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L'enseignement philosophique – 60 e année – Numéro 6 1. Gouhier (Henri) : Les conversions de Maine de Biran, Vrin, Paris, 1947, p. 7. 2. Maine de Biran : Journal, Éditions de la Baconnière, 1957, Neuchâtel, Tome III, p. 83 et Montaigne : Essais I 26. 3. Nous ne pouvons tout citer. Mentionnons seulement les études portant sur la relation aux philosophes au XVII e siècle que Maine de Biran estimait plus particulièrement. A) Livres : Amable de la Valette Monbrun : Maine de Biran, critique et disciple de Pascal, Paris, Alcan, 1914. (suite page suivante) > DE MONTAIGNE À FÉNELON: L’ITINÉRAIRE DE MAINE DE BIRAN Bernard RIGAUX Hon. Lycée Lamartine, Paris I. LE DIALOGUE OUBLIÉ Nulle philosophie, plus que celle de Maine de Biran, ne s’est formée que grâce à un dialogue incessant avec d’autres penseurs. Le maître livre d’Henri Gouhier Les Conversions de Maine de Biran, aurait pu être intitulé, de l’aveu de l’auteur, Les Dia- logues de Maine de Biran 1 . Le philosophe de Bergerac aime le débat d’idées, écrivant dans son journal, le 13 avril 1815 : J’ai besoin de m’exciter par les idées d’autrui : je me frotte contre Leibniz, Pascal, le P. Lami ; j’ajoute mes réflexions aux leurs. On reconnaît dans cette phrase un écho de Montaigne invitant son lecteur à « frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. » 2 Pourtant on s’étonne, en lisant la longue suite de philosophes, établie par Henri Gouhier, avec lesquels Biran a dialo- gué, de ne pas relever le nom de Montaigne, alors que sont cités (dans l’ordre) Rous- seau, Condillac, Bonnet, Cabanis, Destutt de Tracy, Descartes, Kant, Leibniz, les Stoï- ciens, Pascal, Fénelon enfin. Le commentateur admet l’existence d’autres dialogues moins décisifs avec Malebranche, Hume, Bonald, Ancillon, mais jamais le nom de Montaigne n’apparaît. Parallèlement, il existe de nombreux livres et articles confrontant Maine de Biran à Pascal, Leibniz, Locke ou Fénelon, mais aucune recherche bibliographique poussée ne met en évidence (du moins à notre connaissance) une quelconque étude sur Mon- taigne et Maine de Biran. 3

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Page 1: DE MONTAIGNE À FÉNELON: L’ITINÉRAIRE DE … · Nous développerons cette intuition en mettant en évidence le dialogue discret et profond entre Maine de ... et notamment Descartes

L'enseignement philosophique – 60e année – Numéro 6

1. Gouhier (Henri) : Les conversions de Maine de Biran, Vrin, Paris, 1947, p. 7.2. Maine de Biran: Journal, Éditions de la Baconnière, 1957, Neuchâtel, Tome III, p. 83 et Montaigne: Essais I 26.3. Nous ne pouvons tout citer. Mentionnons seulement les études portant sur la relation aux philosophes auXVIIe siècle que Maine de Biran estimait plus particulièrement.A) Livres :Amable de la Valette Monbrun : Maine de Biran, critique et disciple de Pascal, Paris, Alcan, 1914.

(suite page suivante) >

DE MONTAIGNE À FÉNELON:

L’ITINÉRAIRE DE MAINE DE BIRAN

Bernard RIGAUXHon. Lycée Lamartine, Paris

I. LE DIALOGUE OUBLIÉ

Nulle philosophie, plus que celle de Maine de Biran, ne s’est formée que grâce àun dialogue incessant avec d’autres penseurs. Le maître livre d’Henri Gouhier LesConversions de Maine de Biran, aurait pu être intitulé, de l’aveu de l’auteur, Les Dia-logues de Maine de Biran 1. Le philosophe de Bergerac aime le débat d’idées, écrivantdans son journal, le 13 avril 1815 :

J’ai besoin de m’exciter par les idées d’autrui : je me frotte contre Leibniz, Pascal, leP. Lami ; j’ajoute mes réflexions aux leurs.

On reconnaît dans cette phrase un écho de Montaigne invitant son lecteur à« frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui. » 2 Pourtant on s’étonne, en lisantla longue suite de philosophes, établie par Henri Gouhier, avec lesquels Biran a dialo-gué, de ne pas relever le nom de Montaigne, alors que sont cités (dans l’ordre) Rous-seau, Condillac, Bonnet, Cabanis, Destutt de Tracy, Descartes, Kant, Leibniz, les Stoï-ciens, Pascal, Fénelon enfin. Le commentateur admet l’existence d’autres dialoguesmoins décisifs avec Malebranche, Hume, Bonald, Ancillon, mais jamais le nom deMontaigne n’apparaît.

Parallèlement, il existe de nombreux livres et articles confrontant Maine de Biranà Pascal, Leibniz, Locke ou Fénelon, mais aucune recherche bibliographique pousséene met en évidence (du moins à notre connaissance) une quelconque étude sur Mon-taigne et Maine de Biran. 3

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24 BERNARD RIGAUX

Pourtant certains commentateurs ont effleuré, voire mentionné, le sujet. Geneviè-ve Barbillion note la présence des Essais de Montaigne dans la bibliothèque de Grate-loup : ils sont annotés et, selon elle, Maine de Biran estimait Montaigne à l’égal dePascal. 4

En outre Amable de la Valette Monbrun rapproche les Essais du Journal de Mainede Biran. Ce commentateur estime « qu’il y a en Maine de Biran un Montaigne, dontle délassement préféré est l’étude de l’homme et principalement l’étude de son propremoi vu qu’il estime, avec l’auteur des Essais, que chaque homme porte en lui la formede l’humaine condition. Le Journal intime rappelle, à beaucoup d’égards, les Essais. » 5

Henri Gouhier opère, à son tour, le même rapprochement, les deux œuvres ayant l’an-thropologie comme visée. Maine de Biran note en ce sens, le 12 mai 1816, qu’il luifaut suivre l’exemple de Montaigne : « j’ai aussi mes Essais à faire ». 6

Le parallèle est approfondi par Jean Lassaigne dans une étude consacrée à l’hom-me politique que fut Maine de Biran. Dans sa retraite de Grateloup, pendant la Ter-reur, « Maine de Biran a déjà, comme livres de chevet, ceux de ses grands compa-triotes et voisins de la vallée de la Dordogne : Montaigne et le doux Fénelon. » JeanLassaigne relève quelques similitudes suggestives : Montaigne et Biran entreprennentleur œuvre dans une période chaotique marquée par les guerres de religion d’un côtéet par la Terreur de l’autre. Tous deux ont le culte de l’Antiquité, le goût de l’intros-pection et le désir d’être heureux. Politiquement ils sont proches : ce sont des modérésdésirant le retour de l’ordre dans des temps d’anarchie. 7

Sur cette question, un trait de lumière plus décisif nous est offert par une intui-tion de Louis Lavelle. Le 28 août 1949 eut lieu à Bergerac un colloque sur Maine deBiran, commémorant le 125e anniversaire de sa mort. Louis Lavelle, évoquant cesdeux périgourdins que sont Montaigne et Fénelon, prononça ces mots qui inspirenttoute notre étude :

