imaginaire et du pragmatique. Si l’énonciataire

du mystique pense et lit le mystique dans le paradigme expérientaliste, s’il se considère

lui-même comme sujet d’expérience, il place le sujet d’expérience en position de

premier énonciateur (Énonciateur0). Le rapport constant et privilégié que les mystiques

chrétiens en général entretiennent avec les Écritures357, et Marie de l’Incarnation en

particulier358, a été mis en évidence par la théologie spirituelle, mais sans en déplier

357 «Ainsi, même le langage de l’objectivité chrétienne et donc de la médiation (celui des Écritures en premier lieu [...]) n’est pas le langage que le mystique chrétien abandonne au fur et à mesure qu’il progresse dans l’intériorité» (DVS, p. 744). «Le sens de la mystique chrétienne n’est pas de substituer un nouveau savoir à celui qui est donné dans la Révélation» (DSAM, «Mystique», col. 1974). 358 «l’Écriture sainte joue un rôle capital dans l’expérience intérieure de Marie de l’Incarnation» (Robert Michel, Vivre dans l’Esprit, «L’Esprit et l’Écriture sainte», p. 146-150). Le chapitre V, «La Parole de Dieu», de la Physionomie spirituelle de Marie de l’Incarnation, de dom Oury (Solesmes, 1980, p. 66-86), est consacré à ce sujet. Dans un article non publié, produit pour les séminaires de lecture du Centre

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toute la signification et l’importance anthropologique. Il y a une différence radicale entre

considérer que l’expérience mystique puisse être «évangélisée» (DCT) ou que le

mystique chrétien doive s’en remettre aux Écritures pour valider son expérience

(DVS)359 et la reconnaissance du rôle inaugurateur des Écritures dans l’expérience

mystique elle-même. Dans la première conception, l’expérience mystique est considérée

comme précédente et doit par conséquent être évangélisée et se rapporter aux Écritures,

alors que dans la seconde perspective, l’expérience elle-même a sa source dans

l’Évangile, dans les Écritures.

3.24 Métaphysique et axiologisation de la mystique

Dans les textes que nous avons analysés, il arrive que la mystique soit

axiologisée. L’axiologisation de la mystique est un phénomène aussi déconcertant

qu’intéressant. Pourquoi faudrait-il que la mystique soit vraie ou fausse, réelle ou non

réelle, correcte ou erronée? Quel est l’enjeu d’une telle préoccupation? Dans certains

textes épistémiques, l’axiologisation de la mystique concerne surtout le caractère de

réalité du phénomène dit mystique, dans l’opposition réel/non réel, mais encore faut-il

voir comment le concept de réalité est interprétée. Pour le DCT, la réalité qu’on cherche

à établir et à comprendre est celle du «fait mystique»360 qu’on se préoccupe

d’authentifier, parce que le texte est considéré comme la simple traduction de

l’expérience et que l’expérience est valorisée comme représentant la réalité. Dans le

DSAM, on valorise de la même manière une réalité extra-textuelle, mais les nombreuses

d’études Marie-de-l’Incarnation, Oury s’était intéressé aux sources scripturaires de la lettre LXVIII (1995). 359 «l’importance aux yeux du chrétien de l’évangélisation de cette expérience, afin qu’elle puisse [..] se développer en écho à la révélation fondamentale de Jésus, Parole unique du Père» (DCT, p. 778) ; «le problème même de la possibilité de l’expérience mystique dans le christianisme ne peut se résoudre au seul niveau de la constatation empirique : [...] il faut en déterminer le vrai sens [...] c’est-à-dire à partir de sa correspondance ou de sa divergence avec la Révélation» (DVS, p. 743). 360 La problématique se déploie dans un parcours du «fait» : reconnaître le «fait mystique à l’état brut», «dire le fait», et enfin «authentifier les faits mystiques» (supra p. 67).

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difficultés et apories auxquelles on se bute devraient alerter sur l’impossibilité de

pouvoir théoriser la mystique avec le cadre théorique dont on dispose. Pour le DVS,

l’axiologisation porte sur l’identification de l’expérience mystique : est-elle ou non

chrétienne? La mystique n’a pas de valeur en soi, seul le christianisme est valorisé. Pour

l’Encyclopédie des mystiques, l’axiologisation porte sur l’authenticité de la mystique :

est considérée comme authentiquement mystique une attitude basée sur le désir d’unité

et la nostalgie de l’origine. Pour l’Encyclopédie des religions, l’axiologisation n’est plus

une question de définition de l’objet, — l’objet est défini comme indéfinissable,

inaccessible, ineffable, — mais une question de pouvoir ou non faire une expérience

d’union avec ce type d’objet, expérience refusée dans certains systèmes religieux et

réputée possible dans d’autres. Dans le Vocabulaire de la philosophie de Lalande, le

critère de référence étant la rationalité philosophique, l’axiologisation se localise dans

l’opposition entre rationalité et irrationalité, l’aspect irrationnel attribué au concept de

mystique lui conférant un sens péjoratif.

Les textes sémiotiques axiologisent aussi la mystique, mais pas de la même façon

ou pour les mêmes raisons. Pour Certeau, la mystique se définit dans la problématique

de la présence361 ; mais assez paradoxalement, cette problématique se trouve davantage

au point de vue des énonciataires qu’à celui des énonciateurs qui, eux, vont dans le sens

d’une critique d’une métaphysique de la présence. Il fait même de cette attitude critique

des énonciateurs vis à vis de la présence un critère définitoire de la mystique.

Aussi, les «vrais» mystiques sont-ils particulièrement soupçonneux et critiques à l’égard de ce qui passe pour «présence». Ils défendent l’inaccessibilité à laquelle ils se confrontent. (FM, p.14)

Est «spirituelle» la démarche qui ne s’arrête pas à un moment, si intense ou exceptionnel soit-il ; qui ne se voue pas à sa recherche comme à celle d’un paradis à retrouver ou à préserver ; qui ne s’égare pas dans la fixation imaginaire. Elle est réaliste, engagée [...] elle est critique, donc. (EU, p. 1034-3)

361 «L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu)» (FM, p. 9).

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En tenant compte du point de vue critique des mystiques, la définition de Certeau repose

donc sur une structure anthropologique trinitaire, et pas seulement unitaire. Il faut voir

que cette définition est le contraire de celle mise en avant par le DCT, par

l’Encyclopédie des mystiques et par l’Encyclopédie des religions. Elle s’accorde avec

l’idéal du DVS en expliquant ce que le DVS a renoncé à expliquer parce qu’il ne prend

pas assez en compte la dimension anthropologique : que la structure trinitaire est

essentielle à la dynamique du désir humain et a fortiori au désir de Dieu ; et

corollairement, qu’un désir qui se fixe dans l’unité ne rend pas compte du désir humain à

part entière et ne peut en aucun cas rendre compte du désir de Dieu, à moins de

confondre soi avec Dieu. Dans la tradition judéo-chrétienne, cet interdit de structure est

attesté par le fait que seul Dieu est défini par une formule unaire : «Je suis celui qui

suis» ou encore «Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et

le Verbe était Dieu».

Pour Turner, la préoccupation épistémologique rejoint la préoccupation

spirituelle. Car si la mystique a consisté en christianisme, et ce jusqu’à la modernité, à

nier que de Dieu l’expérience soit possible, il faut bien se demander si affirmer le

contraire est encore chrétien ou encore mystique. Mais encore, Turner remarque lui aussi

que ce problème est plus celui des énonciataires que des énonciateurs mystiques,

puisque ces derniers, même dans le paradigme moderne, ont réussi à maintenir une

forme d’apophatisme par leur critique, générale et constante, de l’«expérience» dite

mystique.

[15] my hypothesis is that modern interpretation has invented ‘mysticism’ and that we persist in reading back the terms of that conception upon a stock of medieval authorities who knew of no such thing — or, when they knew of it, decisively rejected it. (DG, p. 7)

Turner adopte un point de vue axiologique sur la mystique. Il ne s’en cache pas, il avait

au départ une présupposition négative, qui s’est avérée confirmée par les analyses de

textes, envers ce qu’il appelle l’«expérimentalisme» moderne. Il va très loin dans cette

critique, jusqu’à refuser qu’une expérience faite par «un moi» puisse être spirituelle au

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sens de la mystique chrétienne. Pour Turner l’expérience que l’on dit mystique à

l’époque moderne n’en est simplement pas. Il questionne la possibilité et la pertinence

même de penser en termes d’expérience spirituelle.

Mino Bergamo apporte un point de vue complémentaire à la thèse de Turner. De

la même manière que Turner a contribué à expliciter la difficulté d’approche du travail

de Certeau, Bergamo offre une explication à la position tranchée de Turner. N’ayant pas

un point de vue confessionnel, Bergamo n’axiologise pas les formes de mystiques dans

leur rapport entre elles. Il semble qu’il les apprécie également, bien qu’il soit préoccupé

d’en distinguer les différences et lui aussi, préoccupé d’éviter les erreurs

herméneutiques. Son attitude est celle d’un sujet préoccupé par l’importance du

symbolique et qui découvre dans la spiritualité dite mystique un trésor pratiquement

inégalable. Selon Bergamo, et c’est même une partie importante de sa thèse, la

radicalisation de la conception antique et médiévale de la non-expérience de Dieu est

elle aussi un produit de la modernité. Nous la reprenons pour l’essentiel : après avoir

démontré la différence insurmontable entre les modèles de la mystique dite de l’essence

et la mystique expérientielle et psychologique qui s’élabore à la modernité, Bergamo

repère un auteur (Séguenot) qui radicalise cette différence, en soustrayant complètement

à la conscience l’expérience mystique, jusqu’où, d’après sa propre analyse, la mystique

de l’essence ne va pas. La conception apophatique ménageait quand même un espace de

relation, même s’il était paradoxal : la mystique de l’essence pensait que l’opération de

Dieu dans l’âme était «en même temps connue et inconnue» (AA, p. 196) à l’âme en

laquelle elle se produit. L’âme pouvait sentir et donc expérimenter en quelque sorte que

Dieu opérait en elle, mais sans pouvoir connaître la nature de cette opération362. À

l’appui, Bergamo cite notamment Tauler :

«l’ouvrage de Dieu lui demeure caché ... Cette ignorance la plonge [l’âme] dans une certaine admiration ; elle aspire et elle s’essouffle à

362 Cette situation paradoxale a été développée dans le thème chrétien de la «docte ignorance». «Mais l’âme ignore ce qui arrive en sa région la plus intime, quand bien même elle n’ignore par que quelque chose est en train de lui arriver. Elle sait et ne sait pas, elle est connue et inconnue à elle-même. Et c’est précisément cette ignota cognitio, cette connaissance qui ne connaît pas [...] qui stimule sa volonté de savoir, qui la fait tendre incessamment vers l’opération divine, laquelle se soustrait obstinément à son regard» (AA, p. 196).

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vouloir le connaître, et elle en fait l’expérience ; mais ce que c’est, et comment cela advient, elle est incapable de le savoir» (Ioannis Tauleri Opera omnia, p. 55, traduit par Bergamo, AA, p.196).363

L’expérience dont parle Tauler est une expérience de l’ignorance et du désir et non une

expérience de l’objet de l’ignorance et du désir. Il existe donc bien une expérience dans

la mystique dite de l’essence, mais une expérience des effets du désir de Dieu — et non

une expérience de Dieu comme tel. Cette définition de Tauler correspond parfaitement à

celle de Turner pour qui, en définitive, on ne peut pas savoir ce qu’on ne sait pas :

[24] so we can, in a sense, be aware of God, even be conscious of the failure of our knowledge, not knowing what it is that our knowledge fails to reach. This is not the same thing as being conscious of the absence of God in any sense wich entails that we are conscious of what it is that is absent. (DG, p. 265)

Turner reconnaît donc, lui aussi, sinon une expérience de Dieu du moins des effets

d’expérience à la relation à Dieu qui, à strictement parler, ne peut être expérimentée :

«what I have called the ‘experiental feedback’ of that which cannot itself be

experienced» (DG, p. 250). Denys Turner se comporte, pourrait-on dire, comme

Séguenot, en mettant l’accent sur l’impossibilité de l’expérience de Dieu comme tel.

