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1 L'infinité des nombres premiers : La proposition des Éléments d'Euclide dans les manuels de Terminale Denis DAUMAS, membre du groupe "Histoire des mathématiques" de l'IREM de Toulouse Lycée climatique 65 400 Argelès-Gazost Les introductions aux programmes de mathématiques des classes de lycée demandent d'introduire une vision historique dans notre enseignement des mathématiques. Parions qu'à défaut d'une formation initiale en histoire des mathématiques, et malgré les efforts de l'IREM où un groupe de recherche anime des stages de formation continue, la source d'information des enseignants reste souvent la consultation des manuels. Dans le cadre d'un travail du groupe IREM sur le raisonnement par récurrence (à paraître), j'ai été amené à étudier comment Euclide démontrait des résultats généraux en arithmétique et je me suis intéressé particulièrement à la proposition 20 du livre IX des Éléments dont le résultat est au programme de la spécialité de terminale S. J'ai eu la curiosité de consulter quelques manuels … EUCLIDE Les Éléments : Proposition IX-20 Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude de nombres premiers proposée. 1 Cette proposition figure sous des énoncés plus modernes du type : "l'ensemble des nombres premiers est infini", ou "il existe une infinité de nombres premiers" et avec des démonstrations diverses, dans les manuels de Terminale S (éditions 1998), au chapitre d'arithmétique de l'enseignement de spécialité. De tous les manuels de Terminale S que nous avons consultés, seuls deux font référence explicitement à Euclide. Ce sont les passages correspondants de ces deux manuels que nous allons confronter à la proposition d'Euclide. 1 ) Pierre-Henri Terracher, Robert Ferachoglou Math, Enseignement de spécialité, Terminale S Hachette 1998, page 14 : 1 EUCLIDE, Les Éléments, volume 2, traduction et commentaires de Bernard Vitrac, PUF, Paris, 1994, page 445. Dans cet article, nous noterons les propositions d'Euclide avec le numéro du livre en chiffres romains suivi de celui de la proposition dans l'édition de B. Vitrac en chiffres arabes : IX-20 désigne la 20ème proposition du livre IX, dans cette édition.

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  • 1L'infinit des nombres premiers :La proposition des lments d'Euclide dans les manuels de

    Terminale

    Denis DAUMAS,

    membre du groupe "Histoire des mathmatiques" de l'IREM de ToulouseLyce climatique 65 400 Argels-Gazost

    Les introductions aux programmes de mathmatiques des classes de lycedemandent d'introduire une vision historique dans notre enseignement desmathmatiques. Parions qu' dfaut d'une formation initiale en histoire desmathmatiques, et malgr les efforts de l'IREM o un groupe de rechercheanime des stages de formation continue, la source d'information des enseignantsreste souvent la consultation des manuels. Dans le cadre d'un travail du groupeIREM sur le raisonnement par rcurrence ( paratre), j'ai t amen tudiercomment Euclide dmontrait des rsultats gnraux en arithmtique et je mesuis intress particulirement la proposition 20 du livre IX des lments dontle rsultat est au programme de la spcialit de terminale S. J'ai eu la curiosit deconsulter quelques manuels

    EUCLIDE Les lments : Proposition IX-20

    Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude denombres premiers propose.1

    Cette proposition figure sous des noncs plus modernes du type :"l'ensemble des nombres premiers est infini", ou "il existe une infinit denombres premiers" et avec des dmonstrations diverses, dans les manuels deTerminale S (ditions 1998), au chapitre d'arithmtique de l'enseignement despcialit.

    De tous les manuels de Terminale S que nous avons consults, seuls deuxfont rfrence explicitement Euclide. Ce sont les passages correspondants deces deux manuels que nous allons confronter la proposition d'Euclide.