Maine de Biran est à égale distance de tous les deux, géographiquement et spirituel-lement. Il réalise le passage de l’un à l’autre et ce passage est l’histoire de sa vie […].Maine de Biran est au point de rencontre entre l’humanité de Montaigne et la spiritua-lité de Fénelon. 8

3. (suite)Robeff (Euthyme) : Leibniz et Maine de Biran, Paris, Jouve 1925.Even (Julien) : Maine de Biran, critique de Locke, Louvain la Neuve, 1983, Éditions de l’Institut Supérieur dephilosophie.B) Articles :Delbos (Victor) : « Malebranche et Maine de Biran », Revue de métaphysique et de morale, 1916, 23e annéep. 146-162.Paliard (Jacques) : « Le cogito cartésien et le cogito biranien », Rivista di Filosofia Neo Scolastica, Volume 29,Milano, 1936.Stanek (Vincent) : « Le désir et la volonté. Maine de Biran lecteur des cartésiens », Revue philosophique de laFrance et de l’étranger, octobre/décembre (35) 2004, n° 4, p. 423-442.Naert (Émilienne) : « Maine de Biran, lecteur de Leibniz », Revue de métaphysique et de morale, 1983, n° 4.Antoine (Agnès) : « Maine de Biran et Fénelon », Revue de métaphysique et de morale, 1995, n° 3, p. 405-413.Moutaux (Jacques) : « Maine de Biran et Spinoza » in Spinoza au XIXe siècle, colloque, Publications de la Sorbon-ne, 2007, p. 211-220.4. Barbillion (Geneviève) : Les lectures de Maine de Biran, Grenoble, Allier, 1927, p. 46.5. Journal intime de Maine de Biran, publié par A. de la Valette Monbrun, Paris, Plon, 1927, Tome I p. XLIV.6. Gouhier (Henri) : Maine de Biran par lui-même, Éditions du Seuil, 1970, p. 102 et Maine de Biran, Journal,opus cité, Tome I, p. 128.7. Lassaigne (Jean) : Maine de Biran, homme politique, Éditions du Vieux Colombier, Paris, 1958, p. 32 et 39.8. Lavelle (Louis) : Maine de Biran, l’homme et le philosophe in Bulletin de l’Association Guillaume Budé, n° 8,Décembre 1949, p. 76.

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Nous développerons cette intuition en mettant en évidence le dialogue discret etprofond entre Maine de Biran et Montaigne, l’harmonie qui unit leur démarche ainsique l’évolution du philosophe de Bergerac vers la spiritualité de Fénelon au prix d’unerupture avec Montaigne.

Comment ne pas penser en outre que, si Montaigne a influencé en profondeurl’histoire de la pensée française et notamment Descartes et Pascal, Maine de Birann’ait pas recueilli l’inspiration des Essais ? Les considérations géographiques de LouisLavelle rapprochant ces trois Périgourdins ne doivent pas être négligées. Maine deBiran était profondément attaché à sa terre natale et il n’a pas dédaigné d’évoquer lesmânes d’un grand Aquitain. Le 29 octobre 1820, le philosophe visite le château de laBrède pour aller « converser avec l’ombre du grand Montesquieu » 9. On a le droit depenser qu’il conversa aussi avec les ombres de Montaigne et de Fénelon. Barrès auraitpu voir là un exemple de cette puissante emprise de la terre et des morts.

II. LA RÉFÉRENCE À MONTAIGNE DANS LES ÉCRITS DE MAINE DE BIRAN

Il existe un dialogue avec Montaigne que l’on peut suivre tout au long des textes deMaine de Biran. Suivons-le en décomposant notre lecture en trois temps, selon le sché-ma traditionnel, puisque l’on a coutume de distinguer trois étapes dans l’œuvre deMaine de Biran: la philosophie de l’effort, qui s’exprime dans les œuvres de la maturité,est précédée par des écrits de jeunesse dans lesquels la philosophie naissante de Biranse cherche, de même qu’elle est suivie par une philosophie dernière teintée de mysticis-me. En 1793-1794 Maine de Biran inaugure un premier journal et esquisse quelquestextes théoriques. On peut noter d’emblée qu’il lit Montaigne qui lui plaît car, en cettepériode de terreur, il représente cette sagesse conservatrice qu’il faudrait écouter :

De l’obéir et céder naît toute vertu comme du cuider tout péché 10.

L’arrogance sanguinaire de la Révolution le confirme. Toutefois les doutes deMontaigne « accablent » le jeune Biran qui a l’intuition de son évolution future :

O, bon Fénelon, viens me consoler ! 11

Mais Biran ne fait pas encore profession de christianisme en confrontant l’anthro-pologie de Montaigne à celle de Pascal. Tous deux insistent sur la misère de la naturehumaine mais il faut donner raison à Pascal, qui seul reconnaît la supériorité del’homme sur l’animal découlant de sa dimension spirituelle. Dans une nouvelle intui-tion de ce que sera sa dernière philosophie Maine de Biran oppose Montaigne, privéde la lumière de la grâce, à Pascal qui, en attribuant notre déchéance au péché origi-nel, comprend que l’image de Dieu constitue le fond de l’homme. 12 Mais, si nous reve-nons au Journal de 1794, ni Montaigne ni Pascal ne convainquent Maine de Birandans la mesure où tous deux croient l’homme incapable de vertu sans la grâce divine.Telle n’est pas la conviction du jeune Biran séduit par le stoïcisme. Constatons la puis-sance de la volonté chez Antonin ou Marc Aurèle et nous en conclurons qu’il dépendde l’homme seul de faire son salut. Tel est du moins l’espoir :

Sait-on jusqu’où peut aller la force humaine conduite par une volonté ferme etconstante ? […] La grandeur et la misère humaine, les contradictions des passions etde la raison peuvent s’expliquer autrement que par le péché originel. 13

9. Journal, opus cité, tome II, p. 290.10. Œuvres, Vrin, Paris, tome I, p. 116.11. Ibid, p. 99.12. Ibid, p. 24, 25.13. Ibid, p. 108-109.