C’est l’idéal spirituel de Denys Turner qui l’entraîne à prendre une position radicale. Il

se comporte aussi comme les auteurs qu’il analyse, comme l’auteur du Nuage

d’inconnaissance ou Denys le Chartreux qui critiquent la tendance expérientaliste au

nom de la simple logique de ce qu’avait été jusque là l’attitude mystique. Comme on l’a

déjà observé, l’attitude de Turner est motivée par une sorte d’exaspération devant non

seulement les erreurs herméneutiques contemporaines, mais également envers l’attitude

spirituelle moderne et contemporaine. À titre exemplaire, cette remarque, empruntée à

363 Dans ce même esprit, on se rappelera les visites de Dieu de saint Bernard : «Je confesse que j’ai eu, moi aussi, la visite du Verbe — je parle en insensé — et cela plusieurs fois. Et bien qu’il soit entré souvent en moi, plusieurs fois je n’ai pas senti qu’il entrait. J’ai senti qu’il était venu, je me rappelle qu’il était là ; parfois même j’ai pu pressentir son entrée, mais la sentir, jamais, et sa sortie non plus» (Sermon 74 sur le Cantique).

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Jean de la Croix, témoigne de l’idéal spirituel de Turner : «their motive is personal peace

rather than God» (extrait de La Nuit obscure de Jean de la Croix, DG, p. 242).

L’attitude de Turner est celle d’un sujet concerné par la spiritualité dans une

confession, en l’occurrence dans la foi chrétienne, d’un sujet animé par une

préoccupation spirituelle chrétienne. Nous avons rencontré une attitude semblable dans

le DVS, pour lequel l’important n’est pas l’expérience mystique elle-même, mais de

savoir si l’expérience est chrétienne ou ne l’est pas. À la différence que Turner déplie

des intelligences anthropologiques là où le DVS ne rencontre qu’aporie. Le DVS ne

théorisant pas l’expérience comme telle accepte d’emblée la définition expérientaliste de

la mystique qu’elle constate faire problème et se rabat sur l’identité chrétienne, imposée

comme devoir plutôt qu’advenue de signification. C’est pourquoi le DVS n’a pas tort

mais n’a pas raison non plus. Il laisse le sentiment d’un discours qui arrive à des

conclusions incontournables, mais à des conclusions qui sans être fausses ne sont pas

basées sur les bonnes raisons, sur le fond du problème. On pourrait dire que le DVS

maintient l’importance de la structure chrétienne trinitaire par intuition. Cette situation

épistémique ne serait vraisemblablement pas un précédent pour la théologie chrétienne,

comme l’a remarqué François Martin à propos des encycliques Providentissimus Deus

de Léon XIII et Spiritus Paraclitus de Benoît XV : «Au crédit du magistère romain

reconnaissons qu’ainsi, sans en avoir vraisemblablement l’intention explicite, il sut

défendre et protéger le texte à lire dans la forme sémiotique où il est donné» (Pour une

théologie de la lettre, p. 61). Il est important pour l’intelligibilité du christianisme dans

l’épistémè contemporaine de savoir qu’on peut fournir des explications signifiantes sur

le plan anthropologique à ce que le magistère et la tradition ont maintenu d’un point de

vue normatif.

L’attitude épistémique de Turner est en somme une attitude théologique qui

débouche sur l’anthropologique (le théologique éclaire ici l’anthropologique) alors que

celle de Bergamo est exclusivement anthropologique. Le fait même que les deux études

convergent à partir de ces deux perspectives différentes — ou pour le dire plus

précisément, qu’une perspective anthropologique converge avec une perspective

théologique — est un point qui mérite l’attention de la théologie. Se situant dans un

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même paradigme épistémique, les résultats des lectures sémiotiques des divers auteurs

présentent des interprétations qui ne sont pourtant pas identiques. L’identité des

résultats, c’est-à-dire la production de résultats identiques, critère de validation dans

d’autres sciences, n’est pas un critère de validation herméneutique. Non identiques, les

résultats ne sont quand même pas contradictoires et apparaissent complémentaires entre

eux. Cette disparité introduite dans du semblable laisse de l’espace pour une heuristique.

Ces lectures permettent d’espérer un avenir pour une relecture des textes de la tradition

chrétienne. Car, qu’est-ce que la «vie intérieure», sinon le terrain en même temps que

l’impasse de la spiritualité?364

3.3 La mystique chrétienne, une conversion épistémologique : du désir d’unité au désir de l’Autre

3.31 Les attitudes épistémiques et leur logique

3.311 Attitude unitaire

Dans le Dictionnaire critique de théologie (DCT), l’Encyclopédie des mystiques

et l’Encyclopédie des religions la conception de la mystique est structurée par une

attitude épistémique unitaire. Le désir de plénitude et d’unité (d’être un et d’unir en un)

est caractéristique de l’énonciation de ces textes. Ces textes sont souvent pleins de

bonnes intuitions365, mais ils ne disposent pas d’un appareil théorique et méthodologique

364 Deux critiques de penseurs contemporains sur l’expérience spirituelle valent d’être citées : «le discours arrogant de l’illumination intérieure et de l’indicible [...] doit être révoqué car [il unifie] le sujet» (Badiou, Saint Paul : la fondation de l'universalisme, p. 68) ; «l’intériorité, (fût-ce sous le nom d’expérience ou attitude spirituelle), cette forme bourgeoise du théologique» (Belo, Fernando, Lecture matérialiste de l'Évangile de Marc, p. 13). On remarquera que Badiou, sans aucune intention théologique, révoque le discours de l’«unité mystique» au nom de la (nécessaire) division du sujet. 365 Rappelons, pour exemple, dans l’article du DCT, le rapprochement, qui reste non thématisé, entre la structure trinitaire de l’âme et la question du sujet. Trop souvent, il nous semble qu’on peut dire la même chose des textes théologiques : qu’ils sont pleins de bonnes intuitions mais qu’ils ne peuvent les justifier.

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qui leur permettrait d’en rendre compte et de leur rendre justice. Peut-être ont-ils trop

tendance au plein justement. Il est possible que le désir d’unité, responsable de la

valorisation des similitudes bien attestée dans les trois textes, ne supporte guère la

méthode comme telle, puisqu’elle établit une distance, un écart entre le sujet de

l’énonciation (aussi bien l’énonciataire que l’énonciateur) et son désir366. Il est d’ailleurs

remarquable que ces textes sont très peu référencés sur le plan de la méthode. En tant

qu’énonciataires de la mystique, les énonciateurs de ces articles sur la mystique nous

semblent motivés par un désir unitaire qui est l’une des formes du désir mystique.

Écrivant sur la mystique, l’énonciataire est animé lui-même par un désir mystique

(entendons désir d’unité). À cet égard, la conception littéraire de la mystique que nous

avons cité en introduction paraît exemplaire de la conception unitaire que l’on se fait

généralement de la mystique : «Une longue tradition rapproche l’expérience poétique de

l’expérience du sacré, voire de l’extase mystique d’une rencontre unitive entre le poète

et le monde». Nous nous demandions pourquoi la mystique paraissait source

d’inspiration dans certains domaines mais problématique en théologie et dans les

disciplines qu’elle concerne sur le plan épistémique (de la connaissance). Nous pouvons

maintenant avancer que lorsque la mystique est considérée au premier degré, au sens de

désir d’unité, elle est source d’inspiration certes, mais non questionnée, non libérée du

fantasme unaire.

3.312 Attitude binaire

Dans le Dictionnaire de la vie spirituelle (DVS), le Dictionnaire de spiritualité

ascétique et mystique (DSAM) et le Vocabulaire technique et critique de la philosophie

de Lalande, la conception de la mystique est structurée par une attitude épistémique

binaire. Le DVS reconnaît dans la mystique le désir d’unité mais cette forme lui pose, (et

avec raison), un problème d’identité chrétienne. L’attitude du Dictionnaire de la vie

366La «méthode, celle-ci n’étant rien d’autre que cette construction de la distance entre lui [le sujet épistémique] et le système des objets qu’il observe» (Raymond Lemieux, L’intelligence et le risque de croire, p. 48).

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spirituelle est distanciée de l’unitaire mais reste préoccupée par le désir d’identité, par le

désir de départager ce qui est chrétien de ce qui est mystique. En conséquence, le désir

d’unité est thématisé dans une problématique dualiste où il se situe en opposition à une

attitude chrétienne. Cependant, cette position réputée chrétienne n’est pas thématisée

autrement que par une normativité, une déontique (un /devoir faire/) qui s’impose au

chrétien. Quant au Dictionnaire de spiritualité ascétique et mystique, son titre même

devrait alerter sur sa position binaire : en effet, la mystique n’était admise, dans

l’épistémè du DSAM, au départ, qu’en liaison à une ascétique ; le Dictionnaire a, au fil

du temps, révisé cette position puisqu’il est dénommé simplement le Dictionnaire de

spiritualité (DS) dans les volumes plus récents. L’attitude épistémique du DSAM est

binaire, préoccupée par un désir de scientificité qui se manifeste dans une problématique

de l’authenticité (vrai/faux, réel/irréel). Dans le Lalande, la mystique est comprise

comme désir d’unité et attitude unitaire ; mais sans théorisation du désir, dans un cadre

rationaliste binaire, le désir ne peut qu’être disqualifié et relégué dans l’irrationnel, ce

qui est signifié par la dernière acception en date, l’acception péjorative du terme

mystique.

Les attitudes épistémiques unitaires, dans les articles épistémiques, sont souvent

intégrées dans une problématique binaire, du fait de la valorisation et de l’axiologisation.

Lorsque la position unitaire est la seule valorisée, toute autre position se trouve

dévalorisée et paradoxalement l’attitude se binarise, séparant l’unité de ce qui ne l’est

pas ou lui fait obstacle. On se retrouve donc dans la situation paradoxale où l’énoncé

valorise l’attitude unitaire dans une énonciation foncièrement binaire ou dualiste367. Ce

qui n’est pas le cas dans l’énonciation mystique (celles des énonciateurs mystiques) qui

présente des énoncés unaires, oxymoriques et tautologiques, dans une énonciation

trinitaire. Dans le DCT, l’attitude unitaire de l’énonciateur est aux prises avec la

problématique de l’authenticité (vrai/faux, réel/irréel) et avec l’aporie de l’opposition

réalité/langage. Dans l’Encyclopédie des mystiques, l’attitude unitaire de l’énonciateur

fortement axiologisée produit une dualité constante et finalement une attitude binaire

367 Nous avons également observé cette situation énonciative dans une étude d’un ouvrage de spiritualité bouddhique : «Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel par Chögyam Trungpa : une analyse de discours», 1999, 21 p., non publié.

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intransigeante et radicale où les conditions de possibilité découlent de la déontique,

comme en témoigne cet énoncé exemplaire : «C’est uniquement par [nécessité, DEVOIR]

l’activité pneumatique qu’il devient possible [condition de possibilité, POUVOIR] de

saisir [comprendre ou SAVOIR] l’importance de la contemplation chez les mystiques».

Dans cette logique, il y a capacité ou /pouvoir être/ mystique (être un), sous la condition

de la modalisation déontique, le /devoir faire/ (ascèse), qui détermine en dernière

instance la modalité aléthique, le /pouvoir être/ (voir cette analyse supra p. 137). Dans

l’Encyclopédie des religions, la capacité (le /pouvoir/) d’être mystique est également

affirmée. Dans ce texte, nous l’avons vu (supra p. 152), le sujet de l’énonciation est

modalisé par le /vouloir pouvoir être/ et paraît convaincu du /pouvoir/ ou de la capacité

de l’humain à «parvenir», par ses moyens propres, à l’objet mystique, mais encore ici,

dans une attitude binaire, sous condition d’une ascèse.

3.313 Attitude trinitaire

Dans l’Encyclopædia Universalis, la conception de la mystique est structurée par

une attitude épistémique trinitaire, le seul cas dans les textes épistémiques que nous

avons analysés. L’énonciateur reconnaît les deux attitudes unitaire et binaire, le désir

d’unité et le désir de séparer ou de différencier, mais il adopte lui-même une position

tierce. L’énonciateur perçoit un reste aux deux positions unitaire et binaire. Ce reste,

l’énonciateur le situe dans l’irréductibilité du désir qui ne se laisse pas enfermer dans

une illusion unaire ni dans une alternative binaire — et en définitive, il le situe dans le

sens, le royaume de l’Autre, précédent et irréductible, responsable d’ailleurs de

l’irréductibilité du désir du sujet. Cette attitude épistémique envers la mystique est

conséquente à une position épistémique consciente de l’impossibilité d’une saisie réelle

du réel. Le sentiment mystique y est problématisé dans sa dimension fantasmatique de

désir, désir d’unité, d’être un et de faire un. Mais le sentiment scientifique, pourrait-on

dire, y est également problématisé, — indirectement, par le déni de la prétention à

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pouvoir tout expliquer, tout comprendre, à réduire donc le réel, — dans la

reconnaissance de la dimension d’irréductibilité du désir.

