45
LA DECROISSANCE : UN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL [email protected] Sociologue François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale des Nations Unies, le 30 octobre 2008, proposait d’une part de remplacer la valeur d’échange par la valeur d’usage, afin de permettre de créer des biens communs et non plus seulement des biens marchands. D’autre part, il suggérait de s’appuyer sur l’interculturalité, afin de parvenir à changer nos systèmes de valeurs respectifs (Houtard, 2008) 1 . En effet, l’obstacle le plus fondamental, pour dépasser le capitalisme, est de parvenir à dépasser nos modèles de représentation du monde, qui nous semblent naturels et éternels, alors qu’ils ne sont que le résultat d’une culture donnée à une époque donnée. Actuellement, il s’agit de l’idéologie hégémonique capitaliste néolibérale (Gramsci), qui est devenue une pensée unique et la fin de l’histoire pour certains, tel Fukuyama (1992) 2 , Cela suppose, pour les tenants de la modernité (le capitalisme néolibéral et la vision techno-industrielle), d’accéder à un nouveau paradigme, celui de la postmodernité. Cette dernière intégrant une partie de la « vision du monde » traditionnelle des « peuples premiers » vivant sur les continents asiatique, africain, américain, tels les Indiens Kogis vivant dans la jungle d’Amazonie en Colombie. Ces derniers ont su vivre sur la terre et la préserver pendant des millions d’années. Ils nomment, avec bienveillance, les hommes blancs « les petits frères » et estiment que, si les Kogis disparaissent, l’humanité entière risque aussi d’être anéantie. Ils se considèrent, en effet, parmi les derniers gardiens d’une tradition, d’un mode de vie, d’une vision du monde permettant de maintenir l’harmonie entre l’humanité et la nature (Julien, 2008) 3 . Les peuples premiers symbolisent la perpétuation des forces et des faiblesses de l’approche traditionnelle. Pour ce qui est 1 HOUTARD François, 30 octobre 2008, Panel sur la crise financière, Assemblée générale des Nations Unies, New York, http://www.un.org/ga/president/63/interactive/gfc/houtart_p.pdf. 2 FUKUYAMA, 1992, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, Flammarion, Paris. 3 JULIEN Eric, CRUZ Gentil, 2004, Kogis, le réveil d’une civilisation Précolombienne, Albin Michel.

LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. [email protected]. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

  • Upload
    others

  • View
    0

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

LA DECROISSANCE :UN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL

[email protected]

François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale des Nations Unies, le 30 octobre 2008, proposait d’une part de remplacer la valeur d’échange par la valeur d’usage, afin de permettre de créer des biens communs et non plus seulement des biens marchands. D’autre part, il suggérait de s’appuyer sur l’interculturalité, afin de parvenir à changer nos systèmes de valeurs respectifs (Houtard, 2008) 1.

En effet, l’obstacle le plus fondamental, pour dépasser le capitalisme, est de parvenir à dépasser nos modèles de représentation du monde, qui nous semblent naturels et éternels, alors qu’ils ne sont que le résultat d’une culture donnée à une époque donnée. Actuellement, il s’agit de l’idéologie hégémonique capitaliste néolibérale (Gramsci), qui est devenue une pensée unique et la fin de l’histoire pour certains, tel Fukuyama (1992)2,

Cela suppose, pour les tenants de la modernité (le capitalisme néolibéral et la vision techno-industrielle), d’accéder à un nouveau paradigme, celui de la postmodernité. Cette dernière intégrant une partie de la « vision du monde » traditionnelle des « peuples premiers » vivant sur les continents asiatique, africain, américain, tels les Indiens Kogis vivant dans la jungle d’Amazonie en Colombie. Ces derniers ont su vivre sur la terre et la préserver pendant des millions d’années. Ils nomment, avec bienveillance, les hommes blancs « les petits frères » et estiment que, si les Kogis disparaissent, l’humanité entière risque aussi d’être anéantie. Ils se considèrent, en effet, parmi les derniers gardiens d’une tradition, d’un mode de vie, d’une vision du monde permettant de maintenir l’harmonie entre l’humanité et la nature (Julien, 2008)3.

Les peuples premiers symbolisent la perpétuation des forces et des faiblesses de l’approche traditionnelle. Pour ce qui est des faiblesses, il y a souvent la domination de l’homme sur la femme, l’autoritarisme du chef, le dogme de la tradition. Comme les peuples premiers, les nouvelles classes d’exclus, de précaires, de travailleurs pauvres dans le monde, vivent aussi avec de très faibles revenus. Cependant, les millions d’individus les plus pauvres, qui vivent avec moins d’1 à 2 $/jour, ne peuvent quant à eux, ni être classés dans la catégorie moderne, traditionnelle ou postmoderne. Ils devraient être classés, pour certains, dans la catégorie traditionnelle, souvent dans la catégorie des victimes de la modernité capitaliste, parfois dans les deux à la fois et très rarement dans celle de la postmodernité.

La décroissance autogestionnaire représente une des tendances du postmodernisme (qui prend de multiples formes) et qui est portée et initiée par certains groupes, associations et individus des mouvements altermondialistes, écologistes, décroissants, trotskistes, libertaires, anarchistes, féministes, et même des pratiquants des médecines alternatives, du développement personnel…

L'approche, en termes de soins de santé primaire, illustre ce passage vers la postmodernité. Il s’inspire notamment du savoir faire des médecins traditionnels, des « hommes médecines », des chamanes, qui s’appuient notamment sur l’usage des plantes pour soigner. ll permet pour la première fois de mettre en application la définition universelle de la santé, telle qu'elle est énoncée dans la constitution de l'O.M.S (1967 : 1)4 : "La santé est un état de complet bien-être physique mental et social et ne consiste pas en une absence de maladie et d'infirmité." Même si l’OMS est souvent très loin de faire appliquer ce principe dans la réalité, tant elle sous la pression des lobbies de l’industrie pharmaceutique, cette approche à néanmoins, le mérite, de prendre en compte la dimension psychique et sociale et plus seulement biologique de la santé. "A l'homme-machine dont la

1 HOUTARD François, 30 octobre 2008, Panel sur la crise financière, Assemblée générale des Nations Unies, New York, http://www.un.org/ga/president/63/interactive/gfc/houtart_p.pdf.2 FUKUYAMA, 1992, La Fin de l'histoire et le Dernier Homme, Flammarion, Paris.3 JULIEN Eric, CRUZ Gentil, 2004, Kogis, le réveil d’une civilisation Précolombienne, Albin Michel.4 OMS, Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé, O.M.S., Genève, 1967.

Page 2: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

médecine académique ne connaissait que les symptômes, les souffrances et la mort, se substituait un homme-total" selon l'expression de M. Mauss (Brelet, 1995 : 134)5.

Selon Claudine Brelet ce changement de vision prend sa source en 1905 dans "le nouvel esprit scientifique" (G. Bachelard), au moment où la relativité einsteinienne vient déformer des concepts primordiaux que l'on croyait à jamais immobiles." Cette approche dynamique de la vie fut introduite par Malinowski avec l'anthropologie culturelle (Brelet 1995 : 134).

C'est ce qui permit à l'occident d'adopter une vision unifiée du monde et de redéfinir la Modernité héritée du XVIIIe siècle. Ce nouveau paradigme fut repris par le rapport Brundtland en 1987 qui affirme: "qu'il n'existe pas de séparation entre l'organisme humain et son environnement (The world commission on environment and developpement, 1987)6." De même Ignacy Sachs insiste sur la nécessité de "redéfinir la modernité", en établissant "une civilisation, centrée sur l'homme et favorable à la nature » (Sachs, 1993 : 21).7

Dans le cadre de l’approche matérialiste, la santé est envisagée sous l’angle économique, biologique du corps, des maladies physiques et psychiques, d’où l'usage d'une médecine chimique (allopathique) permettant notamment un enrichissement important de l'industrie pharmaceutique. La camisole chimique de l’industrie psychiatrique en est un exemple. Elle permet d’atténuer les angoisses et les possibles révoltes des exclus du système capitalistes.

Chez les peuples premiers chamaniste, la maladie est par contre considérée comme le résultat d'un déséquilibre matériel, psychique et spirituel (esprits ou dieux). Pour guérir le guérisseur va utiliser les plantes et le chamanisme. Ce dernier vise à renouer une relation harmonieuse avec le monde des esprits, par exemple lorsqu’ils attaquent l’âme du malade. La médecine alternative et naturelle occidentale (phytothérapie, homéopathie, acupuncture…) si elle ne prend pas en compte la vision chamanique, reprend cette approche traditionnelle qui appréhende la maladie comme un déséquilibre biologique et psychique. Elle intègre donc en plus la dimension psychologique comme moyen de guérison.

Les décroissants socialistes autogestionnaires sont des alterculturels (créatifs culturels et altercréatifs)

Différentes catégories sont regroupées sous le terme de "créatifs culturels" par Paul H. Ray et S. R. Anderson (2001)8. Selon ces derniers, même s'ils ne se sont pas encore reconnus comme "groupe", les « créatifs culturels » partagent un certain nombre de valeurs : l'écologie, le féminin, l'engagement social, l'être plutôt que l'avoir... On pourrait dire, à l’instar de Marx, qu’ils ne sont qu’une classe en soi et non une classe pour soi et que par conséquent ils n’exercent pas encore leur véritable potentiel sur la société. Le livre de Ray et Anderson résulte notamment d’une enquête menée en 2000, sur les créatifs culturels aux Etats-Unis. Une étude similaire a été ensuite menée en France, en 2006, par l’association Biodiversité Culturelle et J.P Worms (2007)9.

Selon Worms, il faut disposer de 6 dimensions concomitantes nécessaires pour être qualifié de « créatif culturel » en France (17% de la population française):

- Respecter l’environnement et sa santé,- Considérer comme important le rôle des femmes dans la société (et estimer que les valeurs

de coopération doivent supplanter celle de compétition),- Avoir une distance par rapport au paraître, donc préférer l’être plutôt que l’avoir- Etre intéressé par le développement personnel, voir la spiritualité - Avoir une implication sociétale concrète- Avoir une approche multiculturaliste de la société.

Cette dernière étude, distingue 5 grandes catégories dans la population française:5 BRELET Claudine, Anthropologie de l'ONU, l'Harmattan, Paris, 1995.6 THE WORLD COMMISSION ON ENVIRONMENT AND DEVELOPPEMENT, Notre futur à tous, Ed. Brundtland, G., Oxford University Press, Oxford, 1987.7 SACHS, Ignacy, L'écodéveloppement, Syros, Paris, 1993.8 RAYP.H., ANDERSON S.R., 2001, L’émergence des créatifs culturels : enquête sur les acteurs d’un changement de société , Yves Michel.9 WORMS J.P, ASSOCIATION BIODIVERSITÉ CULTURELLE, 2007, Les créatifs culturels en France, Yves Michel.

Page 3: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

- Les créatifs culturels : 17% en France de 2006, soit 8 millions contre 24% aux USA.- Les altercréatifs : 21% en France (12 millions). Ils ont les mêmes valeurs que le créatif culturel. A

la différence des créatifs culturels, l’ altercréatif ne s’intéresse pas au développement personnel ni à la dimension spirituelle. « Il ne s’implique pas dans les milieux associatifs. Il est prêt à s’engager en faveur de l’écologie, mais de façon individuelle. Il a une vision plus "séparatiste" de la vie : il ne considère pas qu’il y a un lien entre l’écologie et la spiritualité, ni entre l’évolution intérieure et l’évolution de la société » (Doquois, 2008)10. Les altercréatifs, peuvent être regroupés avec les créatifs culturels et représentent alors 38% d’alterculturels (20 millions).

- Les protectionnistes inquiets à hauteur de 23%, qualifiés ainsi car ils sont en rupture avec les influences environnementales et éducatives.

- Les conservateurs modernes représentent 20% de la population.-Les détachés sceptiques (et non pas pessimistes) sont 18% : ils créent leur mode de

fonctionnement propre et sont plus facilement repérables que les créatifs culturels.

