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Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 377-392 DÉCRIRE ROME : FRAGMENT ET TOTALITÉ, LA VILLE ANCIENNE AU RISQUE DU PAYSAGE 1 « Topographies ! Itinéraires ! Dérives à travers la ville ! Souvenirs des anciens horaires ! Que la mémoire est difficile… » R. Queneau, Amphion, in Les Ziaux Le titre de notre travail emprunte pour partie à celui de l’ouvrage de C. Edwards 2 . Cependant, notre perspective, sinon notre approche, est quelque peu différente. C’est en effet à travers la question du paysage et donc aussi du regard que nous lui portons et des mots qui le qualifient que nous voudrions aborder la représentation de Rome dans l’Antiquité. Le mot même de paysage, souvent employé à cette occasion, est, remarquons-le dès l’abord, d’usage délicat. S’agissant de la Grèce et de Rome, son usage est relative- ment problématique. Rappelons que l’application courante de cette notion aux repré- sentations antiques a été contestée par A. Berque, A. Roger et A. Cauquelin, qui fon- dent l’apparition d’une pensée paysagère sur plusieurs critères : l’existence de termes spécifiques, celle de descriptions littéraires évoquant les beautés de la nature, de repré- sentations picturales ayant pour thème le paysage et enfin d’images de jardins 3 . Seuls les trois derniers critères paraissent plus ou moins présents dans l’Antiquité, alors qu’il manquerait surtout un terme spécifique pour désigner le paysage. D’où l’idée apparue chez ces auteurs que les productions qui prennent pour sujet la nature ou l’activité humaine qui s’y rencontre seraient des protopaysages plutôt que des repré- sentations comparables à ce que nous, modernes – depuis la Renaissance –, mettons sous cette appellation 4 . Il conviendra donc de s’intéresser aux mots qui peuvent équi- valoir au terme moderne et occidental de paysage et de noter qu’à Rome cette notion 1. Cette recherche doit beaucoup à la lecture des travaux d’A. Rouveret, d’A. Berque et de J.-P. Nardi cités en notes. Que leurs auteurs trouvent ici témoignage de notre reconnaissance. 2. C. Edwards, Writing Rome. Textual Approaches to the City , Cambridge, Cambridge University Press (Roman literature and its contexts), 1996. 3. A. Berque, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995, p. 34 sq. ; A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines), 1997, p. 48 sq. ; A. Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, PUF (Quadrige ; 307), 2000, p. 35 sq. 4. A. Cauquelin, L’Invention du paysage, p. 74 sq.

Décrire Rome : fragment et totalité, la ville ancienne au ... · qu’il manquerait surtout un terme spécifique pour désigner le paysage. D’où l’idée ... chacun desquels

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Roma illustrata, P. Fleury, O. Desbordes (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 377-392

DÉCRIRE ROME : FRAGMENT ET TOTALITÉ,LA VILLE ANCIENNE AU RISQUE DU PAYSAGE 1

« Topographies ! Itinéraires !Dérives à travers la ville !Souvenirs des anciens horaires !Que la mémoire est difficile… »

R. Queneau, Amphion, in Les Ziaux

Le titre de notre travail emprunte pour partie à celui de l’ouvrage de C. Edwards2.Cependant, notre perspective, sinon notre approche, est quelque peu différente. C’esten effet à travers la question du paysage et donc aussi du regard que nous lui portonset des mots qui le qualifient que nous voudrions aborder la représentation de Romedans l’Antiquité.

Le mot même de paysage, souvent employé à cette occasion, est, remarquons-ledès l’abord, d’usage délicat. S’agissant de la Grèce et de Rome, son usage est relative-ment problématique. Rappelons que l’application courante de cette notion aux repré-sentations antiques a été contestée par A. Berque, A. Roger et A. Cauquelin, qui fon-dent l’apparition d’une pensée paysagère sur plusieurs critères : l’existence de termesspécifiques, celle de descriptions littéraires évoquant les beautés de la nature, de repré-sentations picturales ayant pour thème le paysage et enfin d’images de jardins3. Seulsles trois derniers critères paraissent plus ou moins présents dans l’Antiquité, alorsqu’il manquerait surtout un terme spécifique pour désigner le paysage. D’où l’idéeapparue chez ces auteurs que les productions qui prennent pour sujet la nature oul’activité humaine qui s’y rencontre seraient des protopaysages plutôt que des repré-sentations comparables à ce que nous, modernes – depuis la Renaissance –, mettonssous cette appellation 4. Il conviendra donc de s’intéresser aux mots qui peuvent équi-valoir au terme moderne et occidental de paysage et de noter qu’à Rome cette notion

1. Cette recherche doit beaucoup à la lecture des travaux d’A. Rouveret, d’A. Berque et de J.-P. Nardi cités ennotes. Que leurs auteurs trouvent ici témoignage de notre reconnaissance.

2. C. Edwards, Writing Rome. Textual Approaches to the City, Cambridge, Cambridge University Press (Romanliterature and its contexts), 1996.

3. A. Berque, Les Raisons du paysage. De la Chine antique aux environnements de synthèse, Paris, Hazan, 1995,p. 34 sq. ; A. Roger, Court traité du paysage, Paris, Gallimard (Bibliothèque des Sciences humaines), 1997,p. 48 sq. ; A. Cauquelin, L’Invention du paysage, Paris, PUF (Quadrige ; 307), 2000, p. 35 sq.

4. A. Cauquelin, L’Invention du paysage, p. 74 sq.

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paraît partagée entre différents domaines, comme les termes qui en rendent plus oumoins compte, par exemple forma, imago, topia, prospectus…, qui relèvent de la car-tographie, de la peinture, de l’art des jardins ou encore des sens.

Par ailleurs, l’usage de ce terme interfère avec une notion littéraire moderne, cellede « paysage urbain ». À partir de Baudelaire et, de façon plus générale, de l’époqueindustrielle, la ville devient un objet propre de la représentation 5, un véritable sujetromanesque, et sa mise à distance révèle la perte d’une perception physique en mêmetemps que l’aboutissement d’une pulsion scopique qui, dès le XVIe siècle en Europe,nous pousseraient à vouloir voir la ville de haut comme de loin6.

Associer paysage et ville renvoie enfin à d’autres domaines, ceux de l’architectureet de l’urbanisme, à l’étude du patrimoine ou encore à l’esthétique, secteurs danschacun desquels l’expression « paysage urbain » recouvre des réalités spécifiques plusou moins différentes 7. La confusion est ainsi souvent entretenue entre ville réelle etville rêvée, idée de ville et sensibilité paysagère8, expressions derrière lesquelles chacunmet en fait un peu ce qu’il veut.

Peut-on alors dire ce que ressentaient les Romains devant ou dans leur ville ? Par-ler de l’apparence de la ville, comme l’ont fait certains auteurs latins, implique unemise à distance – au moins intellectuelle –, préalable indispensable à toute concep-tion paysagère de l’espace vécu. Ce recul suppose à son tour une pratique particulièredu regard, comportant des « codes » propres à cette culture et organisant la « mise encadre » de son objet ; celle-ci décide aussi du choix privilégié de certains supports etoriente l’usage de ces images et le rôle que l’on entend tenir dans le tableau ou face àcelui-ci.