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Cette puissance salvatrice de la volonté constituera le centre de l’anthropologiebiranienne des grands mémoires de la maturité dans lesquels apparaît une référenceconstante à Montaigne. Celle-ci, pour rare qu’elle soit, est très élogieuse : aux yeux deMaine de Biran Montaigne fait partie, avec Pascal et Kant, de ces penseurs qui ontvisé « au cœur même de la philosophie », dans la mesure où ils ont suivi la voie socra-tique, celle de la connaissance de soi, en sondant les limites de la raison 14. Dans leretour réflexif de l’homme sur lui-même Montaigne apparaît comme un maître depremier ordre. Avec Rousseau et Cabanis il partage le don de l’introspection :

Pour s’étudier et se connaître dans les rapports intimes, il faut être à cette juste dis-tance de ses affections où elles puissent retentir dans la pensée sans l’assourdir […].Ce qui dépend d’une certaine situation de l’esprit. 15

Les observations de Montaigne sont donc précieuses, même si elles ne portentque sur la vie sensitive et non sur la volonté. Dès le Mémoire sur l’habitude l’apport deMontaigne est apprécié, puisqu’il a su observer que l’habitude éteint peu à peu lavivacité des sensations :

Mon collier de fleurs sert à mon nez mais après que je m’en suis servi huit jours, il nesert plus qu’au nez des assistants. 16

Toutefois, comme l’a noté F.C.T. Moore, Maine de Biran se réfère surtout, inlas-sablement, à la description faite par Montaigne des passions organiques 17. L’anthro-pologie biranienne de la maturité est exposée pour la première fois dans le Mémoiresur la décomposition de la pensée : la volonté, fait primitif de sens intime, transcendenotre animalité qu’elle dompte dans l’expérience de l’effort. Mais la vie sensitive invo-lontaire résiste, ce que décrit Montaigne :

Il n’est pas une seule des parties de notre corps […] qui souvent ne s’exerce contrenotre volonté ; elles ont chacune leurs passions propres qui les éveillent ou les endor-ment sans notre congé. 18

Cette citation sera répétée inlassablement dans les œuvres ultérieures, qu’il s’agis-se du Mémoire de Berlin, de celui sur les perceptions obscures, du Mémoire de Copen-hague, de l’Essai sur les fondements de la psychologie, ainsi que des Nouvelles considéra-tions sur les rapports du physique et du moral de l’homme 19. En outre Maine de Biranne cesse de louer les capacités introspectives de Montaigne qui s’observe « avec tantde vérité et d’énergie », ou « avec sa naïveté et sa profondeur ordinaires ». 20

Outre ces références explicites à Montaigne, il en est d’implicites qui montrent unMaine de Biran imprégné de la lecture des Essais. Tout au long des textes déjà mention-nés, Maine de Biran cite Ovide décrivant cette vie sensitive qui perdure dans notreinconscience: « Vivit et est vitae nescius ipsae suae ». Or cette citation se trouve chez Mon-taigne dans les propos célèbres qui décrivent l’expérience de cet état étrange qui a suiviune chute de cheval, état de semi-inconscience extatique sur lequel nous reviendrons. 21

De même, Maine de Biran ne cesse de répéter, dans son Journal, que son mal estintérieur : « in culpa est animus ». Ce vers d’Horace est cité dans les Essais pour illus-

14. Œuvres, opus cité, tome X 1, p. 92.15. Ibid, Tome XI 3, p. 133.16. Ibid, Tome II p. 67 et Essais, Livre I, 23.17. F.C.T. Moore : The psychology of Maine de Biran, Oxford, Clarendon Press, 1970, p. 117 : “Biran was fondof citing Montaigne’s description of the passions of the organs.”18. Essais, Livre I, chapitre 21.19. Œuvres, Tome III, p. 383 ; IV, p. 75 ; V p. 28 ; VI, p. 133 ; VII-2, p. 213 ; IX, p. 61 et 136.20. Ibid, Tome V, p. 28 et VII-2, p. 213.21. Essais : livre II, chapitre 6 et Ovide, Tristia, livre I, poème 3.

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trer le même constat : « Nostre mal nous tient en l’âme » 22. Ces deux intimistes sontdes hommes qui souffrent.

Suivons alors la référence à Montaigne dans le Journal qui reprend en 1813-1814, au moment où la philosophie de l’effort entre en crise, ébranlée par l’expérien-ce de l’échec de la volonté. La plupart des commentateurs estiment alors que l’essen-tiel de la dernière philosophie de Maine de Biran, remaniée par l’expérience mys-tique, se trouve dans le Journal. La volonté et le stoïcisme ne sont donc pas la voie dusalut : le philosophe souffre, se confie à son journal, et cherche appui en lisant Mon-taigne et Fénelon, entre autres.

Pour l’heure que lui apporte Montaigne ? Il est d’abord pour lui un compagnon deroute ayant vécu une épreuve historique voisine : il convient de conserver une forced’âme pour affronter les tourments de l’anarchie. Pendant les Cent Jours, le retour dutyran plonge Biran dans le désespoir et il lit les Essais pour trouver de l’aide :

Après le dîner, la promenade n’étant pas tenable, j’ai lu un chapitre de Montaigne[…] Montaigne a écrit ses Essais dans le même pays que j’habite, dans une époque denotre histoire de France, sinon plus malheureuse pour le général, du moins plusfâcheuse pour les particuliers qui n’avaient ni leur fortune ni leur existence assurées. 23

Quelques jours après, il lit encore un chapitre de Montaigne qui « lui fait dubien ». Il le lit encore en juin 1815 et le retour de Louis XVIII ne met pas fin à ce com-pagnonnage. En juillet 1816 Montaigne semble lui donner les clefs d’un certain art devivre :

Au lieu de se perdre dans le vague des pensées frivoles et des vains désirs, jouissonspas à pas, de tout ce que nous offrent les lieux et les circonstances où nous vivons […].Carpe diem. 24

Plus qu’un compagnon de route, Montaigne devient un exemple. Endécembre 1815, Maine de Biran songe à imiter l’auteur des Essais :

J’ai atteint ma 49e année ; Montaigne n’avait pas attendu cet âge pour se retirer desaffaires… C’est ce que je devrais faire aussi pour songer à bien tirer parti de mes der-nières années.

En mai 1816 se confirme l’appel de cette retraite créatrice :J’ai aussi mes Essais à faire. 25

Pourtant cette harmonie entre les deux Périgourdins ne doit pas cacher une diffé-rence profonde entre deux tempéraments. En octobre 1820 Maine de Biran constateque, si Montaigne « jugeait de haut tous les maux de la vie humaine et les sienspropres », cela tient à un caractère porté à la gaillardise et à la bonne humeur 26. Teln’est pas celui de Maine de Biran, éthéré, tourmenté et mélancolique. Déjà, enavril 1815, le philosophe note que, s’il approuve l’anthropologie de Montaigne insis-tant sur l’union de l’âme et du corps, il se sent disposé, quant à lui, à s’évader de cecorps 27.

Comment trouver dès lors en Montaigne un guide spirituel, lui qui est si matérielet pesant, alors que l’âme tourmentée et mystique de Fénelon rejoint celle de Biranpour lui proposer la paix du pur amour ?

22. Journal : Tome I, p. 102 et II, pp. 165 et 287.23. Ibid, Tome I, p. 68.24. Ibid, Tome III, pp. 86 et 99. Tome I, p. 184.25. Ibid, Tome III p. 138 et Tome I, p. 128.26. Ibid, Tome II, p. 289.27. Ibid, Tome I, pp. 71-72.

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Au terme de l’aventure existentielle de Maine de Biran, le divorce avec Mon-taigne paraît inéluctable et il est clairement signifié en juillet 1823 :

« [Montaigne] n’est pas une âme aimante et sensible, humble et sincère qui seconfesse, se montre et s’exprime comme elle se sent. Au fond c’est un esprit plein derichesses artificielles, d’idées de toute espèce propres et acquises, qui s’étale à son aise,cavalièrement en laissant à l’écart toutes les formes d’usage pour parler de lui et deschoses comme il pense. » 28

Cette critique de Montaigne, proche de celle de Malebranche, doit beaucoup à lacondamnation fénelonienne de l’amour-propre 29. Elle sera suivie toutefois par uneultime reconnaissance : en mai 1824, peu avant de mourir, Maine de Biran salue la« bonne foi » de Montaigne dans la pratique de l’introspection 30.

