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1 Transmission et stabilisation des chants rituels Pierre Déléage 1 Laboratoire d’anthropologie sociale Résumé Cet article développe une approche épidémiologique du discours rituel en prenant appui sur la comparaison de trois genres de chants rituels amazoniens (Wayana, Sharanahua, Ingarikó). À l’encontre de perspectives essentialistes ou classificatoires, nous n’essayons ni de définir des propriétés inhérentes à ces chants, ni d’établir des types idéaux de leurs contextes rituels (initiation, chamanisme, prophétisme). Nous partons au contraire de l’idée que les traditions rituelles sont composées d’éléments hétérogènes dont les degrés de stabilité sont variables et sur lesquels agissent des facteurs de natures diverses : ces facteurs permettent d’expliquer, au moins partiellement, pourquoi certains chants rituels se sont propagés et stabilisés sous leur forme actuelle plutôt que sous une autre, dans le contexte d’une transmission orale de la tradition. Nous proposons d'abord une délimitation de notre objet, le chant rituel, en le différenciant d'autres formes de discours traditionnels, en particulier du mythe. Nous identifions ensuite les différentes procédures (transferts d’ordre, degrés de formalisation discursive, intersémioticité et inscription) qui peuvent être utilisées afin de rendre plus stable le contenu des chants rituels. Puis, en partant de l'idée que la diffusion de ces chants est indissociable de leur enchâssement dans une institution, nous décrivons comment les règles de distribution des chants, ainsi que les processus d’attribution d’autorité qui légitiment leur transmission, exercent une influence fondamentale sur la stabilité et la propagation de ces phénomènes culturels. Nous montrons finalement comment la prise en compte de l’ensemble de ces facteurs permet de renouveler la compréhension des innovations rituelles. 1 L’auteur tient à remercier François Berthomé, Julien Bonhomme, Éliane Camargo, Nicolas Claidière, Grégory Delaplace, Emmanuel de Vienne, Carlos Fausto, Andrea-Luz Guttiérez-Choquevilca et Carlo Severi pour leurs commentaires sur diverses versions de cet article.

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Pierre Déléage, laboratoire d’anthropologie sociale. "Transmission et Stabilisation des Chants Rituels"

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    Transmission et stabilisation des chants rituels

    Pierre Dlage1 Laboratoire danthropologie sociale

    Rsum

    Cet article dveloppe une approche pidmiologique du discours rituel en prenant appui sur la comparaison de trois genres de chants rituels amazoniens (Wayana, Sharanahua, Ingarik). lencontre de perspectives essentialistes ou classificatoires, nous nessayons ni de dfinir des proprits inhrentes ces chants, ni dtablir des types idaux de leurs contextes rituels (initiation, chamanisme, prophtisme). Nous partons au contraire de lide que les traditions rituelles sont composes dlments htrognes dont les degrs de stabilit sont variables et sur lesquels agissent des facteurs de natures diverses : ces facteurs permettent dexpliquer, au moins partiellement, pourquoi certains chants rituels se sont propags et stabiliss sous leur forme actuelle plutt que sous une autre, dans le contexte dune transmission orale de la tradition. Nous proposons d'abord une dlimitation de notre objet, le chant rituel, en le diffrenciant d'autres formes de discours traditionnels, en particulier du mythe. Nous identifions ensuite les diffrentes procdures (transferts dordre, degrs de formalisation discursive, intersmioticit et inscription) qui peuvent tre utilises afin de rendre plus stable le contenu des chants rituels. Puis, en partant de l'ide que la diffusion de ces chants est indissociable de leur enchssement dans une institution, nous dcrivons comment les rgles de distribution des chants, ainsi que les processus dattribution dautorit qui lgitiment leur transmission, exercent une influence fondamentale sur la stabilit et la propagation de ces phnomnes culturels. Nous montrons finalement comment la prise en compte de lensemble de ces facteurs permet de renouveler la comprhension des innovations rituelles.

    1 Lauteur tient remercier Franois Berthom, Julien Bonhomme, liane Camargo, Nicolas Claidire, Grgory Delaplace, Emmanuel de Vienne, Carlos Fausto, Andrea-Luz Guttirez-Choquevilca et Carlo Severi pour leurs commentaires sur diverses versions de cet article.

