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Mémoire professionnel : professorat des écoles D D a a n n s s q q u u e e l l l l e e m m e e s s u u r r e e u u n n é é c c h h a a n n g g e e p p h h i i l l o o s s o o p p h h i i q q u u e e p p e e u u t t - - i i l l é é m m e e r r g g e e r r d d e e l l a a p p r r a a t t i i q q u u e e d d e e s s a a r r t t s s à à l l é é c c o o l l e e ? ? Priscille BAUDOT Sous la direction de Monsieur Bruno JAY IUFM de Bourgogne, Mâcon Année scolaire 2005-2006 05STA00691

Dans quelle mesure un échange philosophique peut-il ... · Mémoire professionnel : professorat des écoles Dans quelle mesure un échange philosophique peut-il émerger de la pratique

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Mémoire professionnel : professorat des écoles

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PPrriisscciillllee BBAAUUDDOOTT

Sous la direction de Monsieur Bruno JAY

IUFM de Bourgogne, Mâcon

Année scolaire 2005-2006

05STA00691

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REMERCIEMENTS

Je remercie les élèves de CM2 de l’école Etienne Jules Marey (Chagny) et les élèves de CE2 de l’école Maurice Cortot (Chalon sur Saône) qui m’ont autorisée à utiliser leurs productions pour mon travail. Je remercie mon directeur de mémoire, monsieur Bruno Jay, pour son écoute, ses conseils et ses encouragements, non seulement dans le cadre de ce mémoire mais également tout au long de la formation.

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SOMMAIRE

INTRODUCTION page 5 PREMIER STAGE : EN CM2 page 7 A. Mise en place du premier débat page 7

1. Profil de la classe page 7 2. Extraits du débat (26/11/2005) : À quoi sert l’art ? page 8

B. Analyse de ce débat page 9

1. Analyse générale du débat page 9 2. De l’analyse détaillée aux nouvelles orientations de travail page 10

C. Suite de l’expérience page 14

1.Écoute du débat et approche de ce qu’est un échange philosophique page 14 2. Mise en place d’expériences philosophiques page 15

a) Travail sur les critères du Beau page 16 b) Travail sur la Joconde page 16 c) Travail sur la littérature de jeunesse page 16 d) Travail sur le mythe de Zeuxis page 17 e) Travail sur les histoires du « Goûter philo, La beauté et la laideur », de Michel Puech et Brigitte Labbé (Milan) page 17

D. Portée et limites de ces expériences page 17 SECOND STAGE : EN CE2 page 19 A. Mise en place du travail préalable aux échanges philosophiques page 19

1. Profil de la classe page 19 2. Orientations de travail page 19 3. Justification du recours à l’écrit page 20 4. Productions d’écrits page 20

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B. Mise en place d’échanges philosophiques page 23

1. Choix du dispositif page 23 2. La discussion philosophique page 24 3. Après la discussion page 26

C. Analyse de la discussion page 27

1. Analyse de mon rôle page 27 2. Analyse comparative des observations page 28 3. Le recours à l’écrit page 29

CONCLUSION page 31 ANNEXE page 32 BIBLIOGRAPHIE page 33

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INTRODUCTION Lorsque j’étais enfant, je me posais beaucoup de questions sur le sens de ce que

j’apprenais à l’école. Par exemple, je me demandais pourquoi les mathématiques existent et si elles étaient nécessaires. Mais je n’osais pas formuler ces interrogations, par timidité certainement, mais peut-être aussi parce qu’il n’existait pas à l’époque de cadre susceptible de recevoir ces questions. Pour autant, je ne dis pas que ces questions n’étaient pas considérées ; seulement elles restaient marginales. Néanmoins, je n’ai cessé de m’en poser même si elles sont restées en suspens ; je n’ai véritablement trouvé d’écho à mes interrogations qu’en terminale, avec la rencontre avec la philosophie.

Naturellement, lorsque la philosophie pour enfants s’est initiée en France, j’ai été séduite

par l’idée de pouvoir considérer les questions des enfants à leur juste valeur. J’ai souhaité en tenir compte pour définir mon identité professionnelle.

Le stage d'observation d’octobre a été pour moi le premier contact avec une classe. Il a eu

lieu en moyenne section et j'ai été frappé par la spontanéité des interventions nombreuses et variées des enfants. Mon PIUFM m’a incité à accorder une attention suffisante aux interventions tout aussi imprévues que pertinentes. Cette remarque a tout de suite eu une résonance particulière. J’ai donc décidé de leur porter l’attention nécessaire pour être en accord avec mes principes professionnels, en exploitant mes qualités relationnelles avec les enfants. J'ai remarqué également que ce contact avec le monde de l’enfance est très valorisant ; l’enseignant s’enrichit énormément de et dans ces échanges. Cela m'a d’autant plus incité à questionner mon statut d'enseignant : n’est-ce pas selon la place que j’accorderai au questionnement enfantin que je parviendrai à me définir ?

Ces premières impressions m’ont décidé à me centrer sur ces interventions des élèves et à les exploiter : être à l'écoute. Pour des besoins pratiques (nos stages sont courts), j’ai limité mon champ d’action au domaine des arts visuels et musicaux. De ce fait, le questionnement concernera l’art, le beau, l’esthétique. En ciblant mon sujet, j’espérais éviter l'écueil d'un éparpillement certain et éviter du coup de ne plus atteindre du tout mon objectif.

Chez l'enfant, l’interrogation existentielle est spontanée, c'est pourquoi il me semble qu’il

faut donner la priorité à la question, même si notre société semble donner la priorité à LA réponse. En d’autres termes, il convient de postuler cette capacité cognitive chez l'enfant. Évaluer et comprendre le rapport des enfants aux questions permet de plus de donner du sens à l'école. Ontologiquement, l’enfant est naïf et innocent. Ce sont là les conditions idéales pour aborder la philosophie. À moi de définir quel est mon rapport au questionnement enfantin, en tant qu’enseignant, et quel dispositif j’envisage pour favoriser le questionnement. Comment me positionner face à ces questions? Je ne veux ni taire ces questions, ni repousser à plus tard ma réponse, ni donner une réponse pour m’en débarrasser, ni imposer une réponse, encore moins invoquer que l'élève s'exprime mal et que du coup je ne peux pas lui répondre, ni considérer qu'il y a de bonnes réponses, ni penser que c'est « trop dur » pour eux. Justement, ces questions m’interpellent parce qu'elles m’obligent en tant qu’adulte et enseignant, à me positionner ou à me repositionner face à l'élève, face au savoir et face à l'erreur.

Je voudrais initier au questionnement personnel et à la rigueur. La difficulté consiste en ce

que la question du maître ne doit pas devenir celle des enfants. En effet, ce n'est plus une transmission du savoir : c'est créer des conditions pour construire un savoir, une communauté de recherche, peut-être au sens de Lipman, grâce au questionnement. Il faut amener les enfants à se poser des questions, à penser par eux-mêmes. C'est lié à la liberté de penser et donc à la volonté de ne rien imposer aux enfants. D’ailleurs, ce qui est intéressant, dans la question, ce n'est pas

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forcément la réponse (du moins pas systématiquement) : ce sont les questions qu'elle permet de poser et de se poser.

Ceci justifie mon hypothèse de départ pour ce travail : donner du sens à ce qui est fait en

classe, dans la discipline des arts visuels et musicaux. En arrière-plan, ce qui m’intéresse, c’est de savoir s’il y a une corrélation entre la pratique des arts et l’émergence d’un échange (ou d’échanges) philosophiques. Le cas échéant, est-ce une relation de causalité ? Je postule que les arts visuels et musicaux ne se suffisent pas si on n’accorde pas une place à la réflexion sur ces arts. Donner du sens à un enseignement, c’est prendre de la distance par rapport à cet enseignement, l’envisager sous un autre angle. C’est pourquoi, à mon sens, la pratique des arts visuels (et de l’éducation musicale) peut être liée à une pratique philosophique. La corrélation est envisageable. Néanmoins elle devrait être liée à une pratique philosophique. Je m’attacherais à définir lors de mes stages professionnels et dans l’analyse de ma pratique la nature de ce lien.

Mes objectifs sont complémentaires : je souhaite d’abord que les enfants réalisent que la

pensée n’est pas unilatérale, définitive et développer, susciter l’envie de réfléchir ; ensuite, je voudrais donner du sens à des pratiques scolaires ; le tout en envisageant la philosophie comme possibilité de (tout) questionner. En somme, initier à la philosophie. Se pose de fait le problème de la philosophicité. Comment faire pour que les élèves fassent la différence entre une question et une question philosophique? Quand peut-on dire qu’une pensée est philosophique ou que le langage est philosophique ? Qu’est-ce qu’un échange philosophique ? Je m’attacherais à définir ces points au long de mon analyse. Pour répondre à ces questions, je me propose d’exploiter les expériences de mes deux stages en responsabilité.

Mon premier stage a eu lieu dans une classe de CM2 : le profil de la classe, ainsi que les habitudes de travail, ont déterminé mon approche. Les enfants connaissent les règles du débat. En revanche, il est moins sûr qu’ils connaissent les tenants et les aboutissements du débat. Devant le fort enthousiasme à l’idée de débattre, j’ai décidé de partir de leurs habitudes pour les inciter ensuite à distinguer le simple débat de la discussion philosophique ou de l’échange philosophique.

Mon second stage a lieu en CE2, dans un contexte assez différent. Là encore, le profil de

la classe et les habitudes de travail, ont déterminé mon approche. Les enfants ne connaissent ni les règles du débat, ni les enjeux du débat. Il n’y a pas de place réservée à leur parole. Face à cette carence, j’ai décidé de les initier au plaisir d’échanger en me servant de l’écrit comme garde-fou.

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PREMIER STAGE : EN CM2

A. Mise en place du premier débat

1. Profil de la classe

Dès les premiers jours, les enfants ont réclamé le débat hebdomadaire et ont manifesté un

enthousiasme spontané. Pendant la visite d’observation de la classe, la semaine précédente, j'avais noté que ces 19 élèves avaient l’habitude de débattre. Cinq débats avaient déjà été menés, le samedi matin, selon le protocole suivant : les élèves restent à leurs places ; deux présidents sont désignés qui donnent la parole (chacun est responsable d’un quart d’heure). Les sujets sont votés parmi ceux proposés par les élèves eux-mêmes dans une urne (le PE peut poser des sujets dedans). J’ai remarqué également qu’il n’y avait pas de suivi particulier (trace écrite ou reprise des propos avec la maîtresse). Néanmoins, les enfants manifestent beaucoup d’intérêt pour cet exercice. En ce qui concerne les sujets, on ne peut pas parler de sujets dits philosophiques : par exemple, ils ont débattu sur « les règles de vie » ou sur la question « pourquoi part-on en classe de neige? ».