III. LA RECHERCHE DE LA SAGESSE

A. Douleur et extase : aux sources de la création philosophiqueL’œuvre biranienne trouve son origine dans un texte appelé le Vieux journal, écrit

en 1794-1795. Dans ces notes de jeunesse l’on voit s’esquisser – telle une sorte denébuleuse primitive – le projet anthropologique de Maine de Biran aspirant à devenirle « Condillac de la volonté ». La lecture de ce texte fait apparaître deux sources de lacréation philosophique biranienne.

Tout d’abord le jeune Bergeracois souffre et cette douleur jaillit de la contradic-tion entre ce qu’il est et ce qu’il aspire à être. Aspirant à la maîtrise de soi, il ne peutque constater une passivité qui le rend esclave des sensations internes et desinfluences extérieures :

Il me semble que je devrais être maître de moi plus qu’un autre: cependant, soit par uneffet de ma mauvaise constitution, soit que l’homme soit fait ainsi, je passe successive-ment par mille états divers en un jour.

Tout perturbe les fibres délicates de son cerveau, qu’il s’agisse d’une mauvaise diges-tion ou d’un changement de temps d’où un sentiment de fatalité :

En quoi puis-je y remédier? Ce n’est pas ma faute, c’est celle de l’ouvrier. 31

Pourtant le jeune Biran ne renonce pas. Il lui faut travailler et créer une anthro-pologie nécessaire pour se comprendre et acquérir la stabilité existentielle qui luimanque. Deux voies s’ouvrent : il serait peut-être possible de suivre une piste indiquéepar Rousseau dans Les Confessions et décrire ce « matérialisme du sage » entrevu parJean-Jacques. Il s’agirait de comprendre l’homme avant tout par la biologie pourdéterminer les moyens purement matériels de « fixer un être si sujet aux fluctua-tions » 32. Toutefois l’approche biologique ne suffit pas, puisqu’on ne peut nier le pou-voir de la volonté sur le corps :

Il serait bien à désirer qu’un homme, accoutumé à s’observer, analysât la volontécomme Condillac a analysé l’entendement. 33

Le projet anthropologique synthétiserait donc deux approches : l’une par la biolo-gie et l’autre par ce qui transcende l’organique.

28. Ibid, Tome II, p. 379.29. Malebranche : De la recherche de la vérité, Livre II, chapitre 5 : « Du livre de Montaigne ».30. Journal, opus cité, Tome III, p. 218.31. Œuvres, opus cité, Tome I p. 97 et 122.32. Ibid, p. 106.33. Ibid, p. 107.

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La douleur restera l’aiguillon qui stimule l’œuvre de Biran tout au long de sa vie,si l’on excepte les sept années qui vont de 1796 à 1803. Pendant cette période Mainede Biran est l’époux de Louise Fournier :

Pendant sept ans que cette union dura […] je ne connus pas le regret et ne sentisque le bonheur de partager le sort d’un être chéri. 34

Notons toutefois que cette période est aussi celle de cette création de l’œuvre,acte qui conjure la souffrance. La douleur s’imposera à nouveau à partir de 1813, aumoment où l’œuvre entre en crise, le philosophe ayant perdu en outre tout soutienaffectif satisfaisant. Dans le journal des dernières années, on retrouve la plainte initia-le : l’involontaire impose son joug. Tout est dit dans ce constat datant de juin 1817 :

La racine du mal est profonde : elle tient à tout mon être. 35

Maine de Biran souffre en permanence d’une faiblesse dont il s’accuse : il est timi-de, influençable, indécis, délicat, « mou et efféminé ». En lui le corps nargue sa volon-té si bien qu’il s’écrie en mars 1819 :

Qui me délivrera de ce trouble, de ces ennuis de l’âme, de cette dépendance du corps? 36

Cependant la souffrance ne règne pas seule. Le 27 mai 1794, Maine de Biran aconnu une expérience décisive: une extase lui révèle le bonheur. Lors d’une promenadeau coucher du soleil un « je-ne-sais-quoi de doux et de triste » envahit son cœur, leslarmes sont au bord des paupières mais « combien de sentiments ravissants se sont suc-cédé ». On peut parler d’extase puisqu’il y a une expérience de dessaisissement suivied’un retour à soi. Dès lors, « si je pouvais rendre cet état permanent que manquerait-il àmon bonheur? » 37 Il faut recréer cet état de béatitude ce qui suppose un travail sur soi etla création d’une anthropologie qui analysera l’homme en tant qu’accessible à ce typed’expérience défiant la volonté. Un questionnement se précise: Que peut la volonté etquelles sont ses limites? La volonté peut-elle, si peu que ce soit, contribuer à retrouver cebonheur entrevu? Ainsi « je voudrais, si je pouvais jamais entreprendre quelque chose desuivi, rechercher jusqu’à quel point l’âme est active, jusqu’à quel point elle peut modifierles impressions extérieures […] Avant de chercher à diriger nos affections, il faudraitsans doute connaître ce que nous pouvons sur elles. Je n’ai vu cela traité nulle part » 38.

Maine de Biran note, à partir de 1815, un retour périodique de l’extase. Le17 mai 1815, il sent revivre le ravissement de 1794, de même que le 29 avril 1816 oule 9 octobre 1817 39. Ces expériences de mystique sauvage délivrent un message : lequadruple remède d’Épicure affirmait déjà qu’on peut atteindre le bonheur. En outre,l’extase, comme la douleur, est créatrice car elle trouve sa source dans ces zonesinconscientes d’où jaillit l’inspiration. L’extase annihile la douleur mais toutes deuxengendrent la création philosophique.

On retrouve, à l’origine des Essais, deux expériences du même type. S’il n’y acertes rien de mélancolique dans le tempérament de Montaigne, pourquoi écrire alorsce long monologue, cet entretien avec soi-même que sont les Essais ? Comme l’a mon-tré Bernard Sève, l’une des sources du projet de Montaigne est dans cette volonté delutter contre son dérèglement intérieur :

Notre mal nous tient en l’âme (in culpa est animus). 40

34. Journal, opus cité, Tome III, p. 220.35. Ibid, Tome II, p. 50.36. Ibid, Tome II, p. 211.37. Œuvres, opus cité, Tome I, p. 94.38. Ibid, p. 96-97.39. Journal, opus cité, Tome I, pp. 81/118 et Tome II, p. 76.40. Essais : livre I, chapitre 39 et Sève (Bernard) : Montaigne. Des règles pour l’esprit, Paris, PUF 2007.

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Mais quelle est cette maladie? Montaigne est cet « insipiens » dont l’âme, livrée àelle-même, est comparée à un cheval échappé enfantant tous les tourments de l’ima-ginaire, le pire étant la peur de la mort. Montaigne est victime des passions de l’âme :l’ambition, la peur, l’irrésolution. Il faut donc recourir à cette « très douce médecine »qu’est la philosophie 41.