3.32 Du désir unitaire au désir trinitaire

Les attitudes épistémiques sont donc reliées à une métaphysique qui les sous-

tend. C’est dire en même temps qu’une épistémè a toujours sa métaphysique. C’est dire

encore, une attitude épistémique étant animée par un désir, qu’une métaphysique est

aussi forcément animée par un désir. Nous pensons que la métaphysique elle-même est

une élaboration du désir368. L’épistémologie, — dans le sens général que nous lui

donnons dans cette thèse, soit éthique de la connaissance en général ou attitude

épistémique éthique du sujet — est donc liée au désir en tant qu’éthique du désir :

critiquer une métaphysique, c’est critiquer une forme de désir. C’est pourquoi nous

parlons de conversion épistémologique dans la mystique chrétienne, au sens sémiotique

de transformation, d’une attitude à une autre, en l’occurrence d’un désir de logique

unitaire à un désir de logique trinitaire.

3.321 Une conversion

Nous prenons à notre escient un terme fortement connoté dans la tradition

chrétienne, la «conversion», pour lui donner une interprétation qui fasse sens dans le

paradigme du langage, sans invalider son sens chrétien. D’après le Petit Robert, le sens

étymologique de «conversion» correspond à la définition religieuse, du latin conversio,

«se tourner vers (Dieu)». La définition de «conversion», dans son sens religieux

chrétien, comporte donc deux éléments de signification (sèmes) : le mouvement de /se

368 «Les connaissances renvoient dès lors leurs producteurs et leurs utilisateurs aux aspirations qui les motivent, à ce qu’ils vivent comme un manque à combler, bref au désir plus ou moins obscur qui les habite.» (Lemieux 1999, p. 42, souligné dans le texte)

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tourner vers/ et /ce vers quoi/ est orienté le mouvement, l’objet. Si nous considérons le

deuxième élément de signification, l’objet du mouvement, la problématique est binaire :

il s’agit de /se tourner vers/ un objet plutôt qu’un autre. Dans la définition religieuse de

«conversion», «Dieu» est considéré comme un implicite, puisqu’il est mis entre

parenthèses369. D’où, probablement, le sens courant et normatif (et de logique binaire)

qu’il a pris en christianisme, selon la première définition donnée par le Petit Robert : «le

fait de passer d’une croyance considérée comme fausse à la vérité présumée». Cette

définition de la conversion s’en tient à une logique de l’objet et à une logique binaire. Ce

qui signifie que par «conversion» on entend nécessairement se tourner vers Dieu en lieu

et place d’un autre objet. Si nous considérons maintenant le premier élément de

signification, le mouvement /se tourner vers/ dans conversio comporte également une

forte connotation de changement, de transformation par le renversement370, et pas

seulement par l’orientation. Le terme «conversion» comporte donc l’idée sémiotique de

transformation (élémentaire), de renversement d’une situation sémiotique donnée en son

contraire (donc de la conjonction en disjonction et vice versa), ce qui est encore un

mouvement de logique binaire. Nous avons vu, lors de l’analyse de la vision de sept ans

de Marie de l’Incarnation, une relation décisive s’établir entre Dieu et le sujet mystique,

sous le signe du désir unitaire. Dans la vision du sang, moment considéré par la

tradition, et à la suite de Marie de l’Incarnation elle-même, comme sa conversion au

sens religieux, nous avons assisté à la transformation d’une situation épistémique de

méconnaissance à une situation de constat d’ignorance porteur d’un déplacement d’ordre

éthique, où le sujet (du désir) modalisé en tant que sujet thymique dans la première

vision, se voit modalisé en sujet (du désir) éthique (ou sujet éthique tout en demeurant

sujet du désir) dans la seconde vision. La conversion opérée dans la vision du sang ne

peut donc pas être considérée comme relevant simplement du mouvement de se tourner

vers Dieu puisque, à partir de la première vision, le sujet mystique était déjà (tout)

orienté vers Dieu. En quoi peut donc consister la conversion (vers Dieu) d’un sujet qui

369 On remarquera ici le même genre de procédé de mises entre parenthèses que nous avons vu chez De Certeau, dans l’expression «la présence (de Dieu)» : «L’écriture que je dédie aux discours mystiques de (ou sur) la présence (de Dieu) a pour statut de ne pas en être» (FM, p. 9) (voir supra p. 226-227). 370 Goelzer, Dictionnaire latin-français, Flammarion — et Picoche, Dictionnaire étymologique du français, Le Robert.

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était déjà tout tourné vers Dieu? Dans cette situation, la problématique de la conversion

ne peut plus viser l’objet. Nous proposons que la conversion, dans le parcours de Marie

de l’Incarnation, tienne en ce que le sujet du désir unitaire (sous la forme du désir

érotique, l’une des formes du désir unitaire) se reconnaît comme sujet divisé, ici en

l’occurrence, divisé de l’objet de son amour par le péché. La problématique de la

conversion concernerait ici le sujet et non l’objet de la conversion.

Ce qu’on peut voir à l’œuvre dans le discours mystique de Marie de

l’Incarnation, c’est que le sujet d’énonciation mystique se construit dans une structure de

désir qui dépasse et la seule forme unitaire de jouissance et la forme binaire de division,

puisqu’il maintient son désir d’unité malgré la reconnaissance de sa limitation, voire de

l’impossibilité à le réaliser. La logique sémiotique binaire, celle des structures

élémentaires, est celle de l’alternative exclusive entre la conjonction ou la disjonction,

l’un ou l’autre. La logique sémiotique qui tient ensemble les deux termes de l’alternative

élémentaire, soit conjonction et disjonction, peut être dite une logique trinitaire371.

François Martin a bien mis en évidence cet aspect de la problématique du sujet

(sémiotique).

L’alternative excluante du ou bien [...] ou bien (disjonction ou conjonction) ne suffit plus en effet à définir l’unique sujet qui, dans un même mouvement, est celui de la quête et celui du signifiant. Il faut penser un autre cas de figure et recourir à un type de corrélation paradoxale qui fait tenir tout en même temps la conjonction et la disjonction. Pour définir le sujet dans son lien à l’objet, nous dirons donc que, soumis à l’effet de l’énonciation, le sujet est établi dans un rapport de conjonction disjonctive ( ◊ ) avec son objet.372

Dans une telle logique (trinitaire), la jouissance unaire (la conjonction) n’est pas niée

mais réorientée, en quelque sorte, hors de l’autoréférentialité. Dans une telle logique

(trinitaire), l’alternative binaire (la disjonction) perd son caractère d’essentiel ou de

nécessaire (vrai ou faux?) pour devenir contingente à un troisième terme, relative à une

371 Deux grandes figures du christianisme témoignent de ces logiques du désir. On pensera à la conscience aiguë de la division du sujet chez saint Paul et bien sûr à saint Augustin, l’un des théoriciens de la Trinité chrétienne, converti du manichéisme (de logique binaire) au christianisme (de logique trinitaire). 372 François Martin, Pour une théologie de la lettre, p. 196.

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troisième et dernière instance, au sens fort de ce qu’on doit considérer en dernière

instance. Dans une telle perspective, la question du sujet n’est plus d’«être ou ne pas

être», (ni non plus de «faire ou ne pas faire»), mais l’enjeu d’être (et de faire). Le

problème se renverse en solution en quelque sorte : se tourner vers l’Autre, responsable

du désir, fait sortir de l’impasse de la dynamique du désir unaire en même temps que du

fondamentalisme de la problématique binaire, puisque l’Autre est l’étalon auquel se

mesure le désir373. La coexistence374 du désir unitaire de jouissance et de la conscience

de la division du sujet est possible dans la forme trinitaire du désir, dans le désir de

l’Autre, porteur de sens à donner et à la jouissance (de l’unité) et à la souffrance (de la

division). La problématique du sujet mystique ne se situe donc pas dans une alternative

entre la jouissance et la souffrance, mais dans le sens que l’Autre donne à l’une et à

l’autre.

Il convient également de remarquer que la reconnaissance de la division du sujet,

essentielle à la constitution du sujet éthique, est provoquée chez Marie de l’Incarnation

par une irruption de l’Autre sous la forme d’éléments de son système symbolique, du

système religieux auquel elle adhère. Le système symbolique est ici responsable de la

mutation du sujet mystique, de sujet du désir thymique en sujet éthique du désir. C’est

l’investissement imaginaire d’un élément du système symbolique qui entraîne la

reconnaissance de la division du sujet. On se rappellera que la relation de sentiments

unaires, dits aussi «sentiments océaniques» — telle par exemple la «vision» de Julien

Green rapportée par Michel de Certeau (supra p. 308) — ne comporte pas ce passage par

la reconnaissance de la division du sujet. C’est ainsi que le système symbolique canalise

le désir du sujet ; c’est de cette manière que les systèmes symboliques produisent des

socialités, des cultures et des subjectivités dans une cohérence interne et dans la

différence entre les systèmes (puisque l’humanité a produit une grande diversité de

systèmes symboliques).

373 «la mesure de l’amour c’est d’aimer sans mesure» (Marie de l’Incarnation, La Relation de 1654, p. 401). 374 Dans la définition du «terme «coexistence» du Petit Robert : «existence simultanée», il est assez remarquable que l’exemple retenu soit celui de la Trinité chrétienne : coexistence des trois personnes divines». Comme quoi, bien que probablement inconsciemment, la Trinité chrétienne est encore paradigmatique.

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3.322 Anthropologie et théologie du désir

L’anthropologie du sujet du langage et la théologie chrétienne se caractérisent

par l’élaboration d’un modèle d’intelligibilité de structure trinitaire. Le XXe siècle a vu

s’élaborer une nouvelle conception du sujet humain, basée sur une anthropologie qui fait

du langage la spécificité humaine. Cette anthropologie a été développée particulièrement

dans les cadres de deux approches du fait humain que sont la psychanalyse et la

sémiotique de l’énonciation. À partir de la théorisation de l’inconscient par Sigmund

Freud, le sujet a perdu beaucoup de son lustre nietzschéen : plus de sujet en maîtrise, en

contrôle de lui-même, plus d’idéal de transparence du sujet. Quelque chose échappe au

sujet, et ce qui échappe fait agir le sujet à son insu. Le sujet est «agi», véritablement

«sujet», plus ou du moins autant qu’il ne maîtrise. Le sujet aura dorénavant à tenir

compte de l’inconscient, d’une «irrationalité» diront les rationalistes, mais qui peut être

considéré aussi comme le fondement d’une autre rationalité. Freud avait déjà reconnu le

rôle central du langage dans les symptômes et autres formations de l’inconscient.

Reprenant les travaux de Freud, Jacques Lacan pourra énoncer la formule désormais

célèbre, paradigmatique d’une anthropologie du langage : l’inconscient est structuré

comme un langage. Entendons que la logique des structures mentales est celle du

langage. Dans le développement de sa pensée, Lacan en arriva à voir dans le langage la

précédence et la condition de la constitution de l’être-humain, être-parlant né dans le

langage et né au langage375.

L’entrée du sujet dans le langage ne se fait pas sans perte ni sans représenter une

potentielle source de souffrance pour le sujet. Le petit d’homme a son origine dans une

relation fusionnelle, intra-utérine d’abord et ensuite dans le stade oral, transition de la

matrice de chair à la matrice culturelle. Au stade oral, l’infans ne rencontre qu’une

altérité faible, puisque le premier autre comble ses besoins de survie et répond à ses

demandes. Cet autre fait partie de lui-même, il est de l’ordre du même (altérité faible).

Mais cet autre n’est pas tout, il a des manques et il a un autre (et un Autre). L’altérité

faible est constitutive du sujet, ce qui en fait un sujet divisé, à l’origine, mais sous la 375 En ce sens, Lacan a forgé le terme «parlêtre», pour indiquer la constitution langagière de l’être humain.

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forme de la conjonction, le sujet et son autre, le sujet et l’objet. L’accès au langage

entraîne une autre division, disjonctive celle-là et irrémédiablement. Le mode de relation

d’assimilation, d’identification voire d’incorporation de l’autre qui était celui de l’infans,

produisait un sentiment de prise directe sur la réalité, de prise immédiate sur la Chose.

