De la Fouchardière - Histoire d'un petit juif

  • Upload
    nunusse

  • View
    241

  • Download
    1

Embed Size (px)

DESCRIPTION

COMMENT BENJAMIN LÉVY FUT EXPULSÉ DE LA TERRE PROMISEIl y avait en Palestine, au village de Jérimadeth, un jeune garçon à qui la nature avait donné les mœurs les plus douces. Il s’appelait Benjamin Lévy. Sa physionomie annonçait son âme.Il avait le jugement assez droit, et un esprit si simple que dans la tribu on ne pouvait citer qu’un seul autre exemple d’une telle simplicité étonnante en une telle race  : celui du petit Joseph Cohn, surnommé Cohn-la-Lune à l’époque où les sages prédisaient que sa bêtise ne le mènerait à rien, mais qui devint plus tard le grand Cohn lorsqu’il eût gagné des millions en Europe par l’effet d’une sottise générale.Il en fut autrement de Benjamin.Un prétendu philosophe nommé Jean-Jacques Rousseau ayant entrepris d’écrire sa biographie, débute par cette phrase qui en donne la clé  : « Ma naissance fut mon premier malheur » ; après quoi, au cours de 600 pages, il se répand en lamentations fastidieuses fréquemment interrompues par ce refrain « Ces choses-là n’arrivent qu’à moi. » Ce qui est aussi inexact que le début... Car il devait écrire  : « Ma naissance fut mon seul malheur... » S’il n’était pas né, tout le reste ne lui fût assurément jamais arrivé.On peut dire que le principal malheur de Benjamin Lévy lui advint peu de temps après sa naissance.Il fut circoncis.Comment les Hébreux, qui représentent le peuple le plus sage, le mieux avisé de tout l’univers, ont-ils laissé se perpétuer parmi eux une aussi impertinente coutume, une aussi dangereuse tradition  ?Les Israélites, de tout temps, et bien avant qu’on les chargeât comme d’un crime de l’exécution de Jésus-Christ, qui serait mort de toute façon s’il était un homme, et qui est immortel s’il est un Dieu, ont été persécutés dans tous les pays du monde. Les Nabuchodonosors, les Pharaons, les Césars, furent tour à tour, au cours de l’Ancien Testament, les fléaux d’un Jéhovah acharné contre son peuple élu... D’après ce que nous voyons aujourd’hui ça ne faisait que commencer.Or, les Juifs, dès leur naissance, par une étrange mutilation, se marquent eux-mêmes d’un signe distinctif qui les dénonce aux yeux de leurs persécuteurs... Un Juif qui va être pendu ou dont la maison est sur le point d’être brûlée au cours d’un de ces pogroms si fréquents dans l’histoire pourrait dire  : « Eh  ! Messieurs, vous faites erreur, je ne suis point Juif » s’il ne portait sur lui ce qu’il faut pour le confondre.Que de fois, au cours de son existence, Benjamin Lévy fut victime de cet indélébile certificat de baptême...Au cours de son enfance, il n’était pas particulièrement racé. Il avait plutôt le type d’un « bambino napolitain », ce que des voisines malveillantes attribuaient au fait qu’un couvent de moines italiens était établi aux environs de Jérimadeth. Sa mère se trouva justifiée quand s’accentuèrent, au cours de son adolescence, les caractères distinctifs de la variété humaine à laquelle il appartenait...Sa petite voisine Rébecca, compagne ordinaire de ses jeux puérils, conserva par contre le type celtique, que les mêmes méchantes langues attribuaient à l’intervention d’un officier de police irlandais, chargé avec quelques autres de maintenir l’ordre en Palestine... Comme la coutume n’exige pas, pour une raison fort explicable, la circoncision des enfants du sexe féminin, Rébecca put se faire Aryenne par la suite, et causer ainsi à Benjamin le plus vif des désagréments dont il eut à souffrir.Cependant, Benjamin Lévy croissait en force et en sagesse sous la direction du bon rabbin Mardochée, dont il était l’élève favori et qui espérait le voir entrer plus tard dans les ordres sacrés.Mardochée inspira à Benjamin la respectueuse terreur d’un vieux dieu doué d’une effroyable capacité d’espionnage et de châtiment, et par ailleurs enclin, jusqu’aux extrêmes limites de l’injustice, à ce péché de colère, qui est classé parmi les capitaux lorsqu’on le reproche aux humains.Il lui conta une histoire du christianisme qui n’eût pas obtenu en France l’approbatio

Citation preview

Histoire dun petit juif

ouvrages du mme auteurAffaires de murs. Amours... toujours. Au temps des crosses. Balles sans rsultat. Cent blagues. Chercher la femme. Le Diable dans le bnitier (puis). Foutez-nous la paix. Mdecin malgr-nous. Machine galoper (puis). Mouise tous les tages. Vive lArme (puis). Prochaine dernire.

G. de l a fouch ar dir e

Histoire dun

p et i t j u i f

Fernand aubier d i t i o n s m o n ta i g n e - pa r i s

de cette dition, il a t tir part 25 exemplaires sur pur fil numrots.

copyright 1938 by ditions montaigne droits de reproduction et de traduction rservs pour tous pays. Scan ; ORC ; Mise en page - septembre 2008 LENCULUS pour la Librairie excommunie numrique des Curieux de Lire les usuels

COURT AVERTISSEMENT

Conformment lusage adopt en matire de films amricains, je tiens affirmer au pralable que les personnages mis en scne au cours de cet ouvrage sont de fantaisie. Aussi bien Voltaire me sert de caution. Le rle de Candide sera tenu ici par Benjamin Lvy, celui de Cungonde par Rbecca, celui de Pangloss par Mohamed ben Mohamed. Tout ce qui semblera prsenter une allusion aux vnements contemporains ou une ressemblance avec des gens actuellement vivants, sera donc, suivant lexpression anglaise : pure concidence ( ce qui en franais scrit comme a se prononce). La pure concidence sera frquente du fait que lantismitisme est en ce monde une monotone tradition. Dautre part, ayant laudace dadapter notre sicle les aventures de Candide, jessaierai, dans la mesure de mes moyens, dviter toute ngligence de style... du moins ces fautes de franais dont M. Lancelot, de lAcadmie Franaise, nous donne lexemple quotidien, et que dans son uvre il faut cueillir avec un dmloir.

CHAPITRE PREMIER

COMMENT BENJAMIN LVY FUT EXPULS DE LA TERRE PROMISEIl y avait en Palestine, au village de Jrimadeth, un jeune garon qui la nature avait donn les murs les plus douces. Il sappelait Benjamin Lvy. Sa physionomie annonait son me. Il avait le jugement assez droit, et un esprit si simple que dans la tribu on ne pouvait citer quun seul autre exemple dune telle simplicit tonnante en une telle race : celui du petit Joseph Cohn, surnomm Cohn-la-Lune lpoque o les sages prdisaient que sa btise ne le mnerait rien, mais qui devint plus tard le grand Cohn lorsquil et gagn des millions en Europe par leffet dune sottise gnrale. Il en fut autrement de Benjamin. Un prtendu philosophe nomm Jean-Jacques Rousseau ayant entrepris dcrire sa biographie, dbute par cette phrase qui en donne la cl : Ma naissance fut mon premier malheur ; aprs quoi, au cours de 600 pages, il se rpand en lamentations fastidieuses frquemment interrompues par ce refrain Ces choses-l narrivent qu moi. Ce qui est aussi inexact que le dbut... Car il devait crire : Ma naissance fut mon seul malheur... Sil ntait pas n, tout le reste ne lui ft assurment jamais arriv. On peut dire que le principal malheur de Benjamin Lvy lui advint peu de temps aprs sa naissance. Il fut circoncis. Comment les Hbreux, qui reprsentent le peuple le plus sage, le mieux avis de tout lunivers, ont-ils laiss se perptuer parmi eux une aussi impertinente coutume, une aussi dangereuse tradition ? Les Isralites, de tout temps, et bien avant quon les charget comme dun crime de lexcution de Jsus-Christ, qui serait mort de toute faon sil tait un homme, et qui est immortel sil est un Dieu, ont t perscuts dans tous les pays du monde. Les Nabuchodonosors, les Pharaons, les Csars, furent tour tour, au cours de lAncien Testament, les flaux dun Jhovah acharn contre son peuple lu... Daprs ce que nous voyons aujourdhui a ne faisait que commencer. Or, les Juifs, ds leur naissance, par une trange mutilation, se marquent eux-mmes

10

G. DE LA FOUCHARDIRE

dun signe distinctif qui les dnonce aux yeux de leurs perscuteurs... Un Juif qui va tre pendu ou dont la maison est sur le point dtre brle au cours dun de ces pogroms si frquents dans lhistoire pourrait dire : Eh ! Messieurs, vous faites erreur, je ne suis point Juif sil ne portait sur lui ce quil faut pour le confondre. Que de fois, au cours de son existence, Benjamin Lvy fut victime de cet indlbile certificat de baptme... Au cours de son enfance, il ntait pas particulirement rac. Il avait plutt le type dun bambino napolitain , ce que des voisines malveillantes attribuaient au fait quun couvent de moines italiens tait tabli aux environs de Jrimadeth. Sa mre se trouva justifie quand saccenturent, au cours de son adolescence, les caractres distinctifs de la varit humaine laquelle il appartenait... Sa petite voisine Rbecca, compagne ordinaire de ses jeux purils, conserva par contre le type celtique, que les mmes mchantes langues attribuaient lintervention dun officier de police irlandais, charg avec quelques autres de maintenir lordre en Palestine... Comme la coutume nexige pas, pour une raison fort explicable, la circoncision des enfants du sexe fminin, Rbecca put se faire Aryenne par la suite, et causer ainsi Benjamin le plus vif des dsagrments dont il eut souffrir. Cependant, Benjamin Lvy croissait en force et en sagesse sous la direction du bon rabbin Mardoche, dont il tait llve favori et qui esprait le voir entrer plus tard dans les ordres sacrs. Mardoche inspira Benjamin la respectueuse terreur dun vieux dieu dou dune effroyable capacit despionnage et de chtiment, et par ailleurs enclin, jusquaux extrmes limites de linjustice, ce pch de colre, qui est class parmi les capitaux lorsquon le reproche aux humains. Il lui conta une histoire du christianisme qui net pas obtenu en France lapprobation piscopale. Daprs ce Mardoche, il y avait une fois un nomm Barabbas qui faisait des tours de prestidigitation dun assez mauvais got, faisant jaillir des sources de vin parmi les noces aussi facilement que Mose faisait jaillir des sources deau. Las plaintes des dbitants de Jrusalem, lss dans les lgitimes intrts de leur commerce, motivrent lenvoi en Palestine dun policier romain nomm Horatius Flicus... Car, en ce temps-l, les Romains tenaient dans le monde le rle que tiennent de nos jours les Anglais et mettaient le nez dans les affaires de toutes les nations, surtout quand ces affaires ne les regardaient pas. Horatius Flicus, pour se donner de limportance, avait envoy Rome un rapport ridicule, bourr de miracles et dincroyables merveilles... Ce qui avait provoqu l-bas la cration dun nouveau dieu, bien que les Romains en eussent dj beaucoup plus quils nen pouvaient adorer. La cration de ce nouveau Dieu avait caus au cours des sicles suivants de sensibles ennuis au peuple dIsral... Mardoche affirmait que Benjamin Lvy tait bien heureux dtre n dans le seul pays o il ft labri des injures et des brimades des Gentils... Lternel avait marqu sa faveur Benjamin en le mettant tout de suite sur une Terre Promise que Mose lui-mme navait trouve quau prix dincroyables tribulations. Benjamin, nayant jamais vu dautres pays, estimait quil habitait le plus beau du monde.