Une autre douleur, plus radicale, est, de l’aveu de Montaigne, à l’origine desEssais : « Je fus autrefois touché d’un puissant déplaisir », si grave que « je m’y fusseperdu à l’aventure si je m’en fusse simplement fié à mes forces. » Le deuil de La Boé-tie, événement majeur de la vie de Montaigne, explique le jaillissement de l’écriture :

C’est une humeur mélancolique, et une humeur par conséquent très ennemie de macomplexion naturelle, produite par le chagrin de la solitude […] qui m’a mis première-ment en tête cette rêverie de me mêler d’écrire. 42

À qui se confier puisque l’ami n’est plus ? Montaigne regrette de n’avoir pu écrireles lettres à La Boétie dont il aurait rêvé :

Et eusse pris plus volontiers cette forme à publier mes verves si j’eusse eu à qui par-ler. Il me fallait comme je l’ai eu autrefois, un certain commerce qui m’attirât, qui mesoutînt et soulevât.

On peut dire avec Thibaudet que les Essais sont « les presses chantantes d’uneamitié brisée » 43.

À l’instar de l’œuvre biranienne, l’écriture des Essais a aussi sa source dans uneexpérience extatique plus saisissante encore que celle du philosophe de Bergerac. Sui-vons la réflexion de Géralde Nakam sur la genèse des Essais : au livre II, Montaignerelate une expérience de mort approchée à la suite d’une chute de cheval qui a eu,selon Géralde Nakam, une valeur créatrice déterminante 44. Cet accident se situeraiten 1568 et précéderait de quelques années l’entrée solennelle de Montaigne en litté-rature, le 28 février 1576. Rappelons les faits : Montaigne, après une chute de cheval,est ramené, évanoui mais tenu pour mort, en sa maison. Retrouvant une vagueconscience, il connaît alors une béatitude extatique, au-delà de la mort et de la vie :

Cependant mon assiette était, à la vérité très douce et paisible […] C’était une lan-gueur et une extrême faiblesse sans aucune douleur […] quand on m’eut couché, jesentis une infinie douceur à ce repos.

Puisqu’il n’y a rien à craindre de la mort, il faut témoigner « et ne me dois de savoirmauvais gré pourtant si je la communique. Ce qui me sert peut aussi servir à un autre. ».Il faut répéter le message d’Épicure : le bonheur est possible et la mort n’est pas àcraindre. Cette inspiration naît dans une nappe inconsciente éprouvée comme un bainbénéfique, d’où le sentiment de revenir d’un autre monde. Comme Maine de Biran, Mon-taigne recherchera le retour de l’extase perdue en tentant de construire une sagesse,créatrice d’une vie douce et paisible. Nous pouvons conclure avec Géralde Nakam:

Ce jour-là, la mort perdit son étrangeté pour Montaigne et la peur le quitta. Ce fut, jecrois, la libération intérieure préliminaire. L’impulsion créatrice vient de là […]. 45

Si une source commune engendre ces deux œuvres, un but commun les anime.Pour construire une sagesse, il faut une connaissance de la nature humaine donc uneanthropologie.

41. Ibid, livre II, chapitre 25.42. Ibid, Livre III, chapitre 4 et Livre II, Chapitre 8.43. Thibaudet (Albert) : Montaigne, Paris, Gallimard, 1963, p. 142.44. Nakam (Géralde) : Montaigne et son temps, Paris, Gallimard, 1993, p. 210.45. Nakam (Géralde), opus cité, p. 210.

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B. L’anthropologieL’anthropologie, pour Maine de Biran et Montaigne qui adhèrent au message

socratique, suppose l’étude de soi. Le jeune Biran répond à l’appel de Socrate préféréà tout autre philosophe :

Mais que seraient tous ces écrits (gloire de notre siècle) devant les leçons d’un Socra-te ? Je me le représente avec sa figure vénérable, noble et douce, où se peint la séréni-té, la candeur de son âme, avec ses cheveux blancs, sa voix animée par l’enthousiasmede la vertu : c’est Orphée éclairant et charmant les mortels.

Pour Maine de Biran, comme pour Socrate, la connaissance de soi permet seulede régler sa vie : Maine de Biran juge que « tout est renfermé » dans ce précepte del’oracle « nosce te ipsum » ce qui permet de reconnaître en Socrate « le premier desphilosophes et des sages » 46.

Cette admiration pour Socrate est partagée par Montaigne, voyant en Socrate « leplus digne homme d’être connu et d’être présenté au monde pour exemple ». Mon-taigne adhère à la voie socratique vers la sagesse « parce que Socrate avait seulmordu sérieusement au précepte de son dieu de se connaître […] il fut estimé seuldigne du surnom de sage. » Les deux Périgourdins reconnaissent en Socrate le maîtred’une réflexion qui s’oriente radicalement vers l’intériorité :

C’est lui qui ramena du ciel, où elle perdait son temps, la sagesse humaine pour larendre à l’homme où est sa plus juste et plus laborieuse besogne, et plus utile. 47

La constitution d’une anthropologie, unique projet de Maine de Biran et Mon-taigne, est fondée sur une étude de l’individu ayant vocation à s’ouvrir sur l’universel.Le jeune Biran fait appel à l’introspection pour conquérir l’art de vivre :

je crois donc que le seul qui soit sur la route de la sagesse et du bonheur […] c’estcelui qui, sans cesse occupé à l’analyse de ses affections, n’a presque pas un sentiment,pas une pensée dont il ne se rende compte à lui-même. 48

L’observation de l’individu est le laboratoire permettant d’édifier la connaissancede l’homme : Maine de Biran n’a écrit qu’un seul livre comprenant le journal etl’œuvre théorique. Ce livre unique reste un rêve en mal d’achèvement :

si je fais un livre il roulera sur ce que l’homme sait de lui-même en lui-même et surce qu’il peut savoir de son être mixte, de sa destination ultérieure par induction pro-prement dite des faits de sens intime. 49

Peut-être ce livre désiré est-il esquissé dans les Nouveaux Essais d’anthropologierédigés en 1823-1824, peu avant la mort du philosophe. Dans ces textes Maine deBiran rappelle l’unité de sa démarche, synthétisant l’individuel et l’universel :

il y a bien longtemps que je m’occupe d’études sur l’homme ou plutôt de ma propreétude […] D’une attention à moi soutenue et persévérante, fixée pendant si longtempssur les phénomènes intérieurs, a résulté un assez grand nombre d’idées psycholo-giques, d’observations et de mémoires. 50

Cette dialectique de l’individuel et de l’universel se retrouve chez Montaigne sousun aspect différent. Montaigne n’a pas d’autre dessein que la connaissance de sonindividualité. Il lui fallait écrire pour parler encore à cet alter ego qu’était La Boétie etpour se confier à qui voulait bien l’entendre :

46. Œuvres, opus cité, Tome I, p. 99, Tome V p. 48 et XI-1, p. 38 et 48.47. Essais : Livre III, chapitre 12, Livre II-7 et III-12.48. Œuvres, Tome I, p. 139.49. Journal, Tome II, p. 240.50. Œuvres, Tome X-2, p. 8.

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Me trouvant entièrement dépourvu et vide de toute autre matière je me suis présentémoi-même à moi pour argument et pour sujet. 51

Montaigne reste fixé à un seul but :Je m’étudie plus qu’autre sujet. C’est ma métaphysique, c’est ma physique 52.