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    Octobre 1964, village de Tlwe, fleuve Haut Maroni, Guyane franaise. Palanaiwa, un des chefs du peuple wayana, dcide dorganiser un grand rituel dinitiation, un marak. Opoja, un des chefs du village voisin, Tpti, accepte linvitation ; les deux communauts saccordent pour unir leurs efforts et mener bien cette crmonie dont le droulement stendra sur quatre mois. Quelques jeunes garons ainsi que deux jeunes filles ont atteint lge de subir linitiation laquelle tous doivent se soumettre chez les Wayana. Dornavant ils vont devoir respecter une multitude dinterdits : leur rgime sera modifi par la prohibition dune longue srie daliments, ils devront sabstenir de toute relation sexuelle, ils ne pourront ni sapprocher du feu, ni jeter de cailloux dans leau. intervalles rguliers, des danses sont organises auxquelles les novices doivent parfois prendre part. loccasion de chaque danse, les habitants des deux villages se runissent, vtus de leur plus beaux ornements. Ils consomment de grande quantit de bire de manioc quils partent vomir de temps autre. Tous les participants dj initis dansent jusqu puisement et improvisent des chants, nomms kanawa et maipuli, qui dcrivent les vertus et les effets de la bire de manioc. Pendant ce temps, un spcialiste rituel rput, Kuliamann, rcite le long chant kalawu qui comprend, entre autres, une description trs prcise des squences de la crmonie initiatique. Suite une priode de rclusion lcart du village, les nophytes, surchargs de parures exceptionnelles, connaissent le point culminant de leur initiation. Aprs les avoir fouetts, on les oblige danser continuellement, malgr leur fatigue extrme. On leur rase les cheveux et, enfin, on leur applique sur le corps de larges nattes zoomorphes couvertes de fourmis ou de gupes venimeuses. La plupart svanouissent ; le lendemain matin, ils sont devenus des initis (Hurault 1968 : 87-106). Mai 2002, village de Gasta Bala, fleuve Purus, Prou. Une jeune fille sharanahua, Padisha, souffre soudainement dun accs de fivre. Cest la seconde fois depuis une semaine : elle se sait malade mais ne sait pas vraiment de quoi. Elle a dj modifi drastiquement son rgime alimentaire et a demand quelques mdicaments au poste de sant du village, mais la fivre na pas disparu. Sa sur lui propose daller voir le chamane Picha, elle accepte. Cest ce dernier qui se dplace : aprs une trs brve discussion, il est dcid quun rituel thrapeutique aurait lieu le lendemain. La nuit venue, la malade est invite sallonger dans un des hamacs de la maison du chamane. Picha lui fait face, assis sur son propre hamac. Il allume sa pipe, se lve puis souffle, par brusques -coups, de la fume de tabac sur la plupart des articulations de la jeune femme. Il se rassoit, ferme les yeux et entame la rcitation de plusieurs chants coshoiti qui durera plusieurs heures, entrecoupe intervalles plus ou moins rguliers de nouvelles fumigations. Ces chants, qui dcrivent lorigine des agents pathognes responsables de la maladie de la jeune fille, sont indispensables la crmonie ; une gurison serait impensable en leur absence. Lorsque la patiente sendort, on la ramne chez elle. Le rituel est termin (Dlage 2009a). Fvrier 1993, village de Serra do Sol, fleuve Igarap, Brsil. Un spcialiste rituel ingarik prside, au cours de laprs-midi, une crmonie nomme aleluia. Ses fidles sont tous runis dans lglise du village ; assis sur de longs bancs, ils coutent la prdication du pasteur qui leur parle avec loquence de la future arrive du Messie et de la transformation de tous les membres de lglise en Blancs. la suite de ce discours, tous les participants se mettent danser les uns ct des autres, dabord en demi-cercles puis en colonnes. Leurs gestes sont lents et rptitifs, ils semblent mcaniquement lunisson ; cependant, petit petit, presque imperceptiblement, leur allure sintensifie et les gestes se font plus saccads. Pendant ces danses, tous les fidles rptent inlassablement les chants aleluia, des appels

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    strotyps destins au Messie quils ont hrits dun prophte de la fin du 19e sicle et quils connaissent parfaitement. Une fois puiss, ils sagenouillent pour une ultime prire et partagent ensemble un repas (Azevedo de Abreu 2004 : 75-85).

