Decroissance Ellul Charbonneau

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Decroissance Ellul Charbonneau

Citation preview

  • Offert par la CEN : www.la-cen.org

    -------Le duo amical Jacques Ellul-Alain Charbonneau occupe une place singulire dans la critique de la modernit, notamment en insistant sur le rle central de la technique dans lorganisation gnrale des socits. Dnonant trs tt le gigantisme et la dperson- nalisation de la vie quotidienne, les deux hommes appelrent dans les annes 30 une "rvolution de civilisation" fonde sur le projet dune "cit asctique" o la qualit de vie et la solidarit sociale priment sur le productivisme et lindividualisme. Un manifeste quils tchrent de mettre en pratique. Sans aucun doute sont-ils prcurseurs des thses de lcologie politique et radicale des annes 70 (Illich, Castoriadis, Schumacher, Gorz, Dumont). Ils ne sont pas non plus sans lien avec le mouvement de la dcroissance mergeant au dbut de ce millnaire. Parler du rle de Jacques Ellul (1912-1994) dans la naissance de lcologie politique cest tout dabord lui reconnatre la paternit dune formule qui a fait flors : "Penser globalement, agir localement" pour voquer ensuite sa longue amiti avec Bernard Charbonneau (1910-1996) auteur dune autre maxime tout aussi pertinente : "On ne peut poursuivre un dveloppement infini dans un monde fini".

    En raison sans doute de labondance de leur oeuvre crite, on oublie volontiers que ces deux professeurs dhistoire se sont voulus et ont t, avant tout, des hommes daction. Des citadins rvolts par la destruction programme dun certain mode de vie et qui avaient besoin de nature comme on a besoin deau pour vivre. Ils sont gs dune vingtaine dannes lorsquils dcident daffilier leur petit groupe de rflexion au mouvement Esprit. Au sein du courant personnaliste, ils incarnent une tendance que lon qualifie aujourdhui de "gasconne" caractrise prcisment par tous les thmes prcurseurs de lcologie politique. Ils donnent des confrences dans le sud-ouest de la France, publient un bulletin mais ils organisent aussi des camps dtudes dans les Pyrnes. Selon eux, il ne suffit pas de partager les mmes ides, il faut tre capable de les vivre en commun, au quotidien, et si possible au contact de la nature.

    Ellul et Charbonneau, qui prnent toujours un ralisme " ras de terre", insistent sur la ncessit de constituer, au niveau local, des petits groupes autogrs et fdrs entre eux. Fonctionnant comme des contre-socits, ces groupes exemplaires nont pas pour but de renverser le rgime mais de raliser, ici et maintenant, la rvolution immdiate. De proche en proche, par un phnomne de contagion, ce rseau parti de la base devait stendre au-del mme des frontires nationales voues elles aussi disparatre. Tout ceci revendiqu en pleine priode dexaltation nationaliste ! Lors dune runion publique Bordeaux, Ellul affirme que "ce nest ni droite, ni gauche que lon retrouvera lessentiel" et que "ce nest pas en changeant un rgime que lon peut changer la vie". Contrairement au discours dominant dans les annes trente, il prtend mme que pour faire une rvolution authentique, il faut commencer par changer lintrieur de chaque individu. Ce souci de rupture radicale jusqu lutopie se retrouve dans un texte rdig en 1935 avec Charbonneau : Directives pour un manifeste personnaliste. Ce manifeste affirme explicitement - et en ces termes - la thse qui fera connatre Ellul vingt ans plus tard, celle de limpuissance de la politique face la suprmatie technicienne qui affecte de la mme manire les rgimes capitalistes, fascistes et communistes. Il commence par dnoncer le "gigantisme" cest--dire la concentration de la production, du capital, de lEtat et de la population. Dans la ville moderne, les exigences initiales de la nature sont remplaces par des contraintes (in)humaines encore plus pesantes. "Lorsque lhomme se rsigne ne plus tre la mesure de son monde, il se dpossde de toute mesure." Car lvolution de la technique engendre un phnomne de proltarisation gnralise qui dpasse la seule dimension conomique analyse par Marx, et concerne tous les hommes ainsi que tous les aspects de leur vie. Aprs une critique des partis