C’est en s’étudiant qu’il trouvera son salut :De l’expérience que j’ai de moi-même, je trouve assez de quoi me faire sage si j’étais

bon écolier. 53

À l’inverse de Maine de Biran, Montaigne n’écrit aucun traité théorique mais,dans ses Essais, une anthropologie se dessine en filigrane puisque « chaque hommeporte la forme entière de l’humaine condition » 54. Comme chez Biran l’introspections’ouvre à l’universalité : je suis différent mais aussi apparenté à tout autre. Ainsi :

cette longue attention que j’emploie à me considérer, me dresse à juger aussi passa-blement des autres et est peu de chose de quoi je parle plus heureusement et excusa-blement 55.

Ouvert à toute différence, Montaigne se révèle bien anthropologue, lecteur deshistoriens et des récits de voyages, prodigieusement curieux de toute la variété descultures et des mœurs, celles de son temps comme celles d’autrefois.

C. La sagesseMontaigne et Maine de Biran sont donc d’authentiques philosophes, au sens

antique du terme, que Pierre Hadot oppose aux artistes modernes de la raison préoc-cupés avant tout de théorie 56. Pour nos deux Périgourdins l’important est de bien pen-ser pour bien vivre. Le jeune Biran demande à la philosophie d’orienter sa vie :

O philosophie, c’est à toi que je remets la conduite de ma vie. 57

Montaigne a des accents analogues :Mon métier et mon art, c’est vivre.

Les Essais ne cessent de dénoncer une philosophie purement livresque :J’ai mis tous mes efforts à former ma vie […] je suis moins faiseur de livres que de

nulle autre besogne. 58

Dès lors, comparons ces sagesses dont rêvent nos deux philosophes. Découvronsun axe commun mais une évolution différente quoiqu’apparentée. Maine de Biran etMontaigne veulent que la raison gouverne leurs vies. C’est là l’effort contant qui s’ex-prime dans le journal du philosophe de Bergerac :

Il y a certainement un état de raison ; mon but serait de m’y placer et d’y rester.

Suivre la raison permet de rester soi-même, sujet libre, en évitant toute aliénation:tu es et tu dois toujours être toi, individu sui juris. Si tu n’es pas obligé d’avoir tou-

jours de l’esprit, tu l’es d’avoir ta raison, d’avoir le conscium et le compos, autrement,ce n’est plus toi, ce n’est plus l’homme. 59

Un souci identique habite Montaigne :

51. Essais, Livre II, chapitre 8.52. Ibid, Livre III, Chapitre 13.53. Ibid, Livre III-13.54. Ibid, Livre III, Chapitre 2.55. Ibid, III, 13.56. Hadot (Pierre) : La philosophie comme manière de vivre. Albin Michel, Paris, 2001.57. Œuvres, Tome I, p. 42.58. Essais, Livre II, chapitre 37.59. Journal, opus cité, Tome II, p. 398 et 136.

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je veux être maître de moi à tout sens.

Suivre la raison est libérateur puisque la vraie liberté « c’est pouvoir toute chosesur soi » 60. On comprend alors que les deux philosophes aient été séduits par le stoï-cisme, école de maîtrise de soi permettant d’obtenir cette ataraxie entrevue dans l’ex-périence extatique. En juin 1816, Maine de Biran adopte encore le stoïcisme qui s’ac-corde avec sa philosophie de la volonté :

« il faut que la volonté préside à tout ce que nous sommes : voilà le stoïcisme ; aucunautre système n’est aussi conforme à notre nature. ». C’est au stoïcisme qu’il faitconfiance pour obtenir « la paix de la conscience ». 61

Montaigne a connu aussi cette tentation stoïcienne sous l’influence de La Boétie :La philosophie ne pense pas avoir mal employé ses moyens quand elle a rendu à la

raison la souveraine maîtrise de notre âme et l’autorité de tenir en bride nos appétits.

Dès lors l’héroïsme stoïcien de Caton d’Utique est cité en exemple au livre I desEssais 62.

Cet héroïsme ne convient à aucun des deux Périgourdins, incapables de parvenirà une telle tension de l’âme. Il leur faut chercher la voie d’une sagesse plus douce, enharmonie avec ce qu’ils sont. Maine de Biran note en janvier 1821 :

sois ce que tu es et rien de plus sans te tourmenter de ce que tu n’es pas. 63

Montaigne, quant à lui, « ne peut atteindre à cette noble impassibilité stoïque ».Si la sagesse se doit d’épouser l’individu, les voies en sont infiniment variées :

Puisque la philosophie n’a su trouver aucune voie pour la tranquillité qui fût bonneen commun, que chacun la cherche en son particulier. 64

Indolent et faible, Montaigne est en quête d’un chemin original, loin de tout stoï-cisme.

Dans cette recherche de la vie heureuse, les tempéraments différents des deuxphilosophes ne peuvent qu’engendrer des divergences. Pour vaincre sa faiblesse,Maine de Biran a recours à la prière et en obtient des grâces : la lumière et la quiétu-de. Il adhère donc au quiétisme de Fénelon et rejette le stoïcisme « contraire à lanature de l’homme ». Seule la grâce et non la volonté permet de soumettre le corps àl’esprit :

Les chrétiens, comme les vrais philosophes, savent bien que nous ne pouvons faireprédominer l’esprit sur le corps ni anéantir la partie passive de nous-même sans unegrâce extraordinaire.

Si la paix de l’âme est le but commun au christianisme et au stoïcisme, seul lechristianisme, ayant mesuré la faiblesse humaine, donne les moyens de l’atteindre :

Les chrétiens qui mettent la foi à la place de la raison ont mieux connu l’homme. 65

Montaigne n’était pas sans le savoir, écrivant au terme de l’Apologie de RaymondSebond que l’homme s’élèvera « si Dieu lui prête extraordinairement la main » et que« c’est à notre foi chrétienne, non à sa vertu stoïque de prétendre à cette divine etmiraculeuse métamorphose 66 ». Mais la grâce fait défaut à ce tempérament pesant et

60. Essais, Livre III, Chapitre I, 5 et 12.61. Journal, Tome II, pp. 151 et 163.62. Essais, Livre II, chapitre 33 et I 37.63. Journal, Tome II, p. 302.64. Essais, Livre III, Chapitre 10 et II 16.65. Journal, Tome II, p. 67, 91 et 275.66. Essais, Livre II, Chapitre 12.

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matériel. Il attendra donc le salut d’une sagesse de la nature que lui enseignent lespaysans. Admiratif, il les voit vivre avec cette simplicité et cet abandon, dons de lanature :

Qui ne peut atteindre à cette noble impassibilité stoïque qu’il se sauve au giron decette mienne stupidité populaire […]. La moyenne région loge les tempêtes, les deuxextrêmes des hommes philosophes et des hommes ruraux concourent en tranquillité eten bonheur.

Tenons « école de bêtise » à l’instar de ces paysans « qui ne savent ni Aristote niCaton » 67 mais dont l’art de mourir surpasse celui des sages.