Codifications

Fluidité des images et des textes

L’Vt pictura poesis du poète Horace établissait un parallèle entre écriture et peinture.Sans doute, « pour basculer du côté du paysage », faudrait-il, comme le propose A. Cau-quelin 9, transformer la formule en ut poesis pictura. « C’est là, dans cette inversionsémantique, que se joue le statut de l’image, du tableau comme paysage, comme figu-rabilité de la Nature » 10.

5. F. Chenet-Faugeras, « Du paysage urbain », in Le Paysage urbain : représentations, significations, communi-cation (Actes des rencontres internationales de sémiotique, Blois, 1997), P. Sanson (dir.), Paris, L’Harmattan(Eidos), 2007, p. 35-48.

6. M. de Certeau, L’Invention du quotidien, I, Arts de faire, Paris, Union générale d’éditions (10 / 18 ; 1363),1980, p. 173-175.

7. J. Ellul, « Les “idées-images” de la ville de l’homme quelconque », in L’Idée de la ville (Actes du colloqueinternational de Lyon), F. Guéry (dir.), Seyssel, Champ Vallon, 1984, p. 30 sq.

8. M. Augé, L’Impossible Voyage : le tourisme et ses images, Paris, Payot & Rivages (Rivages poche ; 214-Petitebibliothèque Payot), 1997, p. 139 sq.

9. A. Cauquelin, L’Invention du paysage, p. 56.10. Ibid.

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Mais avant d’en arriver là, l’occasion nous est d’abord donnée de souligner lafluidité des images, entre écriture et texte. En même temps, la prééminence de l’écrit,qui fait du paysage le sujet d’un discours, transforme les lieux en objet de pensée. Cen’est pas par hasard si Pline appelle ses deux villas sur les bords du lac de Côme, l’une,la Tragédie, et l’autre, la Comédie, en se fondant sur leur situation topographique res-pective 11.

Plus directement en rapport avec Rome, on relèvera, avec C. Edwards, combienAelius Aristide (Laus Romae, 4 sq.),

bien que prodigue dans sa louange de la cité comme centre du pouvoir, est pauvrequant aux mots concernant son apparence physique. Sa comparaison consiste à éta-blir un parallèle entre le processus de représentation en peinture et celui de la repré-sentation en mots. Quand l’objet à représenter est d’une telle splendeur, il vaut mieuxéviter la transcription en peinture plutôt que de produire une image inadéquate 12.

La schématisation stéréotypée et lacunaire que pratique, dès le Pseudo-Ménandre 13,la seconde sophistique avec l’art de l’éloge n’a rien de contradictoire en fait avec lafluidité des images et des textes censés représenter un paysage urbain. Bien au con-traire, ces lacunes mêmes, qui caractérisent ici la représentation de Rome, sont emblé-matiques de la totalité qu’elle donne à fantasmer à l’auditeur du discours et qu’il nepeut donc qu’imaginer.

Le discours de l’éloge

Cette forme d’ekphrasis un peu particulière 14 que représente le discours de l’éloge estdavantage qu’une simple description. Le propos – à travers les énumérations monu-mentales et les commentaires plus ou moins détaillés qui les accompagnent – sert àrévéler des significations que la vision n’épuise pas. Celles-ci concernent souvent destraditions davantage liées au référent de la représentation qu’aux lieux eux-mêmesou à leur apparence. Chaque monument devient ainsi le support possible d’un récithistorique, décrire consistant surtout à rendre hommage, c’est-à-dire à suggérer plusou moins explicitement ce qui fait de certains endroits des hauts lieux dignes d’êtreévoqués. On ne s’étonnera donc pas que la plupart des descriptions de Rome se pro-duisent à la faveur d’un cheminement dans la Ville, comme celui du poète Horace,

11. Plin., epist. 9, 7, 3 sq. : Altera imposita saxis more Baiano lacum prospicit, altera aeque more Baiano lacumtangit. Itaque illam tragoediam, hanc adpellare comoediam soleo, illam quod quasi cothurnis, hanc quodquasi socculis sustinetur ; L. Bek, « Ut ars natura / ut natura ars, le ville di Plinio e il concetto del giardinonel Rinascimento », ARID, 7, 1974, p. 119.

12. C. Edwards, « Imaginaires de l’image de Rome ou comment (se) représenter Rome ? », in Images romaines(Actes de la table ronde organisée à l’École normale supérieure, 24-26 octobre 1996), C. Auvray-Assayas(éd.), Paris, Presses de l’École normale supérieure (Études de littérature ancienne ; 9), 1998, p. 237.

13. L. Pernot, « Topique et topographie : l’espace dans la rhétorique épidictique grecque à l’époque impériale »,in Arts et légendes d’espaces, figures du voyage et rhétoriques du monde, C. Jacob, F. Lestringant (éd.), Paris,Presses de l’École normale supérieure, 1981, p. 105 sq.

14. Ibid., p. 107.

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des livres qu’Ovide et Martial 15 envoient à leur dédicataire, de la venue d’Énée16 ou deConstance II chez Ammien Marcellin 17. La promenade virgilienne est à ce titre exem-plaire, puisqu’au lieu des souvenirs du passé, chaque pas d’Énée fait surgir « au fondde l’avenir les monuments qu’Auguste appellera à l’existence » 18 et que peut contem-pler le lecteur contemporain du poète.

Non seulement, la pérégrination ne contredit pas l’aspect discursif de la descrip-tion, dont elle est un trait distinctif, mais le récit fonctionne à la manière des imagesantiques elles-mêmes. Agnès Rouveret a ainsi souligné les liens qui unissent l’art dupeintre et celui du discours :

l’image peinte ne peut se détacher d’un rapport au langage. Dans la tradition de lapeinture grecque, le tableau est conçu comme le lieu où [vient] se rassembler unecollection d’objets ou de personnages dont les liens réciproques sont d’ordre dis-cursif 19.

Si tel est le cas, ne peut-on, à l’inverse, considérer que les descriptions paysagères relè-vent alors de l’ordre pictural ? De l’aveu de Cicéron lui-même20, l’orateur qui com-pose dans ses discours l’équivalent d’une peinture doit donc utiliser les moyens dupeintre, pour qui l’espace (loci) est caractérisé par des figures (formae, imagines).Comme les topoi propres à la rhétorique 21, les topia de la peinture semblent, au direde Vitruve 22 et de Pline 23, dessiner un type fixé et quelque peu stéréotypé de décorsoù l’on retrouvera « villas, ports et décors de jardins : bois sacrés, bosquets, collines,bassins, canaux artificiels, cours d’eau, bord de mer, suivant le désir de chacun… » 24.

Si l’on veut donc bien accorder quelque valeur à la métaphore cicéronienne, onconstatera que nombreuses sont les expressions qui désignent ces « paysages » et qui,

15. Hor., sat. 1, 9, 1 sq. ; 1, 6, 111-115 ; B. Poulle, Le Regard des poètes de l’époque d’Auguste sur la Ville de Rome,Thèse de doctorat d’études latines, Université Paris-Sorbonne – Paris IV, 1993 (dactyl.), p. 202 ; Ov., trist.3, 1 ; Mart. 1, 70 ; 1, 117 ; E. Rodríguez Almeida, « Ancora sui supposti penates della Velia », Bullettino dellaCommissione Archeologica Comunale di Roma, 92, 1987-1988, p. 293-298 ; C. Neumeister, Das antike Rom.Ein literarischer Stadtführer, Munich, C.H. Beck, 1991, p. 106 sq.