  • traditionnels, Ellul en appelle une "rvolution de civilisation" qui passe par ltablis-sement dune "socit personnaliste" lintrieur de la socit globale. Des communauts lectives devront remplacer les grandes concentrations urbaines. Au sein de ces petits groupes volontaires, lindividu pourra se sentir "enracin" quelque part, et dans cette "cit hauteur dhomme", une politique authentique, fonde sur une communication directe entre gouvernants et gouverns, sera mene dans la transparence. Seul le fdralisme permettra de contrler la technique et de lutter contre le "gigantisme" et "luniversalisme" que nous appellerions aujourdhui mondialisation librale. Les "grands pays" seront diviss en "rgions autonomes" pleinement souveraines, lEtat central tant rduit de simples fonctions darbitrage. Lorganisation fdrale favorisera une plus grande participation des citoyens au niveau interne, et en rduisant la puissance des Etats elle diminuera les risques de conflits arms. Le manifeste prconise en outre une "rorientation de la technique" au profit de certaines branches, les travaux pnibles tant effectus sous forme de "service civil". Une technique matrise permettra "la rduction du temps de travail de louvrier".

    Toute surproduction nest pas utile lhomme. Si le thme de la rduction de la dure du travail figure dsormais dans le programme de tous les partis cologistes, il appartient aussi lunivers idologique de la gauche. Plus significative est, dans une perspective cologiste, lattitude lgard des besoins artificiels crs par la publicit et du culte de la croissance. "La technique nest pas une fin en soi. (...) toute surproduction nest pas utile lhomme". Oser crire en 1935 que la croissance conomique nest pas synonyme de dveloppement humain passe pour une vritable provocation. Cest donc juste titre que lon peut consi-drer la conclusion de ce manifeste (intitule Une cit asctique pour que lhomme vive...) comme la premire proposition occidentale moderne dune limitation volontaire de la crois-sance, anticipant largement le fameux rapport Meadows. Alors que la directive 66 prvoyait dassurer " tous les individus" de la nation un "minimum vital gratuit", la directive 82 voque un "minimum de vie quilibr", la fois matriel et spirituel. "Ft-ce un minimum de vie pour tous, mais que ce minimum de vie soit quilibr". On peut donc pointer ici deux lments classiques de la thmatique cologiste : la dfense de la qualit de la vie et le principe de solidarit sociale. "Lhomme crve dun dsir exalt de jouissance matrielle, et pour certains de ne pas avoir cette jouissance". Comment ne pas songer ici ce que lon dsignera plus tard sous le nom de socit de consommation et de socit duale ? Au sortir de la guerre Charbonneau poursuit sa rflexion sur la "Grande Mue", autrement dit le changement radical de la condition humaine provoqu par la monte des sciences et des techniques tandis que son ami entame la rdaction de sa trilogie : La Technique ou lenjeu du sicle (1954), Le Systme technicien (1977) et le Bluff technologique (1988). En rsum, pour Ellul la technique, quil dfinit comme la recherche du moyen absolument le plus efficace dans tous les domaines, constitue la cl de notre modernit. En voulant domestiquer la nature les hommes ont cr un environnement artificiel beaucoup plus contraignant. Lhomme moderne croit se servir de la technique et cest lui qui la sert. Il est devenu linstrument de ses instru-ments. Le moyen sest transform en fin, la ncessit sest rige en vertu, la culture techni-cienne ne tolre aucune extriorit. Mais cette activit ditoriale na rien dune spculation gratuite et se double toujours dun engagement sur le terrain. Au dbut des annes 70, Ellul rejoint Charbonneau - qui participe la fondation de la Gueule Ouverte - dans son combat contre la Mission Interministrielle dAmnagement de la Cte Aquitaine (MIACA). Jouant un rle de contre-expertise, ils sopposent au tourisme de masse, la balnarisation de la cte aquitaine avec son cortge dhtels, de golfs, de voies rapides, de supermarchs, de ports de plaisance et de marinas. Le comit de dfense de la cte aquitaine remporte quelques batailles dfaut de gagner la guerre tant le rapport de forces est ingal. Aux cts dEdouard Kressmann (1907-1985), Ellul prside ensuite aux destines de lassociation cologique europenne ECOROPA. Cordacteur en 1979 dun manifeste publi en six

