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De quoi la prolifération des risques sanitaires est-elle le nom ? Frédéric Pierru CNRS – CERAPS – Lille 2 Toulouse, 8 décembre 2019

De quoi la prolifération des risques sanitaires est-elle ... · Externaliser une surveillance renforcée : une opération secrète La mobilisation « périphérique » d’acteursimpliqués

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Page 1: De quoi la prolifération des risques sanitaires est-elle ... · Externaliser une surveillance renforcée : une opération secrète La mobilisation « périphérique » d’acteursimpliqués

De quoi la prolifération des risques sanitaires est-elle le nom ?

Frédéric Pierru

CNRS – CERAPS – Lille 2Toulouse, 8 décembre 2019

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« Le risque est devenu la

mesure de notre action. »

« L’idéalisation de la vie

biologique empêche la

considération des vies

biographiques. »

Ulrich Beck, La société du risque, 1986

Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Paris, Seuil, 2018

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Approches objective vs constructiviste

des risques sanitaires

Même outillage conceptuel que pour la sociologie politique des problèmes publics

(Neveu, 2016) ;

Vieux débat philosophique : la réalité est indépendante de nos catégories de

perception et d’action (ou d’entendement) vs le monde ne nous apparaît qu’à

travers les « lunettes » que l’on chausse pour le regarder (la « construction

sociale » de la réalité) ;

Approche objectiviste ou « naturaliste » (la plus répandue) : les risques sont des

choses dont l’observation n’est pas cadrée par les savoirs, les instruments et les

institutions qui président à leur « détection » (Beck : post-modernité ») ;

Approche constructiviste : le débat sur la « réalité » des risques sanitaires est

suspendu pour privilégier l’étude des outils et des institutions destinés à

l’observer (Fassin) ;

Une approche « néo-institutionnaliste » et politiste des risques : un autre regard

sur la prolifération des risques sanitaires ;

S’intéresser à la « construction » socio-politique des risques ne veut pas dire que

ces derniers sont des illusions !

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Le maquis des agences sanitaires

4

Ministère de l’agriculture

Ministère chargé de la concurrence

Ministère de la recherche

Ministère de la défense

Ministère de l’industrie

Ministère de la santé

Ministère de l’environnement

Ministère du travail

HAS

INVSANAP

IRSN

INCA

ANSES

INPESONIAM

AR

ABM

EPRUS

ANSM

INRS

ANACT INERIS

ARS

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Une agencification multiforme Un constat : la prolifération des agences et autres autorités indépendances dans l’État au

cours des années 1990

Le secteur de la santé ne fait pas exception : multiplication des agences au point que certainshauts fonctionnaires et rapports officiels parlent de « maquis » illisible et difficile à piloter

Des agences aux missions et à la position très hétérogènes dans l’appareil d’État : quoi decommun entre les ARS, la HAS, l’InVS, etc. ?

Quelles rationalités politiques, administratives, « expertes » ont présidé à leur création ?

Deux études de cas empiriques : les ARS (procès d’intégration conflictuelle d’uneadministration faible) et l’InVS (externalisation et institutionnalisation d’un savoir degouvernement importé + neutralisation politique et création d’un fusible + pression duministère des Finances en faveur de l’externalisation)

Les agences comme forme paradoxale de reconstruction de l’Etat sanitaire à l’heure duNPM et de publicisation/politisation des questions de santé

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Dérives du système Une « approche fébrile et anxieuse des questions de santé »

(Tabuteau, 2004) : emballement médiatique, principe de méfiance,réponses politiques de court terme…

Refaire l’organisation à chaque crise (empilement, pertes decompétences, ruptures dans les projets…)

Sécurité sanitaire à tout prix avec perte de repères en termesd’efficience

Défaut de couverture des risques populationnels (personnes âgéesvulnérables en 2003)

Cécité (angles morts de la surveillance, de la détection)

Défaut de coordination (dispersion des compétences, interfacesingérables ou interdépendances non construites)

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Hypothèses contre-intuitives

Un effet inflationniste : plus on crée des agences et des

instruments pour détecter et observer les « risques »,

sanitaires, plus ces derniers prolifèrent !

Un effet d’éviction : la prégnance de la catégorie de

« risque » dans l’action publique se fait au détriment d’autres

cadrages des problèmes de santé publique ;

Plus généralement, la catégorie de « risque » tire l’action

publique vers le court-terme et le « conservatisme » et

décourage de s’affronter aux déterminants sociaux de la

santé Redéfinition sécuritaire de la santé publique :

biosécurité dans le cadre de la biolégimité contemporaine

(Frédéric Gros, Le principe sécurité, Paris, Gallimard, 2012 +

Didier Fassin, La vie. Mode d’emploi critique, Paris, Seuil,

2018)

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Une leçon sociologique et

politique

Le terme de « santé publique » est un

signifiant « flottant » qui peut recouvrir des

manières de penser, de sentir et d’agir très

différentes, variables selon les époques et

les lieux.

