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de Brocéliande - Furet · 2018. 8. 24. · ÉDOUARD BRASEY Les Lavandières de Brocéliande CALMANN-LÉVY. Hachette - Livre de Poche - Hachette Livre - Les lavandières de Brocéliande

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ÉDOUARD BRASEY

Les Lavandièresde Brocéliande

CALMANN-LÉVY

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Concoret, dimanche 31 octobre 1943

Gwenn arriva au lavoir à la belle heure, cetinstant hors du temps où la nuit s’effiloche dansun petit jour qui n’ose pas encore paraître. Onl’appelait aussi « l’heure bleue », bien qu’elle fûtsouvent grise, et plus souvent encore sans cou-leurs. Elle se reconnaissait à son parfait silence,précédant de peu l’envol des chants d’oiseaux, età son extrême froidure. C’était l’instant où lesenfants se mussaient sous les couvertures, où lesvaches mettaient bas, où les agonisants rendaientl’âme. La belle heure favorisait le passage d’unmonde à l’autre, de la nuit au jour, de la vie à lamort et du non-être à l’existence. Gwenn avaitchoisi ce moment pour laver son linge, le purifierdes souillures et lui redonner sa blancheur imma-culée, son innocence retrouvée. Comme on étaitdimanche, elle avait du temps devant elle pouraccomplir son travail avant d’assister à la messe.

Situé à l’orée du village, au milieu des champs,

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le lavoir de Concoret, qu’on appelait familière-ment le doué, consistait en un long bassinempierré de un mètre de profondeur où l’eau pureet fraîche de la rivière était retenue avant de s’éva-cuer par des vannes dans un ruisseau. Une dizainede lavandières pouvaient tenir à leur aise sur sonpourtour. Le lavoir était à ciel ouvert, ce qui lerendait moins commode d’usage lorsqu’il faisaitgros temps, mais la pluie en Bretagne n’est pascette malédiction que voient en elle les contréeslatines. On s’y fait. On ne la redoute pas. On finitpar l’aimer, même, et elle devient vite aussi indis-pensable que l’air que l’on respire.

Gwenn rangea sur le côté sa brouette rempliede linge déjà trié – les couleurs d’un côté, le blancde l’autre – et commença à disposer son néces-saire sur la margelle de pierre située à fleurd’eau : la boîte à laver, la brosse de chiendent, lebattoir et le pain de savon de Marseille qu’on netrouvait, depuis le début de la guerre, que chezle boulanger de Mauron.

La boîte à laver, surnommée aussi « carrosse »,était une sorte de cageot en bois que les lavan-dières commandaient au menuisier du village.Elles y déposaient un coussin et se plaçaient àgenoux à l’intérieur, près du bassin, se penchantpar-dessus le rebord pour plonger leur linge dansl’eau, le lessiver, le brosser, le battre et le rincer.Cette boîte était comme un petit refuge qui leur

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permettait de se préserver des éclaboussuresd’eau et de savon. Et puis, même si elles se mouil-laient les mains jusqu’aux avant-bras, leurs pieds,au moins, étaient au sec.

Avant de s’installer, Gwenn prit le temps dehumer les senteurs alentour. Elle savait lire dansle ciel le temps qu’il allait faire, tout comme ellesavait trouver son chemin dans la forêt, distin-guer les champignons comestibles des mauvais etreconnaître les oiseaux à leur chant. Avant d’êtrefille des hommes, elle était fille de la nature.

C’était l’automne, la saison où s’amorcentle repli et le déclin avant le grand sommeil del’hiver. La terre exhalait des fragrances d’humus,de mousse et de feuilles mortes. Certains trou-vaient cela triste, mais pas Gwenn. Elle aimaitcette époque où, après la plénitude de l’été, lavie prend ses distances, mûrit ses expériencescomme mûrissent les vignes, plonge peu à peudans l’ombre et les mystères.

