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7 L ’hymne de matines de la fête de saint Joseph (19 mars) célèbre cet homme humble et effacé par des louanges extraordinaires : « Honneur des habitants du ciel, Joseph, ferme appui de notre espérance en cette vie, soutien de ce monde que nous habitons, reçois dans ta bonté l’hymne que nous t’offrons avec allégresse. Le Créateur te choisit pour époux à la plus pure des vierges ; il voulut qu’on t’appelât le père de son Verbe ; il te fit le ministre de notre salut. Le Rédempteur dont le chœur des Prophètes avait annoncé la venue, tes yeux l’ont vu, ton regard joyeux l’a contemplé ; tu offris au Dieu naissant tes humbles adorations. Il se soumit à toi Celui qui est le Roi, le Dieu des rois, le Maître de l’univers, qui au moindre signe fait trembler les cohortes infernales, et dont les cieux exécutent avec docilité les commandements. Louange éternelle à la très sainte Trinité, qui t’a déféré de si sublimes honneurs ; qu’elle daigne, par tes mérites, nous accorder les joies de la vie bienheureuse. Amen. » Nous retenons cette expression étonnante : « Il se soumit à toi Celui qui est le Roi, le Dieu des rois, le Maître de l’univers », comme point d’appui pour notre réflexion sur ce personnage si connu et pourtant méconnu dans sa gloire. En effet, comment le Roi de l’univers peut-il se « soumettre » à un homme, fût-il « ministre de notre salut » ? De la paternité divine à la paternité humaine par Jean-François Froger Quelle grandeur secrète justifie-t-elle une telle louange ? Cette question est implicite dans le titre même de cet ouvrage qui sous-entend qu’on peut voir en saint Joseph un modèle du père et qu’on pourrait dès lors recevoir un enseignement sur la paternité en contemplant la vie et les vertus de ce saint. La question vaut la peine de s’y attarder parce que chacun sait que la révélation évangélique dénie préci- sément la paternité à ce saint, pour proclamer le rôle de suppléance humaine qu’assure Joseph et affirmer l’unique paternité divine de l’enfant dont il aura la charge. D’autant plus que Jésus assure : « Nul ne va au Père sinon par moi. Si vous me connaissiez, vous connaî- triez aussi mon Père. Dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu. Philippe lui dit : Seigneur, montre- nous le Père et cela nous suffit. Jésus lui répond : Depuis si longtemps je suis avec vous et tu ne me connais pas Philippe ! Qui m’a vu, a vu le Père. Comment peux-tu dire : Montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même et c’est le Père demeurant en moi qui accomplit ses œuvres. Croyez m’en, je suis dans le Père et le Père est en moi ; sinon croyez à cause des œuvres mêmes. » (Jn 14, 6-11) Il semble donc évident que Jésus soit l’image du Père, et non pas Joseph, ce que Paul énonce clairement : « Il (le Fils rédempteur) est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature ; car c’est en lui que tout a été créé aux cieux et sur la terre, le monde visible et le monde invisible… car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude. » (Col 1, 15… 19) Nous proposons par les quelques réflexions qui suivent de poser les problèmes que soulèvent la révéla- tion évangélique et la doctrine de l’Église à propos de la paternité de Joseph. Auch (Gers). Cathédrale Sainte-Marie. Nativité, bas-relief sur bois polychrome et doré, xvii e siècle. La multitude de cette assem- blée adorant l’Enfant Jésus ne met pas en valeur ici saint Joseph, situé à gauche derrière la Vierge. L’agneau offert au premier plan a les pattes liées, il est destiné au sacrifice. On verra souvent des signes prophétiques apposés aux scènes historiques, pour ensei- gner la totalité du message évangélique.

De la paternité divine à la paternité humainele Maître de l’univers », comme point d’appui pour notre réflexion sur ce personnage si connu et pourtant méconnu dans sa gloire

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L’hymne de matines de la fête de saint Joseph (19 mars) célèbre cet homme humble et effacé par

des louanges extraordinaires :

« Honneur des habitants du ciel, Joseph, ferme appui de notre espérance en cette vie, soutien de ce monde que nous habitons, reçois dans ta bonté l’hymne que nous t’offrons avec allégresse.