    Dans chacun de ces rituels amazoniens, trs diffrents les uns des autres, les chants jouent un rle central. La crmonie wayana permet aux participants dimproviser des chants kanawa et maipuli tandis quun spcialiste dclame le long chant kalawu ; la thrapie chamanique sharanahua met en scne la rcitation des chants coshoiti ; et lassemble messianique des Ingarik ne cesse de rpter, tout en dansant, des chants nomms aleluia. Quest-ce qui, dans ces discours rituels, a fait lobjet dune transmission ? Comment sest droul leur apprentissage ? Pourquoi ces chanteurs ont-ils jug souhaitable dapprendre puis de transmettre ces discours ? En somme, comment ces chants rituels et les procdures de leur transmission se sont-ils stabiliss au sein de ces socits de tradition orale ? La formulation de ces questions s'inscrit dans le cadre d'une approche pidmiologique de la culture (Sperber 1996, Sperber et Hirschfled 2004). Si toutes les socits sont le thtre de processus constants de transmission d'informations et de pratiques, la plupart dentre elles ne se propagent pas au-del des circonstances locales en rapport avec lesquelles elles sont produites. Certaines toutefois, que l'on qualifie souvent de traditionnelles , se transmettent plus et mieux que d'autres, soit qu'elles se stabilisent sous une forme assez similaire au long des gnrations successives, soit qu'elles envahissent une grande partie, voire la totalit d'une socit. Ces informations et ces pratiques ne deviennent ainsi traditionnelles que dans la mesure o elles ont mieux rsist que les autres la distorsion au cours dune multitude de processus dacquisition, de mmorisation, dinfrence et de communication. C'est dire que dans une socit donne, il existe beaucoup moins de choses traditionnelles que de choses conues et communiques. Ce processus de slection et de stabilisation repose sur des facteurs multiples : pour tre mieux transmise que dautres, pour pouvoir mieux rsister aux invitables transformations qui surviennent au cours de toute transmission, une information doit pouvoir tre, dans un environnement donn, plus intressante, plus aisment communicable et plus facilement mmorisable. Si lpidmiologie de la culture propose d'tudier lensemble des raisons, psychologiques et environnementales, de la stabilisation des phnomnes culturels, nous souhaitons, dans cet article, tudier diffrents facteurs de stabilisation propres un lment culturel bien dlimit : les chants rituels amazoniens. Il est d'ors et dj clair que nous ne prendrons pas pour objet les facteurs cognitifs et cologiques les plus gnraux (en rapport avec le mode de subsistance ou la dmographie de ces socits) : nous ntudierons que des facteurs qui s'appliquent de manire assez spcifique aux chants rituels. Ces facteurs sont eux-mmes des lments culturels susceptibles d'tre expliqus par d'autres facteurs psychologiques et environnementaux ; nous ne ferons qu'voquer ces aspects. L'ide directrice de cette recherche est ainsi d'identifier et d'valuer quelques facteurs de stabilisation des chants rituels dans le contexte dune transmission orale de la tradition. Cest pourquoi les exemples de rituels qui nous serviront de fils directeurs ont t choisis au sein de traditions amazoniennes. Nous proposerons d'abord une dlimitation de notre objet, le chant rituel, en le contrastant avec d'autres formes de discours traditionnels, en particulier le mythe. Nous identifierons ensuite les diffrentes procdures (transferts dordre, degrs de formalisation discursive, intersmioticit et inscription) qui peuvent tre utilises afin de rendre plus stable le contenu de ces chants. Puis, en partant de l'ide que la transmission de ces chants est indissociable de leur enchssement dans une institution, nous montrerons comment une srie de rgles institutionnelles exerce une influence fondamentale sur la stabilit et la propagation de ces phnomnes culturels : nous prendrons plus particulirement en compte les rgles de

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    distribution des chants et les processus dattribution dautorit qui lgitiment leur transmission. Une dernire section montrera comment cette approche pidmiologique permet de renouveler la comprhension des innovations rituelles.