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

11

Les cailloux, assurment, y poussaient avec une prodigieuse abondance ; lharmonie grandiose et un peu monotone du paysage ntait trouble, de loin en loin, que par un figuier facile vivre, dont les racines ntaient pas exigeantes quant la qualit et la quantit de sa nourriture. Mais sur cette terre de Palestine, les cailloux rpondent au principal besoin des hommes. Il sen pratique, entre Arabes et Isralites, un change fort actif. Ainsi Dieu fait bien ce quil fait, les cratures sachant sadapter la cration lorsque la cration ne se prte pas aux dsirs des cratures. Le vendredi, jour de chmage pour les Mahomtans, les petits Isralites qui frquentaient l'cole du rabbin Mardoche taient joyeusement lapids par les petits Arabes qui tudiaient le Coran sous la direction de Mohamed ben Mohamed, jeune docteur de la loi musulmane. Le samedi, jour de Sabbat, tait sanctifi de la mme faon par les jeunes Isralites... Sil est permis, le jour du Sabbat, de retirer son ne tomb dans un puits, il est assurment recommandable de ramasser des pierres pour en arroser les successeurs des Philistins, des Amalcites et de ces Amonites qui, travers la Bible, portent un nom de champignon vnneux. Quelques belligrants astucieux, se souvenant de la victoire de David sur Goliath, taient mme arms de frondes. Mais le rsultat de ces batailles tait tel quon aurait pu croire, de la part des tireurs, une maladresse systmatique ; ou, de la part de Jhovah, dit Allah, qui de l-haut fixe en dernier ressort les points de chute, une sorte de partialit vindicative. Lorsquun projectile faisait une victime, ce ntait jamais un des jeunes combattants. Le caillou dbarquait infailliblement sur le nez du rabbin Mardoche ou sur le front du docteur Mohamed ben Mohamed ; ce qui nuisait la dignit du personnage au cours de son apostolat. Mais si lun ou lautre prenait le parti de senfermer chez soi au cours des hostilits, le caillou entrait dans sa maison aprs avoir travers la vitre dune fentre close ; ce qui tait moins douloureux mais plus coteux. De telles dviations ne tenaient pas du miracle, mais dune inspiration moins leve. Les lves de Mardoche avaient remarqu quil suffisait datteindre par inadvertance le nez ou loreille du matre musulman pour recevoir du matre isralite un compliment ou une rcompense la fin de la classe. Quant Mohamed ben Mohamed, il prenait toujours avec une insistance singulire le mme exemple pour exposer le dogme fataliste : Ds que la pierre a quitt votre main, cest la main de Dieu qui la mne... Inch Allah ! Si elle aboutit sur le visage de celui qui enseigne lerreur, mektoub !.. Tout est crit... Vous navez aucune responsabilit dans les chtiments dcids depuis le commencement des sicles... Cette thorie et mme justifi laudacieux tent denfoncer un couteau dans le ventre du rabbin par pure curiosit de ce qui arriverait. Lanimosit qui dressait lun contre lautre ces deux docteurs professant deux formes dune loi unique en son essence navait pas uniquement pour origine une controverse sculaire sur la meilleure faon denvisager un seul Dieu que personne na jamais vu. Ils taient surtout diviss par une rivalit amoureuse . Mohamed ben Mohamed enfermait chez lui, parce que ctait la mode dans son peuple, deux pouses que personne naurait eu le dsir de lui emprunter, car elles taient vieilles et laides. Mme Mardoche, fort dsirable par des charmes abondants, jouait dans la maison

12

G. DE LA FOUCHARDIRE

de son vieil poux le rle que Ruth joua il y a quelques sicles au foyer de Booz. Mohamed ben Mohamed convoitait Mme Mardoche... Mardoche ne lignorait point. Une telle situation apportait dans la guerre des enfants de Jrimadeth une justice qui est absente de toutes les autres guerres. Car ceux qui inspiraient et organisaient les combats taient seuls exposs aux coups, alors que, suivant la tradition guerrire des peuples civiliss, ceux qui sont frapps se battent sans avoir de haine satisfaire ni de profit raliser. Il arriva cependant un jour quun neutre fut atteint et cest ce qui dcida du sort de Benjamin Lvy. Benjamin Lvy avait alors 17 ans. Il navait au fond du cur aucun got pour la bataille. Il et mieux aim, pendant que les autres se battaient, changer de tendres propos et des caresses maladroites avec sa jeune voisine Rbecca, sous le figuier du village ; cest l que se tenaient lombre, en se serrant un peu, tous les amoureux du pays. Mais une solidarit qui est la forme honorable de la lchet lobligeait envoyer des cailloux, avec les autres, contre le chef des rebelles, pendant quen dautres endroits de la Terre Promise, les Arabes adultes changeaient des balles avec les Isralites en ge de faire la vraie guerre. Benjamin Lvy, ce jour-l, ramassa un norme mllon et visa, avec lespoir secret de ne point latteindre, le turban du docteur Mohamed ben Mohamed, qui se prsentait bonne porte et sous un angle bien tentant. Nous avons crit que cet adolescent tait de murs douces. Il avait confiance dans sa maladresse naturelle. Il avait tort... Le bras dAllah dtourna le projectile du crne de son fidle croyant, mais dans une direction beaucoup plus dangereuse. A ce moment prcis, John Mac Cormick, m par le sentiment du devoir, traversait la zone de tir.

*John Mac Cormick portait luniforme de Sa Majest. Ctait une sorte de centurion cossais, de lespce constable. Il avait limpression rconfortante dimposer, partout o il manifestait sa prsence, lordre europen et le bnfice dune paix spcifiquement anglaise. Il restait impartialement furieux en prsence de ces deux troupes turbulentes, composes de jeunes indignes qui se battaient avec des pierres comme de mprisables voyous, au lieu de senvoyer des coups de poing par la figure comme font des gentlemen vritablement sportifs, ou de se rouler dans la boue, en se dmolissant coups de pieds clavicules, rotules et mandibules, comme font les jeunes gens bien levs lorsquils portent les glorieuses couleurs de leurs clubs. Ce qui dgotait surtout John Mac Cormick, cest que les pierres passaient beaucoup trop haut et que ces damns maladroits auraient fait de fichus joueurs de cricket. Il tait fort rouge et puissamment congestionn, tant sous leffet de la colre que du scotsch whisky dont il avait absorb une quantit considrable... La pierre latteignit la racine du nez. Sans doute la saigne qui en rsulta le sauvat-elle dune congestion dont les prodromes taient manifestes. Il nen manifesta aucune reconnaissance, et lana un coup dil irrit dans la direction do venait le coup. Dj Benjamin Lvy, prenant loyalement la responsabilit personnelle dun attentat

* *

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

13

essentiellement collectif, se prosternait en murmurant. Y am sorry, Sir... Cest peu prs tout ce quil savait danglais, mais cest suffisant dans les pays o dominent les Anglais, cest--dire dans les deux tiers du monde habitable. Puis il fit demi-tour et se mit courir, sans prendre la peine inutile de se retourner... car il savait que John Mac Cormick courait derrire lui, et sans voir le centurion il entendait parfaitement les terribles menaces que le centurion profrait. Quelques minutes plus tard, Benjamin tait juch dans le figuier du village, o il trouvait un sentiment de scurit prcaire. Le brigadier Mac Cormick ne se serait pas risqu monter dans le figuier, car le brigadier tait pesant et les branches de larbre fragiles ; une exprience prcdente lui avait appris que la dignit dun fonctionnaire de Sa Majest ne saccommode pas dune chute dans la poussire parmi les rires insultants des petits Juifs et des petits Arabes provisoirement rconcilis. John Mac Cormick se dirigea donc dun pas pesant vers son poste, o il rdigea un rapport destin un gentleman suprieur qui, cent kilomtres de l, fumait sa pipe devant un verre de whisky en mditant sur les destines de lEmpire Britannique. Ce rapport fut plus tard diffus par toute la presse mondiale sous le titre habituel : Nouvelles meutes en Palestine. Ainsi fut affirme par des faits nouveaux, la ncessit de la prsence du fonctionnaire anglais suprieur sur la Terre Promise et du brigadier John Mac Cormick. Jrimadeth. Le soir tait tomb lorsquune voix craintive, une voix den bas, hla le jeune Benjamin toujours blotti dans le feuillage. Descend, Benjamin. Je descends, mon pre... Comment, mon fils, as-tu pu faire une chose pareille ! Les Anglais sont irrits contre notre peuple. Si tu restes Jrimadeth, tu seras mis en prison, et la joie sera grande parmi les Arabes... Il faut fuir, Benjamin... M. Lvy pre tait doux, honnte et trop respectueux de toute autorit ; mais il savait montrer loccasion ce courage utile qui impose la fuite en un pril pressant. Mais o irai-je ? demanda anxieusement Benjamin qui, de lunivers tant barbare que civilis, ne connaissait que Jrimadeth. Puis, inspir par une des plus anciennes traditions du peuple lu, il demanda : Devrai-je aller en gypte ? Non, rpondit M. Lvy pre... Lgypte aussi est infeste dAnglais... que Dieu bnisse, ajoutat-il en jetant un coup dil furtif autour de lui. Mais il y a en Europe une autre Terre Promise, o on trouve fort peu dArabes et pas du tout dAnglais, o rgnent la justice, la bont, lgalit, la fraternit et labondance... As-tu entendu parler de ton oncle Mose ? Beaucoup de mes oncles sappellent Mose. Je veux te parler de celui qui est all l-bas pour sappeler Mosowski Abramovitch et qui est devenu gouverneur de la province de Tourduskopol ; car en ce pays o fleurit le caviar et o la vodka est le lait des patriarches, justice est toujours rendue au mrite... Jai une lettre de lui qui date seulement dune dizaine dannes et que jaime relire bien que je me trouve embarrass pour valuer sa fortune, car il sexprime en roubles, et je ne sais

14

G. DE LA FOUCHARDIRE

ce que vaut un rouble, nen ayant malheureusement jamais possd. Mais tu le sauras, toi, mon fils, car tu iras trouver ton oncle Mose, qui est gouverneur sur la terre de lgalit. Mon pre si lgalit rgne sur cette terre o vous voulez menvoyer, comment se fait-il que des gouverneurs y gouvernent leurs gaux ? M. Lvy pre ne rpondit pas cette question que personne na jamais rsolue. Mais il poursuivit. Tu iras trouver ton oncle Mosowski Abramovitch, dont tu es le seul hritier, et je ne doute pas quil ne te fasse un sort enviable. Mais le tempe presse. Voici une bourse o tu trouveras quarante livres anglaises pour ton voyage. Ton cousin David te conduira jusqu la cte dans son automobile de Dion qui a pass la Mer Rouge en 1904 et fait encore ses 25 kilomtres lheure. Tu trouvera assurment Jaffa un bateau qui te conduira en Russie, et en Russie tu nauras qu demande Mosowski Abramovitch gouverneur de la province de Tourduskopol. Fort sagement, M. Lvy pre ne permit pas Benjamin de faire ses adieux Rbecca. Plus sagement mme quil ne limaginait lui-mme. Car lheure o lautomobile du cousin David sloignait en ptaradant malgr lurgente ncessit de ne faire aucun bruit, lheure o Benjamin, au risque dtre chang en statue de sel, tournait des yeux mouills de larmes vers la demeure de sa bien-aime, Rbecca tait sous le figuier du village avec le fils du brigadier John Mac Cormick. Ce fut le 9 mars que Benjamin Lvy quitta la Terre Promise.