Pendant les trois semaines, j’ai travaillé sur la technique de l’estampe en arts visuels, c’est à

dire sur les procédés de reproduction d’un même motif. Ainsi, lors de la première séance, le jeudi, nous avons abordé les notions plastiques de positif et de négatif. Aurélien a fait le lien avec les peintures préhistoriques pendant mon explication (j'avais pris l'exemple des mains) et a eu une réflexion que j'ai retenue : « ah ben ça servait à ça la peinture pendant l'époque préhistorique ». J'ai noté cette phrase sur un tableau. C’est ce qui justifie le choix du sujet du débat du samedi matin : « À quoi sert l’art ? » (Le sujet a été arrêté avec eux, sans vote, mais avec l’accord général).

En partant de leurs habitudes de travail et de leur enthousiasme, je voulais respecter une

de mes règles de départ : ne rien imposer mais savoir rebondir sur les interventions spontanées. Pendant le débat, mon objectif a été de me mettre le plus en retrait possible, de respecter leurs règles habituelles de débat. Le seul détail qui changeait : la présence du magnétophone, qui les a beaucoup intrigué. Je leur ai demandé la permission d'enregistrer.

Pourquoi ai-je choisi de me mettre le plus en retrait possible, même si les règles n’étaient

pas respectées ? En réalité, ce sont les habitudes de la classe qui m’ont poussée à prendre cette décision.

En effet, je connaissais l’attachement des élèves à ce moment de la vie de classe. En choisissant délibérément de respecter leur manière de faire, je voulais témoigner de la confiance que je leur faisais. De cette manière, j’espérais qu’ils se sentent responsabilisés et que le débat n’en serait que plus constructif. De plus, il me semblait mal opportun de m’approprier le rôle du garant du bon déroulement de la discussion. Enfin, si l’enjeu était d’initier les élèves au débat philosophique par déduction (j’entends par comparaison des deux formes de débat), il eût été prématuré d’introduire un paramètre propre au débat philosophique de façon arbitraire.

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2. Extraits du débat (26/11/2005) : À quoi sert l’art ?

Sylvie : Il y a plusieurs types d’arts : y a l’art plastique, y a aussi l’art de la musique. L’art, ça sert à s’exprimer avant tout. [Énumération de différents types d’arts : les élèves interviennent tour à tour pour donner des exemples d’art, mais sans tenter de savoir ce qui fait qu’on les regroupe sous le terme général d’art. Beaucoup de répétitions.] Nabil : Y a l’art musical aussi. Laura : Non … Nabil (il l’interrompt) : Ben si. Des fois ça sert de dire une chanson, un poème, à dire ce qu’on ressent. Alexis : Des fois y a aussi l’art visuel, y a des détails dans un tableau qui …(il est interrompu mais n’ose pas réagir.) Damien : Ça sert à nous faire rêver. Ophélie : L’art ça transmet un message. Kévin : Y a l’art de la danse aussi, y en a qui trouvent que c’est un art. Ophélie : L’art ça nous permet de nous distraire un peu. Aline : Ça sert à être content. Aurélien : Y a aussi l’art du sport. Sylvie : Ça sert quand même à quelque chose sinon on en ferait pas. Nabil : L’art ça nous permet de dessiner ; Dylan, il regarde beaucoup de dessins animés alors il sait bien dessiner. Amandine : Ce que j’aime bien avec l’art, c’est qu’on apprend à dessiner autrement, pas qu’avec des crayons et des papiers. Alexis : Moi, je suis d’accord avec Amandine parce que ça nous apprend autrement. L’art c’est pas que dessiner. Ophélie : Ça sert à s’exprimer ce qu’on pense. J’aime bien dessiner. Gwendoline : Pourquoi ? (Ophélie ne répond pas) Ophélie : Moi, mon œuvre préférée, c’est la Joconde parce que c’est un auto-portrait. Damien (avec virulence) : C’est pas un autoportrait parce que un autoportrait c’est quand il se peint lui-même. La Joconde c’est pas ça. Nabil : Moi ce que j’aime c’est les tableaux de Matisse, je les trouve jolis. L’art c’est aussi la musique. Ma musique préférée, c’est le rap. [Beaucoup d’interventions anecdotiques, sans respect des règles de prise de parole, pour s’exprimer sur ses goûts musicaux ; beaucoup d'élèves interviennent à ce moment, mais le débat risque de mal tourner parce que les élèves se moquent les uns des autres. Finalement c’est un élève qui rétablit le calme en haussant le ton et en avançant comme argument qu’il faut faire le travail sérieusement pour la maîtresse.] Adeline : Aussi la capoera, c’est bien. Ils font style y se touchent mais ils ne se touchent pas. Ça sert à exprimer ce qu’on pense. Sébastien : Ça sert pas à grand chose l’art. Damien : Ben alors pourquoi y en a ? Gwendoline : Un truc qui donne du punch, ça sert à se défouler. Nabil : La techno, ça sert à rien, c’est une musique de fous Alexis : Moi j’aime le rock, j’aime Linkin Park. Ça sert à se bouger. Nabil : L’art en fait c’est tout ce qu’on fait avec la main. Avec les parties du corps… avec les parties du corps parce qu’on peut y faire avec le pied. Par exemple là on enregistre sur un magnétophone, ceux qui le construisent c’est aussi de l’art. Damien : Et la Marseillaise, ça sert à donner du courage aux troupes, c’est pas juste pour faire joli (il s’adresse à Sébastien). Ça servait à aider les troupes qui vont à la guerre. Sylvie : Ça sert à quelque chose. Sébastien : Ouais, pourquoi ? Sylvie : Je ne sais pas…Ça sert à savoir comment vivaient les hommes d’avant.

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Aurélien : Par exemple il y a les professionnels, pendant des années ils s’entraînent pour être professionnels. Sylvie : En art visuel, c’est pour dire des choses et se souvenir. Les peintures dans les grottes ça sert pour faire des dessins comme nous. Kevin : Des fois ça sert à être riche. Tu fais des tableaux pis tu les vends. Ophélie : Léonard de Vinci a fait la Joconde pour son plaisir. (Elle regarde Kévin.) Amandine : Pour se faire remarquer. Nabil : C’est fait avec les parties du corps, la main par exemple. Laura : L’art ça sert à quelque chose.

B. Analyse de ce débat

1. Analyse générale du débat

Cette première expérience m’a amené à une série de remarques générales, immédiatement après le débat. Ces remarques ciblent quelques élèves.

Nabil intervient sept fois, tout au long du débat. Dans sa première intervention, il s’appuie sur la réplique précédente et répète ce que Sylvie vient de dire. Puis il interrompt Laura, sans écouter sa réplique et sans attendre que la parole lui soit donnée : il argumente son idée et amène l’idée que l’art permet d’exprimer ce qu’on ressent. Dans sa troisième intervention, Nabil utilise une formule indirecte (l’art ça nous permet), il apporte le terme « dessiner ». Il cite un de ses camarades en exemple. Dans sa quatrième intervention, Nabil émet une opinion : moi, je, ma ; il s’affirme suite à Ophélie qui vient de donner son opinion. Ensuite, Nabil contredit Gwendoline. Dans sa réplique suivante, Nabil définit l’art et évoque les mediums (la main, les autres parties du corps). Il touche du doigt la distinction artiste-artisan mais ne va pas au bout. Dans sa dernière intervention, il reprend l’idée du medium : cette remarque n’a aucun rapport avec les interventions précédentes. Nabil est un élève brillant, motivé, qui a un fort esprit de compétition.

Sylvie intervient cinq fois. Elle amorce le débat en tentant de définir l’art. Dans sa

seconde intervention, elle tente de répondre à la question posée, elle affirme et argumente (parce que) : elle amorce l’idée de la causalité avec un argument assez pragmatique (par l’absurde). Dans ses autres répliques, elle reste dans la dynamique de réponse : elle avoue qu’elle ne sait pas, se positionne en utilisant le pronom personnel « je » et tente des hypothèses. Elle utilise l’exemple des peintures dans les grottes préhistoriques. Sylvie est une élève très sérieuse.

Damien est également un bon élève, avec un fort esprit de compétition et qui ne respecte

pas toujours ses camarades. Sa première intervention est une réponse, courte, à la question posée, affirmative. Sa seconde intervention est longue : elle est spontanée et exprimée avec virulence, avec peu de respect : il contredit sa camarade en lui montrant son erreur. Il parle avec aplomb. Son intervention suivante est également assez virulente : il rebondit sur la réplique de Sébastien, en l’attaquant. D’ailleurs, il s’adressera à Sébastien dans son argument suivant, même si celui-ci n’est pas intervenu à nouveau.

Ophélie intervient quatre fois et donne trois arguments : elle associe l’art tour à tour à la

transmission d’un message, à la distraction, à l’expression de ce qu’on ressent. Au départ, elle reste dans l’impersonnel puis elle émet son opinion, avec « je », « moi, mon œuvre préférée ». Elle est une des premières à s’impliquer personnellement dans le débat. Elle s’oppose à Kévin au sujet

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de la motivation de Léonard de Vinci à peindre « La Joconde », en nuançant son propos sans l’attaquer directement.

Sébastien est le seul à répondre par la négative à la question posée, mais il est rapidement

contredit et ne développe pas d’argument. Tous les autres élèves cherchent la bonne réponse à la question.

Je remarque aussi que les élèves réinvestissent des connaissances acquises à d’autres

moments de l’année : en effet, ils ont travaillé en début d’année sur Matisse, ils ont appris la Marseillaise et nous venons d’évoquer les peintures préhistoriques.

2. De l’analyse détaillée aux nouvelles orientations de travail

Afin de mieux appréhender la teneur et la portée de cette première expérience, je me

propose d’analyser plus finement ce qui a été fait, pour logiquement définir des orientations de travail qui soient conformes à la fois au profil de la classe, à mes ambitions et aux théories déjà existantes. La présentation sous forme de tableau permet de souligner cette relation de cause à effet entre ce que je tire de ce qui a été fait et ce à quoi j’aspire.

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CE QU’IL EN EST ET CE QUE J’EN TIRE

CE A QUOI J’ASPIRE

LE POINT DE NON RETOUR

La question du sens de ces activités s’est naturellement posée. Question qui m’a fait penser à l’intervention de Alain Berestetsky, intitulée « Les joueurs d’échec ou tentative de mise en culture philosophique1 ». Selon lui, « Pour que le processus fonctionne, il faut que la savoir supplémentaire acquis par les élèves au cours d’une opération soit officiellement reconnu ». En effet, « les élèves ont trop souvent l’impression d’apprendre pour rien. » Dans la même perspective que Alain Berestesky, il me semble que répondre à l’enfant qu’il apprend pour lui-même est vide de sens pour cet enfant. Il faut poser la question de l’usage des savoirs nouveaux. En d’autres termes, il faut comprendre pourquoi on philosophe, avant de s’attaquer à comment on philosophe.