16. Virgile, Aen. 8, 310-368.17. 16, 10, 13-17.18. P. Grimal, « La promenade d’Évandre et d’Énée à la lumière des fouilles récentes », Revue d’études anciennes,

50, 1948, p. 351, rééd. dans Rome, la littérature et l’histoire, Rome, École française de Rome (Collection del’École française de Rome ; 93), 1986, II, p. 796.

19. A. Rouveret, « Peinture et “art de la mémoire” : le paysage et l’allégorie dans les tableaux grecs et romains »,Comptes rendus de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1982, p. 588.

20. Cic., de orat. 2, 358 : […] et unius uerbi imagine totius sententiae informatio, pictoris cuiusdam summiratione et modo formarum uarietate locos distinguentis.

21. A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne (Ve siècle av. J.-C.-Ier siècle ap. J.-C.), Rome,École française de Rome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 274), 1989, p. 322 sq.

22. Vitr. 7, 5, 2.23. Nat. 35, 116 sq.24. Nat. 35, 116 […] uillas et porticus ac topiaria opera, lucos, nemora, colles, piscinas, euripos, amnes, litora,

qualia quis optaret […].

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comme forma, topia, scaenographia ou tabula, appartiennent au vocabulaire soit de lapeinture, soit de la cartographie, qui – en ce domaine – n’est pas sans rapport avec lapremière 25.

Forma ou la place du modèle

Parmi tous ces termes, celui de forma, appliqué à la ville, mérite une attention parti-culière. Chez Tite-Live, Tacite ou Suétone 26, il désigne l’aspect de la Ville après lesincendies de 390 avant J.-C., de 64 ou de 69 après J.-C. Mais il renvoie aussi à unenorme ou à une notion de modèle, qui, même si elle n’est pas clairement formulée,apparaît précisément lorsque la ville est rendue deformis par les accidents de l’Histoire.L’usage établit ainsi un parallèle plus ou moins implicite entre l’idée de beauté et cellede règle 27.

Selon le cas, l’accent portera davantage sur un sens que sur l’autre. De ce point devue, l’admiration n’est sans doute pas le moindre des motifs qui ont conduit à expo-ser la monumentale forma urbis impériale dans les lieux mêmes destinés à recevoir lesarchives foncières de Rome28.

D’un autre point de vue, l’irrégularité et le désordre de cet urbanisme spontanédérangent les auteurs latins quand il s’agit de définir la beauté d’une ville. On connaîtl’embarras de Cicéron lorsqu’il compare l’Vrbs à Capoue 29. Tortueuses et étroites à

25. A. Rouveret, « Pictos ediscere mundos. Perception et imaginaire du paysage dans la peinture hellénistiqueet romaine », Ktema, 29, 2004, p. 325-344.

26. Liv. 5, 55, 5 ; Tac., ann. 43, 5 ; Suet., Nero 16, 1 ; 38, 1 ; Vesp. 8, 5.27. Suet., Vesp. 8, 5 : Deformis urbs ueteribus incendiis ac ruinis erat ; uacuas areas occupare et aedificare, si pos-

sessores cessarent, cuicumque permisit ; D. Conso, Forma : étude sémantique, Thèse de doctorat d’étudeslatines, Université Paris-Sorbonne – Paris IV, 1993 (dactyl.), p. 1720 ; B. Gruet, La Rue à Rome, miroir de laville, entre l’émotion & la norme, Thèse de doctorat de géographie, Université Paris-Sorbonne – Paris IV,2003 (dactyl.), p. 141-146.

28. C. Nicolet, L’Inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l’Empire romain, Paris, Fayard(Nouvelles études historiques), 1988, p. 173 ; F. Coarelli, « Le plan de la Via Anicia. Un nouveau fragmentde la Forma marmorea de Rome », in Rome : l’espace urbain et ses représentations (Actes du colloque deCaen, 1989), F. Hinard, M. Royo (éd.), Paris, Presses de l’université de Paris-Sorbonne, 1991, p. 78 sq. (quientend démontrer la présence de la forma dans les bâtiments de la préfecture de la Ville, plus qu’il ne croità sa valeur décorative) ; D.W. Reynolds, Forma Urbis Romae. The Severan Marble Plan and the Urban Formof Ancient Rome, PhD Diss. Classical Art and Archeology, University of Michigan, Ann Harbor, 1996, p. 121-126 ; E. Rodríguez Almeida, Formae Vrbis antiquae. Le mappe marmoree di Roma tra la Repubblica e Setti-mio Severo, Rome, École française de Rome (Collection de l’École française de Rome ; 305), 2002, p. 72 sq.

29. Cic., leg. agr. 2, 95 sq. : Campani semper superbi bonitate agrorum et fructuum magnitudine, urbis salubri-tate, descriptione, pulchritudine. […] Romam in montibus positam et conuallibus, cenaculis sublatam atquesuspensam, non optimis uiis, angustissimis semitis, prae sua Capua planissimo in loco explicata ac praecla-rissime sita inridebunt atque contemnent (« Les Campaniens sont toujours fiers de la qualité de leurschamps et de l’abondance de leurs récoltes, ainsi que de la salubrité, du tracé et de la beauté de leur ville.[…] Rome, située entre collines et vallées, et comme suspendue dans les airs avec ses maisons de plusieursétages, n’a pas de rues acceptables, mais bien plutôt des sentiers si étroits que, en comparaison de leurCapoue, qui s’étale dans une large plaine et dans un site exceptionnel, elle ne pourra susciter chez eux querires et mépris »).

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Rome, alors qu’elles sont larges et régulières dans la cité campanienne, les rues romai-nes dénoncent l’absence de forma. L’orateur a beau avancer ailleurs d’autres arguments,comme la nature du site, la taille, le nombre et l’antiquité des monuments30, la régu-larité des rues demeure implicitement – comme plus tard dans le projet néronien denoua urbs 31 – un élément non négligeable d’appréciation de la beauté d’une ville.

De même, la uenusta species, concept issu de la tradition rhétorique grecque32 etque Vitruve théorise sous forme de symmetria et d’eurythmia 33, touche autant l’archi-tecture des bâtiments que le plan « théâtralisé » des villes. Si Vitruve évoque ainsi l’orga-nisation d’Halicarnasse34, il est significatif aussi que la description de Rome par Strabonnéglige d’évoquer les quartiers centraux pour ne s’attacher qu’au Champ de Mars35.L’agencement de ses monuments donnerait alors l’image idéale du beau paysage urbainhellénistique, comparable à un tableau aux perspectives étagées et où s’équilibrentconstructions humaines et éléments naturels selon différents angles de vue36.

Qu’il s’agisse en définitive de Cicéron ou de Strabon, la prégnance de l’idée demodèle – sensible à travers le schéma colonial – invite à voir dans Rome l’image de laville par excellence, que le regard de chaque époque organise et détaille à sa guise.