CHAPITRE II

COMMENT BENJAMIN LVY AYANT RETROUV LE DOCTEUR MOHAMED BEN MOHAMED SUR LE Duke oF WinDsoR ABORDA APRS NAUFRAGE SUR LILE DE BARABAGHBenjamin Lvy tait pench sur le bastingage, fort incommod par les flots, et regrettait lpoque o la faveur du Tout-Puissant permettait aux Hbreux de passer les mers pied sec. Mais ayant lesprit juste, il pensait quil navait rien fait pour mriter la faveur du ToutPuissant ; ayant mang avant lembarquement des aliments qui ntaient pas Kacher , il tait juste quil ft oblig de les restituer ; il regrettait seulement que la procdure de la restitution ft aussi dsobligeante. Il se trouvait embarqu sur le Duke of Windsor, bateau anglais comme son nom lindique. Mais sil avait attendu pour quitter Jaffa le passage dun bateau qui ne ft pas anglais, il et t assurment rejoint par quelques reprsentants de cette police anglaise qui est la premire du monde, du moins en juger par les exploits des dtectives quon admire dans les romans policiers. Au moment o Benjamin Lvy, la faveur dun moment de rpit, relevait la tte, il entendit une voix proche de lui qui murmurait une parole voquant le fatalisme rsign de toute une race : Mektoub Et dans le mme temps il reconnut la silhouette accable qui se tenait ses cts, secoue par les mmes spasmes douloureux. Il en prouva la plus vive surprise. Docteur Mohamed ben Mohamed Rien ne rapproche les hommes les plus diviss par leurs gots et leurs croyances, comme la communaut dans une mme infortune. Jai commis la faute de manger du cochon, avoua Mohamed ben Mohamed. Mais il ajouta une fois de plus cette excuse Mektoub . Il tait irresponsable ; car il tait crit, bien avant la naissance du Prophte, que Mohamed ben Mohamed, au cours de son hgire, mangerait dune bte impure, puis en ferait offrande aux poissons... Benjamin Lvy pensa une certaine baleine biblique qui, ayant mang du prophte malgr toutes les traditions en usage chez les ctacs, opra il y a fort longtemps une restitution du mme ordre.

*

16

G. DE LA FOUCHARDIRE

Le jeune homme, curieux de ce qui avait bien pu amener sur ce bateau ce commentateur du Coran quil avait laiss 48 heures plus tt Jrimadeth, estima quil tait la fois astucieux et loyal de conter dabord sa propre histoire. Il vit se froncer les pais sourcils de Mohamed ben Mohamed lorsquau cours de son rcit, il voqua le personnage du sergent Mac Cormick. Et moi aussi, scria le docteur, cest cause de ce chien dAnglais que jai d quitter sans dignit la terre de Jrimadeth... A cause de lui et de Rbecca. Hein ! Scria Benjamin, plein dinquitude. Il sagit dune autre Rbecca, prcisa Mohamed qui tait au courant des amours du jeune Isralite... Je veux dire lpouse de votre matre, le rabbin Mardoche. Jtais entr dans sa demeure une heure assez tardive, la nuit mme o sous les toiles, la de Dion 1903 de votre cousin David vous conduisait Jaffa... Je supposais que Mardoche faisait ses dvotions la synagogue, et il devait supposer que dans le mme temps, du haut du minaret, je conviais les fidles la prire. Nous nous rencontrmes chez lui... Il est, vous le savez, dun caractre souponneux ; un dlateur lavait sans doute prvenu que ma voix ne stait pas fait entendre lheure rituelle. Dans notre religion, qui est seule vritable, les prires sont bruyantes et cest parfois un inconvnient... Ainsi alert, Mardoche se conduisit avec une blmable impit. Il abandonna son Jhovah pour vrifier la conduite de son pouse Rbecca. Il me trouva trop prs delle son gr et se mit crier au voleur !... Par malheur, le sergent Mac Cormick tait dj de mauvaise humeur, cause de son nez. Je ne le visais pas quand je lai atteint, fit Benjamin, sensible ce reproche indirect. Vous me visiez moi ! Rpliqua doucement lArabe... Toujours est-il que le centurion me conseilla trs vivement de quitter Jrimadeth avant laube, parce que ma conduite ne pouvait manquer dtre juge dune faon dfavorable aussi bien parmi mes compatriotes que parmi vos coreligionnaires. a fera forcment du vilain au rveil, conclut-il... Il y aura encore des troubles ; et des pierres voleront encore par les airs, qui se tromperont encore de destinataire ... Mais ce qui dcida surtout mon rapide dpart, cest la pense de laccueil que me feraient mes deux pouses lorsque je rentrerais dans ma maison. Mes deux pouses sont vieilles et laides, mais acaritres... Nous autres, fils du Prophte, nous avons des demeures protges par des murs pais, avec des ouvertures extrmement troites, de telle faon que notre intimit soit protge et que les bruits de lintrieur ne se rpandent pas lextrieur... La raison vritable en est que nous avons, nous aussi, des scnes de mnage qui doivent rester secrtes, pour que le Matre ne perde rien de sa dignit... Ces dames vous auraient battu cause de Mme Mardoche ? Demanda le jeune Lvy avec une candeur quil regretta aussitt. Mohamed ben Mohamed, dtournant la conversation, rpondit par une autre question : O allez-vous par ce bateau, jeune homme ? Benjamin rpondit avec la prsomption de la jeunesse Je vais en Russie pour tre gouverneur de province. Inch Allah ! Ajouta prudemment Mohamed. Mais il ajouta avec fiert Je vais Paris peur vendre des tapis.

* *

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

17

Il se voyait dj cambr en une noble attitude malgr le faix crasant dtoffes multicolores, et offrant carpettes et tapis dorient aux Roumis attabls aux terrasses des cafs, avec lair de faire un royal cadeau lamateur indcis. Depuis les Croisades, fit-il, beaucoup dhommes de ma race ont fait fortune en vendant des tapis. Il ajouta dun air rveur Il y a aussi le commerce accessoire des cacahutes. Vous emportez des tapis et des cacahutes pour les vendre l-bas ? Cest Paris mme quon fait les tapis dArabie et quon rcolte les cacahutes... Tout le reste est loquence ; il suffit de rpter toujours la mme chose avec un accent de conviction pour que lacheteur soit charm, et jai assez lhabitude de rpter douze mille fois les versets du Coran pour savoir prononcer les formules rituelles : Beau tapis, mon zami ! Pour rien... Trente et deux francs... Pour te faire plaisir huite francs ! Mohamed ben Mohamed devait cette initiation aux affaires un compatriote rapatri de France en Palestine, aprs fortune faite... Le compatriote gayait les veilles en imitant le langage et les marchandages ridicules de lidiot de Roumi qui finissait par emporter le tapis pour cent sous, croyant avoir fait une bonne affaire. Benjamin Lvy sinforma auprs de lArabe de la destination exacte du bateau, quil avait pris parce quil tait le premier partir. Mohamed rpondit quil se dirigeait vers Liverpool. Est-ce loin de Tourduskopol ? Demanda Benjamin. Mohamed lignorait. Il savait seulement que ctait proche de Paris, centre de ses affaires. On serait Liverpool dans huit jours... Inch Allah ! Mohamed montrait une prudence trs avise en disant quon arriverait dans huit jours, sous la condition du bon plaisir de Dieu. Il advint que huit jours plus tard, il plut Dieu que les voyageurs se trouvassent beaucoup plus prs de Tourduskopol que de Liverpool.

*a commena par quelques froncements de sourcils du commandant du paquebot la suite dune srie de messages par T. S. F. Le commandant tait un vieil Anglais peu communicatif, qui se contentait de jurer entre ses dents en tirant sur sa pipe, lorsque quelque chose nallait pas. Il nosa cependant pas refuser des renseignements M. Whright Blumenstein, titulaire dune cabine de luxe. M. Whright Blumenstein tait un gros banquier de Londres, qui venait de vaquer un devoir de famille quil considrait comme sacr, en allant voir son grand-pre, patriarche Jrusalem. M. Whright Blumenstein avait un valet de chambre polyglotte ; cest pour cette raison quil lavait engag, car il voyageait beaucoup... Et Jim fumait les cigares de son patron dans toutes les langues du monde. Benjamin Lvy se hasarda aborder ce personnage (cest le valet de chambre que nous voulons dire) et on obtint ce renseignement dans un yiddish mtin de slang londonien. Ce nest pas sur leau que a ne va pas. Cest dessous. Il y a des sous-marins espagnols qui se promnent entre deux lames et qui se dirigent par ici, venant de lOccident. Quavons-nous faire avec les sous-marins espagnols ? Demanda navement Benjamin.

* *

18

G. DE LA FOUCHARDIRE

Ils nous enverront au fond de la mer sils nous rencontrent. Cest pourquoi le commandant du navire a modifi sa direction. Mais jarriverai en retard Paris, fit Mohamed ben Mohamed se dpartissant un peu dun fatalisme qui est une forme de lapathie, et comme sil et eu Paris un rendez-vous trs press pour une grosse affaire de tapis dOrient. La nouvelle direction nous rapprochera peut-tre de Tourduskopol, fit avec optimisme Benjamin Lvy... Si nous allons vers lOrient... Nous ne pouvons pas aller vers lOrient, rpliqua Jim, car le commandant a reu un autre message lui signalant lapproche dune patrouille de sous-marins japonais, venant de lEst aprs avoir expertis les ctes de Syrie. LAngleterre est donc en guerre avec lEspagne ou avec le Japon ? Demanda Benjamin qui en tait rest certains prjugs accrdits par les livres dhistoire. Il ny a plus de guerre nulle part et il ne peut plus y en avoir depuis que la Socit des Nations impose la paix au monde avec une autorit premptoire et souveraine. Ainsi la Chine nest pas ltat de guerre dclare avec le Japon, et lEspagne nest pas en guerre avec lEspagne. Cependant les Japonais brlent les villes chinoises et les Espagnols massacrent les habitants des villes espagnoles, par un jeu purement sportif... Je ne prtends pas que les sous-marins espagnols et les avions de ces deux pays naient pas un plaisir plus vif couler les navires anglais chaque fois quils en rencontrent ; car ils estiment que depuis longtemps il y a trop de navires anglais la surface de leau. Ils ont gnralement, au cours de leurs manuvres, le bnfice de lincognito. Cet anonymat est trs mritoire pour des guerriers, qui dfaut de profit, recherchent ordinairement la gloire. Jim ! Appela dune voix brve M. Whright Blumenstein, qui avait aperu du pont suprieur son valet de chambre et le voyait avec dplaisir sencanailler en compagnie de passagers de troisime classe. Si a peut vous faire plaisir, murmura Jim en prenant cong de ses nouvelles connaissances, pensez quen cas de coup dur, les millionnaires se noieront exactement comme vous, avec les mmes grimaces et le mme gonflement de labdomen ; en bas il ny aura aucun privilge de classe... et cest vous, peut-tre, qui aurez le plus de succs auprs des crabes. Cette perspective napporta aucun rconfort, Mohamed ben Mohamed ni Benjamin Lvy qui se regardaient avec consternation. Prions le Seigneur, suggra Benjamin, qui avait appris au catchisme du rabbin une grande varit de prires et en particulier celles par lesquelles on peut dtourner diffrentes espces de calamits. Mohamed montra quil rprouvait ces paroles impies. Ce qui est crit est crit... As-tu la prtention. ver de terre, de faire revenir Allah sur ce quil a dcid de toute ternit, et par consquent de lui faire avouer quen prenant sa premire dcision, il a raisonn comme un imbcile ! Pourtant, fit timidement Benjamin, vous autres, Musulmans, vous ne faites pas moins de cinq prires par jour. Parce que cest la mode, rpliqua Mohamed nonant ainsi une vrit premptoire tablie de tout temps sur les hommes comme sur les femmes du monde entier... Et puis nous prions pour ne rien dire du tout... Nous nous bornons affirmer, cinq fois par jour,

