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DANS LA PETITE COLLECTION MASPERO - …excerpts.numilog.com/books/9782707110336.pdf · Délinquances et ordre Depuis une dizaine d'années, la justice est devenue l'enjeu de débats

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DANS LA PETITE COLLECTION MASPERO

139. Mouvement d'action judiciaire. Les droits du soldat. 140. Mahmoud Hussein, L'Egypte. Lutte des classes et libé-

ration nationale. I. 1945-1967. 141. Mahmoud Hussein, L'Egypte. II. 1967-1973. 142. Fernand Deligny, Les vagabonds efficaces et autres ré-

cits. Préface d'Emile Copfermann. 143. Pierre Vidal-Naquet, La torture dans la république. 144. Les crimes dé l 'armée française. 145. Partisans, Gardefous arrêtez de vous serrer les coudes. 146. Collectif d'alphabétisation, GISTI, Le petit livre juridi-

que des travailleurs immigrés. 147 148. Yves Benot, Indépendances africaines. Idéologie et

réalité. 149. Manuel Castells, Luttes urbaines. 150. Pierre Rousset, Le parti communiste vietnamien 151. Jacques Valier, Sur l'impérialisme. 152. Jean-Marie Brohm, Michel Field, Jeunesse et révolution. 153. Comité Sahel, Qui se nourrit de la famine en Afrique ? 154. Tankonalasanté. 155. Victor Serge, Littérature et révolution. 156. Fédération C.F.D.T. des P.T.T., Des « idiots » pa r mil-

liers. 157. M.L.A.C. — Rouen Centre, Vivre autrement dès main-

tenant. 158. Pierre Salama, Sur la valeur. 159. Marcel Martinet, Culture prolétarienne. 160. K. Marx, Friedrich Engels, Utopisme et communauté de

l 'avenir.

161. K. Marx, Friedrich Engels, Les utopistes. 162. Pierre Jalée, Le projet socialiste. 163. Léon Trotsky, L 'année 1917. 164. Jean Chesneaux, Du passé, faisons table rase. 165. Yves Lacoste, La géographie, ça sert d 'abord à faire la

guerre.

166. Jacques Valier, Le P.C.F. et le capitalisme monopoliste d'État.

167. R. Pelletier, S. Ravet, Le mouvement des soldats.

168. Emile Copfermann, Vers un théâtre différent. 169. Fidel Castro, Bilan de la révolution cubaine. 170. Sally N'Dongo, « Coopération » et néo-colonialisme. 171. Karl Marx, Friedrich Engels, Critique de l'éducation et

de l'enseignement. 172. Daniel Guérin, La révolution française et nous. 173. Pierre Kropotkine, Œuvres. 174. Jean Jaurès, La classe ouvrière.

petite collection maspero

Actes

Cahiers d'action juridique

Délinquances et ordre

FRANÇOIS MASPERO 1, place Paul-Painlevé PARIS V 1978

© Librairie François Maspero, Paris, 1978. ISBN 2-7071-1033-7

Délinquances et ordre

Depuis une dizaine d'années, la justice est devenue l'enjeu de débats et de contestations croissants. Diffé- rents groupements ont contribué à développer la réflexion politique et l'action militante dans le secteur du droit et de la justice. Leur action a fortement ébranlé les images archaïques d'impartialité et de neutralité protectrice que revendiquaient traditionnellement ces institutions. Le Syndicat de la magistrature (S. M.), le Groupe d'information sur les prisons (G. I. P.), le Comité d'action des prisonniers (C. A. P.) et le Mou- vement d'action judiciaire (M. A. J.) ont joué sur ce plan un rôle déterminant.

Liée au Mouvement d'action judiciaire, la revue Actes a publié son premier « Cahier d'action juridi- que » en janvier 1974. Elle est animée par un groupe de militants, travailleurs du droit, principalement avo- cats, magistrats, universitaires, inspecteurs du travail, étudiants en ces domaines. Actes s'efforce d'être un instrument d'information critique sur le droit et la justice, à la fois outil d'analyse et outil de lutte :

— en rompant autant que possible avec l'hermé- tisme du langage juridique classique et s'opposant à la monopolisation du droit par ses « experts » (un quart de ses abonnés sont des non-spécialistes, syndiqués, enseignants, travailleurs sociaux...) ;

— en menant une critique de l'idéologie juridique dominante et situant au plan politique l'enjeu des pro- blèmes habituellement limités au seul niveau technique

(droit du travail, législation répressive, psychiatrie et justice...) ;

— en diffusant les résultats des luttes sociales qui ont été confrontées à une intervention juridique et les décisions de jurisprudence originales systématiquement ignorées par les revues juridiques traditionalistes (déci- sions de référés en droit du travail, expulsions...) ;

— en donnant la parole à ceux qui, dans le secteur juridique et judiciaire, professionnels ou non, sont à la recherche et tentent des pratiques différentes (défense collective, boutique de droit...), ainsi qu'à ceux qui ont connu en tant que justiciables la violence judiciaire, ses pratiques de secret, d'humiliation et aussi d'illéga- lité ;

— en livrant une information juridique à la fois pré- cise et critique sur des sujets d'actualité (Dossiers « Nucléaire et droit », « Accidents du travail », « Situa- tion pénitentiaire », « Justice militaire »...) ou d'intérêt général (« Travailleurs immigrés », « Formation et études juridiques », « Femmes, droit et justice... »).

La revue s'efforce de susciter des réflexions collec- tives tant au sein de son comité de rédaction, ouvert à tous, que dans les groupes de travail qui se cons- tituent autour de thèmes (prison, femme et justice, for- mation juridique, mineurs et droit, police). On trouvera p. 233, le sommaire des derniers numéros parus.

Ce livre n'est qu'un reflet très partiel des activités de la revue *. Il reprend après actualisation des textes

* Parallèlement à la publication de ce livre à caractère plutôt « théorique », Actes a préparé un autre ouvrage — essentiellement pratique — sur « Les Boutiques de droit », qui rend compte des différentes formes de consultations juri- diques, des activités de la boutique de droit du XIX arron- dissement de Paris et des problèmes généraux concernant

parus dans des numéros anciens et épuisés qui nous ont souvent été demandés depuis. Ils traitent de points particuliers, mais de grande importance, concernant le rôle croissant que jouent les sciences humaines dans le secteur judiciaire. Cela a certes de quoi surprendre, pourtant les pages suivantes montreront à quel point le droit est loin d'être, en particulier en matière pénale, le seul facteur déterminant l'activité judiciaire. On y verra des illustrations concrètes de l'analyse des modes de pouvoir contemporains faite par Foucault : « Les nouveaux procédés de pouvoir fonctionnent, non pas au droit, mais à la technique, non pas à la loi, mais à la normalisation, non pas au châtiment, mais au contrôle *. »

La définition et le maintien de l'ordre, dénomination classiquement pudique de l'intérêt des classes domi- nantes dans une formation sociale, sont traditionnelle- ment affaire de loi et de force répressive. Cependant, bien qu'étant les plus voyants, les appareils à vocation directement répressive (police, justice, armée à l'occa- sion) ne sont pas les seuls à assurer un rôle de sur- veillance. A leurs côtés, mais indissociables, se sont développés dans le champ des sciences humaines des « savoirs » qui ont amplement contribué et contribuent toujours à fixer les règles du pouvoir répressif et à déterminer les zones d'intervention des appareils chargés d'exercer ce pouvoir. La criminologie comme la psychiatrie en matière judiciaire en sont les prin- cipaux exemples.

Elles ne peuvent être réduites à de simples masques

les nouvelles pratiques de défense et les questions d'accès au droit et à la justice. Il a paru aux Editions Solin, 1, rue des Fossés-Saint-Jacques, 75005 Paris.