    Carte

    Les formes de mmorisation des discours traditionnels

    Les mythes

    Les mythes amazoniens contemporains sont le plus souvent de courts rcits expliquant lorigine des humains et de leurs coutumes ou racontant des anecdotes faisant intervenir des animaux et des humains. La transmission de ces narrations seffectue dans un cadre trs proche de la communication ordinaire. Typiquement, cest un narrateur dun ge avanc qui entreprend de raconter un ou plusieurs mythes un auditoire plus jeune lorsque la nuit est venue. Cest au cours de ces occasions que la transmission saccomplit : les mythes ne font pas lobjet dun apprentissage spcial et ils requirent une mmorisation de leur contenu narratif et non de leur forme verbale exacte. La mmorisation d'un rcit mythique doit donc tre pense comme une reconstruction dont la stabilit est contrainte, pour lessentiel, par des interactions entre des facteurs psychologiques universels et les divers aspects de lenvironnement naturel et culturel. Ces facteurs s'appliquent tous les lments culturels et en particulier tous les discours traditionnels, ils ne sont en rien spcifiques aux rcits mythiques. Voici, par lexemple, lintroduction dun mythe sharanahua : On dit qu'il y a trs longtemps vivait une femme. Elle tait enceinte et, depuis prs de

    deux ans, ne pouvait accoucher. Dans son ventre, le bb parlait dj. Je vais aller rendre visite mes frres , se dit-elle un jour et elle s'en fut. Le long du chemin,

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    chaque fois quil voyait de jolies fleurs, le bb disait : Mre, cueille-moi cette fleur . Elle cueillait ainsi toutes sortes de fleurs. Dans une jolie fleur, il y avait un nid de gupe. Mre, cueille-moi cette jolie fleur , demanda le bb. Elle la cueillit et soudain une gupe la piqua puis senfuit. Quand vas-tu enfin sortir de mon ventre ? Si tu sortais, je ferai tout ce que tu me demanderais , s'cria-t-elle en colre et elle se frappa le ventre. Le bb pleura et remua, mais la femme continua son chemin. Elle parvint un carrefour : dun ct, le chemin menait au Peuple Jaguar, de lautre, au village de ses frres. Fils, quel chemin mne au village de tes oncles ? , demanda-t-elle. Mais le bb, vex des coups quil avait reu, ne rpondit pas. La femme prit alors le chemin du village du Peuple Jaguar [...].

    La plupart des rcits mythiques amazoniens reposent sur quelques actions ou interactions contre-intuitives formant les points saillants de squences dinteractions par ailleurs extrmement ordinaires. Dans un cadre ontologique o tous les personnages sont considrs comme parlant, se dplaant et se sociabilisant comme des humains, certains, qui portent souvent le nom dun animal bien connu, agissent de manire contre-intuitive, soit quils volent, rugissent ou vivent sous leau la manire de leur animal ponyme, soit quils se transforment ou effectuent toutes sortes dactions magiques. Dans notre exemple, on a d'une part une violation massive de l'intuition, un bb parlant depuis le ventre de sa mre, et d'autre part une srie d'interactions standard entre une mre et son enfant. Plus loin, les jaguars agiront en tous points comme des humains et ce malgr leur nom, quelques-unes de leurs caractristiques physiques (leurs crocs par exemple) et la nature de leur comportement (ils avaleront la mre). Ce principe de contre-intuitivit minimale associe une intuitivit maximale par dfaut, rend ces rcits plus mmorables que dautres et les stabilisent dans la mesure o lenvironnement reste peu prs constant (Boyer 2001). On sait depuis longtemps que les mythes se transforment : chaque nouvelle narration apparat comme une variation, ce qui est imputer la fois aux limites intrinsque de la mmoire humaine et au fait que les mythes ne font l'objet que d'une mmorisation schmatique (Bartlett 1932). Ils se transforment galement par l'intgration de nouveaux lments apparus rcemment dans l'environnement : par exemple les Blancs, le mtal, le moteur hors-bord ou lcriture. De nombreux travaux ont montr que ces innovations thmatiques s'inscrivaient toujours dans des schmas narratifs robustes, se substituant des lments quivalents ou occupant des positions prdtermines (Albert et Ramos 2002, Fausto 2002). Dans un cas comme dans l'autre, la stabilit long terme des contenus narratifs, au moins un niveau schmatique, a t bien reconnue2. Les chants rituels

    Les discours traditionnels que nous allons tudier diffrent des mythes en fonction d'au moins deux critres. D'abord, ils mettent en jeu des modes de mmorisation qui ne se limitent pas leur schma narratif. Ensuite, leur nonciation s'inscrit obligatoirement dans une institution rituelle et non dans le cadre d'une communication ordinaire. Le premier critre dcoule idalement du second : c'est dans la mesure o l'une des rgles constitutives de l'institution rituelle stipule que le discours doit tre rpt d'une manire bien spcifique, que