Je veux écouter les questions des enfants, et notamment celle du « pourquoi » ou « pour quoi » ces expériences philosophiques. C’est pourquoi j’ai décidé de réfléchir à la mise en place d’une structure pédagogique visant à libérer la parole et à établir les repères nécessaires à l’évolution. Cette structure ne peut se penser que dans un espace démocratique. Ce qui est dans la lignée de la définition du débat des IO de 2002. L’absence de règle ne facilitant pas l’échange, au contraire, il m’est apparu essentiel de laisser l’enfant s’exprimer tout en recentrant systématiquement le débat, de lui offrir les supports nécessaires à son plaisir spontané de réfléchir et de débattre. C'est pourquoi j'ai pensé qu'il fallait multiplier les approches pour permettre à tous les enfants d'y trouver leur compte. En ce sens, l’hétérogénéité des élèves est prise en compte.

LA PHILOSOPHICITE

Les propos du débat ne sont pas philosophiques. On a un débat d’opinions mais le débat, la discussion n’est pas philosophique, même si le thème est philosophique. C’est là toute la difficulté. Il manque la dimension de questionnement : la pensée est statique dans cette perspective. Les enfants se posent des

Comme le souligne Alain Trouvé dans « Philosopher avec les enfants2 », « les enfants savent se poser des questions de nature philosophique ». En effet, « ils peuvent s’approprier ces grandes questions de la philosophie et apprennent à penser, c’est à dire à s’interroger sur ces questions, construire des hypothèses […] ».

1 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 75) 2 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 19)

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statique dans cette perspective. Les enfants se posent des questions naturellement mais l'école ne favorise pas toujours ces questionnements. L'enfant est toujours motivé par la réponse. Se poser des questions pendant un échange philosophique est une consigne. En outre, les élèves cherchent une réponse définitive. Or le débat philosophique ou la discussion à visée philosophique s’attache à l’examen d’une question philosophique. Il n’y a donc pas forcément de réponse. Il faudra leur transmettre cet aspect de la discussion philosophique.

Il s’agira donc de favoriser ce questionnement, de créer les conditions idéales à ce questionnement. En d’autres termes, il faudra faire la différence entre interroger et questionner : interroger, c’est demander une réponse à autrui, c’est à dire combler une ignorance, autant que possible. Transformer l’interrogation en question signifie mettre au jour ce qui en elle pose problème : c’est formuler le problème que l’interrogation ignore. Seule la question est philosophique.

LE ROLE DU PE

Les élèves ont une attitude qui n’est la bonne vis à vis de moi. Pendant le débat, ils ont souvent tendance à guetter ma réaction, à chercher mon approbation ou une réaction de ma part lorsqu’un élève prend la parole sans y être invité ou qu’il y a un brouhaha général. En effet, ils cherchent à me faire plaisir ou du moins ils cherchent mon approbation (ou ma désapprobation) lorsqu’ils prennent la parole ou lorsqu’un tiers prend la parole. Ils restent ainsi très scolaires. Mon statut de maîtresse nuit au processus. C’est l'inverse de ce que je cherche. Il faudrait que les enfants se détachent de la représentation traditionnelle de la maîtresse. Plusieurs questions se posent à moi : est-ce que je pose les questions moi-même s’ils ne les posent pas ? Comment faire évoluer une discussion qui stagne ?

J'ai choisi d’inventer ou de reprendre des expériences philosophiques. En multipliant les approches, je désire que les enfants réalisent que rien n'est obligatoire pour pallier le risque que les enfants fassent les choses pour faire plaisir à la maîtresse. Il s’agit de s’appliquer à changer l’image traditionnelle, la représentation traditionnelle de la maîtresse.

LE RAPPORT AUX AUTRES ELEVES

La rivalité est importante. Les remarques sont parfois assez virulentes et révélatrices des personnalités de certains enfants. Le débat échoue s’il exacerbe les rivalités, les conflits : faire triompher son point de vue pour détruire celui de l’autre n’est pas l’objectif du débat. La finalité n’est pas de développer d’éventuelles qualités de rhétorique.

Il faudrait donner aux enfants la possibilité de modifier leur pensée et leur opinion au contact des autres ; on peut progresser, ensemble, grâce à autrui. Ce qui implique une forme de coopération, un échange heuristique : poser sa parole par rapport à celle d’autrui. Même si l’on sait que toute prise de parole est un risque parce qu’on s’expose au regard d’autrui. Il s’agit toutefois de ménager l’autre si on le contredit : sans respect, on ne peut envisager d’échange

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Il y a alors une erreur d’interprétation de ce qu’est un débat ou une discussion à visée philosophique. C’est pourquoi il faut comprendre les enjeux de l’exercice.

contredit : sans respect, on ne peut envisager d’échange philosophique. C’est pourquoi il me semble qu’il faut parler d’éthique dans les expériences philosophiques, ce qui doit d’ailleurs faire l’objet d’un apprentissage spécifique. Ceci fait écho aux propos de Jacky Cailler, dans l’intervention intitulée « Construction collective de savoirs dans un débat philosophique en CM2 »3 : «L’enfant doit expérimenter le pouvoir de sa parole sur les autres et sur lui-même. […] L’élève peut apprendre à parler avec l’autre pour penser avec lui, apprendre à tirer bénéfice des interactions avec ses pairs pour co-construire ses savoirs. » Il ajoute que « dans l’interaction, il y construction entre pairs de : - savoirs : savoirs scolaires mais aussi savoirs d’ordre social construits par l’expérience commune des élèves de cette classe.

- Rapports aux savoirs, aux apprentissages, à l’autre, en vigueur dans la classe.

- Savoir-faire et savoir-être : savoir apprendre, savoir interagir avec le maître, avec ses pairs. »

En conséquence, il faudra penser à des repères indiquant que l’énonciateur prend en compte d’autres énonciateurs, que ce soit dans des démarches d’opposition, d’adhésion, de négation, de comparaison, de renchérissement, de confirmation, pour suivre la logique de Jacky Cailler. Ce dernier indique que « la reprise-reformulation du discours de l’autre permet à chacun de présenter au groupe une argumentation de plus en plus singulière. » On peut penser aussi à certaines structures linguistiques qui permettent de faciliter cette prise de parole : par exemple le conditionnel ou le discours indirect.

3 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 101)

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C. Suite de l’expérience

1. Ecoute du débat et approche de ce qu’est un échange philosophique Après le débat, lorsque nous sommes descendus en récréation, les élèves m’ont demandé

massivement s’il était possible d’écouter le débat, ce qu’a priori je n’avais pas prévu. Il m’a semblé évident qu’il fallait que je rebondisse sur cette motivation. Au retour en classe, nous avons convenu que nous écouterions l’enregistrement le lendemain, le temps pour moi d’en faire une première écoute et analyse. Dans l’immédiat, ceci a été l’occasion d’une séance d’ORL (en vocabulaire) : nous avons essayé de déterminer la différence entre « entendre » et « écouter », puis nous avons étendu notre propos à la différence entre « voir » et « regarder » et exploitons « pourquoi - pour quoi » (distinction cause-but). Ainsi si nous écoutons le débat, c’est pour lui donner du sens. Premier objectif défini avec eux et première approche de ce qui distingue un débat/discussion philosophique d’un simple débat d’opinions.

Pour les aider à écouter, je leur propose le lendemain dans un premier temps de faire un

topo sur ce qui à leur avis ferait que le débat est réussi. Nous arrivons de fait à une liste :

Est-ce que celui qui parle a bien écouté les autres? Est-ce que celui qui parle accepte d'être corrigé par les autres? Est-ce que celui qui parle respecte les autres (pas d'insultes)? Est-ce que celui qui parle est capable d'accepter que les autres ne pensent pas comme lui? Est-ce que celui qui parle change d'avis pendant le débat? Est-ce que celui qui parle pose des questions? Est-ce que celui qui parle donne un exemple? Est-ce que celui qui parle donne un argument?

Comme j’ai décidé de partir de la motivation (spontanée) des élèves, je n’ai pas voulu leur donner une transcription sans écouter leur enregistrement. Je leur ai proposé d'écouter et de suivre sur la feuille en même temps.

Après une première écoute, nous procédons à une relecture des interventions et nous

essayé de répondre aux questions (de la liste) que j’ai notées au tableau : pour chaque oui, une croix verte ; pour chaque non, une croix rouge.

Se servir du tableau et des codes de couleur permet de visualiser rapidement les

remarques. La synthèse n’en est que plus efficace. Les élèves ont ainsi noté que le plus difficile était d’écouter les autres et de ne pas critiquer sans explication. Certains ont souligné qu’ils n’avaient pas réalisé avant qu’on puisse changer d’avis pendant un débat.

Je leur ai demandé les trois choses qui leur semblaient les plus importantes parmi celles

notées au tableau. Voici ce qu’ils ont retenu comme spécifiques d’un débat réussi : • Respect des autres. • Possibilité de changer d’avis. • Obligation de se justifier quand on parle. De mon point de vue, j’ai pu poser un regard évaluatif sur cette écoute de

l’enregistrement. Mes critères d’évaluation concernaient d’abord la capacité à analyser des propos selon des items définis avec les élèves. Les élèves ont pu identifier chaque réplique de leur débat grâce au dispositif que j’avais imaginé. Le plus intéressant a été la réaction de chacun lorsqu’il était question de sa propre réplique : au départ, les élèves en question n’osent pas formulés de jugement sur leurs propos et accueillent avec suspicion et réserve les remarques des autres. Puis peu à peu, j’ai intégré l’auto-analyse : celui qui a parlé essayait de faire un commentaire en rapport avec les items, puis les autres valident ou non. Ce travail a permis pour la majorité d’apprendre à

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prendre du recul par rapport à des dires et de relativiser : la critique d’autrui n’est pas forcément personnelle ; en tout cas elle ne l’est pas dans un débat philosophique. Accepter la critique d’autrui fait partie de l’exercice, à partir du moment où celle-ci est argumentée bien sûr. La portée de l’exercice a cependant sa limite pour celui qui n’est pas intervenu au cours du débat et qui de fait ne se sent pas forcément concerné.

2. Mise en place d’expériences philosophiques

Parallèlement à cela, j’ai mis en place des activités philosophiques. La pratique d’échanges philosophiques n’est pas à proprement parler disciplinaire. J'ai voulu des ateliers assez peu contraignants, la seule exigence étant le respect des autres. Ces ateliers ont été autant d’occasions d’expériences philosophiques.