  • langues, Une Europe diffrente : vers une dmocratie cologique, Ellul poursuit son rve de jeunesse de "matriser la technocratie". Il ouvre largement les colonnes de la revue protes-tante Foi et Vie aux thses cologistes et publie rgulirement dans Combat Nature de 1983 1991. Il dsapprouve la cration du parti Les Verts au nom dune vielle conception anarcho-syndicaliste selon laquelle la cause cologiste na rien gagner entrer dans le jeu politicien. Jusquau bout, fidle sa devise, il prfrera les initiatives locales, les mouve-ments sociaux et le combat associatif lillusion politique.

    Patrick Troude-Chastenet - Directeur des Cahiers Jacques-Ellul, auteur de: - Jacques Ellul, penseur sans frontires, Le Bouscat, LEsprit du Temps, diffusion PUF, 2005. - Sur Jacques Ellul, Le Bouscat, LEsprit du Temps, 1994. - Entretiens avec Jacques Ellul, Paris, La Table Ronde, 1994. - Lire Ellul. Introduction luvre socio-politique de Jacques Ellul, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 1992. Visitez le site de lAssociation internationale Jacques Ellul.

    ---------------------------------------------------------------------

    De Marx la dcroissance - Entretien avec Serge Latouche - mercredi 25 janvier 2006. Professeur mrite dconomie de luniversit de Paris-Sud, Serge Latouche retrace ici sa trajectoire politique au fil de ses publications. Revenu du dveloppementalisme et dun marxisme htrodoxe, il remet progressivement en question lide de croissance par le dveloppement et se laisse sduire par les ides dIvan Illich. Il fait partie aujourdhui des porte-parole du mouvement de la dcroissance quil prfre nommer "a-croissance". EcoRev

    - Comment es-tu pass de Marx Nicholas Geogescu-Roegen [1] ?

    Serge Latouche - Je ne suis pas pass de Marx Nicholas Geogescu-Roegen, mais plutt de Marx Illich. Il y a deux branches dans la famille de la dcroissance : une branche plutt "bio-conomie", conomie cologique, thermodynamique, etc., la branche de Georgescu- Roegen bien reprsente par Jacques Grinevald. Cest plus une branche dconomistes, dailleurs, qui remettent en cause lconomie mais travers lcologie. Lorsque Jacques Grinevald avait traduit et publi un ensemble dessais de N. Geogescu-Roegen sous le titre Demain la dcroissance [cf. la bibliographie], je navais pas vraiment accroch, comme je naccrochais pas dailleurs aux ides de mon collgue Ren Passet. Cette approche critique de lconomie par lcologie, nentrait pas dans mes schmas de pense. Et puis il y a une autre branche qui est la branche des "anti-dveloppement" : pour la plupart des experts en dveloppement qui ont vcu dans le tiers-monde et qui ont radicalement remis en question la croissance par le dveloppement et ont rejoint la figure emblmatique dIvan Illich. Dailleurs, si on le lit bien, on trouve dans ses ouvrages toute la thorie de la dcroissance. a a t mon parcours.