Supports et vision

Fragments et totalité

Lorsque Mantegna peint le triomphe de César37, il représente des porteurs de tabu-lae où figurent les villes vaincues ainsi que de simulacra et de signa, maquettes descités et statues arrachées à celles-ci 38. On ignore à quoi ressemblaient ces tabulae. Les

30. Cic., rep. 2, 4 sq. ; 2, 10.31. Tac., ann. 15, 43, 1 ; 15, 43, 5 ; Suet., Nero 16, 1 ; A. Boëthius, The Golden House of Nero. Some Aspects of Roman

Architecture, Ann Arbor, The University of Michigan Press (Jerome Lectures ; 5), 1960, p. 109 sq. ; A. Balland,« Nova Urbs et Neapolis. Remarques sur les projets urbanistiques de Néron », MEFRA, 77, 1965, p. 359 sq. ;364, où le rapprochement est fait avec le système hippodamien.

32. L. Bek, « Venusta species. A Hellenistic Rhethorical Concept as the Aesthetic Principle in Roman Town-scape », ARID, 15, 1986, p. 142 sq.

33. Vitr. 6, 2, 1 (symmetria) ; 6, 2, 5 (eurythmia).34. Vitr. 2, 8, 11-13.35. Strabo, 5, 3, 8.36. P. Gros, « La ville idéale à l’époque de César : mythe et réalité du “beau paysage urbain” », Urbi, 8, 1983,

p. 120 sq. ; D. Favro, The Urban Image of Augustan Rome, Cambridge – New York, Cambridge UniversityPress, 1996, p. 207 sq. ; 211-214.

37. A. Martindale, Andrea Mantegna, I Trionfi di Cesare nella collezione della regina d’Inghilterra ad HamptonCourt, Milan, Rusconi immagini, 1980 ; Caesar Triumphans, Rotoli disegnati e xilografie cinquecentesche dauna collezione privata parigina, D. Arasse (éd.), Florence, Institut français de Florence, 1984.

38. Zonaras 7, 21 : […]. ajnapivmplhtai. ou{iw de; stalevvvnte" eijsh/vesan eij" th;n povlin, e[conte" propevmpontasfw'n ta; sku'lav te kai; ta; trovpaia, kai; e;n eijkovsi tav te aijcmavlwta fronvria hjskhmevna, povlei" te kai;o[rh kai; potamouv", livmna", qalavssa", tav te suvmpanta o{sa eJalwvkesan. Pline., nat. 5, 36 ; Quint., inst.6, 3, 61 : […] Chrysippus, cum in triumpho Caesaris eborea oppida essent tralata et post dies paucos FabiMaximi lignea, thecas esse oppidorum Caesaris dixit.

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panneaux de la colonne trajane 39, certains reliefs ou peinture de villes, comme celuid’Avezzano 40 ou celle de l’Esquilin 41, peuvent peut-être nous en donner une idéeapproximative. Si le terme évoque, par son aspect et sa nature, le support de la repré-sentation, le sujet de celle-ci rappelle davantage les pinakes des maisons pompéienneset la connotation paysagère qui s’attache au mot forma 42. Quand Pline le Jeune conclutsa vision panoramique du site qu’occupe sa villa toscane, il identifie le paysage à un« tableau d’une remarquable beauté » : formam aliquam ad eximiam puchritudinempictam uideberis cernere 43. À côté donc de la tabula, objet matériel, la forma renvoieaussi au sujet lui-même de la peinture de paysage, au sens figuré du mot français« tableau » issu du premier.

Ces vues de villes sont un cas particulier de la topographia, c’est-à-dire – selon ladéfinition de Ptolémée44 – la représentation des sites les plus remarquables d’un pays.C’est en effet une tabula, sans doute la première du genre connue à Rome et figurantles contours de la Sardaigne et les scènes des batailles qu’il y avait livrées, que Tibe-rius Sempronius Gracchus avait déposée en 174 avant J.-C. dans le temple de MaterMatuta 45.

C’est aussi sans doute une des premières expériences de perspective aérienne 46,dans la lignée des méthodes de projection cartographiques de Ptolémée47, que l’onretrouvera plus tard par exemple dans les vignettes des Agrimensores 48 ou de la Tablede Peutinger 49. À l’inverse, cette mise à distance par le regard peut aussi produire des

39. L. Marin, « Visibilité et lisibilité de l’histoire », in Caesar Triumphans…, p. 33-43 ; P. Veyne, « Lisibilité desimages, propagande et apparat monarchique dans l’Empire romain », RH, 304, 2002, p. 3 sq.

40. P. Zanker, Augusto e il potere delle immagini (trad. ital., par F. Cuniberto, de Augustus und die Macht derBilder, Munich, C.H. Beck, 1987), Turin, Einaudi (Saggi ; 727), 1990, p. 351.

41. G. Carus, R. Volpe, « Colle Oppio, il ritrovamento dell’affresco con ‘Città dipinta’ », Bullettino della Com-missione Archeologica Comunale di Roma, 99, 1998, p. 235-238.

42. A. Rouveret, « Pictos ediscere mundos… », p. 105.43. Plin., epist. 5, 6, 13 ; comm. dans J.-P. Nardy, « Référentiels spatiaux et analyses de paysages dans la civili-

sation latine (Ier-IIe siècles) », in Réflexions géographiques, numéro spécial des Annales littéraires de l’uni-versité de Besançon, 341, 1986, p. 61-91, en part. 68 sq. ; A. Rouveret, « Pictos ediscere mundos… », p. 103-105.

44. C. Jacob, L’Empire des cartes. Approche théorique de la cartographie à travers l’histoire, Paris, Albin Michel(Bibliothèque Albin Michel Histoire), 1992, p. 211 sq. ; A. Rouveret, Histoire et imaginaire…, p. 331 sq.

45. Liv. 41, 28, 8-10 : Eodem anno tabula in aede matris Matutae cum indice hoc posita est : Ti. Semproni Gracchiconsulis imperio auspicioque legio exercitusque populi Romani Sardiniam subegit ; C. Nicolet, L’Inventairedu monde…, p. 110 ; A. Rouveret, Histoire et imaginaire de la peinture ancienne…, p. 332.

46. G. Wathagin-Cantino, « Veduta dall’alto e scena a volo d’ucello ; schemi compositivi dall’ellenismo allatarda antichità », Rivista dell’Istituto nazionale di archeologia e storia dell’arte, 16, 1969, p. 47-49 ; cf. aussiN. Duval, « La représentation des monuments dans l’Antiquité tardive. À propos de deux livres récents »,Bulletin monumental, 138, 1980, p. 77-95.

47. C. Jacob, L’Empire des cartes…, p. 161-163.48. Misurare la terra : Centuriazione e coloni nel mondo romano (Catalogue de l’exposition, Modène, décembre

1983-février 1984), Modène, Panini (Archeologia : La centuriazione), 1985.49. A. & M. Levi, Itineraria picta. Contributo allo studio della Tabula Peutingeriana, Rome, « L’Erma » di Bret-

schneider (Studi e Materiali del Museo dell’Impero Romano ; 7), 1967.

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effets d’aplatissement 50, voire de raccourci fragmentaire, sur la paroi du procoeton dela villa de P. Fannius Synistor 51, ou de vue aérienne, sur la fresque de la rixe à l’amphi-théâtre de Pompéi 52.