On était au dernier jour d’octobre, veille del’ancienne fête celtique de Samain, célébrée le1er novembre et marquant le début de la saisonsombre. Samain était l’ancien dieu des morts. Lanuit prochaine, il ouvrirait les portes séparant leséjour des défunts de celui des vivants. On disaitque la nuit de Samain était celle des sortilèges,des apparitions fantomatiques et menaçantes etdu passage de l’Ankou, le valet squelettique de

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la Mort, conduisant sa charrette aux roues de fersur les chemins empierrés en arborant sa faux.De son index osseux, il désignait les trépassés del’année. En terre de Bretagne, aucune personnesensée n’aurait osé sortir au cours de cette nuitdangereuse entre toutes, de crainte de se trouverconfrontée aux spectres et aux anaon, les âmesdes morts qui erraient lamentablement sur leslieux où elles avaient vécu. Pour conjurer les ter-reurs ancestrales alimentées par cette nuit tantredoutée, Samain avait été remplacée par la Tous-saint chrétienne, mais rien n’avait changé aufond. La peur de la mort demeurait intacte.

Gwenn, pour autant, n’était ni mélancoliqueni hantée par l’idée de la mort. Elle était une bellejeune femme âgée de vingt-quatre ans, pétulanteet vive, que les épreuves, la pauvreté et les res-trictions n’avaient rendue ni désespérée ni amère.Orpheline de naissance, elle n’avait jamais goûtéà la sécurité d’un foyer uni, n’avait jamais sentisur ses joues les baisers d’une mère, les caressesd’un père. Son enfance solitaire lui avait laissé enpartage un fond de sauvagerie qui la tenait àl’écart du monde. C’est pourquoi elle aimait lesautomnes, les aubes et les crépuscules, et venaitau lavoir à la belle heure, avant l’arrivée desautres lavandières.

La jeune femme mit fin à sa courte méditationet commença à déballer son linge. En réalité, ce

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n’était pas « son » linge, mais celui qu’elle allaitquérir à grandes brouettées dans les demeuresaisées. On la payait quelques sous pour sa peine.C’était là son métier, lavandière. Un métier fati-gant, un peu humiliant aussi, car il fallait mettreson nez dans la crasse des autres, mais qui luipermettait de gagner son ordinaire. De toutefaçon, les femmes n’avaient guère le choix en cestemps de misère. Travailler dans les champs, aiderà la ferme, garder les vaches et les cochons, glanerdans la forêt : rien qui ne soit usant, éreintant,voire sale et puant. Le linge, au moins, sentait bonlorsqu’il sortait du lavoir. Gwenn préférait celaaux fanges de la soue ou aux fosses à purin. Elletravaillait dur, mais restait propre et fière.

Fière, surtout. Elle ne voulait rien devoir àpersonne.

Elle déposa le coussin dans la boîte à laver, ôtases sabots et se mit à genoux. Elle renfila d’ungeste précis une mèche rousse sous sa coiffe,empoigna un paquet de draps rêches comme desgrattoirs et le plongea dans l’onde verte.

L’heure bleue était passée. Des vapeurs rosesmontaient des collines et les premiers chantsd’oiseaux retentirent dans l’aube claire. Unragondin effrayé détala et s’enfuit dans l’herbe.Soudain, un corbeau vint s’abattre sur la margelledu lavoir en croassant. Il replia ses ailes, plongeason bec dans l’eau puis releva la tête et regarda

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Gwenn en inclinant sa tête sur la gauche. Lajeune femme ne put s’empêcher de frissonner.Elle aimait et respectait sans distinction tous lesanimaux, mais certains d’entre eux, par leurapparition inattendue, pouvaient être porteursd’intersignes, de messages funestes destinés auxhumains. Et les corbeaux, à cause de leur plu-mage noir et de leur voix enrouée de crécelle,étaient généralement annonciateurs de mauvaisprésages. Des présages de mort.

Un couinement de roue de brouette mal huiléefit s’envoler le volatile. Gwenn leva la tête, maiselle savait déjà qui approchait. La doyenne deslavandières, la vieille Maëlle Le Borgne, que toutle monde surnommait Dahud, en souvenir de lasorcière qui, selon la légende, avait causé l’inon-dation de la cité d’Is après avoir fait allégeanceau diable. Ce sobriquet lui allait bien, et elle étaitla première à le revendiquer. Il lui conférait uneaura maléficieuse qui inspirait la crainte et uneforme de respect.

Vieille, elle ne l’était que d’apparence, car ellen’était âgée que de quarante-quatre ans. Mais sapeau brune, craquelée de rides comme une tour-bière asséchée, ses mains gonflées d’engelures, sescheveux en halliers, jadis noirs comme ailes decorneille, désormais grisâtres comme brumes, sesdents gâtées, ses yeux rougis par les veilles, jusqu’à

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son dos voûté et sa démarche chaloupée, dou-blaient les années dont le temps l’avait gratifiée.