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

19

quAllah est Allah et que Mahomet est son prophte, ce quaucun homme raisonnable ne saurait contester, et ce qui doit faire plaisir Mahomet comme Allah... Cest une affirmation didentit semblable celle que proclament les chiens de chrtiens avec une aussi louable nergie, et plus de cinq fois par jour. Et comment prient les chrtiens ? Demanda Benjamin curieux. A la vrit je suis seulement renseign par mon cousin Achmed qui a fait fortune en vendant des tapis Paris... Les Roumis franais, tourns non point comme nous vers la Mecque, mais vers nimporte lequel des points cardinaux, scrient avec nergie : Sacr nom de Dieu ! Ainsi ils affirment que Dieu est le nom de Dieu, comme nous affirmons quAllah est le nom dAllah, cest une vrit non moins incontestable et qui ne tend pas modifier ce qui est crit avant le commencement des sicles. Benjamin laissa errer son regard sur le navire. Il y a ici des gens de toutes les religions et dont les dieux ont des gots assez diffrents. Si nous prissons tous ensemble il slvera vers le ciel un concert discordant dinvocations contradictoires et chaque dieu aura du mal reconnatre les siens. Dun geste instinctif vers son crne, Mohamed sassura que sa mche rituelle tait en place et assez solide pour que lAnge de la Mort pt lenlever du festin des crabes et le transporter au Paradis des croyants. Ny aurait-il pas pour nous runir tous dans une mme foi, linstant suprme, une pieuse crmonie qui soit en usage dans toutes les religions ? Il y a la qute, rpondit Mohamed ben Mohamed sans y mettre de malice. Cependant, le Duke of Windsor poursuivait sa route vers le Nord. Par cette habile manuvre, le commandant put chapper aux risques invisibles qui le menaaient et passer entre les Japonais et les Espagnols aux aguets sous les eaux. Lorsquil parvint lentre des Dardanelles, il eut la vrit limpression de stre fourr dans une souricire, car il navait comme issue que la Mer Noire, o personne sur le bateau navait affaire, sauf peut-tre Benjamin Lvy. Mais si lon considre cette manuvre du point de vue stratgique, il faut reconnatre quelle eut un succs complet. Car les deux quipes submersibles qui taient sa poursuite, lune venant de lEst, lautre venant de lOuest, se heurtrent lune lautre avec prcision. Et lune et lautre croyant une agression prmdite se livrrent avec une ardeur joyeuse un combat acharn... Les submersibles restrent submergs, embouteillant pour quelques annes lentre des Dardanelles. Quelques Japonais en fcheux tat de conservation remontrent individuellement la surface. Quant aux marins qui animaient les sousmarins espagnols, ils furent repchs par les Turcs de la mme faon ; leur repchage permit de dmontrer lexactitude de cet axiome accrdit en Europe : Il y a des gens qui se disent Espagnols et qui ne sont pas du tout Espagnols... Les hros dfunts taient, suivant leur origine ethnique, Allemands, Italiens ou Russes. Il en est sous la mer comme sur la terre. Sans quoi depuis le temps quon se bat en Espagne, il ne resterait plus dEspagnols. Deux jours aprs lvasion du Duke of Windsor, il se produisit bord un petit scandale qui anima ce voyage menac de quelque monotonie. Car le capitaine, avec un honorable enttement britannique, avait dcid quil ferait dix fois, vingt fois le tour de la Mer Noire,

20

G. DE LA FOUCHARDIRE

autant de fois quil faudrait pour que la situation internationale devint moins dmentielle quant aux choses de la mer, ou du moins pour que la Mditerrane ft purge des pirates qui linfestaient. Car, disait avec raison cet honorable navigateur, sil est normal et rgulier de rencontrer sur sa route des temptes, des cueils, des requins, et mme au besoin des corsaires malouins, il nest pas convenable de senfoncer brusquement, sans savoir pourquoi, parce que la civilisation exprimente en temps de paix les ustensiles qui doivent faire en temps de guerre des dgts merveilleux. Et le capitaine parlait, lorsquil naurait plus de vivres ni de mazout dans ses soutes, de se mettre au service des Turcs, qui se tiennent bien sages depuis vingt ans.

*Voici lintermde qui survint quelques heures avant la fin de la croisire imprvue. Une vieille Anglaise, au cours de la nuit qui devait tre la dernire, fut viole quatre fois dans sa cabine... Aprs quoi, ayant russi reprendre haleine, elle appela au secours, non sans stre assure que lodieux agresseur tait hors dtat de perptrer un cinquime attentat. Le criminel russit senfuir, et au matin une enqute fut mene par le commissaire du bord. Pourriez-vous reconnatre le personnage ? Demanda lenquteur la vieille lady. Comment aurais-je pu le voir dans lobscurit ? Rpondit la victime... Mais je puis affirmer que cest un Juif... Et comment pouvez-vous affirmer que... Le commissaire sinterrompit net... Il avait rflchi qu son ge, cette voyageuse avait certainement acquis assez dexprience sous des climats divers pour ne faire aucune mprise de ce genre, mme sur un point de dtail. Mais elle se mprenait sur la conclusion quelle en tirait... Car le dtail dont il est question nest pas particulier aux Isralites ; on le peut constater galement sur les Arabes qui ressortissant la mme race smitique et, soumis la mme chirurgie rituelle, prsentent la mme lacune spciale en leur anatomie. Or, bien que la confession ne soit pas un sacrement de la religion musulmane, lheure mme o le commissaire du bord recevait la dposition de la victime, le coupable faisait des aveux Benjamin Lvy. Cette confession tait adroite... Benjamin qui occupait la couchette situe au-dessous de celle de Mohamed, savait fort bien que son camarade stait absent au cours de la nuit ; en lui faisant une confidence volontaire en apparence, lArabe mettait obstacle ce tmoignage dangereux... Par surcrot, tout en reconnaissant les faits, il plaidait non coupable. Nous autres, Musulmans, ne pouvons nous passer de femmes mme sur un bateau. Le Prophte savait que nous pouvons combler plusieurs pouses, puisquil nous a permis den possder un nombre illimit. Cette Anglaise, que jai connue la nuit dernire, nest pas plus vieille ni plus laide que les deux pouses que jai laisses Jrimadeth... Ce qui lui est arriv tait crit. Si je navais pas convoit la femme du rabbin Mardoche, si je navais pas t oblig de quitter prcipitamment la Palestine, cette voyageuse usage net jamais plus

* *

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

21

connu les joies de lamour... Ainsi Mohamed ben Mohamed tenait un raisonnement semblable ceux qui faisaient jadis la force morale du philosophe Pangloss, bien quil appartnt une religion diffrente. Cependant, Benjamin Lvy, qui tait un jeune homme droit et vertueux, crut devoir lui faire des reproches. Mohamed ben Mohamed, voici que deux fois depuis que nous avons quitt notre pays, vous avez contrevenu la loi sacre. Vous avez mang du cochon, qui est un animal impur... et cet animal vous a possd, si bien que vous avez connu une femme qui nest pas de votre race... Cest ce qui advint mon anctre Juda, qui se commit avec une Cananenne, malgr la dfense du Seigneur. De cette union naquit Onan, qui inventa un genre diniquits particulirement dtestable. Vous navez pas craindre que votre aventure sur cette vieille Anglaise ait de semblables consquences, dont son ge la prserve... Mais voici que sur ce bateau, on accuse les Juifs de ce crime dont vous tes coupable et dont ils sont innocents. Cest le destin de notre race, dtre toujours charge de mfaits dont lauteur reste inconnu... On cherche le Juif, on le trouve. Mohamed ben Mohamed, vous avez attir sur ce navire la maldiction du ciel, et il va nous arriver des dsagrments. Benjamin Lvy tait de la race des prophtes. A peine avait-il prononc ces paroles quun coup sourd et puissant fit trembler le bateau. Et peine le commandant avait-il ordonn : Tout le monde sur le pont ! Les canots la mer ... que le Duke of Windsor sabma sous les flots.

*Benjamin Lvy ne savait pas nager. Trs peu dIsralites dorigine directe pratiquent la natation, car en Palestine les lacs et cours deau o ils pourraient apprendre cet art sont dune raret exceptionnelle. Certes, il y a la Mer Morte qui semble offrir une surface liquide ; mais ce liquide est dune densit qui voque celle de la poix ou de la glu, par suite dune concentration sculaire et dune intensive marinade de matires vgtales ou minrales ; lide de sy tremper ny viendrait aucune personne renseigne quant aux curieuses proprits purgatives de ce brouet qui agit par voie dendosmose sur le baigneur imprudent. Quant au Jourdain, on sait quil est maintenant capt ds sa source par les Moines du Saint-Spulcre qui le mettent en bouteilles, puis vendent les bouteilles remplies aux plerins chrtiens, des prix trs suprieurs celui du bon vin, mais avec certificat dorigine et cachet de garantie. Benjamin Lvy, qui avait senti se dcoller sous ses pieds le pont du Duke of Windsor, tait donc en train de se noyer. Dj, ayant implor la misricorde de son Dieu, et vou sa fiance Rbecca une dernire pense, il allait couler pic lorsquune pice dtache du navire, une pice qui tait en bois, surgit des flots sous ses yeux. Il lempoigna, et bnissait dj le ciel, lorsquune voix ordonna : Lche a ! Il reconnut la voix de Mohamed ben Mohamed qui estimait sans doute que lpave tait dun volume insuffisant pour supporter la fois un Isralite et un Arabe et prfrait que lArabe en et le bnfice.

* *

22

G. DE LA FOUCHARDIRE

Benjamin Lvy, que les procds de Mohamed commenaient dgoter ne put, malgr sa patience et la douceur de ses murs, sempcher de dire ce quil pensait Vous navez pas besoin de vous agiter ainsi, Mohamed ben Mohamed... Ce qui doit arriver arrivera, et toutes vos manires de pirate ne changeront rien ce qui est crit... Vous avez pu constater que je suis bon prophte et que jai prdit que nous aurions des ennuis par votre faute. Je prdis maintenant que ce qui vous arrivera, cest mon pied sur votre figure, si vous vous approchez de mon support... Mais sa bont naturelle prenant le dessus, il ajouta : Regardez plutt derrire vous... Derrire Mohamed flottait une autre pice dtache, qui tait un fragment du canot de sauvetage... Il tait crit que Mohamed ne prirait pas dans les flots, il tait galement crit que Benjamin Lvy ne se dbarrasserait pas de Mohamed avant davoir reu dautres tmoignages nombreux et probants de la mchancet humaine. Il advint que des vents favorables, ou des courants salutaires, ou dautres lments de la navigation maritime qui ont coutume de porter les naufrags vers des rives o les attendent dautres aventures, dirigrent les deux survivants du Duke of Windsor vers lle Barabagh, assez proche en vrit du lieu du naufrage pour que laventure soit vraisemblable. Il apparut leurs yeux, ds labord, que lle Barabagh ntait pas dserte, ce qui net pas manqu de les tonner sils avaient eu connaissance des cartes modernes o cette le est porte comme un roc parfaitement inhospitalier. Sur la rive se pressait une foule dhommes, de femmes et denfants, qui accueillirent les deux malheureux avec les marques dune compassion sincre. Benjamin Lvy reconnut quils taient tous de sa race, surtout lorsque lun dentre eux, un patriarche classique barbe blanche, lui eut dit en yiddish : 0 infortuns, le commandant de votre navire ne savait-il point que lle Barabagh, qui est notre prison, a t entoure par les Barbares dune ceinture de mines flottantes ? Tout la joie de se retrouver parmi ses frres, Benjamin Lvy ne prta point ce discours inquitant lattention ncessaire. En son optimisme et en sa candeur il scria Bni soit le ciel puisque je me retrouve sur une nouvelle Terre Promise o je ne vois par bonheur ni Anglais, ni Arabes ! Il lana un regard de dfi Mohamed ben Mohamed, sr de ne rien avoir redouter de lui puisque les reprsentants du peuple lu se trouvaient sur cette terre en immense majorit. Et Mohamed ne se vanta pas dtre un hrtique qui confessait bien haut jadis, du haut dun minaret, quil avait dform la loi de Mose. Ce fut seulement lorsque, revtu dhabits secs, ainsi que son compagnon, par les bons Isralites, et rconfort par un singulier ragot dont il ne se permit pas de suspecter lorigine, assur que si ctait de la viande ce ne pouvait tre que de la viande Kasher, Benjamin Lvy se souvint des paroles prononces par le patriarche barbe blanche. Vous avez dit, mon pre, que vous tiez prisonniers sur cette le... Navez-vous pas t conduits ici pour quelque promesse du Trs-Haut, qui conduisit nos anctres travers la Mer Rouge et fit pleuvoir sur eux la manne dans le dsert ? Le patriarche eut un petit rire amer. Il tait blas sur les mauvaises plaisanteries que ne cesse de faire le Trs-Haut son peuple lu depuis le temps dAbraham et de Jacob et qui le conduisit toujours des lieux o il ne rcolte que torgnoles et humiliations en supplment

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

23

aux pogroms. Il tendit dun geste o il y avait toute la noblesse de sa race antique ses bras vers le septentrion. Vois-tu l-bas, mon enfant, cette cte sinueuse qui se dessine travers la brume ? Cest la Bobarie, repaire dun peuple de balkaniques qui, dans notre souvenir plus proche, reste maudit comme furent jadis les Philistins et les Amalcites. Nous rsumons lhistoire que, pendant deux fois trois heures, conta Benjamin Lvy le vnrable patriarche.