* M. FOUCAULT, La Volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976, p. 11.

des pratiques répressives, destinés à rendre ces der- nières, sinon acceptables, du moins plus présentables. Elles participent dès leurs origines aux stratégies disci- plinaires, s'attachant sous couvert de correction (puni- tion-traitement) à la normalisation des récalcitrants, mais aussi à l'imposition générale du respect de l'ordre social dominant.

C'est aussi sous l'impulsion de ces nouveaux savoirs que l'on a vu s'ajouter au classique « surveiller et punir » un autre mot d'ordre : « détecter et prévenir ». En matière scolaire ou policière, en matière de protec- tion sociale, sanitaire ou judiciaire, les pratiques de sélection, de repérage et de mise sous contrôle des déviants se multiplient.

Par le renforcement d'une logique administrative et policière marquée par des références biologiques et des catégorisations ayant l'apparence du « naturel », la surveillance se fait détection, et la prévention conçue comme épidémiologie est déjà punition. L'édification, puis la dramatisation de polarités extrêmes : « le mons- tre, le fou, le terroriste » donnent un contenu accru à toutes les déviances mineures (symptôme analysé comme menace) et s'efforcent de justifier toutes les mesures de contrôle social. Ce souci croissant de pro- phylaxie sociale implique une production constante d' « ennemis de l'intérieur », rationalisant et renfor- çant ce processus.

Introduction

Criminologie et psychiatrie : la science au service de l'ordre

La violence, la délinquance, la folie sont toujours présentées par référence à un ordre social qu'elles sont censées menacer profondément. Tous les discours qui s'y réfèrent (quotidien, journalistique ou scientifi- que) doivent être appréhendés comme contribuant à la légitimation et au maintien de cet ordre, c'est-à- dire participant à la reproduction d'une situation de domination de classe.

Prenant origine dans ce XIX siècle positiviste qui est encore nôtre, criminologie et psychiatrie se retrou- vent pour livrer une représentation du social comme « organisme », qu'il s'agit de protéger des atteintes de la maladie : tare, folie, déviance, criminalité. Analogies et métaphores du discours quotidien convergent aussi en ce sens. Le langage des institutions est également celui-là. Celui des médias et le nôtre s'y conforment. Cette représentation générale, comme toute schématisa- tion, a son propre système de cohérence et repose sur des images reprises sans cesse dans l'argumentation quo- tidienne. Notre société est ainsi devenue « corps » au « rendement » énergétique, auquel concourent les mul- tiples énergies individuelles. Impossible d'y échapper dès le moment où chacun est conduit à s'identifier

comme « cellule » au sein d'autres « cellules » qui ne peuvent ainsi que s'emboîter pour la plus grande justifi- cation de l'ordre existant : couple, famille, entreprise, nation. C'est alors une nécessité « biologique » que celle

de protéger cet équilibre de tout ce qui pourrait en alté- rer la « santé », définie comme fonctionnement produc- tif de la « machinerie » sociale.

C'est qu'en effet, si la société est vue comme orga- nisme biologique, le corps est lui-même conçu comme machine avec ses rendements et ses cycles dépendant d'une stricte hiérarchie des organes le composant. L'arbre logique de ces fonctions devient la caution naturelle d'une pyramide sociale des classes et des individus, jugée inéluctable puisqu'illustrant le « corps » de la nation, mais souple car susceptible, comme tout organisme, de « régimes », qu'il faut préserver ou adapter. Les progrès que suscite la science ont pour conséquence nécessaire cette amélioration. Ils ne sont pas cependant une condition suffisante. Encore faut-il savoir répartir au mieux, réguler cette distribution des transformations de la machinerie, de l'entreprise sociale. D'où la multiplication des discours sur les nécessités du tri et de l'évaluation des individus, de leurs rendements, de la protection de ces rendements et par conséquent de la société qui les définit comme productifs. L'ana- logie entre la société et le corps renforce un fond idéo- logique quotidien (orientation générale des représenta- tions), qui accepte et souhaite l'idée de gestion des individus au nom d'une prospective sociale (« mana- ging » de la société-entreprise).

Notre siècle ne fait que développer ce qu'A. Comte et avant lui les hygiénistes sociaux préfiguraient. Tout un réseau social de contrôle et de pistage est ainsi mis en place, qui concourt à l'étiquetage des personnalités et au rejet des individus jugés improductifs, voire dange- reux, cela au nom d'une éthique des comportements devenue naturelle puisque « fondée » sur l'argument du biologique.

Psychiatres, psychologues, éducateurs, médecins, par la diversité de leurs prises en charge, assurent la

cohérence, la complétude de ce suivi affectant tous les paliers de l'existence sociale (école, armée, profession). Dans ce contexte, les conceptions antérieures relatives à l'origine de la violence et leur avatar, la notion de personnalité criminelle, ne sont pas estompées. Au contraire. Cette pathologisation de toutes les formes de l' « asocialité » que traduit aujourd'hui la générali- sation de l'étiquetage psychiatrisant manifeste une biologisation accrue des analyses de tout phénomène de déviance. Cela culmine dans l'institutionnalisation et la familiarisation du rôle des « experts » en sélec- tion sociale (école, justice, embauche) et des instru- ments de contrôle qui fondent leur statut (tests, entre- tiens).

Le discours quotidien véhicule ainsi impunément l'opposition adaptation/inadaptation, héritière du con- cept de normalité et cautionnant l'ordre. Il faut bien voir à ce propos qu'il n'y a pas discours parce que tests mais bien tests parce que discours. La recherche d'une sélection « naturelle » (préserver l'entreprise- espèce-reproduction), souci idéologique inscrit au XIX siècle dans la recherche d'un rendement optimal à trouver pour le moteur social (thermodynamique), impose la mise au point de ces indicateurs de contrôle que sont les tests et expertises nécessaires à une régu- lation des « pressions », c'est-à-dire conflits et contra- dictions sociales.

Les critères de la sélection reproduisent le discours ; le discours construit, argumente les critères. On nous objectera que de partout maintenant apparaissent des réactions à cet « état de choses » et qu'une critique violente de la psychiatrie institutionnelle s'est mise en place dans le discours dit de l' « antipsychiatrie ». Incontestablement. Mais il est symptomatique que trop souvent la critique épargne la psychiatrisation de l'éti- quetage des individus pour se concentrer, se dépla-

cer au niveau d'une mise en cause du cadre institution- nel. La pathologie est acceptée, mais la société est rendue responsable, et ses appareils (prisons...) dénon- cés.

Ces pratiques de tri et de mise à l'écart cherchent à se présenter comme stables par le recours aux garan- ties de la « science ». D'où l'importance et la nécessité de la « criminologie » et des experts psychiatres qui depuis le XIX siècle s'évertuent à réduire les contra- dictions sociales à des phénomènes pathologiques.

A-normalité, bien sûr, mais aussi troubles, dysfonc- tionnements susceptibles de recevoir un traitement curatif ou, à défaut, devant subir une élimination défi- nitive. Il s'agit d'accréditer l'idée selon laquelle toute menace pour l'ordre social dominant est d'origine pathologique. Ce qui conduit l'expertise à jouer sans cesse sur la définition des frontières délimitant le champ des déviances réprimées.

Le discours des médias est aussi un artisan impor- tant de cette définition. La presse et l'audio-visuel, par les exposés quotidiens qu'ils accordent aux faits divers criminels, orientent et alimentent sans cesse les repré- sentation collectives en matière de délinquance.