Le Créateur te choisit pour époux à la plus pure des vierges ; il voulut qu’on t’appelât le père de son Verbe ; il te fit le ministre de notre salut.

Le Rédempteur dont le chœur des Prophètes avait annoncé la venue, tes yeux l’ont vu, ton regard joyeux l’a contemplé ; tu offris au Dieu naissant tes humbles adorations.

Il se soumit à toi Celui qui est le Roi, le Dieu des rois, le Maître de l’univers, qui au moindre signe fait trembler les cohortes infernales, et dont les cieux exécutent avec docilité les commandements.

Louange éternelle à la très sainte Trinité, qui t’a déféré de si sublimes honneurs ; qu’elle daigne, par tes mérites, nous accorder les joies de la vie bienheureuse. Amen. »

Nous retenons cette expression étonnante : « Il se soumit à toi Celui qui est le Roi, le Dieu des rois, le Maître de l’univers », comme point d’appui pour notre réflexion sur ce personnage si connu et pourtant méconnu dans sa gloire. En effet, comment le Roi de l’univers peut-il se « soumettre » à un homme, fût-il « ministre de notre salut » ?

De la paternité divine à la paternité humaine

par Jean-François Froger

Quelle grandeur secrète justifie-t-elle une telle louange ? Cette question est implicite dans le titre même de cet ouvrage qui sous-entend qu’on peut voir en saint Joseph un modèle du père et qu’on pourrait dès lors recevoir un enseignement sur la paternité en contemplant la vie et les vertus de ce saint.

La question vaut la peine de s’y attarder parce que chacun sait que la révélation évangélique dénie préci-sément la paternité à ce saint, pour proclamer le rôle de suppléance humaine qu’assure Joseph et affirmer l’unique paternité divine de l’enfant dont il aura la charge.

D’autant plus que Jésus assure : « Nul ne va au Père sinon par moi. Si vous me connaissiez, vous connaî-triez aussi mon Père. Dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu. Philippe lui dit : Seigneur, montre-nous le Père et cela nous suffit. Jésus lui répond : Depuis si longtemps je suis avec vous et tu ne me connais pas Philippe ! Qui m’a vu, a vu le Père.

Comment peux-tu dire : Montre-nous le Père ? Ne crois-tu pas que je suis dans le Père et que le Père est en moi ? Les paroles que je vous dis, je ne les dis pas de moi-même et c’est le Père demeurant en moi qui accomplit ses œuvres. Croyez m’en, je suis dans le Père et le Père est en moi ; sinon croyez à cause des œuvres mêmes. » (Jn 14, 6-11)

Il semble donc évident que Jésus soit l’image du Père, et non pas Joseph, ce que Paul énonce clairement : « Il (le Fils rédempteur) est l’image du Dieu invisible, Premier-né de toute créature ; car c’est en lui que tout a été créé aux cieux et sur la terre, le monde visible et le monde invisible… car il a plu à Dieu de faire habiter en lui toute la plénitude. » (Col 1, 15… 19)

Nous proposons par les quelques réflexions qui suivent de poser les problèmes que soulèvent la révéla-tion évangélique et la doctrine de l’Église à propos de la paternité de Joseph.

Auch (Gers). Cathédrale Sainte-Marie. Nativité, bas-relief sur bois polychrome et doré, xviiesiècle. La multitude de cette assem-blée adorant l’Enfant Jésus ne met pas en valeur ici saint Joseph, situé à gauche derrière la Vierge. L’agneau offert au premier plan a les pattes liées, il est destiné au sacrifice. On verra souvent des signes prophétiques apposés aux scènes historiques, pour ensei-gner la totalité du message évangélique.

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Saint Joseph, image du Père

(La traduction repose sur le texte grec reçu mais aussi sur la version canonique de la peshitta en syriaque, et nous essayons de traduire le plus litté-ralement possible, quitte à faire un mauvais français, pour respecter le rythme du style oral sous-jacent ; cela permet aussi une meilleure intelligence du texte.)

Dans ce texte de l’évangéliste Matthieu, le rabbi est le maître qui enseigne une doctrine à des disciples, le père est Dieu et le guide-conducteur est le Messie, c’est lui qui montre ce qu’on doit faire. Il s’agit évidemment d’affaires religieuses, il ne s’agit pas de « maître es-sciences » ou de « père de six enfants » ni de « leader politique ».