    1 ) Pierre-Henri Terracher, Robert FerachoglouMath, Enseignement de spcialit, Terminale SHachette 1998, page 14 :

    1 EUCLIDE, Les lments, volume 2, traduction et commentaires de Bernard Vitrac, PUF, Paris, 1994,page 445. Dans cet article, nous noterons les propositions d'Euclide avec le numro du livre en chiffresromains suivi de celui de la proposition dans l'dition de B. Vitrac en chiffres arabes : IX-20 dsigne la20me proposition du livre IX, dans cette dition.

  • 22) Andr Antibi, Raymond BarraMath, Term. S Spcialit, Nouveau TransmathNathan 1998, page 140 :

    THORME 2 Il existe une infinit de nombres premiers.

    Nous allons montrer que si l'on choisit un nombre premier quelconque, ontrouve toujours un nombre premier qui lui est strictement suprieur. Il enrsultera bien que la suite des nombres premiers est infinie.

    Dmonstration. Supposons donc choisi un nombre premier p, p > 5, et formonsle produit 2 3 5 p de tous les nombres premiers compris entre 2 et p,puis posons :

    N = (2 3 5 p) + 1N tant suprieur 2, N admet un diviseur premier. Notons le q.

    2 Le thorme 2 est le suivant : "Soit a un entier naturel. Alors :

    a admet un diviseur premier.

    Si a n'est pas premier, il admet un diviseur premier p tel que 2 p a."

    Thorme 3Il existe une infinit de nombres premiers.

    Dmonstration(due Euclide, IIIe sicle av. J.C.).EUCLIDE a mis l'honneur un type de raisonnement trs puissant, le

    raisonnement par l'absurde. En voici un exemple cette occasion.Supposons qu'il n'existe qu'un nombre fini d'entiers premiers : p1, p2, ,

    pn ; considrons l'entier N = p1 p2 pn + 1. N tant suprieur 1, iladmet un diviseur premier (thorme 22) dans la liste prcdente ; soit pi cediviseur.

    Alors N = pi q = p1 p2 pn + 1 . pi divise piq et p1 pn, doncdoit diviser leur diffrence, gale 1. C'est absurde, donc l'hypothse est fausse.

    NoteEst-ce le nom d'un mathmaticien de chair et d'os ou celui d'un collectif,

    d'une cole ? Toujours est-il que le nom d'EUCLIDE reste attach un plescientifique (la mathmatique "grecque" d'Alexandrie, au IIIe sicle av. J.C.) et un ouvrage : Les lments (13 livres prodigieux dont trois consacrs l'Arithmtique : les livres VII, VIII et IX).

  • 3Les noncs sont identiques dans les deux manuels, mais on doit remarquerque dans celui d'Euclide l'infini n'est pas mentionn. Cette diffrence estimportante et nous consacrerons un paragraphe la question de l'infini.

    Les deux dmonstrations sont fondamentalement diffrentes, bien qu'tantdans les deux cas prsentes comme dues Euclide. L'une (Terracher) est unedmonstration par l'absurde, l'autre (Antibi) ne l'est pas ; dans l'une (Terracher)il est fait appel n nombres premiers distincts mais non spcifis, dans l'autre(Antibi) on prend tous les nombres premiers entre 2 et p.Comme le dit la chanson :

    Y-a ququ'chose qui cloch' l dedans, Euclide retournons immdiat'ment !

    Nous prsentons la page suivante la suite de l'nonc de la propositionet de la figure, la dmonstration d'Euclide en trois colonnes :

    - dans la premire colonne et en italiques, le texte d'Euclide (plusexactement, sa traduction par Bernard Vitrac3),

    - dans une deuxime colonne une transcription plus moderne accompagnede quelques commentaires explicatifs,

    - dans une troisime colonne une rdaction plus gnrale de cettedmonstration.

    3 Il existe d'autres ditions des lments d'Euclide en langue franaise :

    - celle de Peyrard reproduite en 1966 (Blanchard, Paris), date du dbut du XIXe : le franais estparfois dsuet, mais surtout cette traduction est base sur un texte antrieur l'dition du textegrec par Heiberg (1883-1888),

    - celle de Kayas (Paris, 1978) est assez loigne du texte, en langage methmatique moderne,mais nous la signalons car elle donne le texte grec,

    - celle d'Itard ne concerne que les livres arithmtiques (Jean Itard, Les livres arithmtiquesd'Euclide, Hermann, Paris, 1961)

    Nous avons choisi celle de Vitrac parce qu'elle est la plus rcente, qu'elle est complte (le derniervolume est en cours de publication) et contient des commentaires trs prcis.