    Alors comment ai-je fait le pas de Marx Illich ? Jai fait ma thse au Zare en 1964-1966 et ctait une thse marxiste qui sappelait La pauprisation lchelle mondiale. Je concluais par un vibrant plaidoyer en faveur dun dveloppement planifi avec une accumulation du capital le plus rapide possible grce au raccourci technologique : il sagissait pour les pays du Sud de rattraper le plus vite possible les pays du Nord en utilisant les techniques les plus sophistiques, ce qutait en train de faire lAlgrie de Boumdienne. Je dnonce aujourdhui cette schizophrnie dont nous sommes atteints en tant la fois des toxico-dpendants de la croissance et en dnonant en mme temps les dgts et les catastrophes provoques par

  • cette mme croissance. Et jtais trs schizophrne lpoque : je faisais le plaidoyer de la croissance sous sa forme socialiste, mais jtais aussi un passionn dethnologie et danthropologie.

    Le dclic sest produit en 1966-1967 quand je suis all au Laos. Jy ai dcouvert une socit qui ntait ni dveloppe, ni sous-dveloppe, elle tait a-dveloppe, cest--dire en dehors du dveloppement : des communauts villageoises cultivant le riz gluant et coutant le riz pousser, parce quune fois que le riz tait sem, il ny avait pratiquement rien faire... ils profitaient du reste du temps pour faire des ftes, aller la chasse, etc. Et la ralit des gens ctait de vivre comme a dans leur village hors du temps. On voyait trs bien ce qui allait se produire et ce qui est en train de se passer lheure actuelle : cest que le dveloppement allait dtruire cette socit non pas idyllique - il ny a pas de socit idyllique - mais cette espce de bien-tre collectif, dart de vivre, la fois raffin, relativement sobre, mais en quilibre avec le milieu naturel. Et donc cest l au fond que jai eu une crise : en tant quco-nomiste jai perdu la foi dans lconomie, dans la croissance, dans le dveloppement et jai commenc mon chemin de Damas. a tombait bien, parce que je rentrais en France et jai t saisi par Mai 68. Jai eu la chance de trouver un poste tout de suite luniversit et de commencer des enseignements. Aprs Mai 68, les profs taient pratiquement tous partis Paris, et Lille je me suis retrouv faire ce que je voulais ou peu prs. Donc jai com-menc faire des cours de philosophie conomique, dpistmologie conomique et jai enseign une dconstruction critique de lconomie politique, de lconomie, y compris celle de Marx. Et ce aprs plusieurs annes de rflexion fondamentale en passant par lanthro-pologie conomique, cest--dire une critique de lhomo economicus au nom de lanthropo-logie plus concrte, travers Karl Polanyi, Marshall Sahlins et Marcel Mauss. Lanthropologie conomique parlait dune ralit sociale qui tait totalement trangre aux conomistes et qui pourtant devait les interpeller. Et il en est sorti un premier livre qui sappelait Critique de limprialisme, ctait une critique des thories marxistes et lninistes de limprialisme pour donner une autre interprtation du dveloppement et du sous-dveloppement en tant que dculturation, destruction des cultures par la position dune culture extrieure, celle de loccident.

    Cest ce moment-l que jai crit deux livres, Loccidentalisation du monde et Faut-il refuser le dveloppement ?, dont mes amis suisses ont dit quil tait excellent mais que comme chez tous les Franais il ne proposait rien concernant la dimension cologique. Effectivement, je faisais la critique de limprialisme occidental, de loccident, de la dculturation, mais les limites naturelles nentraient pas dans mon schma. Pourtant je connaissais les travaux du Club de Rome et jtais daccord avec eux, mais je ne savais pas comment les intgrer. Cest venu seulement plus tard, avec La plante des naufrags. Et pendant toute cette priode se mettait en place une petite franc-maonnerie internationale autour de gens qui avaient tous t disciples ou lves dIvan Illich, comme Majid Rahnema qui a crit Quand la misre chasse la pauvret ou comme Wolfang Sachs en Allemagne. Toutes ces gens se retrou-vaient pour dnoncer limposture du dveloppement, la trahison de lopulence [2]. Il y avait une forte culture cologique, une forte critique des dgts cologiques et des limites colo-giques de la plante.