Pour autant, Dahud ne ressemblait en rien àune pauvresse et se vêtait toujours avec soin.Casaquin noir sur chemise en dentelle, jupes develours par-dessus une avalanche de jupons,devantière1 brodée, bas de coton, socques de boisimpeccablement cirés lorsqu’elle se rendait aulavoir, souliers vernis le reste du temps. On semoquait dans son dos de ces coquetteries qui nefaisaient qu’accentuer sa laideur, mais qui pour-tant lui conféraient, malgré ses airs perdus, uneallure de dame.

Certains disaient que c’étaient les malheurs quiavaient ruiné la beauté et la jeunesse de Dahud –elle avait été belle, jadis, aux dires des anciens et,chose plus étonnante encore, elle avait été jeune ;d’autres alléguaient que la méchanceté dont elleétait pétrie avait brouillé son teint et empoisonnéson esprit ; d’autres encore que c’était Satan goz,avec qui elle avait selon eux pactisé, qui lui avaitconféré cette tournure de sorcière. Il lui avait éga-lement fait don de richesses, car on la disait cou-verte d’or et d’argent mais trop avare pour en faireétalage et les dépenser. Et si elle venait chaquematin au lavoir, ce n’était pas pour gagner sa vie,

1. Tablier de femme.

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mais pour y répandre le venin de ses ragots. Ellese payait en médisances.

— Toujours la première au doué, hein, mafille ? éructa-t-elle en lançant un regard chafouinà Gwenn. Les mains dans l’eau dès potron-jaquet,avant le premier chant de l’alouette. Prends gardeà toi, un de ces jours, à la haute heure1, tu finiraspar croiser les lavandières de la nuit !

— J’aurai ainsi le plaisir de vous saluer,Dahud ! répliqua Gwenn d’un ton provocateur.

Elle était la seule, au village, à ne pas se laisserimpressionner par les imprécations de la lavan-dière et à lui tenir tête. Loin de s’en offusquer,Dahud semblait prendre plaisir à cette résistanceet en jouait, comme un chat joue avec un autrechat en faisant mine de montrer les griffes.

— Tu as tort de rire, ma fille, reprit Dahuden fixant Gwenn de ses yeux noirs. Il ne fait pasbon approcher du lavoir passé la minuit et avantle lever du jour. La nuit est le domaine des spec-tres et des dames blanches, des filandières demort et des lavandières de sang… Et ce soir estveille de Samain et troisième nuit de lune noire.Les lavandières fantômes vont s’en donner àcœur joie…

Gwenn eut un pâle sourire. Elle connaissait,bien sûr, les sombres légendes attachées à la vie

1. De bonne heure.

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du lavoir pour les avoir souvent entendues de labouche des anciens dont elle aimait à écouter lessouvenirs et les vieilles croyances. Les lavandièresde la nuit, racontaient-ils avec de l’effroi dans lesyeux, étaient les fantômes de mères infanticidesou avortées qui revenaient après leur trépas pourlaver les langes de leurs enfants mort-nés. Ceslanges étaient gorgés du sang des innocents sacri-fiés, mais elles avaient beau les plonger dans l’eaunoire où se reflétait la lune lorsqu’elle était enson plein, les tordre de leurs mains squelettiqueset les frapper de leurs battoirs, les linges demeu-raient rougis du sang des petites victimes. Leslaveuses revenaient pourtant chaque mois pours’acquitter de leur pénitence, et reviendraientainsi jusqu’au Jugement dernier.

Parfois, un passant égaré entendait le chant deslavandières de sang :

Tords la guenilleTords le suaireDes épouses des morts.Tords, tords toujours.L’ossuaireA mis de la poussièreÀ nos robes de deuil.Tords la guenilleTords le suaire.La fontaine est claire

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Et se mouille de sang.Tords, tords la guenille.Si tu ne tords plus vite,Nous te tordrons le cou.

S’il commettait l’imprudence de s’approcher dessorcières pour répondre à leur invite, elles lui flan-quaient leur linge mouillé dans les bras pour qu’illes aide à l’essorer. Mais lorsqu’il le tordait dansun sens, elles le tordaient dans l’autre, jusqu’à ceque le malheureux se retrouve les bras cassés et lecou brisé avant de périr noyé au fond du lavoir.