    Or, aucun des nombres de la liste 2, 3, 5, , p n'est diviseur de N car lereste de la division de N par l'un quelconque des nombres premiers de cette listeest toujours 1. Donc q est strictement suprieur p. []

    POINT D'HISTOIRELa dmonstration ci-dessus est due Euclide. Il existe plusieurs autres

    dmonstrations de ce thorme. Citons celle d'Euler (1737), de Polya (1920),d'Erdos (1938).

    Aucune n'est plus simple que celle d'Euclide.Certes Euler a le mrite de montrer, pour la premire fois, que l'Analyse

    permet de dmontrer des rsultats sur des nombres entiers. Cette premireincursion de l'Analyse dans l'Arithmtique se mua au XIXe en une vritableinvasion pour crer la branche des mathmatiques que l'on appelle aujourd'huila thorie analytique des nombres.

  • 4Les nombres premiers sont plus nombreux que toute multitude de nombres premiers propose.

    A C B G E F D

    Soient les nombres premiersproposs A, B, C. Je dis que lesnombres premiers sont plus nombreuxque A, B, C.

    En effet, que soit pris le plus petit[nombre] mesur par A, B, C, et quece soit DE et que l'unit DF soitajoute DE. Alors ou bien EF estpremier ou bien non.

    D'abord qu'il soit premier ; doncsont trouvs les nombres premiers A,B, C, EF plus nombreux que A, B, C.

    Mais alors que EF ne soit paspremier ; il est donc mesur par uncertain nombre premier (VII.32). Qu'ilsoit mesur par le [nombre] premierG. Je dis que G n'est pas le mme quel'un quelconque des A, B, C.

    Soient A,B,C trois nombrespremiers (distincts). Je dis quil y aplus de trois nombres premiers.

    Le plus petit nombre mesur parA,B,C (nous disons aujourdhui leplus petit commun multiple de A,B,C)est le produit ABC car ces troisnombres sont premiers.

    Posons D = ABC + 1.1) si D est premier, D tant par

    construction distinct de A, de B et deC (Euclide n'prouve pas le besoin deprciser ce point), nous avonsmaintenant quatre nombres premiersdistincts : A, B, C et D.

    2) si D n'est pas premier, D admetau moins un diviseur premier (Euclidedmontre cela aux propositions VII-31et 32). Soit donc G un diviseurpremier de D : dmontrons, parl'absurde, que G est distinct de A, de

    Soient A1, A2, ,An n nombrespremiers (distincts), je dis qu'il y aplus de n nombres premiers.

    Soit X = A1 A2 An + 1 .

    1 ) Si X est premier, on a lesnombres premiers A1, A2, ,An,X, plus nombreux que lesnombres premiers A1, A2, ,Anpuisque X est distinct de chacundes nombres A1, A2, ,An.

    2) Si X n'est pas premier, il a aumoins un diviseur premier Y. Deplus, Y n'est aucun des nombrespremier A1, A2, ,An

  • 5En effet, si c'est possible, qu'il lesoit. Or A, B, C mesurent DE ; donc Gmesurera aussi DE. Mais il mesureaussi EF : il mesurera aussi l'unit DFrestante tout en tant un nombre ; cequi est absurde. G n'est donc pas lemme que l'un des A, B, C. Et il estsuppos premier.

    Donc sont trouvs les nombrespremiers A, B, C, G, plus nombreuxque la multitude propose des A, B, C.Ce qu'il fallait dmontrer.

    B et de C.Supposons en effet que G = A

    ou G = B ou G = C. Le nombre G estalors un diviseur de ABC et de D, etpar consquent un diviseur de ladiffrence D - ABC qui vaut 1.

