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C e texte est une nouvelle contribution au débat lancé par l'article d'Alain Bihr intitu- lé « Le triomphe catastrophique du néolibéralisme » [1]. Je rappelle que dans cet article, Alain Bihr soutient que la crise déclenchée en 2007-2008 est une crise de réalisation résultant d'un « excès de plus-value », dont le corollaire est une insuffisance des sa- laires donnant lieu à une sous- consommation des salariés. Dans un article intitulé « La récession mondia- Dans l'article qui suit, Louis Gill a souhaité répondre à deux ar- ticles postés sur le site de A l'encontre en juin 2009 (www.alen- contre.org). L'un écrit par Alain Bihr, « Pour une approche multi- dimensionnelle des crises de la production capitaliste » et l'autre par Michel Husson, « Le dogmatisme n'est pas un marxisme ». L'article de Husson a fait l'objet de plusieurs ré- ponses. L’une vient de Chris Harman, publiée en octobre 2009 dans le International Socialist Journal (www.isj.org.uk/) sous le titre « Not all Marxism is dogmatism : A reply to Michel Hus- son » qui a été publié en français par Inprecor (n° 556-557) sous le titre « Crise et taux de profit ». L’autre est due à Isaac Joshua, « Note sur la trajectoire du taux de profit », sur le site de Contretemps (http://contretemps.eu), également en oc- tobre 2009. Le texte de Chris Harman est l'un des derniers qu'il ait publié. Sa mort brutale au Caire le 9 novembre prive le mou- vement révolutionnaire marxiste d'un militant infatigable qui a su allier l'activité politique quotidienne avec le travail théorique, de sorte qu'on lui doit de nombreux livres d'économie politique et d'histoire du mouvement ouvrier. Carré rouge déplore cette perte. Puisque la polémique, notamment celle relative au taux de pro- fit, suscite un flot continu de textes, Louis Gill se réserve la pos- sibilité de poster des notes ultérieures sur le site de Carré rouge (www.carre-rouge.org). Louis Gill CARRÉ ROUGE N° 43 / MARS 2010 / 51 D É B A T Les faux pas d'Alain Bihr, les dérives de Michel Husson 1- À Contre-Courant, no 199. 2008.

DÉBAT en juin 2009 (

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Ce texte est une nouvellecontribution au débat lancépar l'article d'Alain Bihr intitu-

lé « Le triomphe catastrophique dunéolibéralisme » [1]. Je rappelle que

dans cet article, Alain Bihr soutientque la crise déclenchée en 2007-2008est une crise de réalisation résultantd'un « excès de plus-value », dont lecorollaire est une insuffisance des sa-laires donnant lieu à une sous-consommation des salariés. Dans unarticle intitulé « La récession mondia-

Dans l'article qui suit, Louis Gill a souhaité répondre à deux ar-ticles postés sur le site de A l'encontre en juin 2009 (www.alen-contre.org). L'un écrit par Alain Bihr, « Pour une approche multi-dimensionnelle des crises de la production capitaliste » etl'autre par Michel Husson, « Le dogmatisme n'est pas unmarxisme ». L'article de Husson a fait l'objet de plusieurs ré-ponses. L’une vient de Chris Harman, publiée en octobre 2009dans le International Socialist Journal (www.isj.org.uk/) sous letitre « Not all Marxism is dogmatism : A reply to Michel Hus-son » qui a été publié en français par Inprecor (n° 556-557) sousle titre « Crise et taux de profit ». L’autre est due à Isaac Joshua,« Note sur la trajectoire du taux de profit », sur le site deContretemps (http://contretemps.eu), également en oc-tobre 2009. Le texte de Chris Harman est l'un des derniers qu'ilait publié. Sa mort brutale au Caire le 9 novembre prive le mou-vement révolutionnaire marxiste d'un militant infatigable qui asu allier l'activité politique quotidienne avec le travail théorique,de sorte qu'on lui doit de nombreux livres d'économie politiqueet d'histoire du mouvement ouvrier. Carré rouge déplore cetteperte.Puisque la polémique, notamment celle relative au taux de pro-fit, suscite un flot continu de textes, Louis Gill se réserve la pos-sibilité de poster des notes ultérieures sur le site de Carré rouge(www.carre-rouge.org).

Louis Gill

CARRÉ ROUGE N° 43 / MARS 2010 / 51

D É B A T

Les faux pas d'Alain Bihr,les dérives de Michel Husson

1- À Contre-Courant, no 199.2008.

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le : moment, interprétations et enjeuxde la crise » [2], François Chesnais acaractérisé cette thèse d'une « plus-value en excès » comme un renverse-ment de la compréhension du capita-lisme héritée de Marx, selon laquellele capital se heurte non pas à un ex-cès mais à une insuffisance chroniquede plus-value, dont la tendance à labaisse du taux de profit est la mani-festation.Dans une réponse à François Ches-nais intitulée « À propos d'un excès deplus-value », Alain Bihr soutient qu'iln'y a pas de contradiction à parler del'existence simultanée d'un défaut deplus-value par rapport à l'ensembledu capital, et d'un excès de plus-valuedans l'ensemble de la « valeur ajou-tée », les deux phénomènes représen-tant les deux faces différentes de lacrise : crise de valorisation sous la for-me de la baisse tendancielle du tauxde profit, et crise de réalisation résul-tant de l'insuffisance de la demandefinale issue des salaires. Dans le nu-méro 40 de Carré Rouge où cet articled'Alain Bihr a été publié, ont égale-ment paru mon article « À l'originedes crises : surproduction ou sous-consommation » et celui de FrançoisChesnais, « Pas de limites pour le sau-vetage des banques… ».Deux répliques ont suivi, celle d'AlainBihr, « Pour une approche multidi-mensionnelle des crises de la produc-tion capitaliste » [3], et celle de Mi-chel Husson, « Le dogmatisme n'estpas un marxisme » [4]. Enfin, MichelHusson a publié en décembre 2009un texte intitulé « La hausse tendan-cielle du taux de profit » [5] dans le-quel il reconnaît ses erreurs statis-

tiques de l'article précédent et procè-de à des révisions statistiques et théo-riques qui prétendent démontrer sathèse d'une tendance à la hausse dutaux de profit, le capitalisme pouvantêtre en crise, selon lui, « alors mêmequ'il bénéficie de taux de profit très éle-vés ». Je réagis à ces textes dans laprésente contribution.

L'APPROCHE

« MULTIDIMENSIONNELLE »

D'ALAIN BIHR

Ayant affirmé n'avoir rien à redire dema présentation de la théorie deMarx des crises de surproduction ré-sultant d'une tendance à la baisse dutaux de profit, quelle que puisse êtresimultanément la hausse du taux deplus-value, Alain Bihr soutient quemon erreur, comme celle de FrançoisChesnais, serait « d'ignorer l'autre di-mension de la crise, l'excès de la plus-value par rapport au salaire […] res-ponsable in fine des difficultés que ren-contre la réalisation de la valeur for-mée ». Notre erreur commune se si-tuerait non pas dans ce que nous di-sons, mais dans ce que nous ne disonspas. Nous développerions tous deuxune conception unilatérale descontradictions de la production capi-taliste.Je précise d'abord que ce que je pré-sente dans mon texte n'est pas maconception personnelle, mais bien ceque je comprends de celle de Marx,qui n'est en rien unilatérale commeen témoignent les extraits suivantsque je reprends de mon texte :« Le travail salarié n'existe qu'en fonc-tion de la plus-value qu'il rapporte, letravail nécessaire n'existe que commecondition du surtravail ; le capital n'abesoin du travail que dans la mesureoù il lui permet de se mettre en valeur,de produire de la plus-value. Il a donc

tendance à restreindre le travail néces-saire pour augmenter le surtravail et laplus-value qui en est l'expression en va-leur, à restreindre le travail vivant etpar conséquent la création de valeur.Il en résulte une tendance simultanée àrestreindre tant la sphère de l'échangeque la création de valeur. L'insuffisan-ce de plus-value, cause ultime de lacrise localisée dans la production, semanifeste sur le marché de manière in-versée, sous la forme d'une surabon-dance de marchandises (inven-dables). La tendance du capital à se va-loriser sans limites est identique aufait de poser des limites à la sphèrede l'échange […] à la réalisation dela valeur posée dans le procès deproduction » [6]. Au-delà d'un certainpoint, l'éclatement de la crise réaliseune « dévalorisation générale, oudestruction de capital », provoqueune diminution de la production, jus-qu'à ce que soit « reconstitué le rap-port entre travail nécessaire et sur-travail qui est, en dernier ressort, àla base de tout » [7].La surabondance de marchandisesdonnant lieu à des difficultés de réali-sation n'est donc nullement absentede l'analyse. Mais elle n'y figure pascomme l'« autre dimension de la cri-se », que serait le prétendu « excès dela plus-value par rapport au salaire[…] responsable in fine des difficultésque rencontre la réalisation de la va-leur formée », dont parle Alain Bihr.Elle est l'image inversée, sur le mar-ché, de la cause ultime de la crise(celle qui en est « responsable in fi-ne », pourrait-on dire), qu'est la pénu-rie de plus-value, localisée dans laproduction.En d'autres termes, l'origine de la cri-se se trouve dans la production insuf-

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2- Carré rouge, no 39, décembre 2008.3- À l'Encontre, 13 juin 20094- À l'Encontre, 28 juin 2009.5- Disponible sur le sitehttp://hussonet.free.fr/tprof9.pdf

6- Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858, Pa-ris, Éditions sociales, 1980, tome I, p. 362.7- Idem, p. 385-386.