Telles étaient les croyances ancrées dans lamémoire du village, et personne ne se seraitpermis de mettre en cause leur authenticité. Celan’empêchait pas les jeunesses de s’en aller rou-couler à la nuit tombée près du lavoir recouvertd’ombres noires. Mais ces rencontres amoureusesne dépassaient jamais les douze coups de minuit.Même ceux qui ne croyaient pas aux lavandièresde sang en avaient secrètement peur.

Dahud s’installa à la tête du lavoir. C’était làsa place, que nulle autre n’aurait osé lui disputer.La place d’honneur. Tout en louchant du côtéde Gwenn, qui affectait d’ignorer sa présence, lavieille noiraude prit le temps de disposer soncarrosse en pur bois de merisier. Puis elle dressaà côté d’elle une corbeille remplie de chemisesen fines dentelles, de jupons à volants, de jabots,

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collerettes, coiffes et caleçons si blancs qu’ilssemblaient déjà propres.

Ceux à qui appartenaient ces dessous intimesne lésinaient ni sur les parures, ni sur les moyensde les conserver impeccables. Ce n’étaient pas làtorchons et guenilles de paysans, mais lingerie deriches. Dahud allait quérir ces falbalas au châteaude Ker-Gaël, où vivaient les Montfort, dont elleétait la lavandière attitrée. C’était un spectacleétrange et déconcertant de voir les doigts tordusde la sorcière de Concoret tripatouiller ce beaulinge frais qu’on eût davantage imaginé entre lesmains blanches d’une jeune fille.

La noiraude avait passé un accord depuis bienlongtemps avec les seigneurs de Montfort, à quiappartenait la majeure partie de la forêt de Bro-céliande. Cela achevait de lui conférer un prestigesuscitant les jalousies. Les commères de Concoretlaissaient entendre que le privilège dont bénéfi-ciait Dahud s’était payé en son temps de quelqueprix scandaleux dont elles ne précisaient pas lanature, mais qu’on imaginait peu recomman-dable. On supputait que la fortune de Dahud,qui paraissait d’autant plus importante qu’elledemeurait cachée, n’avait pas été acquise unique-ment par le travail. La lavandière se moquait biende ces ragots ; elle en distillait bien d’autres enretour, et avec les intérêts encore. Elle nettoyaitdu linge propre, était correctement payée pour

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cette tâche et se passait parfaitement bien de laconsidération d’autrui.

Elle n’avait pas fini de trier ses draps qu’unebande de jeunes filles arriva en entonnant unancien chant de lavandières.

Du premier coup qu’ell’ frappeSon battoué1 s’est cassé,Diguedon madondaine !Son battoué s’est cassé,Diguedon madondé !

Elles riaient, jouaient à se bousculer ou à faireverser leurs brouettes. Elles étaient six en tout etn’avaient pas vingt ans. Dahud les réprimanda deloin :

— Ah ! ces garçailles2, c’est toujours en retardet ça ne pense qu’à prendre du bon temps !Après, ça s’étonne de ne pas avoir fini à l’heure !

Les jeunes filles répondirent par des glousse-ments, mais cessèrent leurs petits jeux. Elles saluè-rent Dahud et Gwenn d’un hochement de coiffeset prirent place autour du bassin, déversant sur lamargelle leurs ballots avant de commencer leurbuée3.

1. Battoir à linge.2. Enfants, garçons et filles.3. Lessive.

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— Tu peux me prêter ton savon ? lança l’uned’entre elles à Gwenn. J’ai oublié le mien à lamaison…

— Tu ne l’as pas oublié, Fanchon, tu l’as laisséexprès ! dit une deuxième. C’est mieux d’userle savon des autres que le sien, pas vrai ? Auprix qu’il coûte… Sans compter le voyage àMauron…

— Tu n’es qu’une mauvaise langue, Nol-wenn ! rétorqua l’accusée. Le coq ne m’a pasréveillée ce matin, j’ai dû courir. J’ai même paseu le temps d’avaler une chicorée…

— Pauvre Fanchon, fit une autre. Si elle a dumal à se lever matin, c’est qu’elle fait trop la noceà la nuitée, surtout les samedis soir. On dit qu’onl’a vue hier soir au lavoir, mais ce n’était pas pourmener la buée1, c’était pour conter fleurette à sonbon ami Corentin !