Le courant de la décroissance autogestionnaire se rapproche de celui des alterculturels, mais seule une partie de ceux-ci s’inscrit dans la catégorie des « créatifs culturels ». En effet, dans le courant de la décroissance autogestionnaire, les personnes qui s’intéressent à ces deux dernières dimensions ne s’expriment que rarement sur ces sujets, qui sont généralement mal perçus parmi la majorité des militants laïcs situés de « gauche ». En effet, la spiritualité y reste souvent reléguée à la figure de « l’opium du peuple » mise en avant par Marx, aux déviances sectaires, ou à la figure de l’intégrisme religieux. Tandis que les pratiques de développement personnel sont généralement perçues comme une activité relativement étrangère, voir une pratique réservée à des « bourgeois nombrilistes ». A l’inverse, les pratiquants du seul développement personnel estiment souvent que, pour changer le monde, il suffit de se changer soi et qu’ensuite les institutions de la société changeront d’elles-mêmes. Cependant, à la différence des créatifs culturels, ils se contentent souvent, d’une quête de changement personnel, mais s’impliquent rarement dans les mouvements sociaux.

Le besoin de croissance infinie, de la vitesse extérieure contre celle de la lenteur et de la simplicité intérieure

Les « occidentaux » sont poussés culturellement vers la suractivité, ce qui crée une civilisation de la croissance et de la vitesse infinie. Une des raisons de cette éternelle, course en avant et de l’hyperactivité des occidentaux en particulier, s’explique à nouveau par un besoin de compenser la peur du manque, du vide et finalement la peur de la mort. Dans la culture moderne, en particulier celle du capitalisme occidental techno-industriel, une des valeurs dominantes repose sur la recherche du rendement, de la productivité, de la croissance économique sans limite. Tandis que dans la culture postmoderne, la priorité est donnée au temps intérieur, à la quête de la lenteur, comme opportunité de la « simplicité heureuse ». Ceci, afin de développer aussi les qualités intérieures de l’être humain. Un peu dans la même veine, Paul Lafargue, le gendre Karl Marx, avait déjà écrit en 1881 « le droit à la paresse » (2007)11.

Dans une perspective productiviste capitaliste ou socialiste étatique, l’injonction consiste à « travailler plus », plus vite, plus efficacement, recherche de la productivité maximum, pour « gagner plus ». A l’inverse les peuples premiers, cherchent à travailler en cherchant à suivre le rythme des saisons, de la lumière du jour. Ils cessent généralement de produire, lorsque leurs besoins essentiels sont satisfaits. Dans le cadre de la décroissance autogestionnaire, les personnes entendent partager le travail, pour que tous y aient droit. Ils tentent de travailler moins pour accroître le temps pour soi et pour autrui.

La culture capitaliste moderne pousse ainsi ses membres vers la quête du pouvoir, de la prédation de l’homme sur ses semblables et sur la nature (dont il est coupé). Tandis que certaines cultures traditionnelles, telles celle des indiens Kogis, tendent vers la recherche de l’harmonie entre l’être humain, la Nature et la Terre considérée comme une « mère symbolique » (Julien, 2008)12. Ce qui

10 DHOQUOIS Anne, 2008, Zoom : les créatifs culturels, http://www.place-publique.fr/article2574.html. 11 LAFARGUE Paul, Le droit à la paresse, Altiplano, 2007.12 JULIEN Eric, CRUZ Gentil, 2004, Kogis, le réveil d’une civilisation Précolombienne, Albin Michel.

Page 4: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

implique alors naturellement pour eux, comme pour les tenants de l’écologie post-moderniste, le respect de la nature, afin de préserver sa propre santé et de partager des richesses économiques et naturelles, en particulier lorsqu’elles sont limitées et non renouvelables (pétrole, uranium, métaux…).

Pour y parvenir, les tenants de la décroissance autogestionnaire, préconisent, une autolimitation qui soit fondée sur le principe de « la sobriété heureuse » telle que le formule Pierre Rabhi ou de la « simplicité volontaire » (Burch, 2003)13 s'inscrivant dans le registre de l'autonomie. On peut ainsi qualifier cette démarche d’autolimitation, de « simplicité heureuse ». Elle vise aussi à développer les qualités psychologiques de l’être humain (se détacher du besoin de posséder, de consommer, du pouvoir, de s’oublier dans l’activisme…). Qualités qui sont nécessaires d’acquérir, afin de pouvoir réellement mettre en œuvre cette autolimitation, en vue d’un partage équitable des ressources entre tous les êtres vivants.

Culture Moderne(du capitalisme occidental techno-industriel)

Culture traditionnelle (des peuples premiers)

Culture postmoderne(de la décroissance autogestionnaire)

Rythme de vie Recherche de la vitesse et de

l’accélération infinie

Priorité au temps intérieur Recherche de la lenteur afin de développer aussi les qualités intérieures de l’être humain

Quête de la lenteur, « éloge de la paresse » comme opportunité de la« simplicité heureuse »

Mode de transport

Croissance infinie et mondialiséeRégulée par les besoins du marché et non par la rationalité écologique

Lent car pédestre, animal, voile, mais respectueux de l'environnement

Décroissance des transports visant à réduire l’empreinte écologique

La pression sociale et l’imitation contre la décroissance autogestionnaireNombreux sont les citoyens qui sont sensibles au discours de la simplicité volontaire, de

l’écosocialisme, de l’autogestion et de la décroissance. Or, un des obstacles majeurs à leur mise en œuvre par les individus eux-mêmes, relève de la pression exercée involontairement par les groupes de pairs, le milieu social et le besoin d’adopter les mêmes pratiques que les autres. Ainsi, la personne pense qu’elle a réussi sa vie, parce qu’elle a atteint le même standard, la même norme que ses proches. Il ne s’agit pas seulement d’avoir une voiture, un travail, une maison et des enfants, mais par exemple aussi de voyager. Si la plupart des proches d’une personne voyagent à l’étranger 2 à 3 fois par an, celui-ci risque de se sentir frustré par rapport à ce standard. Il aura donc d’autant plus de difficulté à moins voyager pour diminuer son empreinte écologique, surtout s’il en a les moyens financiers.

En effet, la pression sociale des collègues, des membres de son groupe de référence pousse à l’imitation, à l’isomorphisme (Powell, DiiMaggio: 1983 : 152)14 afin de rester conforme aux pratiques de son milieu, de sa culture et de ses codes. L'individu tend à reproduire les pratiques de sa classe sociale. C’est le phénomène de "reproduction" décrit par Bourdieu (1972)15. Par exemple, si

Il existe donc une relation dialectique entre le besoin psychologique de consommation et les organisations politiques et économiques qui incitent à la consommation. On doit donc considérer que les problèmes politiques relèvent aussi bien de déficiences de nature sociale, donc collectives, que de faiblesses psychologiques donc individuelles.

Le besoin de consommation comme compensation d’une insécurité et de carences psychiques

13 BURCH Mark, 2003, La voie de la simplicité, Ecosciété, Montréal.14 DI MAGGIO P.J., POWELL W.W., avril 1983, « The iron cage revisited : institutional isomophism and collective rationality », Organizational fields, american sociological review, n° 48.15 BOURDIEU Pierre, PASSERON J. C., 1972, La reproduction, Paris, Minuit.

Page 5: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Le sociologue Veblen Thorstein (1970)16 qualifie de « consommation ostentatoire », l’acte de consommer pour paraître, pour se sentir exister par le regard qu’on imagine envieux et admiratif des autres. En effet, Le besoin de consommer pour paraître vise souvent à compenser nos carences identitaires. Plus les individus se sentent mal aimés, mal reconnus, plus ils ressentent un vide existentiel, un manque de sens profond, plus ils cherchent des béquilles pour répondre à leurs carences affectives et identitaires.

Le besoin de possession et d’accumulation est quasiment illimité chez certains milliardaires, qui accumulent plus qu’ils ne pourront jamais consommer ou dépenser. Car, le ressort profond de leurs besoins est fondé sur un besoin de puissance. Cela devient un indicateur de réussite, plus ils possèdent, plus ils se sentent puissants et plus leur classement dans le palmarès des personnalités les plus riches du monde progresse ! Ce besoin de puissance est lui-même le signe d’un complexe d’infériorité explique Adler (1918)17, d’une peur d’assumer sa part de fragilité.

Mais pour les moins riches, le besoin de possession repose d’abord sur la peur du manque. Le fait de posséder des richesses, des biens à profusion, rassure les personnes qui se sentent éternellement en danger de tomber un jour dans la précarité économique, alors même qu’elles détiennent déjà une propriété, une automobile, un métier ou plus généralement lorsqu’elles disposent déjà d’une situation professionnelle assurée. Leur analyse n’est pas fondée sur les faits, mais sur une angoisse d’insécurité inconsciente, la crainte de sombrer un jour dans la précarité. Pour s’en prémunir elles ne cessent d’accumuler, même quand leurs besoins minimums sont satisfaits, cependant c’est peine perdue, puisque leur problème n’est pas matériel, mais psychique.

Pour s’en détacher, les membres du mouvement pour « la simplicité volontaire » (burch, 2003) apprennent à vivre heureux avec de faibles moyens, grâce à des joies et des activités simples. Ceci, afin de se détacher de leur besoin de possessions matérielles et d’autrui, de consommation de marchandises, de leurs addictions aux sucreries, à la sexualité…Cela n’empêche pas une partie d’entre eux de militer en même temps, contre l’exploitation et la domination du capitalisme, mais ils ne se limitent pas à la dénonciation, et tentent de mettre en pratique concrètement une société alternative au capitalisme, fondée notamment sur l’accumulation illimitée de la propriété privée.

Cependant, ce mouvement de la « simplicité volontaire » ne touche qu’une petite partie de la population mondiale solvable. La majorité des autres individus des pays riches sont la cible des professionnels du marketing capitaliste qui s’appuie sur ces failles, qu’ils ont étudiées de très près. Dans le cadre de la « société de consommation », ils cherchent ainsi à accroître les profits des entreprises en poussant la population à la consommation, en particulier par la publicité. Le besoin psychosociologique de possession, et de consommation est ainsi renforcé par le marketing capitaliste. . De plus, depuis l’antiquité au moins, les pouvoirs en place ont bien compris l’utilité de répondre à ce besoin, à travers « le pain et des jeux » comme le pratiquaient les romains. Un peuple qui ne crie pas trop famine, qui a le ventre plein, et qui s’amuse, devient alors plus facile à diriger à son insu.

Un peuple qui ne crie pas trop famine, qui a le ventre plein, et qui s’amuse, devient alors plus facile à diriger à son insu.

Les peuples premiers, tels les Indiens Kogis, considèrent que se nourrir représente aussi un lien, avec les esprits de la nature qui sont remerciés pour avoir créé la nourriture. La nourriture devient donc un cadeau de la nature, un lien avec elle et non pas le produit de l’industrie mécanique, au service des hommes.

Le recyclage est un moyen de préserver les ressources non renouvelables et de modérer les besoins de consommation insatiables pour la nouveauté superficielle. C'est-à-dire la civilisation de la mode et du jetable. Consommer, consommer, pour pérenniser la croissance capitaliste psalmodient sans cesse les économistes néolibéraux, mais aussi keynésiens.

La décroissance de la consommation de biens matériels, s’accompagne à l’inverse, d’une recherche de récupération de recyclage aussi pour économiser son l'argent et préserver l'environnement. Le développement des vides greniers, les habits achetés dans les fripes, l’achat de biens d’occasions, s’inscrivent aussi dans cette perspective.

16 THORSTEIN Veblen, 1970 (1899), Théorie de la classe des loisirs, Paris, Gallimard.17 ADLER Alfred, (2006) Théorie et pratique de la psychologie individuelle (1918), L'harmattan.

Page 6: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Serge Latouche, dans son livre le Pari de la décroissance préconise que nous adoptions "8 R". Réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler.. qui l'amène aux préconisations suivantes. Latouche préconise que nous adoptions "8 R". Réévaluer, reconceptualiser, restructurer, redistribuer, relocaliser, réduire, réutiliser, recycler, à partir desquels il fait les propositions suivantes :

1) Revenir à l’empreinte écologique d’une seule Terre pour la France, 2) Internaliser les coûts des transports 3) Relocaliser la production 4) Restaurer l’agriculture paysanne 5) Utiliser les gains de productivité pour faire de la RTT 6) Produire des biens relationnels 7) Réduire les gaspillages d’un facteur 4 8) Pénaliser les dépenses de publicité 9) Décréter un moratoire sur les innovations technologiques (Latouche, 2006)18.