Nous entendons la singulière insistance de Jésus sur l’unicité du rabbi, du père et du législateur. Cette unicité vient de celle de Dieu ; et cela montre que les fonctions humaines nommées du même mot ne pourront s’exercer véritablement qu’au nom de Dieu parce que Dieu est la seule source de la doctrine (torah) de la paternité et des lois gouvernant l’agir humain (halakha).

Torah et Halahka sont les deux termes hébraïques pour désigner l’enseignement qui vient de Dieu et l’application pratique des commandements divins dans la jurisprudence religieuse.

Cet enseignement de Jésus propose donc que pour comprendre la paternité humaine, il faudra prendre notre modèle de compréhension en Dieu et non pas dans notre expérience.

Nous nous heurtons immédiatement à une grande difficulté. C’est que nos concepts sont habituelle-ment abstraits de notre expérience, sinon individuelle au moins collective. C’est la méthode expérimentale des sciences, on observe des phénomènes et on essaye d’en tirer des lois en construisant une théorie censée ensuite expliquer les faits. La Révélation propose une démarche tout différente, à partir d’elle, incompréhen-sible a priori, car elle se présente comme une théorie tombée du ciel, il s’agit de prendre connaissance des faits de notre expérience qu’elle explique, selon son

Comment aborder les énigmes de la sainte Écriture ?

Précisons tout de suite que croire, avoir la foi, signi-fient presque toujours dans la Bible et en particulier dans le Nouveau Testament : « être certain de la vérité de… » ; sens fort différent de notre verbe croire qui comporte une charge d’incertitude (cf. les remarques de Claude Tresmontant tout au long de ses œuvres exégétiques). Jésus ne demande pas simplement la confiance qui ferait adhérer à ses paroles mais il réclame une certitude, que seule l’intelligence peut donner. Et, dit-il, si vous ne parvenez pas à comprendre ce que signifie cette mutuelle présence de Dieu en moi et de moi en Lui, soyez-en certains parce que vous compre-nez que les œuvres que je fais sont les œuvres du Père.

Quel est donc le mystère caché dans les récits concernant l’engendrement de Jésus ?

Comment comprendre la virginité de la mère et le rôle « putatif » de celui qu’on appelle publiquement le père de Jésus ?

Le mystère est caché dans la sagesse divine afin d’être révélé à l’intelligence des hommes grâce aux œuvres manifestes dans le monde visible ; le mystère est une donnée, un cadeau divin, appelant au travail d’interprétation de l’auditeur :

« Les choses cachées (sont) à Yhwh notre Divinitéet les choses révélées (sont) pour nous et nos fils à

jamaisafin que nous fassions toutes les paroles de cet ensei-

gnement. » (Dt 29, 28)

(Nous transcrivons le nom sacré de Dieu qui est le tétragramme יהוה par Yhwh, remplacé habituellement dans les traductions par Adonaï/Seigneur.)

Il convient donc d’écouter l’enseignement sur la paternité donné par la divinité dans la bouche de l’homme, puisque Jésus est vrai Dieu et vrai Homme. Or celui-ci enseigne :

« Et ne vous faites pas appeler rabbiEn effet unique est votre rabbiEn effet vous êtes tous des frèresEt n’appelez personne père pour vous sur la terreEn effet unique est votre père (qui est) dans les cieuxEt ne vous faites pas appeler guideParce que unique est le messie votre guide. » (Mt

23, 8-10)

Tauriac (Lot). Église Saint-Martial. Nativité, peinture murale, xvie siècle. Cette charmante peinture, très naïve, fixe désormais une iconographie très traditionnelle de la Nativité où chaque membre de la Sainte Famille est parfaitement mis en valeur. Une main angélique tient l’écriteau « Gloire à Dieu dans les hauteurs » rappelant le chant des anges à Bethléem.

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Saint Joseph, image du Père

point de vue divin. On parle donc de « père » pour que nous comprenions de quoi il s’agit lorsque nous devenons humainement père.