L’entrée dans le langage, par la symbolisation qui s’y opère, exclut à tout jamais celui

qui va parler d’un rapport immédiat, non médiatisé, avec la réalité. La perte de ce

rapport d’immédiateté (de toute façon illusoire et non viable) crée le désir, à la fois

moteur et souffrance du sujet, moteur en ce que c’est ce qui fait vivre — et souffrance,

blessure ouverte (s’ouvrance) par le deuil de la totalité originelle perdue. Le sujet infans

— avant la maîtrise du langage, mais l’être humain est toujours déjà dans le langage —

est dans une logique unaire ou autoréférentielle, où tout est rapporté à lui. L’autre même

fait partie de lui. La relation à deux, la relation duelle dont la première forme est celle

qui s’établit entre la mère et l’enfant, consiste finalement à échanger (Benveniste376,

Dufour377) le sentiment unaire : moi comme (=) toi, toi comme (=) moi. Il faudra

l’intervention d’un tiers pour que se brise le cercle de l’autoréférence et que, d’un désir

unaire centripète et fermé sur lui-même, le sujet s’ouvre au désir de l’Autre. Altérité

forte celle-là puisqu’elle prend son origine à l’extérieur de la relation fusionnelle je-tu.

Le premier Autre est représenté par le père dans une cellule familiale (occidentale et...

jusqu’à maintenant). Le père (ou son tenant lieu) est l’autre de la mère ; elle manifeste

dans sa relation, dans son discours à l’enfant, l’existence de cet autre pour elle qui fait

qu’elle n’est pas toute à l’enfant. Le sujet (à terme) que produit le désir est donc de

376 La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu. C’est cette condition de dialogue qui est constitutive de la personne, car elle implique en réciprocité que je deviens tu dans l’allocution de celui qui à son tour se désigne par je. [...] De ce fait, je pose une autre personne, celle qui, tout extérieure qu’elle est à «moi», devient mon écho à qui je dis tu et qui me dit tu. [...] aucun des deux termes ne se conçoit sans l’autre ; ils sont complémentaires mais selon une opposition “intérieur/extérieur”, et en même temps ils sont réversibles. Ainsi tombent les vieilles antinomies du “moi” et de l’ “autre”, de l’individu et de la société [...] C’est dans une réalité dialectique englobant les deux termes et les définissant par relation mutuelle qu’on découvre le fondement linguistique de la subjectivité.» (Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 260). 377 «“Je” et “tu” est la dyade de l’amour» (D.R. Dufour, Les mystères de la Trinité p. 91). «Comme rien, dans le schème unaire, ne vient absolument garantir notre présence et que les preuves se renversent en leur contraire, il nous reste alors à nous contenter de nous éprouver mutuellement comme coprésents l’un à l’autre — la dyade “je-tu” est l’organe de cet échange» (p. 92). «Dans l’apprentissage des relations d’inversibilité entre les “deux premières personnes”, déduites du rapport “je-tu” isolé par Benveniste, la phase orale représente en quelque sorte le premier temps» (p. 285).

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structure trinitaire : il intègre soi (je), l’autre (tu) et l’Autre (il). Il faut trois personnes

pour faire un être humain378.

La théologie chrétienne a construit un modèle trinitaire de Dieu. Les premiers

dogmes, les premiers efforts donc pour établir la spécificité du Dieu chrétien, ont porté

sur la triple structure de Dieu. À partir de ce modèle, les penseurs chrétiens, assumant le

postulat biblique de la ressemblance de l’homme à Dieu, ont pu élaborer des

anthropologies trinitaires qui méritent d’être relues aujourd’hui. Plusieurs modèles

anthropologiques ont été proposés dans la tradition chrétienne (augustinien, rhéno-

flamand, aquinien, salésien), comme quoi ce Dieu soutient et inspire la réflexion de

l’homme sur lui-même.

Il est important de voir la spécificité de l’effet de la structure trinitaire sur

l’élaboration du désir et à plus forte raison lorsqu’on essaie de comprendre la

spiritualité. Par exemple, l’ancien débat autour de la place à donner à la contemplation et

à l’action dans la vie spirituelle peut être envisagé sous l’angle des logiques du désir. La

contemplation est une activité unaire : cessation du discours donc du sens, silence,

mouvement abyssal d’entraînement hors du monde, à l’intérieur, vers le fond. Le Dieu

chrétien est Un et la jouissance unaire est permise. Mais d’une commune unanimité, les

mystiques relativisent les états unaires (extase et jouissance) ; cette relativisation a

même été promue au statut de règle spirituelle chez les Carmélites. Les mystiques ne

s’arrêtent pas aux états unaires ; l’Autre comme horizon du désir est toujours devant. Car

le Dieu chrétien n’est pas seulement Un ; il est Un en trois personnes. Il faut «trois

378 Il semble que ce phénomène langagier, le système des trois personnes verbales, soit universel, bien que l’organisation des personnes, et notamment la priorité qui leur est acccordée, varie considérablement selon les cultures, ce qui fait que chaque système verbal est original (Benveniste, Problèmes de linguistique générale, p. 227). La fonction sociale de ces variations est la plus évidente dans des langues comme le coréen ou le japonais, par exemples, qui doivent tenir compte du rang social du sujet et de l’interlocuteur (p. 226). Mais il n’est pas exclu que ces variations rendent compte également des subjectivités. Dans cet esprit, Benveniste a remarqué la transcendance du je en culture occidentale : «Cette polarité [des personnes verbales je et tu] ne signifie pas égalité ni symétrie : “ego” a toujours une position de transcendance à l’égard de tu» (p. 260). La «subjectivité» qui se construit dans un système où le je est en position de transcendance implicite représente un univers subjectif qu’on peut supposer fort différent de celui qui se construit dans un système où la “première personne” correspond à notre troisième personne (il/elle) et la “dernière personne” à notre première, comme dans la grammaire de l’Inde (p. 225).

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personnes» pour faire ce Dieu. C’est dans la structure de cet Autre singulier, figuré et

nommé, qu’il faut chercher la spécificité de la mystique chrétienne.

La théologie chrétienne pose qu’il faut trois personnes pour faire Dieu. Dans la

perspective d’une anthropologie du langage, on a dit qu’il faut trois personnes pour faire

le sujet humain. Est-ce qu’une telle homologie de structure peut être pure coïncidence?

Le premier rapport que le sujet entretient avec son désir est de structure

tautologique et de dynamique autoréférentielle (revenir sur soi, rapporter à soi) ; nous

l’avons appelé tout au long de cette thèse désir d’unité. La tautologie est une logique du

langage. Forcément vrai de par sa structure (Wittgenstein), l’énoncé tautologique (ou

unaire), présente cependant un défaut : il fait défaut sur le plan de la signification, il ne

fournit pas de sens sémantique seulement un sens de direction, un mouvement

centripète. D’où le vertige et le vide que provoque ce mouvement de la pensée se

retournant sur elle-même. D’où aussi la jouissance que provoque ce mouvement sans fin

de la pensée par lequel je se perd en attestant son être. L’énoncé unaire typique est sorti

de la bouche de Yawhé-Dieu : «Je suis celui qui suis». Mais justement, Dieu n’est pas

un sujet humain. Si Dieu peut se prévaloir de l’identité unaire sans s’y perdre, pour le

sujet humain, la logique unaire n’est pas viable à long terme. Elle est cependant une

structure obligatoire, parce qu’elle est source de jouissance. C’est de cette étape du désir

que provient la foi et l’espérance. Car cette structure s’appuie sur une relation elle-même

obligatoire en raison de l’état de dépendance absolue où se trouve le petit humain (le

sujet de désir) à sa naissance. L’autre qui assure survie et subsistance permet (rend

possible) le sentiment unaire où se forge le narcissisme primaire. Cette première

structure est porteuse de foi, foi en la jouissance, et d’espérance, espérance de

jouissance.

Ce qu’il est convenu d’appeler la loi d’amour évangélique, — «Tu aimeras le

Seigneur ton Dieu avec tout ton coeur, et avec toute ton âme, et avec toute ta pensée.

C’est là le premier et le plus grand commandement. Le second lui est semblable : Tu

aimeras ton prochain comme toi-même» (Mt 22, 37-39) —, propose un parcours inverse

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de celui de l’ontogenèse du désir humain. Il y a là proposition d’une structuration et

d’une éthique du désir humain qui interroge et fait sens379. Si le tiers vient en troisième

dans le mouvement de développement ontogénique (de chaque structure empirique),

l’intégration de l’Autre constitue le but et le terme du processus d’humanisation (du

devenir humain). Nous avancions en introduction que si le discours mystique fascine et

s’impose à l’épistémè contemporaine avec un caractère d’actualité, c’est peut-être parce

qu’il retrace le parcours fondamental du devenir humain. Or, le parcours mystique est

bien celui d’une conversion, d’un rapport au désir de structure unitaire à un rapport de

structure trinitaire, mais qui n’invalide pas pour autant le première forme du désir.

Le moment est venu de reprendre la théorisation du désir en sémiotique avec

Geninasca. Ce dernier posait que les sujets thymique (sujet voulu) et symbolique (sujet

voulant) ne sont pas valables indépendamment l’un de l’autre. Car, «quel sens y aurait-il

à poser des valeurs qui ne correspondraient en aucune manière aux valorisations

thymiques du sujet voulu?» se demandait Geninasca, une question dont nous avons

reconnu l’importance pour la théologie spirituelle, mais également pour l’éthique

humaine en général. La question est celle de la motivation du sujet, motivation qui doit

s’ancrer dans le symbolique mais sans se couper de ses racines thymiques. La racine

thymique de la motivation est représentée par la modalité du /vouloir/. C’est pourquoi

Geninasca se demandait quel sens il y aurait à poser des valeurs symboliques, des

valeurs issues du symbolique, mais qui ne correspondraient pas aux valeurs thymiques,

au ressenti du sujet ou à l’expérience du sujet, à la jouissance du sujet. Comment le

/devoir/ peut-il s’assumer sans dérive mortifère? La modernité a répondu à cette

question en grande partie en valorisant le thymique aux dépens du symbolique, — en

minimisant voire en tentant d’exclure le rôle du symbolique — notamment justement par

la valeur de précédence accordée à l’expérience (mais à condition que le thymique soit

phorique, producteur de jouissance, que ce soit sur le mode euphorique ou dysphorique

(jouissance masochiste)). Ce qui revient à fonder l’éthique dans le thymique, ce que

379 Cet énoncé n’a pas manqué d’être remarqué par la psychanalyse, par Julia Kristeva notamment (Au commencement était l’amour : psychanalyse et foi, Histoires d’amour).

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Geninasca a bien décrit dans le «comportement» du «sujet voulu»380, dont nous avons

dénoncé la faiblesse voire la lacune sur le plan de l’identité (le sujet voulu n’a pas

d’identité) (supra p. 293). La question de la motivation du sujet éthique n’est pas

nouvelle mais son ancrage dans une anthropologie sémiotique permet de sortir de

l’alternative thymique/symbolique, — ou le ressenti ou le symbolique, ou l’individu ou

l’institution, ou le vouloir ou le devoir —, en démontrant la nécessaire articulation entre

les deux. Dans le parcours mystique, parce que le désir de l’Autre a son origine dans le

désir unaire, dans la jouissance, le sujet du symbolique n’est pas exilé du thymique, il y

puise le pouvoir de la motivation (le /pouvoir vouloir/). La théorisation sémiotique

donne au symbolique la place qui lui revient sans refouler pour autant le thymique.

Le Dieu du christianisme a pris de nombreuses figures et les sensibilités sociales

ont encouragé certaines de ces figures à certaines époques et dépendamment des

épistémès. Certaines des figures du Dieu chrétien favorisent, sinon l’instauration, du

moins la réparation du narcissisme primaire. Cet Autre placé en premier, a aimé le

premier et il aime le sujet indépendamment de ses qualités et faiblesses. En ce sens, le

Dieu chrétien est providence, figure maternelle qui permet la satisfaction des besoins

sans laquelle l’arrêt à cette étape bloquerait l’accès au désir pour le sujet (les besoins

doivent être satisfaits au contraire des désirs). De cette manière, le Dieu chrétien favorise

la réparation et le renforcement d’un narcissisme déficient sans inciter à la centration sur

soi-même, car ce n’est pas soi qu’il faut aimer en premier mais bien l’Autre. Le Dieu

chrétien a aussi pris la figure de l’amant, homologue à la figure maternelle dans la

logique structurelle du désir d’unité. Le désir amoureux tire son origine de la relation

duelle et unitaire mère-enfant, première forme de la relation à deux, relation d’altérité

faible (supra p. 355). Sous la figure de l’amant ou de l’époux, le Dieu chrétien permet

les gratifications de l’amour amoureux ou amour érotique. La mystique nuptiale met en

scène une union à l’autre-Autre bien-aimé qui a toutes les caractéristiques de la relation

amoureuse duelle et unitaire. Le mystique chrétien (du moins dans la mystique de

380 «lieu de désir et de crainte, défini par la naturel de son existence thymique, il est incapable de projets, de faires subordonnés au savoir et au vouloir qui régissent les intentions préalables. En l’absence de la structure modale requise pour accomplir l’acte fondateur de l’assomption, il n’est pas en mesure [...] d’assumer [...] la responsabilité de ses actes ou de prendre en charge la vérité de ses dires» (La parole littéraire, p. 32).