IV. LE SOUCI D’ÉDUQUER

Si le but essentiel de Maine de Biran et Montaigne reste d’acquérir la sagesse, lesouci d’éduquer en découle. Tous deux expérimentent un échec qu’ils attribuent à descarences anciennes. Maine de Biran ne cesse de constater la défaillance d’une volontéqui prétend gouverner le corps et y voit la conséquence d’un passé trop négligent :

J’éprouverai jusqu’à la fin la tyrannie du corps pour lui avoir laissé prendre tropd’empire dans le principe et l’avoir trop exclusivement aimé dans la jeunesse. Cette vieest une éducation pour une vie plus haute et meilleure. 68

Il faut donc bâtir l’homme dès l’enfance en sachant l’éduquer. Montaigne consta-te également qu’il a été mal formé et qu’il n’y peut plus rien :

Les autres forment l’homme ; je le récite et en représente un particulier bien malformé et lequel si j’avais à façonner de nouveau je ferais bien autre qu’il n’est. Meshuy(désormais) c’est fait.

Se jugeant médiocre, il ne peut que supplier Dieu pour son « entière reforma-tion » 69.

L’éducation est donc la condition de la qualité humaine, ce que Maine de Biranaffirme avec force dans une lettre à Degérando :

Ce n’est qu’en éclairant les hommes, en développant en eux par de bonnes habitudespremières le germe de raison, inhérent à notre nature […] qu’on peut rendre l’espècehumaine meilleure et plus heureuse. 70

Le souci d’éduquer a été primordial dans la vie de Maine de Biran et l’enseigne-ment fut une des grandes préoccupations du sous-préfet de Bergerac : constatant lacarence de l’enseignement en Périgord, il fait appel à Pestalozzi pour obtenir un insti-tuteur en vue de la création, à Bergerac, d’une école primaire pédagogiquement nova-trice. L’école s’ouvre en février 1808 sous la direction d’un maître vaudois, FrançoisBarraud, qui assumera sa tâche pendant vingt-cinq ans. De son côté Maine de Biranprononce régulièrement des discours lors de la distribution des prix de l’école secon-daire, collège dont il a obtenu la création à Bergerac : il rappelle en permanence lesvertus de la pédagogie de Pestalozzi.

Enfin, un voyage en Suisse où il rencontre tout à tour Pestalozzi et son discipleFellemberg représente un tournant important dans sa vie à tel point qu’il écrit à sonretour :

Je commence aujourd’hui, 26 septembre 1822, une ère nouvelle.

67. Ibid, Livre III, chapitres 10 et 12.68. Journal, Tome II, p. 309, 310.69. Essais, Livre III, Chapitre 2.70. Œuvres, Tome XIII-3, p. 490 (27 juillet 1807).

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Le 17 août il a rencontré M. de Fellemberg, fondateur d’un institut à Hofwyll enqui il a salué « la réalisation de son idéal » 71.

Ce souci éducatif est partagé par Montaigne, même si son engagement n’est quethéorique. Pour Montaigne le destin de l’homme se joue aussi dans l’éducation, scan-daleusement négligée :

Nos plus grands vices prennent le pli dès notre plus tendre enfance et notre principalgouvernement est entre les mains des nourrices. 72

Méditant sur le sort que la barbarie occidentale a réservé aux Indiens d’Amé-rique, ce peuple enfant, il regrette que celui-ci n’ait pas rencontré d’éducateurs : « quieussent doucement poli et défriché ce qu’il y avait de sauvage et eussent conforté lesbonnes semences que nature y avait produit » 73. En outre l’on connaît le célèbre cha-pitre 26 du livre I des Essais consacré à la philosophie de l’éducation. Éduquer est l’artsuprême :

la plus grande difficulté et importante de l’humaine science semble être en cetendroit où il se traite […] de l’institution des enfants. 74

Précisons les idées éducatives de nos deux auteurs. Ces idées sont, chez Maine deBiran, dispersées dans sa correspondance, ses discours au collège de Bergerac et sonEssai sur les fondements de la psychologie. Maine de Biran se déclare en outre disciplede Rousseau et de Pestalozzi. Si éduquer c’est éveiller ce qui sommeille au cœur del’adulte en puissance qu’est l’enfant, que convient-il de développer avant tout ?

La réponse de Biran découle de son anthropologie :Toute méthode d’éducation qui ne s’appuie pas à son tour sur une connaissance exac-

te des principes constitutifs de notre nature […] ne peut être que vicieuse ou incom-plète. 75

Ces lignes datent d’une époque où l’anthropologie de Maine de Biran est dualiste,opposant la vie volontaire à la vie sensitive. Éduquer c’est donc former ces facultésactives qui doivent dominer, aiguiser le jugement et l’attention, ce qui a des consé-quences morales.

En effet le développement de l’attention rend sensible aux maux d’autrui et laréflexion favorise le retour sur soi qui permet l’écoute de la conscience. En ce sens :

on ne peut s’attacher à la culture des facultés actives de l’esprit humain sans dévelop-per le germe de sa moralité et réciproquement […] on ne peut s’appliquer au dévelop-pement de l’homme moral sans cultiver les facultés qui constituent son intelligence.

Toute la destination de l’homme « est renfermée en ces deux mots : aimer etconnaître » 76. Maine de Biran est en symbiose avec Pestalozzi pour qui l’éducationaboutit à développer, in fine, « les germes d’une sagesse humaine » 77.

À la suite de Pestalozzi, Maine de Biran juge primordial le rôle de la confiance etdu plaisir dans l’éducation. Devant les collégiens de Bergerac, il évoque « cetteépoque fortunée où la loi du devoir n’était autre que celle de l’étude, où la loi del’étude n’était autre que celle du plaisir ». Cela n’est possible que si la confiance s’éta-blit entre le maître et l’élève, comme le veut Pestalozzi qui « a semé de fleurs l’entrée

71. Journal, Tome II, p. 364 et Tome III, p. 182.72. Essais, Livre I, Chapitre 23.73. Ibid, Livre III, Chapitre 6.74. Ibid, Livre I, Chapitre 26.75. Œuvres, Tome XII-I, p. 59 (Essai sur les fondements de la psychologie).76. Ibid, Tome XII I, p. 230.77. Pestalozzi (Heinrich) : Lettre de Stans, Éditions Zoé, Genève, 1996, p. 59.

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d’une carrière bien épineuse » en épargnant « bien de ces larmes que nous versâmestous dans le jeune âge » 78.

Cette philosophie de l’éducation est esquissée chez Montaigne dont l’influencesur Rousseau et Pestalozzi a été maintes fois signalée 79.

Pour Montaigne aussi le but est de former le jugement (la tête bien faite étant pré-férable, comme on le sait, à la tête bien pleine), ce qui engendre une formation morale :

le gain de notre étude c’est en être devenu meilleur et plus sage. 80

Toutefois cette sagesse est une « éjouissance constante » enseignée à l’enfant parles voyages, les livres, les conversations « dans une sévère douceur » qui contrasteavec la violence du collège « cette vraie geôle de jeunesse captive » 81. Mais un fossédemeure entre Maine de Biran, soucieux comme Pestalozzi de l’éducation du plusgrand nombre voire des déshérités, et Montaigne décrivant le préceptorat réservé àun unique noble, mâle en l’occurrence. De plus Montaigne n’a jamais voulu, ne dési-rant pas d’enfants, se vouer à l’éducation.