    Or un nombre premier G ne peutdiviser 1, on a donc G A et G B etG C. Donc A, B, C et G sont quatrenombres premiers distincts.

    Partant des trois nombres premiersA, B, C, nous avons trouv dans lesdeux cas quatre nombres premiersdistincts : il y a donc plus de troisnombres premiers.

    En effet, si Y est un desnombres A1, A2, ,An, Y divise la fois X et A1A2An. Donc Ydivise X A1A2An qui vaut1, ce qui est impossible puisque Yest premier.

    Nous avons donc dans les deuxcas n+1 nombres premiers distincts: il y a donc plus de n nombrespremiers.

  • 6Quelques remarques :1) L'nonc est un nonc gnral, comme l'indique sa formulation : toutemultitude de nombres premiers propose. Euclide, en ne prenant que troisnombres, fait une dmonstration en apparence particulire, mais implicitementgnrale. Nous avons montr en ajoutant la troisime colonne que cettedmonstration se gnralise sans difficult en numrotant les nombres premiers.2) Dans la deuxime colonne, nous avons fait remarquer que le produit ABCest le plus petit nombre mesur par A, B et C puisque A, B et C sont desnombres premiers. Pourquoi Euclide ne fait-il pas appel ce produit dont l'accsest plus direct ?

    La dfinition de la multiplication des nombres figure dans les dfinitionsqui ouvrent le Livre VII des lments :

    Un nombre est dit multiplier un nombre quand, autant il y a d'unitsen lui, autant de fois le multipli est ajout [ lui-mme], et qu'il estproduit un certain [nombre].4

    Autrement dit : la somme de p termes gaux n est n p.Mais Euclide ajoute aussitt

    Et quand deux nombres, s'tant multiplis l'un l'autre, produisent uncertain [nombre], le produit est appel plan, et les nombres qui sesont multiplis l'un l'autre, ses cts.Et quand trois nombres, s'tant multiplis l'un l'autre, produisent uncertain [nombre], le produit est solide, et les nombres qui se sontmultiplis l'un l'autre [sont] ses cts.5

    Le produit a donc une nature gomtrique qui est un obstacle sagnralisation : on peut multiplier deux nombres, multiplier le produit par untroisime nombre, puis nouveau ce produit par un quatrime, et ainsi de suite,mais on ne peut pas envisager directement le produit de plus de trois nombresdans un espace qui n'a que trois dimensions.

    Par contre, le Plus Petit Nombre Mesur (PPNM) par deux nombres A et Best un nombre qui chappe cette interprtation gomtrique. Et mme si saconstruction (proposition VII-34) fait intervenir un produit (A B lorsque A etB sont premiers entre eux ; dans le cas contraire, on dtermine les termes E et Fdu rapport irrductible gal au rapport de A B et le rsultat est AF ou BE),rien n'empche de procder partir de l de proche en proche pour dterminer lePPNM par trois nombres ou plus. Euclide procde ainsi pour trois nombres laproposition VII-366, mais c'est une gnralisation du rsultat de cette dernireproposition qu'il fait appel dans la dmonstration de IX-20.

    4 Euclide, Les lments, volume 2, page 259. On pourra se reporter la mme rfrence pour uncommentaire sur le dernier membre de phrase de cette dfinition : et qu'il est produit un certain[nombre].5 Euclide, Les lments, volume 2, page 261.6 L'nonc de cette proposition est : tant donns trois nombres, trouver le plus petit nombre qu'ilsmesurent. Euclide, Les lments, volume 2, page 348

  • 73) Bilan de la confrontation : aucun des deux manuels cits au dbut de cettetude ne donne la dmonstration d'Euclide ! Cette dernire contient bien unedmonstration par l'absurde, mais seulement pour tablir un rsultatintermdiaire. Elle ne fait appel aucun nombre premier particulier, et neconsiste pas construire un nombre premier suprieur d'autres. Peut-trepourrait-on, en combinant les dmonstrations de Terracher et d'Antibi produireune version s'approchant de celle d'Euclide !