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fisante de plus-value et non au niveaudu marché où s'écoulent les marchan-dises, même si elle se manifeste com-me un phénomène de marché. Sa ré-sorption exige, non pas l'éliminationde « l'excès de plus-value par rapportau salaire », mais la reconstitution du« rapport entre travail nécessaire etsurtravail qui est, en dernier ressort, àla base de tout », comme l'écrit Marx.Et la reconstitution de ce rapport pas-se précisément par un accroissementdu taux de plus-value, qui n'est riend'autre que l'accroissement de la plus-value par rapport au capital variable,donc de cet « excès de plus-value parrapport au salaire » que Bihr identifiepour sa part comme une cause de lacrise. Si d'ailleurs une chose est frap-pante dans les balbutiements actuelsde sortie de crise, c'est bien le désé-quilibre entre la poussée des profits(largement attribuable à la haussedes profits financiers) et la stagnationdes salaires, qui contredit brutale-ment la thèse de Bihr.Bihr fait fausse route en présentant le« défaut de plus-value relativement àl'ensemble du capital » et « l'excès deplus-value par rapport au seul capitalvariable » comme « deux manièrespropres au mode de production capita-liste d'exprimer les progrès de la pro-ductivité du travail ». Ces progrès,écrit-il, « conduisent nécessairement etpériodiquement à une disproportionentre travail mort et travail vivant demême qu'à une disproportion entre tra-vail nécessaire et surtravail ».Si le rapport entre travail nécessaireet surtravail est, en dernier ressort, àla base de tout, comme l'écrit Marx,et qu'il est donc crucial qu'il soit re-constitué pour que la crise se résorbe,on voit mal par contre ce que pourraitsignifier une résorption de la préten-due « disproportion entre travail mortet travail vivant ». Le progrès de laproductivité du travail est le résultat

de la substitution permanente demoyens de production, c'est-à-dire detravail mort, au travail vivant, ce quin'a rien à voir avec l'introductiond'une « disproportion » entre les deuxqu'il faudrait corriger pour assurer lareprise. Dans la mesure où le travailvivant est la seule source de plus-va-lue, la réduction progressive de sonpoids relatif ne peut qu'être à l'originede difficultés croissantes de valorisa-tion, ce qui nous ramène à la questionfondamentale, celle de la valorisa-tion, dont la question de la réalisationn'est que la forme inversée.Bihr voit les choses d'un autre œil.« Défaut et excès de plus-value, écrit-il,conduisent en définitive à la mêmeconséquence, la crise de la productioncapitaliste […] qui est toujours unecrise de surproduction dont les deuxphénomènes en question ne font que re-présenter deux faces différentes. D'unepart […] la suraccumulation de capi-tal relativement à la plus-value desti-née à se valoriser […], provoquant unebaisse tendancielle de taux de profit, ensomme une crise de valorisation.D'autre part […] l'excès de marchan-dises sur les marchés […] par défaut dedébouchés, du fait de l'insuffisance dela demande finale issue du salaire,conséquence de l'excès de la part de laplus-value dans la “valeur ajoutée”.Soit en définitive une non moins clas-sique crise de réalisation ». Selon lesphases du cycle, ajoute-t-il, c'est l'unou l'autre de ces aspects qui domine,et la crise déclenchée en 2007-2008est caractérisée par une prédominan-ce des difficultés de réalisation.Si tel est le cas et que la source dublocage se situe dans la sous-consom-mation ou l'insuffisance de la deman-de finale, une modification de la ré-partition des revenus, à laquelles'ajouterait un vaste programme dedépenses publiques destinées à aug-menter cette demande finale, devrait

permettre de résoudre la supposéecrise de réalisation. Mais, du point devue du rétablissement de la rentabili-té du capital, qui est le moteur de laproduction capitaliste, cette voie estun cul-de-sac comme je me suis em-ployé à le démontrer dans la troisiè-me section de mon texte intitulé « Àl'origine des crises : surproduction ouconsommation ? », auquel je renvoieles lecteurs.Dans un ultime effort pour appuyersa prétention selon laquelle Marx au-rait développé une conception sous-consommationniste des crises, Bihrcite l'extrait classique suivant du Ca-pital de Marx :La raison ultime de toute véritable crisedemeure toujours la pauvreté et laconsommation restreinte des massesface à la tendance de la production ca-pitaliste à développer les forces produc-tives comme si elles n'avaient pour li-mite que la capacité de consommationabsolue de la société.[8]

Ernest Mandel, qui identifie la sous-consommation comme l'une descauses des crises, cite ce même extra-it du Capital à l'appui de son argu-mentation dans son ouvrage de 1982intitulé La crise 1974-1982. Mais il lefait immédiatement suivre des propossuivants qui en modifient singulière-ment la portée :Mais pas dans le sens vulgaire selon le-quel la crise pourrait être évitée si onaugmentait davantage les salaires.Car, répétons-le, les capitalistes ne sontpas intéressés à la simple vente desmarchandises. Ils sont intéressés à lesvendre avec suffisamment de profit. Or,toute augmentation des salaires au-delà d'un certain seuil doit nécessaire-

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8- Karl Marx, Le Capital, Paris Éditions so-ciales, 1970, Livre Troisième, Tome II,p. 145.9- Ernest Mandel, La crise 1974-1982, Paris,Flammarion, 1982, p. 259.

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ment réduire d'abord le taux et ensuitemême la masse des profits, et donc en-traver l'accumulation du capital et lesnouveaux investissements. [9]

Sans m'engager avec Alain Bihr dansune guerre de citations, je lui rappellecet autre extrait du Capital qui remetles pendules à l'heure :C'est pure tautologie que de dire : lescrises proviennent de ce que la consom-mation solvable ou les consommateurscapables de payer font défaut. Le systè-me capitaliste ne connaît d'autresmodes de consommation que payants,à l'exception de ceux de l'indigent ou du« filou ». Dire que des marchandisessont invendables ne signifie riend'autre que : il ne s'est pas trouvé pourelles d'acheteurs capables de payer,donc de consommateurs (que les mar-chandises soient achetées en dernièreanalyse pour la consommation produc-tive ou individuelle). Mais si, pour don-ner une apparence de justification plusprofonde à cette tautologie, on dit quela classe ouvrière reçoit une trop faiblepart de son propre produit et que cetinconvénient serait pallié dès qu'elle enrecevrait une plus grande part, dès ques'accroîtrait en conséquence son salai-re, il suffit de remarquer que les crisessont chaque fois préparées justementpar une période de hausse générale dessalaires, où la classe ouvrière obtienteffectivement une plus grande part dela fraction du produit annuel destinéeà la consommation. Du point de vue deces chevaliers, qui rompent des lancesen faveur du « simple » bon sens, cettepériode devrait au contraire éloigner lacrise. Il semble donc que la productioncapitaliste implique des conditions quin'ont rien à voir avec la bonne ou lamauvaise volonté, qui ne tolèrent cetteprospérité relative de la classe ouvrièreque passagèrement et toujours seule-ment comme signe annonciateur d'unecrise. [10]

Plusieurs invoqueront sans doute le

fait que la crise déclenchée en 2007-2008 a été précédée, non par unehausse des salaires, mais par une pé-riode de baisse relative, pour pré-tendre à la caducité de l'illustrationque Marx emploie ici, tirée de la si-tuation qu'il avait sous les yeux, sanspouvoir toutefois remettre en ques-tion l'évidence du rejet qu'il formuled'une explication sous-consomma-tionniste de la crise et du recours àune hausse de la demande globalecomme moyen de la surmonter.

M I C H E L H U S S O N A C C U S E

Si le ton des contributions d'AlainBihr à ce débat demeure, malgré cer-taines sautes d'humeur, celui d'unediscussion civilisée, il en est tout au-trement de celle de Michel Husson in-titulée « Le dogmatisme n'est pas unmarxisme » [11]. Du haut de sa suffi-sance pédantesque, il entre en guerrecontre ce qu'il qualifie comme « unesérie de contributions placées sous lesigne d'un dogmatisme contre-produc-tif et assez décourageant, [dont] lepoint commun […] est de faire référen-ce à l'interprétation orthodoxe de la loide la baisse tendancielle du taux deprofit [et de s'opposer] frontalement(quelle audace !) à la thèse, baptisée"sous-consommationiste", selon laquel-le la crise actuelle proviendrait aucontraire d'un excès de profit ». AvecFrançois Chesnais, je suis désignéparmi les premiers coupables de cetteimpertinence. Suivent plusieursautres auteurs parmi lesquels AlanFreeman, Robert Brenner et ChrisHarman.