Culture Moderne(du capitalisme occidental techno-industriel)

Culture traditionnelle (des peuples premiers)

Culture postmoderne(de la décroissance autogestionnaire)

Mode de consommation

Consommer pour pérenniser la croissance capitaliste, se donner une façade sociale, pour oublier son vide existentiel (du pain et des jeux)

Consommation comme lien avec les esprits de la nature, qui sont remerciés pour avoir créé la nourriture

Décroissance de la consommation de biens matérielsRécupération (recyclage) pour économiser de l'argent et préserver l'environnement

Mode d'accumulation mode de détachement

Accumulation fondée sur un besoin de puissance et de possession (peur du manque)

Cesser d’accumuler quand les besoins minimums sont atteints

Recherche du détachement du besoin de possession et de la« simplicité volontaire »

Les petites villes ou les gros villages sont l’avenir de l’urbanisation future. Dans les communautés traditionnelles, les relations sociales étaient facilitées par la taille relative des villages. Cependant, cela pouvait être aussi relativement étouffant ou sclérosant. Pour les décroissants, la solitude individualiste, dans des mégalopoles, sera remplacée par plus de relations sociales, grâce à la création de réseaux sociaux situés dans de petites villes ou des villages. Mais créer une multitude de maisons et de villages dans les campagnes, n’est pas viable par ce que cela suppose d’importants déplacements entre les villages et/ou la ville la plus proche. Seul une autonomie quasi complète, sur le plan économique, sociale ou relationnelle permettrait d’éviter les déplacements en excès, ce qui semble assez difficilement envisageable à présent. En effet, sur le plan de l’empreinte écologique, l’excès de déplacement a un coût écologique important (pétrole, CO2, métaux du véhicule…). Il en est de même pour l’idée d’avoir chacun sa maison. Pour ces différentes raisons, notamment économique, l’humanité va progressivement chercher à minimiser le coût écologique de son habitat et de ses déplacements, en favorisant le développement de gros villages ou de petites villes. Dans ces dernières, l’habitat sera composé de petits immeubles à 3 ou 4 étages maximums entourés de végétation. Cela permettra aussi de diminuer aussi la surface au sol qui vient consommer les meilleures terres agricoles situées souvent autour des villes. Ce mode d’organisation offre l’avantage de permettre une autonomie socio-économique, mais aussi politique (l’autogestion) et une qualité de vie, du fait de la proximité de la relation à la nature notamment.

18 LATOUCHE Serge, Le pari de la décroissance. 2006, Fayard, 302 p ;

Page 7: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Habitat et lien social

Solitude individualiste dans des mégalopoles

Relation au sein de petite communauté

Réseaux sociaux situés dans de petite ville ou des villages

La production extensive et naturelle permet une forte productivité et l’accès à l’autonomie. C’est ce que nous montre le film documentaire, « Herbe » sorti en 2008, réalisé par Matthieu

Levain et Olivier Porte. Il se déroule dans la Bretagne paysanne. Alors que des fermes se sont engagées depuis plusieurs années dans une agriculture autonome, durable et performante, la majorité de la profession refusent cette approche. Ce film illustre très bien, deux orientations opposées de la production agricole. D’un côté la production extensive et naturelle et de l’autre, la production agro-industrielle qui est intensive, productiviste, chimique, modifié génétiquement et fortement irriguée. Cette dernière approche est le résultat de l'industrie agro-alimentaire et du complexe pétro-chimique de transnationales, telle Monsanto. Elle a pour objectif de vendre plus d’engrais et de pesticides qui proviennent en large partie de la production de pétrole. Cette orientation qui s’est fortement accélérée durant ce que l’on a appelé la révolution verte au cours de la période 1944-1970. Mais cette dernière devrait plutôt être qualifiée de révolution industrielle de l’agriculture, dans la mesure ou il se s’agit que de la couleur verte des plantes et non pas du vert de l’écologique. Cette approche est encore renforcée par le fait que les faits que les ingénieurs agronomes sont formés dans cette optique. D’ailleurs les lobbies de l’industrie font pressions de diverses manières afin que les ingénieurs, soient formés ainsi.

Or, ce mode de production fondé sur le pétrole et la mécanisation va devenir de plus en plus coûteux du fait de la raréfaction du pétrole. Il a déjà un coût très important en terme même simplement financier, car les agriculteurs de ce type doivent emprunter aux banques privées. Ces prêts vont leur permettre d’acheter de gros tracteurs, de grands systèmes de traites automatisées, de fabriquer de très grosses exploitations agricoles, capables d’accueillir un gros troupeau de vaches laitières et de les nourrir, mais aussi de stocker du mais et du soja qu’ils produisent eux-mêmes. Ce modèle de production industrialisé, permet de produire beaucoup, avec très peu de personnel. Cependant cela à plusieurs inconvénients. Le premier c’est qu’il a un coût financier très important, ce qui oblige les agriculteurs à travailler de très longues journées à un faible salaire, afin de rembourser leurs emprunts aux banques. C’est par contre un mode de production très rentable pour le capitalisme bancaire et pétrochimique.

A l’inverse les paysans qui ont choisis de nourrir leur troupeau avec de l’herbe en laissant paître leur troupeau dans les prairies, n’ont pas eu besoin de faire de prêts si importants. Le mode de production naturel et extensif peut-être qualifiée de post-moderne, dans la mesure ou elle cherche à conjuguer certains avantages de l’agriculture moderne (un petit tracteur) et de l’agriculture traditionnelle (laisser les vaches brouter l’herbe qui pousse grâce aux seules force de la nature : la terre, la pluie et le soleil). Ainsi, dans ce film on constate, que les salaires mensuels de ce type de paysans sont relativement proche de ceux de l’agriculture industrialisés, mais par contre leur salaire horaire est considérablement plus élevés, car ils ne travaillent environ 30 à 50% de temps en moins !

André Pochon, est un agriculteur breton qui fait la promotion d’une agriculture non productiviste. Il affirme qu’une « une prairie bien exploitée produit beaucoup d’énergie (jusqu’à 10000 à 12000 unités fourragères/ha), et pléthore de protéines (de 1800 à 2000 kg de matière azotée digestible). Qui donc prétend que le retour à la prairie est le retour à l’extensif? Avec de l’herbe vous allez doubler votre production en travaillant beaucoup moins… Le suivi des 27 exploitations par l’Inra, et, d’une manière très pointue, des 17 fermes laitières reconverties, montre que ces dernières ont amélioré leur revenu; le travail y est plus agréable, et la pollution azotée est diminuée de 2/3. Quant aux pesticides, il a été impossible d’en trouver trace à l’exutoire du mini bassin versant de Trémargat. Mais depuis cette étude qui s’étend de 1993 à 1998, le Cedapa a fait tache d’huile. En 2002 en Côtes d’Armor, ce sont plus de 400 éleveurs, dans le Grand-Ouest plus de 3000, qui se sont reconvertis. Pas un seul ne voudrait revenir à sa situation antérieure. A titre d’exemple, voici l’évolution du coût alimentaire d’un litre de lait de l’un d’entre eux, sur deux ans :

AVANT APRÈS

Page 8: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Coût des concentrés 0,25 F 0,124 FCoût des fourrages 0,22 F 0,102 FTotal 0,47 F 0,226 FEconomie par litre de lait 0,245 F (- 48%)

La production avec de l’herbe permet, donc de diminuer le coût de production de 48% ! (Pochon, 2003)19. De plus le temps de travail est lui aussi presque divisé par 30 à 50%. Cela offre donc rendement supérieur d’environ 70 à 100%. Dans certains cas, on estime qu’un agriculteur gagnerait 10 000 Euros de plus par an en nourrissant son troupeau de vache avec de l’herbe, plutôt qu’avec du soja et du mais20. Cette comparaison illustre à quel point la productivité de l’agriculture naturelle et extensive est la plus forte. C’est donc une véritable remise en cause du dogme industriel et techniciste.

Le mode de production industriel promu, notamment par la « révolution verte » se révèle aussi trop coûteux pour les paysans des PED. Un mode de production plus naturel, tel que l’utilisation de l’herbe et l’usage des technologies appropriées, comme la traction animale par exemple, semble plus soutenable. Pour la population paysanne, qui représente encore la majorité des actifs dans le monde, L’autre priorité consiste dans l’accès à la terre et donc au partage des terres. Or, la pression du capitalisme et de l’industrialisation pousse au contraire vers la concentration.

En Europe la progression de l’industrialisation dans les villes et le besoin de main d’œuvre ouvrière a conduit l’Etat à verser des subventions au départ pour les paysans. Ajouter à la mécanisation de la production agricole, cela a conduit à un fort exode rural. En France le secteur primaire représente une part très faible de la population active, par contre le nombre de chômeur, lui, augmente régulièrement depuis au moins un siècle. On peut donc constater que la prolétarisation, et la précarisation du monde rural ont été organisées au détriment de la classe paysanne, qui travaillaient de manière relativement autogestionnaire et qui représentait un pouvoir économique et politique fort en France, auparavant. Un document de prospective nommé World Urbanization Prospects publié par l’ONU en 2006, montre que la population rurale représentait encore plus de la moitié de l’humanité.

« L’agriculture, qui figure parmi les plus vieux métiers du monde, continue à être le premier employeur de la planète : 45% de la population active mondiale travaillaient encore dans l’agriculture. Selon la FAO, que l’on peut croire à ce sujet (plus que sur ses prospectives récentes concernant l’agriculture biologique) leur nombre est encore appelé à progresser dans les deux décennies qui viennent. Conservons toujours en mémoire que sur les 1350 millions d’agriculteurs de la planète, les 2/3 sont soit chinois, soit indiens » précise Landy (2006)21.

Dans les pays industrialisés, certaines communautés alternatives, tel « Lango Mai », font la promotion du retour à la terre, comme une solution simple, vers une plus grande autonomie professionnelle et économique, dans la ligne du socialisme autogestionnaire. Suivre cet exemple, dans certaines villes des PED, où il existe un haut niveau de chômage, offriraient aussi, aux plus pauvres et aux plus précaires des travailleurs, une plus une plus grande autonomie professionnelle et alimentaire et pour leur pays.

19 POCHON André, L’almanach des vingt ans de l’agriculture durable, Edité par la Mission Agrobiosciences, 2003. Edité par la Mission Agrobiosciences, 2003.20

JARDINONS LA PLANETE, 2009, Vivre d’herbe et d’eau fraîche: un exemple concret de décroissance, http://jardinons.wordpress.com/2008/11/23/decroissance-herbagere-en-pays-de-caux/21 LANDY F. 2006, Un milliard à nourrir : grain, territoire et politiques en Inde, Belin.

Page 9: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Mode d'échange (lien socio- économique)

Recherche de l'intérêt individuel par le profit économique ou symbolique (prestige)Echange monétaire internationalOuverture des marchés à la loi du plus fort

Don et contre don matériel, symbolique et socialTroc

Monétaire (globale) et monnaie locale (SEL)Economie de proximité (pour privilégier aussi la relation sociale)Protectionnisme

Méthode de culture

ProductivisteIntensiveChimique, génétique, enrichissant l'industrie agro-alimentaire

ExtensiveFondée sur l'harmonie avec les esprits des plantes, de la pluie…Cueillette, chasse (Nomadisme), culture sur brûlis

BiologiqueCulture de proximitéRotation des cultures

L’autolimitation individuelle est une condition de la démocratie et de la lutte contre la démesure. Concernant l’action démocratique, comme la consommation ou la production, il existe de nombreuses politiques relevant de la régulation hétéronome, c’est à dire extérieure aux individus. Or, une part de la régulation démocratique réside aussi dans le développement de l’autonomie des citoyens. Castoriadis, explique « le peuple peut faire n’importe quoi et doit savoir qu’il ne doit pas faire n’importe quoi. » (Castoriadis, 1996). C’est pourquoi, le peuple a la nécessité de l’autolimitation au plan démocratique, comme au plan de la consommation.