J'ai cherché des introducteurs de questions philosophiques. Il s’agissait de déranger les élèves dans leurs habitudes sans les déstabiliser, de leur permettre d’entrer dans la dynamique d’une réflexion, de favoriser leur investissement (sans toutefois attendre d’eux un discours stéréotypé). Si les enfants ne philosophent pas, ils peuvent au moins réfléchir à partir de questions philosophiques. Le PE doit se garder de conduire les élèves à ses propres conclusions ; sinon on ne peut parler de visée philosophique. Toutefois il peut aider les élèves à réaliser que la pensée n'est pas définitive ; c’est pourquoi il s'agit de mettre en place des situations qui permettent aux élèves d'évoluer, sans pour autant les leur imposer. Il faut de plus les emmener au-delà de la compétition déjà assez présente, au quotidien. Je leur propose ces ateliers dans la perspective avouée de faire évoluer la recherche engagée ensemble. De nouveaux rituels et des habitudes de travail différentes sont ainsi instaurés, pour garantir une certaine liberté. Rien n'est obligatoire pour pallier le risque que les enfants fassent les choses pour faire plaisir à la maîtresse. Pour une fois, la maîtresse ne dit pas « c’est bien » ou « c’est mal ». Il n’y a pas d’évaluation sommative, de jugement sanction.

Il faut que les enfants saisissent l’enjeu de la philosophie. Cependant il ne faut pas que

philosopher devienne un exercice plaqué, stéréotypé ne visant à développer qu’une technique supplémentaire pour la maîtrise de la langue. Pour Oscar Brénifier, dans l’intervention intitulée « Savoir ce que l’on dit4 », « l’intérêt du philosopher » est dans « le rapport à sa propre parole », « c’est-à-dire le pouvoir de solliciter ou mobiliser délibérément sa pensée et sa parole ». Cela signifie que le rapport de soi à sa pensée est modifié. Ainsi, « le tout n’est pas de dire, mais de déterminer de manière délibérée ce que l’on veut dire, de dire effectivement ce que l’on veut dire ». Sans cela, la discussion n’est pas philosophique.

Dans cette perspective, à mon sens, tout est affaire de tolérance. La tolérance, ce n’est pas

simplement consentir à ce que l’autre ait une opinion différente ; c’est intégrer cette différence pour progresser. Souvent il n’y a que délation de l’autre (quand par exemple quelqu’un prend la parole inopinément, sans y avoir été invité), par simple respect de la consigne. Alors qu’il pourrait y avoir l’émission d’une hypothèse de détournement de consigne dans une perspective d’apprentissage et la suggestion qu’un aparté peut porter sur la problématique du débat. Ce serait une attitude plus appropriée, une attitude d’ouverture.

En somme : prendre en compte la parole de l’enfant, lui permettre de prendre la parole,

s’autoriser à parler, prendre conscience du poids de sa parole. Voici les ateliers qui ont été proposés, à ce dessein :

4 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 91)

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a) Travail sur les critères du Beau Le PE choisit un tableau contemporain, non figuratif, par exemple Miro ou Kandinsky. Le

dispositif consiste à décrire le tableau, sans le montrer aux élèves. Ils sont à leur place, chacun avec une feuille blanche. À chaque étape de la description du tableau, les élèves reproduisent sur leurs feuilles ce qu'ils entendent. La description doit être la plus précise possible, c'est pourquoi le PE doit préparer sa description. À la fin de la « dictée », les élèves affichent leurs productions au tableau, puis le PE affiche la représentation du tableau original. Le travail de langage qui s'ensuit doit permettre de réaliser qu'un des critères du Beau concerne la ressemblance. Ce qui permet de poser par exemple la question philosophique suivante : l'art doit-il imiter la nature pour être art? Cet atelier a bien fonctionné, les élèves ont bien adhéré à l’exercice et étaient curieux de

savoir où cela les mènerait. Ce qui me permet de dire que l’atelier a bien fonctionné, ce sont les remarques des élèves pendant la phase d’analyse des travaux, à l’oral. Leur vocabulaire au départ était très approximatif : « ça ressemble », « c’est réussi », « c’est pas très ressemblant » par exemple. Puis peu à peu, les termes sont devenus plus précis ; ils appartenaient au champ lexical de l’art : par exemple « lignes », « couleurs », « tracés », « nuances ». Le vocabulaire plastique constituait un de mes critères d’évaluation. De plus ils ont pu prendre conscience de la relativité d’un jugement de façon relativement concrète, ce qui était l’objectif sous-jacent de l’exercice.

b) Travail sur la Joconde Le PE propose aux élèves d'observer des représentations de tableaux connus : « La Joconde »

de Léonard de Vinci, « LHOOQ , Joconde aux moustaches » de Marcel Duchamp et « La Joconde » de Botero. Les représentations sont installées au tableau, à hauteur des enfants. Il n'y a pas de consignes particulières : ils observent, peuvent discuter et échanger devant elles. Il s'agit d'être sensibilisés à l'idée de détournement, au message que peut transmettre une oeuvre d'art et à la subjectivité du goût et du jugement esthétique. Les élèves sont invités s'ils le souhaitent à investir le tableau pour y noter leurs impressions. Cet atelier a bien fonctionné parce que les élèves ont apprécié d’avoir la possibilité de se

déplacer librement dans la classe et d’écrire sur des supports inhabituels dans des positions parfois inhabituelles (allongés par terre). Les résultats ont été intéressants surtout en ce qui concerne la construction d’une argumentation. Pour évaluer l’exercice, j’ai tenu compte de la pertinence de l’argumentation, en repérant les occurrences de connecteurs logiques, principalement les connecteurs indiquant les relations de cause à effet. J’ai essayé aussi de les familiariser avec les connecteurs logiques de concession, pour insister sur la relativité du jugement de goût : par exemple, « bien que ma représentation préférée soit celle de Léonard de Vinci, je reconnais que les deux autres sont intéressantes. »

c) Travail sur la littérature de jeunesse Parmi les nombreux titres de littérature de jeunesse, j'ai choisi un certain nombre de titres qui

permettent d'aborder le problème de l'art, du Beau et de l'esthétique. • Que cent fleurs s'épanouissent, de Fen Ji Cai, Gallimard • La verluisette, de R. Piumini • Le tigre dans la vitrine, de Alki Zei • Comment Wang-Fô fut sauvé, de Marguerite Yourcenar. Ce dernier ouvrage a été lu en lecture offerte. Les élèves ont bien aimé le principe de la

lecture offerte auquel ils ne sont plus habitués étant donné leur niveau et ont été assez réactifs. Pour mettre en place une évaluation de cette lecture et de ses apports, il aurait fallu disposer de

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plus de temps. J’aurais pu mesurer les apports de la lecture si un autre débat avait pu être mis en place : les élèves auraient peut-être fait référence à Yourcenar ; mieux, j’aurais pu imaginer un débat autour du livre. Quelques élèves se sont lancés dans la lecture des autres romans, mais par manque de temps également, je n’ai pas eu de retour sur ces lectures.

d) Travail sur le mythe de Zeuxis J’ai mis à leur disposition le texte du mythe de Zeuxis mais aucun élève n’a manifesté d’intérêt

pour cet atelier.

e) Travail sur les petites histoires du « Goûter philo, La beauté et la laideur », de Michel Puech et Brigitte Labbé (Milan)

Le petit livre a été mis à disposition ; ce sont surtout les filles qui ont été réceptives à cette

forme d’échanges. La forme des petites histoires assez anecdotiques a permis de nourrir leurs échanges et j’ai même parfois dû répondre à leur empressement en leur permettant de rester pendant la récréation « pour continuer de discuter au calme.» Là aussi, comme pour l’utilisation de la littérature de jeunesse, je n’ai pas pu mettre en place d’évaluation par manque de temps.

D. Portée et limites de ces expériences

Dans l’ensemble, les élèves se sont montrés assez enthousiastes et coopératifs. La nouveauté du dispositif n’y est certainement pas étrangère. Il est regrettable qu’il n’y ait pas eu la possibilité de prolonger l’expérience et d’étudier les conséquences, la portée de ce qui a été commencé. Il aurait fallu disposer d’une période entière au minimum. Ou bien il aurait fallu intervenir de manière régulière dans une classe, tout au long de la formation, comme dans le dispositif du contrôle continu. Je n’ai qu’une impression (positive) immédiate. Ce qui me semble le plus difficile, c’est que l’échange ne s’épuise pas, que les enfants ne soient pas bloqués.

Reste que je me demande comment se serait passée cette expérience dans une classe qui

n’aurait jamais débattu. Peut-être aurait-il fallu matérialiser l’évolution de la pensée, via des petits parchemins individuels, par exemple, pour concrétiser la dynamique de la pensée. De même, je me demande ce qui fait que les élèves se sont impliqués, pourquoi certains se sont impliqués là et pas là. À quoi cela tient-il? Je n’ai pas de réponse.

Si c’était à refaire, je pense que j’essaierai de suivre la démarche inverse, c’est à dire que je ne tiendrais pas forcément compte des habitudes de la classe et que je bousculerai volontairement les élèves, pour les stimuler.

Pour terminer sur l’analyse de ma pratique dans cette classe de CM2, je voudrais confronter théorie et pratique. En effet, en théorie, est philosophique « toute question qui pose le problème du sens, de la finalité, de la valeur d'une situation ou d'un phénomène pour l'homme qui ne peut pas se réduire à l'explication scientifique des faits ou à la modification technique de la réalité. » (Tozzi, L'éveil de la pensée réflexive à l'école primaire)

En pratique, j’ai posé la question à mes élèves de ce qu’est pour eux un échange

philosophique ou une question philosophique : suivent quelques réponses, qui manifestent une argumentation personnelle (en gras les marques de ces argumentations).