    4) Il reste qu'il faut interprter le dbut de la dmonstration d'Euclide :"soient les nombres premiers proposs A, B, C". L'nonc nous invite lire"soient n nombres premiers distincts", o n dsigne un entier quelconque. Celane signifie pas que l'on sait que la rserve de nombres premiers est illimite (queresterait-il dmontrer ?), mais que l'on va dmontrer que si l'on a n nombrespremiers, alors on peut en produire un de plus.

    Pour plus de cohrence, il faudrait donc prsenter l'nonc de la propositionsous la forme :

    "S'il existe au moins n nombres premiers (n 2), alors il enexiste au moins n + 1".

    Nous savons aujourd'hui que pour conclure pour tout naturel n l'existence d'aumoins n nombres premiers, il reste dmontrer qu'il existe au moins deuxnombres premiers. Mais la dfinition des nombres premiers et leur existencetait loin d'tre un nouveaut l'poque d'Euclide !

    Nous voici en train de rcrire la dmonstration d'Euclide la manired'une dmonstration par rcurrence et la question de l'infini, qu'Euclide avaitlaisse la porte, revient par la fentre !

    5) Allons cependant jusqu'au bout et construisons une dmonstration parrcurrence.Il nous faut pour commencer changer l'nonc de la proposition et faireintervenir un entier quelconque. On peut proposer, pour viter d'utiliser lesnotions d'ensemble et de cardinal d'un ensemble :

    " Pour tout naturel non nul n, il y a plus de n nombres premiers".Dmonstration :

    a) C'est vrai pour n = 1, car il y a au moins deux nombres premiers : 2 et 3sont des nombres premiers distincts.

    b) Pour tout naturel n, dmontrons que s'il y a plus de n nombres premiers,alors il y en a plus de n+1.

    S'il y a plus de n nombres premiers, on peut choisir n+1 nombres premiersdistincts : A1, A2, , An+1. Soit alors le nombre X = A1 A2 An+1 + 1.X est un entier, et donc il est soit premier, soit compos.- dans le cas o X est premier, pour tout i, i {1, 2, , n+1}, X Ai et X est

    premier, donc nous avons n+2 nombres premiers : A1, A2, , An+1, X.

  • 8- dans le cas o X est compos, X admet au moins un diviseur premier Y.Dmontrons que Y est distinct des Ai. Raisonnons par l'absurde :

    Supposons qu'il existe un naturel i, i {1, 2, , n+1}, tel que Y = Ai. Ydivise alors X et A1 A2 An+1, Y divise donc leur diffrence 1, donc Y= 1. Ce rsultat est en contradiction avec Y est un nombre premier, parconsquent, pour tout i, i {1, 2, , n+1}, Y Ai. Mais Y est premier, etnous avons n+2 nombres premiers : A1, A2, , An+1, Y.Dans les deux cas, il y a plus de n+1 nombres premiers.

    c) Conclusion : pour tout naturel n, il y a plus de n nombres premiers.

    6) La distance entre une dmonstration par rcurrence et la dmonstrationd'Euclide se mesure avec tout ce qu'il a fallu changer (en particulier l'nonc) ouajouter (la partie a)) une dmonstration gnrale correspondant celled'Euclide (3me colonne du tableau de la page 4) pour obtenir notredmonstration par rcurrence. Il n'en demeure pas moins que la partie b) de ladmonstration par rcurrence est trs proche de la 3me colonne du tableau.

    La question de l'infini.

    En fait, Euclide dmontre de nombreuses propositions que l'on pourraitaujourd'hui dmontrer par rcurrence en procdant de proche en proche : ayantdmontr comment on peut passer de deux termes trois termes, Euclide laissele soin au lecteur de poursuivre, avec parfois une formule commesemblablement nous dmontrerons alors que tous ceux 7.