Il a la nécessité de poser des limites à ses actes, de lutter contre “l’hubris”, c'est-à-dire la démesure liée à la perte de limite, le chaos. «Le projet d’autonomie est littéralement aussi un projet d’autolimitation » nous dit Cornélius Castoriadis, (1996, IV : 137)22. Selon lui, il s’agit donc de se donner à soi-même ses propres lois et limites. Il ne faut pas attendre cela de l’Etat, de la police. Qui posera des limites à la liberté humaine, qui empêchera les humains de faire des délits, d’attenter à autrui ? Rien ni personne d’autre que leur propre conscience, leur propre éthique, leur propre réflexion. Car, aucune institution ne suffira jamais à garantir les principes d’autonomie et d’autolimitation. Ces principes doivent être intériorisés par les êtres humains estime Castoriadis, leur éducation doit leur transmettre des valeurs fortes, un souci de la chose publique, un intérêt pour la conscience et la responsabilité. « S’il n’y a aucune garantie absolue pour une société autonome, la garantie « la moins contingente de toutes se trouve dans la ‘’paideia’’23 des citoyens, dans la formation (toujours sociale) d’individus qui ont intériorisé à la fois la nécessité de la loi et la possibilité de la mettre en question, l’interrogation, la réflexivité et la capacité de délibérer, la liberté » (David, 2000 : 56)24.

C’est pourquoi, les meilleures lois, règlements et procédures promulgués par les organisations internationales, les Etats, les entreprises et même les associations ne suffiront pas à faire respecter la démocratie en leur sein et ni à l’extérieur. Car un comportement démocratique ne relève pas seulement d’un savoir-faire. En effet, le dialogue démocratique suppose aussi le dialogue et l’écoute sincère entre les personnes, une certaine éthique de la discussion, une volonté de dialogue de chaque individu, une ouverture à l’autre dans le respect de ses limites, de ses différences... En un mot, un savoir être ne se limitant pas à un savoir-faire. Il y a peu d’espoir de “faire de la politique autrement” sans cette prise en mains du premier niveau politique: la conduite de chacun par lui-même. N’oublions pas ce vieil adage, “la fin ne peut justifier les moyens”. Pour cette raison, l’autre pan de l’action politique relève de l'action de soi sur soi.

L’individuation, condition d’accès à l’autonomie de son mode vie et de consommationPour parvenir à s’émanciper du comportement des autres, il faut parvenir à un minimum

d’autonomie. La fin d’une psychanalyse -si tant est qu’elle est vraiment une fin, puisque l’individu évolue sans cesse- c’est l'autonomie du sujet qui permet à une personne, de faire la distinction entre ses 22 CASTORIADIS Cornélius, Les Carrefours du Labyrinthe, vol I à V, Seuil, 1996.23 ‘’Paideia’’ est le concept antique grec concernant le processus de construction du caractère des citoyens.24 DAVID Gérard, Cornelius Castoriadis, le projet d’autonomie, éd. Michalon, 2000

Page 10: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

fantasmes et la réalité sociale. La capacité de devenir autonome « nécessite un gros capital narcissique libre, une capacité à assumer l'authenticité » de ce que l’on ressent, à ne pas fuir ce que l’on est véritablement. C’est pouvoir disposer d’une psyché qui permette de se hisser sur un pied d'égalité vis-à-vis de ses parents, de l'autorité et qui s'affirme comme légitime pour participer à l'élaboration de la loi collective en politique et au niveau personnel en psychothérapie. C’est cela au fond, l’autonomie psychique (Barbery, 2009)25.

La psychanalyse vise à aider l’individu à devenir autonome : capable d’activité réfléchie et de délibération. De ce point de vue, elle appartient pleinement à l’immense courant social-historique qui se manifeste dans les combats pour l’autonomie, au projet émancipatoire auquel appartiennent aussi la démocratie et la philosophie » (Castoriadis, 2001)26.

Chez Castoriadis, « l’autonomie serait à concevoir comme un processus, puisque c’est par le biais de l’activité elle-même, et non d’un savoir préalable, qu’elle se développe. La tâche du militant serait ainsi de ‘’relayer’’ les tendances à l’autonomie qui se manifestent dans les luttes sociales. (…) « L’histoire ne se résume pas à des raisons, ni la société au symbolique, comme le suppose le structuralisme, car l’imaginaire, cette faculté de poser une relation à ce qui n’est pas, est ‘’seul à même de faire être ce qui n’a jamais été‘’. C’est dans cette créativité inhérente aux sociétés humaines que se trouve le germe de l’autonomie, car la société est autocréation » (Buissonette, 2008)27.

Circularité du collectif et de l’individu, du social et du psychologique dans le processus de changement

Quels sont les leviers d’un changement possible ? « Pourquoi, la situation contemporaine est-elle tellement incertaine ? ». Dans ses recherches, comme philosophe et comme psychanalyste, Castoriadis a abordé les niveaux individuels et sociaux du changement social. Selon lui, les institutions aussi bien que les psychés s'auto-élaborent dans le temps. De même que la socialisation individuelle, le psychisme individuel est le résultat d’interaction avec les autres, le développement d’une civilisation est le fruit des rencontres, de conflits avec les autres civilisations.

On observe donc, une circularité entre la dimension psychique et les contraintes, la pression sociale, c'est à dire de la pression éducative, professionnelle, sociale qui oriente un dirigeant dans ses décisions. Lorsqu'un être humain normal, moyen, se situe dans une situation sociale qui ne limite plus son besoin d'omnipotence (l'enfant roi), son besoin de pouvoir (Adler, 1918) ou son besoin de consommer.C’est donc par un changement intérieur personnel (psychologique, pratique, voir spirituel…), par le renoncement à son besoin consommer, de paraître, pour se consacrer à un véritable service des autres, que la société peut évoluer plus rapidement. En effet, lorsqu’une grande masse d’individus opère un changement de conscience, alors les règles sociétales, les lois internationales, les pouvoirs mondiaux se transforment vers plus d’équité. Ces changements de conscience et ces nouvelles règles sociétales empêchent alors certains individus placés au sommet des organisations (économique, politique, sociale, religieuse…) de se laisser dériver vers leurs faiblesses (tel le besoin de possession sans limite), qui les conduisent à reproduire les pratiques productivistes. C’est donc la transformation intérieure des individus qui agit sur la régulation globale de la société qui, elle-même, façonne de nouveaux individus via les diverses formes de l’éducation des masses (école, médias, discours politiques…). Car une éducation des masses, façonnée par des élites ou des peuples empreints du besoin de consommer, ne fait que se reproduire elle-même, créant une société de la marchandisation.

DIMENSION SANITAIRE, PSYCHOLOGIQUE, ET SPIRITUELLE

Culture Moderne Culture traditionnelle Culture postmoderne

25 BARBERY Stéphane, Introduction a la métapsychologie de Castoriadis, 2009, http://www.barbery.net/psy/fiches/cc.htm.

26 CASTORIADIS Cornelius, Psychanalyse et politique, Passant n°34, avril 2001 - mai 2001.27 BISSONNETTE Jean-François, Philippe Caumières, Castoriadis. Le projet d’autonomie, Notes de Lecture, Le monde Commun, 2008.

Page 11: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

(du capitalisme occidental techno-industriel) (des peuples premiers) (de la décroissance

autogestionnaire)

Approche du corps et de la santé

Approche mécanique et matérialiste du corps appuyée sur une médecine fondée sur la chimie

La santé dépend de l'harmonie entre l'être humain, la nature et les esprits

La santé physique est en relation avec la santé psychique

Mode de raisonnement

IntellectualisteRéductionnisme scientisteCe qui n'est pas scientifiquement vérifié n'existe pas

Bon sens pratiqueIntuition chamanique Approche symbolique, spirituelle et mythologie de la réalité

Recherche de l'harmonie entre l'intuition et l'intellectApproche symboliqueet mythologique du mondeExpérimentation personnelle

Psychologie Approche égotique

Culte de l'EgoBesoin de puissance et de reconnaissanceOubli de soi dans l'activisme

Sagesse et principes fondés sur l'autorité des anciens et de la tradition spirituelle

Recherche de la connaissance de soi, pour se détacher de ses dépendances (développement personnel)Se changer soi pour changer le monde

La « personnalité culturelle » narcissique et prédatrice dans la culture capitalisteLe système capitaliste exerce un impact sur notre psychisme explique Christopher Lasch (2000) 28,

dans son livre, « la culture du narcissisme ». Dans la mesure où le capitalisme libéral valorise la réussite individuelle, le mérite, la compétition entre les individus, cela renforce le culte de l'Ego, la recherche de pouvoir, le besoin de reconnaissance, l’oubli de soi dans l'hyperactivité… De même que le fait de consommer plus qu’autrui, ou de pouvoir acheter des biens et des services très onéreux, afin d’afficher de manière ostentatoire sa réussite sociale, par exemple par l’achat d’une voiture haut de gamme, ou d’une magnifique maison.

Pour reprendre le terme de « personnalité culturelle » de l’anthropologue Abraham Kardiner (1969)29., le capitalisme forgerait ainsi une personnalité narcissique, individualiste et prédatrice. Cette orientation tend ainsi à s’opposer à la recherche d’une maturité intérieure fondée sur la connaissance de soi, le détachement vis-à-vis de ses dépendances (possession, orgueil, besoin de pouvoir, reconnaissance sociale…). Il s’agit du processus d’individuation, dans les termes du psychanalyste Carl G. Jung (1995 : 280)30, le contemporain de Freud. A la différence de l’individualisation qui tend vers l’égoïsme, le narcissisme et la solitude, l’individuation contribue à nous différencier, à développer notre spécificité, non pas pour se hisser au dessus de la masse, mais pour apporter à la collectivité une couleur différente, des qualités personnelles. Il s’agit des bienfaits de la coopération sociale par la diversité, qui se rapproche de l’utilité de la « biodiversité », au plan biologique. Ainsi, le changement de soi, la transformation individuelle contribue à changer le monde, à la fois par l’action concrète et aussi par la force de la diffusion de l’exemple.

Pourquoi un tel besoin d’être aimé et reconnu ? Si Christopher Lasch (2000) nous montre notamment une des causes relevant de l’analyse sociologique, l’autre aspect répond à des critères plus psychologiques. L’apport principal de Freud et de la psychanalyse a été de montrer qu’il existait un inconscient et un subconscient qui dirigeaient nos comportements à notre insu, de manière plus ou moins forte, selon les moments, les situations et les personnes. Pour certains courants de la psychologie, le besoin d’être aimé et reconnu réside principalement dans un manque d’amour et d’estime de soi, qui peut venir de l’enfance et qui est entretenu à l’âge adulte. Les deux peurs les plus fondamentales sont la peur de manquer d’amour et du manque de puissance, qui si elles sont poussées à leur extrême conduisent à l’angoisse de la mort en situation de total abandon ou

28 LASCH Christopher, La culture du narcissisme, Climats, 2000 (première édition : 1979). 29 KARDINER Abraham, 1969, L’individu dans sa société, Gallimard.30 JUNG Carl G., Les Racines de la Conscience, Buchet Chastel, 1995.

Page 12: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

d’insécurité absolue. C’est pourquoi, en dernière analyse, la peur fondamentale qui régit toutes les autres est la peur de la mort, du vide absolu.

C’est donc, moins grâce au la fuite de la réalité par des actions relevant de la chirurgie esthétique, moins l’illusoire compensation offerte grâce à l’accès à des situations sociales valorisantes, que par un retour sur soi, que les êtres humains peuvent se libérer de la tyrannie de la quête de reconnaissance et d’amour, de la peur du vide et de la mort. Une psychothérapie, ou simplement une autoanalyse consiste à prendre conscience de ses peurs, à être à l’écoute de ses manques, puis à les accepter, et chercher à y répondre en les reconnaissant d’abord, puis en cherchant à s’en détacher, ou à y répondre par des actions concrètes. Le dépassement de ses peurs inconscientes consiste donc une étape fondamentale, vers le mieux être, l’accès au bonheur de vivre et finalement à l’autonomie véritable de l’être humain, fondement d’une société émancipée.