De même que la procession triomphale crée une série de points de vue particu-liers avec ses étapes obligées par où passe le cortège 53, les tableaux des cités prises quel’on y promène lui font probablement écho, invitant le spectateur à voir en mêmetemps architectures réelles, tableaux vivants et peints qui défilent devant lui pour laplus grande gloire de Rome.

Il est donc question, comme dit Pétrone, de « parcourir la ville du regard » 54 et,pour le topographe comme pour l’écrivain, de construire – tel Pline à propos de savilla toscane – à partir d’un tracé quasi cartographique (descriptio)55 le paysage (topia)56

que ceux-ci veulent donner à voir en fonction de l’effet qu’ils recherchent et des inten-tions qui les animent.

D’où regarde-t-on, que regarde-t-on ?

La question de la nature du regard, de sa position et des caractéristiques de l’objetregardé trouve un début de réponse dans un texte du VIe siècle 57. Ce « traité » contienttoutes sortes de dispositions législatives relatives à la ville dont certaines semblentdénoter une réelle préoccupation paysagère. Un passage, à notre sens très éclairant 58,laisse apparaître le terme grec apopsis, équivalent grec de prospectus. L’idée de visionest bien incluse dans le mot, mais il désigne une « vue de loin » (apo-scopeïn). La dis-tance est donc déjà présente dans cette appréciation de ce qu’il est digne d’apercevoirdans la ville. Mais le texte va plus loin, car il énumère les objets pour lesquels la vuene saurait être coupée. Il est intéressant de constater que le point de vue part toujoursde la ville, mais pour aller ailleurs… La liste des « vues » comporte la mer, si possible

50. Cf. aussi N. Duval, « La mosaïque de S. Apollinaire-le-Neuf représente-t-elle une façade ou un édificeaplani ? », CRAB, 25, 1978, p. 93-122.

51. G. Sauron, Qvis Deum ? L’expression plastique des idéologies politiques et religieuses à Rome à la fin de laRépublique et au début du Principat, Rome, École française de Rome (Bibliothèque des Écoles françaisesd’Athènes et de Rome ; 285), 1994, p. 405 sq.

52. G. Wathagin-Cantino, « Veduta dall’alto… », p. 52 sq.53. D. Favro, « The Street Triumphant : The Urban Impact of Roman Triumphal Parades », in Streets : Critical

Perspectives on Public Space, Z. Çelik, D. Favro, R. Ingersoll (éd.), Berkeley, University of California Press,1994, p. 155 sq.

54. Petron. 1, 11 : Postquam lustraui oculis totam urbem, in cellulam redii […].55. Plin., epist. 5, 6, 7-12, commenté ainsi par A. Rouveret, « Pictos ediscere mundos… », p. 105.56. Sur « l’équivalence » entre topia et paysage : J.-P. Nardy, « Référentiels spatiaux… », p. 68 sq. ; 85 ; A. Roger,

« La naissance du paysage en Occident » in Paisagem e arte, a invenção da natureza, a evolução do olhar,H. Angotti Salgueiro (éd.), São Paulo, Comitê Brasileiro de Históri da Arte, 2000, p. 24 ; A. Rouveret,« Pictos ediscere mundos… », p. 101 sq.

57. Julien d’Ascalon, texte et traduction, in C. Saliou, Le Traité d’urbanisme de Julien d’Ascalon : droit et archi-tecture en Palestine au VIe siècle, Paris, De Boccard (Travaux et mémoires du Centre de recherche d’histoireet de civilisation de Byzance, monographies ; 8), 1996.

58. C. Saliou, Le Traité d’urbanisme…, 52, 1.

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avec un port, donc un espace humanisé ; un jardin, espace de l’artialisation in situselon A. Roger 59 ; et enfin un tableau (pinax) suspendu sous un portique destiné àson exposition (poïkilê stoa) 60.

On trouve en effet, comme en regard de cette liste, les fresques retrouvées à Pom-péi et Stabies qui montrent des sortes de « marines », des vues de ports dont Jean-Claude Golvin, lors de ce colloque, a montré qu’elles étaient fort riches de détailstopographiques comme pris sur le vif, mais aussi des vues sur des « paysages » enca-drés par des montagnes ou des collines. Quant aux jardins, les fameuses fresques dela maison de Livie 61 démontrent de manière éclatante, nous semble-t-il, l’affectiondes Romains du début de l’Empire pour les jardins eux-mêmes et leurs représenta-tions picturales, ce qui aboutit du reste à une sorte de démultiplication de l’artialisa-tion, à la fois in situ et in visu pour le plus grand plaisir du spectateur. On ne peutguère parler de « cécité paysagère » pour la culture romaine du Principat, même si levocabulaire semble rester bien incertain à ce propos.

Le dernier objet digne d’être aperçu « de loin », selon Julien d’Ascalon, serait untableau, ce qui montre bien le rapport étroit entre la vue elle-même et la valeur esthé-tique de ce qui est vu : la juxtaposition du jardin, du tableau, de la mer et de la mon-tagne fait entrer de fait ces espaces dans le monde de l’œuvre d’art 62. On trouveraitainsi une correspondance entre l’ekphrasis abordée plus haut, le tableau et l’espaceaperçu pour lui-même. Il faut bien comprendre que le texte de Julien d’Ascalon décritles situations pour lesquelles on ne doit pas porter atteinte à la qualité de la vue. Et saprésence dans le domaine légal confirme son importance sociale. Peut-être cette sen-sibilité est-elle exacerbée dans la partie hellénisée de l’Empire, mais elle correspond àun véritable engouement, dont on retrouve les traces chez Vitruve, à une époqueantérieure donc. On peut alors prendre le texte de Julien d’Ascalon comme le résultatd’une longue tradition législative et l’indice d’une sensibilité répandue probablementdans l’ensemble du monde romain à l’époque où le « traité » a été rédigé. Mais la villen’apparaît pas directement comme objet esthétique dans tous ces textes, même sic’est par elle que semble se forger le regard « artialisé » vers son extérieur. C’est unparadoxe qui mérite s’être relevé…

Un passage de Vitruve 63 évoque le plan de ces pièces aménagées dans les domusdans un but évident de jouissance esthétique. Ce sont les œci Cyziceni et triclinia Cyzi-cena. Ces pièces mettent nettement en valeur le souci des occupants de ces maisonsd’avoir vue sur leur jardin. Le plan de ces triclinia, par exemple dans la maison des

59. A. Roger, Court traité du paysage, p. 16 sq.60. Un autre ouvrage, l’Hexabiblos, qui s’inspire d’un texte de Papinien du IIe siècle, ajoute à cette liste la mon-

tagne, « puisqu’il y a un certain charme à contempler la montagne ». Cf. C. Saliou, Les Lois des bâtiments.Voisinage et habitat urbain dans l’Empire romain. Recherches sur les rapports entre le droit et la constructionprivée du siècle d’Auguste au siècle de Justinien, Beyrouth, Institut français d’archéologie du Proche-Orient(Bibliothèque archéologique et historique ; 116), 1994, p. 247, et B. Gruet, La Rue à Rome…, p. 171.

61. Ces fresques peuvent à présent être vues au Museo Romano du Palazzo Colonna alle Terme, à Rome.62. Et cette vue « artialisée » qui elle-même contemple une œuvre d’art ressemble fort à une mise en abyme…63. 6, 3, 10.