Désévidenciation/dénaturalisation de la

conception dominante de la « santé

publique » comme police des risques

sanitaires : mise à jour de l’arbitraire de la

temporalité et des angles morts de celle-ci.

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L’agencification comme vecteur d’un État sanitaire en reconstruction

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Le point de départ : un État sanitaire français historiquement faible…

« Une administration de la santé publique mi-ignorée, mi-méprisée » (AlanGregg, RF, 1940)

« Disons le clairement, l’instrument administratif est loin de l’optimumaujourd’hui, et les efforts récents ne sont pas à la mesure des question posées.Agissant souvent dans l’urgence ou l’ignorance, il est difficile auxorganes centraux et périphériques de déceler les bonnes questions,celles auxquelles des moyens de connaissance ou d’interventionaméliorées et une concertation approfondie permettraientd’apporter des réponses plus efficaces. La boucle risque ainsi de serefermer définitivement : les objectifs de santé ne peuvent être définis. » (M.Berthod-Wurmser, RFAP, 1985)

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L’État sanitaire « Gulliver »

« L’État français est un État-Gulliver. Tantôt il se présente sous lafigure respectée d’une administration forte, et même crainte,disposant des moyens nécessaires à l’exercice de ses missions etdont la légitimité n’est pas discutée. Tantôt il s’incarne, àl’inverse, dans une bureaucratie faible, raillée, combattueet souvent défaite. (…) L’État sanitaire n’est en réalitéqu’un nain administratif. » (Aquilino Morelle, La défaitede la santé publique, 1996)

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Une administration très longtemps squelettique

Un ministère récent (1920) et une coquille vide, « un général sans troupes » Une administration récente, au rattachement ministériel incertain et

structurellement faible en moyens humains, matériels et d’expertise Une administration peu prestigieuse sans grand corps pour la défendre Une administration confrontée à des groupes d’intérêt puissants : profession

médicale, industrie pharmaceutique, élus locaux… Une administration centrale régulièrement court-circuitée par des cabinets

ministériels pléthoriques (politisation des décisions clientélisme dispendieux) Une administration territoriale fragmentée, non hiérarchisée et souvent

capturée par les intérêts locaux (régulation croisée) Une administration étatique concurrencée par le réseau local et régional de

l’Assurance-maladie Une administration au final peu légitime et ouvertement dénigrée pour son

incapacité à relever les défis de santé publique et de maîtrise des dépenses desanté

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Une nouvelle élite de hauts fonctionnaires au service de la cause de la reconstruction de l’État sanitaire

La montée en puissance d’une nouvelle « élite du Welfare » à compter de la fin des années 1980 (Hassenteufel, Genieys) L’investissement des grands corps (CC, IGAS, etc.) Des « gestionnaires du social » qui ont intégré la contrainte financière L’occupation de poste clés du secteur, entre cabinets, administrations centrales et directions

de caisses nationales (cumul de ressources politiques, bureaucratiques, expertes, etc.) Cohésion de cette élite par-delà le clivage G/D autour du puzzle doctrinal du NPM

Un nouveau paradigme de politique publique Une critique sans concession de la sous-administration et de la politisation de la santé Renforcer les State Capacities pour s’imposer aux groupes d’intérêt sectoriels et aux

« partenaires sociaux » Acquérir les instruments et les compétences gestionnaires (systèmes d’information) et

managériales… … Pour restructurer l’offre de soins au lieu de « réguler par la demande » …. Et pour être en mesure de remplir la mission régalienne de protection de la santé des

populations (sécurité des produits de santé, surveillance épidémiologique, etc.)

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Le New Public Management : une nouvelle conception du « bien gouverner » l’Etat

L’émergence et la consécration du « souci de soi » de l’État : les séquences d’unepolitique publique, la réforme de l’État depuis les années 1960 (Bezès) ;

La « nouvelle gestion publique » (New Public Management) : un puzzle doctrinalqui se constitue et se diffuse depuis les années 1960 (Bezès) ;

Un ensemble d’énoncés produisant des vérités sur l’organisation et lesfonctionnements de l’administration (savoirs) : principes, règles, instruments ;

Des sources intellectuelles variées : théorie du Public Choice ; théorie del’agence ; théorie des coûts de transaction ; management privé ;

Des propriétés revendiquées : générique, transportable, politiquement neutre ;

Les promoteurs et diffuseurs directs : OCDE, cabinets de conseil, réseauxeuropéens, gourous du management.

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Quelques principes saillants (1)

La séparation entre les fonctions de stratégie, de pilotage et de contrôleD’AVEC les fonctions opérationnelles de mise en œuvre et d’exécution ;

La fragmentation des grandes bureaucraties verticales par création de petitesunités administratives autonomes (agences), par décentralisation del’organisation et par renforcement du poids des usagers ≠ cas Français :l’agence comme vecteur d’intégration sectorielle ou de mise àdistance/politique (spécificité de la trajectoire du gouvernement sectorielfrançais)

Le recours systématique aux mécanismes de type marché (concurrence) ;

La transformation des relations hiérarchiques par renforcement desresponsabilités et de l’autonomie des échelons en charge de la mise en œuvrede l’action publique.