Du fétichisme de la consommation de masse, à l’aliénation des travailleursMarx affirmait que « La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du

procès de production sociale qu'en épuisant simultanément les deux sources d'où jaillit toute richesse: la terre et le travailleur » (Marx, 1963)31. Dans son livre le Capital, l’analyse de Marx précise ce processus illusoire relevant du besoin de consommer et commercer. Il explique que lorsque nous achetons une marchandise, nous oublions que ce n’est qu’un objet matériel et nous en faisons une idole, un fétiche, nous sommes victimes du mécanisme de « fétichisation de la marchandise » (Marx, 1948 I,1,4 : 57)32. « Pour trouver une analogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la région nuageuse du monde religieux » souligne Marx (1948 : 1, 1 : 83)33. Il est d’ailleurs assez révélateur de voir que ces dernières années, la marchandisation de la société ne cesse de s’accroître. Ce que l’on qualifiait de légumes, d’animaux ou d’activités de loisirs sont devenues des « produits », or ce terme n’était autrefois attribué qu’aux seuls produits fabriqués à partir de la chimie.

Marx pousse ensuite plus loin son analyse avec le concept de réification, qui concerne la substitution des rapports entre les choses, aux rapports entre les hommes. C’est la transformation symbolique, du produit du travail et de la force de travail en marchandise qui le rend possible. C'est-à-dire que les relations sociales et humaines entre les hommes ne sont plus perçues, que comme des relations marchandes. Dans « Misère de la philosophie », Marx pousse, dans sa logique extrême, la logique de certains économistes pour qui seul compte le temps de travail, « le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps » (Marx Karl, 1862: 47)34.

L’aliénation est à l’origine est un terme juridique, mais il est aussi un concept transversal puisqu’il s’inscrit à la fois en philosophie, économie et psychologie. Il est issu de Hegel et repris par Marx, qui le décrit comme l’état dans lequel l’être humain est détourné de sa conscience véritable, par les conditions économiques dans lesquelles il vit. Le prolétaire voit son travail lui devenir étranger, aliéné, son travail perd de sa vitalité, car il est incorporé dans les machines et dans l’argent. La répétition infinie et abrutissante d’une même tache aliène les travailleurs. Pour Marx, « l’aliénation de l’ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une existence extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome vis-à-vis de lui, que la vie qu’il a prêtée à l’objet s’oppose à lui, hostile et étrangère (…) ». En quoi consiste l’aliénation du travail? « D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. (…) Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail, l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre » (Marx, 1962)35.

31 MARX, 1963, Le capital, Livre I, (fin du 13e chapitre), Oeuvres/Economie, I, Gallimard.32 MARX Karl, Le capital. Critique de l'économie politique, Livre I, section 1, chapitre 4, Paris: Éditions sociales, 1948 (1867).33 MARX Karl, Le capital. Critique de l'économie politique, Livre I, section 1, chapitre 1, Paris: Éditions sociales, 1948 (1867).34 MARX Karl, 1962 (1847), Misère de la philosophie, Paris, Editions sociales.35 MARX Karl, Manuscrit de 1844, Economie politique et philosophie, Paris, Editions Sociales, 1962.

Page 13: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Lorsqu’un individu est aliéné, il n’a même pas conscience d’être exploité, pas conscience d’être dominé, ni même d’appartenir à une classe sociale particulière avec qui il pourrait défendre ses intérêts (la classe en soi). Cependant, l’aliénation peut prendre différentes formes, religieuse avec Ludwig Feuerbach (1804-1872), familiale, sexuelle ou socio-économique chez Marx. La phrase célèbre de ce dernier « la religion est l’opium du peuple » illustre bien, comment les pouvoirs religieux sont parvenus à dominer et aliéner leurs adeptes et les travailleurs de leurs obédiences, pour leur faire accepter leur domination politique et économique et celle des capitalistes et auparavant des monarques. Cependant, il faut distinguer, le pouvoir religieux, de la vie spirituelle, qui sont de nature bien différente.

Paul Ariès nous rappelle que si le capitalisme est puissant, depuis si longtemps, c’est qu’il trouve sa force, en s’appuyant sur les désirs des individus et en particulier sur le consommer et commercer. Il estime que pour attirer la population vers la décroissance, il faut parvenir à présenter la décroissance, à la population sous un visage qui soit plus attirant.

Cela suppose par exemple de mettre en avant la sobriété heureuse et la simplicité volontaire, comme garant d’un bonheur de vivre plus indépendant des contraintes matérielles et de la consommation. Il s’agit de devancer la récession, la décroissance involontaire et subie liées des ressources limitées par une décroissance volontaire et heureuse. A cela s’ajoute aussi la possibilité d’une solidarité avec les PED, en leur permettant de continuer à croître au moins jusqu’à une empreinte écologique soutenable.

Page 14: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Culture Moderne(du capitalisme occidental techno-industriel)

Culture traditionnelle (des peuples premiers)

Culture postmoderne(de la décroissance autogestionnaire)

Forme de travail

Travailler plus, plus vite, plus efficacement, recherche de la productivité maximum, pour gagner plus.

Travailler au rythme des saisons, de la lumière du jour, et cesser quand les besoins essentiels sont satisfaits

Partage le travail, pour que tous y ait droitTravailler moins pour accroître son temps pour soi et autrui

Forme de la valeuret mode de calcul de la richesse

Valeur marchande PIB qui croit même avec les destructions (accidents, réparation…)

Valeur d'usageet valeur symbolique (prestige, pouvoir magique…)

Equilibrer valeur d’usage et valeur marchandeIDH (indice de développement humain)

Approche de la technique

Pouvoir de la technique (technicien et technocrate) supérieure au pouvoir du peupleUtopie prométhéenne de la technique comme solution à tous les problèmes, y compris la fin des ressources non renouvelables (pétrole, uranium, métaux…)

Technique artisanale

Technologie appropriée et maîtrisée (fondée sur l'identité culturelle et l'autonomie).Renoncement à la solution du tout technologiqueOu, principe de précaution fondé sur une décroissance en attendant les alternatives technologiques

"Métiers" typiques

IndustrielTechnicienScientifique

ChasseursCueilleursCultivateursChamanes

Professions "alternatives"Professions sociales et écologistesMétiers de la culture Enseignement

Le respect de la nature suppose une expérience vécueLa démocratie écologique reste à inventer collectivement. Les problématiques qu’elle soulève

requièrent, des citoyens, la capacité à l’insérer dans chacun de leurs gestes, de leurs pensées et leurs objets matériels, afin de reconsidérer la place qu’ils occupent dans la nature et les conséquences écologiques et sociales que cela implique.

Il s’agit du « développement d’une ‘’culture de la nature’’ soucieuse d’un ‘’habité’’ harmonieux et attentive aux espaces occupés par les autres habitants » (Flipo, 2009). En effet, Arne Naess explique que la préservation de la nature suppose une expérience vécue de la nature, comme source de plaisir, de bien être, de santé mentale et physique. Sans cela, il est difficile de réussir à se motiver pour la défendre. Si, notre « ’’soi’’ est élargi et approfondi, alors la protection de la nature nous permet de nous sentir libre et est alors perçu comme la protection de nous-mêmes... De même que nous n’avons pas à nous faire la morale pour respirer... si votre ’’moi’’ au sens large englobe un autre être, vous n'avez besoin d'aucune exhortation morale à le protéger ... », ni d’une pression extérieure, telle que la loi pour protéger la nature et les animaux qui y vivent (Naess, 2008)36.

L’intellectualisme, le scientisme et le matérialisme nous coupent d’une relation harmonieuse avec les êtres de la nature. Le raisonnement purement intellectualiste, vis-à-vis de l’écologie et plus largement du monde, consistant à penser qu’il n’y a que ce qui est scientifiquement vérifié qui existe, conduite à un réductionnisme scientiste. Il tend à se couper de l’approche plus sensitive et vécue, plus symbolique et mythologie de la réalité, à exclure une relation équilibrée entre l'intellect et l'intuition. Or, une large part de la compréhension de la vie passe par l’expérimentation personnelle, le ressenti, avant

36 NAESS Arne, 2008, Ecologie, communauté et style de vie, Editions MF, trad. Charles Ruelle.

Page 15: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

de passer par le crible de la « raison raisonnante ». L’approche exclusivement mécanique et matérialiste du corps, appuyée sur une médecine fondée sur la chimie, omet aussi de prendre en compte que la santé dépend de l'harmonie, entre l'être humain, les autres, et la nature. Elle tend à nier le fait que la santé physique est en relation avec la santé psychique.

La raison, la capacité de discrimination s’avère fondamentale, pour dépasser les obscurantismes religieux et politiques traditionnels notamment. Cependant, l’intellectualisme, les excès d’une approche trop exclusivement scientifique, techniciste renforce une vision matérialiste du monde, c'est-à-dire athéiste. Elle conduit à une recherche du pouvoir de l’homme sur la nature, elle place l’homme au-dessus de la nature dont il est de plus en plus coupé depuis la renaissance, l’époque des lumières de la raison. Le sens du sacré ayant disparu, il réapparaît par le retour du refoulé (Freud) sous la forme du fétichisme de la marchandise et même des idoles, comme les stars médiatiques.

L’humanité occidentale raille pourtant les croyances des peuples premiers et leur relation chamanique et spirituelle avec la nature (minérale, végétale, et animale). Elle ne parvient pas à se détacher des dérives du fétichisme et de l’idolâtrie que subissent aussi les peuples pratiquants le chamanisme.

Cependant, ces derniers, du fait de leur relation intime avec ce qu’il nomme les esprits de la nature, se sentent unis aux animaux et aux plantes. La nature chez les Kogis est alors considérée comme leur mère symbolique, car source de sa vie et de vitalité (Julien, 2008). La préservation des plantes, des animaux qui les entourent va alors de soi, elle est naturelle et la destruction se limite au besoin de consommation. Le fait de tué d’un animal et parfois de plantes est généralement accompagné de rites visant à se faire pardonner par l’être qui va mourir pour que l’être humain qui commet cet acte puisse vivre.

Chez les décroissants, la relation au sacré peut être vécue sur un mode athéiste ou spiritualiste. La recherche du sacré consiste alors à faire corps avec l’humanité unie et avec la nature afin de conserver sa beauté et sa diversité. Une nature saine et vivante exerce alors une action bienfaitrice sur la santé physique et mentale et finalement préserve le lieu de vie des générations futures. C’est d’une certaine façon l’approche de la plupart des écologies environnementalistes.

Lovelock un chimiste britannique a formulé l’hypothèse Gaïa, dans les années 70. Elle relève en partie de cette vision, du moins dans sa première lecture. Elle consiste à penser que la terre est un système vivant autorégulé, comme tout organisme biologique et tout écosystème (Lovelock : 1979)37. Au siècle des Lumières, "le système de la Terre" du docteur James Hutton illustre bien cette vision organique, cyclique et stable, de la "machine du monde". James Lovelock, possède aussi une formation médicale (Lovelock, 1992)38, comme le géologue Hutton, il réactive ainsi cette tradition en parlant de "géophysiologie" (Grinevald)39. Par contre Lovelock ne suit pas la seconde interprétation de l’hypothèse Gaïa qui va plus loin et qui prend aussi des formes variées. La terre est alors considérée comme un véritable être vivant, doté d’une conscience propre et non un simple écosystème biologique vivant. Certains des membres de l’écologie profonde et de l’écologie spirituelle adhèrent à cette idée. Cela rejoint en partie l’approche philosophique de Teilhard de Chardin (1955) 40 qui considérait que la « noosphère » représente l’ensemble des pensées, des idées, les connaissances, l’imaginaire. En d'autres termes le psychisme où la conscience des humains, tisse progressivement une forme d’intelligence, de « conscience collective » de l’humanité. Cette hypothèse peut être envisagée d’un point de vue matérialiste, c'est-à-dire que l’intelligence collective de l’humanité devient un patrimoine commun, un agir commun, au bénéfice de la terre ou au contraire oeuvrant inconsciemment à sa destruction.