Et pourtant, c’est bien à partir de notre expérience que nous comprenons a priori les notions de « père » ou de « guide religieux » ; c’est pourquoi nous sommes obligés en un premier temps de partir de cette expérience collective de chaque jour, pour découvrir ensuite à quel point l’enseignement reçu par révéla-tion la bouleverse et l’éclaire d’une lumière nouvelle.

En effet, en tant que chrétiens, disciples de Jésus le Messie, nous croyons que toute l’Écriture sainte est révélée, c’est-à-dire qu’elle a Dieu pour « principal auteur ». La Bible, « Ancien et Nouveau Testaments », est toute entière inspirée du Saint-Esprit et c’est avec l’aide du même Esprit que nous pouvons entrer dans son intelligence en l’interprétant selon son intention divine et non pas selon nos habitudes mentales ou culturelles. L’auteur des Écritures doit enseigner les lecteurs et non l’inverse !

Si nous prétendons savoir expérimentalement ce qu’est la paternité, inutile que Dieu nous l’enseigne. Et s’Il nous enseigne véritablement sur la paternité, c’est qu’il est probable que nous ayons besoin d’un ensei-gnement malgré notre expérience, pour la rectifier.

Il nous faut donc faire comme l’apôtre Paul :

« Je plie les genoux devant le Père de notre seigneur Jésus le Messie

de qui toute paternité aux cieux et sur la terre tire son nom,

afin qu’il vous donne selon l’abondance de sa gloired’être rendus forts dans la puissance par son Espriten vue que le Messie habite votre homme intérieur

par la foi(et) que vous soyez enracinés et fondés par l’amour

dans vos cœursafin que vous puissiez comprendre avec tous les

saintsquelle est la largeur et la longueur, la hauteur et la

profondeur,

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et connaître l’amour du Messie qui surpasse toute science,

en sorte que vous soyez remplis de toute la pléni-tude de Dieu. » (Ép 3, 14-19)

Il est clair dans ce texte que la paternité doit se dire proprement de Dieu et non des hommes, selon l’enseignement de Jésus repris par Paul « choisi pour mettre en lumière la dispensation du mystère tenu caché depuis l’origine des siècles en Dieu le créateur de toutes choses » (Ep 3, 9).

Comment résoudre notre difficulté : ne pas proje-ter sur Dieu l’idée que nous nous sommes faits du « père » par notre expérience et comment recevoir la révélation de la véritable paternité ? Partons résolu-ment de notre expérience pour pouvoir en rectifier l’appréciation.

Analyse de la paternité humaineQuand peut-on dire qu’une paternité a lieu ?

Lorsqu’un homme est devenu père !

C’est bien lorsqu’un homme est le père d’un enfant qu’on parle de paternité. D’où le nécessaire examen de la relation familiale. En effet, un homme ne devient père que si une femme « lui donne un enfant » comme on disait autrefois, en devenant mère.

La relation père-mère-enfant est indissociable. Cette relation ternaire est faite de six relations binaires. En effet, autre chose la relation père-enfant et la relation enfant-père ; autre chose la relation père-mère, autre chose la relation mère-père ; et autre chose la relation mère-enfant et la relation enfant-mère. En outre, il convient d’examiner le fait universel qu’aucun homme ne peut devenir père, s’il n’existe d’abord en tant qu’homme, c’est-à-dire sans qu’il ait été « fils de ».

Page de gauche : Beaune (Côte-d’Or). Église collégiale Notre-Dame (xiie-xiiie siècles). Mariage de la Vierge et de Joseph, tapisserie de la vie de la Vierge, xve siècle. Ce sujet, désormais fréquent, est l’un des premiers qui met le mieux en valeur saint Joseph, vêtu de pourpre comme descendant de David.

Au-dessus : Id. Détail de la scène du mariage de saint Joseph et de la Vierge Marie en présence du grand-prêtre, au Temple de Jérusalem.

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Saint Joseph, image du Père

L’homme dans son existence historique est généalo-gique. Il faut donc considérer la lignée des fils et des pères en allant jusqu’au premier terme de la succes-sion, puisqu’on ne peut remonter à l’infini.