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l’union) prend l’Autre comme autre, mais la structure même de cet Autre lui interdit de

s’arrêter à la relation unitaire. Comme nous l’avons vu chez Marie de l’Incarnation, le

sujet mystique est passé du désir d’unité à la conscience de sa division qui interdit, à

partir de cette étape irrémédiable, le retour à la forme fantasmatique du désir d’unité.

Comme nous avons pu le remarquer également, le mystique est un pourfendeur

d’illusions, s’en remettant constamment à un autre — le directeur spirituel, le

confesseur, le ou la supérieure — pour dégager son rapport au grand Autre de

l’imaginaire. Mais le sujet mystique dépasse (va au-delà) également la forme

fantasmatique (paranoïaque) de la division, puisqu’il maintient son désir d’unité malgré

la reconnaissance de sa limitation, voire de son impossibilité, puisqu’il tient ensemble

l’unité et la division constitutive du sujet dans le désir de l’Autre, porteur du sens. De

cette manière encore, ce Dieu soutient le désir humain dans ses mutations vers

l’intégration de la perte du sentiment de totalité et du rapport d’immédiateté à la réalité,

source de souffrance, mais également passage obligé d’humanisation.

Si le mystique prend l’Autre comme son autre, l’Autre demeure ce qu’il est dans

le substrat symbolique qui est le sien, en l’occurrence, le Dieu des Écritures chrétiennes.

Comme nous espérons l’avoir démontré, il y a précédence du symbolique sur

l’expérience pour le mystique chrétien. La structure trinitaire de ce Dieu est donc

corollairement prééminente à d’autres formes structurantes du désir, dont au premier

chef à la structure unaire et au deuxième chef à la structure binaire. C’est pourquoi, s’il

est tenté de se perdre en Dieu et s’y perd effectivement pour un moment, le mystique

chrétien en revient toujours. C’est aussi pourquoi le mystique chrétien ne verse pas dans

un manichéisme ou un moralisme paranoïaque (aimer ou tuer) : la dialectique de

l’alternative ne se pose pour le mystique qu’en rapport avec l’Autre. Les termes de

l’alternative ne valent pas en eux-mêmes et pour eux-mêmes (la vie/la mort, la

jouissance/la souffrance) mais au regard de l’Autre (dont l’une des principales figures

chrétienne est «la volonté de Dieu»).

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CONCLUSION GÉNÉRALE

Nous avons misé sur une théorie relevant du paradigme du langage, la théorie

sémiotique de l’énonciation, pour relire et expliciter ce qui se joue dans et à propos de la

littérature spirituelle chrétienne, dans une perspective d’anthropologie théologique et de

théologie spirituelle. Nous sommes rendus au bilan et à la prospective. Le premier

élément du bilan portera justement sur la méthode de lecture et le cadre théorique choisis

et les avancées anthropologiques qu’il permet en théologie spirituelle. Le second

élément du bilan résumera et justifiera une série de démystifications conséquentes à la

mise en oeuvre d’une lecture sémiotique de textes mystiques chrétiens et de textes

traitant de la mystique. Une thèse est un parcours dont l’intérêt réside autant (et peut-être

même surtout), dans l’exposition et la transparence de son élaboration, que dans son

terme. Mais ce n’est évidemment qu’un parcours dans un immense potentiel de

recherche. Ce qui fait qu’à sa fin, une thèse prend une allure de commencement. Dans la

partie prospective de la conclusion nous indiquerons quelques unes des voies de

recherche ouvertes par les résultats de la thèse. La thèse étant interdisciplinaire, la

prospective le sera tout autant. La littérature spirituelle est un carrefour qui intéresse, en

plus de la théologie, des disciplines des sciences humaines, et au premier chef la

littérature et l’anthropologie. Nous tenterons donc une prospective dans ces trois

champs, littérature, anthropologie et théologie, dans l’objectif d’indiquer l’impact de

notre recherche sur des questions actuelles, existentielles et sociales, qui se posent à

notre monde contemporain et impliquent l’avenir.

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Épistémologie et spiritualité

Nous espérons l’avoir montré, le paradigme du langage permet d’approcher la

question de la spiritualité dans sa propre logique, «sans substance aucune»381, sauf dans

les traces et productions culturelles qu’elle inspire. Nous remarquions, dans

l’introduction, qu’à la modernité, le je occidental s’est affirmé comme le lieu de

l’expérience spirituelle. Ce faisant, il a occulté sa consistance langagière, une

inconsistance que l’apophatisme avait réussi à sauvegarder. L’anthropologie construite

dans le paradigme du langage, à laquelle nous nous référons, postule elle aussi une

négativité dans la constitution du sujet : le sujet n’est pas une substance ou un être, le

sujet (n’)est (que) le produit du langage.

Une certaine idée de négativité ouvrait donc cette thèse : négativité du sujet,

théologie négative, anthropologie négative. Idée difficile à admettre, voire même

impensable dans une épistémè positiviste où le rendement domine les corps et les

esprits. Idée qui semble au premier abord à contre-courant et qui aura peut-être indisposé

le lecteur : que peut-on faire en partant sur une base négative? L’indisposition aura été à

la mesure de l’emprise de la valorisation du positivisme. Nous espérons avoir ébranlé la

fibre positiviste et démontrer que la soustraction n’est pas une opération honteuse,

qu’elle est même nécessaire pour l’advenue d’un sujet éthique du désir, et qu’elle porte

une grande fécondité : la soustraction produit paradoxalement un surplus, voire un

excès, c’est l’une des leçons à tirer des mystiques. Nous espérons avoir suggéré qu’une

telle anthropologie entraîne avec elle une attitude d’humilité urgente dans le contexte

actuel, à un moment de l’histoire où la vanité humaine atteint des proportions

inhumaines. Au moment où l’humain s’approche de la possibilité de réaliser son

immortalité dans la réalité et non seulement dans un univers virtuel, on peut se demander

avec inquiétude qui, ou quoi, bénéficiera d’une telle survie. Il fut un temps où l’on

s’inquiétait de la nature de l’humain dans l’opposition homme/animal, en désirant bien 381 Sur le «marché» actuel des spiritualités, une problématique de la spiritualité en opposition à un «matérialisme spirituel» était l’apanage de maîtres spirituels orientaux, surtout bouddhistes. Le tibétain Chögyam Trungpa, par exemple, en a fait le propos d’un des ses ouvrages : «Pratique de la voie tibétaine : au-delà du matérialisme spirituel, Paris, Seuil, 1976 (Points)».

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marquer l’écart entre l’humain et l’animal. S’éloigner de l’animal rapprochait alors

l’humain de l’ange, du monde des êtres surnaturels, dans une trilogie cosmologique

impeccable. Après Pascal382, nous devrions nous être replacés et nous en tenir au monde

humain, mais ce monde a pris, dans une mutation vertigineuse, des allures machinistes.

La nouvelle opposition dans laquelle l’homme occidental se plaît actuellement à se

situer (homme/machine) ne semble pas faire cependant l’objet de trop d’inquiétude ou

d’interrogation. À tel point qu’au lieu d’une opposition, peut-être le rapport en est-il un

de conjonction (homme-machine). L’homme occidental ne désire peut-être pas tant se

dissocier de la machine comme il a désiré s’éloigner de l’animal383. C’est qu’il ne puise

plus d’inspiration dans un univers symbolique trinitaire, mais dans un monde

parfaitement binaire, idéalement artificiel, totalement artefact, fait de main d’homme.

On a longtemps (voulu) penser que le sujet humain était une âme, une substance

spirituelle, une chose ou un être donc. Or, en toute logique, le spirituel ne peut être

substantiel. Avec une anthropologie fondée sur le langage, la subjectivité est le produit

du langage et elle n’a donc une consistance que langagière. François Martin, théologien

et sémioticien, avait nettement perçu cette dimension lorsqu’il disait, dans un énoncé à

prendre «à la lettre» : «le texte scripturaire inclut en lui-même le processus qu’il a la

charge de mettre en oeuvre : l’institution de la subjectivité»384. Or, nous pensons que le

discours mystique (chrétien) rend compte de cela, de «l’institution de la subjectivité» par

le texte : alors que «le religieux» s’ancre dans un système symbolique particulier, ayant

une cohérence particulière, le discours mystique chrétien rend compte de surcroît, à

l’intérieur du système symbolique particulier qui est le sien, d’un processus plus

archaïque et plus fondamental, du dispositif symbolique lui-même que constitue le

langage et qui fonde la subjectivité (du moins occidentale). Mais aussi, François Martin

était conscient de la difficulté, voire du refus, qu’une telle perspective allait susciter :

«au fond nous avons peine à admettre que la subjectivité puisse être une affaire de

382 Faut-il le rappeler, «qui veut faire l’ange fait la bête» (Pensées, dans l’édition établie par Michel Le Guern, Gallimard, 1977, § 572). 383 La culture d’anticipation populaire offre à profusion des modèles de combinaison homme-machine, de l’intelligence artificielle à la «sexmachine». Elle n’est pas loin des réalisations possibles et des aspirations et prétentions de la techno-science. 384 Pour une théologie de la lettre, p. 446.

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textes»385. L’anthropologique langagière nécessite donc une «ascèse» (une soustraction)

sur les prétentions du sujet moderne dont la spiritualité ne peut faire l’économie. La

spiritualité ne peut prétendre à être ce qu’elle est (spirituelle) sans adopter une attitude

épistémologique. Et, pour le dire sans ménagement, nous ne pensons pas que la

spiritualité puisse se réclamer d’être chrétienne, aujourd’hui, sans réflexion critique.

L’enjeu de l’adoption du paradigme du langage en théologie spirituelle est

majeur. Nous partageons le malaise de Denys Turner devant les mésinterprétations de la

spiritualité chrétienne dans la modernité, mais surtout devant la tendance anti-

intellectualiste en spiritualité, tendance qu’il est plausible de tenir responsable de la

stagnation des idées et des apories rencontrées dans le discours épistémique sur la

mystique. C’est certainement avec lucidité mais aussi avec regret que le DSAM observe

que «Bientôt, et pour des siècles, dévotion et mystique deviennent des phénomènes

associés à un niveau de sous-développement mental» (col. 1906). Lorsque Denys Turner

dénonce l’anti-intellectualisme, c’est au nom de la spiritualité et non contre elle. Les

grands spirituels de la tradition chrétienne ont pratiquement tous été en même temps de

grands intellectuels, on semble l’oublier facilement. — Par intellectuels, nous

n’entendons pas parler des «professionnels», de ceux qui font carrière de l’activité

intellectuelle, mais simplement de sujets pour qui et chez qui la dimension cognitive est

sinon dominante du moins importante. Vu que nous ne nous positionnons pas dans une

logique binaire, poser une dimension de l’activité humaine ne signifie pas

automatiquement exclure d’autres dimensions. C’est pourquoi, lorsque nous

reconnaissons la dimension intellectuelle des mystiques, nous n’entendons pas que les

mystiques sont (exclusivement ou surtout) des intellectuels. — Il faut pratiquement être

en dehors du paradigme théologique pour observer à l’évidence et sans réticence que les

spirituels sont aussi des intellectuels386. La richesse spirituelle de la tradition

apophatique vient de sa qualité sur le plan intellectuel, une fécondité que Turner repère

aujourd’hui du côté des récents développements de la pensée occidentale qu’il associe

385 François Martin prend ici à son compte un énoncé de Pierre Legendre, tiré de L’inestimable objet de la transmission : études sur le principe généalogique en Occident, Paris, Fayard, 1985, p. 91. 386 Chantal Théry, à propos de Marie de l’Incarnation, laisse tomber, comme si c’était une évidence : «Et, comme bien des intellectuel/le/s, elle avoue :[...]» («Chemins de traverse et stratégies discursives chez Marie de l’Incarnation», Laval théologique et philosophique, juin 1997, p. 310).