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« Pour moi, une question philosophique c'est une question pour qui il n’y a aucune réponse précise. » Alexis « Une question c'est quand tu sais pas quelque chose et que tu veux savoir la réponse ; une question philosophique t'as pas de réponse parce qu'y a pas de réponse. » Nabil (comparaison) « Une question c'est pour apprendre des choses, une question philosophique c'est pas comme les autres questions parce qu'on peut pas savoir. » Damien « Une expérience philosophique c'est dur. » Victor « Une question philo y a pas une seule bonne réponse alors que dans une question normale y en a qu'une. » Amandine « Je crois que c'est une question où tu peux pas trop répondre. » Ophélie « Dans des questions de débat philo tout le monde dit qu'il peut y avoir plusieurs réponses mais moi je crois qu'il y a plusieurs réponses mais y en a pas une seule qui est vraiment la bonne. » Aurélien « Avec une expérience philosophique on entend les autres donner leur avis, dire ce qu'ils pensent et on peut changer d'avis. » Sylvie « J'aime quand les questions sont dures, on a mis du temps à chercher quand on a mis deux minutes c'est moins intéressant. J’aime bien les expériences philosophiques pour ça. » Maëva « Je trouve ça bien de chercher et de trouver la réponse, quand je me pose une question je cherche. » Laura « C'est quand t'as plein de réponses. » Kevin « C'est quand même bien de trouver la réponse. Et des fois c’est énervant la philosophie je trouve.» Gwendoline « C'est le plaisir de chercher parce que tu cherches et en même temps tu découvres des choses ». Aline

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SECOND STAGE : EN CE2

A. Mise en place du travail préalable aux échanges philosophiques

1. Profil de la classe

Dans cette classe de CE2, les élèves n’ont jamais participé à un débat. Ils ne savent d’ailleurs pas ce qu’est un débat. Les Instructions officielles de 2002 évoquent la « vie collective » : malheureusement, c’est un aspect de la vie de classe totalement laissé pour compte. La parole de l’enfant au sein de la classe n’est pas valorisée : pas de conseil de classe, pas même d’échanges. Sans vouloir porter de jugement trop hâtif sur les causes de cette absence de considération de la parole de l’enfant, je peux néanmoins dire qu’en ce qui me concerne, j’ai trouvé dans cette classe un espace de travail sur les échanges philosophiques particulièrement motivant, puisque vierge.

2. Orientations de travail

Dans un premier temps, il s’agissait pour moi de donner du sens à la parole de l’enfant. Pour cela, j’ai introduit l’idée du symbole de la prise de parole, en signifiant qu’on ne prend pas la parole n’importe quand. J’ai instauré chaque matin un temps où circule le bâton et qui permet à chacun de dire ce qu’il veut afin d’éviter les interventions anecdotiques impromptues et incessantes. Cet exercice simple, ritualisé me semble important dans la mesure où la manipulation du bâton de parole nécessite un temps d’adaptation. La règle est simple : lorsque j’ai le bâton de parole, je peux dire ce que je veux ; je n’ai pas le droit de couper la parole quand je n’ai pas le bâton ; je ne juge pas l’autre. Si quelques minutes chaque jour sont officiellement consacrées à la libre expression, la parole est valorisée et elle trouve un sens : on ne dit pas n’importe quoi n’importe quand. Il devient de fait légitime pour moi de couper court à une intervention que je juge inappropriée à tel moment sans frustrer l’enfant. Ce rituel a porté ses fruits.

Parallèlement, il me fallait réserver des plages horaires spécifiques pour les échanges dits

philosophiques et décider de la marche à suivre, notamment pour introduire le terme « philosophie. » En outre, il m’a semblé intéressant de travailler la maîtrise de la langue et d’utiliser la production d’écrits (et le temps imparti à la création d’écrits) à cet usage.

3. Justification du recours à l’écrit Dès la journée d’observation de la classe, j’ai remarqué que les 23 élèves de la classe sont

assez enthousiastes, vifs mais peu habitués à s’écouter les uns les autres. Ils sont plutôt individualistes et rapidement en rivalité. Si j’avais lancé un débat à froid, je pense que la part affective aurait pris le dessus sur les compétences proprement philosophiques.

Mon objectif dans cette classe concerne principalement trois compétences : • Être capable d’approfondir, c’est à dire argumenter, expliquer, analyser, synthétiser,

produire des exemples…

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• Être capable de problématiser, c’est à dire connaître des contradictions, mettre en tension les différentes possibilité d’interprétation d’une idée, soumettre une idée à la critique…

• Être capable de conceptualiser, c’est à dire identifier un problème par l’introduction d’une expression ou d’un terme…

Le passage par l’écrit me semble adéquat pour travailler ces compétences. Néanmoins, une objection peut m’être formulée : l’exercice du débat philosophique ou de

la discussion à visée philosophique ayant pour objectif principal de développer les compétences argumentatives orales, il peut ainsi sembler inopportun de recourir à l’écrit. Pourtant l’écrit ne prétend pas remplacer l’oral. Je rejoins Christophe Roiné5 et Agnès Leboucher, qui avancent, dans leur intervention intitulée « Pratiques d’écriture au cours de débats à visée philosophique6 », l’hypothèse selon laquelle « l’écrit est un moyen supplémentaire de structuration de la pensée », qui « ne remplace pas le travail effectué à l’oral […] mais participe à sa façon aux processus de conceptualisation en œuvre dans les débats philosophiques. » En effet, ils ajoutent que « l’écrit possède des particularités structurelles propres » à savoir l’explication, la clarification, la temporalité, la métacognition et la mémoire. Certes, les auteurs soulignent les limites du dispositif : par exemple, le risque du manque de spontanéité d’un échange qui s’appuierait sur ces écrits. Néanmoins, lucidement, il me semblait que le recours à l’écrit préalable à l’échange présentait plus d’avantages que d’inconvénients.

4. Productions d’écrits

Il n’a pas été très difficile de contextualiser cette expérience inédite pour eux : régulièrement dans leurs conversations, ils emploient les termes de « moche » et « beau. » Je peux citer également le cas d’une fille de la classe qui a fondu en larmes parce que « son amoureux » lui avait dit qu’elle était moche. Pour moi, c’était là une porte ouverte pour mon expérience. Je voulais susciter leur envie de discuter de la beauté, de la « mocheté. » Le plus difficile était à nouveau de rester en retrait et de ne pas orienter immédiatement les enfants vers une réflexion prédéterminée. J’ai choisi la lecture offerte. Pour matérialiser la spécificité de l’activité, j’ai théâtralisé le

lancement de l’activité. Je leur ai donc fait écouter une musique que j’avais utilisée en EPS et qui leur a beaucoup plu. C’est « Kumbalawé » (Saltimbanco, Le cirque du soleil). Je me suis assise sur une chaise face à eux (ce que je ne fais pas d’habitude). De cette façon, j’ai obtenu leur attention. J’avais choisi de leur lire deux courtes histoires extraites des Goûters philo : « Je suis moche » (page 9) et « Le vilain petit canard » (page 13), en annexe, p 32. Suite à cette lecture offerte, je leur ai proposé de réfléchir par écrit à deux questions :

a) Quand on se regarde dans un miroir, est-ce qu’on se dit la même chose que la petite fille ? b) Est-ce que c’est grave de se sentir moche ? Je n’ai pas donné plus d’indications. Je ne voulais pas que l’exercice soit trop directif et

« consigné. » J’ai eu du mal à prévoir le temps qu’il leur faudrait pour écrire. Je m’étais donc réservée une plage de temps assez importante. De même, je m’étais préparée à plusieurs questions éventuelles : combien il faut écrire de lignes ? Est-ce que ça sera noté ? (…)

5 Christophe Roiné développe également cette idée sur le site Internet de L’Agora, www.crdp-montpellier.fr/ressources/agora, à l’entrée « En classe » : « Philosopher pour la première fois ». 6 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 126)

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Aucune question ne m’a été posée. De suite, les élèves se sont montrés dans l’ensemble très productifs. Pendant la phase d’écriture, plusieurs enfants ont eu des réactions assez différentes. Certains ont manifesté de l’inquiétude quant à l’éventualité d’une lecture à voix haute devant la classe de leurs écrits. Je les ai donc rassurés sur la confidentialité de l’exercice et insisté sur le fait que je ne lirai rien sans leur demander l’autorisation. Par ailleurs, un élève m’a demandé s’il fallait inventer ou « dire pour de vrai. » Là j’ai répondu qu’il fallait écrire ce qu’on pensait. Les élèves qui ont terminé plus rapidement que les autres se sont montrés plus calmes qu’à l’ordinaire, ils m’ont demandé s’ils pouvaient lire dans le fond de la classe : je leur ai accordé. La séance a duré 45 minutes. Puis, les élèves sont partis en récréation.

Voici des extraits des traces écrites que j’ai récupérées et quelques commentaires. Samy : « Quand je me regarde dans la glace, je me dis que je suis trop beau. […] C’est très grave, c’est humiliant quand on est moche c’est pas de notre faute c’est pas bien de rigoler. »

→ Samy utilise des termes forts et formule un jugement sans justification. Éva : « Je me suis regardée dans la glace et je me trouve moche. […] C’est grave de se trouver moche parce que je veux qu’on m’aime. » → Éva décrit longuement les détails de son physique qu’elle n’aime pas. En ce qui concerne son argumentation pour la seconde question, elle se limite à son expérience propre. Elle ne parvient pas à généraliser. Cindy : « Moi quand je me regarde dans la glace, parfois je me trouve moche et des fois belle. Et moi j’aime pas être petite. Je veux être grande comme ça personne se moque de moi. […] Des fois tout le monde se moque. C’est grave mais très grave. »

→ Cindy énumère également tous les détails de son physique qui ne lui plaisent pas ; elle insiste sur la gravité des moqueries, du regard des autres mais ne produit pas de justification. Elle reste dans le ressenti. Elle ne conceptualise pas.

El Liamin : « […] Pour moi ça c’est grave. C’est pas la peine de se fâcher quand on est moche et surtout pas refuser quand quelqu’un veut jouer avec toi. Parce que si tu acceptes, il ne verra même pas comme tu es moche. »

→ El Liamin distingue l’être et l’apparence, il avance l’argument de la beauté intérieure.

Jessica : « Quand je me regarde dans le miroir, je me sens belle et quand les autres me regardent je me sens moche. Et quand les autres m’approchent, ils me disent : tu es moche et m’insultent. » → Jessica ne répond qu’à la première question. Là encore les propos restent centrés sur sa propre expérience. Dylan : « Oui parce que je n’aime pas mon visage, encore moins mes oreilles. On me reproche d’avoir les dents tordues. Mes parents disent qu’avec mon grain de beauté je suis beau mais moi je ne trouve pas. La seule chose que j’aime chez moi est les sourcils. Quand je serai grand, j’aimerais être comme mon frère. […] Oui car on ne peut pas avoir d’amis malgré ça voyez vos parents ils vous réconfortent. »

→ Dylan associe la « mocheté » (donc la laideur) au fait d’avoir des copains (donc l’amitié). Il sous-entend que peut-être son ressenti n’est pas définitif (comparaison avec son frère). Henda : « […] Je me crois belle mais peut-être il y a des gens moches mais ce n’est pas grave l’important c’est pas ce que les gens pensent l’important c’est que je me trouve belle. […] Non, c’est pas grave, ce n’est pas un drame, je ne vais pas mourir, l’important c’est que tu es belle à l’intérieur mais moche à l’extérieur, si quelqu’un que j’aime se croit moche mais pour moi c’est le

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plus beau c’est pas parce qu’il est moche que je ne l’aime pas en tout cas ce n’est pas un problème pour moi parce que je l’aime. » → Henda utilise « peut-être » : elle avance une hypothèse et reste prudente. Elle n’est pas catégorique. Elle est la seule à tenter d’expliciter la notion de « grave ». Elle distingue la beauté extérieure de la beauté intérieure. Elle présente une argumentation. (Elle fait partie des élèves les plus inquiètes quant à une lecture à voix haute de leur production.) Morganne : « […] Je trouve que c’est un peu grave parce que quand on est moche, les autres y remarquent un peu et parce que je me sens mal et j’ai des frissons partout et ça me gêne parce que c’est bizarre. »

→ Morganne se trouve moche ; elle parle de ses émotions, quelle a d’ailleurs du mal à verbaliser. Elle ne parvient pas à généraliser. Yusra : « Ce qui m’embête c’est mes boutons de la varicelle mais sinon je me trouve belle. […] Non car Dieu m’a fait comme ça et que ça ne servira à rien de changer son visage. »

→ Yusra répond aux deux questions très rapidement ; elle est la seule à avancer l’argument de Dieu et à lier ainsi l’idée de beauté avec la nature.