Cette hypothèse peut être envisagée d’un point de vue matérialiste, c'est-à-dire que l’intelligence collective de l’humanité devient un patrimoine commun, un agir commun. Elle peut aussi s’envisager d’un point de vue métaphysique, qui dépasse cette fois la vision de Teilhard de Chardin. C'est-à-dire

37 LOVELOCK James, « La Terre est un être vivant L’hypothèse Gaïa » (Gaïa, a new look at life on earth)Préface de l’édition française, Edition Flammarion, 1993, (1979).38 LOVELOCK James, La science pratique de la médecine planétaire (paru en français sous le titre Gaïa, comment soigner une Terre malade ?, Ed. Robert Laffont, 1992.39 GRINEVALD Jacques, "Le système de la Terre de James Hutton à James Lovelock", La Quinzaine Littéraire, août 1991,583, no spécial "La nature" pp. 25-26.40 TEILHARD DE CHARDIN Pierre, Le phénomène humain. Paris : Seuil, 1955.

Page 16: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

que l’humanité devient en quelque sorte le cerveau de la Gaia la terre. Or la prolifération mentale et les pratiques matérialistes et productivistes de l’humanité déséquilibrent l’écosystème planétaire, la conscience de Gaia. Dans cette perspective, l’humanité est une opportunité d’évolution pour Gaïa, lui ouvrant l’accès à la conscience de soi, à la connaissance d’elle-même. Mais elle est en même temps un danger. Celui de proliférer tel un cancer et de détruire l’harmonie des humains avec le règne animal, végétal et minéral.

Culture Moderne(du capitalisme occidental techno-industriel)

Culture traditionnelle (des peuples premiers)

Culture postmoderne(de la décroissance autogestionnaire)

Relationhomme-nature

Recherche du pouvoir de l’homme sur la nature

Homme au dessus de la nature et coupé d’elle depuis la renaissance (les lumières)

L’être humain doit chercher l’harmonie avec la Nature considérée comme mère de l’humanité, source de sa vie et de sa vitalité (Kogis)

Recherche du respect de l'environnement pour conserver sa beauté et notre santé ("écologie classique")OuDe l'hypothèse Gaia (Lovelock), ou la terre est un organisme autorégulé à l’écosophie (Gaia est un être vivant) et la « noosphère : la conscience collective » formée par l’humanité (Teillard De Chardin) est l’intellect de la terre.

Approche de la nature (minérale, végétale, animal)

Approche matérialiste, atomisante et utilitariste Recherche de l'harmonie

Recherche du contact de la nature comme source de bien être, de santé et de la préservation des générations futures

Approchede la santé

Approche économique, matérialiste (biologique), du corps, des maladies physiques et psychiques, d’où l'usage d'une médecine chimique (allopathique) enrichissant l'industrie pharmaceutique

Maladie considérée comme le résultat d'un déséquilibre matériel, psychique et spirituel (esprits ou dieux)Guérison par les plantes et le chamanisme

Maladie considérée, comme un déséquilibre biologique et psychiqueMédecine alternative, naturelle, traditionnelle (phytothérapie, homéopathie, acupuncture…)

SpiritualitéSens du sacréFétichisme

Athéisme Ou religion monothéiste et pyramidaleFétichisme de la marchandise et même des idoles (stars médiatiques)

Relation chamanique, et animiste avec la nature (minérale, végétale, et animale) les esprits qui les dirigentIdolâtrie et fétichisme des lieux et objets

Sacralisation athéiste, approche poétique de l'humanité et de la natureOu syncrétisme spirituel (recomposition de différentes spiritualités)

DémographieDiminuer la population par les seules mesures contraceptives.

Naissances nombreuses dans un but de sécurisation des parents quand ils deviendront âgés et de lutte contre la forte mortalité.

Diminuer la population, grâce à la redistribution des richesses, à l’éducation, qui conduisent à l’émancipation des femmes.

Page 17: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

Stratégie Malthusienne néolibérale contre politiques sociales en matière de démographieEn 2009, il y a 1, 2 milliards de personnes qui souffrent de malnutrition dans le monde et 6 millions de morts dus à la malnutrition dans le monde chaque année (Encyclo-Ecolo, 2009)41, soit près d’un dixième de la population française, ou l’équivalent des juifs morts dans les camps nazis en 1939-45, tous les ans... Dans la mesure, ou l’humanité disposent encore de suffisamment de nourriture disponible sur la terre, ces décès peuvent être considérés comme un choix politique de les laisser mourir. En effet, en 2008, les gouvernements des pays les plus industrialisés ont mis en place des plans de sauvetage des banques et des sociétés d’assurance qui représentent ensemble plus de 20 fois la somme de 80 milliards de dollars nécessaires selon l’ONU pour satisfaire les besoins essentiels de la population mondiale. (Toussaint. 2009)42.

Plus, la population mondiale, va continuer à croître, plus il y a un risque que cette situation s’aggrave. En 1994, on estimait « qu’au rythme actuel rythme de 1,6% par an, une grandeur double en 44 ans. S’il devait se maintenir, les 5,63 milliards d’hommes deviendraient 11,3 milliards en 2038, 22,5 milliards en 2082, etc43.. En 2009, les démographes estimaient, qu’en 2050, la population mondiale devrait atteindre les 9 milliards d’individus (AFP, 2009)44. L’O.N.U. prévoit que la population mondiale serait « seulement » de 8,3 milliards en 2025. Une stabilisation aux alentours de 11 à 12 milliards à la fin du XXIe siècle est son hypothèse » centrale (Population et société, 1994)45.

Or, on observe différentes attitudes face à la croissance de la population mondiale. Certains experts estiment qu’à 9 milliards, voir jusqu’à 11 milliards, la terre pourrait nourrir toute l’humanité. D’autres estiment au contraire qu’il serait préférable de revenir à un nombre très restreint et ce d’autant plus que les ressources non renouvelables tendent à disparaître.

Il existe finalement deux grandes stratégies, pour réduire la natalité mondiale : Les stratégies mathusiennes néolibérales visant à agir contre le développement de la natalité à travers divers procédés (contraception, planning familliale…). Les plus extrêmes préconisent même des solutions qui se rapproche des thèses eugénistes, tel que l’absence de soins de santé pour les plus pauvres. Dans les PED par exemple, l’absence de prise en charge des traitements du SIDA aboutit à cette situation. Or, ce laisser faire, réside finalement dans le choix politique des nations les plus riches, consistant à ne pas organiser un financement mondial de la santé.

A l’inverse, les politiques sociales qui visent redistribution des revenus, afin de favoriser l’éducation, l’émancipation des femmes, la lutte contre la discrimination à l’égard des femmes et leur autonomie personnelle, professionnelle et leur retraite. En effet, les démographes tel Emmanuel Todd, observent que plus les femmes sont instruites, moins elles mettent au monde un nombre important d’enfants. Cela s’explique notamment par une meilleure connaissance des systèmes de contraception la capacité à les intégrer et une plus grande autonomie de la femme, vis à vis de son époux et de la tradition. Mais, réunir ces conditions cela suppose aussi: des emplois et des revenus suffisants, des terres accessibles pour leur permettre de vivre de leurs revenus. Ces ressources permettant aux parents d’envoyer les enfants à l’école, afin de s’instruire afin de s’émanciper. De même la création d’un système de retraite par répartition limite la natalité. Sinon les parents font beaucoup d’enfants, afin qu’ils y en survivent suffisamment pour les aider durant leurs vieux jours.

Les besoins essentiels, le développement autonome et l’identité culturelle sont les trois principes d’un projet décroissant autogestionnaire. De plus, ils sont interdépendants et synergiques. Rappelons au préalable, que d’une part, le développement économique et social est souvent une nécessité vitale, pour les populations n’ayant pas atteint le niveau de l’empreinte écologique moyenne et soutenable pour l’humanité. D’autre part le développement n’est pas qu’économique, mais il peut aussi être social ou culturel.

41 ENCYCLO-ECOLO, 2009, Population mondiale, http://www.encyclo-ecolo.com/Population_mondiale42 TOUSSAINT Eric, 2009, Pistes alternatives pour financer un développement humain durable et socialement juste,http://www.cadtm.org/IMG/pdf/Pistes_alternatives_EricT_CTB_CF_2008-2.pdf43 POPULATION ET SOCIETE, oct 1994, Bulletin Mensuel d'Information de l'Institut National d'Études Démographiques, INED, n° 294.44 AFP, Des experts appellent à freiner la croissance de la population mondiale, 21/09/2009.45 POPULATION ET SOCIETE, oct 1994.

Page 18: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

La stratégie des besoins essentielles est un des fondements de la décroissance, dans la mesure ou cette dernière cherche à créer une société ou les besoins essentiels seront satisfaits, mais que les individus sauraient autolimiter leurs besoins (Castoriadis 1996, IV : 137), afin de développer une « sobriété heureuse » (Rabbi) dans à un monde ou les ressources matérielles sont limitées.

Roy Preiswerk fait remarquer Un projet fondé sur la « self reliance » signifie en quelque sorte un développement plus endogène, autocentré ou encore autonome. Il renforce l'identité culturelle en centrant les efforts de développement sur les ressources (au travers la participation des populations notamment) et les connaissances propres du pays.

La réappropriation, par une population, de son identité culturelle favorise la self reliance, car elle permet de trouver confiance dans son propre potentiel. Chaque peuple, en développant ses qualités spécifiques, peut faire émerger ou retrouver dans sa culture, son identité, son "génie" propre (par exemple les plantes médicinales en Amérique du Sud) (Preiswerk, 1980 : 132)46. La technologie appropriée (par exemple l’utilisation de la traction animale pour labourer son champ, plutôt qu’un tracteur à la fois cher et qui ne peut être réparer par manque de pièce disponible sur place et des connaissances nécessaires) est un moyen de découvrir des techniques spécifiques ou d'adapter des technologies extérieures aux besoins du pays.

Besoins essentiels, self reliance, et identité culturelle sont les fondements d’un développement autonome

Les trois concepts de besoins essentiels, self reliance et d'identité culturelle, sont interdépendants et synergiques, dans le domaine du développement observe Roy Preiswerk47.

Un développement basé sur la « self reliance » signifie en quelque sorte un développement plus endogène ou autocentré. Il renforce l'identité culturelle en centrant les efforts de développement sur les ressources (au travers la participation des populations notamment) et les connaissances propres du pays. En prenant appui sur la base et non pas sur les élites (souvent formées à l'étranger dans les PED), le développement peut prendre en compte les attentes des populations et ainsi répondre à leurs besoins essentiels.

La réappropriation par une population de son identité culturelle favorise la self reliance, car elle permet de trouver confiance dans son propre potentiel. Elle peut permettre aussi une meilleure réponse aux besoins des populations, car elle peut orienter l'attention du gouvernement sur les préoccupations essentielles des populations. Chaque peuple en développant ses qualités spécifiques, peut faire émerger ou retrouver dans sa culture, son identité, son "génie" propre. La technologie appropriée peut être un moyen de découvrir des techniques spécifiques, ou d'adapter des technologies extérieures aux besoins du pays. L’'identité culturelle est notamment renforcée grâce à l'amélioration de l'éducation, l'usage de la langue maternelle dans les manuels scolaires et par les enseignants, l'appui sur les compétences humaines locales...Enfin la reconnaissance des traditions favorise l'unité du pays et c'est bénéfique pour la cohésion sociale.

En répondant aux besoins essentiels des populations, en stimulant par exemple la production des cultures vivrières, en permettant l'éducation de base, en répondant aux besoins locaux avant de suivre la demande internationale, le pays devient ainsi plus autonome et peut assurer sa croissance à long terme. La satisfaction des besoins essentiels remet les attentes des hommes et leur droits au centre du développement. L'identité culturelle est ainsi favorisée, car cela prend en considération les besoins essentiels des populations qui ne sont pas seulement matériels.