Il y a donc eu nécessairement un « premier père » et un « premier fils ». Mais le récit des origines est impos-sible, puisqu’aucun homme n’est témoin du premier homme, il faut que ce récit soit donc mythique. Il y a deux sortes de mythes : le mythe inventé par les hommes, relevant de l’imaginaire collectif, et le mythe révélé par la divinité par l’inspiration de certains hommes, divinité qui seule peut être « témoin des origines ».

Adoptons le récit mythique vrai et révélé de la Genèse, plutôt que le récit issu de nos déductions hasardeuses ou de notre imagination, car aucune trace historique ne peut rendre compte de cette histoire ! La Bible nous apprend que le premier homme devenant « père » fut Adam et qu’il engendra un premier fils Qaïn puis un second Abel, bientôt remplacé par Seth, après le meurtre d’Abel.

Le mot אדם « adam » signifie l’homme en général, c’est-à-dire l’Homme. Il en faut bien un premier, et le premier d’une lignée peut porter le nom de toute la lignée ; nous devons étudier son cas puisqu’il est premier de la liste et que la Révélation est censée nous apprendre quelque chose que nous n’aurions pas pu savoir autrement.

Auparavant, continuons d’examiner la relation humaine qui fonde l’idée même de paternité dans toutes les langues du monde. Comment devient-on « père et mère » puisque c’est évidemment simul-tané ? Il faut que paraisse un enfant. Mais la question se pose immédiatement : est-ce que la naissance d’un enfant est la même chose que la mise-bas d’un agneau, par exemple ?

Si oui, et les apparences biologiques militent pour cette réponse, le problème de la paternité est résolu. C’est le fait d’avoir fécondé biologiquement une femme dans un acte de copulation qui permet la gesta-tion d’un enfant comme la copulation d’un bélier et d’une brebis permet la gestation d’un agneau. Le père serait alors la simple origine biologique de l’enfant, donateur d’un patrimoine génétique complémentaire de celui de la femme. Mais alors rien ne distingue la paternité et la maternité humaines de la genèse des animaux. L’Homme serait une espèce animale parmi

Saint-Bris-le-Vineux (Yonne). Église Saint-Prix-Saint-Cot. Nativité, vitrail, xvie siècle. Visage et gestuelle admirables donnent ici beaucoup de noblesse à saint Joseph. Le paysage de ruines est imaginaire, sans doute propre à émouvoir à propos de la pauvreté de la famille.

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les autres. Espèce perfectionnée par le langage et qui nomme les autres espèces animales. Espèce qui se nomme elle-même Homo sapiens sapiens, par auto-nomination pour se faire plaisir, en se distin-guant uniquement par le nom de l’espèce parmi les primates et l’immense animalerie vivant sur terre.

L’espèce humaine ne serait alors qu’une espèce parmi toutes les espèces animales, en étant de même nature. C’est le roman moderne des origines. Mais nous avons choisi de préférer le mythe révélé plutôt que le mythe fabriqué. En effet, si nous ne savons rien de nos origines, ne savons-nous rien de ce qui nous fait « homme » ?

Qu’est-ce qui différencie la nature humaine de la nature animale ? Nous supposons une différence de nature plutôt qu’une différence d’espèce car, pour la différence d’espèce, il suffit de compter les paires de chromosomes, c’est simple et facile mais cela ne répond nullement à la question. Car la question ne relève pas de la biologie, ni encore moins de la chimie ou de la physique.

N’importe quelle espèce animale sexuellement différenciée se reproduit par un accouplement sexuel, c’est donc que l’union sexuelle ne suffit pas à déter-miner une nature humaine. Il y faut sans doute aussi quelques éléments psychiques (affectifs) dont on trouve des traces très frustes chez les animaux, ce n’est donc pas non plus un usage perfectionné du cerveau ni un dosage plus subtil d’hormones. Alors quoi ?

La marque distinctive de l’humain s’observe dans la capacité d’instituer une relation de droit. Autrement dit, l’accouplement humain se distingue de la copula-tion animale par sa régulation par un contrat.

Un contrat est une relation de parole où la parole échangée n’est pas simplement porteuse d’informa-tion mais opère un lien social, garanti par une autorité.

La relation qui fonde l’humanité de l’homme et de la femme qui s’unissent sexuellement pour engendrer un nouvel homme ou une nouvelle femme est un contrat social qui implique un tiers dont la présence est néces-saire pour garantir les paroles échangées, car nul ne peut être sa propre garantie. C’est l’institution univer-selle du mariage.