Husson se couvre de ridicule en dres-sant la caricature de ces « savantsmarxistes » intervenant à la ported'une usine en train de licencier et ex-pliquant « doctement » aux tra-vailleurs, « œuvres complètes de Marxen bandoulière », que la crise provient« de ce que le taux de profit baisse (ten-danciellement) depuis 20 ans », alorsque « depuis des années, un profondsentiment d'indignation monte chez[eux], face aux “salaires” indécents despatrons, aux bénéfices extravagantsdes entreprises et au comportement despatrons qui licencient même quandelles font des profits ».Aujourd'hui, poursuit-il, « l'évidenceest flagrante : le taux de profit augmen-te tendanciellement depuis le milieudes années 1980. Toutes les sourcesstatistiques conduisent à un constatidentique ». Il faudra y revenir. « Forceest donc de constater que la versionclassique de la loi de la baisse tendan-cielle (ou ce qu'il désigne aussi com-me “le dogme de la baisse tendanciel-le”) pose problème ».Se référant au texte d'Alain Bihr quipropose « une approche multidimen-sionnelle » des crises, il plaide en fa-veur de cette approche dont il sou-tient qu'elle contribue à restituer lecadre de l'analyse marxiste dans tou-te sa richesse. Il cherche appui pource faire chez Ernest Mandel, pour quiles crises doivent être expliquées parune multitude de causes, qu'il serait« absurde de séparer et surtout de hié-rarchiser ».Rappelons que, dans son Traité d'éco-nomie marxiste publié en 1962 [12],Mandel regroupe les diverses ap-proches de la théorie des crises en« deux grandes écoles », l'école de lasous-consommation et l'école de ladisproportionnalité. Chacune, écrit-il,

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10- Karl Marx, Le Capital, Paris Éditions so-ciales, 1969, Livre Deuxième, Tome II,p. 63-64.11- Michel Husson, « Le dogmatisme n'estpas un marxisme », À l'Encontre, 28 juin2009.

Ernest Mandel, Traité d'économie marxiste,Paris, Julliard, 1962, deux tomes.

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met le doigt sur une contradictionfondamentale du mode de produc-tion capitaliste, mais pêche en isolantcette contradiction des autres carac-téristiques du système [ 1 3 ]. PourMandel, « l'augmentation de la compo-sition organique du capital et la chutetendancielle du taux de profit moyenconditionnée par elle, sont des lois dedéveloppement générales du mode deproduction capitaliste [qui] créent lapossibilité théorique des crises géné-rales de surproduction » [14]. « Les os-cillations du taux de profit dévoilent lemécanisme intime du cycle écono-mique. Elles en expliquent le sens géné-ral […] Mais elles ne dévoilent pas les“causes concrètes” des crises ». Il dis-tingue à cet effet, en se réclamant del'économiste Gottfried von Haberleret de la tradition aristotélicienne, lescauses sine qua non (sans lesquelles iln'y aurait pas de crises) et les causesper quam (qui expliquent les raisonsimmédiates pour lesquelles les criseséclatent) et précise que la compré-hension de ces dernières « exige uneanalyse concrète de tous les éléments dela production capitaliste » [16].Dans un chapitre de son ouvrage Lacrise 1974-1982, auquel Husson ren-voie, Mandel énumère ce qu'il identi-fie comme les causes des crises éco-nomiques capitalistes, soit la suraccu-mulation des capitaux, la sous-consommation des masses, l'anarchiede la production, la disproportionna-lité entre les branches de la produc-tion et la chute du taux de profit [16].Dans cette approche qu'il qualifie de« non-monocausale », il n'en identifiepas moins la pénurie de la plus-valueet la chute du taux de profit qui endécoule comme la source fondamen-

tale de la crise, qui se manifeste sousla forme d'une surproduction de mar-chandises et une suraccumulation ducapital. Les extraits suivants le met-tent en évidence :« Nous avons dit et répété que la criseest une manifestation de la chute dutaux moyen de profit, en même tempsqu'elle est révélatrice de surproductionde marchandises. »« La raison fondamentale [de la surac-cumulation de capitaux] est que l'en-semble de la plus-value produite nepermet pas une mise en valeur suffisan-te (ne garantit plus le taux de profit es-compté) de l'ensemble des capitaux.La manière dont ces capitaux se répar-tissent entre divers secteurs n'est qu'unfacteur secondaire, qui ne peut, en lui-même, expliquer une crise de surpro-duction générale, aussi longtemps quela plus-value globalement produite estsuffisante pour la mise en valeur du ca-pital global. »Dans une contribution sur Marx auNew Palgrave publiée en 1987, Man-del apporte la précision suivantequant au lien qu'il établit entre lachute du taux de profit et les varia-tions de l'ensemble des contradictionsde la production capitaliste qui en-trent en jeu dans le processus qui mè-ne à la crise :Il est vrai qu'en dernière analyse, lescrises capitalistes de surproductionsont le résultat d'une chute du tauxmoyen de profit. Mais cela ne représen-te pas une variante d'une explication« monocausale » des crises. Cela signi-fie que, sous le capitalisme, les fluctua-tions du taux moyen de profit sontdans un certain sens le sismographe dece qui arrive dans l'ensemble du systè-me. De sorte que cette formule renvoiesimplement à la somme des variablespartiellement indépendantes dont lesinterrelations causent les fluctuationsdu taux de profit. » [18]

Si Husson croyait pouvoir s'appuyer

sur Mandel pour justifier son « icono-clasme » à l'endroit de la baisse ten-dancielle du taux de profit et sa thèseselon laquelle la crise actuelle pro-viendrait plutôt d'un excès de profit,on doit constater qu'il s'est trompé deréférence. Il erre également dans soninterprétation du sens que Mandeldonne à la non-monocausalité dansl'explication des crises. Cette non-mo-nocausalité n'est pas synonyme de lamultidimensionalité promue par Bihret acclamée par lui. En d'autrestermes, elle n'est pas synonyme d'ou-verture à des monocausalités diversesdonnant lieu par exemple à des crisesde valorisation et de réalisation. Elleprétend au contraire, comme nousvenons de le voir, intégrer l'interrela-tion de toutes les causes dans une ex-plication unique, non-monocausale,au centre de laquelle se trouvent ledéfaut de plus-value et la chute dutaux de profit.

« M A R X I S T E S

D E C A F É T É R I A »

On peut adhérer en tout ou en partieà la théorie développée par Marx. Onpeut estimer qu'elle mérite d'être mo-difiée ou complétée. Une multitudede théoriciens l'ont fait au cours desquelque 145 années qui ont suivi lapublication du livre I du Capital en1867. Mandel en particulier reprendà son compte les fondements des ex-plications du cycle élaborés par unemultitude d'économistes qui n'ont au-cun lien de parenté avec le marxismeet dont plusieurs en sont de virulentscritiques. La majeure partie de son

CARRÉ ROUGE N° 43 / MARS 2010 / 55

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13- Idem, tome I, p. 449.14- Idem, p. 427.15- Idem, p. 432.16- Op. cit, p. 258, 259.

18- Ernest Mandel, « Karl Marx », The NewPalgrave. Marxian Economics, sous la direc-tion de John Eatwell, Murray Mulgate et Pe-ter Newman, Londres et New York, W. W.Norton et Macmillan Press,1987, 1990,p. 32.

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chapitre sur les crises périodiques deson Traité d'économie marxiste estconsacrée à la reprise des apports deces économistes qu'il désigne commeles économistes « de la théorie acadé-mique », parmi lesquels Albert Afta-lion, Arthur Cecil Pigou, JosephSchumpeter, John Maynard Keynes,Alvin Hansen, Gottfried von Haber-ler, Michal Kalecki, Jan Tinbergen etde nombreux autres.La théorie marxiste est loin d'êtreunique à cet égard. Le corps théo-rique qui est aujourd'hui identifiécomme le keynésianisme a en effetpeu à voir avec la théorie élaboréepar Keynes dans les années 1930. Dé-fini dès 1937 par John Hicks [ 1 9 ],puis par d'autres comme Paul Sa-muelson, comme « la synthèse néo-classique », il est axé, du point de vuede la politique économique, sur lespolitiques monétaires et fiscales quiont pour objectif d'effectuer un arbi-trage entre le chômage et l'inflation,alors que la théorie de Keynes a pourobjectif prioritaire la réalisation duplein emploi par la socialisation del'investissement et préconise « l'eu-thanasie du rentier ». Les théoriciensconvaincus de la justesse de la théoriede Keynes dans sa conception d'origi-ne n'ont cessé de la défendre, sanspour autant être taxés de dogmatis-me.Paul Samuelson, qui a fortement in-fluencé la pensée économique offi-cielle pendant des décennies et quivient de mourir en décembre 2009 àl'âge de 94 ans, se définissait commeun « keynésien de cafétéria » pour dé-crire sa propension à ne retenir deKeynes que ce avec quoi il estimaitopportun de garnir son assiette. Onpourrait tout aussi bien désignercomme « marxistes de cafétéria » bon

nombre de ceux qui s'accrochent àleur référence à Marx tout en agissantà l'égard de sa théorie comme Sa-muelson le faisait à l'égard de celle deKeynes.Dans le débat actuel comme dans unefoule d'autres relatifs à des études quise réclament ou s'inspirent de l'analy-se marxiste, il faut départager deuxobjectifs : la tentative de comprendreet d'interpréter correctement la situa-tion économique qu'on a sous lesyeux, et la volonté de ceux qui s'y em-ploient de démontrer que la méthodequ'ils développent pour le faire estconforme à la théorie de Marx.S'il s'agit du deuxième objectif, il estdifficile de faire l'économie de réfé-rences aux textes de Marx, ce dontBihr et Husson ne se privent d'ailleurspas. Aussi est-il malvenu de s'élever,comme le fait Husson en ne visantque ses opposants, contre ce qu'il ap-pelle « ce déluge argumentaire fait de“copier-coller” de citations du Capital »qui accompagne nécessairement cegenre de débat.Quant au premier objectif, qui est decomprendre et d'interpréter la réalité,la validité de la méthode d'analyseemployée doit être principalementévaluée à la lumière de la pertinencedes résultats obtenus. Voyons ce qu'ilen est de celle de Husson pour ce quiest de l'évolution du taux de profit.