Guillaume : « Je ne suis pas d’accord avec la petite fille et je me trouve très très très très très beau. Non ce n’est pas grave. » → Guillaume est le seul à ne pas trouver qu’il est grave de se trouver moche ; il n’avance pas d’argumentation. Adel : « Oui moi aussi il m’arrive d’être comme la petite fille. […] Oui c’est très grave de se trouver moche parce que quand on se trouve moche on doit faire plus attention à nous. Parce que si on fait pas plus attention à nous tout le monde rigole sur nous mais si on est beau personne rigole sur nous. Et quand on est plus beau que tout le monde tout le monde est jaloux ou jalouse. Mais quand une personne est belle elle rigole sur toutes les autres. Et si une classe est belle et une classe est pas belle, une classe rigole sur l’autre. »

→ Adel explique la gravité du fait de se sentir moche en référence aux moqueries que cela peut engendrer. Il répète l’argument successivement en utilisant le pronom personnel « nous », puis en utilisant le groupe nominal « une personne » (plus général et impersonnel), enfin en utilisant l’exemple de la classe. On sent que son jugement est rattaché à sa vie d’enfant et d’élève.

Chaïma : « Oui je me sens moche et je suis d’accord avec la petite fille. Maman dit que je suis belle et mon frère et mon père disent que je suis belle. Y en a qui disent que je suis moche et je les crois et y en a qui rient sur moi. […] Merci de m’avoir écoutée. »

→ Chaïma ne s’exprime que sur la première question ; elle reste évasive « y en a qui ». Elle s’adresse à moi en fin de production et me signifie qu’elle a apprécié l’exercice.

Yasmina : « […] Oui c’est très grave de se trouver moche mais je ne le voudrais pas parce que personne ne voudrait me causer, me parler, venir à côté de moi, jouer avec moi. »

→ Yasmina décrit longuement les détails qui lui déplaisent et ses rêves d’être un jour belle et reconnue. Ici, elle ramène la gravité de se trouver moche à la dimension sociale, même si elle utilise le conditionnel. Auriane : « Je me sens belle dans le miroir et puis je suis très jolie et je me sens bien dans ma peau et le miroir je l’adore mon miroir. »

→ Auriane est la seule à insister sur le fait qu’elle se trouve belle ; en général, les quelques autres qui se trouvent beaux se contentent de dire qu’ils se trouvent beau.

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B. Mise en place d’échanges philosophiques 1. Choix du dispositif Il me fallait à présent définir un protocole pour mener à bien la discussion philosophique. Du

fait de la nouveauté de l’exercice, j’ai essayé d’une part de présenter aux enfants la spécificité d’une discussion philosophique, d’autre part de travailler sur la clarté des consignes et de la définition du rôle de chacun. À cette fin, une première séance a été consacrée à l’explicitation des règles et du fonctionnement d’une discussion philosophique. En effet, la priorité était de donner du sens à l’exercice. Pour présenter l’aspect philosophique, je suis partie de l’étymologie du mot « philosophie. »

Je leur ai expliqué qu’il s’agissait d’apprendre à réfléchir sur des questions que se posent les hommes depuis très longtemps. J’ai évoqué Socrate et Platon, pour donner des exemples de questions philosophiques ; pour ce faire, je me suis inspirée du livre de Sylvie Lanfray Delorme et Carmen Douçot, intitulé La philosophie racontée aux enfants, notamment en leur lisant les passages qui avaient trait au mythe de la caverne. J’ai également insisté sur le fait que la philosophie s’adresse à tous, grands et petits. J’ai ajouté qu’il fallait prendre le temps de réfléchir dans sa tête et qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises réponses aux questions qu’on se pose. Ensuite, une affiche a été réalisée en collaboration avec les élèves pour fixer « la définition et

les règles d’une discussion philosophique ». Nous avons retenu que tout le monde a le droit de parler ou de ne pas parler ; il faut lever la main si on veut parler ; c’est le distributeur de parole qui donne la parole ; priorité à ceux qui n’ont encore jamais parlé et ensuite à celui qui lève le doigt depuis le plus longtemps ; quand quelqu’un parle, il faut l’écouter attentivement. Voici l’affiche réalisée ensemble :

JE PEUX PARLER OU NE PAS PARLER.

Tous les participants ne sont pas forcément d’accord.

JE DOIS

Lever la main pour demander la parole. Écouter ce que les autres disent. Dire ce que je pense et respecter ce que pensent les autres, même si c’est différent. Expliquer ce que je pense aux autres. Expliquer quand je ne suis pas d’accord.

JE NE DOIS PAS

Me moquer des autres. Critiquer sans explication les idées des autres. Parler si je n’ai pas le bâton de parole. M’énerver quand je ne suis pas d’accord.

Puis j’ai présenté le rôle des observateurs : ils ne participent pas mais sont chargés d’observer.

Je leur ai demandé ce qu’il fallait observer, afin de répertorier des critères qui les aideraient. Ainsi j’ai obtenu deux catégories de critères : une évaluation de « ce qui est dit » et une

évaluation de « comment c’est dit ».

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Voici les deux fiches réalisées qui aideront à observer : a) Évaluation de « ce qui est dit » (répondre par oui ou non)

Prénom L’élève

prend la parole

Je comprends ce qu’il dit.

Il donne son avis.

Il donne un exemple.

Il utilise les mots parce que, car…

Il dit quelque chose en rapport avec la discussion.

b) Évaluation de « comment c’est dit » (répondre par oui ou non)

Prénom Il participe. Il attend son

tour pour parler.

Il laisse les autres parler et il écoute.

Il respecte les autres.

Il reste calme, ne s’énerve pas.

Enfin en ce qui concerne mon rôle, j’ai décidé de participer au débat. J’ai voulu relancer le

débat quand il s’essoufflait et endosser le rôle de reformulateur. Il me semblait que j’éviterais ainsi deux écueils : troubler les enfants en ne me positionnant pas clairement ; les perdre par manque de guidage. 2. La discussion philosophique

Pour amorcer la discussion, je me suis servie à nouveau de Saltimbanco. Les élèves se sont

installés dans la classe du fond que j’avais aménagée pour l’exercice : les élèves qui débattent sont assis sur des chaises, en U, sans tables devant eux. Les observateurs sont sur un U extérieur, avec des tables pour pouvoir écrire. Le distributeur de parole et moi-même sommes intégrés au U. Lorsque la musique s’arrête, je demande à Brian, qui a été désigné comme distributeur de

parole, de rappeler les règles en lisant l’affiche réalisée la veille. Chacun avait eu l’occasion de relire ce qu’il avait écrit avant la mise en place de la discussion, mais personne n’a sa production sous les yeux. J’ai relu les deux histoires des Goûters philo.

Maîtresse : est-ce que c’est grave de se trouver moche ? Chaïma : oui c’est grave de se trouver moche. Yusra : c’est vrai c’est grave. Cindy : ben oui parce que si t’es moche eh ben t’as pas de copains. Éva : t’as pas de copines en plus. Cindy : et pis tout le monde se moque. Guillaume : y en a qui se moquent dans la cour de récréation. Yusra : y en a qui se moquent dans la classe aussi. Maîtresse : alors vous pensez que c’est grave de se trouver moche parce que les autres se moquent ? Mustapha : ben oui c’est grave ceux qui rigolent sur les moches parce que… Cindy : parce que ben des fois c’est pas notre faute. Des fois on est petite mais je voudrais être grande mais je grandis pas et si je grandis pas tout le monde va me moquer et c’est pas ma faute. Morganne : c’est les grands qui se moquent des petits.

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Andréa : ou quand t’as des lunettes. Guillaume : quand t’as des lunettes c’est pas grave. Andréa : ben pourquoi c’est pas grave si on rigole sur mes lunettes ? Guillaume : non Chaïma : ben si c’est grave, il y peut rien. Guillaume : je te dis que c’est pas grave parce que c’est pas grave. Yusra : tu dis n’importe quoi ça veut rien dire c’est pas grave parce que c’est pas grave. Guillaume (s’énerve et boude) : je dis pas n’importe quoi c’est vous qui dites n’importe quoi !! Maîtresse : donc certains pensent que c’est grave et d’autres pensent que ce n’est pas grave… Éva : et ben oui en tout cas faut pas rigoler sur les autres.

[un blanc] Maîtresse : est-ce que ça serait possible quelqu’un qui se regarde dans la glace et qui se trouve beau et pourtant il y a des personnes qui se moquent de lui ? Yusra : ah ben ça.. Andréa : en tout cas je serais plus beau sans lunettes. Henda : ça compte pas les lunettes c’est pas important, moi ma sœur elle a des lunettes et elle est pas moche. Chaïma : ben des fois on peut trouver une fille belle par exemple et elle se sent moche, c’est possible des fois. Henda : ou alors une fille moche qui se croit belle. Éva : y en a qui se croient belles mais en fait elles sont pas très belles ah oui… Maîtresse : mais alors qui a raison : la fille qui se sent belle ou les autres qui la trouvent moche ? Mustapha : la fille. Morganne : la fille a raison, c’est elle qui est important. Samy (en s’adressant à Andréa) : t’as quand même des copains. Éva (n’attend pas le bâton de parole, se fait reprendre par Brian) : ben oui encore heureux. Samy : c’est que t’es pas moche même si t’as des lunettes. Éva : moi je trouve que je suis moche des fois maman dit que non mais moi je trouve que si alors ça change rien. Yusra : si ta mère elle dit ça c’est que c’est vrai puisque c’est ta mère. Eva : des fois je trouve que je suis belle quand j’ai les cheveux attachés mais ma sœur elle dit c’est mieux avec une couette. Morganne : en fait ça dépend. Yusra : ben oui ça dépend c’est sûr ce qui compte c’est nous. Andréa : les autres on s’en fout. Yusra : on s’en fout de ceux qui rigolent sur nous parce qu’on a des copines et des copains et que eux y rigolent pas sur nous et que nous on rigole pas sur eux. Cindy : moi je rigole pas sur les autres. Andréa : moi non plus alors .