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au «postmodernisme», mais que nous nous contentons pour notre part d’associer au

paradigme du langage. La richesse de l’interprétation des écrits spirituels dépend en

grande partie de la compétence des instruments intellectuels qui doivent se montrer à la

hauteur, pourrait-on dire, de ces textes. Mais la question n’est pas que d’ordre

intellectuel et épistémique, c’est ce qu’il importe de souligner pour la théologie

chrétienne. Lorsque Turner appelle de ses vœux un meilleur appareillage intellectuel en

théologie spirituelle, il ne s’adresse pas qu’aux théologiens chercheurs, il vise également

les «spirituels», les esprits orientés vers la spiritualité387. Ce qui est en cause c’est, plus

que la théologie spirituelle, la spiritualité elle-même et la spiritualité chrétienne en

particulier. Dans une visée pragmatique, nous pensons que la théorisation des formes du

désir mystique peut contribuer à fournir des critères de discernement en spiritualité

chrétienne.

C’est pourquoi il a fallu sortir du cadre habituel de la théologie spirituelle, où les

concepts ne sont pas questionnés. Si la théologie ne fait pas sa propre épistémologie sur

les questions qui la concernent au premier chef, ce seront les autres disciplines qui s’en

chargeront, avec comme résultat la perte de la perspective théologique. Trop de figures,

de concepts, de définitions sont tenus pour acquis en théologie. Nous espérons avoir

montré que la sémiotique de l’énonciation peut faire partie de l’appareillage intellectuel

que Denys Turner appelle de ses vœux.

387 «Whether there is anything in all this to appeal to the contemporary student of ‘mysticism’ or the contemporary ‘practitioner’ of spirituality I am rather more inclined to doubt : at any rate they will have little to gain and much misinterpretation to contribute until such time as ‘spiritually’ minded Christians and scholars of ‘mysticism’ alike equip themselves intellectually so as to understand the coherence [...] and the prescription of [a] Meister Eckhart [...]» (DG, p. 272).

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Sémiotique de l’énonciation et démystification...

Nous tenterons maintenant de faire le bilan des avancées que nous aura permises

la sémiotique de l’énonciation sur la question de la mystique en particulier et de la

spiritualité en général. Plusieurs des résultats de cette thèse vont dans le sens d’une

démystification de la mystique — et la thèse générale, bien sûr : la conversion

épistémologique réalisée par les énonciateurs mystiques chrétiens, du désir d’unité au

désir de l’Autre, constitue une démystification de la mystique entendue au sens de désir

d’unité. La question résiduelle serait donc : «Est-ce que la démystification, avec tout

l’arrière-plan de déconstruction qu’elle connote, peut constituer une avancée?» Nous

pensons que oui pour deux raisons.

Premièrement et sémiotiquement, la démystification peut être vue comme une

interrogation sur les valeurs plutôt que sur le statut de vérité, impossible à établir

définitivement. Le désir d’unité, par exemple, n’est pas «faux» ou «mauvais» en soi, il

comporte une vérité, mais il peut devenir stérilisant s’il est survalorisé, si le sujet lui

accorde la totalité de la valeur. Et bien sûr, un objet survalorisé est un objet non critiqué.

C’est pourquoi nous avons parlé dans cette thèse de replacement des valeurs, de mettre

les valeurs en perspective. La démystification est en définitive un geste éthique, en tant

que questionnement sur la valeur des valeurs.

Deuxièmement, si nous considérons la démystification comme un geste

épistémique éthique, donc comme un geste épistémologique, nous la tenons aussi, et

c’est là que se noue notre thèse, pour un geste spirituel, auquel nous encouragent les

mystiques chrétiens eux-mêmes, et donc le christianisme lui-même. Le «mysticisme»

chrétien a une spécificité et cette spécificité réside dans le désir de l’Autre, dans un désir

de structure trinitaire. Lorsque les mystiques chrétiens d’un commun accord, et

paradoxalement, insistent pour ne pas valoriser le «mysticisme» de leur spiritualité, c’est

la fixation ou l’absolutisation du désir d’unité qu’ils refusent. C’est pourquoi nous avons

pu dire : les mystiques chrétiens sont mystiques, certes, mais pas seulement, ils sont

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surtout chrétiens. C’est aussi pourquoi nous ne pouvons dissocier spiritualité et

épistémologie.

Du désir d’unité

Avec la sémiotique de l’énonciation comme approche de lecture, nous avons

abordé les textes qui représentent l’épistémè contemporaine sur la question de la

mystique dans l’intention de déceler l’attitude épistémique qui préside à la construction

de ces textes et par conséquent à la construction de l’épistémè. Dans l’«attitude», nous

entendions saisir quelque chose du désir qui motive consciemment ou non l’activité et le

comportement épistémique des sujets de l’énonciation de ces textes. L’attention à

l’énonciation aura permis de constater la prégnance du désir d’unité dans ces textes,

désir que nous définissons le plus élémentairement possible, et sémiotiquement, par

«vouloir être un ou faire un». En fait, le désir d’unité est la première définition à laquelle

est associée le phénomène qu’on tente de cerner dans le concept «la mystique», que ce

soit implicitement ou explicitement. Le désir d’unité est plus ou moins thématisé selon

les cas, mais rarement critiqué. Il arrive qu’il soit survalorisé comme étant la valeur

spirituelle suprême, la valeur à la réalisation de laquelle devrait tendre la spiritualité388.

Il arrive au contraire qu’on se méfie du désir d’unité sans trop pouvoir expliquer

pourquoi389. Les comportements épistémiques résultent en somme d’une raison bien

simple : les cadres théoriques de référence ne comportant pas de théorisation du désir

comme tel, alors a fortiori on ne peut faire l’association entre le «concept d’unité» et

une forme du désir. Sans théorisation du désir, il n’est pas possible de critiquer l’attitude

épistémique qui en résulte ; et corollairement, il n’est pas possible de critiquer les

contenus (concepts) que construisent ces attitudes épistémiques, contenus qui sont

donnés aux énonciataires comme représentatifs d’une réalité et même comme normatifs.

L’enjeu est important : il est question de l’intersection entre l’état de nos connaissances

388 Dans l’Encyclopédie des mystiques. 389 Dans le DVS.

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et notre subjectivité, de la manière dont nous construisons nos connaissances. Et c’est en

quoi nous pensons qu’une théorisation des structures du désir s’avère heuristique pour la

connaissance du sujet humain en général et du sujet spirituel en particulier.

Le discours spirituel courant fait cas d’une recherche d’un certain état ou

sentiment d’existence, décrit comme une paix intérieure, un état psychologique paisible,

harmonieux, réconcilié, d’entente avec soi-même et avec le monde. Cette attitude est

celle du désir d’unité : — désir d’une unité enfin réalisée en soi-même qui supprimerait

une fois pour toutes la division du sujet — et désir d’une unité avec le monde, sans

division, sans conflits, ce qui risque fort d’impliquer «sans différences». C’est l’idée (ou

l’idéologie?) qu’on se fait généralement de la spiritualité (du moins en Occident, et c’est

l’idée qu’on se fait en Occident, à tort ou à raison il faudrait voir, de la spiritualité

orientale). Or, cette manière d’être et de s’éprouver a toutes les caractéristiques de ce

que la psychanalyse freudienne a identifié comme l’«homéostasie», la tendance de

l’organisme à réaliser le principe de plaisir390, à réduire les tensions et les excitations, en

induisant à l’état de satisfaction et de repos. L’état de quiétude et de repos est du côté de

la «pulsion de mort»391, de l’extinction des excitations et des tensions, ce qui a suggéré à

Freud qu’il existe une liaison entre le plaisir et l’anéantissement. Qu’une attitude

spirituelle aspirant à la paix et donc à la fin de la division (désir d’unité) soit de l’ordre

de la pulsion de mort pose évidemment des questions incontournables à la spiritualité

chrétienne et l’enjeu est considérable pour cette spiritualité censée être toute tournée

vers «la vie» (promue au rang de «Vie»). En fait, et c’est ce qu’il importe de voir, cette

attitude ne coïncide pas avec l’attitude des mystiques eux-mêmes, caractérisée par un

390 «Pour S. Freud, le principe de plaisir [...] peut être conçu sur le modèle de l’apaisement d’un besoin, lié à la satisfaction des pulsions d’autoconservation mais, par lui-même il tendrait vers une déréalisation. [...] Il est par ailleurs surtout présenté comme principe de diminution de la tension [...] De plus, l’existence d’un au-delà du principe de plaisir vient interroger, à partir de l’hypothèse de la pulsion de mort, sur ce que l’homme recherche effectivement. La notion lacanienne de jouissance constitue une tentative pour résoudre ces difficultés» (Chemama et Vandermersch, article «Plaisir (principe de)», p. 320-321). 391 Freud place la pulsion de mort «à la base du principe premier de fonctionnement de l’appareil psychique. Ce dernier repose sur la tâche — jamais achevée, toujours à recommencer — qui consiste à rabaisser l’excitation, et donc, la tension de l’organisme, au degré le plus bas possible. À première vue, c’est la recherche de la satisfaction — le principe de plaisir — qui ramène le sujet, par la décharge pulsionnelle, à ce point d’étiage. Mais plus fondamentalement, Freud y voit aussi l’expression de la pulsion de mort puisque ce retour au point de départ, au niveau minimum d’excitation, est en quelque sorte l’écho de la tendance qui pousse l’organisme à revenir à son origine, à son état premier de non-vie, c’est-à-dire à la mort. (Chemama et Vandermersch, article «Pulsion de vie - pulsion de mort», p. 358).

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parcours qui n’a pas pour terme une unité dans le repos. Le propre de la quête mystique

est de ne jamais se satisfaire en deçà de Dieu, insaisissable et transcendant. Comme nous

avons pu le voir se déployer dans cette thèse, le mystique ne s’en tient pas au désir

d’unité. Il a même une conscience aiguë de la division du sujet. Une mystique comme

Marie de l’Incarnation jouit de l’unité momentanément réalisée dans l’imaginaire, sans

culpabilité, et, sur la base de l’espérance que consolide cette jouissance, passe à autre

chose, à l’action pragmatique, dans son interprétation de la volonté de l’Autre bien-aimé.

L’attention à l’énonciation aura permis de constater que l’énonciation mystique

se construit dans une structure à trois termes qui dépasse la forme unitaire du désir (et la

jouissance unaire communément associée à «la mystique») — et qui assume la forme

binaire de la division du sujet, pour maintenir l’unité fondatrice et la division nécessaire

dans le désir de l’Autre, porteur du sens à accorder et à l’unité et à la division, à la

jouissance et à la souffrance. Et c’est en cela que nous avons pu dire que le parcours du

mystique reflète le parcours du devenir humain (au moins à titre programmatique).

Maintenir conscience de la division du sujet et désir d’unité se réalise dans la forme

trinitaire du désir qui, au-delà de tous les fantasmes autogènes, mais aussi au-delà de la

tentation de désespoir que ne manque pas de provoquer la conscience de la division et de

la séparation irréversible, maintient — tient ensemble — unité et division constitutive du

sujet dans le désir de l’Autre, porteur de sens.

Car l’unité n’a pas, et par conséquent ne peut pas donner, de «sens». L’unité ne

va nulle part ailleurs que dans un rapport autoréférentiel du sujet à lui-même. Si l’unité

procure la jouissance de l’ipséité, elle ne donne aucun sens à l’existence dans la réalité

intersubjective. La recherche de l’unité, si elle est vécue de manière exclusive, ne

favorise pas l’articulation de la dimension subjective à la dimension sociale, qui est

autant constitutive de l’être humain. L’identité par l’unité est toutefois nécessaire

comme étape de la constitution du sujet, celle de la formation d’une structure qui puisse

accueillir la foi et l’espérance en la possibilité de la jouissance. Sans cette structure, le

sujet n’a pas de base sur laquelle appuyer et intégrer les autres étapes du parcours du

désir. C’est pourquoi, si nous le démystifions en tant que valeur ultime, nous ne

dénigrons pas le désir d’unité dans cette thèse, nous ne faisons qu’indiquer qu’il ne peut

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représenter le tout du désir, la seule forme ou la principale forme du désir humain, sans

le réduire ou le trahir.