Sur quoi porte le contrat ? Sur la donation exclu-sive de l’un à l’autre, formant une distinction formelle entre l’époux et tous les autres hommes pour la

Huelgoat (Finistère). Chapelle Notre-Dame-des-Cieux. Nativité, bas-relief en bois polychrome, xviie siècle. Saint Joseph devient progressivement un sujet très populaire, souvent traité avec naïveté.

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Saint Joseph, image du Père

femme et la même distinction formelle entre l’épouse et toutes les autres femmes pour l’époux. L’unicité de cette relation est fondatrice de l’humanité. Bien sûr, toutes les populations n’accèdent pas à cette qualité du contrat humain, la polygamie ou la polyandrie, le divorce et l’adultère ou l’absence de parole viennent contredire cette institution. C’est précisément l’expé-rience d’une humanité malade ou impuissante à se maintenir hors de l’animalité. C’est pourquoi les connaissances anthropologiques résultant d’une observation phénoménologique sont faussées.

Il se trouve que toutes les civilisations connues ont institué le mariage avec beaucoup de variantes quant aux rites et aux conditions de la filiation. Mais toujours une fille devient l’épouse d’un homme qui devient son époux. Les rituels peuvent être extrêmement divers, il y en a toujours un pour dire une parole commune d’alliance, où la parole contractuelle commence par la transformation d’un fils et d’une fille en époux et

épouse. C’est la naissance du droit, coutumier ou écrit, relevant des tribus antérieures qui ont donné naissance à ces fils et fille. Car aucun être humain n’existe qui ne sorte d’une famille ; aussi l’alliance de deux d’entre eux est nécessairement une alliance des familles antérieures.

Il faut que ces choses soient ritualisées pour être humaines. Cela peut évidemment être une occasion de guerre, surtout si on a enlevé la femme, sans contrepartie…

La transformation d’une fille en épouse ne va pas de soi. Il faut qu’elle sorte de l’autorité que sa famille exerce sur elle et donc que son père et sa mère renoncent à leur pouvoir parental pour laisser le pouvoir conjugal des époux s’exercer. De même, la transformation d’un fils en époux ne va pas de soi, car il faut qu’il quitte précisément l’autorité de son père et de sa mère, pour exercer pleinement la sienne propre. Comme dit la Genèse : « …c’est pourquoi, un

Thann (Haut-Rhin). Église collégiale Saint-Thibault (xiii°-xve siècles). Mariage de Marie et de Joseph, bas-relief en pierre, tympan du portail ouest (1342-1498). Quel contraste ici entre la jeunesse de Marie et ce Joseph, vieillard quasi boiteux, qu’elle est en train d’épou-ser ! Le grand-prêtre n’a qu’un talit sur la tête, comme un rabbin.

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De la paternité divine à la paternité humaine

homme abandonne son père et sa mère et il s’attache à sa femme et ils deviennent une seule chair [littérale-ment : et ils sont pour une chair unique] » (Gn 2, 24) ; le « c’est pourquoi » suppose un lien causal avec ce qui précède, à savoir la révélation de ce qui unit vérita-blement l’homme et la femme, dans le récit de son façonnement par Dieu à partir d’un côté de l’homme.

Récit complexe dont il faut avoir les termes exacts en mémoire : « Yhwh Dieu dit : Il n’est pas bon que l’Adam soit seul. Je ferai pour lui une aide (qui soit) comme son vis à vis. … Alors Yhwh Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’Adam qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Et Yhwh Dieu bâtit la côte qu’il avait prise de l’Adam en une femme (ishsha) et il la fit venir vers l’Adam. Et l’Adam dit : cette fois, celle-ci (est) l’os de mes os et la chair de ma chair. Elle sera appelée ishsha (femme), car elle fut tirée d’un homme (ish), celle-ci ! C’est pourquoi… » (Gn 2, 18 ; 21-24)