[un blanc] Maîtresse : que ressent la petite fille de l’histoire à votre avis ? Adel : ben elle doit être triste. Cindy : peut-être elle pleure aussi parce qu’elle se plait pas dans le miroir et c’est pas facile et euh… Mustapha : l’autre jour Chaïma elle a pleuré parce que Brian il avait dit qu’elle était moche mais en fait il avait dit ça juste parce que Chaïma elle avait dit qu’elle l’aime pas alors y s’est vengé mais en fait Chaïma elle est pas moche.

[Brian manifeste sa frustration de ne pas pouvoir parler alors qu’on parle de lui.] Éva : oui mais elle a pleuré, hein Chaïma t’as pleuré même si c’est pas vrai que t’es moche. Chaïma : ben oui c’est vrai. Cindy : des fois on dit des choses mais on les pense pas, c’est pour embêter les autres mais c’est pas bien parce que ça fait pleuré quand même.

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Morganne : si une personne trouve qu’on est moche et une autre trouve qu’on est beau ça veut dire qu’on est les deux et qu’on est un peu beau un peu moche mais c’est déjà bien parce qu’on se sent un peu beau. Éva : si on se sent un peu beau c’est sûr que c’est important. Maîtresse : vous dîtes que c’est important de se trouver un peu beau, pourquoi ? Chaïma : si la petite fille se trouvait belle quand elle se regarde dans la glace alors… Mustapha : alors ce qui compte c’est elle, pas les autres qui se moquent Morganne : ça veut dire qu’elle est joyeuse et qu’elle s’aime des fois. Adel : elle est belle du dedans. Éva : ah ouais c’est la beauté intérieure. (elle rit) Henda : c’est ce qui compte la beauté intérieure, si une personne est moche et ben je peux quand même jouer avec elle et en fait je la trouve belle, c’est juste elle qui se sent moche mais moi je l’aime quand même. Andréa : ouais mais elle, elle a pas de lunettes. Cindy : oui mais allez on s’en fout de tes lunettes ! [réaction des observateurs et intervention du distributeur de parole] Samy : c’est grave de se trouver moche vu que… Maîtresse : vu que quoi ? Samy : ça veut dire qu’on s’aime pas et c’est pas bien. Yusra : c’est important de s’aimer. Cindy : y a des moches et y a des beaux mais c’est comme ça. Henda : il ne faut pas se sentir moche. Maîtresse : pourquoi il ne faut pas ? Henda : parce que si on se sent moche les autres nous sentent moches et c’est embêtant.

[Personne ne réclame la parole, le débat est interrompu. Il aura duré 25 minutes environ.] 3. Après la discussion

Tout de suite après la discussion, les enfants sont sortis en récréation. À leur retour, je les ai

invités à réfléchir à deux questions, par écrit, sur les feuille qu’ils avaient déjà remplies : a) Est-ce que tu es encore d’accord avec ce que tu as écrit ? b) Qu’as-tu pensé de la discussion ?

Je n’ai recueilli aucun réaction négative quant à la discussion elle-même et les élèves ont

rapidement demandé si on recommencerait et quand. Voici quelques traces écrites et quelques commentaires rapides : Samy (a participé au débat) : « Je suis encore d’accord avec la petite fille parce que c’est grave qu’elle ne s’aime pas. J’ai bien aimé la discussion parce qu’on peut parler. »

→ Samy confirme sa position mais cette fois il avance un argument.

Cindy ( a participé au débat) : « Je suis toujours d’accord. J’ai bien aimé la discussion mais quand même y en a qui disent toujours la même chose et c’est énervant. » → Cindy évoque les difficultés à s’écouter les uns les autres et à se respecter, surtout lorsqu’il y a un désaccord entre débattants. El Liamin (a observé) : « C’est grave, je suis toujours d’accord. La discussion c’est bien mais tout le monde écoute pas tout le monde et c’est dommage quand même. » → El Liamin formule un jugement appréciatif sur le débat et sur les conditions du débat.

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Dylan (a observé) : « C’est dur d’observer parce qu’on peut pas parler et en plus j’arrive pas à tout écouter ça va trop vite. » → Dylan soulève la difficulté du rôle d’observateur. Henda (a participé au débat) : « Je suis toujours d’accord avec la petite fille, c’est grave et c’est énervant que tout le monde pense pas pareil parce que c’est grave et c’est pas bien de s’énerver et de bouder. » → Henda soulève la difficulté d’admettre l’idée de l’autre. Guillaume (a participé au débat) : « Je me sens beau mais peut être que tout le monde se sent moche et alors c’est grave. […] J’ai aimé la discussion mais c’est dur d’expliquer. » → Guillaume a évolué dans sa pensée : il reconnaît l’opinion des autres même s’il utilise le modérateur « peut-être ». Il évoque également la difficulté de l’explication. Andréa ( a participé au débat) : « […] Je trouve que personne écoute les autres et qu’on n’a pas assez le bâton parce que Brian choisit toujours ses préférés. » → Andréa pointe le doigt sur une des difficultés du rôle de distributeur de parole ; on sent une légère frustration par rapport à son propre cas. Wendy (a participé au débat mais n’a pas parlé) : « C’est dur de parler parce que ça va trop vite. […] » → Wendy évoque la difficulté de l’exercice. Brian (distributeur de parole) : « J’ai bien aimé la discussion et surtout donner le bâton. J’espère qu’on va en faire une encore. » → Brian se montre satisfait de son rôle.

C. Analyse de la discussion Je me propose d’analyser la discussion philosophique selon trois axes. Dans un premier

temps, je me consacrerai à l’analyse de mes interventions. Dans un second temps, je confronterai mon analyse des interventions de quatre élèves aux analyses des observateurs, pour interroger la pertinence du dispositif. Enfin, je reviendrai sur la portée du recours à l’écrit, tant l’écrit préalable que l’écrit pendant la discussion. 1. Analyse de mon rôle Je suis intervenue huit fois. Ma première intervention a permis de lancer la discussion. Je n’ai

pas voulu alourdir le débat en répétant systématiquement les réponses des participants. Cela n’aurait fait qu’alourdir le débat et casser la spontanéité de l’échange. Mon souci était d’amener les enfants à échanger entre eux et à progresser ensemble. La plupart de mes interventions sont des reprises explicites « vous pensez que… » et « vous

dîtes que… » ou des relances « Vu que quoi ? ». Au-delà des reprises, mon souci était de guider les interlocuteurs vers l’approfondissement et l’argumentation de leurs propos. Une de mes interventions permet d’entrer dans le débat différemment : « À votre avis, que ressent la petite fille ? ». Par ailleurs, je n’ai pas voulu intervenir lorsque le débat (autour de l’anecdote Brian-Chaïma et

des lunettes de Andréa) aurait pu déraper : j’ai préféré observer les réactions de chacun et ne pas me placer autrement qu’en reformulateur.

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C’était pour moi la première fois que j’endossais ce rôle. Avec le recul, je réalise qu’il n’est pas

évident à tenir et il est certain que l’expérience m’a fait défaut. Ce qui s’est révélé positif, c’est que les enfants ne m’ont pas envisagé comme le régulateur de la discussion dans le sens garant de la discipline. En déléguant le rôle de distributeur de parole, j’ai évité l’étiquette du gendarme. De plus, cela permettait de responsabiliser un élève. Pour améliorer mon guidage, j’ai cherché après coup à identifier les moments où il aurait été

judicieux de suggérer à un enfant d’approfondir ses propos. Il me semble que j’aurais pu intervenir à bon escient par exemple après Samy [ « t’as quand même des copain s »] en invitant ainsi les enfants à réagir sur le lien entre le fait de se sentir moche et le fait d’avoir des copains. De même, j’aurais pu réagir après Andréa [« les autres on s’en fout »] en demandant d’approfondir (Si on s’en fout des autres, alors pourquoi c’est grave ?). À présent, je me demande également quels sont les moments propices pour intervenir : je ne

pense pas qu’il faille rebondir forcément sur les silences. Parfois il peut y avoir une pause sans pour autant que ce soit la fin de la discussion. Faut-il intervenir lorsque les enfants discutent, prendre le risque de les interrompre ? Vaut-il mieux passer par le distributeur de parole ou rester en marge et se réserver le droit d’intervenir comme on le souhaite ? En ce qui concerne cette discussion, je suis passée par le bâton de parole. Mais il est certain que lorsque je levais la main, ma qualité de maîtresse incitait le distributeur de parole à me donner la priorité. C’est un point que je n’ai pas encore tranché : mais intuitivement, je me dis qu’il y a des règles de discussion pour l’ensemble des débattants, moi y compris. C’est un point sur lequel il faudrait revenir avec les enfants. 2. Analyse comparative des observations

J’ai repris les fiches complétées par les enfants pour en faire un bilan. J’ai traité les

informations de façon à établir des statistiques. Voici les résultats obtenus. Rappel : 12 participants, un distributeur de parole et 12 observateurs.

a) Évaluation de « ce qui est dit » L’élève prend la parole

Je comprends ce qu’il dit.

Il donne son avis.

Il donne un exemple.

Il utilise les mots parce que, car…

Il dit quelque chose en rapport avec la discussion.

83% : oui

72% : oui

77% : oui

37% : oui

68% : oui

84% : oui

b) Évaluation de « comment c’est dit » Il participe. Il attend son

tour pour parler.

Il laisse les autres parler et il écoute.

Il respecte les autres.

Il reste calme, ne s’énerve pas.

83% : oui

68% : oui

48% : oui

51% : oui

58% : oui

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Si on analyse brièvement les résultats obtenus, plusieurs remarques peuvent être faites. La majorité des élèves ont pris la parole, deux élèves sont restés silencieuses. Les élèves qui interviennent le plus auront parlé huit fois ; certains n’interviennent qu’une fois. En moyenne, la répartition de la parole montre que la parole a été distribuée de façon assez équilibrée.

Les observateurs considèrent en général que les propos sont clairs, cohérents, en rapport

avec la discussion ; la profusion de connecteurs logiques, marques de l’argumentation ne leur a pas échappée. Cependant ils notent que l’usage des exemples est moins systématique.

Pour l’évaluation plus formelle, les statistiques montrent que respecter les règles

communicationnelles et éthiques n’est pas évident. Les élèves se sentent souvent concernés et impliqués, ce qui peut expliquer la part affective de leurs réactions (bouderie, chamailleries…). À noter tout de même le bon usage du bâton de parole, respecté à 68%.