Foucault 1 parlant des journaux qui, au milieu du XIX siècle, « se repaissent de sang », « se nourrissent de prison » et font jouer quotidiennement un « réper- toire de mélodrame », évoque la fonction du fait divers criminel : celui-ci, « par sa redondance quotidienne, rend acceptable l'ensemble des contrôles judiciaires et policiers qui quadrillent la société ». Aujourd'hui encore, la presse joue un rôle important dans la violente stigmatisation de certains délinquants. Comme tout dis- cours sur la criminalité, la presse participe à la délimi- tation du champ de la délinquance.

1. M. FOUCAULT, Surveiller et punir, Gallimard, Paris, 1975, p. 292.

La pierre d'angle de cette pathologisation des contra- dictions sociales réside alors dans la dramatisation des formes de criminalité les plus violentes et dans l'édifi- cation d'une mythologie du « monstre ». Les repré- sentations qui en découlent n'agissent pas seulement au niveau de la réaction sociale à ces formes de délin- quance. Elles opèrent aussi et surtout dans le champ des « déviances », entendu au sens le plus large. C'est en effet la menace ou le risque lointain de la « mons- truosité » qui vient fonder toutes les actions de pré- servation et de prévention sociale. Il s'agit alors d'in- terférer dans un processus de dégradation dont on présuppose l'issue finale. L'existence d'une polarité extrême (monstruosité) donne un contenu aux déviances mineures et justifie ainsi toutes les mesures de contrôle social destinées à les encadrer pour les préserver d'une contamination plus grande.

Le pouvoir du discours est alors d'établir les argu- mentations permettant le glissement des critiques socio- logisantes à des analyses utilisant un langage « natura- lisé » (dysfonctionnements, pathologies, thérapies).

Stratégie confortante au niveau politique et social, puisque l'écart devient accident, maladie, et les solu- tions-soins n'illustrent plus qu'une volonté rationnel- lement fondée de prise en charge du social par le social, de l'individu par les institutions. Dès lors, discuter des diagnostics n'offre plus guère de danger : le discours des institutions peut intégrer sa propre critique et celle des institutions. Cette critique ne sera jamais que conjoncturelle. Les pouvoirs locaux du discours ne feront jamais que renforcer le discours de pouvoir dans la généralité d'une représentation-ima- gerie dominante.

Critiquer les institutions revient alors à discuter des modalités de gestion et à accepter l'idée de trier. Les projets d'enfermement productif que Colbert déjà con-

crétisait en planifiant des manufactures, les ébauches de microsociétés que le XIX siècle explorait sous l'ar- gument du travail rédempteur (bagnes d'enfants, ate- liers surveillés) mûrissent aujourd'hui sous forme de centres spécialisés dont les spécificités n'expriment que la gradation des espérances « expertisées » de réinsertion productive selon individu et nature du mal. Ainsi n'est guère contestée cette mise à l'écart prônée dans la tradition (faire payer la faute) mais sont exa- minées les conditions d'une planification de cet écart : réguler les tensions, agir par prophylaxie, diminuer les déperditions du « moteur » humain et que l'ordre règne !

2. P. LASCOUMES, G. MOREAU-CAPDEVIELLE, G. VIGNAUX, « Il y a parmi nous des monstres... », Communications, n° 28, 1978, p. 127-163.

I

La criminologie : savoir et ordre

S'adressant, tout particulièrement aux criminologues, S. Livrozet écrit :

« Les prisonniers seuls sont capables de savoir quel monument d'inepties constituent les ouvrages écrits sur eux jusqu'à ce jour. Le drame, c'est que la plupart d'entre nous ne s'intéressent pas encore vraiment à cette question, qui les concerne pourtant directement, mais sur laquelle ils ne se sentent aucune prise, préparés qu'ils sont, eux aussi, à épouser la thèse officielle qui circule depuis toujours sur notre compte. Quant aux autres, ceux que le problème passionne à bon droit, soit ils manquent de formation (ou de passion) pour en parler, soit ils appréhendent les conséquences pénales et pénitentiaires que ne manquerait point d'entraîner sur eux une prise de position publique (le jour d'un procès, par exemple) contraire aux principes admis institution- nellement. Les règles en sont simples : le coupable se situe toujours du même côté ; c'est lui qu'il faut étudier, corriger, punir, amender, éduquer, briser, écraser, tor- turer, supprimer au besoin, afin que la bonne, la pure, la saine société pourvoyeuse de bonheur, de justice, d'égalité, de fraternité et de joie survive, et que ses institutions se perpétuent, au grand, au seul bénéfice de ceux qu'elles servent (et qui s'en servent), bien entendu.

« [...] Des milliers de livres très sérieux ont été écrits, des centaines de milliers d'études ont été faites, avec en toile de fond le sempiternel canevas. Mais rien, absolument rien, n'est résolu. Pis même ! Les délin- quants n'ont jamais été si nombreux. Et, sans vouloir jouer les oracles, je vous le prédis (et je n'y ai aucun

mérite), ils se multiplieront encore et toujours, malgré vos œuvres, vos discours, vos jugements et vos prisons.

« N'importe quel juge impartial aurait compris depuis longtemps que la solution se situe ailleurs, que le canevas sur lequel se fondent vos recherches est mau- vais et qu'il faut en changer. Mais, voilà, vous n'êtes pas impartiaux ; vous êtes juges, mais aussi et surtout partie. Vous avez besoin de vous accrocher à cette société (qui fait vos affaires), à ses institutions, à ses lois, à ses préjugés, à ses mensonges dont vous vous rendez complices par instinct de conservation, par crainte de remettre en question ces rouages sociaux grâce auxquels vous vivez, survivez et croissez, dans l'insouciance, la béatitude et la satisfaction. Vous n'êtes pas méchants, vous n'êtes pas bêtes. Vous êtes seule- ment lâches ; vous refusez de devenir adultes. La tutelle des institutions et de la société constitue le meilleur garant de votre aveuglement ; vous n'avez qu'à vous laisser vivre et guider. C'est si facile et si doux !

« Dès lors, quand un problème comme celui de la délinquance se pose à vous, une seule conclusion s'im- pose à vos esprits bornés : c'est le délinquant qui a tort, et vous vous mettez à l'examiner sous toutes les coutures pour essayer de découvrir ce qui peut bien clocher en lui, ce qui le pousse ainsi à refuser (cons- ciemment ou, plus souvent, inconsciemment, hélas !) le système où vous vous sentez si heureux vous-mêmes. Mais, comme vous ne parvenez à mettre la main sur rien de probant et qu'il vous est impossible, dans ces conditions, de rééduquer, de réformer le paria, vous réprimez. Ça ne sert à rien, évidemment. Et tout le monde le sait. Mais vous en tirez au moins l'avantage d'éloigner de votre belle société les brebis galeuses qui refusent ses règles. Et vous pouvez continuer à vivre autosatisfaits et aveugles, à l'abri de ce conformisme institutionnel qui vous tient lieu de canne blanche.

« Entre deux procès et deux portes de prison, vous écrivez livre sur livre, étude sur étude, de manière à mieux vous convaincre de votre bon droit, en établis- sant avec force arguments le caractère asocial et para- noïaque des délinquants. Vous touchez au passage à notre hérédité, à nos atavismes, à nos habitudes, à nos conformations psychique, physiologique, mentale, morale, physique, etc.

« Entre deux stupidités, vous arrivez à la savante conclusion que nous sommes immatures ou que notre développement psychomoteur est retardé. C'est possi- ble. Mais je suis persuadé d'une chose, c'est que les seigneurs de jadis, s'ils avaient disposé des mêmes méthodes d'investigation intellectuelles et psychologi- ques que nos spécialistes contemporains, seraient eux aussi parvenus à démontrer que les manants révoltés contre le droit de cuissage étaient des anormaux, tant il se vérifie qu'on est toujours anormal ou malade lors- qu'on ose refuser et combattre une loi ou une institution acceptée (ou supportée) par la majorité 1 »

La criminologie, c'est le discours moralisateur sur ce qu'une formation sociale définit comme étant ses formes de délinquance. Depuis la fin du XVIII siècle, ce discours s'est efforcé de se constituer en un savoir

scientifique se proposant de connaître et d'expliquer cette délinquance.