U N E « É V I D E N C E »

E M P I R I Q U E M I S E

À L ' É P R E U V E

Tel que mentionné plus tôt, Husson aécrit dans son texte de juin 2009 :« L'évidence est flagrante : le taux deprofit augmente tendanciellement de-puis le milieu des années 1980. Toutesles sources statistiques conduisent à unconstat identique. Les données brutesdisponibles livrent un constat sans am-

biguïté. Si on rapporte l'excédent netd'exploitation au stock de capital net,on fait apparaître une très nette ten-dance à l'augmentation du taux de pro-fit dans les principaux pays capita-listes. » [20]

À l'appui de ces affirmations, il a pro-duit dans ce texte le graphique sui-vant [21] (Graphique 1) qui fait res-sortir pour les États-Unis, quatre payseuropéens (Allemagne, France, Gran-de-Bretagne et Italie), et les pays duG6 (les quatre pays européens, lesÉtats-Unis et le Japon) une forte ten-dance à la hausse du taux de profitainsi défini, du début des années1980 à 2008, interrompue par unebrève période de diminution, surtoutpour les États-Unis, de 1997 à 2001.Réagissant à l'accusation de dogma-tisme dont il est lui-même l'objet dansle texte de Husson, Chris Harman aproduit en octobre 2009 une contri-bution [22] dans laquelle il s'indignede cette accusation et dénonce le faitque Husson n'ait jugé nécessaire depréciser ni les sources statistiquesqu'il utilise, ni les variables exactesqui entrent dans sa définition du tauxde profit, ce qui rend impossible àceux qu'il accuse de dogmatisme deprocéder à une vérification scienti-fique de ses affirmations gratuites.Son évolution du taux de profit est-el-le celle de l'ensemble des sociétés, fi-nancières et non financières, ou celle

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19- Dans un célèbre texte intitulé« M. Keynes and the Classics ».

20- « Le dogmatisme n'est pas un marxis-me », op. cit., p. 1.21- Op. cit., p. 2.22- Chris Harman, « Not all Marxism is dog-matism : A reply to Michel Husson », 19 oc-tobre 2009, http://www.isj.org.uk/?id=600.Ce texte est l'un des derniers, sinon le der-nier, que ce regretté militant révolutionnai-re et théoricien marxiste a rédigé avant sondécès prématuré survenu, par un hasard del'histoire, le 7 novembre 2009, anniversairede la révolution bolchevique.

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des seules sociétés non financières,ou encore des seules sociétés incorpo-rées ou de l'ensemble des sociétés ?Évalue-t-il le stock de capital fixe aucoût courant, c'est-à-dire au coût deremplacement, ou au coût historique,c'est-à-dire au coût d'acquisition,etc. ? D'autant plus que, comme lesouligne Harman, l'évolution du tauxde profit qu'exhibe le graphique deHusson est contredite par toutes lesautres études sur la question, quellesque soient leur définition du taux deprofit [23] et quelle que soit leur ma-nière de le mesurer. Il reproduit à cet-te fin dans son texte onze graphiquestirés de ces études, qui en font état.Dans un texte publié en dé-cembre 2009, Husson a finalementlevé le voile sur la manière dont il cal-cule le taux de profit et a modifié sescourbes du taux de profit du gra-phique 1, reconnaissant qu'elles repo-sent sur des statistiques incorrectes

[24]. J'y reviens plus loin.Dans un texte qui a paru en mêmetemps que celui de Harman, intitulé« Note sur la trajectoire du taux deprofit » et diffusé par la revue Contre-temps, Isaac Joshua [25] présente legraphique suivant (Graphique 2) quiretrace, de 1930 à 2008 pour lesÉtats-Unis, l'évolution du taux de pro-fit des sociétés non financières, définicomme le rapport de l'excédent net

d'exploitation au stock net de capitalfixe évalué au coût courant. Les sta-tistiques qu'il utilise sont celles duBureau of Economic Analysis du Dé-partement du Commerce des États-Unis [26].Le moins qu'on puisse dire en exami-nant ce graphique est qu'on est loind'y retrouver le formidable envol dutaux de profit depuis le creux de 1982que présente le Graphique 1 de Hus-son. On y constate aussi que le som-met atteint en 1997 à la suite de cetteremontée est significativement infé-rieur à celui qui avait été atteint aumilieu des années 1960, alors que legraphique de Husson montre exacte-ment le contraire. Les résultats de Jo-shua sont corroborés par ceux d'AlanFreeman et de Robert Brenner [27].Au-delà des fluctuations et des pé-riodes de forte hausse des an-nées 1940 et 1960, il ressort nette-ment du Graphique 2 qu'une longuetendance à la baisse de quatre décen-nies a atteint un creux en 1982, à par-tir duquel une tendance fort relative àla hausse a pris naissance. Voici cequ'en dit Joshua :« Le taux de profit entame son redresse-ment en 1983 et, malgré quelques sou-

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Graphique 1 - Taux de profit (1960-2008) - Courbes de Michel Husson (juin 2009)

23- Certaines utilisent le rapport de l'excé-dent d'exploitation au stock de capital fixe,d'autres le rapport du profit avant impôt austock de capital fixe.

Graphique 2 - États-Unis. Taux de profit des sociétés non financières - 1930-2008 Excédentnet d'exploitation rapporté au stock net de capital fixe

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bresauts, le premier cycle (qui s'achèveen 1992) est clairement dans une tra-jectoire ascendante : le “point bas” de1992 [taux de profit de 9,6 %] est net-tement au-dessus de celui de 1982[7,8 %]. Mais il n'en est pas de mêmepour les deux cycles qui suivent, celuide la nouvelle économie et celui de l'im-mobilier […] qui sont engagés dansune pente descendante, ou, au mieux,sur un plateau. Le sommet du cycle del'immobilier en 2006 [taux de profit de11,4 %] culmine nettement en dessousdu niveau qui avait été atteint en 1997[12,6 %] par le sommet du cycle précé-dent, celui de la nouvelle économie. »Quant au creux de 2001-2002(8,3 %), il se situe sous le creux de1992 (9,6 %), alors que le taux a déjàchuté à 8,9 % en 2008 et qu'il est àprévoir qu'il diminuera encore en2009 et sans doute aussi en 2010. Deplus, écrit Joshua, « la moyenne an-nuelle des taux de profit du cycle 2002-2008 n'est plus que de 9,9 %, retom-bant au niveau du cycle 1982-1992(9,9 % également), alors que celle ducycle intermédiaire 1992-2002 s'éle-vait encore à 10,6 % ».En somme, la montée du taux de pro-fit des années 1980 aux États-Unis

s'est interrompue au cours des années1990. Les deux bulles, boursière etimmobilière, écrit Joshua, peuventêtre analysées comme des tentativesdésespérées pour pousser le profitvers le haut, qui se sont conclues parun échec. « Depuis 1992, les années demontée du taux de profit sont compen-sées par des années de chute, de sortequ'en réalité, et dans le meilleur descas, le taux fait du surplace ».En France, le taux de profit, mesurépar le rapport entre l'excédent brutd'exploitation [28] et le stock de capi-tal fixe, connaît une forte augmenta-tion de 1982 à 1989 (de 11,5 % à18 %), suivie de fluctuations autourd'une moyenne de 17 % de 1990 à1998, puis d'une décroissance gra-duelle jusqu'à 15 % en 2008.Les constats de Joshua sont corrobo-rés par ceux de Harman et des nom-breux auteurs dont il rend comptedes résultats, dont Robert Brenner,Fred Moseley, Simon Mohun, AlanFreeman, Andrew Kliman, ArnaudSylvain (jusqu'en 2000), Gérard Du-ménil et Dominique Lévy (jusqu'en1997). La plupart de ces études por-