Dès lors un troisième visage, celui de Fénelon, pédagogue passionné, vient habi-ter dans cet espace qui sépare Montaigne et Maine de Biran. La philosophie de l’édu-cation de Fénelon, comme l’a noté Sabine Melchior-Bonnet, reste fidèle à l’inspirationdes humanistes de la Renaissance tout en influençant le XVIIIe siècle, « en particulierRousseau qui reprend nombre de ses thèmes » 82. Albert Chérel estime en outre que lapédagogie de Fénelon a pu inspirer les leçons de Pestalozzi 83. Surtout Fénelon annon-ce le souffle philanthropique de Maine de Biran et Pestalozzi : ses vues sont plusgénéreuses que celles d’un Montaigne ne s’intéressant qu’à un jeune noble. Féneloncomprend l’importance de l’éducation des filles, s’implique personnellement danscelle du duc de Bourgogne et souligne qu’il n’y a pas d’espoir politique sans formationde la jeunesse puisqu’elle est « la fleur de toute la nation » et que c’est « dans la fleurqu’il faut préparer le fruit » 84.

Le but de Fénelon, comme celui de Maine de Biran, est de former le jugement,clef de toute culture morale puisque, selon le Traité de l’Éducation des filles « rien n’estestimable que le bonheur et la vertu » 85. Fénelon appartient lui aussi à cette famillede pédagogues qui, s’appuyant sur la confiance, refusent la contrainte en mêlant lejeu et le plaisir à l’effort :

il faut chercher tous les moyens de rendre agréable à l’enfant les choses que vous exi-gez de lui. 86

Fénelon est donc bien sur ce chemin qui part de Montaigne pour s’élever versPestalozzi et Maine de Biran.

V – DE MONTAIGNE À FÉNELON

À partir de mars 1815, comme l’a noté Agnès Antoine, « Fénelon va être le princi-pal guide spirituel de Maine de Biran », pendant cette période où le philosophe rema-

78. Œuvres, XIII 3 p. 592 et XII-1 p. 229.79. Voir par exemple : Villey (Pierre) : Montaigne devant la postérité. Chapitre XI (Paris, Boivin, 1935).80. Essais, livre I 26.81. Ibid.82. Melchior-Bonnet (Sabine) : Fénelon, Paris, Perrin, 2008, p. 115.83. Chérel (Albert) : Fénelon au XVIIIe siècle en France, Genève, Slatkine, 1970 (réédition), p. 569 et 321.84. Télémaque, Livre XI.85. De l’éducation des filles : Chapitres V et X.86. Ibid, chapitre V.

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nie son œuvre et reprend son journal 87. Entre Biran et Fénelon existe une affinitéancienne, due à des tempéraments apparentés et à certaines expériences existentiellesproches. Tous deux, mystiques et angoissés, sont férus d’antiquité grecque tout enétant engagés dans l’action politique de leur temps. Leur religiosité jaillit d’un déses-poir commun : c’est la crainte de la damnation qui pousse Fénelon vers cette spiritua-lité du pur amour qui porte sa signature (n’aimer que Dieu en faisant le deuil de toutespoir d’être sauvé), de même qu’un autre désespoir pousse Biran vers la foi.

Les Cent Jours plongent en effet Biran dans la détresse et lui arrachent des élansreligieux :

Pour me garantir du désespoir je penserai à Dieu, je me réfugierai dans son sein. 88

Cette vie spirituelle est fécondée jusqu’à sa mort par la lecture de Fénelon d’où saconformité à la doctrine du pur amour. Cette doctrine tient dans cette intuitionunique que Fénelon précise dans une lettre à Brisacier :

Tout mon système se réduit à un point simple et invisible, c’est celui de l’amourdésintéressé. 89

Il faut briser en l’homme l’idole de l’amour-propre pour l’ouvrir à l’amour exclusifde Dieu, sans la moindre exigence de réciprocité, avec l’aide de la grâce.

Maine de Biran adhère progressivement à cette spiritualité. En décembre 1818 ilaccepte la doctrine de Fénelon non sans voir les difficultés philosophiques résultantde ses conceptions antérieures.

La présence de Dieu opère toujours la sortie de nous-mêmes et c’est ce qu’il nous faut(comment concilier cela avec ma doctrine psychologique du moi?)

Un an après, la lecture de Fénelon meuble ses temps libres et il adhère au quiétis-me. Aussi Fénelon inspire-t-il les élans mystiques du journal :

O mon Dieu, s’écrie Fénelon, que votre esprit devienne le mien et que le mien soitdétruit à jamais. Voilà la véritable paix intérieure.

En octobre 1821 une phrase décisive reprend le message de Fénelon :Il faut que Dieu soit mis à la place que le moi n’avait point eu honte d’usurper.

La synthèse avec la doctrine du moi est précisée en 1823 : le moi doit d’abord sedécouvrir et se faire centre avant de s’oublier en Dieu 90.

Au terme de son itinéraire, Maine de Biran ne pouvait que s’éloigner de Mon-taigne dès lors que celui-ci donne au moi une place privilégiée. La sagesse de Mon-taigne revendique un certain égotisme faisant de l’amitié pour soi-même la plus hauteexpression de l’art de vivre. Certaines sentences de Montaigne sont la négation mêmede la doctrine du pur amour puisque « la plus grande chose du monde est de savoirêtre à soi » et « qu’il se faut prêter à autrui et ne se donner qu’à soi-même » 91.

Dès lors l’harmonie entre Montaigne et Biran est-elle entièrement brisée dans lejournal des dernières années ? Nous ne le pensons pas. Montaigne n’a pas méconnu lavaleur de la vie mystique à laquelle il ne peut atteindre : il juge la vie des moines« au-delà de toute autre forme de vie », étant « une vie voluptueuse et délicate » 92. Enoutre l’évolution de Montaigne, malgré les apparences, a quelque analogie avec celle

87. Antoine (Agnès) : Maine de Biran et Fénelon in Revue de métaphysique et de morale, 1995-3, pp. 405/413(Armand Colin).88. Journal, Tome I, p. 66.89. Lettre du 26 février 1697 à Brisacier.90. Journal, Tome II, p. 197, 254, 263, 330 et tome III p. 204.91. Essais, Livre I 39 et Livre III 10.92. Ibid, Livre I, chapitre 39.

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de Biran : tous deux finissent par abandonner une vie dont la volonté serait l’axedirecteur. Maine de Biran évolue vers une dépossession mystique de soi tandis queMontaigne tient « école de bêtise » en aspirant à la simplicité de la vie paysanne.Cette vie naturelle se présente comme un mysticisme par défaut :

Entre nous ce sont choses que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinionssupercélestes et les mœurs souterraines. 93

Maine de Biran ne dit pas autre chose en octobre 1823 :C’est l’intermédiaire ou la vie sociale qui gâte tout ; l’intuition de l’âme a plus de rap-

ports avec l’instinct sensitif qu’avec les labeurs de la raison discursive. 94

En ce sens, le philosophe de Bergerac pourrait être un médiateur entre ces deuxpenseurs en apparence incompatibles que sont Montaigne et Fénelon.

93. Ibid, Livre III-13.94. Journal, Tome II, p. 390.