En ce sens, la criminologie ne s'est pas contentée de rationaliser les pratiques dites répressives (policières, judiciaires, carcérales). Certes, elle leur a très souvent apporté des justifications d'apparence scientifique, allant parfois jusqu'à occulter plus ou moins parfaitement leur aspect répressif sous des alibis médicaux ou humani- taires (la prison est ainsi officiellement définie comme

1. S. LIVROZET, De la prison à la révolte, Mercure de France, Paris, 1973, p. 23-25.

Pour ces experts psychiatres, la toxicomanie « invé- térée » de X... est évidemment le signe d'une « déchéance morale », alors même qu'il ne fait aucun doute qu'X... est un toxicomane majeur !

« Sensible à la sanction pénale », on voit mal com- ment X... pourrait l'être alors qu'il se drogue depuis des années et que sa seule chance serait évidemment d'être soigné.

Quant à la psychothérapie, il est bien prématuré d'af- firmer qu'il n'y est pas non plus sensible, puisqu'en vérité X... n'a jamais suivi de psychothérapie ni d'ailleurs de cure de désintoxication (comme la loi du 31 décembre 1970 le lui permet, de manière, il est vrai, tout à fait formelle, car aucun centre de désintoxication n'a été créé depuis sa promulgation).

Annexe 3

Fonction de prolongation

Le 3... 1974 TRIBUNAL DE GRANDE INSTANCE DE PARIS Cabinet de Monsieur X... Juge d'instruction

EXAMEN PSYCHIATRIQUE

Nous soussignés, docteur X... et Y..., commis par ordonnance de Monsieur... en date du... avec mission de

procéder à l'examen psychiatrique de : X...

détenu à Fleury-Mérogis inculpé de vol.

— préciser si celui-ci présente des anomalies mentales, psychiques ou caractérielles. Le cas échéant, les décrire et préciser à quelles affections elles se rattachent ;

— dire si l'inculpé se trouvait en état de démence, au sens de l'article 64 du Code pénal, au moment des faits ; dans la négative, dire si les anomalies constatées sont de nature à atténuer sa responsabilité ;

— dire s'il est accessible à une sanction pénale, s'il est curable et réadaptable, si son placement dans un hôpital psychiatrique s'impose, soit dans son intérêt, soit dans celui de la collectivité.

Certifions avoir, serment préalablement prêté, rempli la mission et avoir consigné les résultats de l'examen dans le présent rapport.

Rappel des faits

Dans la banlieue sud de Paris, pendant l'été 197..., X... a volé un vélomoteur pour faire un tour et a heurté une voiture venant en sens inverse.

Il a été laissé en liberté provisoire pour cette affaire, mais purge actuellement une peine de prison à laquelle il a été condamné cette année pour une tentative de vol : 3 mois fermes et 9 mois avec sursis.

Examen [...] Discussion [...]

Conclusion

X... ne présente pas actuellement de maladie mentale caractérisée. Il s'agit d'un déséquilibré psychique toxi- comane.

Il ne se trouvait pas en état de démence, au sens de l'article 64 du Code pénal, au moment des faits. Les anomalies constatées et celles qui ont marqué l'époque des faits reprochés sont de nature à atténuer légèrement sa responsabilité.

Il est accessible à une sanction pénale. Il est en prin- cipe curable et réadaptable, et le sera d'autant mieux qu'il sera suivi régulièrement en consultation d'hygiène mentale dans son secteur domiciliaire après signalement comme toxicomane au Service de l'action sanitaire et sociale de son département.

Son placement dans un hôpital psychiatrique ne s'im- pose pas actuellement.

« X... a volé un vélomoteur pour faire un tour » : A EXPERTISER !

Expertisé donc, du simple voleur de vélomoteur qu'il était, X... devient au surplus (réquisitoire supplétif) toxi- comane.

Pas de démence, et donc pas d'internement. X... est accessible à une sanction pénale.

Mais, une fois la sanction subie, X... n'est pas au bout de ses peines... Après la peine pénale, ce sera la peine psychiatrique : peine à. vie, s'il en est, car signalé, fiché et suivi dans son secteur domicilaire, X..., au moindre comportement « anormal » ou « asocial », sera interné.

Après le vol du vélomoteur, une information psychia- trique a été ouverte contre X..., un dossier constitué. Mais, en matière de psychiatrie, le non-lieu n'existe pas, et, une fois le dossier ouvert, il ne se referme plus...

Annexe 4

Une lettre de deux avocats

Paris, le... 1974 Monsieur X... Juge d'instruction Tribunal de grande instance N° réf. :

Monsieur le Juge d'instruction,

Après la lecture des rapports d'expertise psychiatrique et médico-psychologique, il nous a paru nécessaire de vous présenter les observations suivantes :

Nous nous sommes tout d'abord étonnés de ce que deux mêmes experts procèdent à deux types d'examens qui, en vertu des textes eux-mêmes et de la mission spéciale qui les délimite, ont une nature et une finalité différentes. En effet, ce regroupement des compétences ne pouvait qu'aboutir à des conclusions strictement identiques résultant d'une même analyse. De fait, ces deux rapports, loin de présenter sur la personnalité de M. X... deux vues complémentaires, ne sont que la répé- tition inutile, allant jusqu'au recopiage quasi intégral, d'un même avis.

Si c'est là l'aboutissement de cette dualité à la fois des experts et des expertises, permettez-nous de douter de son utilité et de nous inquiéter d'une telle carence, alors que la liberté et l'avenir d'un homme sont en jeu.

De surcroît, nous avons été choqués du contenu même de ces deux rapports où sont consignées nombre d'affir- mations partiales, fausses, gratuites et contradictoires.

PARTIALES, lorsque les experts se permettent, dans

leur exposé des faits, de considérer la culpabilité de M. X... comme certaine, alors même que ce dernier affirme son innocence et que l'état actuel du dossier interdit une telle certitude. Partiales encore lorsque les experts affirment que les faits n'ont pu qu'être cons- cients, lucides et organisés avec soin et n'avoir qu'une motivation utilitaire, alors que cette explication tout hypothétique reste le fruit de leur imagination.

FAUSSES, lorsque les experts, en faisant allusion au passé de M. X..., déclarent qu'il s'est engagé dès l'ado- lescence dans la voie de la délinquance, alors qu'il n'a fait l'objet d'aucune condamnation pendant sa minorité ; qu'il s'est dressé jeune contre les contraintes sociales, alors qu'il a toujours été et reste très attaché à sa famille ; qu'il est attiré par une existence marginale, alors que, père de deux enfants, il est parfaitement bien intégré à la vie sociale et n'a précisément rien d'un « margi- nal » ; qu'il fait preuve d'instabilité dans l'emploi, alors que ses activités professionnelles ont toujours été régu- lières et que seuls les aléas du marché de l'emploi des travailleurs immigrés ont pu le contraindre à changer d'employeur ; et qu'enfin il est récidiviste, alors que cette qualification appliquée à M. X... est une scanda- leuse anticipation sur l'issue éminemment incertaine de la présente affaire.

GRATUITES, lorsque, sans démonstration préalable, sans analyse sérieuse et sans véritable discussion, les experts décrètent que M. X... est dépourvu de curiosité intellec- tuelle, sans scrupule, qu'il fait preuve de « labilité de l 'humeur » et qu'il a une censure morale faible.