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Cerfs à Herculanum, montre bien une ouverture pratiquée à escient afin de laisserpasser le regard vers le jardin64. Nous avons donc là, mais comme a contrario, la preuved’une sensibilité paysagère à la fois présente dans les pratiques et dans la loi. Celaéclaire au moins le constant souci légal de garantir la vue. Mais pourquoi la ville est-elle comme « mise de côté » dans un système déjà complexe ?

La ville comme ornement ou la ville support de sa propre beauté ?

Il semblerait que l’on ait plutôt affaire à une représentation intériorisée de la ville :celle-ci apparaît davantage comme symbole de civilisation, « cosmos », que commeun « simple » objet de contemplation. En Rome, modèle et miroir du monde urbainissu d’elle-même, se reflètent la mémoire et l’idéal de la ville fondée. Cette considéra-tion semble l’emporter sur la matérialité de la ville. Pourtant, ce regard parti vers leshorizons lointains ou fixé sur les beautés familières du jardin revient sur lui-mêmedans la ville et, en s’intériorisant, il ne perd pas en intensité, au contraire. Ses tracesdeviennent moins lisibles, sauf si l’on se départit d’une vision trop réaliste de la villecontemplée pour dériver vers ses manifestations plus subtiles.

En ce cas, l’allégorie féminine s’impose d’évidence, mais elle se perçoit selon unmode plus intuitif : lorsque nous évoquions le mot forma pour insister sur les conno-tations esthétiques du terme, nous laissions de côté son aspect quasiment érotique,présent déjà dans le vocabulaire lui-même65. Et si Roma, en tant que divinité, peutêtre d’élaboration tardive 66, le « personnage » lui-même incarne depuis longtempsdéjà la beauté de la ville, sa uenustas pourrait-on dire. On retrouve là un thème apriori banal, mais qui va traverser les siècles.

Le filage de la métaphore de la ville-femme, dans ce cas, conduit à l’ornement, cedecor qui convient naturellement à la ville capitale ou non, mais cette beauté reste àl’échelle de l’ornement architectural. En effet, l’ornement pour être aperçu doit s’obser-ver d’assez près. L’accumulation du butin sous forme de statues, plaques sculptées,etc., rappelle constamment le passé glorieux et la magnificence présente, mais il fautêtre dans la ville pour pouvoir profiter de ses charmes. Il n’y a pas d’appréhensionglobale de la ville, vue d’en haut ou de loin. C’est là qu’apparaît une très forte tensionentre cette vision « interne » de la ville et l’esthétique de la distance telle que nousl’avons envisagée précédemment.

64. H. Drerup, « Bildraum und Realraum im römischen Architektur », Mitteilungen des deutschen archäologi-schen Instituts, Römische Abteilung, 66, 1959, p. 147-174, cité par C. Saliou, Les Lois des bâtiments…, p. 231sq. D’autres exemples identiques existent, la maison de Ménandre, celle des Vettii, etc. ; voir J.R. Clarke,The Houses of Roman Italy (100 B.C.-A.D. 250). Ritual, Space and Decoration, Berkeley, University of Cali-fornia Press, 1991, p. 14 sq. ; 208 sq. ; L. Bek, « Quaestiones Convivales », ARID, suppl. XII, 1985, p. 81-107.

65. D. Conso, Forma : étude sémantique, p. 262 ; 332, insiste sur le sens de forma comme beauté physiqued’un être humain ou de « pouvoir de séduction » ; dans ce cas, il devient comme un doublon du motdecor, et forma peut être associé à corpus (forma corporis). Il peut également désigner le visage (facies,figura et species).

66. Ce qu’a cherché à montrer notre collègue Jacqueline Champeaux dans sa communication à ce colloque.

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Mémoire de ville et effet de distance

Être dans ou devant la ville ? Conspectus et prospectus

Prospectus (pro-spicere), comme son quasi-équivalent apopsis, implique la vue surquelque chose, depuis la ville ou une maison. La vue « sort » donc de la ville…, et lavision interne, pour intuitive qu’elle soit, ne se traduit guère par une quelconquefiguration. On bute en quelque sorte sur une zone d’ombre rarement éclairée par levocabulaire utilisé par certains auteurs comme Suétone ou Tacite, lorsqu’ils parlentde l’incendie de 64 à Rome 67. Cependant, un autre terme peut nous aider à compren-dre la façon dont le regard pouvait s’inscrire dans la ville elle-même et non plus seu-lement dans un cadre externe à la ville. C’est le mot que Velleius Paterculus emploielorsqu’il veut parler de la maison de Livius Drusus, située en plein cœur de la ville.Cette maison devenue propriété de Cicéron est l’objet de l’anecdote suivante, rappor-tée par Velleius Paterculus :

Comme l’architecte lui proposait de la construire de façon qu’elle fût à l’abri desregards (conspectus) et protégée des jugements d’autrui, et que personne ne pût voirce qui se passait à l’intérieur, Drusus répondit : « Au contraire, applique tout tontalent à la disposer de manière à ce que tous puissent voir ce que j’y fais » 68.

Deux dérivés de spicere sont présents simultanément dans ce passage : conspectus (ouconspicere) et perspicere. Conspectus peut être compris à la fois comme « ce que leregard embrasse », cum-spicere. C’est une vision englobante et capable, dans le cas decette grande maison, de prendre en compte tout ensemble la maison et son environ-nement immédiat. Cette volonté d’être « vu de tous » (ab omnibus perspici) chargedonc le regard d’une forte signification sociale. Et cette charge en vient à transformerla demeure en une sorte de maison de verre69.

La confrontation de ces deux termes trahit alors un va-et-vient entre l’intérieuret l’extérieur, ou encore le général et le particulier. Mais dans tous les cas, c’est unregard socialisé. Le proche (la demeure) et le moins proche, voire le lointain, existentaussi dans cette vision, mais pas de manière autonome. Cependant, cette fois-ci laville existe au moins comme proximité architecturale. Le texte de Velleius Paterculusmet bien en valeur l’intrication des valeurs morales et esthétiques dont la ville est à la

67. Voir les notes 27 et 31.68. Vell. 2, 14, 3 : […] promitteretque ei architectus, ita se eam aedificaturum ut libera a conspectu immunisque

ab omnibus arbitris esset neque quisquam in eam despicere posset, “Tu uero”, inquit, “si quid in te artis est, itacompone domum meam ut quidquid agam ab omnibus perspici possit” (traduction M. Gréard). Cela est enconformité avec le passage du De har. resp. 33 : Itaque, ne quis meorum imprudens introspicere tuam domumpossit ac te sacra illa tua facientem uidere, tollam altius tectum, non ut ego te despiciam, sed tu ne aspiciasurbem eam quam delere uoluisti.

69. Cela fait étrangement penser à ces maisons néerlandaises dotées de fenêtres sans rideaux qui laissent péné-trer le regard sur des intérieurs impeccables, traduction de cette mentalité protestante qui consiste à « nerien cacher ». La vertu s’expose dans un mélange déconcertant de fierté et d’humilité.

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fois le support, le réceptacle et le moyen. À la confluence des valeurs morales et phy-siques des êtres 70, nous trouvons la ville, personnifiée et presque réquisitionnée pourmanifester son excellence et celle du personnage qui l’habite.