— C’est la jalousie qui te fait braire, Mar-garit ! se défendit Fanchon. C’est pas parce quetu n’as pas d’amoureux qu’il faut répandre desracontailles sur les autres !

— Tiens ! intervint Gwenn en tendant sonpain de savon à Fanchon pour couper court à ladispute. J’ai bien essongé 2 mon linge, je n’en aiplus besoin.

1. Faire la lessive.2. Savonné.

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— Tu es bien trop bonne avec elle ! la tançaDahud. Tantôt elle te demandera ta brosse outon battoué ! C’est de la fainéantise, tout ça, riende plus !

Fanchon ne releva pas et se contenta deprendre le savon en remerciant Gwenn d’un petitsourire qui semblait dire : « Je te revaudrai ça ! »Mais Gwenn n’était pas dupe. Fanchon prenaitmais ne donnait jamais rien en échange. Fallait-illui en faire reproche ? Elle avait dix-sept ans,l’âge où on découvre la vie et l’amour et où toutsemble permis. Son idylle avec Corentin, le jeuneapprenti menuisier, était connue de tous, mais lajeune fille pensait que son amourette s’enjolivaitdu secret qu’elle croyait avoir préservé.

Les lavandières frottaient leur linge tout enjouant à des petits jeux. Elles s’éclaboussaient enfrappant les draps de leur battoir, faisant minede s’offusquer de ces rincées savonneuses. Si ellesétaient trop loin les unes des autres, elles se pas-saient le pain de savon en le mussant dans leursabot qu’elles laissaient flotter sur toute la lon-gueur du bassin comme un petit bateau. Ellesusaient aussi de mimiques. Elles jetaient desregards en coin en direction de Dahud, avantd’échanger entre elles des grimaces et des sou-rires entendus.

La plus expressive, dans ces minauderies et cesrires sous cape, était Annaïg, la propre fille de

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Dahud. Elle avait dix-huit ans et la beauté que samère avait perdue depuis longtemps. Cette der-nière avait élevé sa fille seule, dans une sévéritéextrême cherchant à compenser l’absence de père.Elle n’était parvenue qu’à faire germer et proli-férer chez Annaïg un sentiment de frustration etde rancœur qui s’était peu à peu mué en haine.Non pas cette haine franche et brutale qui opposeles ennemis jurés, mais une haine larvée et muette,faite de non-dits, de haussements d’épaules et deregards au plafond, cette haine confite en habi-tudes et en silences lourds qu’entretiennent lesépoux mal appariés, condamnés à vivre et àmourir ensemble dans un même enfer routinier.Annaïg et Dahud étaient pareilles à ces malheu-reux ; elles ne se parlaient pas, en tout cas jamaisdirectement, partageaient la soupe et le pain ens’ignorant et menaient chaque matin la buéecomme si elles étaient de parfaites étrangères. Lajeune Annaïg Le Borgne se vengeait de ces chica-neries de vieux couples en se moquant de sa mèrelorsqu’elle avait le dos tourné, encouragée par lesgloussements complices de ses amies.

— Pouah ! s’écria soudain Louison, la der-nière lavandière. J’ai écopé d’un caneçon1 toutsali au derrière !

1. Caleçon.

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— C’est un pet fouérou ! confirma Annaïgaprès avoir plongé son nez dans le caleçon incri-miné. C’est le caneçon à qui ?

— Au père Levasseur, le marchand de char-bon, fit la jeune fille avec une moue de dégoût.Mais ce n’est pas avec des pets qu’il a bassiné aussisalement sa culotte, le bougre. Il a dû avoir unesacrée drouille1. Ça pue drôlement, là-dedans !

— Ma fille, si tu as le nez si fin, je te conseillede changer de métier, intervint Dahud d’un tonsec. N’oublie jamais que tu es payée pour net-toyer la merde des autres !

Les lavandières pouffèrent de rire.— C’est vrai que vous savez lire dans le linge,

mamm-goz Dahud ? demanda Fanchon.Dahud tiqua. Elle n’aimait pas qu’on l’appelle

grand-mère, même si elle en avait l’allure. Maiselle ne voulait pas perdre une aussi bonne occa-sion de faire étalage de son savoir.