Nous venons de décrire brièvement le cercle vertueux formé par ces trois piliers du développement local et national. Mais poussé à l'excès le mécanisme peut devenir une spirale destructrice ou self reliance devient autarcie sclérosante, l'identité culturelle un nationalisme au passéisme exacerbé et la satisfaction des besoins essentiels devient à nouveau un moyen de

46 PREISWERK Roy, in IUED: Il faut manger pour vivre...Controverses sur les besoins fondamentaux et le développement, P.U.F, 1980.47 PREISWERK Roy, in IUED: Il faut manger pour vivre...Controverses sur les besoins fondamentaux et le développement, PUF, 1980, p 132.

Page 19: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

conserver les privilèges des plus riches. La vigilance et le discernement restent néanmoins nécessaire, lorsque l'on s'appuie sur ces trois piliers du « développement ».

En réalité, ce modèle de développement dont s’inspire à présent la « décroissance sélective » dépend plus des obstacles à lever, pour le réaliser, que de solutions réellement nouvelles à découvrir. Roy Preiswerk précise que la définition de la stratégie dissociative (telle la self reliance) la plus appropriée à chaque cas particulier doit se faire selon les ressources disponibles, les conditions écologiques et la situation économique de la collectivité concernée. De plus ces suites d'hypothèses ne représentent qu'un archétype, puisque certains pays n'ayant pas suivis strictement ce modèle parviennent à ce développer correctement. « Les stratégies fondées sur la satisfaction des besoins essentiels existent en combinaison avec la self-reliance (Chine) aussi bien qu'indépendamment (Taiwan). Il y a des cas de dissociation sans satisfaction des besoins essentiels (Haïti) aussi bien que des cas d'association sans satisfaction des besoins essentiels (cas le plus fréquent)" (Preiswerk : 180 :153).48 En s'appuyant sur ce modèle de référence, chaque pays devrait trouver sa propre voie de développement, en choisissant de privilégier l'un des trois pôles, en fonction de sa situation propre.

La culture technologique du capitalisme industriel, pousse vers une utopie prométhéenne de la technique, comme solution à tous les problèmes. Elle prend une orientation relativement contraire à l’optique de la technologie appropriée, car dans sa vision du monde, tous doivent adopter les technologies de pointes de l’occident, représentant le fleuron du progrès pour l’humanité. Certains espèrent par exemple, que les ressources non renouvelables (pétrole, uranium, métaux…) pourront être recrées notamment grâce aux nanotechnologies, en reconfigurant les atomes un à un pour recréer par exemple les métaux qui auront été épuisés. Or, le pouvoir de la technique (du technicien et du technocrate) crée à la fois une dépendance de la population et un ascendant vis à vis du peuple, qui ne peut en maîtriser et en mesurer tous les impacts négatifs. D’ailleurs comme le souligne Jacques Ellul (1997)49 la technique domine elle-même ceux qui cherchent à l’utiliser comme solution unique pour résoudre les problèmes de l’humanité. L’approche techniciste tend à mettre en avant les valeurs utilitaristes d'efficacité et de progrès technique, au détriment des besoins de l'homme, de la culture et de sa relation à la nature. Bruno Latour souligne à ce propose que « les techniques appartiennent au règne des moyens et la morale au règne des fins, même si, comme Jacques Ellul en a témoigné il y a bien longtemps, certaines techniques finissent par envahir tout l'horizon des fins en se donnant à elles-mêmes leurs propres lois, en devenant "auto-nomes" et non plus seulement automatiques » (Latour, 2000 : 19)50.

En répondant aux besoins des populations, en stimulant par exemple la production des cultures vivrières, en permettant l'éducation de base, en répondant aux besoins locaux avant de suivre la demande internationale, le pays devient ainsi plus autonome et peut assurer sa croissance à long terme.

La participation communautaire est une des applications de ce modèle de "développement tripartite." Mais, pousser trop loin ces trois principes du développement poussent vers certains excès. Trop de « self reliance » conduit à l’autarcie sclérosante, l’exacerbation de l'identité culturelle pousse vers un nationalisme destructeur et la satisfaction des besoins essentiels devient à nouveau un moyen de conserver les privilèges des plus riches, avec un système à deux vitesses. La vigilance et le discernement restent donc nécessaires, lorsque l'on s'appuie sur ces trois piliers du développement.

Le capitalisme libéral mondialisé est fondé en particulier sur l’avantage comparatif et la division internationale du travail, en particulier l’échange de produits primaires en provenance des pays en voie de développement contre des produits manufacturés exportés par les pays développés (Ricardo) 51. Il s’appuie aussi sur la domination du centre sur la périphérie, l’inégalité des termes de l'échange (Emmanuel, 1969)52 renforcé par une ouverture « forcée » des marchés nationaux au nom du néolibéralisme, en particulier par l’OMC, appuyé par les institutions de Bretton-Woods. A l’inverse la

48 49 ELLUL Jacques (1997), 2004, Le système technicien, Ed. Le Cherche-Midi.50 LATOUR Bruno, « La fin des moyens », Réseaux. Communication – Technologie – Société, année 2000, volume 18, numéro 100, p. 39.51 RICARDO David, Principes de l’économie politique et de l’impôt, 181752 EMMANUEL Arrighi, L'échange inegal. Essai sur les antagonismes dans les rapports économiques internationaux (Maspero, 1969)

Page 20: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

décroissance autogestionnaire, cherche à développer l’autonomie locale et nationale, avant d’échanger et donc à exercer une « relocalisation sélective » de la production favorable à la fois à la baisse de la pollution liée aux transports, mais surtout une autonomie économique, alimentaire, technologique, conditions d’un développement souverain, donc autogéré.

La croissance infinie des transports permet de vivre dans un mouvement perpétuel favorable à l’oubli de soi et au capitalisme néolibéral

La décroissance des transports est une des clés du projet décroissant et écologiste. En particulier, parce que la pollution liée au transport est la première cause de réchauffement climatique. Comme l’a montré Ivan Illich au début des années 70, la voiture individuelle est le symbole de la civilisation occidentale. Ivan Illich calculé qu’un Américain moyen passait plus de mille six cents heures par an à sa voiture, que ce soit en roulant ou en travaillant pour la payer. Ce dernier permet d’éviter de passer sa vie à gagner de l’argent, pour s’acheter une voiture pour pouvoir aller travailler ! Une véritable histoire de shadoks … S’il exerce une activité professionnelle, l’Américain moyen dépensait ainsi 1600 heures chaque année pour parcourir 10000 kilomètres. Cela correspondait une vitesse moyenne d’environ 6 km/h, soit à peine plus que la vitesse moyenne d’un piéton (4 à 5 km/h) (Illich, 1973) 53. La voiture a donc un rapport coût/efficacité largement plus faible que le vélo, un des anciens symboles de la république démocratique de Chine.

Dans le modèle capitaliste et plus largement le productivisme, le transport s’inscrit lui aussi, dans un projet de croissance mondiale infinie. L’axiome premier de son développement est le besoin du marché et non par la rationalité écologique et sociale. L’organisation mondiale du commerce (OMC) a pour mandat prioritaire, la levée des obstacles au commerce et notamment des obstacles techniques. Les dirigeants de l’OMC cherchent donc à faire disparaître, les normes sociales et environnementales qui sont des obstacles au commerce.. De plus cette dernière s’inscrit dans le cadre de l’économie néolibérale, qui met en avant l’avantage comparatif (Ricardo) et la division internationale du travail. Elle se fait donc l’apôtre d’un accroissement des échanges commerciaux, des délocalisations au détriment de la relocalisation ou du droit à certain protectionnisme permettant un développement autonome. Ce dernier est d’ailleurs la condition préalable à l’ouverture économique, sinon l’économie nationale risque d’être dominée les entreprises transnationales étrangères.

A l’inverse dans les cultures traditionnelles, les moyens de se déplacer étaient plus lents, souvent pédestre, fondés sur la traction animale ou l’usage de la voile. Ils respectaient l'environnement et leur vitesse était plus humaine, plus proche du rythme des pas du marcheur, qui d’une certaine façon est l’étalon premier de l’individu décroissant. Ce dernier cherche donc une décroissance des transports afin de réduire l’empreinte écologique individuelle, nationale et mondiale, notamment par une relocalisation de la production. La décroissance des transports suppose aussi de savoir retrouver le goût des vacances de proximité, du plaisir de simple promenade dans les campagnes environnantes, plutôt que l’exotisme systématique du bout du monde.

Culture Moderne(du capitalisme occidental techno-industriel)

Culture traditionnelle (des peuples premiers)

Culture postmoderne(de la décroissance autogestionnaire)

Localisation de la production

SpécialisationDomination du centre sur la périphérieInégalité des termes de l'échangeOuverture des marchés

Production localeEchanges limités essentiellement aux nomades

Autonomie locale et nationale, avant d’échanger Relocalisation sélective de la production

La technologie appropriée est un moyen de conjuguer l’autonomie et l’identité culturelle. C’est aussi l’opportunité de découvrir des techniques spécifiques à une nation ou d'adapter des technologies extérieures aux besoins du pays. Il s’agit par exemple de l’utilisation de la traction animale pour labourer son

53 ILLICH I., Energie et équité, Le Seuil, 1973.

Page 21: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

champ, plutôt que de l’utilisation d’un tracteur à la fois cher et qui ne peut être réparé par manque de pièces disponibles sur place et des connaissances nécessaires. En 1979, après le sommet de Alma Ata, sur les soins de santé primaires Julia A. Walsh et Kenneth S. Warren proposèrent en 1979 différentes solutions simples et appropriées à la situation des PED. Ils proposèrent par exemple de renouer avec l'allaitement au sein pendant un temps suffisant et de développer le traitement de la diarrhée des enfants par l'utilisation de sels de réhydration orale (Walsh, 1979 :967-974)54. En 1982, dans le même optique, l’UNICEF l’UNCEF ajouta certaines mesures, tel que la surveillance de la croissance des nourrissons (taille et poids) car cela permet de déceler les premiers signes de malnutrition. Pour permettre cela, il faut disposer d’instrument de surveillance. Les outils de mesures qui peuvent être utilisés sont une échelle standard ou une "balance à ressort" (UNICEF, 1986 :74) 55. Ces instruments très simples sont des exemples de la technologie appropriée. Ils permettent notamment de libérer de la charge de travail pour des cliniques surchargées, lorsqu’elles manquent de financement public.

L'hygiène des aliments, pourra être assurer par un stockage correct (selon les traditions, dans une coupe de bois, de métal fermé) afin d'éviter les vecteurs d'infections (rats, parasites...). De même la conservation grâce à des technologies appropriées, tel la fumigation, le salage, la fermentation ou même le séchage et la désinfection par le soleil peuvent être utilisés (UNICEF, 1986 : 80).56

Dans de nombreuses régions d’Afrique, par exemple, les moyens de télécommunication sont encore à développer, tel les radios (émettrice et réceptrice) alimentées par des batteries ou par systèmes de pédalage. Ce dernier exemple est une application de la technologie appropriée, mais les coûts restent malgré tout relativement conséquents.

La technologie appropriée fut reconnue, principalement avec les médecines traditionnelles, « comme l'une des principales sources susceptibles de mener à la santé pour tous en l'an 2000 » (OMS, 1979)57. L'utilisation de l'expression générique "technologie appropriée" fut officialisée en 1976 par le BIT. L'objectif était que les techniques mises en oeuvre dans les projets de développement soient viables à long terme du point de vue culturel, social, économique et environnemental (BIT, 1976). 58 Cette expression désigne communément désormais un très large éventail de techniques utilisées selon les critères suivants:

- Etre localement adapté à l'environnement social, culturel et naturel.- Utiliser rationnellement les ressources locales, matérielles aussi bien que culturelle (connaissance et

savoir faire traditionnel).- Etre renouvelable et participer à un développement soutenable (les décroissants diraient plutôt la

croissance sélective).- Disposer d'un bon rapport qualité prix: présenter "un faible coût d'investissement par poste de travail

par unité produite" 59.- Faire appel à la créativité, "au génie" spécifique, de la population.- Améliorer les techniques d'équipement anciennes et intégrer les modernes (éventuellement des

technologies de pointe telles les piles photovoltaïques), afin de ne pas en faire une "technologie du pauvre". - Etre mesurable et scientifiquement acceptable.