    A cette poque-l, quand on parlait de dveloppement, ctait toujours par rapport au Sud, parce ctait le Nord qui dveloppait le Sud. Et par consquent, aprs avoir dnonc le dveloppement, quand on sintressait la recherche dune alternative, on se demandait : comment les socits du Sud peuvent-elles survivre au raz de mare du dveloppement quelles ont subi ? Et cest pourquoi jai dcrit comment les exclus sauto-organisent et survivent dans Lautre Afrique, entre don et march - jen parlais dj dans la Plante des

  • Naufrags. Lintrt de lexprience de lAfrique, cest de voir que ces gens survivent hors conomie, comme dans le village que javais trouv au Laos. Jai observ dans les banlieues africaines toute une ppinire de crativit, dauto-organisation tous les niveaux : socital, imaginaire, technique et productif qui est plus ou moins la nbuleuse de linformel. Alors quen terme conomique lAfrique ne reprsente plus rien, moins de 2% du PIB mondial, si on va en Afrique on est surpris de voir quun peu partout il y a une extraordinaire capacit produire de la joie de vivre, que nous sommes de moins en moins capables de fabriquer. Ils arrivent survivre grce la solidarit, en mettant en commun le peu quils ont. Finalement ils arrivent produire de la richesse grce une trs grande richesse relationnelle. a nous donne des orientations sur ce que pourrait tre une autre croissance ou une sortie de la croissance, avec moins de biens matriels et plus de biens susceptibles de provoquer la joie de vivre. Mais en disant cela dans le Nord, on prchait dans le dsert.

    Et quand est-ce que a a chang ?

    Ctait il y a trois ans. Lassociation des amis de Franois Partant, La Ligne dHorizon, dont jtais le prsident, organisait rituellement des colloques qui avaient un certain succs auprs des marginaux. On attirait 200 300 personnes, mais a nallait pas plus loin. On avait 50 adhrents, on ntait pas vraiment en marche pour le Grand Soir ! Et puis il y a trois ou quatre ans on a dcid de faire un colloque plus important qui a eu lieu lUNESCO "Dfaire le dveloppement, refaire le monde", on a eu la surprise davoir 700 personnes pendant 3 jours, de refuser des centaines de personnes et de constater un grand enthousiasme. On nous demandait "Quest-ce que vous proposez ?", parce quentre temps, le mur de Berlin tait tomb en faisant disparatre le 2e monde qui faisait tampon entre le 1er et le 3e. Il ny avait donc plus de tiers-monde. Et la mondialisation cest a : il ny a plus quun seul monde, comme il y a une pense unique, un monde unique ! Il existe une classe consommatrice internationale, mme si des diffrences perdurent entre le Sud et le Nord... Mais si les reprsentants de cette classe consommatrice sont plutt au Nord, elle a quand mme normment de reprsentants au Sud : il y a 100-150 millions de Chinois quon peut consi-drer comme embourgeoiss et riches. Et paralllement cela, il y a des millions dexclus, de prcariss, de pauvres au Nord. De ce point de vue-l, le monde sest unifi.

    Par consquent les problmes du Sud sont devenus les problmes du Nord, et cest parti-culirement vrai en ce qui concerne la crise cologique dont les effets ne sarrtent pas aux frontires : le drglement climatique, leffet de serre... le monde entier est concern. Et la parade idologique quont trouve les idologues du systme, cest cette fumisterie magni-fique quest le dveloppement durable. Avant le dveloppement ne concernait que le Sud, maintenant avec le dveloppement durable a concerne tout le monde, le Nord et le Sud. Et puisque nous critiquions le dveloppement, nous lavons critiqu encore davantage quand il est devenu durable !