On passe de l’Adam seul à ish et ishsha ensemble, c’est-à-dire au masculin et au féminin de la même nature humaine. Il se trouve que cet homme mascu-lin va porter par la suite le nom commun d’Adam, qui désigne l’espèce humaine, plutôt qu’un individu. Tout comme cette femme sera nommée Ève, mère commune de tous les vivants. « Adam seul » signi-fie une humanité indifférenciée. Si bien que ce texte nous oblige à comprendre la nature humaine comme manifestée par le lien homme-femme, qu’on verra précisément ensuite dans le lien juridique du mariage. Autrement dit, ce lien homme-femme n’est pas accidentel, comme la rencontre d’un animal mâle et d’un animal femelle, mais ce lien est essentiel à la nature humaine, ce n’est pas une affaire de repro-duction. Il faut donc voir la sexualité humaine, qui ressemble à la sexualité animale, comme une image visible d’une réalité invisible et ne pas séparer ce que Dieu a uni, à savoir le mystère invisible et sa révéla-tion visible. En effet, le récit du « façonnement » de la femme montre non pas une création mais une expli-citation de ce qu’il y a dans la nature humaine : il y a du masculin et du féminin, qui sont « os de mes os », c’est-à-dire de même essence, et « chair de ma chair », c’est-à-dire une expression unique de la totalité ; car la chair visible est l’expression vers l’extérieur de ce qui est invisible (figuré par les os) à l’intérieur. Le système d’images propre au mythe est parfaitement cohérent pour révéler ce que nous n’imaginerions pas par l’observation phénoménologique.

Paris IVe. Église Saint-Gervais-Saint-Protais. Le mariage de la Vierge et de Joseph, vitrail (1517). Équilibre de la composition, harmonie des couleurs et finesse des visages : il s’agit de l’une des plus belles représentations du genre. Ici, le grand-prêtre porte la mitre et vêt le pectoral : l’information biblique est meilleure.

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Saint Joseph, image du Père

Ce qu’il ne faut pas séparer, puisque Dieu les unit dans le même acte de manifestation, c’est le féminin extrait de la nature commune qui révèle le masculin par cette extraction de l’Adam commun initial.

Pour signifier dans la vie sociale pratique ce lien métaphysique, on ritualise l’alliance sexuelle, propre à le signifier dans l’institution du mariage.

L’homme masculin s’attache (verbe דבק davaq) par un lien de fidélité qui suppose qu’il se détache d’une autre fidélité antérieure et le verbe עזב azav signi-fie précisément relâcher des liens. Le lien d’époux à épouse prend la place du lien parent-enfant ; le problème mérite d’être traité puisque ce dernier lien n’est pas a priori légal et semble d’une autre nature. Et pourtant nous aurons à considérer le lien de la paternité légale de Joseph et de Jésus. C’est que certai-nement le lien humain entre parent et enfant n’est pas seulement biologique ou affectif, comme on le croit lorsqu’on considère les hommes comme des animaux (même « raisonnables »), mais de type légal ; ce qui s’aperçoit encore dans nos sociétés où les parents sont juridiquement responsables de leurs enfants jusqu’à leur majorité civile. Ce lien légal de parent à enfant n’est pas réciproque, car les parents ont la responsabi-lité de l’enfant, ce qui crée un lien à l’enfant vis-à-vis des tiers ; celui-ci se trouve passivement lié, à son bénéfice, pour pouvoir progresser vers une maturité qui lui permette d’assumer à son tour la pleine respon-sabilité de lui-même vis-à-vis de la société.

La Révélation prend souvent nos évidences à rebours. La « chair unique » que l’homme et la femme forment désormais par des liens réciproque de fidélité, c’est-à-dire par une parole contractuelle, ne consiste pas en une fusion dans l’ivresse charnelle ni même dans la procréation où effectivement la chair et le sang des enfants formeront une unité charnelle prove-nant des parents, comme chez n’importe quel animal sexué ! Cette « chair unique » est l’unicité de ce que signifie la chair, à savoir ce qui se donne à voir, ce qui se révèle. À eux deux et par ce lien rituel, ils révéleront donc ce qu’est l’Homme.

Aussi bien ne peut-on pas comprendre la nature humaine sans le lien légal du masculin et du féminin.