CHAPITRE III

COMMENT BENJAMIN LVY, APRS AVOIR JUG LA CRUAUT DES BOBARES ET LEURS PERSCUTIONS CONTRE LE PEUPLE LU, PUT SEMBARQUER POUR SON GOUVERNEMENT DE TOURDUSKOPOL

Au commencement du XVIIIe sicle, le territoire balkanique tait divis entre les Abares et les Bulgares, peuples guerriers qui acquirent beaucoup de gloire en se massacrant entre eux, et surtout en incendiant les villes et les villages des pays voisins. Cest ainsi que, jusquen Westphalie, ils mirent mort le baron de Thunder-den-Tronck, brlrent son chteau, ventrrent sa fille, la belle Cungonde, et usrent leur mode, qui est celle des Boulgres, du fils du baron, lequel fut plus tard jsuite au Paraguay et plus tard encore rameur sur une galre turque. Depuis, la Balkanie vit clore un grand nombre de nationalits interchangeables, qui compliqurent la gographie au point que les libraires pdagogiques de lEurope occidentale firent de merveilleuses affaires en vendant des atlas que les coliers devaient remplacer chaque trimestre, car ils taient devenus dsuets et anachroniques. Outre les Abares et Bulgares, autochtones primitifs, il y avait, le jour o Candide fit naufrage, les Wisibares, les Ostrogares, et les Bobares qui taient un peu en avance ou fort en retard sur la civilisation, car ils pratiquaient lantismitisme, et lantismitisme est une forme de lanthropophagie. Les historiens ont marqu comment le prince Chabrol, hritier du trne Bobare, acquit une grande popularit. Il commena par coucher avec une dame Tripescu. Pour ne pas dsobliger celui de ses sujets dont la dame Tripescu tait lpouse lgitime, il eut le courage de sexpatrier. Le fait pour un prince hritier dafficher dans son propre pays une favorite officielle et publiquement adultre est de fort mauvais got... Louis XVI net peut-tre pas perdu son trne, si son pre et prdcesseur avait montr autant de discrtion envers les familles Bcu et Poisson qui donnrent naissance la comtesse du Barry et la marquise de Pompadour (lestimable auteur du Dictionnaire Larousse a calcul qu elle seule Mme Poisson avait

26

G. DE LA FOUCHARDIRE

cot la France 40 millions de francs, somme importante pour lpoque). Le prince Chabrol montra un sens politique plus avis encore en npousant pas Mme Tripescu divorce, alors quils visitaient les chteaux de la Loire et sjournaient dans les palaces de la Cte dAzur... Ce que les sujets pardonnent le moins facilement leur souverain, cest dpouser une personne dextraction infrieure. Ils tiennent par dessus tout la puret de la race royale, cette puret tant considre, non du point de vue ethnique, mais du point de vue dynastique. Cest pourquoi le prince Chabrol fut accueilli avec enthousiasme lorsque, devenu roi Chabrol, il revint en Bobarie. Il semblait que son rgne dt tre exempt de soucis, car il employait son temps se faire cinmatographier par les crans des cinmas mondiaux, tantt passant des troupes en revue, tantt chassant le daim en compagnie de son jeune fils, tantt jetant dans une fontaine sacre, loccasion de la nouvelle anne, une bague que des diacres, en vtements sacerdotaux, allaient repcher avec la plus louable mulation. Mais il arriva qu un moment tout alla mal en Bobarie. Tout nalla pas plus mal, rellement, quau temps o tout tait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Mais en Bobarie, comme dans le reste de lUnivers, tout le monde se mit se plaindre ; les fonctionnaires, les commerants, les militaires, et ceux qui payaient trop dimpts, et ceux qui trouvaient que les autres nen payaient pas assez, et mme ceux qui, souffrant de la faim, navaient rien manger. De sorte qu lcran du cinma on voyait une expression soucieuse sur le visage du roi Chabrol, malgr son vidente satisfaction dtre un aussi bel homme, suivant lesthtique des Balkans. Il se trouva alors en Bobarie un ministre qui tait un profond politique et qui sappelait Gayoga. Sire, dit-il au roi Chabrol, il faut dire au peuple que tous ses maux sont causs par les Juifs. Et pour plus de conviction, nous devons commencer par le croire nous-mmes. Pour lexpos des motifs, le ministre Gavoga adapta en prose bobare le discours que tint jadis le ministre Aman, en vers persans, au roi Assurus : Il est question des Isralites : ...Je les peignis puissants, riches, sditieux ; Leur Dieu mme ennemi de tous les autres dieux. Jusqu quand voudrez-vous que ce peuple respire, Et dun culte profane infecte votre empire. trangers dans la Perse, nos lois opposs, Du reste des humains ils semblent diviss Naspirant qu troubler le repos o nous sommes Et dtests partout, ils dtestent les hommes. Prvenez, punissez leurs insolents efforts, De leur dpouille enfin, grossissez vos trsors... Ce dernier conseil surtout semble intressant aux conducteurs du peuple. On voit par l que ce nest pas M. Gavoga qui a invent lantismitisme. Aman pas davantage. Du jour o il y eut des juifs sur la terre, commena svir cette religion taquine, et dabord

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

27

parmi les voisins du peuple lu. Ni Samson avec sa mchoire, ni les frres Macchabe ne surent imposer une paix durable aux perscuteurs, dont les lus tenaces furent les gyptiens et qui ont presque tous disparu de la surface de la Terre, alors quIsral manifestait une exceptionnelle endurance. Mais ds lorigine les Hbreux purent constater quils taient viss. Le dbut de lre chrtienne offrit un prtexte aux perscuteurs : les Juifs taient maintenant les bourreaux du Messie, donc on avait trs bien fait de leur rendre la vie intenable. On peut remarquer cependant que si le peuple lu avait t ananti prmaturment comme furent anantis ceux qui eurent limprudence de se frotter lui, Jsus-Christ, assurment, ne serait jamais mort sur la croix, mais il ne serait jamais n. Ce qui est tout fait remarquable cest que la premire perscution romaine sexera contre les Juifs, parce quils taient chrtiens. Au cours des quelques sicles qui suivirent, on les perscuta comme ennemis des chrtiens. Maintenant que lantismitisme revient la mode dans le monde entier, on perscute les Juifs parce quils sont Juifs ; les explications tautologiques sont les meilleures des explications. Ayant donn ces renseignements Benjamin Lvy, sur une situation qui depuis si longtemps maintient une humidit rituelle tout le long du mur des lamentations, le patriarche de lIle de Barabagh conclut ainsi : Je ne sais si le roi Chabrol couta dune oreille attentive le rquisitoire du ministre Gayoga. Mais il signa, entre deux prises de vue o il tient le premier plan, un dcret semblable celui que le cruel Aman et obtenu du grand roi Assurus, si le sex-appeal dEsther net t irrsistible... Ce dcret nordonnait pas que tous les Hbreux de son royaume fussent passs au fil de lpe, sans distinction dge ni de sexe. Il tait plus perfide en sa cruaut... Nous avons tous t transports dans cette le o, suivant lintention du feu ministre Gavoga, nous devions trs rapidement mourir de faim. Et un cordon de mines flottantes a t dpos tout autour de notre prison, afin de couler tous les bateaux qui tenteraient de venir notre secours... Mais le Seigneur a eu piti de nous. Par suite du naufrage des bateaux imprudents qui staient hasards dans ces parages, nous avons dispos de matriaux de construction qui nous ont permis dlever des abris contre le froid et les intempries. Et quest-ce que vous mangez ? Demanda Benjamin. Il pensait la fricasse qui lavait rconfort, ainsi que son compagnon, lors de son arrive sur lle de Barabagh. Mais comme il tait maintenant incommod par le travail de la digestion, il conjecturait que cette nourriture navait pas une origine surnaturelle comme la manne du dsert et les petits pains que de noirs messagers clestes apportrent Daniel, dans la fosse aux lions. Cette le, expliqua le patriarche, est le rendez-vous de toutes les pieuvres de la Mer Noire. Ces poulpes sont suprieurs en abondance et en qualit ceux de lAdriatique, qui alimentent les friteries de Venise... Ainsi, matin et soir, en bnissant le Seigneur, nous nous nourrissons de pieuvres cuites au feu de bois ; et grce aux torpilles dormantes qui font une ceinture notre refuge, nous ne manquons jamais de feu de bois. Ainsi la perscution tourne la confusion des perscuteurs... Mais il nous faut enterrer les victimes que nous apportent les flots ; heureusement nous reconnaissons aisment ceux des ntres qui

28

G. DE LA FOUCHARDIRE

il faut donner une spulture conforme nos rites, et dont lme va dormir dans le sein dAbraham. La pense quil avait mang de la pieuvre napaisa pas la rvolte de lestomac de Benjamin... et moins encore lvocation des friandises dues laction des torpilles et qui attiraient assurment dans les parages de lle Barabagh tous les tentaculaires de la Mer Noire. Il pensa aussi que, demain sans doute, il devrait manger dune pieuvre qui aurait got la vieille Anglaise ou au commandant du Duke of Windsor. Mais comme il tait fort poli, il complimenta le patriarche sur sa cuisine. Ctait vraiment excellent, dclara-t-il. Cest un peu monotone la longue, fit remarquer le patriarche dun air rveur... Mais nos aeux devaient aussi se fatiguer de la manne providentielle dans le dsert. A ce que prtendent Diodore de Sicile et lord Bollinbroke, qui, vrai dire, tait un incrdule, cette manne leur donnait, sur la fin du voyage, dinsupportables douleurs dentrailles. A ce moment, une rumeur sleva, venant dune autre partie de lle. Une troupe dhommes savanait, escortant avec des cris de joie de nouveaux naufrags... Ces bons Isralites, dont la vie tait prcaire et misrable, se rjouissaient de ce que la mort avait t pargne deux de leurs semblables. Benjamin Lvy, du premier coup dil, reconnut en ces tres ruisselants Sir Whright Blumenstein et son valet de chambre Jim. Et il saperut avec affliction que, dans lattitude du sujet anglo-isralite qui venait dchapper miraculeusement au trpas, la morgue britannique et le got obstin du confort malgr tout lemportaient ridiculement sur la sagesse orientale quil et d tenir de son autre origine. Sir Whright Blumenstein simaginait sans doute tre sur quelque colonie anglaise, o les indignes devaient lui montrer un respect obsquieux et une soumission de tous les instants. Un Anglais mouill qui arrive quelque part ne manque jamais dexiger dabord un whisky pour se rchauffer. Le naufrag de luxe ny manqua pas, et spcifia quil dsirait de prfrence un verre de White-Horse. Les bons Isralites quil et d considrer comme ses demi-frres (son pre banquier au pays de Galles avait pous la fille dun prteur sur gages de la Cit) se regardrent avec consternation. Personne ne tenait de whisky sur lle Barabagh. Alors ! Mon th ! Commanda Sir Whright Blumenstein, qui lide quil pt exister dans lunivers un endroit o il tait impossible un gentleman de prendre son th semblait non seulement invraisemblable, mais indcente au point doffenser le sentiment de respectabilit la plus lmentaire. Il ny avait pas non plus de th. Lirritation de Sir Whright Blumenstein se tourna vers son valet de chambre. Je vois, Jim, que vous avez encore oubli de prendre ma valise, avec des vtements secs, et le smoking pour le dner. En vrit, je ne suis pas satisfait. Jim resta parfaitement insensible au mcontentement de son matre, mais lui donna un bon conseil. Vous pouvez aller vous-mme chercher votre valise lendroit o elle se trouve. Je ne