CONTRADICTOIRES enfin, lorsqu'après avoir assuré à multiples reprises que sa personnalité présentait des troubles banals du comportement ils affirment curieu- sement que M. X... est atteint de gros troubles du carac- tère et du comportement !

Cette analyse et ces constatations nous incitent à vous demander de bien vouloir ordonner deux contre-exper- tises en ce qui concerne l'examen médico-psychologique et l'expertise psychiatrique de M. X...

Nous vous prions de croire, Monsieur le Juge d'ins- truction, à l'assurance de nos sentiments distingués.

X et Y, avocats à la cour.

L'ANIMAL, LE FOU, LA MORT

« Refermé ce dossier, si dur, si blanc, peut-être fau- drait-il (gens de discours que nous sommes comme les juges et les médecins) savoir, nous, laisser à cette vie le sceau qu'elle s'est donné, et garder le silence. Mais, abandonner sans lui donner d'écho une parole qui, parce que le temps a passé, résonne en nous aujourd'hui et fait naître les mots, le faut-il ? Nous ne sommes pas quittes envers ces morts. » (Moi Pierre Rivière ayant égorgé, ma mère, ma sœur et mon frère... Un cas de parricide au XIX siècle, présenté par Michel Foucault.)

Annexe 5

Table ronde sur l'expertise psychiatrique

Le savoir psychiatrique prend une place de plus en plus grande dans le fonctionnement de la justice. Le texte « Magie blanche et robe noire » cherche à dégager la signification de ce savoir appliqué au droit à travers les experts-psychiatres et leurs expertises. La conclusion de cet article est qu'il faut dénoncer la psychiatrie en tant qu'institution et en tant que savoir. Il a paru important au collectif de rédaction d'Actes de connaître l'avis des différents intéressés et d'organiser la rencontre la plus large possible entre médecins psychiatres (experts ou qui refusent de l'être), avocats, magistrats, « expertisés », criminologues... Ce genre de réunion, peu habituel, a été difficile à orga- niser, et certaines personnes contactées, dont des magis- trats, n'ont pu se libérer ce soir-là. Nous remercions de leur participation ceux qui étaient présents et qui, du fait de la grève des postes, n'ont pu avoir connaissance de ce compte rendu avant sa publi- cation. Par ordre alphabétique, la liste des participants autres que les membres du collectif de rédaction étaient :

Yves BASTIÉ : médecin, expert psychiatre, chef de service à l'hôpital Henri-Colin à Villejuif.

André BOMPART : médecin psychiatre, psychanalyste.

DIEDERICHS : médecin, expert psychiatre.

Françoise DOMENACH : psychologue.

Michel FOUCAULT : professeur au Collège de France, auteur de livres sur la folie.

Pierre GAY : médecin psychiatre. S'est toujours refusé à être inscrit sur la liste officielle des experts.

Jacques HASSOUN : directeur de la publication Garde- Fous.

J. LAFON : médecin-chef à l'hôpital Sainte-Anne, expert psychiatre, professeur de médecine légale et professeur à l'Institut de criminologie de Paris.

Claude MARÉCHAL : médecin analyste.

Philippe SPHYRAS : avocat à la cour d'appel de Paris.

Françoise TIRLOCQ : médecin psychiatre.

FOUCAULT. — On prend à parti les experts. Je ne veux pas défendre les experts, mais je me demande s'il n'y a pas une question à poser à la psychiatrie en général. Ce qui est frappant dans l'histoire de l'expertise psychia- trique en matière pénale, c'est le fait que ce sont les psychiatres qui vers 1830 se sont absolument imposés à la pratique pénale qui n'en avait que faire et qui a tout fait pour les écarter. Ils se sont imposés à elle et main- tenant ils l'ont en main. Mais qu'est-ce que ce désir du criminel chez le psychiatre ? Dans la psychiatrie, il y a eu depuis deux siècles maintenant un désir de l'an- nexion de la criminalité. Et on ne peut comprendre le fonctionnement de l'expertise psychiatrique actuelle si on ne tient pas compte, d'une part, de la pratique pénale, mais, d'autre part, de la psychiatrie et du besoin que la pratique psychiatrique en général a de l'expertise médico- légale. Toute la pratique psychiatrique a besoin qu'il y ait des experts, qu'il y ait des interventions de la psychiatrie en tant que telle dans le domaine pénal.

Et je crois que, la raison, vous l'avez évoquée tout à l'heure (loi 1838), au moment où la psychiatrie se don- nait le droit de faire interner un individu comme dan-

gereux, il fallait montrer que la folie était dangereuse... Ils ont établi qu'au fond de tout crime il y avait un

peu de folie et, à partir du moment où on montre que derrière le crime il y a danger de la folie, réciproque- ment, derrière la folie il y a danger du crime.

Mais, entre la loi de 1838 et l'expertise médico-légale, il y a renforcement réciproque. Il faut tenir compte de cela, et estimer les experts nécessaires dans le fonction- nement du droit.

Il y a deux institutions préposées aux dangers repré- sentés par les individus : médecine et droit. Le psychia- tre est le préposé aux dangers individuels.

LAFON. — Maintenant, ce sont les juristes qui courent après les psychiatres et les juges demandent systémati- quement des expertises.

FOUCAULT. — Le crime est devenu un objet privilégié pour l'analyse psychiatrique, c'est un fait constant, patent. La psychiatrie a besoin de s'annexer la criminalité pour pouvoir fonctionner comme elle fonctionne.

GAY. — Sauf si on introduit une psychiatrie qui n'a plus besoin de prouver que la folie est dangereuse.

HASSOUN. — C'est une chose qui peut paraître désagréa- ble que cette charge contre l'expert. Mais je crois que l'expertise psychiatrique est le symptôme de la psychia- trie. Si on pose le problème en termes politiques, la psychiatrie essaie de coller aux événements, la psychia- trie médicale est répressive.

Il faut parler de l'asile qui est à l'échelle d'une ville (exemple : séances de psychothérapie obligatoires sur le secteur). Il n'y a plus les murs de l'asile. Ils ont éclaté. Ils englobent la ville.

DIEDERICHS. — Il n'y a aucune obligation d'aller dans le dispensaire de secteur, sauf pour les alcooliques pré- sumés dangereux.

LAVAL. — Expert = juge de fait — donc de quelle façon l'avocat peut-il organiser sa défense par rapport à cette omniprésence du juge de fait qu'est l'expert et qui domine le juge de droit ?

MASSÉ. — Le juge, normalement, décide. L'expertise est faite pour aider le juge dans un domaine où il n'est pas compétent. Mais, pour cette forme d'expertise, c'est de nature tout à fait différente. D'où questions de tout à l'heure : pourquoi pas la sociologie, l'économie, etc., qui sont tout à fait absentes du débat judiciaire et n'en- trent pas en ligne de compte.

Problème posé : quand le magistrat va se trouver en face du rapport, il y a une partie de ce rapport qu'il va reconnaître, c'est celle où le détenu raconte ce qu'il a fait, et cela avec plus de confiance et beaucoup moins de garantie légale que ce qu'il a raconté au juge d'ins- truction. On aboutit finalement par ce biais à une espèce de contre-instruction qui, sur le plan strict des droits de la défense au sens traditionnel du terme, devient catastrophique en raison de l'attitude différente du pré- venu face à l'expert et au juge. En matière d'affaires politiques, par exemple, certains prévenus ont refusé de répondre à l'expert, ne voulant pas que leurs actions politiques soient psychiatrisées.