tent sur les États-Unis, mais certainespermettent de tirer des conclusionsanalogues pour d'autres pays, dont leJapon, l'Allemagne, la Grande-Bre-tagne et la France. Harman fait aussiétat de calculs effectués par GoldmanSachs pour les États-Unis, les cinqprincipaux pays européens et la Chi-ne, ainsi que pour l'ensemble de l'éco-nomie mondiale, de 1980 à 2008. Ilmontre que l'évolution du taux deprofit calculée pour les États-Unis parcette banque d'affaires coïncide aveccelle de Brenner, dont il a été souli-gné plus tôt qu'elle est identique àcelles de Joshua et de Freeman.Le Graphique 3, qui met en évidencela période de 1980 à 2008, permetune vérification plus précise de cesobservations pour les États-Unis. Ilporte sur la troisième des sous-pé-riodes du graphique de Joshua (Gra-phique 2), qui est celle dont Hussonsoutient qu'elle est marquée par unehausse soutenue du taux de profit(Graphique 1). Il présente l'évolutiondu taux de profit des sociétés non fi-nancières (courbe inférieure) à la-quelle les remarques précédentes deJoshua renvoient. Il présente égale-ment (courbe supérieure) l'évolutiondu taux de profit de l'ensemble dessociétés (financières et non finan-cières), que j'ai établie à partir desmêmes sources statistiques.L'écart entre les deux courbes s'ex-plique par le fait que les taux de profitdes sociétés financières ont été signi-ficativement plus élevés que ceux dessociétés non financières, avec desmoyennes de 20 % de 1980 à 1986,15 % de 1987 à 1996 et 22 % de 1997à 2008. L'accroissement de cet écart àpartir du milieu des années 1990 estla conséquence de la transformationmajeure de la nature des banques aucours de cette décennie par la titrisa-tion massive de leurs actifs et l'émer-gence d'un « système bancaire de

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24- « La hausse tendancielle du taux deprofit », disponible sur le site http://husso-net.free.fr/tprof9.pdf. Dans ce nouveau tex-te, Husson change de méthode de calcul ets'appuie sur les données de la comptabiliténationale des pays étudiés. Mais il y a plusde problèmes avec le graphique 1 que celuique Husson a bien voulu reconnaître. Puis-qu'il déclare que sa nouvelle présentationconfirme les conclusions de l'ancienne, àsavoir « les tendances générales à la baissedu taux de profit jusqu'en 1982, de hausseensuite », je me tiendrai à ce graphiquedans l'analyse que je fais plus loin.25- Isaac Joshua, « Note sur la trajectoiredu taux de profit », Contretemps(http://contretemps.eu), octobre 2009.

26- Les sources utilisées sont le Ta-bleau 1.14 des National Income and Pro-duct Accounts (NIPA) pour l'Excédent netd'exploitation (Net operating surplus) et leTableau 4.1 des Fixed Assets pour le Stocknet au coût courant de capital fixe non rési-dentiel privé (Current cost net stock of pri-vate non residential fixed assets).27- Voir Harman, op. cit., Graphiques, p. 6.28- Contrairement aux États-Unis, où on autilisé dans les calculs précédents l'excé-dent net d'exploitation, une fois déduite laconsommation de capital fixe. Les taux deprofit ainsi calculés pour la France, néces-sairement plus élevés que s'ils étaient cal-culés à partir de valeurs nettes, ne sontdonc pas comparables en valeur absolueavec ceux des États-Unis. Seules les ten-dances peuvent être comparées.

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l'ombre » (fonds spéculatifs et fondsde capital privé) [ 2 9 ] échappant àtoute réglementation. C'est cet impor-tant développement du capital fictif,issu de l'accumulation réelle, mais sé-paré du capital industriel et commer-cial et devenu autonome par rapportà lui, comme le décrit Marx dans leCapital [30], qui a permis ce rétablis-sement, quoique fort relatif, du tauxde profit de l'ensemble des sociétés.Ce développement échappe complè-tement à Husson pour qui « il ne s'agiten aucun cas de profits virtuels qui ré-sulteraient de la valorisation d'actifs fi-nanciers, mais de transferts effectifs deplus-value du secteur dit productif versle secteur financier », ou d'une réinjec-tion de « la plus-value non accumuléedans la sphère financière afin d'alimen-

ter la consommation des rentiers ou lafuite en avant dans les bulles spécula-tives ». Le fait qu'une « partie croissan-te de la plus-value ne s'accumule pas,écrit-il, est un symptôme de crise systé-mique d'un capitalisme qui fait face àune raréfaction des lieux d'investisse-ment rentable » [31].Si on compare, pour les sociétés fi-nancières et non financières, lescreux de 1982 (8,6 %) et de 2001-2002 (10 %), on note une légère ten-dance à la hausse du taux de profit,qui se poursuit sur une plus longuepériode que dans le cas des seules so-ciétés non financières. Mais cetteaugmentation de 16 % entre le creuxde 1982 et celui de 2001-2002 n'esten rien comparable à celle de 58 %dont se réclame Husson comme on levoit au Graphique 1. Même rehausséepar les profits financiers, la courbe dutaux de profit des sociétés financièreset non financières plafonne en 1997et connaît une tendance à la baisse, siminime soit-elle, comme la comparai-son des sommets de 1997 (13,5 %) et2006 (13,2 %) le démontre.Il est toutefois nécessaire de complé-

ter, sinon de corriger, ces résultatspar ceux du Graphique 4 qui présentel'évolution du taux de profit, toujoursdéfini comme le rapport de l'excédentnet d'exploitation au stock net de ca-pital fixe, mais en mesurant le capitalfixe à son coût historique plutôt qu'àson coût courant, c'est-à-dire au coûtd'acquisition des actifs physiques plu-tôt qu'à leur coût de renouvellement.Certains, dont Chris Harman et An-drew Kliman [32], estiment que c'estcette donnée qui doit être utiliséepuisque la production a lieu et que lesprofits sont créés à partir d'actifs phy-siques acquis au fil des années à leurcoût historique, et non à partir d'ac-tifs qui seraient renouvelés aujour-d'hui à leur coût courant.En d'autres termes, la productiond'aujourd'hui est réalisée à partir desactifs physiques d'hier et d'aujour-d'hui et non à partir de ceux qui, re-nouvelés aujourd'hui, réaliseront laproduction de demain. Ce point devue est fermement défendu par An-drew Kliman qui estime que le tauxde profit calculé selon le coût histo-rique des actifs est le seul qui soit lé-gitime. Il est par contre vertement re-jeté par Husson qui estime que c'est lecoût courant qui doit être utilisé [33].Il va sans dire que le débat doit sepoursuivre à cet égard.On constate que les conclusions aux-quelles on parvient lorsque le taux deprofit est calculé selon le coût histo-rique du capital fixe sont encore plusdécisives que celles qui découlent descalculs effectués à partir de son coûtcourant. La courbe du taux de profitainsi calculé, exhibée sur le Gra-

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Graphique 3 - Taux de profit 1980-2008 - États-UnisSociétés financières et non financières(au coût courant - ou coût de remplacement - du capital fixe)

29- Hedge funds et private equity funds.30- Livre III, tome I, Paris, Éditions sociales,1969, p. 324. Voir ma contribution paruedans le numéro 42 de Carré rouge : « La cri-se actuelle : écho des crises d'hier, préludedes crises à venir ».31- « La hausse tendancielle… », op. cit.,p. 4, 5.

32- The Persistent Fall in Profitability Under-lying the Current Crisis : New TemporalistEvidence, 2nd (incomplete) draft, 17 oc-tobre 2009.33- « La hausse tendancielle du taux deprofit », op. cit, p. 12-15

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phique 4 pour les sociétés non finan-cières des États-Unis (courbe du bas)et l'ensemble des sociétés (financièreset non financières, courbe du haut)[34], ne montre en effet aucune ten-dance à la hausse qui pourrait soute-nir les prétentions de Husson.Pour ce qui est des sociétés non finan-cières, on ne note que de légères fluc-tuations autour d'une constante, de1980 à 1994, suivies de fluctuationsplus prononcées entre 1994 et 2008.Les brèves périodes de hausse sontimmédiatement suivies de périodesde baisse sans infléchissement de laconstance, avec un creux en 2001-2002 (11,4 %) nettement sous celuide 1982 (14,2 %) et des sommets quise situent à un taux moyen de 17,5 %en 1984, 1988, 1997 et 2006. Ici en-

core, seuls les profits financiers ex-ceptionnels à partir du milieu des an-nées 1990 réussissent à donner l'allu-re d'une tendance à la hausse qui por-te le taux de profit à 20 % en 2006,un niveau supérieur aux sommetsde 1984 et 1997, aussitôt suivi d'unerechute.