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

29

crois pas que les vtements soient rests parfaitement secs dans la valise ; mais assurment il ny a pas de h poussire dessus. Bien... Je vais alors prendre un tub, dclara Sir Whright Blumenstein dont la dignit se rfugiait dans le dernier rite mondain quil lui ft possible daccomplir. Il y avait assez deau autour de lui, assurment, pour quil pt prendre son tub, bien que le besoin, pour linstant, ne sen ft pas sentir... Benjamin resta quatre jours dans lle Barabagh. Mais aprs avoir mdit sur les exhortations du patriarche de la tribu, il tait rsign y demeurer toute sa vie, pleurant seulement lespoir de jamais revoir la belle Rbecca. Nous devons faire crdit au Trs-Haut, avait dclar le Guide des Hbreux... Nous devons avoir confiance, car le ciel a dj ruin la faveur dont limpie Gavoga jouissait auprs du roi Chabrol, comme il avait ruin la faveur de linfme Aman auprs du roi Assurus... Certes, nous avons tout d mme t dports dans cette le par les vux unanimes des Bobares qui nous considraient injustement comme une calamit biblique. Mais ici, nous sommes labri du feu du ciel qui va fondre sur le vieux monde comme il fondit autrefois sur Sodome, Gomorrhe et Babylone... Je parle par images, mon enfant. Il est certain que ces peuples maudits vont tous sexterminer soigneusement entre eux, dans les Balkans dabord, puis dans toute lEurope, et les Jaunes dAsie leur donneront volontiers un coup de main quand leur heure sera venue... Lorsque la Terre sera purifie des Aryens, ce sera vritablement pour nous la Terre Promise, et nous sortirons de notre le pour y faire rgner la paix et la justice selon les promesses des prophtes. Cependant, sir Whright Blumenstein se livrait des spculations moins leves et tout aussi chimriques. Il faisait des calculs sur un petit carnet, avec un crayon quil avait galement sauv des eaux. Il mditait linstallation sur lle Barabagh, ds quun navire anglais serait venu pour le rapatrier, dune vaste usine de conserves : des milliers de boites de pieuvre quil vendrait en qualit de homard... Dj il exportait en Amrique des tonnes de caviar russe fait avec des graines de tournesol incorpores du cirage et arroses dhuile de foie de morue afin de leur donner ce got de poisson pourri qui sduit les vrais amateurs. Sir Whright Blumenstein tait un de ces demi Anglais, de ces demi-Juifs, qui ne font aucun honneur la pure race isralite ni la pure race anglaise, dont ils ont pris les dfauts sans en prendre les qualits... Il ne pensait qu gagner de largent, ce qui na jamais t une ambition honorable.

*Le quatrime jour de la captivit de Benjamin Lvy, parut lhorizon un bateau qui se dirigeait vers lle Barabagh. Les insulaires taient impuissants lui faire des signaux intelligibles afin de lavertir du pril et se rsignaient le voir sombrer comme avaient sombr ses prdcesseurs. A leur grande surprise, il franchit sans encombre le passage dangereux. Ce privilge sexpliquait naturellement du fait quil tait pass exactement lendroit o le Duke of Windsor avait rencontr lobstacle fatal... or, lobstacle fatal tait constitu par une torpille qui, ayant dj fait explosion, ne pouvait clater une deuxime fois. Cest le btiment britannique qui vient me chercher, fit avec assurance sir Whright

* *

30

G. DE LA FOUCHARDIRE

Blumenstein... Enfin, je vais pouvoir prendre mon th. Il faut donc croire, complta son valet de chambre du ton le plus suave, que Sa Majest George VI a modifi ses armes, car nous pouvons voir maintenant la faucille et le marteau. Jim avait une vue perante. Et lorsque laviso fut plus proche, on put constater quil ne stait pas tromp : le pavillon du btiment portait en effet un marteau et une faucille entrelacs. Debout la proue, une sorte damiral, beaucoup plus galonn dor que ne le sont les amiraux des marines capitalistes, fit un discours pour annoncer quil venait planter un pavillon tout pareil sur lle Barabagh, et que ctait un grand honneur pour les habitants, car ces signes leur apportaient le bonheur social, qui est le travail obligatoire dans la plus fraternelle des liberts. Benjamin Lvy entendait la langue russe, comme il entendait lallemande et la franaise. En effet, lors des pogroms qui marqurent en Russie le rgne de Raspoutine, de nombreux migrs stablirent en Palestine ; et, plus rcemment, de plus nombreux migrs allemands, par la grce du rgime hitlrien. Quant la langue franaise, dinnombrables congrgations ont perptu la tradition des Croisades... Ctait par principe, et pour ainsi dire en consquence dun vu, que Benjamin navait jamais consenti apprendre langlais, car les Anglais, comme leurs prdcesseurs les Romains, mettent de lindiscrtion dans leurs mthodes de colonisation. Il traduisait les paroles de lamiral sovitique au vnrable chef de la communaut isralite, qui rpondit ceci, en substance, sur le ton le plus courtois: Les Isralites avaient vcu, depuis le commencement de leurs malheurs, sous tant de drapeaux divers, quils ntaient aucunement incommods par un nouveau pavillon portant la faucille et le marteau... Cependant, ces outils qui, dans une socit laborieuse, symbolisent le travail, leur semblaient sinon dplacs, du moins inutiles sur une le dserte. Car ils navaient rien rcolter ; et de mme que le labourage et le pturage, le ressemelage tait une industrie peu florissante sur le roc de Barabagh. Le pavillon fut cependant accept avec politesse et plant dans une situation flatteuse. Cest alors que Benjamin Lvy, malgr sa timidit, osa demander quelque chose au commandant de laviso sovitique : Monsieur, voulez-vous memmener en Russie ? On ne dit pas Monsieur , on dit camarade suprieur . On ne dit pas Russie ; on dit U. R. S. S. Camarade suprieur, voulez-vous memmener en U. R. S. S. Pourquoi faire ? Benjamin bluffa, anticipant un peu sur les vnements quil esprait Parce quon my attend pour tre gouverneur de province. Le camarade amiral confra avec quelques personnages de son tat-major. La dlibration peut tre ainsi rsume : LU. R. S. S. manque de commissaires de province, car il sen fait une consommation intensive par voie dpuration. Aprs quelques mois ou quelques semaines dusage, on dcouvre que le camarade gouverneur est une vipre lubrique, et en consquence de cette

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

31

dcouverte, il nest plus bon qu tre enterr ignominieusement. Aussi, personne en U. R. S. S. ne veut-il plus tre commissaire du peuple ; si cette situation permet au titulaire de manger sa faim, il ne lui est pas permis de manger longtemps. Puisque ce tout jeune homme, dcouvert sur une le mal approvisionne en nouvelles, tait volontaire pour cette mission dangereuse, pourquoi ne pas profiter de sa bonne volont ? Nous temmenons, camarade. Un canot se dtacha de laviso. Pendant que les camarades rameurs le conduisaient vers le rivage, Mohamed ben Mohamed sapprocha de Benjamin Lvy. Et moi ? Dit-il. Benjamin Lvy considra son compagnon avec un certain dgot ; puis il lui parla avec sincrit. Mohamed ben Mohamed, sans parler de ce qui sest pass avant notre naufrage, vous vous tes conduit comme le dernier des dgotants depuis que nous sommes sur cette le. Abusant de la patience de mes frres et de leur hospitalit VOUS proclamez cinq fois par jour, haute voix, quAllah est Allah. Cest la vrit. Cest une provocation, car Jhovah est Jhovah, et il a eu des multitudes de prophtes, tandis que votre Allah na pu sen offrir quun seul... Dailleurs, jai remarqu votre conduite, qui est remarquablement indcente. Vous tournez autour des pouses et des filles de nos frres, en vous comportant la manire des singes, qui ont moins de rserve encore que les cochons. Jaccomplis les ablutions rituelles : lheure , des prires, le Croyant doit laver en public, et avec . , du sable sil na pas deau, toutes ses extrmits. Cest de lexhibitionnisme... Si je vous emmne en Russie, Mohamed ben Mohamed, ce nest pas pour avoir le plaisir de votre compagnie, cest pour dbarrasser de votre prsence mes frres, qui gardant dans linfortune leur tenue et leur dignit, se montrent toujours corrects et bien levs... Je craindrais par surcrot, si vous restiez parmi eux, que vous ne compromettiez la puret de leur race, car je me rappelle lactivit inquitante dont vous ftes preuve lendroit de la vieille Anglaise du Duke of Windsor... Le camarade amiral consentit embarquer aussi lArabe, condition quil aidt la manuvre. Mais il marqua que ctait une grande faveur, car pour des trangers, il est aussi difficile de pntrer en Russie, quil est malais pour des Russes den sortir. Les Hbreux de lle Barabagh firent Benjamin de touchants adieux, et le patriarche, le tirant part, lui mit dans les mains un sac assez lourd. Nous avons pu, en partageant notre or avec les soudards bobares qui nous ont dports sur ce rocher, sauver la moiti de ce que nous avons pu apporter... Acceptez ce prt qui pourra vous tre utile en Russie. Je ne voudrais pas vous en priver. Hlas, les richesses ici sont inutiles, car rien nest vendre ni acheter, et le Seigneur nous dispense directement ce qui est ncessaire notre existence. Il en est de mme assurment dans le pays o je vais, rpondit Benjamin avec une

32

G. DE LA FOUCHARDIRE

fiert nave... La Russie, suivant la promesse des prophtes Juifs qui lont transforme en la touchant de la baguette de Mose, est devenue la Terre Promise. Tous les biens sont communs aux heureux mortels qui lhabitent. Tout se partage fraternellement. Il ny a pas de pauvres ni de riches. Et on ne sait plus l-bas ce que cest que largent. Qui vous la dit, mon enfant ? Mon cousin Abramovitch la crit mon pre, il y a quinze ans, lorsque Davidovitch la nomm gouverneur de la province de Tourduskopol. Davidovitch Brandstein, quon appelait Trotsky ? Ctait un des prophtes de notre race. Laissez-moi vous donner un conseil, mon enfant. Lorsque vous arriverez en Russie, ne vous recommandez pas de Trotsky. Benjamin allait demander pourquoi, lorsque le camarade navigateur qui dirigeait le canot du Tovaritch manifesta son impatience par deux brefs coups de sifflet... Une heure plus tard, le Tovaritch disparaissait dans les brumes de lEst. Le patriarche, alors enleva de la fente du rocher o elle tait fixe la hampe du pavillon portant le marteau et la faucille. Ce drapeau, dit-il son peuple, pourrait nous attirer de nouveaux ennuis. Cest la coutume des drapeaux... Nous ne devons pas en avoir. Prenons patience encore quelques jours, quelques annes, quelques sicles... Nous sommes toujours les Tmoins.

CHAPITRE IV

COMMENT BENJAMIN LVY, VENU EN RUSSIE POUR TROUVER TOURDUSKOPOL, DCOUVRIT UNE MINE DE SELBenjamin Lvy, lorsquil dbarqua Sbastopol en compagnie de Mohamed ben Mohamed, reconnut quon lui avait dit vrai en affirmant que ce pays tait le plus heureux du monde. Voyez, Mohamed, dit-il... Mon pre avait raison... Tous ces gens chantent et dansent... Sil avait t un peu plus observateur, Benjamin aurait reconnu que ces danseurs avaient sur leurs visages lair de gravit un peu anxieuse quon peut observer dans lil dun ours savant excutant un numro de chorgraphie ; car lours danse parce quil est install sur une plaque de tle chauffe au rouge sombre. Il sadressa lun deux, du ton cordial quil devait prendre naturellement dans un pays o tous les hommes sont frres. Tu es heureux, camarade ? Demanda-t-il. Le camarade ninterrompit pas ses exercices qui taient assurment mritoires, car de ses mains il pinait la balalaka et restait assis sur ses talons en envoyant alternativement et latralement ses pieds la hauteur de son front ; tel est, depuis le premier Alexandre, le principe gymnastique de la chorgraphie populaire russe. Mais il lana Benjamin un regard mfiant, qui se rassrna lorsquil crut avoir compris. Or, il navait rien compris du tout. Trs heureux ! Rpondit-il. Et il reprit dun ton farouche, en observant celui quil prenait pour un observateur officiel : Que quelquun, camarade, se permette de dire que je ne suis pas trs heureux ! Tu habites un beau pays, complta Benjamin Lvy avec une sincrit qui fut aussitt mconnue. Car le camarade moujik pensa que le camarade observateur de la Gupou faisait de lironie, ce qui nest pas une spcialit professionnelle.