De l’ineffable

La sémiotique de l’énonciation nous aura également permis de relativiser l’aura

d’ineffabilité qui entoure le discours mystique. Les valeurs thymiques mystiques ne sont

en fait ni plus ni moins communicables que toute autre valeur thymique, poétique ou

lyrique. La théorisation de Jacques Geninasca aura permis de mettre en évidence que

l’«ineffable» est le point de chute de tout discours qui tente de rendre compte de ces

valeurs qui, de par leur nature (sémiotique) thymique, ne sont pas communicables

comme on peut s’y attendre des valeurs cognitives. Le discours mystique de Marie de

l’Incarnation est apparu très conscient de cette impuissance à communiquer ce qui

ressort du thymique, et très conscient de la partialité et du caractère déceptif du discours

qui s’y essaie. La spécificité du discours mystique ne tient donc pas tant dans le

caractère ineffable des objets dont il traite, de sentiments, d’émotions, de valeurs

thymiques, mais dans le fait que ce sont des objets symboliques qui sont investis de

valeur thymique ou affective. Au-delà des faux mystères et de ce que nous ne

comprenons pas, une part du mystère de l’humain réside peut-être bien simplement là,

dans l’investissement affectif qu’il peut faire du symbolique. Nous n’insisterons pas trop

sur ce renversement par rapport à l’ordre dans lequel nous voulons percevoir les choses

jusqu’à ce que le mouvement de balancier caractéristique de la pensée humaine soit

revenu vers un meilleur équilibre entre les positions et les valeurs à attribuer

respectivement au symbolique et à l’expérience subjective.

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De l’expérience

Ce qui nous mène à une autre démystification, celle de l’expérience mystique en

particulier mais aussi spirituelle en général. Lorsque nous prenons les valeurs

symboliques pour les expressions, les explications de nos états thymiques, ce que nous

valorisons en dernière instance, c’est notre propre expérience, note vie subjective, nous-

mêmes. Alors que le désir de l’énonciateur mystique est, sans doute et sans compromis,

désir de l’Autre, il semble bien que ce que l’énonciataire désire d’abord, c’est

l’expérience mystique, c’est d’avoir accès, de faire lui-même l’expérience que le

mystique raconte. Comme l’a remarqué avec pénétration Denys Turner, ce qui intéresse

le mystique, ce n’est pas l’expérience mystique, c’est Dieu ; mais malheureusement, il

faut constater que ce qui attire largement en spiritualité, c’est l’expérience. Cependant,

de la même manière que la «soustraction» mystique produit un surplus, et que la

recherche de Dieu est aussi une recherche du bonheur, il ne faut pas dissimuler que si le

mystique a l’expérience de jouissance qu’il a, c’est la conséquence de son attitude, du

fait qu’il ne recherche pas l’expérience mais Dieu pour lui-même.

Le replacement de l’expérience à sa juste place, c’est-à-dire en second, est

conséquent au replacement du symbolique à sa juste place dans l’ensemble de la

dynamique humaine, c’est-à-dire à la reconnaissance de la précédence du symbolique

sur l’expérience et sur la subjectivité elle-même. Le symbolique participe à la

constitution du sujet, mais le moi ne le sait pas, ou ne veut pas le savoir. Dans le

mouvement de balancier de la pensée humaine que nous venons d’évoquer, le sujet est

passé d’un extrême à un autre : de la sujétion à la suprématie du symbolique institué et

institutionnalisé, à la suprématie de l’individualité, à une subjectivité qui occulte sa

dimension symbolique. Il est assez remarquable que le concept d’«individualité»

manifeste sémantiquement un refus de la division (in-divis-dualité), refus qui prend

refuge, on l’a vu, dans le désir et la survalorisation de l’unité. Le désir d’unité et la

suprématie accordée à la subjectivité sont donc en rapport de corrélation : le désir

d’unité est le désir du sujet pour sa propre subjectivité en quelque sorte. C’est pourquoi

nous avons relevé au passage des critiques pertinentes adressées à une certaine

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«idéologie» de l’«intériorité» (supra p. 352), l’intériorité étant l’une des figures du désir

d’unité. La spiritualité peut facilement donner dans l’impasse du désir d’unité et alors

mériter les qualificatifs de «discours arrogant» (Badiou) ou de «forme bourgeoise du

théologique» (Belo). Pour que la quête spirituelle ne tombe pas dans l’errance intérieure

et fantasmatique, il est primordial, au sens fort de ce qu’il faut faire en premier, de

reconnaître la précédence du symbolique.

Prospective littéraire

Nous pensons avoir mis en évidence, dans la prétérition, un élément du style

mystique qui n’a pas été étudié jusqu’à maintenant392. Dans l’analyse du discours

mystique que nous avons effectuée, la prétérition prend une importance équivalente à

celle de l’oxymoron. De l’oxymoron, nous avons vu qu’il peut être considéré comme le

résultat d’une stratégie discursive «apophatique» : lorsque le discours se soumet à la

double contrainte d’affirmer et de nier en même temps, il produirait «spontanément»

l’oxymoron (Turner). L’oxymoron (l’obscure clarté) se déploie dans l’énoncé et sur le

plan des figures, du discursif, sur l’axe paradigmatique. La prétérition est d’un autre

niveau : elle est un acte de langage qui a lieu sur l’axe syntagmatique et qui se déploie

sur le plan de l’énonciation plutôt que sur le plan de l’énoncé. Nous proposons que la

prétérition soit une stratégie apophatique équivalente sur le plan de l’énonciation à ce

que produit l’oxymoron sur le plan de l’énoncé. Ou, pour le dire autrement, que la

prétérition remplisse, sur le plan de l’énonciation, la fonction apophatique dont

l’oxymoron se charge sur le plan de l’énoncé. Nous proposerions, dans la même logique

que Turner à propos de l’oxymoron, que lorsqu’elle se trouve soumise à la contrainte

d’affirmer et de nier en même temps, l’énonciation produirait «spontanément» la

prétérition. Nous pensons que la prétérition est le procédé linguistique qui permet de

392 Par contre, la prétérition a fait l’objet d’études de théorie littéraire sur lesquelles il serait possible de s’appuyer, telles une récente étude de Danielle Forget (Figures de pensée, figures de discours, Québec, Éd. Nota bene, 2000). Philippe Hamon a aussi traité de la prétérition dans un sens en cohérence avec notre problématique et notre approche (dans Du descriptif, Paris, Hachette supérieur, 1993).

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maintenir l’apophatisme dans le discours mystique moderne, dans le discours qui se fait

récit d’une expérience subjective. L’hypothèse s’avère en tout cas congruente avec

l’observation de Certeau selon laquelle le déplacement opéré à la modernité dans le

discours mystique a consisté justement à privilégier l’énonciation sur l’énoncé393.

Nous avons en cours de route souligné une thèse de Jacques Geninasca

(sémiotique littéraire) qui intéresse la théologie : selon lui, contrairement aux discours

esthétiques, la plupart des discours religieux n’assumeraient pas le statut véridictoire de

leurs dires, ce qui constituerait l’épistémologie implicite des discours esthétiques394.

Cette question mériterait une recherche plus en profondeur. Elle pose la question de la

spécificité des discours mystique et poétique — et plus précisément la question de la

spécificité de leurs sujets. Nous ne pensons pas que le discours mystique ait quoi que ce

soit à envier au discours poétique sur le plan de l’épistémologie implicite. Ce n’est peut-

être et probablement pas le cas pour tous les types de discours religieux, mais c’est

flagrant pour le discours mystique. L’épistémologie «implicite» du discours mystique

que nous avons lu est constituée par un principe de réalité subjective, par une attitude

explicite du sujet de l’énonciation qui consiste à ne pas confondre objectivité et

subjectivité. Ce caractère épistémologique a été observé dans la structure d’ensemble du

texte de l’autobiographie de Marie de l’Incarnation qui présente un clivage du sujet de

l’énonciation (conscient-inconscient) et une transaction entre les deux, non une

confusion. Si le sujet de l’énonciation se construit finalement dans et de cette

transaction, jamais le clivage n’est aboli. Le statut véridictoire est assumé par

l’énonciation mystique moderne dans la priorité accordée justement à l’énonciation. Il

conviendrait donc de vérifier cette attitude épistémologique sur un corpus plus vaste et

notamment de comparer les discours mystiques entre eux, selon les écoles ou les

époques. Nous irions plus loin encore sur ce terrain, en avançant que le discours

mystique est un type de discours foncièrement éthique, en ce sens qu’il critique sa

393 Voir supra p. 328. Ce qui pouvait avant être assumé sur le mode énoncif et propositionnel, ne peut plus être assumé que sous le mode énonciatif de la subjectivité. 394 «Contrairement cependant à la plupart des discours religieux […] , ils [les discours esthétiques] assument — pour traduire […] ce qu’on pourrait appeler leur “épistémologie implicite” — le statut véridictoire, et donc relatif, de tout univers de croire, de tout dire.»( J. Geninasca, La parole littéraire, p. 99-100).

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propre attitude épistémique et finalement son propre désir. Ce que, pour paraphraser et

nuancer le propos de Geninasca, il est douteux que la plupart des discours poétiques

assument ou réalisent. Il serait intéressant de vérifier cette hypothèse dans des discours

poétiques et des discours mystiques, pour voir quelle est la consistance des uns et des

autres sujets.

Voilà deux projets, — d’ailleurs reliés dans leur contenu puisque l’établissement

de l’identité du sujet de l’énonciation passe par le style, une notion qui peut être

redéfinie sémiotiquement en tant que stratégie énonciative —, relevant d’une

interdisciplinarité entre littérature et théologie. Mais la relecture de la littérature

spirituelle que permet la sémiotique de l’énonciation peut soutenir un nombre

inépuisable de problématiques relevant de ces deux domaines.

Prospective anthropologique

Nous sommes-nous avisés qu’une théorie du texte, (comprenant une dimension

anthropologique), se trouve en élaboration présentement au moment même où le texte

tend à disparaître de la culture, ou en tout cas le texte tel qu’il a été jusqu’à maintenant?

C’est comme si la dimension symbolique de l’être humain (occidental, nous ne

présumons pas des autres cultures), qui s’est transmise principalement dans et par les

textes, était en train de s’effacer de la culture au moment même où nous commençons à

la théoriser. Et avec le texte, le christianisme, religion du livre, religion du texte donc,

n’est plus compris ni apprécié comme un medium capable de livrer du sens (ou peut-être

qu’on ne veut plus entendre ou laisser entendre l’espèce de sens qu’il porte). Et quand

nous pensons au symbolique, nous ne faisons pas référence seulement aux systèmes

symboliques culturels, institutionnalisés ou non, qui fournissent un cadre à la médiation

du désir et à sa sublimation, mais à l’ensemble des lieux d’actualisation de la fonction

symbolique, dont au premier chef, la fonction paternelle dont on ne peut pas nier qu’elle

soit malmenée dans les mutations sociales actuelles. L’importance accordée à l’image

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dans notre culture est symptomatique. L’image, parce qu’elle produit un simulacre de

l’effet d’immédiateté tant désiré, est l’un des aspects sous lequel le symbolique s’efface.

Le slogan «une image vaut mille mots», par exemple, met en évidence l’effet émotif de

l’image mais tend à dévaloriser le texte, les mille mots qui donneraient pourtant à

l’image sa dimension humaine en la situant dans un cadre de réflexion humain395. La

priorité accordée à l’expérience sur le symbolique est une autre façon de banaliser la

médiation du texte : le texte y perd sa dimension de travail à faire, à la lecture autant

qu’à l’écriture. Il devient un simple mode d’emploi, un aide-mémoire, une légende à

apposer au bas du tableau imaginaire et émotif de l’expérience.

Relire et expliciter ce qui se joue dans et à propos de la littérature spirituelle

chrétienne, c’est expliciter en quoi le symbolique a quelque importance pour l’être

humain, pour ce qu’on appelle la «nature humaine». Au-delà des faux mystères et de ce

que nous ne comprenons pas, une part du mystère de l’humain réside peut-être bien

simplement là, dans l’investissement affectif qu’il peut faire, qu’il est capable de faire du

symbolique (comme on dit en christianisme que «l’homme est capable de Dieu»). Mais

pourquoi la structure trinitaire caractéristique du symbolique aurait-elle quelque

importance ou quelque valeur, plus qu’une autre structure? Une chose sûre, c’est que la

structure trinitaire est la condition de la socialité, de la coexistence, du vivre ensemble.

Si le sentiment unaire et unitaire fait partie de la dynamique humaine en tant que

jouissance, ce sentiment referme le sujet sur lui-même dans une dynamique

autoréférentielle qui se nourrit de sensations immédiates. Comme nous le remarquions à

propos de la démystification du désir d’unité, si l’unité procure la jouissance de

l’identité du même (l’ipséité), elle ne donne aucun sens à l’existence dans la réalité

intersubjective. C’est pourquoi nous pensons qu’une théorisation des structures du désir

relevant des positions intersubjectives dans le langage replace l’humain dans son

substrat anthropologique fondamental, celui des relations intersubjectives où l’Autre, le

symbolique, a une position de précédence.