L A M É T H O D E

H U S S O N N I E N N E

D E C A L C U L D U T A U X

D E P R O F I T

Dans « La hausse tendancielle du tauxde profit » [35], Husson produit desrévisions de ses calculs antérieurs del'évolution du taux de profit (exhibésau Graphique 1 du présent texte)pour les États-Unis, l'Allemagne, laFrance et la Grande-Bretagne. Il fon-de ces révisions sur les données descomptabilités nationales de ces payspour les années 1960-2008 [ 3 6 ],après avoir reconnu que les statis-

tiques à partir desquelles il avait faitses calculs antérieurs, celles de laCommunauté européenne, sont in-correctes. Pour les États-Unis en par-ticulier, les taux très élevés des an-nées 1960, qu'il présentait aupara-vant (voir le Graphique 1 du présenttexte) comme nettement inférieursaux taux atteints depuis le milieu desannées 1980, sont désormais rétablisà leur niveau réel, celui qui apparaîtdans toutes les autres études (à titred'illustration, voir le Graphique 2 duprésent texte). Pour ce qui est des an-nées postérieures à 1982, Hussonmaintient son verdict de hausse ten-dancielle, ce qui est fort présomp-tueux. Un coup d'œil à ses graphiquespermet plutôt de constater, après unehausse évidente à partir de 1982, unnet plafonnement pour la France àpartir de 1991 et pour la Grande-Bre-tagne à partir de 1998. Seule l'Alle-magne connaît une hausse qui sepoursuit au-delà de ces dates. Il fautconsacrer une attention particulièreau cas des États-Unis.Dans son texte de décembre 2009,Husson lève enfin le voile sur sa mé-thode de calcul du taux de profit, dé-fini sans autres précisions dans sontexte du 28 juin [37] comme le rap-port de l'excédent net d'exploitationau stock net de capital fixe. Commenous l'avons vu plus tôt, deux élé-ments doivent être déterminés pourque cette définition soit complète : lechamp des entreprises considérées(financières, non financières, incor-porées ou non incorporées) et la mé-thode d'évaluation du capital fixe (aucoût courant ou au coût historique).Pour ce qui est du champ des entre-prises considérées, Husson dit vouloir

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Graphique 4 - Taux de profit- 1980-2008 - États-UnisSociétés financières et non financières(au coût historique - ou coût d'acquisition - du capital fixe)

34- Les données relatives au coût historiquedu capital fixe sont tirées du Tableau 4.3des statistiques du Bureau of EconomicAnalysis intitulé : Stock net au coût histo-rique de capital fixe non résidentiel privé(Historical cost net stock of private non resi-dential fixed assets). 35- Op. cit., p. 1-3.

36- Graphiques 2 et 3, p. 2-3 de « La ten-dance à la hausse… ».37- « Le dogmatisme n'est pas un marxis-me ».

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« raisonner sur l'ensemble de l'écono-mie ». Dans le cas des États-Unis, il sedémarque en conséquence des autresétudes qui ne considèrent que les so-ciétés incorporées, pour inclure, avecles sociétés incorporées (financièreset non financières), les sociétés nonincorporées dont il mentionne lescomposantes suivantes : les entre-prises de propriétaires uniques (soleproprietors), les partenariats (part-nerships) et les coopératives exemp-tées d'impôt (tax-exempt cooperatives)[38], pour ne retenir que les deux pre-mières dans ses calculs. L'excédentnet d'exploitation qu'il utilise est celuide l'ensemble des entreprises privées[39] et, tel que mentionné plus tôt, ilutilise les évaluations du capital fixeen coûts courants [40].L'idée d'inclure comme le fait Husson,dans une étude de l'évolution du tauxde profit, « qui doit servir d'indicateurdu dynamisme du capital » [41], toutun ensemble d'entreprises dont lefonctionnement échappe en grandepartie aux normes de fonctionnementdu capitalisme, est fort discutable.C'est, entre autres, l'avis d'AndrewKliman [42] pour qui une telle inclu-sion peut mener à des conclusions sé-rieusement trompeuses. Il signale enparticulier que la majeure partie durevenu net des entreprises non incor-porées est, non pas du profit, mais unpaiement fait à des propriétaires encompensation de leur travail. Hussonne justifie leur inclusion que par leur

« importance non négligeable », les re-venus « de propriété » étant presqueaussi élevés (plus de 80 %) que lesprofits des sociétés [43].Cela explique, il va sans dire, le ni-veau significativement plus élevé destaux de « profit » que Husson obtientainsi, comparativement à ceux desautres études qui portent sur le seulsecteur corporatif. Comme le « pro-fit » considéré par Husson est une va-leur largement gonflée par des reve-nus de propriété qui ne sont pas duprofit au sens strict du terme, et queles individus et partenariats qui reçoi-vent ces revenus de propriété n'ontgénéralement investi en capital fixequ'une portion infime de ce que lesgrandes sociétés incorporées ont in-vesti, il va de soi que le taux de « pro-fit » qui en résulte doit être significati-vement plus élevé : un numérateurqui augmente sans que le dénomina-teur augmente dans les mêmes pro-portions donne nécessairement lieu à

un rapport plus élevé.Il est encore plus problématique devoir Husson définir le « profit » qu'ilutilise dans ses calculs comme l'excé-dent net d'exploitation diminué desrevenus immobiliers. En procédantainsi, il effectue une opération illégi-time qui consiste à soustraire d'unedes sources du revenu (celle qui re-présente le profit) un des élémentsdes emplois auxquels est destiné lerevenu, de sorte que son « profit »ainsi obtenu est une quantité dénuéede sens.La courbe inférieure du Graphique 5présente l'évolution du taux de profitselon les calculs que j'ai effectuésconformément à la définition de Hus-son et à partir des données statis-tiques identifiées par lui, déjà men-tionnées. La courbe supérieure estétablie à partir des mêmes données,sauf pour la définition du profit quiest celle du seul excédent net d'ex-ploitation, sans la déduction des paie-ments aux fins des loyers et rentes.L'écart croissant entre les deux

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38- « La hausse tendancielle… », p. 6. Cesecteur inclut aussi les sociétés à but non lu-cratif (nonprofit institutions) et les ménages,que Husson ne mentionne pas.39- Bureau of Economic Analysis, NIPA, Ta-bleau 1.16.40- Bureau of Economic Analysis, Fixed As-sets, Tableau 4.1.41- « La hausse tendancielle… », p. 5.42- Kliman, op. cit., p. 20-23. 43- « La hausse tendancielle… », p. 6.

Graphique 5 Taux de profit - États-Unis 1980-2008Méthode de calcul de Michel Husson et correction

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courbes à partir des années 1990 s'ex-plique par le développement de labulle immobilière.Il va sans dire que seule la courbe su-périeure est crédible. Son allure estfort semblable à celle de la courbe su-périeure du Graphique 3 (sociétés fi-nancières et non financières) auquelon peut la comparer, puisque dans lesdeux cas le capital fixe est évalué encoûts courants. On en tire les mêmesconclusions quant à une remontée dutaux de profit à partir de 1982 quis'est arrêtée en 1997 pour plafonnerpar la suite avec une légère tendanceà la baisse, ce qui contredit la conclu-sion de Husson quant à une remontéequi ne montrerait pas de tendanced'infléchissement et appuierait sa thè-se d'une tendance à la hausse du tauxde profit.On vérifie en particulier que, contrai-rement à ce que suggère la courbe in-férieure calculée selon la définitionde Husson, le sommet de 2006, à26 %, est légèrement sous le sommetde 1997, à 26,5 % sur la courbe supé-rieure [ 4 4 ]. L'évolution du taux deprofit que montrent tant la version ré-visée des tableaux de Husson pour lesÉtats-Unis [45] que la version d'origi-ne (Graphique 1 du présent texte),fait ressortir une supériorité beau-coup plus nette du sommet de 2006sur celui de 1997 que la courbe infé-rieure du Graphique 5. Ayant calculécette dernière à partir des définitionsde Husson et des statistiques identi-fiées par lui, j'affirme que les chiffresqu'on peut déduire de ses graphiquesquant aux niveaux relatifs de ces

deux sommets sont insoutenables.Qu'en est-il maintenant de l'évolutionde la part des profits dans la valeurajoutée, dont Bihr et Husson nous as-surent qu'elle a connu une importan-te hausse au cours des dernières dé-cennies, au point d'être désormais enexcès ? Les statistiques officielles, cesstatistiques « bourgeoises » aux-quelles les « exégètes du Capital »,comme les désigne Husson, préfére-raient les citations de Marx, indi-quent que la part des profits dans lavaleur ajoutée est demeurée grossomodo constante de 1980 à 2008 auxÉtats-Unis [46], connaissant une évo-lution calquée sur celle du taux deprofit et influencée comme elle à par-tir des années 1990 par des profits fi-nanciers croissants [ 4 7 ]. Le Gra-phique 6 en témoigne. Et on vérifiedu même coup que la profession defoi de Husson envers le recours aux

statistiques ne constitue nullementune garantie de leur bon usage parlui.Au début de cette section, j'ai cité lespropos de Husson affirmant que lahausse du taux de profit depuis le mi-lieu des années 1980 était une évi-dence flagrante confirmée par toutesles sources statistiques. Nous sommesmaintenant en mesure d'appréciercette affirmation qu'il reprend surtoutes les tribunes avec cette même« posture politique incantatoire » dontil accuse ses opposants« dogmatiques ».

H A U S S E O U B A I S S E

T E N D A N C I E L L E ?