— C’est tout un art ! commença-t-elle. Onpeut savoir la vie des gens rien qu’en reniflantleurs chemises et leurs caneçons. Du sang sur lesserviettes intimes : ces dames ont leurs périodes.Plus de serviettes à laver : elles sont grosses. Desdraps et des torchons brodés : un mariage estdans l’air. Dans les chemises, on trouve aussi lesrestes des mangeailles, lorsque les hommes se

1. Diarrhée.

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nettoient la lippe d’un revers de manche. S’ilsont abusé du cidre ou du gwin ruz1, on en devi-nera les marques sur le jabot ou le devant de lachemise. S’ils se sont boissonnés2 jusqu’à tomberpar terre, on le saura à leur vomi ou à leur mer-daille, comme pour le père Levasseur. Quant auxtrousse-guenilles en ribote qui courent après lesfilles, ils auront eux aussi des taches à leurs cane-çons, mais ça ne sera pas les mêmes…

— Je vois ce que vous voulez dire, s’esclaffaFanchon. Des taches de liqueur d’homme !

Toutes les filles éclatèrent de rire, se tapant surles cuisses et rejetant leur tête en arrière, dévoi-lant leurs dents blanches et faisant gonflerleurs poitrines. Dahud les observa d’un œil sus-picieux.

— Vous avez tâté de la goutte3 de bon matin,ma parole ! Vous semblez bien allumées, mesgarçailles… Mais ce n’est pas en rigolant commedes tordues que l’ouvrage va se faire. Arrêtez defaire vos commères… Chantez tant que vous vou-drez, mais gardez vos idioties pour vous !

Les lavandières reprirent leur buée tout enentonnant leur chant.

1. Vin rouge.2. Enivrés.3. Eau-de-vie.

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La fille est désolée,Elle se mit à pleurer.Par le grand chemin passeBeau jeune cavalierQui lui demande, belle,Qu’avez-vous à pleurer ?J’ai beau pleurer, dit-elle,Mon battoué s’est cassé !

— J’en connais qui en rêvent, du beau et jeunecavalier, et pas seulement la nuit ! commentaMargarit d’un air entendu. Mamm-goz Dahud,vous qui savez lire dans le linge, vous pouveznous dire avec quel beau gars on se mariera ?

Les jeunes lavandières pouffèrent, sauf Gwenn,qui fit mine de ne pas avoir entendu la remarqueà double sens de sa camarade. Plongée dans salessive, elle ne remarqua pas le regard chargéd’ironie que lui jeta à ce moment précis Annaïg.

— C’est pas avec le linge qu’on choisit lesfiancés, intervint Nolwenn. C’est en allant jeterdes épilles dans la fontaine de Barenton…

À cette évocation, le visage de Dahud se fermabrusquement et ses yeux devinrent songeurs. Seslèvres étaient si serrées qu’on eût dit une mincetige de fer qui lui clouait la bouche.

— J’y suis allée, moi, à Barenton, au prin-temps dernier, enchaîna Margarit d’un air réjoui.

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Elles sont toutes restées à la surface. J’aurai unbeau mariage, et même l’embarras du choix !

— Et combien que tu en as jetées, des épilles,dans la fontaine ? interrogea Nolwenn d’un airgoguenard.

— La boîte entière !— Alors, ça veut dire que tu auras beaucoup

d’amants et que ton mari aura des cornes aufront !

Toutes s’esclaffèrent, sauf Margarit qui flanquaun bon coup de battoir sur son linge pour mar-quer son mécontentement.

— C’est la jalousie qui te fait jacasser ! sedéfendit-elle. En tout cas, même si ça arrivait, jene serai ni la première ni la dernière à courir leguilledou. Ça n’empêche pas de rester honnête,tant qu’on ne met pas le petit Jésus dans la crècheavant d’être passé à l’église, devant le recteur ! Yen a d’autres qui n’ont pas la patience d’attendre.Elles préfèrent fêter Noël en plein été !

Disant cela, elle lorgnait du côté d’Annaïg quilui répondit par une mine furibonde.

— Il faut dire que les beaux cavaliers saventparler aux lavandières, comme le dit la chanson,poursuivit Margarit. D’ailleurs, ils parlent telle-ment bien qu’ils ne contentent pas d’une seuleamoureuse. Il leur en faut plusieurs !