De mon point de vue, ces observations sont assez fidèles à la réalité. Apparemment les

élèves sont parvenus sans trop de difficultés à suivre la discussion et à poser un regard critique sur ce qui a été dit. Je trouve que la parole a bien circulé. Je suis également satisfaite des réactions lorsque le débat aurait pu déraper, surtout dans cette classe où il est généralement difficile de freiner ses pulsions et de s’auto discipliner. Évidemment, il y a du travail à fournir dans le domaine de la tolérance : il s’agit de prendre en considération à un degré supérieur l’opinion d’autrui, sans se sentir affaibli dans sa propre logique. Mais le fait de réagir affectivement est aussi révélateur d’une certaine implication et d’un certain intérêt des enfants pour l’échange. Et c’est d’ailleurs toute la difficulté de la discussion : apprendre à écouter l’autre et réagir sans excès, c’est à dire sans rejeter catégoriquement son idée et, à l’inverse, ne pas tomber dans une attitude d’acceptation gratuite et non critique, qui serait trop conforme à un exercice langagier stéréotypé.

En ce qui concerne l’aspect plus philosophique, je suis satisfaite des efforts

d’argumentation des participants. Certes il ne leur est pas facile de conceptualiser mais les échanges permettent tout de même de passer d’une réponse intuitive et teintée d’égocentrisme (oui c’est grave, je me sens moche) à une tentative de réponse portant sur les causes de cette gravité. La relation de cause à effet pointe dans cette discussion et c’est une satisfaction cognitive.

Les traces écrites postérieures à la discussion me confirment déjà que les enfants ont

apprécié l’exercice, ce qui est déjà une satisfaction. En outre, ces écrits permettent aux enfants de faire un retour sur ce qu’ils pensaient avant de discuter et de le comparer avec ce qu’ils viennent de dire et/ou d’entendre. Ainsi il est possible pour eux de prendre conscience que la pensée n’est pas statique, que leur pensée en l’occurrence n’est pas statique.

Par ailleurs, avoir leur avis sur la discussion me permet d’avoir un recours personnalisé de

chacun. Ce qu’il en ressort est assez conforme aux statistiques tirées des tableaux remplis par les observateurs. C’est sur le respect des règles qu’il conviendra de revenir avec ces élèves.

3. Le recours à l’écrit Si le débat ne s’est pas essoufflé, je pense que c’est en partie parce que les enfants avaient eu

l’occasion de réfléchir au préalable sur la question. Le passage par l’écrit oblige à un effort de formulation. D’ailleurs, Christophe Roiné et Agnès Leboucher insistent sur l’importance de ce travail d’explication « dans la mesure où il ne peut se reposer, comme à l’oral, sur les gestes, les mimiques,

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l’intonation, le contexte partagé par tous7… ». l’enfant doit faire un effort de clarté puisqu’il n’a pas d’interlocuteur immédiat. Évidemment, on peut faire à l’écrit le reproche de parfois trop simplifier les dires par rapport à l’oral : néanmoins, dans ce contexte, je pense qu’il permet aux enfants de prendre conscience de la cohérence (ou de l’absence de cohérence) de ce qu’il écrit, donc de ce qu’il pense. Ensuite, ce n’est pas parce que l’écrit temporalise la pensée qu’il la stigmatise pour autant : la spontanéité et l’improvisation de l’oral ne sont pas condamnées, puisque l’écrit n’est pas définitif. Le fait d’écrire ses impressions sur le sujet à la fin de la discussion permet de confronter sa

pensée avec ce qui avait été écrit au début de l’expérience. Ainsi, l’écrit préalable à la discussion a pour vocation d’être la mémoire de la pensée à tel instant. Il est plus facile pour l’élève de prendre du recul par rapport à sa pensée grâce à ses deux appuis ; sinon ce serait certainement trop abstrait, surtout pour des enfants qui découvrent une pratique. En ce qui concerne « les écrits dans l’action », pour reprendre l’expression de Christophe Roiné

et Agnès Leboucher (c’est à dire les écrits des observateurs), ils « se classent du côté des écrits pragmatiques dans la mesure où ils ont pour fonction essentielle de faciliter le débat, d’en permettre le bon fonctionnement8. » Grâce à ces écrits, on peut envisager un retour sur le débat. Est-ce qu’il a marché ? Si oui pourquoi ? Si non pourquoi ? Quelles leçons peut-on en tirer pour le prochain débat ?

Évidemment, en plus, cela permet aux élèves observateurs de développer leurs capacités de concentration et d’analyse. Et les responsabiliser les fait de toute façon progresser.

Ma dernière remarque concernant l’écrit concerne la limite de l’usage de l’écrit. En effet, il

me semble que l’usage de l’écrit tel que je l’ai mis en place ne peut-être envisagé avant le cycle 3. Il faut maîtriser l’usage de l’écrit pour que celui-ci ne représente pas un obstacle à la pensée. Avant le CE2, cela me semble prématuré. Ceci-dit, cela ne signifie pas pour autant que l’on ne peut pas y avoir recours, notamment pour la phase préalable à la discussion et pour la phase finale ; on peut envisager de se servir de la dictée à l’adulte.

Pour terminer sur l’analyse de ma pratique en CE2, je pense qu’il m’a manqué du temps,

pour inverser les rôles et pour tenter un second débat, avec le même protocole. Le dernier samedi, j’ai renouvelé l’expérience que j’avais tentée en CM2 sur les critères du Beau. Là encore, les élèves se sont montrés réceptifs. J’avais choisi un tableau de Matisse, puisque nous avons travaillé sur la technique du collage de papiers gouachés en arts visuels. Comparativement aux CM2, les élèves ont été plus rapides dans l’usage de termes à proprement parler plastiques. De même, ils ont rapidement pris conscience de la relativité des critères du Beau, ce qui n’est certainement pas sans lien avec le travail mené tout au long du stage. Cette expérience m’a permis de conclure mon projet.

7 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 133) 8 Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. (p 129)

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CONCLUSION

À la lumière de ces deux expériences relativement différentes, je réalise qu’il est difficile

de définir un dispositif philosophique idéal et applicable à n’importe quelle classe, indifféremment. En effet, le public a largement déterminé ma façon de faire. Le paramètre essentiel de ce type d’expérience est qu’on ne peut pas forcer les enfants à philosopher. C’est pourquoi je pense qu’il revient à l’enseignant d’adapter son projet à sa classe, de se montrer inventif pour susciter leur intérêt et leur motivation.

Évidemment, j’ai dû m’adapter aux enfants certainement aussi parce que je n’étais qu’une

stagiaire (au sens non péjoratif et réducteur du terme), c’est à dire une personne qui n’intervient finalement que brièvement dans la classe. J’imagine qu’il en sera tout autrement lorsque j’aurai ma propre classe. Je pourrai alors envisager l’approche de la philosophie comme le projet d’une année.

Cependant, l’avantage de mon statut de stagiaire, c’est qu’il m’a permis de passer dans

plusieurs classes, différentes. Cela a permis de réviser mon approche de la philosophie pour enfants qui auparavant n’était que très théorique. J’espère pouvoir, grâce au décloisonnement, poursuivre mon expérience dans des classes de niveaux différents, notamment avec des enfants plus jeunes.

Je suis à présent en droit de me demander en quoi ce travail de mémoire est

professionnalisant. Il me semble que le passage par l’écrit oblige à une réflexion, un retour sur les choses, un regard a posteriori. Analyser sa pratique n’est pas chose aisée, surtout lorsque l’on manque d’expérience et, de fait, de référents ; ce retour se fait plus ou moins chaque jour dans le cahier journal. Néanmoins avec l’exercice spécifique du mémoire professionnel, l’analyse est plus approfondie. Elle permet de poser les jalons d’une identité professionnelle. En outre, en ce qui me concerne, ce travail aura été l’occasion d’élaborer une première trace, une ébauche de ce que j’entends approfondir dans les années à venir, toujours via l’écrit.

Pour revenir à ma problématique de départ, je me demandais s’il y a une corrélation entre la pratique des arts et l’émergence d’un échange (ou d’échanges) philosophiques. Le cas échéant, est-ce une relation de causalité ? Au terme de ce mémoire, je pense qu’il y a corrélation entre la pratique des arts et des échanges philosophiques sur les arts et l’art en général. Cette corrélation est l’occasion d’un enrichissement mutuel et réciproque ; elle n’est pas contingente, à mon sens. Cette nécessité d’établir une relation entre pratique et réflexion sur la pratique ne me semble pas non plus être l’apanage du domaine artistique ; c’est un principe que j’appliquerai à toute matière que j’enseignerai à partir de l’an prochain. En somme, il s’agit de donner du sens aux apprentissages, effectivement.

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ANNEXE

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BIBLIOGRAPHIE

IO 2002, Ministère de l’éducation nationale. Les activités à visée philosophique en classe : l’émergence d’un genre ?, sous la direction de Michel Tozzi, Documents actes et rapports pour l’éducation, CRDP de Bretagne, 2003. L’éveil de la pensée réflexive à l’école primaire, Michel Tozzi, Hachette, 2001. La discussion philosophique à l’école primaire, Michel Tozzi, CNDP, 2002. La philosophie racontée aux enfants, Sylvie Lanfray Delorme et Carmen Douçot, illustrations de jean-Pierre Gault, Melis Editions, 2002. Goûters philo : La beauté et la laideur, Michel Puech et Brigitte Labbé, Milan Jeunesse.

Littérature de jeunesse • Que cent fleurs s'épanouissent, de Fen Ji Cai, Gallimard • La verluisette, de R. Piumini, Livre de poche. • Le tigre dans la vitrine, de Alki Zei, Pocket Junior. • Comment Wang-Fô fut sauvé, de Marguerite Yourcenar, Gallimard Folio.

Sites Internet www.pratiques-philosophiques.net www.ac-montpellier.fr/ressources/agora/ag_accueil.htm

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DDaannss qquueellllee mmeessuurree uunn éécchhaannggee pphhiilloossoopphhiiqquuee ppeeuutt--iill éémmeerrggeerr ddee llaa pprraattiiqquuee ddeess aarrttss àà ll’’ééccoollee ??

Résumé : L’hypothèse de départ de ce travail consistait à donner du sens à ce qui est fait en classe dans la discipline des arts visuels et musicaux. En arrière-plan, il s’agissait de savoir s’il y a une corrélation entre la pratique des arts et l’émergence d’un échange (ou d’échanges) philosophiques. Le cas échéant, est-ce une relation de causalité ? A posteriori, je pense que la pratique des arts visuels et de l’éducation musicale devrait être liée à une pratique philosophique. Descripteurs : philosophie / débat / expression orale / pensée / langage