    On est donc pass de la recherche dalternatives pour le Sud celle dalternatives pour le Nord. On sintressait des alternatives "au pluriel", cest--dire aussi bien aux doux rveurs qui aprs 68 taient partis lever des moutons dans le Larzac comme Jos Bov, quaux coopratives comme Ambiance Bois, Ardelaine, aux Systmes dEchanges Locaux et main-tenant aux AMAP [3], tous ces petits bricolages ! Mais on nous a dit ce ntait pas srieux, quil fallait proposer une alternative. Et cest ce moment-l quon sest dit : si on rejette le dveloppement et la croissance qui est derrire, alors il importe de penser une socit de dcroissance. Une socit de dcroissance, ce nest pas une alternative, cest une matrice dalternatives. Mais a synthtise en un seul mot dordre tout un ensemble daspirations.

    Et quest-ce que cest que la dcroissance pour toi ?

    La dcroissance ne veut pas dire croissance ngative, cest un slogan qui veut casser la langue de bois de la croissance et du dveloppementalisme et de lconomicisme pour montrer la ncessit de sortir de cette religion. Si on voulait tre vraiment rigoureux, il faudrait parler da-croissance, comme on parle dathisme. Parce quil est logique que les Burkinabs dont lempreinte cologique [4] est de moins dun dixime de la plante ait un droit indiscutable accrotre leur empreinte cologique et connatre une forme ou une autre de "croissance", cest--dire daccroissement de leurs prlvements, de leur produc-tion, de leur consommation, dans une conception plus quitable de la rpartition des richesses et des ressources de la plante.

    Est-ce que ton engagement se fait toujours essentiellement par opposition au dveloppe-ment ou est-ce quaujourdhui tu as davantage une approche cologiste des choses ?

    Infiniment plus ! Dabord, on ne me demande pas mon avis, on me prsente comme un cologiste plus ou moins radical. A partir du moment o je suis sorti de lconomie, jtais bien convaincu du fait que le mode de production capitaliste et que la croissance cono-mique taient destructeurs de lenvironnement. Mais ce sont des limites externes lco-nomie. Ce nest pas un hasard si les conomistes renclent tant lcologie : ils narrivent tenir compte de ces problmes-l quen les introduisant de lextrieur. Je commence main-tenant mes confrences sur la dcroissance en disant quon est en train de vivre la sixime extinction des espces, quelle est provoque par lhomme et que lhomme risque den tre aussi la victime. Jaborde le problme de la compatibilit entre le fonctionnement dune civi-lisation et lespace bio-productif disponible, donc en plein dans la problmatique de lcolo-gie. Cest l que je rejoins Nicholas Georgescu-Roegen quand il dit : "Celui qui croit quune croissance infinie est compatible avec un monde fini, est un fou ou un conomiste !". Mais il ny a malheureusement pas que les conomistes qui soient des esprits "cornucopiens" - comme les appelle Yves Cochet - cest--dire qui croient la corne dabondance. Sil y a une diffrence entre mon approche et celle de Nicholas Georgescu-Roegen, cest que lui a voulu rester dans lconomie, dans la bio-conomie - comme Passet dailleurs - et intgrer dans lconomie la deuxime loi de la thermodynamique Cest la loi de "lentropie croissante de tout systme clos", de la dgradation de lnergie et de lpuisement des ressources. [5]. Je crois quil faut aller plus loin et cest l que se trouve lapport des disciples dIllich : cest la prise de conscience que lconomie est une culture et que cest une culture occidentale. Pour Nicholas Georgescu-Roegen, lconomie nest ni occidentale, ni bantoue, ni quoi que ce soit, cest la science. De ce point de vue-l, il est rest un scientiste et probablement un univer-saliste. Alors que personnellement je pense que la dcroissance implique une certaine forme de relativisme.