On peut distinguer trois périodes dans le développement des technologies appropriées. L'étude de l'OCDE (1983 : 26) 60 à montré que la "phase embryonnaire" du développement de la technologie appropriée, (1945 à1957) correspond à la période qui s'étend de la création du système onusien au lancement par l'OMS de son programme de recherche sur les médecines traditionnelles. Ce programme fut conçu par Jean Paul Lebeuf à la suite du "projet d'éducation de base de l'UNESCO en Haïti, mise au point par Alfred Métraux" (Brelet, 1995 : 197) 61.

54 J. A. WALSH, K. S. WARREN, " Selective primary health care: An interim strategy for disease control in developing countries. New England Journal of Medicine, 301, 1979, p 967-974.

55 UNICEF, Aga Khan Foundation & O.M.S.: Primary Health Care Technologies at the family and Community Levels, Report of a work shop sponsored by , 1986, p74.

56 UNICEF&OMS, Primary Health Care Technologies, 1986,.57 O.M.S., AFR/TRDM/ Brazzaville, 1979, p28.58 BIT - Conférence mondiale tripartite sur l'emploi, la répartition du revenu, le progrès social et la division internationale du travail. L'emploi, la

croissance et les besoins essentiels, BIT, Genève, 1976.59 BRELET Claudine, Op. Cit., p191,1995.60 OCDE La technologie appropriée dans le monde - Une étude quantitative, JEQUIER N. & BLANC G., Paris, 1983, p26.61 BRELET Claudine, Anthropologie de l'ONU, l'Harmattan, Paris, 1995, p197.

Page 22: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

La "phase de cristallisation" (1957-1966) coïncide avec, d'une part, le travail de fond effectué par l'OMS pour harmoniser les médecines traditionnelles avec les données modernes de la science. D'autre part la décolonisation, qui entraînait de la part des jeunes Etats un profond désir de revaloriser leur tradition, incita ces pays à regrouper leurs efforts à ceux de l'ONU pour trouver une "alternative." Au cours de la 3e phase, celle du décollage (1966 à 1975), « le nombre de nouvelles organisations de technologie appropriée est trois fois plus élevés que dans les neufs années précédentes » (OCDE, 1983 : 26)62.

La technologie appropriée est ainsi un instrument au service de la self reliance et de l'indépendance culturelle. Il permet aux populations de reprendre confiance dans leur propre potentiel. C'est la revanche des valeurs du travail manuel sur celles de la pensée abstraite, de celles de l'artisanat sur celles de l'ingénieur, donc sur les valeurs promues par la civilisation occidentale. C'est aussi une tentative pour limiter l'hégémonie occidentale, qui est présente aussi sur le plan technologique, notamment au plan médical. Or les choix technologiques ont des conséquences qui ne sont pas neutres au plan économique, politique et social et ils traduisent bien souvent des intérêts. Le colonialisme d'autrefois est aujourd’hui remplacé par une forme le néo-colonialisme des transnationales de la santé. Celles-ci font fréquemment pression sur les gouvernements, allant souvent jusqu'à les corrompre.

Mais la technologie appropriée est parfois rejetée, car elle est perçue comme une technologie au rabais et dévalorisante. Ainsi René Dumont avait été accusé à l'époque, de proposer un modèle de développement archaïque aux populations du Sud, qui ne conduirait qu'à entériner le clivage avec le Nord. Il est vrai que la technologie ne peut répondre à tous les besoins d'un pays. A ce sujet, Christian Joly s'interroge: "la médecine n'est-elle pas justement un domaine où le développement endogène n'est pas complètement possible? Peut-on, en effet comparer la maîtrise de la technique de construction d'un marigot ou d'un four à bois avec la maîtrise des connaissances nécessaires au traitement efficace de telle ou telle maladie?" 63. La mise en place de la solution de réhydration orale est d'ailleurs considérée par certains, comme dévalorisante et inappropriée. En effet un membre du personnel de santé qui a reçu une formation sanctionnée par un diplôme d'infirmier, doit aux yeux de l'administration, réaliser des perfusions plutôt que de distribuer une simple solution, observe Didier Fassin (1992 : 282).64

L’approche fondée sur les besoins essentiels et les technologies appropriées (autonomie et identité culturelle) ne doivent pas aboutir à un système à deux vitesses.

On le voit, si le développement de la technologie appropriée, suscite, encore actuellement, de grand espoir, elle montre aussi ses limites, notamment dans le domaine de la santé et de la médecine traditionnelle, qui en est une des manifestations. Le risque de tous les dispositifs qui cherchent à répondre au besoin des populations à court terme et de manière réaliste, consiste à dériver dans un système social à deux vitesses. C'est-à-dire un système ou les plus riches bénéficient par exemple de la médecine de pointe, tandis que les autres se contentent de survivre avec une médecine au rabais. Mais pour éviter que ne s'instaure un système de santé à deux vitesses, c'est finalement une révolution complète de la société qui devra être entreprise, grâce à la somme des petites réformes ou par une transformation radicale, visant la redistribution des richesses, mais dans le cadre de ressources non renouvelables limitées.

En revanche, si la stratégie des besoins essentiels engendre réellement une redistribution des richesses dans l'ensemble de la société, cela peut remettre en cause le processus de détermination des besoins. Bernard Rosier souligne fort justement que ce processus "repose sur l'inégalité sociale dans les sociétés capitalistes (...). Les produits n'y sont pas mis au point et diffusés pour répondre aux besoins fondamentaux de la majorité mais pour satisfaire le besoin de démonstration de la minorité" (Rosier, 1984)65. Dans le système capitaliste néolibéral les plus riches parviennent à satisfaire leurs besoins secondaires, ce qui nuit à la satisfaction des besoins prioritaires des plus pauvres.

La stratégie des besoins essentiels suppose donc un changement des valeurs et des lois sur lesquelles de notre économie marchande capitaliste. La stratégie des besoins essentiels peut remettre en cause certains principes de ce système en introduisant certaines limites et certaines règles pour protéger les plus faibles. A l'inverse elle peut verrouiller le système capitaliste en institutionnalisant la scission de la 62 OCDE, Op. Cit., 1983, p28. 63 JOLY Christian, in Santé, médicaments et développement, Les soins primaires à l'épreuve des faits, Fondation liberté sans frontière, 1987,

p247.64 FASSIN Didier, Pouvoir et maladie en Afrique, Les champs de la santé, P.U.F, 1992, p282.65 ROSIER Bernard, MALEK A., Clés pour une stratégie nouvelle du développement, Ed Ouvrières, Unesco, 1984.

Page 23: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

société et le système d'exploitation, selon que son application s'avère partielle ou globale. C'est-à-dire que la décroissance sélective peut être socialiste et redistributive ou bien une décroissance capitaliste néolibérale ou seul les plus pauvres décroissent pour que les plus riches puissent continuer leur croissance plus longtemps. Effectivement quand les classes les plus riches consentent à redistribuer une infime part de leurs ressources c'est généralement pour éviter que les plus pauvres n'en viennent à se révolter.

Chombart de Lauwe montre bien comment l'analyse marxiste des besoins dans le contexte de la société de consommation est aujourd'hui d'une particulière actualité: "ce que Marx appelle bestialisation, est la réduction des besoins de l'ouvrier à la conservation de la vie physique. Les discussions sur le minimum vital au milieu du développement anarchique des besoins dans la soi-disant "société de consommation" donnent une singulière actualité à ces remarques (Chombart, 1969)."66

La stratégie des besoins essentiels peut néanmoins poser les bases d'une nouvelle philosophie politique. Elle peut permettre aux hommes de changer leurs valeurs, en préférant les valeurs de l'être aux valeurs marchandes. Éric From écrit dans son livre "To have or to be" que "l'homme nouveau privilégiera l'être à l'avoir". Du choix que l'humanité fera entre ces deux modes d'existence dépend sa survie même estime Eric Fromm. Car notre monde est de plus en plus dominé par la passion de l'avoir, concentré sur l'acquisivité, la puissance matérielle, l'agressivité, alors que seul le sauverait le mode de l'être, fondé sur l'amour, le plaisir de partager des activités significatives et fécondes (Fromm, 1978 : 170)67.

Gandhi, tout en étant hindouiste, s'inspire de l'héritage chrétien et veut donner plus d'éthique aux politiques de développement. Il souligne la nécessité de s'appuyer sur des valeurs comme le détachement, vis à vis des besoins non essentiels, en adoptant une vie basée sur la simplicité ou encore en revalorisant les activités pratiques (la technologie appropriée). En ce sens la stratégie des besoins essentiels, se rapproche de la philosophie de Gandhi, car il considère que lorsque les besoins essentiels sont satisfaits, l'homme ne doit pas chercher à les accroître, mais à développer les besoins essentiels intérieurs, sociaux et spirituels. En effet les hommes qui souffrent de pauvreté, ont tout intérêt à faire de cette situation difficile, une vertu. Ils en souffriront d'autant moins et gagneront peut être en qualité d'âme. Mais ils ont en même temps à à se battre pour obtenir plus de justice sociale et de redistribution des richesses. Il faut donc éviter le développement d'une religion, "opium du peuple" tel que le déclarait Marx, qui entérinent un système social à deux vitesses. Mais à l'inverse certains principes sociaux, philosophiques ou spirituels peuvent contribuer à changer notre vision du monde et à placer l'équité et l'éthique parmi les valeurs essentielles de notre société.

La stratégie des besoins essentiels, qui est un des principes de la décroissance, permettra probablement d'instaurer un système qui soit juste, si elle permet une meilleure redistribution des ressources et des droits. Cependant, les limites d'une politique de développement basée sur les besoins essentiels, sont nombreuses. La définition même de cette notion pose des problèmes: comment définir avec précision ce qui doit être considéré comme essentiel et non essentiel? Toute définition trop catégorique risque de sombrer dans le piège de la subjectivité de sa propre culture et de ses valeurs personnelles.

De plus il s’agit d’éviter les deux excès qui sont une société de type ultra-libérale où les besoins des plus pauvres ne sont pas pris en compte (société à deux vitesses). Ou à l'inverse une société de type socialiste soviétique ou quasiment toute la population reçoit une rémunération égale, quels que soient ses besoins, ce qui peut aboutir aboutit démotiver les initiatives plus individuelles. Il s'agirait donc de fonctionner sur la base d'un système "pyramidale," d'accès à l'ensemble des besoins, mais avec une "pyramide" la plus aplatie possible, c'est-à-dire à X fois le revenu minimum de façon à ce que la strate inférieure soit relativement peu éloignée de la strate supérieure.

A travers certains membres des minorités alternatives (politiques, associatives…), on observe donc le passage de la modernité du capitalisme techno-industrielle, à la postmodernité de la décroissance autogestionnaire. Ce qui suppose:

- Le passage de la recherche du pouvoir, de la prédation de l’homme sur ses semblables et sur la nature (dont il est coupé), vers le développement de l’harmonie entre l’être humain, la Nature et la Terre considérée comme une « mère symbolique ». Ce qui implique alors naturellement de respecter la 66 CHOMBART DE LAUWE P.H.., La culture et le pouvoir, Denoël, 1969, p 119. 67 FROMM Erich, Avoir Ou Être ? Ed. Robert Laffont, 1978.

Page 24: LA DECROISSANCE€¦  · Web viewUN PASSAGE VERS UN NOUVEAU PARADIGME CULTUREL. Thierry.brugvin@free.fr. Sociologue. François Houtard, dans une allocution à l’assemblée générale

nature, afin de préserver sa propre santé et de partager des richesses économiques et naturelles, lorsqu’elles sont limitées.

- Une vie centrée sur la vitesse et du productivisme matériel, qui se transforme dans une quête de la sobriété heureuse, respectueuse des biens non renouvelables, à travers la simplicité volontaire, afin de développer aussi les qualités intérieures de l’être humain, - Une approche fondée sur une vision réductionniste, c’est à dire intellectualiste, matérialiste et atomisante de la société et du monde qui se réoriente vers approche symbolique et unifiée du monde, alliant l’intellect et l’intuition.