Connaissant les prouesses auxquellesHusson se livre sur le plan de l'usagedes statistiques, on ne sera pas éton-né de voir que celles-ci n'ont d'égalesque celles qu'il nous propose sur leplan théorique. Dans la « vulgatemarxiste », écrit-il, la trajectoire dutaux de profit dépend de l'évolutionrelative de ses deux composantes, letaux d'exploitation au numérateur et

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44- Les causes de la différence considé-rable entre les niveaux moyens des taux deprofit des deux graphiques (environ 11 %dans le Graphique 3 et 22 % dans le Gra-phique 5) ont été expliquées plus tôt.45- « La tendance à la hausse… », p. 2, 3et 7.

46- Tableau 1.14 des NIPA du Bureau ofEconomic Analysis.47- Voir aussi Kliman, op. cit., p. 62, pourles États-Unis, et Joshua, op. cit., p. 8, pourla France.

Graphique 6 - Part des profits dans la valeur ajoutée - États-Unis - 1980-2008

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la composition organique du capitalau dénominateur. Comme l'augmen-tation du taux d'exploitation est limi-tée alors que celle de la compositionorganique augmente de manièrecontinue, la loi de la baisse tendan-cielle du taux de profit est en fin decompte, selon lui, une loi de la haussetendancielle de la composition orga-nique. Cette présentation repose,poursuit-il, sur une « décompositionbinaire » du taux de profit qui ne per-met pas d'analyser le rôle décisif de laproductivité du travail jouant à la foissur le taux de plus-value et sur lacomposition organique, de sorte que« le numérateur et le dénominateur dutaux de profit ne sont pas indépen-dants ».Il faudrait donc « abandonner la dé-composition binaire classique et passerà une décomposition ternaire qui dis-tingue : 1) la productivité du travail ;2) le salaire réel ; 3) le capital par tê-te » [48]. Cette décomposition ternai-re l'amène à synthétiser ainsi lesconditions de l'évolution du taux deprofit :« le taux de profit augmente si la pro-gression du salaire réel est inférieure àcelle de la « productivité globale desfacteurs » qui est elle-même définiecomme la moyenne pondérée de la pro-ductivité du travail et de l'efficacité ducapital » [49].En une phrase, nous venons de bascu-ler en pleine économie vulgaire, celleque Marx a vilipendée sans relâche,en particulier dans ses écrits sur Jean-Baptiste Say, et qui s'est réincarnée àla fin du XIXe siècle sous le manteaudu marginalisme, celle des facteursde production (capital et travail, maisaussi terre), vus comme concouranttous sur le même pied à la productionde la valeur et revendiquant tous sur

cette base leur juste droit à la réparti-tion, en proportion de leur producti-vité.En optant pour cette voie de la « pro-ductivité des facteurs » et en faisantdépendre le taux de profit de l'évolu-tion du salaire, Husson exerce sondroit le plus strict, mais on convien-dra qu'il serait trompeur de présentercette démarche comme apparentéeau marxisme. En tout cas, ce qu'en ditMarx ne laisse aucun doute à cetégard :Il n'est pas de plus grande niaiserie qued'expliquer la chute du taux de profitpar une hausse du taux de salaire, bienqu'exceptionnellement le cas puisse seproduire. C'est seulement si l'on com-prend d'abord les conditions qui créentle taux de profit que l'on pourra ensui-te, grâce à la statistique, établir desanalyses réelles du taux de salaire àdifférentes époques et dans divers pays.Le taux de profit ne baisse pas parceque le travail devient moins productif,mais parce qu'il le devient plus. Lesdeux phénomènes : hausse du taux deplus-value et baisse du taux de profit nesont que des formes particulières qui,en régime capitaliste, expriment l'ac-croissement de la productivité du tra-vail. [50]

En soutenant que, dans la « vulgatemarxiste », la trajectoire du taux deprofit dépend de l'évolution relativedu taux d'exploitation au numérateuret la composition organique du capi-tal au dénominateur, Husson faussela donne dès le départ. Cette préten-tion repose sur une réécriture incor-recte de la formule du taux de profit,p'= pl/(c+v), qui consiste à utiliser àdes fins générales la formule simpli-fiée de la composition organique ducapital, c/v, qui n'est valide que dansle cas particulier où le taux de plus-value (pl'= pl/v) est constant ; c'estcette hypothèse que Marx fait dans LeCapital lorsqu'il parle de la composi-

tion organique et suppose un taux deplus-value constant.Si on divise le numérateur et le déno-minateur de la formule du taux deprofit par v et qu'on définit la compo-sition organique du capital par q= c/v, on obtient la formule suivan-te : p'= pl'/(1+q). Ainsi réécrit, letaux de profit dépend effectivementdu taux de plus-value (ou taux d'ex-ploitation) au numérateur et de lacomposition organique du capital audénominateur. Et c'est ce qui a permisà de nombreux auteurs dans le passéde soutenir que l'évolution du taux deprofit était indéterminée, l'une oul'autre des deux tendances pouvantl'emporter. Or, ce raisonnement estinvalide puisqu'il repose sur l'utilisa-tion d'une définition de la composi-tion organique qui n'est plus validelorsqu'on envisage un taux de plus-value en augmentation.Marx définit la composition orga-nique du capital comme « sa composi-tion-valeur en tant qu'elle dépend de sacomposition technique et que, parconséquent, les changements survenusdans celle-ci se réfléchissent dans celle-là » [51]. La composition techniqueest le rapport entre le travail mort outravail matérialisé (moyens de pro-duction achetés par le capitalconstant, c), et la masse totale de tra-vail vivant, c'est-à-dire sa partiepayée à même le capital variable, v,et sa partie non payée, source deplus-value, pl. Traduit en valeur, cerapport technique « travail mort/tra-vail vivant », est représenté parc/(v+pl).Cette formule générale de la compo-sition organique du capital ne peutêtre représentée par la formule sim-plifiée, c/v, que si les proportions

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48- Idem, p. 1849- Idem, p. 19.

50- Karl Marx, Le Capital, Livre III, tome I,Paris, Éditions sociales, 1969, p. 252.51- Le Capital, livre I, tome III, p. 34.

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dans lesquelles le travail vivant total(v+pl) se répartit en travail payé (v)et travail non payé (pl) ne changentpas [52]. En d'autres termes, un toutne peut être représenté par une de sesparties que si le rapport entre les par-ties demeure constant.En utilisant cette formule générale dela composition organique du capital,Q = c/(v+pl), l'expression du taux deprofit que nous obtenons,p'= pl'/[1+Q (1 + pl')], où le taux deplus-value apparaît au numérateur etau dénominateur, n'est plus indéter-minée. Lorsque pl' augmente sans li-mites, on voit que p' tend verspl'/Qpl'= 1/Q (le taux de profit tendvers l'inverse de la composition orga-nique du capital), puisque l'ajout dunombre 1 à des valeurs de pl' de plusen plus grandes, devient négligeable.En somme, la tendance du taux deprofit est une tendance à la baisse,quelle que soit l'augmentation dutaux de plus-value.À une variante de démonstrationprès, Alain Bihr établit le même résul-tat dans sa contribution « À proposd'un excès de plus-value » [53]. Défen-seur de « l'interprétation orthodoxe dela loi de la baisse tendancielle du tauxde profit », Bihr se retrouve de factodans le camp des « dogmatiques » etpar conséquent dans la mire desrailleries de Husson face à qui il au-rait intérêt à prendre ses distances.Husson, qui définit aussi la composi-tion organique du capital comme lerapport c/(v+pl) [54] dans le déve-loppement de sa « décomposition ter-naire » du taux de profit, aboutitquant à lui à la conclusion radicale-ment différente qui découle de sa

théorie de la « productivité globale desfacteurs » selon laquelle « la composi-tion organique n'a aucune raisond'augmenter » et que son évolution esten fait indéterminée.S'appuyant sur les propos de Marx re-latifs à cette contre-tendance à labaisse du taux de profit qu'est la ré-duction du coût des éléments du capi-tal constant découlant de l'accroisse-ment de la productivité du travail, ilsoutient que « la productivité du tra-vail est susceptible de compenser à lafois la progression du salaire réel etl'alourdissement du capital physique »,et que c'est son double fléchissement« par rapport au capital par tête et parrapport au salaire, qui initie la baissedu taux de profit ». Ce sont finalement« les contradictions structurelles du ca-pitalisme (recherche du profit maxi-mum, concurrence entre capitaux) quiconduisent tendanciellement à cettebaisse » [55].Est-il nécessaire de rappeler que

Marx n'a cessé de répéter que c'est labaisse du taux de profit qui suscite laconcurrence entre les capitaux et nonl'inverse ? « La concurrence exécute leslois internes du capital », écrit-il dansles Manuscrits de 1857. « Elle en faitdes lois coercitives pour les capitaux in-dividuels, mais elle n'est pas à leur ori-gine. Elle les réalise. Vouloir expliquerces lois simplement à partir de laconcurrence, c'est avouer qu'on ne lescomprend pas » [56].