    Entretien men par Ariane Jossin

    Bibliographie Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la dcroissance, Lausanne et Paris, Editions Pierre-Marcel Favre, 19791 et Sang de la terre, Paris, 19952.

    Serge Latouche, Survivre au dveloppement. De la dcolonisation de limaginaire cono-mique la construction dune socit alternative, Editions Mille et une nuits, Paris, 2004 (2,50 euros). [1] Nicholas Geogescu-Roegen (1906-1994) tait conomiste aux Etats-Unis. Il est le reprsentant de la bioconomie et est considr comme lun des pres de la dcroissance. [2] cf. Jean-Pierre Dupuy, Jean Robert, La trahison de lopulence, Paris, PUF, 1976.

  • [3] Les AMAP (Association pour le Maintien dune Agriculture Paysanne) sont des partenariats de proximit entre des consommateurs et une ferme. Voir le site de leur fdration. Ambiance Bois (Scions Travaillait autrement ?) est un collectif situ sur le plateau de Millevaches. Ardelaine a t cr par cinq amis en 1975 qui ont dcid de redonner vie la dernire filature dArdche tombe en ruines (ardelaine.fr). Voir la critique du livre tmoi-gnage de leur exprience, Moutons rebelles, extraite du n18 dEcorev [4] Lempreinte cologique est une mesure de limpact de lhomme sur la nature. Cest un outil qui value la surface productive ncessaire une population pour rpondre sa con-sommation de ressources et ses besoins dabsorption de dchets. Pour calculer la vtre et en savoir plus : voir le site du WWF [5] cf. larticle de Jean Zin "Entropie et dcroissance" dans le n20 de la revue EcoRev.

    ------------------------------------------------------------------------

    Ren Dumont, le jeu de piste de lcologie politique mardi 24 janvier 2006. Ren Dumont, figure emblmatique de lcologie politique franaise, ft le premier candidat llection prsidentielle sous ltiquette de lcologie. Son parcours militant et intellectuel tmoigne du cheminement dune pense qui merge la fin des annes 60, et saffirme, travers sa construction idologique et partisane. Ren Dumont (1904-2001), lhomme lternel pull rouge, est n le 13 mars 1904 Cambrai. Ds ses premiers voyages dans les pays du Sud (1929 au Vietnam, qui donner lieu son premier livre, La Culture du riz dans le delta du Tonkin, 1935) il est rvolt par la politique coloniale. Cette premire exprience du terrain structure les bases de la rflexion intellectuelle de Ren Dumont : apprendre com-ment se passent rellement les choses, tudier en direct leffet dune politique. Frapp par la misre et la souffrance, lui, lenfant lev pendant la Premire guerre mondiale, souhaite contribuer mettre en place une organisation sociale soucieuse du bien-tre des popula-tions.

    Le domaine de lagriculture est son terrain privilgi. Il adopte tout dabord une vision produc-tiviste de lagriculture, dans lobjectif dassurer une autosubsistance des populations du Sud. Il senthousiasme pour lagriculture moderne (Les Leons de lagriculture amricaine, 1949), mais bien plus encore pour les rvolutions agraires (Rvolution dans les campagnes chinoises, 1957). Puis, progressivement, il labore une critique du modle productiviste, en analysant limpasse des thories du "rattrapage" : une telle organisation des rapports co-nomiques ne fait que dplacer les logiques de la domination politique, que ce soit au Sud (LAfrique noire est mal partie, 1962) mais aussi lOuest ou au lEst (Dveloppement et socialismes, 1969). Cela le conduit critiquer les modles comme celui de la Rvolution verte et lutter contre lagriculture productiviste. Dsirant promouvoir une autre vision du dveloppement agricole, il exerce galement son activit dans le cadre des Nations Unies et de la FAO.