Ces deux aspects finissent par fusionner dans un troisième terme, déjà connu, deprospectus, mais c’est en lisant Cicéron à propos de cette maison, bâtie sur la penteseptentrionale du Palatin regardant le Forum71, que l’on saisit mieux sa signification :

Ma maison a presque entièrement échappé à la consécration [par Clodius, qui aprèsl’exil de Cicéron, a récupéré la maison de l’orateur et en a consacré une partie commesanctuaire à la Libertas] : à peine le dixième de ma propriété fut ajouté au portiquede Catulus. Il [Clodius] a pris pour prétexte un promenoir, un monument et, aprèsavoir écrasé la liberté, cette Liberté tanagréenne [une statuette de Tanagra, considé-rée par Clodius comme une statue cultuelle]. Mais il brûlait d’avoir au Palatin, auplus beau point de vue, un portique de trois cents pieds pavé de marbre avec deschambres, un vaste péristyle et le reste à l’avenant, pour surpasser aisément toutes lesdemeures par l’étendue et la magnificence 72.

L’expression pulcherrimo prospectu est assez délicate ; elle s’applique non seulement àla maison de Cicéron, mais aussi à ses voisins immédiats, en particulier à la porticusCatuli et à la maison de Clodius. D’autre part, elle suppose en bonne logique que lamaison bénéficiait à la fois d’un beau point de vue, mais aussi qu’elle était bien visible,ce que précise l’auteur, § 100 : In conspectu prope totius urbis domus est mea, « Ma mai-son est exposée à la vue de presque toute la ville » (trad. P. Wuillemier).

Nous retrouvons donc bien là cette confluence de sens entre la vision de loin etcelle de près d’une part, et la vision globale comme la vision particulière de l’autre.Tout cela forme un entrelacs très serré de significations, noué, pourrait-on dire, parl’expression pulcherrimo prospectu, la « très belle vue » : en quelque sorte une positionexceptionnelle… Si cette vision est socialisée et politisée, si elle intègre le spectateurcomme celui qui veut bien être regardé, elle intègre aussi une dimension de prestigequi renvoie quant à elle à la mémoire et au souvenir du passé. La ville ainsi magnifiéepar la vision montre en même temps à quel point les habitants s’intègrent en elle etl’utilisent comme outil de prestige social. Les choses ont-elles tant changé à cet égard ?C’est peut-être dans son rapport au temps que ce regard se différencie du nôtre.

70. Ce que le mot forma concentre en lui-même.71. A. Carandini, « Domus e insulae sulla pendice settentrionale del Palatino », Bull. Com., 111, 2, 1986 (1988),

p. 263-277 ; M. Royo, Domus Imperatoriae. Topographie, formation et imaginaire des palais impériaux duPalatin, Rome, École française de Rome (Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome ; 303),1989, p. 90 sq. ; contra C. Krause, « In conspectu prope totius urbis (Cic., Dom. 100). Il tempio della Libertàe il quartiere alto del Palatino », Eutopia, ns. I, 1-2, 2001, p. 169-201, qui situe la maison au sommet de lacolline, sur une partie du futur site de la « Domus Tiberiana » (actuels jardins Farnese).

72. Cic., dom. 116 : Domus illa mea prope tota uacua est, uix pars aedium mearum decima ad Catuli porticumaccessit. Causa fuit ambulatio et monumentum et ista Tanagraea, oppressa libertate, Libertas. In Palatio pul-cherrimo prospectu porticum cum conclauibus pauimentatam trecentum pedum concupierat, amplissimumperistylum, cetera eiusmodi, facile ut omnium domos et laxitate et dignitate superaret (trad. P. Wuilleumier,CUF).

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Monumentum ou la ville des origines

Ce qui semble en effet assurer ce mélange entre regard social et esthétique, c’est lesouvenir, élément central pour les Romains de la fin de la République et au-delà dansl’appréciation de leur ville.

Le cadre agreste des origines lutte toujours avec la réalité bouillonnante de lacapitale d’empire 73 : le « piquetage » de « monuments » construits recouvre l’origineet rappelle les hauts faits en rapport avec cette origine 74… ; et même si l’abondancede ces monuments peut devenir presque étourdissante, la Rome primitive reste tou-jours présente à l’esprit, si elle ne l’est aux regards pour fonder la beauté propre à laville. Mais en ce cas, que doit-on choisir de regarder ? Le regard, pour préserver sonautonomie, doit devenir savant : on trouve dans cette attention un lien avec l’appren-tissage mémoriel de la rhétorique. L’ars ambulatoria répond en somme à l’ars memo-riae. Il n’est pas indifférent que les exemples d’ars memoriae prennent – chez Cicéronet dans la Rhétorique à Herennius, ainsi que chez Quintilien 75 –, d’une part, l’analogieavec la maison, avec ses différentes pièces et, d’autre part, la ville ou le chemin d’unlieu à un autre 76. L’itinéraire dépasse largement sa valeur métaphorique et prend descouleurs bien plus personnelles.

Encore une fois, la conjonction du plaisir esthétique, du prestige social et de laremémoration historique et mythique engendre un sentiment unique, qui constituelui-même une sorte de foyer où viennent se réfléchir les rêves d’autrui et les sienspropres. La ville sert alors d’intermédiaire entre le monde et l’homme : elle est alorscomme une sorte de miroir sans tain, paroi entre ce que les hommes désirent voird’eux-mêmes, la nature artialisée, et le rappel constant de la grandeur passée par letruchement des monuments, « fragments de mémoire » et reflet de la totalité d’unmonde.

La ville microcosme et maison monde

Le regard physique, pourrait-on dire, sur la ville ne semble plus alors si crucial, etpourtant la splendeur de Rome comme emblème d’une culture universelle est recon-nue par tous, sans que les éloges aient besoin de s’y étendre : ces derniers parlent sou-vent bien plus du peuple que du bâti, et les étrangers ne s’y trompent pas77. Toutefois,

73. Cf. A. Rouveret, « Paysage des origines et quête d’identité dans l’œuvre de Properce », in Origines gentium,V. Fromentin, S. Gotteland (éd.), Pessac, Ausonius (Études ; 7), 2001, p. 263-270, qui trouve dans l’étymolo-gie des toponymes un des procédés de construction de ces paysages ; C. Edwards, Writing Rome…, p. 27-43.

74. Cette sensibilité se retrouve également chez Varron. Cf. C. Moatti, La Raison de Rome, naissance de l’espritcritique à la fin de la République, Paris, Seuil (Des travaux), 1997, p. 115 sq. ; 140-145.

75. Cic., de orat. 2, 350-360 ; Rhet. Her. 3, 28-40 ; Quint., inst. 11, 2.76. F.A. Yates, L’Art de la mémoire, D. Arasse (trad.), Paris, Gallimard (Bibliothèques des histoires), 1975, p. 13-

38 ; A. Rouveret, Histoire et imaginaire…, p. 303-315 ; S. Marot, « L’art de la mémoire, le territoire et l’archi-tecture », Le Visiteur, 4, 1999, p. 114-176 ; C. Baroin, « La maison romaine comme image et lieu de mémoire »,in Images romaines, p. 177-191.

77. Voir G. Geernentz, Laudes Romae, Rostock, Adler, 1918 ; L. Pernot, Éloges grecs de Rome (trad. et comment.),Paris, Les Belles Lettres (La roue à livres ; 32), 2004, p. 22-56.