Question : dans quelle mesure, sous couvert d'exper- tise psychiatrique, aboutit-on à faire jouer à l'expert un rôle de répression traditionnelle, sans aucune des garanties pourtant distillées par le Code de procédure pénale ?

Terrel illustre ce que vient de dire H. Massé par la lecture d'un rapport d'expertise. Certains excèdent leur mission de telle sorte que leur rapport devient un réqui- sitoire supplétif.

SPHYRAS. — L'inculpé ressent l'expert comme un juge, et dans cette mesure ne faut-il pas une autre expertise pratiquée différemment ?

GAY. — Je me sentirais immédiatement utilisé par le juge comme un complice. Même clandestin, je refuse le rôle d'expert.

HASSOUN. — Si on considère l'individu comme point de

suture de l'ordre économique, politique et de l'ordre de l'inconscient, et si on considère qu'il y a folie tou- jours et inscription dans la loi de la nécessité, je ne vois pas ce que je peux dire en regardant dans un sujet singulier, le seul délinquant.

BOMPART. — Il y a là effectivement une situation fausse par nature, et l'expertise psychiatrique sera le lieu pri- vilégié d'un discours faux. Mais les avocats devraient s'interroger eux aussi pour voir que le discours du droit est un discours faux et incertain.

SPHYRAS. — La peine est quelque chose de clair.

BOMPART. — Non.

COSSARD. — Au fond, ce qui agace les juristes, les avo- cats en particulier, c'est de se voir dépossédés d'un cer- tain nombre de leurs pouvoirs parce qu'ils ont la possi- bilité d'assister leur client le jour de l'interrogatoire, mais que le jour de l'expertise psychiatrique ils ne sont pas là et se monte en leur absence une version des faits différente de celle dite dans le cabinet du juge. Et il arrive ceci : tous les rouages de la défense sont gommés d'un seul trait. L'expert peut ainsi faire dire des choses que nous pensons n'avoir pas à être dites à quelqu'un d'autre qu'à l'avocat, cela du fait de la mise en confiance du détenu par l'expert.

Nous attaquons l'expertise, puisque nous sommes com- plètement dépossédés.

— La relation des faits est-elle indispensable à l'expert psychiatrique ?

LAFON. — Ce que les avocats nous reprochent le plus, c'est de ne pas être automatiquement des auxiliaires de la défense. COSSARD. — Pas obligatoirement. Mais un certain nom- bre de garanties de la défense n'existent plus.

LAFON. — On doit connaître les faits. Ceux-ci ont une importance considérable. Logiquement on doit voir l'in-

culpé lui faire raconter les faits, puis comparer avec ce qui a été dit au juge ; ensuite revoir le prévenu afin de comprendre les diverses « versions » pouvant exister. La manière dont les faits sont présentés a une grosse importance sur le plan psychologique et psychiatrique, ainsi que la manière dont ils ont été vécus.

COSSARD. — Je ne vois pas le rapport entre cela et les réponses que vous devez apporter dans vos rapports d'expertise psychiatrique aux trois questions qui vous sont posées par le juge dans son ordonnance vous com- mettant, à savoir :

1. préciser si l'inculpé présente des anomalies men- tales, psychiques ou caractérielles. Le cas échéant, les décrire et préciser à quelles affections elles se rattachent ;

2. dire si l'inculpé se trouvait en état de démence, au sens de l'article 64 du Code pénal, au moment des faits ; dans la négative, dire si les anomalies constatées sont de nature à atténuer sa responsabilité ;

3. dire s'il est accessible à une sanction pénale, s'il

Art. 64 du Code pénal : « Il n'y a ni crime ni délit lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l'action, ou lorsqu'il a été contraint par une force à laquelle il n'a pu résister. » L'examen médico-psychologique doit répondre à ces quatre questions posées par le juge :

1. Analyser l'état actuel de la personnalité de l'inculpé. 2. Préciser ses niveaux d'intelligence, d'habileté manuelle et

d'attention.

3. Définir les éléments individuels, de tempérament, de caractère, familiaux et sociaux dont l'action peut être déce- lée dans la structure mentale, le degré d'évolution et les formes de réactivité de l'inculpé.

4. Préciser tous éléments de nature à révéler les mobiles des faits reprochés à l'inculpé et à déterminer le traitement qu'il conviendrait de mettre en œuvre à son égard.

(« Le droit, la psychiatrie et le Syndicat de la magistrature », Au nom du peuple français, Stock, 1974).)

est curable et réadaptable ; si son placement dans un hôpital psychiatrique s'impose, soit dans son intérêt, soit dans celui de la collectivité.

LAFON. — Qu'est-ce que l'accessibilité à la sanction pénale ? Définition : c'est le fait de savoir si l'individu est en état de comprendre qu'il a commis un acte anti- social et que cet acte est théoriquement puni par une peine. Donc les gens qui ne sont pas déments sont accessibles à la sanction pénale.

FOUCAULT. — Au début de la pratique de l'expertise psychiatrique (art. 64) la question posée était : l'individu était-il en état de démence au moment de l'acte ? Dans ce cas, il n'y a plus crime ; au départ, le psychiatre n'intervenait jamais au niveau de l'administration de la peine, mais simplement au niveau de la procédure. Petit à petit, il est intervenu au niveau des circonstances atténuantes pour moduler éventuellement la peine, et à partir de 1832 le rapport du psychiatre module la peine, ensuite il intervient, puisqu'il doit dire si la responsa- bilité de l'individu est atténuée, ce qui n'a juridiquement aucun sens, et commence à n'en avoir aucun médica- lement, alors que la démence avait un sens. Donc la responsabilité atténuée n'a aucun sens juridique et aucun sens médical, et on en arrive aux trois questions de 1958 qui sont la dangerosité, l'accessibilité à la sanction, la curabilité ou l'adaptabilité. Ces trois notions ne sont ni des notions psychiatriques ni des notions juridiques, mais cela a des effets pénaux qui sont énormes.

LAFON. — Etat dangereux : je n'en parle jamais spon- tanément. Si on me pose la question, je dis : « Je pense que ce ne sont pas là des questions d'ordre psychiatri- que. Je répondrai, mais au fond la réponse peut aussi bien être trouvée par d'autres en fonction des éléments du dossier. Je réponds toujours de la même façon, puis- que ces questions ne sont pas des notions psychiatriques. A la rigueur ce sont des notions criminologiques et qui pourraient arriver plutôt dans l'expertise médico-psycho- logique.

MASSÉ. — Qu'est-ce qui peut faire dire que quelqu'un est ou non réadaptable ? Ou plutôt que signifie être dés- adapté ?

LAFON. — Il y a des tas de gens dont on ne peut pas dire qu'ils soient désadaptés. Ils sont au contraire fort bien adaptés à leurs métiers (truands par exemple), mais bien sûr pas dans les normes de la société. Il y a éga- lement les gens qui n'ont jamais été désadaptés.

TIRLOCQ. — Le psychiatre, en temps qu'expert dans l'institution judiciaire, ne sert à rien. J'ai l'impression que le psychiatre réduit son rôle, puisque l'explication qu'il essaiera de fournir ne passera pas la rampe. Le pro- blème du psychiatre n'est pas de savoir si l'individu est réadaptable ou pas.

LAFON. — Le système juridique est fondé sur la doctrine du libre arbitre. En ce sens que les gens sont censés pouvoir choisir le bien et le mal, et, s'ils font le mal, ils savent qu'ils doivent être punis d'une manière ou d'une autre, soit par la loi divine, soit par la loi judiciaire. Mais on admet qu'il y a des gens qui ne sont pas capa- bles de raisonner ainsi parce qu'ils sont « fous ». Le psychiatre est là, en somme, pour trier les « fous » et pour les soustraire à l'influence de la justice. C'est cela l'idée primitive qui a été modifiée par la suite, et on a fini par demander au psychiatre autre chose. Et, tant que nous sommes dans ce système du libre arbitre, on doit procéder de cette façon. Si l'on accepte d'être expert, on ne doit pas saboter l'expertise. On doit admettre qu'a priori les gens sont responsables, à l'exception de ceux qui sont fous.