    Ici, Euclide s'y prend diffremment et pour commencer ne part pas de deuxnombres premiers pour passer trois et, en continuant, arriver une quantitdonne de nombres premiers. Son point de dpart est au contraire une"multitude" de nombres premiers. Cette multitude est certes reprsente par troisde ces nombres, mais nous avons dit que cette reprsentation est une pratiquecourante dans les lments.

    On peut imaginer quelques scnarios qui permettent d'envisager ce point dedpart. Par exemple, en restant dans le domaine grec, on peut se placer dans lecontexte du crible d'Eratosthne et se demander si partir d'un certain rang onpeut encore trouver des nombres qui chappent l'limination. Ainsi, leproblme n'est plus de chercher une quantit donne de nombres premiers, maisde savoir si la rserve est limite ou pas.On peut aussi franchir plus de vingtsicles et signaler nos lves la difficult d'tablir la primarit de trs grandsnombres, ou voquer la loi de rarfaction des nombres premiers.

    7 Voir la proposition IX-8 : si des nombres en quantit quelconque sont continment en proportion partir de l'unit, d'une part le troisime partir de l'unit sera un carr ainsi que ceux [qu'on prend]en en sautant un [sur deux] ; d'autre part le quatrime sera un cube ainsi que tous ceux [qu'on prend]en en sautant deux, et le septime la fois cube et carr, ainsi que ceux [qu'on prend] en en sautantcinq. Euclide, Les lments, volume 2, page 419.

  • 9Dans ce contexte, on peut comprendre :- que le problme n'est pas de dmontrer qu'il existe au moins deux

    nombres premiers,- que la question de l'infini est sous-jacente, mme si Euclide, pour

    viter certains paradoxes et conformment aux indications d'Aristote, restedans le domaine de l'infini potentiel,

    [Les mathmaticiens] ne font point usage de l'infini, maisseulement de grandeurs aussi grandes qu'ils voudront, mais limites.8

    Les multitudes d'Euclide ne sont pas infinies ou illimites, mais relvent dunombre, fini. Cela apparat dans sa dfinition du nombre :

    un nombre est la multitude compose d'units 9.Un autre auteur grec, Nicomaque de Grase (nopythagoricien du premier

    sicle de notre re) introduit avec le terme "flux" le ct ordinal du nombre etune ide de mouvement qui peut conduire l'illimit : le nombre est unemultiplicit dfinie, ou un systme d'units, ou encore un flux de quotitconstitu d'units.10 C'est un peu cette ide de "flux" qui vient l'ide aprs ladmonstration d'Euclide, quand on voit qu'on peut toujours ajouter un (nombrepremier) toute multitude : c'est sans fin !

    Il arrive pourtant Euclide de faire rfrence plus nettement l'infini. C'estle cas dans la dmonstration de la proposition VII-3111

    Tout nombre compos est mesur par un certain nombre premier.Dans la dmonstration, Euclide considre des diviseurs composs

    successifs B, C, d'un nombre compos A. Mais ces diviseurs compossmnent ncessairement un diviseur premier,

    car s'il ne s'en trouvait pas, des nombres en quantit illimitemesureraient le nombre A, dont chacun serait plus petit que leprcdent ; ce qui est impossible dans les nombres12.

    En termes d'aujourd'hui, on dirait que s'il n'y avait pas de nombre premierau bout d'un nombre fini de diviseurs successifs, il existerait une suite infinie

    8 Aristote, Physique, III 7, 207 b 30-31, traduction d'Henri Carteron, Les Belles Lettres, Paris, 1983,p.108.9 Euclide, Les lments, volume 2, page 24710 Nicomaque de Grase, Introduction arithmtique, traduction et notes de Jeanne Bertier, VRIN,Paris, 1978, page 60.11 Nous avons vu dans le texte de IX-20 une rfrence VII-32, qui n'est qu'une consquence directede VII-31.12 Euclide, Les lments, page 340. C'est nous qui soulignons.

  • 10

    strictement dcroissante d'entiers naturels, ce qui est impossible (d'o le nom de"descente infinie" pour caractriser ce type de dmonstration).