Autrement dit, la capacité à une parole créatrice d’humanité prononcée par les époux est le fonde-ment de la nature humaine. Le lien matrimonial fonde rituellement l’humanité, non pas chez l’un et chez

l’autre séparément, mais dans les deux en tant qu’ils sont unis. Le mariage est donc une nécessité rituelle humaine, alors qu’il est inutile pour seulement repro-duire l’espèce comme chez les animaux.

D’où le mariage nécessaire de Marie et de Joseph, dont l’union légale manifeste la plénitude d’humanité qui doit provenir de leur union. Leur couple va mettre au monde l’Homme parfait, dans l’humanité régéné-rée du nouvel Adam. Ils en sont, en quelque sorte, la matrice et l’on peut dire que le Verbe divin prend son humanité de la Vierge Marie en tant qu’elle est l’épouse de Joseph.

Il y aura donc une véritable paternité humaine, quoique non charnelle de Joseph. Comme le dit l’hymne citée plus haut : « Le Créateur voulut… qu’on t’appelât père de son Verbe. »

L’homme ou la femme non mariés posent dès lors un nouveau problème, et ce sera celui de Jésus en particulier et de tous ceux qui feront vœu de virginité, ce qui semble aller contre nature, puisqu’apparem-ment ils ne peuvent plus montrer la totalité vivante et féconde de la nature humaine. Mais Jésus, tout comme les disciples qui le suivront, en tant qu’« eunuques à cause du royaume des cieux » (Mt 19, 12) ou vierges consacrées, manifestent une autre plénitude : non celle de la nature humaine en tant que telle mais celle de l’alliance de la nature humaine avec la nature divine ; plénitude de la double nature du Messie, participée par tous les membres de sa communauté unis en Église, qui est l’épouse de l’époux qu’est le Christ.

Notons que l’exclusivité légale, résultant du contrat de fidélité, excluant les autres hommes ou les autres femmes de l’union dans le mariage, introduit une distinction de la relation de couple ainsi formée avec toutes les autres relations possibles entre êtres humains ; les relations de travail, même contractuelles, ou les engagements dans des sociétés humaines ne comportent pas cette exclusivité puisque ces socié-

La Flèche (Sarthe). Église Saint-Thomas. Mariage de la Vierge et de Joseph, sculpture en terre cuite polychrome de Gervais  II Delabarre, 1633. Cette œuvre exceptionnelle montre que le xviie siècle est réellement le siècle de saint Joseph. Celui-ci, plein de délicatesse et de vitalité, est représenté beaucoup plus jeune. On remarquera aussi la figuration plus réaliste du grand-prêtre, portant les épaulières et le pectoral avec les douze pierres repré-sentant les douze tribus d’Israël.

Page 11: De la paternité divine à la paternité humainele Maître de l’univers », comme point d’appui pour notre réflexion sur ce personnage si connu et pourtant méconnu dans sa gloire

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De la paternité divine à la paternité humaine

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Saint Joseph, image du Père

tés de travail ou ces sociétés ludiques comportent de nombreux membres. Ce contrat contenant l’exclusi-vité est donc unique en son genre et il manifeste, par le sacrement de l’Église, l’union unique de celle-ci et du Christ.

La parole humaine est l’image de la Parole divine

La nécessité d’un tiers pour qu’il y ait une parole humaine réelle est très importante à comprendre. Elle ne relève pas seulement de la défaillance possible de l’un ou de l’autre membre de la relation de mariage ; elle tient à la nature même de la parole humaine.

La parole est l’apanage exclusif de la nature humaine. Elle se manifeste dans un langage et reste universelle même si telle ou telle langue n’est parlée que par quelques-uns. Le langage est en effet un instrument d’expression de la parole.

Ci-dessus : Rome (Italie). Basilique Santa-Maria-Trastevere. Mariage de la Vierge, fresque, fin xvie siècle, chapelle Altemps. Il s’agit ici de l’une des plus anciennes représentations de saint Joseph dans la Rome des débuts de la Contre-Réforme. Saint Joseph porte son bâton fleuri, signe de son élection divine.Page de droite : Beaune (Côte-d’Or). Église collégiale Notre-Dame (xiie-xiiie siècles). Mariage de la Vierge, tapisserie de la vie de la Vierge, xve siècle. Un prétendant éconduit, dépité, brise son bâton sur ses genoux tandis que saint Joseph reste humble et impassible.