34

G. DE LA FOUCHARDIRE

Trs beau pays, camarade... que quelquun se permette de dire que ce nest pas un trs beau pays ! Or, Benjamin Lvy promenait un regard ravi sur ces collines dnudes de Crime, o ne poussent que des cailloux. Mais ctait pour lui le plus beau paysage du monde, car il ressemblait aux paysages de Palestine. Ainsi, reprit Benjamin au grand ennui de Mohamed ben Mohamed qui avait grandfaim et quennuyait fort cette conversation mondaine, chaque jour que Dieu fait, vous chantez et vous dansez ? Le camarade moujik, dun bond, se redressa sur ses pieds, interrompant danse et musique. Quel Dieu ? Demanda-t-il. Il tait surpris quun dlgu de la Gupou, charg dune propagande antireligieuse qui slevait aussi bien contre les popes autochtones que contre les curs chrtiens, mahomtans ou bouddhistes de tout poil et de toute carrosserie, pt ainsi affirmer lexistence dun Dieu capable de faire le jour et la nuit. Mais il songea aussitt que le policier prsum avait sans doute voqu perfidement la divinit pour observer sa propre raction et affirma Il ny a pas de Dieu pour faire les jours. Ils sont rgls par une machine dun genre spcial, et quand notre outillage, prvu par le plan bidcennal sera complt, nous fabriquerons des jours de cinquante heures, ce qui nous permettra de travailler deux cents heures par semaine ; car en U. R. S. S., le travail cest la libert... Mais pour ce qui est de danser et de chanter tous les jours, nous nen faisons rien heureusement, car aucun travail nest plus fatigant... Si tu nous vois danser et chanter aujourdhui, petit camarade, cest parce quon vient de pendre le gnral gouverneur de Crime. Quel crime avait donc commis le gouverneur militaire de la Crime ? Demanda Benjamin Lvy, plein dhorreur. Tu en sais l-dessus plus que nous, petit camarade. Dailleurs nous nen savons rien... Nous ne connaissons pas le camarade gnral, qui vient dtre pendu. Alors pourquoi dansez-vous et chantez-vous en lhonneur de sa pendaison ? Parce que si nous ne chantions pas et nous ne dansions pas, nous serions battus par les camarades chargs dadministrer le knout... Nitchevo Mohamed ben Mohamed qui nentendait rien la conversation, mais que ce dernier mot avait frapp parce que sur le Tovaritch il semblait tre le fond du langage russe, intervint pour demander Benjamin ce que Nitchevo voulait dire. Benjamin lui rpondit : a veut dire la fois InchAllah et Mektoub Par ce mot, les Russes dclinent toute responsabilit quant ce qui vient de se passer, et quant ce qui pourra se passer dans lavenir. Ils expriment ainsi leur rsignation devant la Fatalit ou -leur soumission devant la volont du Tout-Puissant... Mais les Arabes et les Russes ne sont pas les seuls humains qui se montrent fatalistes... Jai remarqu que les Franais avaient lquivalent de Mektoub et de Nitchevo ... Ils disent : Je men fous lorsquils sont frapps par la fortune adverse... Les moins rsigns dentre eux murmurent : a membte, mais je men fous ! Mais il y a ce quil y a et rien ne peut tre chang rien... Toujours soucieux de perfectionner son instruction, Benjamin revint vers le danseur

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

35

qui avait recommenc danser, accroupi sur ses talons et se rjouissant avec abngation... Benjamin avait lintention de lui demander la route de Tourduskopol, mais le camarade moujik prvint toute question en lui indiquant du doigt une affiche frachement appose sur un mur, et o il pourrait trouver tous les renseignements supplmentaires sur les raisons de la perte cruelle faite par la Crime en la personne du gnral gouverneur. Benjamin lut laffiche ; aprs quoi, il ne fut pas renseign dune faon beaucoup plus prcise. Il tait crit que notre bien-aim Staline, le Pre, avait une fois de plus djou les manuvres dune vipre lubrique qui, conspirant contre le rgime national en sabotant le rglement militaire de Crime, se faisait saluer par ses soldats la mode des armes capitalistes, en ce sens que le camarade infrieur portait sa main droite ouverte la hauteur de son front, alors quen Urssie, il doit brandir son poing gauche ferm, dans la direction du camarade suprieur, comme pour dire Avec quelle joie je te casserais la gueule, si je pouvais. Ayant ainsi contrevenu au rituel de larme rouge, le gnral gouverneur tait condamn mort, et le prophte tait invit se rjouir ostensiblement pour clbrer cet heureux jour. Cest la terre de la justice, pensa Benjamin Lvy, aprs avoir cherch linterprtation la plus favorable de ce texte. Un prompt chtiment sabat sur les tratres qui menacent le bonheur du peuple... Il est fort heureux que le petit pre Staline, dont il est dit tant de bien sur cette affiche, ait succd au petit pre Raspoutine, dont mon cousin Abramovitch crivait tant de mal il y a vingt ans, et qui tait le plus dbauch des oppresseurs... Mais il faut que je trouve au plus vite le chemin de Tourduskopol, o jobtiendrai un honorable emploi, et o je pourrai faire venir la belle Rbecca, afin quelle partage ma flicit.

* Jai faim, fit Mohamed ben Mohamed, dune voix pleine dexigences, qui rappela Benjamin Lvy un souci dordre plus immdiat. Tiens, moi aussi ! Se dit Benjamin. Il avisa une femme qui, assise au long de la mer, grignotait un navet avec un apptit communicatif. O pouvons-nous trouver manger ? Demanda-t-il. La femme parut surprise. Vous pouvez manger, bien entendu, au Rfectoire Fraternel si vous avez travaill pendant 10 heures aujourdhui dans les champs communaux ou dans les ateliers nationaux. Car dans notre pays, personne ne mange sans travailler bien que quelques personnes travaillent sans manger. Mais si vous tes trangers, vous trouverez sur le port un restaurant o on vous servira de la nourriture contre de largent. Et comment sappelle ce restaurant ? LHostellerie de la Faucille et du Marteau, rpondit la femme grandement surprise dune telle question. Cependant, Mohamed ben Mohamed, qui avait considr avec intrt cette dame russe, un peu maigre pour les gots dun disciple de Mahomet, mais qui il trouvait des charmes incontestables du fait dune trop longue abstinence, sentit soudain natre en lui un apptit plus imprieux encore que la faim.

* *

36

G. DE LA FOUCHARDIRE

Il sassit ct de la femme, et se mit flirter lArabe ; cest un genre de marivaudage o une mimique expressive supple aux douceurs du langage articul. La femme russe eut une raction exactement semblable celle que manifestent, en pareil cas, les coquettes de lOccident. Laisse-moi tranquille, camarade, ou jappelle mon poux grande barbe qui danse l-bas en faisant tournoyer sa trique. Quest-ce quelle dit ? Demanda Mohamed, lgrement dcontenanc par le ton de la phrase. Benjamin Lvy traduisit et cest lui quen sa dception sen prit Mohamed ben Mohamed. Chien de Juif ! Scria-t-il... Nest-ce pas toi qui ma racont que, dans ce pays, tout tait commun entre les hommes... Tout, cest--dire aussi les femmes... Et voici que celleci a un poux qui est aussi jaloux quun Arabe... Dans quel guetapens mas-tu men, alors qu cette heure, je pourrais vendre des tapis sur les boulevards de Paris, o se trouvent beaucoup de femmes communes tous, daprs ce que ma dit mon cousin Achmed ? Benjamin Lvy fit une rponse trs raisonnable. Dabord Mohamed, ce nest pas moi qui vous ai amen sur cette Terre Promise dont vous ne savez pas reconnatre lhospitalit. Cest vous qui vous tes invit avec une insistance qui touchait lindiscrtion. Je ne vois aucun inconvnient ce que vous partiez tout de suite pour Paris... Quant lexception faite pour les femmes la rgle de la proprit commune, je la trouve trs honorable... Car la belle Rbecca va venir me rejoindre ds que jaurai t nomm gouverneur dune province. Et il ne me plairait aucunement que mon pouse ft mise en commun parmi des millions de Russes, ce qui me laisserait un bien faible pourcentage dans mon espoir de paternit individuelle au cas o, comme je lespre, elle donnerait le jour un fils. Ce gouvernement est assurment le plus sage des gouvernements. Benjamin avait parl trs haut ; et ceux qui lentendirent purent tre confirms dans cette ide quil tait sans doute un missionnaire de la Gupou. Benjamin Lvy et Mohamed ben Mohamed trouvrent sans difficult lHostellerie de la Faucille et du Marteau, qui portait sur sa faade, non seulement ces ustensiles rituels une chelle dmesure, mais un cusson de lAcadmie des Gastronomes Moscovites, fonde par lAdministration de la propagande sovitique pour combattre dans le monde une ridicule lgende de famine endmique. En fait, les deux trangers demeurrent blouis, ds quils eurent pris place une table, dans une salle qui embaumait le chou exaspr parla cuisson, devant une carte qui leur offrait toutes les spcialits gastronomiques de lEurope civilise. Un choix si abondant tait allchant pour des gens qui, pendant de trop longs jours, staient nourris uniquement de pieuvre fricasse ; mais difficile en raison mme de son abondance. Benjamin Lvy crut devoir se renseigner sur la signification culinaire de ces mets inconnus... Car il craignait pour sa conscience et pour celle de Mohamed ben Mohamed, dont la religion sur ce point saccordait avec la sienne, que quelque cochon, victime de mort violente, se dguist sous quelquune de ces appellations. Quest-ce que cest que a ? Demanda-t-il au restaurateur qui, debout devant la table

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

37

o se trouvaient ces deux consommateurs inconnus, les regardait avec perplexit. Et il posait son doigt sur un article du programme ainsi conu : Bordj la Curnonsky. Cest du chou rouge bouilli avec de la betterave, rpondit lhtelier avec condescendance. Et a ? : Bougaroff la Chaliapine. Cest de la betterave bouillie avec du chou rouge, fit lhte avec une nuance dimpatience. Je veux de a ! Scria alors Mohamed ben Mohamed, qui avait dcouvert sur la carte un Mchoui-Maison... irrsistible pour un enfant du dsert. Avez-vous de largent au moins ? Demanda alors lhtelier. Benjamin Lvy, en son incorrigible candeur, commit limprudence de tirer de son giron la bourse que lui avait donne le bon patriarche de lle de Barabagh ; et il lentrouvrit de telle faon que le restaurateur de la Faucille et du Marteau put voir le contenu. Lhomme navait pas vu de pices dor depuis plus de vingt ans ; de mme que la plupart de ses compatriotes, et galement de ses contemporains habitant les autres pays dEurope. Cette vision anachronique lui arracha une exclamation galement dmode au point dtre sditieuse. Par Saint-Grgoire le Grand ! Scria-t-il... Je vais, camarades grands-ducs, vous apporter votre mchoui. Un quart dheure plus tard, le temps dinformer le Comit des Vigilances de Sbastopol, il venait poser un grand plat couvert sur la table des voyageurs affams. Mohamed ben Mohamed, aprs avoir attir, par une courte prire, la bndiction dAllah sur la nourriture de choix quil allait prendre, souleva le couvercle. Mais ce nest pas le mchoui ! Scria-t-il avec horreur... Le mchoui se fait avec du mouton, par Mahomet ! Et ce que je vois l est un horrible mlange de choux rouges bouillis avec des betteraves Camarade htelier, demanda poliment Benjamin Lvy, est-ce que ces innombrables plats qui figurent sous des noms divers sur la carte de votre tablissement sont composs de betteraves bouillies avec des choux rouges ? Le ton de lhtelier, dans un pays capitaliste, aurait paru impertinent. Les betteraves rouges, cuites avec des choux rouges, forment en Urssie rouge un plat de couleur nationale et les bons citoyens doivent sen contenter en y ajoutant comme dessert, les jours de fte, un hareng saur venu de la Baltique... Je puis vous montrer, sur mon Livre dOr, les attestations flatteuses des membres de lAcadmie des Gastronomes Moscovites... Fort bien, dit Benjamin dun ton conciliant. Mais pourquoi faire de tels frais dimagination pour arriver prsenter vos clients quarante plats diffrents qui sont un seul et mme plat ? Pour la propagande sovitique vis--vis des marins trangers qui descendent Sbastopol, et qui ensuite doivent dire dans leurs pays que les Russes se nourrissent avec autant dabondance que de varit, des prix dfiant toute concurrence. Voyez, tous les plats sont marqus 3 kopecks... Ce repas devait cependant coter beaucoup plus cher Benjamin Lvy quaucun souper