P R O F I T E T

A C C U M U L A T I O N

L'analyse que fait Husson du capita-lisme contemporain repose, nous dit-il, sur l'identification d'un phénomè-ne essentiel, l'écart croissant, qu'il dé-signe comme le « ciseau », entre l'évo-lution du profit et celle de l'investisse-ment, et qu'il illustre à l'aide d'un cer-tain nombre de graphiques [57]. Sansprétendre infirmer cette conjecturepour l'ensemble des pays dont il estquestion dans ces graphiques, l'évolu-

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52- Voir Louis Gill, Fondements et limitesdu capitalisme, Boréal, Montréal, 1996,p. 329-33253- Op. cit., p. 3-4.54- Op. cit., p. 19.

55- Idem, p. 20-21.56- Manuscrits de 1857, Paris, Éditions so-ciales, 1980, tome II, p. 240.

Graphique 7 - Taux d'accumulation 1980-2008 - États-UnisSociétés financières et non financières(au coût courant - ou coût de remplacement - du capital fixe)

57- Op. cit., p. 21-22.

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tion du taux d'accumulation pour lesÉtats-Unis, présentée ici au Gra-phique 7, l'infirme pour l'un d'eux etnon le moindre. On le voit lorsqu'onexamine ce graphique en parallèleavec le Graphique 3 qui retrace l'évo-lution du taux de profit à partir desmêmes données du capital fixe évaluéau coût courant. L'évolution du tauxd'accumulation du Graphique 7 estgrosso modo parallèle à celle du tauxde profit du Graphique 3, de sortequ'aucun « ciseau » entre les deuxévolutions n'est perceptible. Sansvouloir forcer la note, on remarqueplutôt une tendance à une légère fer-meture de l'écart au cours des ré-centes années.Le graphique de prédilection queHusson exhibe systématiquement àl'appui de sa thèse et qui est reprisd'une étude de l'Organisation des Na-tions Unies [58], présente la variationdes parts de l'investissement et duprofit en pourcentage du PIB entre lespériodes 1980-1990 et 2000-2008pour un groupe de 16 pays industria-lisés d'Europe, auxquels s'ajoutent lesÉtats-Unis et le Japon. Ce graphiquefait voir la situation suivante : pourtous ces pays sauf un, la part des pro-fits dans le PIB a augmenté entre lesdeux périodes, mais, sauf pour troisd'entre eux, cette augmentation n'apas donné lieu à une augmentationaussi forte de la part de l'investisse-ment dans le PIB. L'ONU établit unlien entre cet état de fait et le rôleprééminent que le secteur financier aété amené à jouer au cours des an-nées plus récentes et le déplacement

des priorités, de l'investissement àlong terme dans le capital physiquedes entreprises vers les placements fi-nanciers volatiles à court terme.Mais il y a davantage. Comme le sou-ligne François Chesnais dans un ar-ticle de décembre 2008 [ 5 9 ], cesconclusions d'une stagnation ou d'unrecul de l'accumulation se dégagentd'une étude qui porte uniquement surles États-Unis, le Japon et l'Europe etqui, de ce fait, néglige l'importanceclé des investissements massifs faitsdans les pays émergents, notammenten Chine, en Inde, en Indonésie, ainsique dans les autres pays du BRIC(Brésil et Russie) et dans les pays ex-portateurs de pétrole.Cette dimension est au centre d'unerécente note de l'économiste de labanque d'affaires Natixis, Patrick Ar-tus. Même si Artus ne se définit pascomme marxiste, sa note, intitulée« Une lecture marxiste de la crise » [60],caractérise la situation actuelle com-me une situation « d'excès mondial decapacité de production, dû essentielle-ment à la globalisation et à l'investisse-ment très important dans les paysémergents », une situation de « surac-cumulation de capital » à l'origined'une « baisse tendancielle du taux deprofit » et d'une « réaction des entre-prises à cette baisse du taux de profitpar la compression des salaires ».Selon les statistiques qu'il produit, letaux d'investissement total en pour-centage du PIB dans les pays émer-gents, y compris la Russie et l'OPEP,est passé de 27 % en 1998 à 35 % en2008. L'investissement productif enpourcentage du PIB affiche égale-ment une tendance ascendante pourles États-Unis, la zone euro, la Gran-de-Bretagne et le Japon au cours dela même période. Pour le monde dansson ensemble, le taux d'investisse-ment, qui était de 23,5 % du PIB en1998, s'est élevé à 26,5 % en 2008,

après avoir atteint un creux de 23 %en 2002. Husson n'établit le sommetde 2008 qu'à 22 % du PIB [61].Ces chiffres contestent la thèse deHusson d'un investissement en pannequi n'arriverait pas à suivre la crois-sance du profit. Aussi, tente-t-il deminimiser l'importance d'un investis-sement international qui viendrait« compenser le ralentissement de l'in-vestissement intérieur constaté dans laplupart des pays développés » [62]. Lesflux d'investissements directs àl'étranger dont il mentionne le mon-tant de 1216 milliards de dollars pour2006, ont en fait atteint 2000 mil-liards en 2007. Leur montant demeu-rait élevé à 1700 milliards l'année sui-vante malgré la crise. On note égale-ment une croissance marquée dupoids relatif des pays en développe-ment et des pays en émergence, endéfaveur de celle des pays développésdont les flux croisés avaient jusqu'àrécemment toujours été prédomi-nants. En 2008, selon la CNUCED, lespays en développement et les pays enémergence ont compté pour 43 % desflux dans les deux sens [63].

P O U R C O N C L U R E :

U N E É T O N N A N T E

Q U E S T I O N

En conclusion de sa contribution,Husson pose l'étonnante question sui-vante : « L'anticapitalisme a-t-il besoind'un taux de profit en baisse ? » À la-quelle il répond :

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58- World Economic and Social Survey2008, p. 33. Il reproduit ce graphique dans« La hausse tendancielle… » (Graphique19), p. 22.59- « La récession mondiale : moment, in-terprétations et enjeux de la crise », Carrérouge, no 39, p. 12.

60- Natixis, Flash Économie, 6 janvier 2010,no 02.61- Op. cit., Graphique 20, p. 23.62- Idem, p. 23.63- CNUCED, World Investment Report2009. La CNUCED parle de « pays en tran-sition » plutôt que de « pays enémergence ».

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•Le capitalisme peut être en crisealors même qu'il bénéficie de taux deprofit très élevés.• Il y a là le symptôme d'une crise sys-témique qui touche à ses racinesmêmes.• Ce que montre la crise, c'est que lecapitalisme est incapable, et mêmerefuse, de répondre de manière tra-tionnelle aux besoins de l'espèce hu-maine, qu'il s'agisse de besoins so-ciaux ou de lutte contre le change-ment climatique.• Le combat anticapitaliste vise unsystème dégradant fondé sur l'exploi-tation et dont l'irrationalité croît demanière assez indépendante, finale-ment, des fluctuations du taux deprofit.[64]

Voilà la cerise sur le gâteau. Cetteprésentation hussonnienne d'un capi-talisme irrationnel et dégradant, in-capable de répondre aux besoins del'espèce humaine, est lamentable.Loin d'être irrationnel, le capitalisme,comme tout système social, a une ra-tionalité qui lui est propre. Cette ra-

tionalité est celle du capital et de sonmouvement ininterrompu de mise envaleur, de poursuite de l'enrichisse-ment sans fin, de l'enrichissementcomme fin en soi.La course à l'abîme dans laquelle l'hu-manité est engagée par la surconsom-mation des ressources jusqu'à leurépuisement et par la destruction del'environnement trouve son originedans les fondements mêmes d'un sys-tème poussé à accumuler le capitalsans limites. La logique du systèmecapitaliste, dont les dérèglementssont enracinés dans ses fondements,donne lieu à une accumulation sanségard à la destination sociale des in-vestissements. Le seul objectif est laréalisation du rendement visé et plusparticulièrement, avec le tournantnéolibéral des trente dernières an-nées, du rendement à court terme.Dans le cadre du capitalisme, le tra-vail humain interagit avec la nature,non pas en tant que travail concretproducteur de valeurs d'usage, maisen tant que travail abstrait produc-

teur de valeurs, dans un processussans fin de valorisation du capital. Laproduction de valeur d'usage n'ad'autre fonction que de contribuer àaccroître la valeur. En un mot, ellen'est qu'un mal nécessaire pour fairede l'argent, sans considération desconséquences. La société est ainsipoussée à s'autodétruire commeconséquence de son fonctionnementnormal [65].Voilà la rationalité du capitalisme quiéchappe à Husson. Cette rationalitéqui pousse le capital à s'accumulersans limites le pousse ainsi naturelle-ment vers la suraccumulation, la chu-te du taux de profit et les crises. Plu-tôt que de se demander si l'anticapita-lisme a besoin d'un taux de profit enbaisse, il serait plus utile de l'aider àen prendre conscience en tant que di-mension centrale de l'accumulationdu capital.Il manque un sous-titre aux deuxcontributions de Husson discutéesdans le présent texte. Peut-on suggé-rer : « Un pur charlatanisme » ?

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64- Op. cit., p. 24.65- Voir François Chesnais : « Au cœur de lacrise planétaire, l'irrationalité fondamentaledu capitalisme », Carré rouge, Paris, no 37,novembre 2006. Même si Chesnais défenddans cet article des positions qui sont auxantipodes de celles de Husson, il faut re-gretter ce glissement terminologique dansle titre de son article.