Cette fois-ci, ce fut au tour de Gwenn de leverle nez de sa buée. Annaïg lui lançait des regards

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venimeux. Les deux lavandières se défièrent unmoment, tandis que les autres filles poursuivaientleur chanson :

Que donneriez-vous, belle,J’irai vous le chercher.J’ai cent écus en bourse,Je vais vous les donner.Le garçon se dépouille,Dans l’étang a sauté.

Dahud, l’air glacial, observait le silencieux duelqui opposait sa fille à Gwenn. Elle n’était pas néede la dernière pluie et avait parfaitement comprisà quel beau et jeune cavalier les lavandières son-geaient en scandant leur couplet. Il s’agissait dePhilippe de Montfort, le fils unique du baron etde la baronne qui occupaient le château de Ker-Gaël. Âgé de vingt-quatre ans, grand et biendécouplé, le port altier, le cheveu blond et le teintpâle ainsi qu’il sied aux nobles, Philippe était uncavalier émérite qui passait le plus clair de sontemps à chevaucher dans la forêt sur son superbeétalon alezan. Il aimait à chasser aussi mais,depuis le début de la guerre, les chasses à courreayant été interdites, Philippe se contentait degaloper des heures durant dans les sous-bois, pré-férant la compagnie de sa monture à celle de sescontemporains. Car le jeune homme était fier de

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sa naissance et se montrait distant, voire hautain,avec ceux qui n’étaient pas de son rang.

Ce dédain, pour autant, n’était pas universel.On disait que Philippe était un vert galant quin’hésitait pas à faire la cour aux servantes, auxfilles d’étable ou aux jolies lavandières. Cesamours ancillaires n’étaient que des passades. Onne connaissait au jeune homme aucune liaisonstable. Existaient-elles seulement, ces liaisonssupposées ? Dahud en avait toujours douté. Ilsuffit qu’un beau garçon sorte du lot, par la pres-tance de son allure ou l’éclat de son nom, pourqu’aussitôt on lui prête des aventures. Si bonnesfortunes il y avait, le jeune noble n’en avait entout cas jamais fait étalage, et nulle porteuse decotillons n’était venue s’en vanter.

À plusieurs reprises, Dahud avait envoyéAnnaïg à Ker-Gaël pour y rapporter le linge fraî-chement lavé. La mère avait cru remarquer, unefois ou deux, que sa fille traînait un peu enchemin pour revenir du château et s’empourpraitlorsqu’elle lui en faisait la remarque. Dahud avaitpris soin, par la suite, de ramener elle-même lesbrouettées de linge au château. Peut-être avait-elle un peu trop tardé…

Quant à la réaction de Gwenn, elle était pluscompréhensible. L’orpheline se tenait à l’écartdes gens du village mais appréciait la compagniede Philippe avec qui elle entretenait une amitié

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qui se jouait des barrières sociales, fondée surune forme de connivence et de respect récipro-ques. Dahud savait que cette amitié se vivait augrand jour, et non dans l’ombre complice dessous-bois. Il n’y avait qu’à lire dans le regard clairde Gwenn pour s’en persuader. À moins que…Dahud se promit d’être à l’avenir plus attentiveaux allées et venues du beau et jeune cavalier etdes lavandières.

Pendant que Dahud poursuivait ses réflexions,les lavandières enchaînaient les couplets.

Du premier coup de nage,Il a très bien plongé.Du second coup de nage,Au fond il a coulé.Du troisièm’ coup de nage,Le garçon s’est neyé1.La fille s’est écriée— Monsieur, vous vous neyez !— Faut pas l’dire à ma mèreQue je me suis neyé.Faudra plutôt lui direQue je me suis marié.

Elles furent interrompues par l’apparition d’unhomme surgi de la forêt proche. Il arpentait le

1. Noyé.

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chemin conduisant au village qui longeait lelavoir. Vêtu de hardes, il marchait tête baissée,succombant au poids de la bosse qui lui bombaitle dos. De larges taches de suie, sur le visage etles mains, achevaient de lui donner un air sau-vage.

Annaïg se dressa et pointa son battoir en direc-tion du bossu.