38

G. DE LA FOUCHARDIRE

somptueux ne cota jamais un fastueux seigneur tsariste dans le plus luxueux restaurant de lancien Saint-Ptersbourg. Benjamin et Mohamed staient rsigns au fallacieux mchoui vgtal... et Mohamed avait prononc le fatidique Mektoub du ton le plus parfaitement dgot. Benjamin avait mme suggr, lintention du patriarche, gouverneur de lle de Barabagh, une application du dogme ego te baptizo carpam dont linventeur fut dom Gorenflot et dont actuellement il faisait lexprience : Pourquoi le patriarche ntablirait-il pas dans son le un menu abondant et vari, comprenant cinq services, et dont la pieuvre fricasse serait lunique lment ? Assurment, il pourrait de cette faon attirer les touristes... Cette ide, propose Sir Whright Blumenstein, et t, certes, accueillie avec faveur... Mais lhtelier, surgissant avec une norme bouteille pleine dun liquide incolore, fit cette proposition ses clients. Vous allez bien boire un verre la sant de notre gnial Staline ? Sans attendre la rponse, il remplit deux verres. Benjamin par politesse excessive, Mohamed ben Mohamed parce que ctait crit, avalrent en mme temps une gorge du liquide. Dans lordre des eaux-de-vie de grains, la vodka est une pure dgotation dont lhorreur, pour un palais averti comme pour un buveur novice, surclasse celle du gin et du whisky. Ce fut galement dun mme mouvement que Mohamed ben Mohamed et Benjamin Lvy recrachrent cette infme vsicatoire, qui menaait de cautriser leur sophage, de dcaper leur estomac et de vitrioler leurs intestins, jusquici prservs de lalcool par la loi de Mose et celle d, Mahomet. Et les larmes aux yeux, crachant, suffoquant invoquant leurs deux bons Dieux, ils ne revinrent au sentiment de la ralit que lorsquils eurent t troitement ficels. Et encore ne revinrent-ils que trs imparfaitement au sentiment de la ralit. Car Benjamin comprenait trs mal ce qui leur arrivait et Mohamed pas du tout. Lhtelier avait apost quelques citoyens robustes et vigilants en les engageant sauter sur les deux suspects lorsquun prtexte favorable se prsenterait, et le prtexte stait prsent. Ils ont crach la vodka sovitique par drision, pour montrer aux autres trangers en quel mpris ils nous tiennent, nous et notre boisson nationale. Et, avant de manger, le grand diable a jet des sorts sur lhtellerie en prononant des formules malfiques contre la faucille et le marteau. Mohamed avait, en effet, prononc avant le repas une sorte de bndicit arabe, sans songer que dans la Russie affranchie la superstition croissante tait venue remplacer les religions abolies. Ils sont assurment pays par lor tranger, suggra un des justiciers. Non, non, se hta de dire lhtelier, qui pourtant avait connaissance de la bourse imprudemment exhibe par Benjamin... Ils nont pas dor sur eux. Ctait la pure vrit... La bourse de Benjamin tait lobjectif de loffensive dclenche par lexcellent patriote ; mais ds la premire minute de la bagarre, il lavait adroitement fait passer dans sa propre poche, ne tenant aucunement ce que cet or devnt proprit commune.

HIstOIRE DUn pEtIt jUIF

39

Les deux captifs furent mens devant le tribunal qui, chaque jour, sige en permanence pour juger les ennemis du peuple. Benjamin qui comprenait de moins en moins, tenta de dissiper ce quil prenait pour un malentendu. Il expliqua quil venait en Russie pour rejoindre son cousin Abramovitch, gouverneur de Tourduskopol, car lui-mme appartenait cette race lue qui libra le pays de loppression, et dont le plus glorieux reprsentant tait Davidovitch Branstein, que les Russes, par un diminutif affectueux, appelaient familirement Trotsky. Les juges se regardrent, horrifis, et le prsident demanda Benjamin Lvy si, en quelque sorte, il se foutait de la justice du peuple. . Puis le tribunal dlibra. Quest-ce quils disent ? Demanda Mohamed. Ils disent que nous sommes convaincus du sacrilge et que, par surcrot, dans une intention de sabotage du rgime sovitique, nous avons fait drailler des trains... Ils ont des renseignements sur nous par le capitaine du Tovaritch qui nous a amens de lle Barrabagh o il nous avait trouvs, suivant lexpression de ces messieurs, parmi un ramassis de Juifs ... Ils croient que nous avons fait drailler des trains dans lle de Barrabagh ! fit Mohamed au comment il faut sy prendre pour faire drailler un train... On ordonna aux accuss de se taire pour entendre le prononc du jugement. Nous allons encore voyager, dit Benjamin pendant quon les dirigeait vers la sortie. Nous allons en Sibrie pour visiter une mine de sel appartenant au gouvernement. Il parat que cest une mine modle qui pourrait tre propose en exemple aux exploitations capitalistes, car elle donne dexcellents rsultats financiers par suite des bas prix de la main duvre. InchAllah ! Murmura Mohamed. Il montra moins de rsignation pendant le voyage en chemin de fer. Ce voyage fut long, dabord parce que la Sibrie est spare de la Crime par un grand nombre de verstes ; ensuite parce que le matriel ferroviaire usit pour le transfert des camarades-bagnards est encore plus usag que celui mis la disposition des camaradescochons-de-payants, ce qui nest pas une recommandation pour les amateurs de transports rapides. Enfin, parce que le train draillait chaque instant. Le surveillant du convoi expliqua Benjamin que ces frquents draillements taient dus des complots contrervolutionnaires. Cette explication avait lavantage dintensifier le trafic vers la Sibrie en dirigeant sur les mines de sel une foule de drailleurs prsums, la grande joie du peuple merveill dune telle activit de rpression contre les auteurs dun genre de crime particulirement impopulaire. Ah bon, fit Benjamin, je comprends pourquoi, noccasion de chaque arrt ou de chaque draillement, les moujiks viennent nous cracher la figure... Cest une distraction apprciable dans ce pays o il ne semble pas y en avoir beaucoup. Si le trajet fut long, il faut dire quil manqua de confort, mme pour des voyageurs venus de Palestine... Il y avait un monde fou dans le wagon sans banquettes o se tenaient Benjamin Lvy et Mohamed ben Mohamed. Benjamin remarqua que beaucoup avaient un type isralite quaccentuait encore certaine faon rsigne de lever les bras dun geste implorateur comme pour demander au ciel la raison de ce qui leur arrivait ; et le ciel ne

40

G. DE LA FOUCHARDIRE

rpondait pas, car il na jamais rpondu. Mohamed trouvait que a manquait de femmes et de tapis. Et pour passer le temps, on se grattait normment. Pour se rassurer contre une vrit trop vidente, Benjamin disait : Cest la nourriture qui nous donne ces dmangeaisons. Il tait de fait que la nourriture du wagon-restaurant faisait pleurer Benjamin de regret au souvenir des fricasses de pieuvres de lle Barabagh, comme les anciens Hbreux pleuraient jadis de regret au souvenir des oignons dgypte ; mais les oignons font toujours pleurer. Il fut heureux darriver enfin Spotomalensk. Les hommes sont toujours heureux darriver la fin dun long voyage, parce quils ne savent pas ce qui les attend. Cest par une curieuse inconsquence de leur part quils redoutent la fin du long voyage quest la vie ; car enfin, quelle que soit la destination, ils ne peuvent tre plus malheureux, autre part ou nulle part, quils ne lont t en subissant cette mauvaise plaisanterie quon appelle lexistence terrestre.

CHAPITRE V

COMMENT BENJAMIN LVY, AU FOND DUNE MINE DE SEL, RETROUVA SON COUSIN ABRAMOVITCH MOSOWSKI, ET DANS QUEL TAT !Le camarade directeur des mines de sel de Spotomalensk estima quaprs le long engourdissement du voyage, ses htes avaient besoin de prendre un peu dexercice. Benjamin Lvy et Mohamed ben Mohamed reurent chacun un uniforme, compos dun manteau de fourrure sans poils que le porteur fixait par une ceinture au milieu de son corps et dune paire de bottes troues par le bas, afin dactiver laration. Donnez une pioche celui qui parat le moins bte, ordonna le directeur lorsquils furent habills son got : Lautre sera attach aux wagonnets. Benjamin Lvy fut trs flatt de recevoir la pioche. Ainsi, il avait fait bonne impression sur le directeur. Il voulut profiter de cet avantage pour lui conter son histoire, en commenant par Jrimadeth ; mais le directeur le traita dimbcile, lui prouvant ainsi que sa supriorit sur Mohamed ntait que relative... Et il ajouta quil se chargerait de le dresser. Ainsi parlent les adjudants de tous les pays du monde. Mais jamais encore Benjamin navait rencontr dadjudant. Les nouvelles recrues descendirent la raine. Mohamed fut attel par une bricole un wagonnet plein de sel, ce qui sembla humiliant un commentateur du Coran spcialis dans les travaux dordre mtaphysique. Il rua dans les brancards au premier coup de fouet, et ce fut seulement au second quil dclara que ctait crit. Quant Benjamin, lorsquil se trouva en face dun mur de sel gemme que dautres camarades entamaient grands coups de pioche, il comprit ce quon attendait de lui et justifia lopinion que le camarade-directeur avait exprime au sujet de son intelligence. Il ralisa trs vite quen dcrochant ce sel qui jaillissait sur lui, il devait fermer la bouche, cause du got dsagrable et de la soif rapide qui en rsulte ; et aussi les yeux cause dune invitable irritation lacrymogne qui se produit du fait de la salaison des conjonctives. Mais aux ampoules des mains, le jeune homme, mal habitu aux travaux manuels, ne pouvait opposer que la rsignation. Une voix menaante retentit derrire lui. Attends un peu, Abramovitch Mosowski ! Il va te tomber quelque chose sur les

42

G. DE LA FOUCHARDIRE

paules, sale Juif, si tu crois que tu es ici pour attendre larrive du Messie ! Benjamin avait dabord t rassur du fait que la menace ne sadressait pas lui. Mais ce nom dAbramovitch Mosowski lui fit reporter toute son motion sur son voisin. Lhomme qui piochait ct de lui avait une barbe grise et un dos rsign qui se courbait sous le poids dune longue maldiction. Benjamin attendit que le surveillant se ft loign pour adresser son compagnon dinfortune ces paroles en langue yiddish. Comment se fait-il que je te retrouve ici, Abramovitch Mosowski ? Nes-tu donc plus dans ton gouvernement de Tourduskopol ? Abramovitch tourna vers Benjamin un visage mfiant. Qui es-tu, jeune homme ? Je suis ton cousin Benjamin Lvy, de Jrimadeth... je suis venu ici travers mille dangers, comme vers une nouvelle terre promise, quittant la belle Rbecca qui tait la joie de mes yeux et lespoir de mon me... et je ne comprends plus. Il fait ici bien froid ; le chou rouge et la betterave remplacent le miel et le lait ; et le cur des hommes me semble trangement malveillant lgard des enfants dIsral... Nest-ce pas le peuple lu qui a libr la Russie du joug du faux prophte Raspoutine et qui la fait heureux et libre ?... Et cependant toi et moi, nous grattons le sel au fond dune mine sous la menace de traitements inhumains. Abramovitch dit dabord : Continue, comme je fais, donner de temps en temps un coup de pioche ce mur qui ne nous livrera jamais un passage vers la Jrusalem Cleste. Sans quoi le surveillant, tonn de ne plus