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la capacité évocatrice de la ville-emblème demeure puissante chez différents auteurs,notamment chez Ovide, pour qui l’Vrbs, c’est véritablement l’orbis. Chez Pline enrevanche, nous trouvons cette curieuse expression à son propos :

Mais il conviendrait aussi d’en venir aux merveilles de notre Ville, d’examiner laforce docile manifestée au cours de ses huit cents ans d’existence, et de montrer que,dans ce domaine aussi, elle a vaincu le monde entier. Autant presque de victoires, onle verra, que de merveilles citées ; mais quand on les rassemble toutes et qu’on lesréunit comme en un seul bloc, leur hauteur se dressera comme si on parlait d’un autremonde 78.

La familiarité et l’altérité jouent à se rejoindre et se disjoindre au gré des compa-raisons entre Rome et d’autres parties du monde. L’image, présente chez Ovide,selon laquelle « l’étendue de la Ville de Rome et celle de l’univers ne font qu’une » 79,bascule, et l’identification de l’Vrbs à l’orbis conduit au renversement de l’hyper-bole 80. C’est désormais la Ville qui contient le monde ; ce qui, chez Ovide, tenait à lavariété et à la multiplicité des peuples de la terre qu’accueille Rome 81 s’exprime chezPline à travers ses mirabilia qui éclipsent ceux du monde en même temps qu’ils lesenglobent.

Nous retrouvons la même chose dans la description d’Ammien Marcellin : uneaccumulation de merveilles qui se conclut par « Rome foyer de l’Empire et de toutesles vertus » 82, imperii […] larem (ville « lare » et, par métaphore, « maison » 83) ; c’estune intimité étendue au monde qui trahit une confusion entre l’espace de Rome,celui du monde et celui d’une maison. Ce délicat système de métaphores emboîtéesles unes dans les autres et se répondant de façon symétrique enchâsse en quelquesorte la beauté immédiate de la ville à la fois dans un système de signification sansauteur, mais aussi dans un ensemble d’émotions reliées à la mémoire : voir Rome,c’est comprendre sa puissance et son prestige 84…

Un contrepoint intéressant de ce système jamais clairement explicité est fournipar Constantinople, ville où l’Empereur a voulu recréer la magnificence romaine partout un ensemble de citations spatiales. La topographie « primitive » avec ses sept col-lines, mais aussi les bâtiments des institutions, tout ce qui formait la magnificence de

78. Pline, nat. 36, 101 : Verum et ad urbis nostrae miracula transire conueniat DCCCque annorum dociles scrutariuires et sic quoque terrarum orbem uictum ostendere. Quod accidisse totiens paene quot referentur miraculaapparebit ; uniuersitate uero aceruata et in quendam unum cumulum coiecta non alia magnitudo exurgetquam si mundus alius quidam in uno loco narretur (trad. R. Bloch). C’est nous qui soulignons.

79. Ov., fast. 2, 684 : Romanae spatium est Vrbis et orbis idem.80. A. Bréguet, « Urbi et Orbi, un cliché et un thème », in Hommages à Marcel Renard, t. I, J. Bibauw (éd.),

Bruxelles, Latomus (Collection Latomus ; 101), 1969, p. 147 sq.81. Ov., ars 1, 171-174 ; A. Bréguet, « Urbi et Orbi… », p. 150.82. Amm. 16, 10, 13 : imperii uirtutumque omnium larem. Voir aussi C. Edwards, Writing Rome…, p. 97-99.83. A. Berque, Écoumène, introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin (Mappemonde), 2000, chap. 7

de la troisième partie, « foyer ». Le « foyer écouménal » se matérialise dans la cité.84. L. Pernot, « Topique et topographie… », p. 105 sq.

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Rome a dû être soit physiquement transporté, soit transcrit dans le nouvel espacesous forme d’ornements et de bâtiments censés à même d’assurer cette continuitéspatiale, cette pérennité imaginaire avec la vieille capitale du Latium : pour capter etdétenir le mythe de la Ville majuscule il faut posséder certains traits de son apparencephysique 85 ; nous retrouvons ainsi le rapport entre l’ornement et le monde 86.

Conclusion

La place de l’observateur, on l’aura compris, ne se résume pas à une simple positiondans l’espace. La distance que nous connaissons et instaurons entre le paysage et nousn’existe pas selon les mêmes modalités dans le monde romain. Si distance il y a, ellese nourrit sans cesse de son contraire. Cette intimité avec l’espace urbain renvoie auproblème de l’inscription des corps dans la ville 87. C’est un problème essentiel. Enfait, le regard artialisé semble partir de la ville pour aller vers la campagne, tandis qu’àpartir de l’époque moderne, on trouve un schéma inversé : le paysage rural existeavant le paysage urbain.

Un autre thème majeur est celui de l’échelle du regard, qui reste fondamental jus-qu’à l’époque moderne, voire au-delà… L’échelle du regard, c’est ce que l’on décidede retenir d’un lieu, mais c’est également ce qui détermine l’existence d’objets de con-templation distincts ou non. Évoquer « la ville » prise comme un tout abstrait, pour-rait-on dire, ou parler d’un quartier, voire d’un monument, renvoie à autant d’entitésmentales et spatiales distinctes mais reliées entre elles par tout un réseau de transitionset de comparaisons. Des ponts sémantiques permettent alors de faire communiquerces différentes entités. Le Moyen Âge semble s’inscrire en rupture vis-à-vis de ce phé-nomène, mais les différences semblent davantage de surface. Dans tous les cas, desrecherches devraient être entreprises en ce sens.

Enfin, le problème de la perspective « incomplète » reste fort irritant lui aussi, carle corps est encore incarné dans l’espace : il ne semble pas qu’il y ait une objectivationréalisée (parce qu’elle n’est pas nécessaire), objectivation qui rend possible l’existenced’une perspective mathématisée 88.

L’espace émotionnel, tout comme l’espace social, nous l’avons vu, subordonnedonc encore la vision au ressenti personnel, même si l’art pictural, la littérature et lareligion même ont magnifié la ville, directement ou non.

85. R. Krautheimer, Tre capitali cristiane. Topografia e politica (trad., par R. Pedio, de Three Christian Capitals.Topography and Politics, Berkeley, University of California Press (Una’s Lectures ; 4), 1983), Turin, Einaudi(Saggi ; 700), 1987, p. 67-69 ; 74.

86. Le grec nous fournissant le mot cosmos, dérivé en cosmétique.87. Cf. R. Sennett, La Chair et la Pierre. Le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Z. Andreyev (trad.),

Paris, Éditions de la passion, 2002, chap. sur Rome.88. Cf. F. Choay, La Règle et le Modèle : sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme, Paris, Seuil (Espace-

ments), 1980, p. 74.

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392 Manuel Royo et Brice Gruet

C’est là une ambiguïté fondamentale sur « l’absence de la ville » dans les docu-ments, qu’il ne faut pas éluder, bien au contraire. C’est ce balancement, cette intrica-tion des regards social, esthétique, politique, qui fonde la spécificité de la cultureromaine de la ville.

Manuel Royo

Université François Rabelais – Tours

Brice Gruet

Université Paris – Val-de-Marne – Paris XII

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