— Eh ! v’là s’en venir le charbonnier, ce bossude malheur ! Noir comme une galette de sarrasin,sale comme un cochon, laid comme une guer-nouille. N’approche pas de nous, vilain masque,tu noircirais de tes pattes de loup notre beaulinge blanc !

Les jeunes lavandières éclatèrent de rire à cettesaillie et se mirent à entonner une comptine :

Embrassez qui vous voudrezSauf le fils du charbonnier !

Sans états d’âme, elles se moquaient du pauvrehère qui, après leur avoir jeté un bref regardapeuré, pressa le pas. Seule Gwenn ne se mêlapas à ce concert de lazzis. Sourcils froncés, elleobservait ses camarades avec colère et peine.

— Que vous a fait ce pauvre garçon ? leurlança-t-elle dès que le bossu eut disparu au détourdu chemin. Pourquoi êtes-vous si méchantes aveclui ?

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Disant cela, elle fixait plus particulièrementAnnaïg, qui était la principale instigatrice descruelles plaisanteries dont l’homme contrefaitétait la cible.

— Il nous a fait qu’il n’est pas d’ici ! rétorquala fille de Dahud d’un air hautain. C’est unétranger, comme tous ceux de sa race. De lagraine de sorcier ! Haricoté1 et tordu comme ilest, c’est certainement un rejeton du diable. Il estsorti tout noirci du chaudron du Petit Jean2 !

Gwenn poussa un profond soupir et n’insistapas. Même si Annaïg était la plus virulente, laplupart des Concorentais partageaient la mêmerépugnance vis-à-vis non seulement du bossumais aussi des autres charbonniers qui hantaientles forêts, et dont ils se défiaient comme s’ilsavaient été des bêtes sauvages.

— De toute façon, j’ai fini ma buée, et je netiens pas à être en retard à la messe, fit Gwennavec défi. Vous feriez mieux de vous presser sivous ne voulez pas être encore à votre lessivelorsque l’office commencera. Vous savez bienque ça porte malheur…

Les autres filles se dépêchèrent d’achever leurbesogne, sauf Dahud qui ne mettait jamais les

1. Bossu, voûté.2. Surnom donné au diable dans la région de Mauron

et de Concoret.

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pieds à l’église. Elle passait ainsi pour une sor-cière aux yeux des villageois, l’équivalent de l’unde ces pansous dont la tradition se perdait, mi-guérisseurs mi-sorciers.

— T’en fais pas, on s’ra à l’heure, dit Fanchonqui rinçait sa dernière chemise.

Une superstition bien ancrée affirmait en effetque, si une lavandière était surprise à faire sa les-sive durant la messe du dimanche, elle s’exposaità revenir au même endroit pour y laver son suaireaprès sa mort. De même, on ne menait jamais labuée le vendredi afin de respecter le dicton :

Qui bout la lessive le vendredi,fait bouillir le sang de Notre Sauveur !

A fortiori, cet interdit était redoublé le ven-dredi saint. Celle qui aurait osé laver son lingece jour-là aurait cousu son propre linceul ou celuide l’un de ses parents. De même, le paysan quiaurait labouré son champ un pareil jour n’auraitfait que creuser sa tombe. C’est pourquoi, parmesure de prudence, on vidait tous les seaux etrécipients de la maison et on s’exemptait de touttravail manuel.

Gwenn plia son linge propre et bien rincé,qu’elle irait évailler1 dans les bois pour qu’il

1. Étendre le linge.

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sèche, rangea ses ustensiles et, empoignant lesdeux bras de sa brouette, s’engagea sur lechemin. Derrière elle, les lavandières finissaientleur chanson en chantant à mi-voix.

— Faut pas l’dire à ma mèreQue je me suis neyé.Faudra plutôt lui direQue je me suis mariéAvec la plus belle filleQu’il y a dans l’évêché.Elle a les cheveux jaunesEt les sourcils dorés.Elle a les deux mains blanchesComme une feuille de papier,Et la bouche vermeilleComme la rose au rosier.

Avant de rejoindre la route, Gwenn se retournaune dernière fois et croisa le regard de Dahud.

C’était un regard si froid, si rempli de noirceur,que la jeune fille en ressentit un frisson dans ledos. « Ce soir est veille de Samain. Méfie-toi deslavandières de la nuit », semblait lui répéterDahud à bouche close. « Prends garde aux lavan-dières de sang ! »