    Il n'est pas interdit de penser qu'Euclide se permet dans ce dernier cas deparler de "quantit illimite" parce qu'il rejette aussitt cette situation commeimpossible : une suite strictement dcroissante d'entiers naturels estncessairement finie. Il vite par contre de parler de "quantit illimite denombres premiers" car cela le mnerait beaucoup trop prs de l'infini actuel quenous abordons aujourd'hui dans des noncs tels que : "l'ensemble des nombrespremiers est infini".

    On comprend alors pourquoi Euclide ne formule pas davantage saproposition par "les nombres premiers ne sont pas en quantit finie", la ngationdu fini tant l'infini. C'est pourtant ce type d'nonc ngatif qui amne raisonner par l'absurde, comme le propose Terracher, en supposant que lesnombres premiers soient en quantit finie et en dmontrant par le cheminemprunt par Euclide que cela mne une contradiction.

    Dans les huit lignes de la partie "dmonstration" de l'ouvrage d'Antibi, iln'est pas question d'infini. Si ce sont ces lignes, l'exclusion de l'nonc,qu'Antibi attribue Euclide, la critique prcdente pourrait tomber. CependantEuclide ne parle pas de tous les nombres premiers compris entre 2 et p, mais secontente de considrer un produit de nombres premiers donns. C'est beaucoupplus simple et on vite d'introduire l'ordre des nombres premiers13. Par ailleurs,qui peut affirmer aujourd'hui qu'il connat tous les nombres premiers comprisentre 2 et certains trs grands nombres premiers connus ? La suite des nombrespremiers pose des problmes de construction qui mritent d'tre voquslorsqu'on l'utilise.

    De plus, avec un nonc faisant tat de l'infinit des nombres premiers, oncomprend mal l'intrt qu'il y a gommer la question de l'infini de la partie"dmonstration". D'autant que ce gommage pose problme : suffit-il de dire "ilen rsultera bien" pour dmontrer que si on trouve un nombre premierstrictement suprieur un nombre premier quelconque, la "suite des nombrespremiers" est infinie ? Quelle dfinition d'un ensemble infini a-t-elle t pose ?Encore une fois, si infini est la ngation de fini, la proposition prend un caractrengatif et la dmonstration par l'absurde de Terracher est plus naturelle. Il en estde mme s'il s'agit de dmontrer que l'ensemble des nombres premiers n'a pas deborne suprieure.

    Pourquoi ne pas prsenter la dmonstration et l'nonc d'Euclide,homognes en ce qu'ils restent sur le terrain du fini, en abordant avec les lvesquelques aspects du problme de l'infini, implicite dans la proposition maisincontournable ? 13 Pour prouver qu'il existe un nombre premier strictement suprieur tout nombre entier n, le plussimple est de considrer n! + 1, ce que font de nombreux manuels.

  • 11

    En conclusion .

    Finalement, on peut penser que construire une activit autour de laproposition d'Euclide et de sa dmonstration aurait t plus rentable :- en vitant des erreurs sur le cadre historique euclidien,- en restituant l'lgance et la rigueur de la dmonstration d'Euclide,- en dveloppant partir de l quelques ides sur la question de l'infini.

    Dveloppons un peu ce dernier point. Il ne s'agit pas d'aborder l'infini avecles outils de la thorie des ensembles en TS. Mais il est possible de citerquelques paradoxes apparus ds l'antiquit sur la question de l'infini. Les pluscits sont ceux de Znon d'le, mais ils sont difficiles interprter et portentplutt sur le problme du continu14.