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Quelques principes saillants (2)

La mise en place d’une gestion voire d’un « gouvernement » par laperformance fondés sur la détermination/réalisation d’objectifs et lamesure/évaluation des performances ;

La quête d’une légitimité par les « réalisations » ou les « résultats » ;

Le « benchmarking » ou la « coopétition » pour une « performance »indéfinie ;

Les organisations en réforme permanente.

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Le cœur du NPM – Le modèle du gouvernement par la performance

2. Utilisationdes

informations dans les

circuits de décisionEnjeu d’interprétation

Mix avec préférences politiques

3. Publicisationen interne et

en externe - RedevabilitéDimension démocratique

1. Production d’informationsActivités de sélection

et mesuresConstruction sociale

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II. Une étude de cas : l’agence comme vecteur de l’acclimatation

d’un savoir de gouvernement étranger

Le cas de la « veille sanitaire »

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La veille sanitaire a été une cause à promouvoir

La rencontre de deux mobilisations dans les années 1980 : La mobilisation « centrale » d’un groupe de rénovateurs administratifs au

sein du bureau de la surveillance des maladies transmissibles de la DGS,soutenus par JF Girard Une surveillance épidémiologique en déshérence

Externaliser une surveillance renforcée : une opération secrète

La mobilisation « périphérique » d’acteurs impliqués dans la santéinternationale : L’Amérique comme ressource Un médecin-épidémiologiste marginal dans le champ national mais disposant de

solides ressources internationales : Louis Massé

Un industriel du vaccin : Charles Mérieux

Des médecins sans position et francs tireurs, partis se former aux Etats-Unis : lesEIS fellows, véritables go-between

Des représentants de l’EPO (CDC)

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The Agencification revisited 1992 : La création du RNSP et l’acclimatation d’un nouveau savoir de

gouvernement aux frontières de l’État• Pourquoi la forme agence ? (pression des budgétaires, choix du DGS contre les

MISP…)• Un GIP entre partenaires réticents (INSERM/DGS/ENSP)• Une aubaine pour la task force de l’IDEA, dispositif performant bien que

modeste• Le temps des pionniers et des « coups » : des medical detectives à la française

1998 : Du RNSP à l’INVS : le temps de l’institutionnalisation• Un cadre d’exercice nettement plus bureaucratisé• Le bras armé du pouvoir politique et de l’Etat• L’extension continue du domaine de compétence : tout surveiller, partout et

tout le temps• Des pressions multiples et souvent contradictoires : l’urgence permanente• Le poids des impératifs de communication

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Une position singulière dans l’appareil d’Etat

Une agence de renseignement scientifique plutôt que d’expertise : unemission politique et non scientifique, peu d’indépendance, un savoir indexéde manière continue aux exigences du pouvoir, un outil de gouvernement auservice des décideurs

Une activité dominée par le court-terme et l’agenda de l’administrationcentrale

Des injonctions contradictoires : être directement utile à la décision politiquetout en ayant une production scientifique validée

Un collecteur-valorisateur plutôt qu’un producteur de données

Un rôle bureaucratique de centralisation et d’homogénéisation au nom del’intérêt général de données administratives et médicales existantes

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Quelques éléments bibliographiques

Benamouzig (D.), Pierru (F.), « Le professionnel et le système. L’intégrationinstitutionnelle de la profession médicale », Sociologie du travail, 3, 2011.

Bezès (Ph.), Pierru (F.), « État, administration et politiques publiques : les dé-liaisons dangereuses. La France au miroir des sciences sociales nord-américaines »,Gouvernement et action publique, n° 2, 2012.

Buton (F.), Pierru (F.), « Instituer la police des risques sanitaires. Mise encirculation de l’épidémiologie de terrain et agencification de l’État sanitaire »,Gouvernement et action publique, n°4, 2012.

Buton (F.), Pierru (F.), « Médecins français et épidémiologie américaine : troisgénérations d’échanges transatlantiques au vingtième siècle » dans Kaluszynski (M.),Payre (R.) (dir.), Les sciences de gouvernement en circulation, Paris, Economica, 2013,pp. 38 – 53

Pierru (F.), « Planifier la santé : une illusion technocratique ? », Les Tribunes de lasanté, n° 37, hiver 2012/2013, pp. 83 – 94.

Rolland (C.), Pierru (F.), « Les ARS deux ans après : une autonomie de façade »,Santé Publique, n° 4, 2013, pp. 1 - 9.

Pierru (F.), Rolland (C.), « Bringing the Healthcare State Back In. Les embarraspolitiques d’une fusion : les Agences régionales de santé », Revue française de sciencepolitique, à paraître 2016.