GAY. — On peut saboter les expertises sans en faire.

SPHYRAS. — Sur les cinq questions stéréotypées qu'on pose à l'expert, il y en a trois qui sont étrangères au champ psychiatrique, les autres étant du domaine de la criminologie. La question est donc de savoir qui est criminologue en France. Rencontrez-vous chez les magis- trats l'information criminologique suffisante, ou avez-

vous l'impression parfois que vous n'avez pas l'audience ? Et, faire jouer au psychiatre le rôle du criminologue, n'est-ce pas mal poser le problème ?

FOUCAULT. — Il faut revenir sur une question impor- tante posée par les avocats : est-ce que l'inculpé relève ou non de la justice ? Si l'expert répond oui, il passe devant les tribunaux ; si l'expert répond non, l'inculpé est retiré des mains de la justice.

Mais, encore une fois, depuis 1832, le psychiatre inter- vient pour dire quelle sera la forme de peine. Donc il a un rôle judiciaire à l'intérieur même du déroulement de la justice, et le malaise des avocats est lié à cela. Car il a affaire à deux juges, dont ce pseudo-juge qui va moduler la peine, et, plus le rôle de modulateur de la peine devient grand dans la psychiatrie pénale, moins les concepts utilisés par ces psychiatres sont médicaux.

LAFON. — C'est justement ce qui fait la difficulté de l'expertise psychiatrique. Une bonne expertise est une expertise qui cherche à ne pas prendre parti, qui doit être la plus objective possible, alors que les avocats vou- draient qu'elle soit à leur avantage. Il faut éliminer le facteur subjectif. L'expert n'est pas un juge, mais, quand on a affaire à quelqu'un qui connaît le prévenu, le Code, on ne peut l'empêcher de faire un pronostic. Mais il n'y a pas d'expert-robot, donc on ne peut éliminer totalement la subjectivité de l'expert.

TIRLOCQ. — Ce n'est pas un problème d'objectivité c'est un problème de responsabilité. L'expert devrait expliquer l'acte. Mais cette explication n'arrive pas jusqu'au juge. Le juge finit par en éprouver une espèce de malaise, car il trouvera dans le texte de l'expertise quelque chose qui ressemble à la folie. Donc le psychiatre fait peur au juge. Un psychiatre ne peut pas aboutir au terme de responsabilité en tant que psychiatre. L'acte psychiatri- que interdit d'aboutir à cette conclusion de responsa- bilité.

LAFON. — Si vous adoptez le point de vue du libre arbi- tre, c'est possible. Si vous adoptez celui du déterminisme, il n'y a plus de justice pénale possible.

TERREL. — Si l'expert reconnaît que le concept de res- ponsabilité atténuée n'a aucun sens médical et s'il accepte pourtant de répondre à cette question de responsabilité atténuée, comment y répond-il ? Je crois qu'il y répond par ce qu'on appelle son « intime conviction ». De même que le juge va, dans son intime conviction, décider s'il y a des circonstances atténuantes, ou les jurés en leur âme et conscience, de même il va se poser le pro- blème de l'intime conviction du psychiatre. Alors, là, on sort complètement de l'objectivité d'une science.

LAFON. — Le mot de « responsabilité atténuée » ne figure pratiquement plus dans les commissions d'experts. On demande s'il existe des anomalies mentales ou psy- chiques en relation avec les faits...

En ce qui me concerne, je n'emploie jamais cette formule de circonstances atténuantes ou de responsabilité atténuée. Cette question a été tournée.

DUPONT MONOD. — Je voudrais revenir sur ces notions

de subjectivité et d'objectivité. Si on reprend la fonction politique d'administration de la justice, le développe- ment de l'expertise psychiatrique a finalement été d'un très grand secours, dans la mesure où elle a permis aux personnes qui étaient investies de la fonction d'adminis- tration de la justice de se réfugier dans une objectivité dont ils se servaient en s'appuyant sur une subjectivité de l'expert. Et, lorsque vous disiez qu'un expert ne pou- vait faire autrement que de s'investir partiellement de manière subjective dans celui qu'il interrogeait, pour les juges c'est « pain béni », car finalement lorsqu'un expert a transmis une charge subjective dans un rapport, ce qui est un peu inévitable, celui qui a pour fonction essentielle d'administrer la justice a toute facilité pour se réfugier derrière cette subjectivité en disant c'est une science. Par conséquent, je reste au niveau de l'objec- tivité, donc au niveau du développement politique de

la justice répressive. Je pense que l'expertise en tant que telle a retardé et même bloqué une prise de cons- cience de la justice répressive en permettant au juge de dire de manière extrêmement facile : c'est vous qui êtes le défenseur, ce n'est pas moi qui suis responsable

. de l'appréciation que je porte sur les faits, c'est l'ex- pert. Et je dis que la justice pénale s'est servie de manière très profonde et très importante de l'expertise en refu- sant de se remettre en cause et en disant finalement :

c'est l'expert qui a pris position ; moi, je prends une sanction, mais je ne m'investis pas subjectivement. L'ex- pert est un paravent pour le juge. Entre expertise psy- chiatrique et criminologie, il y a incompatibilité totale.

Tant que l'expertise psychiatrique aura une importance telle, la criminologie ne pourra pas se développer, car la criminologie cela veut dire remettre en cause le fon- dement de la pénalité, de la responsabilité pour rebâtir soit une étude, soit une recherche critique sur les causes de la délinquance et de son développement. Et l'exper- tise psychiatrique, en le ramenant au niveau individuel, interdit la recherche criminologique beaucoup plus qu'elle ne la favorise.

LAFON. — Mais, parmi toutes les causes qui sont jugées à Paris, contrairement à l'impression que vous semblez avoir, il n'y en a peut-être pas 5 % pour lesquelles on demande une expertise psychiatrique. Il n'y en a pratiquement jamais dans les histoires correctionnelles.

Mouvements divers. — Si...

LAFON. — Je voudrais revenir sur le problème de la subjectivité. Elle existe chez tout le monde. L'expert, comme n'importe qui, doit faire abstraction, dans la mesure du possible, de cette subjectivité. C'est la même chose pour l'avocat.

COSSARD. — Au fond, le rêve des juges d'instruction serait de se démettre entièrement entre les mains des experts. Rêve qu'on retrouve dans les travaux prépa-

ratoires du Code pénal de 1958 qui veut faire éclater complètement le procès pénal et séparer la sanction de l'adaptation.

C'est le cas de l'école du nom du juge M. Angel, qui veut un procès pénal en deux temps :

a) sanction proportionnelle aux faits,

b) procès de la personnalité ( 2 sanction modulant la première et dans laquelle on examine uniquement les possibilités de réadaptation de l'individu).

Dans cette hypothèse, dès la fin de la première partie, tout l'appareil judiciaire disparaît au profit des psy- chiatres, des psychologues qui prendraient la véritable responsabilité de la sanction. Nous vivons actuellement sous ce régime. Mais les psychiatres sont-ils compétents pour juger dans cette seconde partie du procès ? Ce n'est pas certain.