    La notion commune n8 des lments d'Euclide,Et le tout est plus grand que la partie15

    ne pose aucun problme quand on reste dans le domaine du fini, mais a t unesource inpuisable de paradoxes lorsqu'on s'est situ dans le domaine de l'infini.Nous pouvons citer Proclus (Vme sicle de notre re) qui, aprs avoir constatqu'un diamtre coupe un cercle en deux demi-cercles, crit :

    Si par le centre on peut mener une infinit de diamtres, il enrsultera que les demi-cercles sont doublement infinis quant aunombre. Cette difficult a t invoque par certains contre l'infinidivisibilit des grandeurs. Nous rpondrons qu'une grandeur estdivisible l'infini, mais non pas en une infinit de parties. []

    Avec un diamtre sont donc engendrs deux demi-cercles et lesdiamtres ne sont jamais infinis en nombre, mme si on peutindfiniment en prendre.16

    Au VIme sicle, un autre auteur, Jean Philopon, s'oppose l'ide d'unmonde sans commencement :

    Si le monde tait sans commencement, le nombre (des hommes)engendrs jusqu'au temps de Socrate, par exemple, serait infini, maissi on ajoutait ce nombre celui des hommes engendrs depuis Socratejusqu'au temps prsent, alors quelque chose serait plus grand quel'infini, ce qui est impossible. Et le nombre des hommes engendrstant infini, celui des chevaux engendrs tant infini, l'infini serait

    14 Lire ce sujet : M. Caveing, Znon d'le. Prolgomnes aux doctrines du continu. tudehistorique et critique des Fragments et tmoignages, Vrin, Paris, 1982.15 Euclide, Les lments, volume 1, page 179.16 Cit par Tony Levy dans : T. Levy, Figures de l'infini, les mathmatiques au miroir des cultures, LeSeuil, Paris, 1987, page 74.

  • 12

    donc doubl ; si l'on y ajoute le nombre des chiens, l'infini serait tripl(). Voil qui est impossible l'extrme. Car il n'est rien plus grandque l'infini 17

    Citons enfin Galile :Salviati : Si je dis que les nombres pris dans leur totalit, en

    incluant les carrs et les non-carrs, sont plus nombreux que lescarrs seuls, j'noncerais, n'est-ce pas une proposition vraie.

    Simplicio : Trs certainement.Salviati : Si je demande maintenant combien il y a de nombres

    carrs, on peut rpondre sans se tromper, qu'il y en a autant que deracines correspondantes, attendu que tout carr a sa racine et touteracine son carr, qu'un carr n'a pas plus de racine, et une racine pasplus d'un carr.

    Simplicio : Exactement.Salviati : Mais si je demande combien il y a de racines, on ne

    peut nier qu'il y en a autant que de nombres, puisque tout nombre estla racine d'un carr ; cela tant, il faudra donc dire qu'il y a autant denombres carrs qu'il y a de nombres, puisqu'il y a autant de racine, etque les racines reprsentent l'ensemble des nombres ; et pourtantnous disions au dbut qu'il y a beaucoup plus de nombres que decarrs, tant donn que la plus grande partie des nombres ne sont pasdes carrs []

    Simplicio : Qu'en conclure dans ces conditions ?Salviati : mes yeux la seule issue possible est de dire que

    l'ensemble des nombres est infini, que le nombre des carrs est infini,et le nombre de leurs racines pareillement ; que le total des carrsn'est pas infrieur l'ensemble des nombres, ni celui-ci suprieur celui-l, et, finalement que les attributs "gal", "plus grand" et "pluspetit" n'ont pas de sens pour les quantits infinies, mais seulementpour les quantits finies.18

    On peut aprs cela donner un statut positif la notion d'ensemble infiniavec la dfinition de Dedekind d'un ensemble infini comme ensemble encorrespondance biunivoque avec un de ses sous-ensembles stricts.

    17 T. Levy, Figures de l'infini , page 85. On trouvera dans cet ouvrage des citations se rapportant aumme problme chez de nombreux auteurs arabes, ou dans l'Europe du Moyen Age.18 G. Galile, Discours et dmonstrations mathmatiques concernant deux sciences nouvelles, trad. M.Clavelin, Armand Colin, Paris, 1970. On trouvera cet extrait, ainsi que d'autres approches sur l'infinien mathmatiques dans T. Gilbert et N. Rouche, La notion d'infini, Ellipses, Paris, 2001.