    Son parcours politique tmoigne dune volution importante ; son "pacifisme intgral" et son souci de maintenir une agriculture paysanne ancre dans ses territoires lont conduit un positionnement incertain au cours de la Seconde guerre mondiale. Il prconise une vision corporatiste de lagriculture, soutenant de facto la vision ptainiste de lpoque. Lucide, sans jamais nier ce pass, il qualifiera plus tard son attitude de "Munichoise". Suite cet pisode, il entretient un rapport ambigu lespace politique, mlange de fascination et dune extrme prudence, la fois sur ses propres engagements politiques, mais aussi sur les finalits de laction politique.

  • La pomme et le verre deau Sur la base de son exprience professionnelle, Ren Dumont labore progressivement une pense complexe des rapports sociaux, qui associe la gestion durable des ressources naturelles au respect des quilibres dmographiques. mesure que son exprience grandit, elle se heurte aussi des ruptures qui largissent progressivement le champ de son engagement. Ce qui le pousse militer pour les droits de lHomme et la justice sociale ; une pense prsente dans plus dune quarantaine douvrages. Mme sil se dclare lui-mme socialiste, antibureaucratique et autogestionnaire, il devient lun des plus fidles partisans dune cologie politique autonome. Un tel positionnement tmoigne de labsence, chez Ren Dumont, dune pense doctrinale fige, qui volue en incluant dans la trame gnrale (la lutte contre lexclusion mondiale des pays du Sud) des thmatiques qui lui sont indissociablement lies (sant, environnement, droits de lHomme, etc.). Si la pense marxiste lui offre un temps un cadre dexplication, Ren Dumont ne senferme pas pour autant dans cette logique thorique, critiquant tout autant le modle productiviste sovitique (Finis les lendemains qui chantent, 1983-1985, avec Charlotte Paquet) que lincurie de certaines lites du Sud, fascines par ce modle.

    Au milieu des annes soixante-dix, laction politique de lhomme au pull-over rouge se recentre provisoirement sur le cadre national avec son entre dans le champ politique lectoral. Cette tape nest pas seulement importante pour sa trajectoire politique, elle est surtout dterminante pour lhistoire de lcologie politique en France. Ren Dumont est le premier candidat cologiste une prsidentielle. Sa candidature rsulte dune dcision prcipite et sa campagne est largement improvise. Le 11 avril 1974, il tient sa premire confrence de presse. On se souviendra de sa campagne bicyclette, mais galement du verre deau et de la pomme quil prsente alors comme des denres rares et prcieuses lors de ses passages sur le petit cran ; manire aussi pour lui daborder la question de linco-hrence des cots de production (notamment pour ce qui est des transports). Comme lcrit Le Monde, son "dsir de protger la nature entranait des prises de positions qui dpassaient le seul cadre cologique" [1]. loccasion de cette campagne, lagronome tiers- mondiste rdige un livre qui contient, prophtiquement ou tout naturellement, lensemble des thmes du combat cologiste. Prcurseur, prophte, porte-parole clair... Il demeure une figure incontournable de lcologie politique en France. Il tait conscient de la ncessit pour les cologistes dlaborer en "commun un programme conomique, et donc politique, permettant de sortir de la socit du profit quentrane lconomie de march" et de "remettre en cause la croissance" [2]. Depuis, il a soutenu lensemble des campagnes lectorales des Verts. Il poursuivit une analyse sans concession de la logique librale (il figure parmi les membres fondateurs dATTAC), privilgiant la dfense des pays du tiers-monde. Compagnon de route des cologistes, refusant dendosser limage dun pre tutlaire, il na pas pargn les Verts de ses critiques. Sa pense constitue une rfrence pour une certaine cologie, celle qui estime que lcologie politique trouve sa force dans sa capacit se rformer et sancrer dans une relation avec le rel.

    Bruno Villalba

    [1] Le Monde, dossiers et documents, Llection prsidentielle de 1974

    [2] Le Monde, dossiers et documents, Llection prsidentielle de 1974