HASSOUN. — Toute la psychiatrie manie les concepts de réadaptabilité, de dangerosité, de responsabilité. La psy- chiatrie est actuellement entièrement pétrie de ces concepts. Il y a envahissement réciproque du droit et de la psychiatrie par une série de concepts, il y a intro- duction d'un faisceau médico-juridique ; ce que je tra- duis par « intrusion de la psychiatrie en masse », aussi bien au plan du juridique, du scolaire ou de la vie de quartier, qui fait de la psychiatrie ce que les marxistes appellent un pouvoir d'Etat.

Question que je voudrais poser aux juristes ici : est-ce que, dans les dossiers de vos délinquants, il est fait état des rapports psychologiques (rapports de psychologues scolaires...) ?

TERREL. — En matière correctionnelle, très rarement. On ne tient pas compte de l'évolution, on entérine.

FOUCAULT. — Dans le fond, d'où viennent ces notions de dangerosité, d'accessibilité à la sanction, de curabilité ? Elles ne sont ni dans le droit ni dans la médecine. Ce sont des notions, ni juridiques, ni psychiatriques, ni

médicales, mais disciplinaires. Ce sont toutes ces petites disciplines de l'école, de la caserne, de la maison de correction, de l'usine, qui ont pris de plus en plus d'am- pleur. Toutes ces institutions, en proliférant, en s'éten- dant, en ramifiant leurs réseaux dans toute la société, ont fait émerger ces notions qui étaient au départ incroyablement empiriques, et qui se trouvent mainte- nant doublement sacralisées : d'une part, par un discours psychiatrique et médical, donc apparemment scientifique, qui les reprend, et, d'autre part, par l'effet judiciaire qu'elles ont, puisque c'est en leur nom qu'on condamne quelqu'un.

Je crois que la criminologie charrie toutes ces notions.

LAVAL. — Ces notions que vous appelez disciplinaires, je les appellerai tout simplement idéologiques. Ce sont des notions qui font référence à une idéologie dominante, et donc l'expert, le juge, l'avocat jouent exactement le même rôle, qui est celui de la société qui se défend. En définitive, il n'y a pas de malade mental, pas de délin- quant, il y a, à chaque fois, le produit d'une société.

DUPONT MONOD. — Question à M. Foucault : à un moment donné, la fonction politique de la psychiatrie a été de venir au secours d'une idéologie qui était tout à fait invivable par rapport au développement socio-éco- nomique. Est-ce qu'actuellement la psychiatrie est encore viable dans des tensions économiques accrues ?

FOUCAULT. — C'est sur le mot « idéologie », et sur l'usage que vous en faites, que je ne suis pas tout à fait d'accord.

S'il s'agissait simplement de reconduire une idéologie, cela ne serait pas trop grave. Le mot « disciplinaire » est plus important, parce que c'est un type de pouvoir. En inscrivant ces notions-là dans le droit et dans la psy- chiatrie, on les authentifie, on les sacralise.

BOMPARD. — Ce que dit M. Foucault peut-il se rattacher aux travaux de Legendre sur le droit canon ?

FOUCAULT. — Ce livre intéressant ne touche pas à cette matérialité humaine des mécanismes du pouvoir.

LAFON. — Ces notions qui vous gênent ont été inventées dans la défense sociale nouvelle (Marc Ancel), dans le but d'une meilleure individualisation de la peine et, dans leur idée, dans un souci de la défense. Or ces questions sont faites un peu pour aider les avocats. Mais vous voudriez que la réponse vous soit toujours favorable, donc vous n'êtes pas toujours objectifs.

MASSÉ. — La question n'est pas de savoir si l'expertise est utile, mais « s'il est réadaptable ». La pratique de la correctionnelle, c'est la lecture des conclusions du rapport. Cette conclusion est : « Il est réadaptable ou non. » Abstraction totale est faite de « réadaptable dans quelles conditions, à quoi, pour faire quoi, qu'est-ce qui l'a désadapté... ». Ce que je voudrais savoir, c'est ce que cette question, « est-il réadaptable ? », éveille en vous, et quel mécanisme pensez-vous que cela va pou- voir faire fonctionner dans la tête des magistrats qui vont se trouver en face de la réponse.

LAFON. — Je vais vous répondre. Comme je connais l'ambiguïté de cette question, à de rares exceptions près, j'ai toujours répondu oui. C'est aussi simple, et ça n'em- bête personne.

LAVAL. — Il n'y a pas besoin d'être expert pour penser comme vous. Le sens commun pense de la même façon.

HASSOUN. — Individualiser la peine, c'est la rendre indé- terminée.

LAFON. — Exact.

DOMENACH. — Si les avocats faisaient systématiquement convoquer les experts à l'audience correctionnelle, quelle serait votre réaction ?

LAFON. — J'irais.

DOMENACH. — Il y a peut-être là une nouvelle pratique à instaurer.

COSSARD. — On constate que la défense sociale nouvelle

a voulu faire une « fleur » à la défense. Or maintenant nous ressentons cela comme défavorable à la défense.

GAY. — Pour en revenir à ce que disait M. Foucault par rapport à ce dessein premier un peu noir du psy- chiatre de trouver ce qu'il y a de danger criminel dans la folie et d'en faire une équivalence avec ce qu'il y a de folie derrière le crime, et puis voir que dans l'évolution des choses sont apparus le psychiatre de bonne volonté et le juge de bonne conscience, autre jeu d'équi- valence, je ne pense pas que le juge donne à l'expert procuration pour juger. Je pense que l'expert est là sujet d'équivalence entre folie, crime, délinquance... pour poin- ter avec sa science la plus objective possible.

L'expert psychiatre reste psychiatre en disant : « est-il soignable ? » (et non adaptable ou réadaptable). A par- tir de là, on introduit un troisième niveau en disant : « Qu'est-ce que cette fonction de soins, de subjectivité, qui fait que le psychiatre puisse déterminer cette équi- valence entre crime, folie ? »...

SPHYRAS. — Nous essayons d'être profitables à nos clients, et d'assumer une nouvelle défense, collective, qui cher- che à définir des pratiques de rupture. En définitive, c'est l'aspect répressif de la psychiatrie utilisée de cette façon qui nous gêne.

LAFON. — L'expert ne doit être ni à charge, ni à décharge, ni pas profitable, ni profitable. L'expert n'est pas là pour servir ou desservir le prévenu. Il n'a pas à se préoccuper de ce que cela vaudra en plus ou en moins au prévenu.

TERREL. — Logiquement, le rapport d'expertise devrait être ni à charge ni à décharge. Or, dans la pratique, nous constatons qu'il l'est. Donc nous souhaitons qu'il soit à décharge, dans la mesure où il constitue en soi une pièce du dossier favorable ou pas au client.

LAFON. — L'expert n'a pas à évaluer les conséquences que son rapport peut avoir pour le prévenu.

TERREL. — Au contraire, l'expert, dans son rôle d'auxi- liaire de la justice, ne peut pas s'abstraire de ce rôle. C'est l'ambiguïté même de la relation médecin/juge.

Il y a triple ambiguïté :

— dans la relation avec l'intéressé (problème du secret médical qui ne joue pas),

— dans la relation avec le juge d'instruction, — et avec soi-même.

C'est-à-dire qu'on est à la fois un médecin et un auxi- liaire du juge.

LAFON. — Je pense qu'il n'y a pas beaucoup d'ambiguïté avec le juge, mais je suis d'accord sur l'ambiguïté qu'il y a avec le prévenu. L'expert n'est pas le psychiatre du prévenu. Il doit normalement se présenter comme tel, commis par le juge pour procéder à l'examen mental. On ne doit pas recueillir de confidences, mais il arrive qu'on en recueille. En ce cas, il y a un problème non juridique, car je pense que le secret professionnel n'existe pas pour les experts. Le problème, dans ce cas, est plutôt déontologique, ou de morale, quelquefois. On ne met pas tout dans les rapports.