395 «Du tableau qui fait jouir aux commentaires qui font comprendre» (De Certeau, FM, p. 73).

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«La mystique» est-elle encore présente dans notre épistémè et alors, où se

logerait-elle? Nous croyons que la théorisation des structures du désir mystique telle que

mise en oeuvre dans cette thèse, permet d’élucider, de jeter quelque lumière sur cette

question. Il s’agirait de discerner si, par «mystique», on fait référence seulement au désir

d’unité ou si on y entend le désir de l’Autre. Si la mystique est réduite au désir d’unité,

on le reconnaîtra sans peine dans la littérature et dans des pratiques spirituelles où le

sujet se méprend, où il se prend non pour un autre.... mais pour... un moi. Mais la

méprise n’est pas que du côté des énonciateurs. Des énonciataires animés par un désir

d’unité, il y en a à profusion si on considère les succès de vente de livres qui abordent de

près ou de loin des sujets plus ou moins mystiques. Qu’est-ce qui fait le best seller sinon

la boulimie des lecteurs? La consommation (mode de relation unaire : assimiler pour être

un ou faire un) représente le mode de relation du lecteur au texte qui, avec l’utilitaire,

domine aujourd’hui. Le lecteur boulimique est un sujet qui s’aliène dans la

consommation, qui fait paradoxalement du texte, d’un objet qui relève par excellence du

champ de l’Autre, un objet de renforcement narcissique. Et il se trouve bon nombre

d’énonciateurs prêts à profiter de cette occasion lucrative et disposés à satisfaire le désir

des énonciataires. De la même manière qu’il se trouve nombre d’énonciataires désireux

d’interpréter le désir mystique en termes de désir d’unité pour s’y conforter. On ne

s’expliquerait pas autrement comment il se fait que les mystiques chrétiens aient pu être

interprétés autant dans les termes du désir d’unité. Les deux situations sont du même

ordre, de l’ordre de la satisfaction de l’énonciataire, ce dont se gardent bien, on l’a vu,

éthique oblige, les énonciateurs mystiques chrétiens.

La sémiotique de l’énonciation nous aura permis d’examiner un point de vue peu

abordé jusqu’à maintenant, celui de la réception de la littérature mystique, par le biais de

l’énonciataire mystique, l’une des positions composant le sujet de l’énonciation. Mais

qu’est-ce que la reconnaissance de la transaction entre écriture mystique et désir de

l’énonciataire nous apprend sur notre statut de sujet-lecteur, de sujet en tant que lecteur?

Si, comme le suggère Raymond Lemieux, penser l’Autre, contribuer au rétablissement

de l’Autre, de l’ordre symbolique qui fait l’humain, est un enjeu des sociétés

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contemporaines396, il faut des lieux pour le faire. Et si, toujours en accord avec Raymond

Lemieux, la responsabilité de la transmission du symbolique est aussi du côté de

l’écoute397, nous proposons de considérer la lecture comme un de ces lieux où peut se

penser l’Autre. Que la théorie et la pratique de la lecture sémiotique se prête bien à cet

objectif est une conséquence du fait que l’Autre est une catégorie intégrée à

l’anthropologie sémiotique et que partant, la considération de l’Autre ne peut pas être

exclue de cette lecture. La lecture sémiotique demande une suspension de la satisfaction

dans la lecture équivalente à la suspension de la satisfaction du désir nécessaire à la

symbolisation. La lecture ordinaire est un acte de langage immédiat, non débrayé, non

distancié. La lecture sémiotique nous offre un instrument de distanciation heuristique qui

dérange, parce que «le lecteur est face au texte comme le sujet face à son désir»398.

Prospective théologique

Si la dimension mystique chrétienne est inséparable du désir de l’Autre, d’une

structure symbolique trinitaire, son étude implique de se demander où se loge la

structure trinitaire dans la littérature et les pratiques spirituelles, autant de la tradition

que contemporaines. À partir de la théorisation des logiques du désir mise en oeuvre

dans cette thèse, nous pouvons anticiper une relecture des discours de la tradition

mystique qui s’intéresse au mode de déploiement du désir d’unité et à sa résolution

trinitaire. Que la mystique rhéno-flamande mette en scène le désir de Dieu d’une

manière différente de la mystique nuptiale, par exemple, est une proposition qui reste

actuellement de l’ordre de l’intuition, bien que ce soit aussi de l’ordre de l’évidence. 396 «quand aucune figure de l’Autre n’arrive plus à s’imposer dans la culture, quand les figures de l’Autre sont ouvertes à l’infini, le sujet y trouve certes une très grande liberté [...] [mais] Laissé à lui-même, il est constamment confronté à ses incapacités et réduit à souffrir, par là même, de son manque à devenir sujet. Le terrain est alors prêt pour la névrose […] À moins que, autre scénario connu, toute distance abolie, la possibilité même d’une subjectivité ne s’abîme dans l’horreur du vide, ou encore qu’elle ne s’aliène à de soi-disant lois naturelles, au service d’intérêts pervers.» (Lemieux, «Théologie de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et philosophique, p. 225-226) 397 «Chacun est responsable de ce qu’il entend. Chacun est libre de reconnaître ou non le sens qu’un récit peut éveiller en lui.» (Lemieux, «La fable du corps […]», p. 286) 398 Bertrand Ogilvie, Lacan : la formation du concept de sujet, p.123, cité plus haut p. 259.

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Dans la littérature et les pratiques spirituelles contemporaines, il serait pertinent de

vérifier, par exemple, si l’interprétation spirituelle actuelle du christianisme sauvegarde

la structure trinitaire dans le rapport à l’Autre. Il nous semble qu’une relecture

sémiotique permettrait vraisemblablement d’expliciter anthropologiquement les

intuitions de la théologie spirituelle. Il nous semble que la relecture de la littérature

mystique dans l’optique de cette thèse apporterait à la théologie spirituelle une

dimension qui lui permettrait de se nouer anthropologiquement de manière signifiante.

Nous avons pu constater, dans cette thèse, l’impact du système symbolique sur la

construction du sujet : la reconnaissance de la division du sujet est provoquée, chez

Marie de l’Incarnation par une irruption de l’Autre sous la forme d’éléments de son

système symbolique religieux, le catholicisme (du XVIIe siècle). Le système

symbolique est ici responsable de la mutation du sujet mystique, de sujet du désir

thymique en sujet éthique du désir. Il paraît par la suite légitime de poser l’hypothèse

que la structure trinitaire du christianisme favoriserait l’intégration de la fonction

symbolique ainsi que le déplacement nécessaire à la suspension de la satisfaction

nécessaire à la symbolisation. En christianisme, l’expérience relevant du désir d’unité est

intégrée dans une structure trinitaire actualisée par un système symbolique, la Trinité

chrétienne. Cet impact du système symbolique chrétien sur l’intégration de la fonction

symbolique pourrait être analysé et démontré plus en profondeur. Par exemple et

notamment, la Trinité se retrouve dans les discours de mystiques qui ne sont pas

reconnus comme «mystiques trinitaires» par la tradition, c’est-à-dire des mystiques qui

ne font pas une place centrale à la Trinité dans leur spiritualité (Thérèse d’Avila, par

exemple, raconte, dans la Septième Demeure, une vision de la sainte Trinité). Les

visions trinitaires ont été considérées par la théologie spirituelle comme des «visions

intellectuelles», (et les mystiques trinitaires sont d’ailleurs considérés comme des

«intellectuels»), mais sans plus d’investigation. Voilà une autre belle intuition qui

mériterait d’être explorée.

Il est aussi possible que nous ayons la surprise de trouver la structure trinitaire là

où on ne s’y attendrait pas, notamment dans des quêtes de sens athées, autant sinon plus

que dans des quêtes qui n’ont de spirituelle que la prétention. Que le paradigme

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anthropologique du langage, construit essentiellement dans un cadre athée, puisse

maintenant servir la théologie, est une illustration de cette situation paradoxale et peut-

être bien prophétique. Nous avons vu, au fil du déroulement de cette thèse, comment les

concepts psychanalytiques et sémiotiques sont signifiants pour une anthropologie

théologique, comment ils permettent de nouer un sens difficilement discernable

autrement. Mais symétriquement, les concepts sémiotiques et psychanalytiques sont

susceptibles d'investissement théologique. La contribution est réciproque et peut-être

plus qu’on ne le pense. L’idée que la sécularisation, la démystification et la

désacralisation sont dans l’esprit même du christianisme est dans l’air depuis quelque

temps399. En corollaire, il est possible de supposer que certains des développements

athées de la pensée occidentale sont en continuité directe avec le christianisme, qu’ils

n’auraient pu s’élaborer sans la structure (trinitaire) qui forme le substrat de la pensée

occidentale. Dans cette direction, la déchristianisation résulterait autant sinon plus de la

perte d’un rapport trinitaire à l’Autre que du rejet de la religion dans son aspect

confessionnel.

La religion nomme l’Autre, lui donne figure (Raymond Lemieux). La finesse du

christianisme est de donner à l’Autre une figure qui conserve la transcendance, l’aspect

d’infiguré(rable), d’irreprésenté(able) et en même temps de lui donner une figure proche,

et la plus proche qui se puisse : un visage humain, la nature humaine elle-même. Et dans

cette nature humaine, de donner une figure la plus proche, la plus intime encore qui se

puisse, celle de la satisfaction du nourrisson ou de l’amant(e). Accepter l’Autre sans

consistance aucune, sans nom, sans figure, c’est pratiquement impossible pour l’humain,

au-dessus des forces du commun des mortels ; c’est un geste sur-humain dont un certain

athéisme nietszchéen a fait un idéal, mais qui reste toujours au bord du désespoir. Car,

399 «Comme l’a montré Heidegger, [Nietszche] confirmait le “déclin [de l’Idéal] comme monde suprasensible à pouvoir d’obligation et de gratification”. Ce déclin dont le christiasnisme lui-même pourrait être considéré comme une des conséquences [...]» (Julia Kristeva, Au commencement était l’amour : psychanalyse et foi, p. 77). «Mais si le sacré est ce mécanisme [...] que Jésus est venu dévoiler et démentir, il se pourrait bien que la sécularisation soit en réalité un effet positif de l’enseignement de Jésus (Gianni Vattimo, Espérer croire, p. 36). «[le théologien] doit sans cesse démystifier les produits mêmes de cette inscription [de l’Autre] pour éviter qu’ils ne deviennent idoles parmi les autres idoles. L’acte théologique ne peut dès lors tenir que sur la désacralisation des images du sacré qu’il produit [...]» (Raymond Lemieux, «Théologie de l’écriture et écriture théologique», Laval théologique et philosophique, p. 241).

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comme une certaine tendance psychanalytique l’a compris, «une satisfaction suffisante

est nécessaire et préalable pour pouvoir ensuite suspendre la satisfaction, opération

nécessaire à la symbolisation400. Or le Dieu du christianisme, tel qu’interprété par les

mystiques, permet cette satisfaction partielle ou d’étayage dans la satisfaction imaginaire

orale ou érotique du désir d’unité : «l’âme n’a plus de tendance, elle possède Celui

qu’elle aime», dira Marie de l’Incarnation après les noces mystiques (Relation de 1654,

p. 141) —, mais il n’en fait pas la satisfaction ultime du désir. C’est pourquoi la figure

trinitaire du Dieu du christianisme, qui conserve les attributs de l’Autre mais prend

également la figure de l’autre pour un je, est une stratégie féconde. La structure

paradoxale du désir mystique qui fait tenir ensemble satisfaction et insatisfaction serait

l’effet du désir de l’Autre, lorsque l’Autre est le Dieu de Jésus Christ.

400 «Il va de soi que cette expérience de la déception ne peut prendre de valeur structurante que par opposition avec une expérience de staisfaction suffisante» (Danon-Boileau, Le sujet de l’énonciation, p. 25. «Il faut que l’enfant éprouve d’abord le plaisir de la satisfaction de la pulsion, [...] et que la personne qu’il aime, s’occupant de lui, admette, de son côté, le plaisir qu’il tire de sa pulsion satisfaite» (Chébaux, F. 30 mots de Françoise Dolto, p. 28). «Il [le sujet humain infans] se vivait comme faisant Un avec elle ; obligatoirement. Sans ce ressenti leurrant, il n’aurait pu se construire» (Guillerault, dans Chébaux, p. 128). «Dans le leurre qu’il invente [...] le leurre jouissif solitaire qui entretient le désir, en l’absence de la mère nourrice [...] C’est là que s’origine la source de la symbolisation, et par là même, l’articulation de la fonction imaginaire à la fonction symbolique» (Chébaux, p. 54).

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