    2 On sait aussi que certaines trs courtes cellules narratives peuvent apparatre extraordinairement stables travers le temps et lespace ; on constatera par exemple une identit parfaite entre lextrait sharanahua cit, un rcit des Quichua de lOrient quatorien (Orr et Hudelson 1971) et leurs quivalents tupi-guarani publis en 1575 par Andr Thevet, en 1914 par Curt Nimuendaj, en 1959 par Len Cadogan ou en 1972 par Pierre Grenand.

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    le processus de mmorisation des chants rituels diffre de celui des mythes, des rcits de vision ou des exgses crmonielles. Les discours rituels qui nous intressent ont en commun d'tre fortement formaliss. Maurice Bloch (1974 : 60) a dress une liste des caractristiques typiques de ce genre de rgularits formelles : une sonorit fixe, un choix dintonations drastiquement limit, lexclusion de nombreuses formes syntaxiques, un vocabulaire restreint, une squentialit rigide et des rgles stylistiques appliques tous les niveaux du discours. Ces discours formaliss peuvent tre par ailleurs situs le long d'un continuum menant de ceux dont le contenu narratif est improvis chaque occurrence ceux dont le contenu doit rester le plus stable possible. Dans le premier cas, ce qui reste stable entre deux occurrences, ce qui fait donc lobjet dune transmission, c'est la technique de formalisation du discours, tandis que dans le second, cest l'intgralit du discours qui doit tre rpte mot mot, autant que faire se peut3. Pour utiliser de manire vocatrice le vocabulaire, hlas inadquat, de la psychologie, on pourrait dire que le premier genre discursif ne sollicite qu'une forme de mmoire procdurale tandis que le second tente de s'inscrire dans la mmoire verbale, mobilisant les ressources la fois de la mmoire schmatique et de la mmoire procdurale4. Ainsi, parfois, ce qui est transmis nest gure quune technique de formalisation de nimporte quel discours associe une ou plusieurs thmatiques privilgies par le contexte. Dans ce cas, chaque nouvelle occurrence du discours rituel est pense comme originale, propre au talent de son nonciateur. Les chants kanawa et maipuli des Wayana sont de bons exemples de chants partiellement improviss qui nappartiennent un genre rituel que dans la mesure o ils se coulent dans une forme fixe prdfinie. Ils sont entonns lorsque les membres de deux villages diffrents se rencontrent : ceux du village hte chantent les maipuli, ceux du village invit les kanawa. Les deux genres de chants ne diffrent que par leur mlodie, leur prosodie, leur nom et la nature de leur nonciateur (hte ou invit). Leur contenu variable est, chaque nouvelle occurrence, rinvent et il consiste en de lgres variations sur les dlices de la consommation de bire de manioc.

    Voici, par exemple, un chant maipuli (Camargo et Kulijaman, paratre) : Kalimak, hemele kalimak Enivre-moi, enfin, enivre-moi Iwl nipokma, teipelepk nipokma Iwl la brle, ainsi elle la brle Teipele, teipele Cest ainsi, cest ainsi Kalimak, kalimak Enivre-moi, enivre-moi Iwlpk nipokma Iwl la brle Teipelepk nipokma Ainsi elle a brl la boisson Teipelepk nipokma Ainsi elle a brl la boisson Hemal, hemal, hemal Maintenant, maintenant, maintenant Epole kalimaklepk nai hemal Maintenant, enivre-moi, boisson au devant Awolemla ka man Mais seras-tu assez fort ? Kalimaklepk nai Fais-le, enivre-moi Hemele kalimak Enfin enivre-moi Iwlpk jalime Cest Iwl qui enivre Iwlpk napul Iwl la gche Teipele mapul Ainsi tu las gche Hemele kalimak Enfin enivre-moi

    3 Cette distinction est labore en dtail par Fausto, Franchetto et Montagnani 2011. 4 La mmoire procdurale permet lacquisition dautomatismes qui deviennent graduellement inconscients ; la mmoire schmatique permet de reconstruire des successions dpisodes narratifs, le rappel de lun dclenchant le souvenir de celui qui vient sa suite ; la mmoire verbale encode la surface sonore dun discours.

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    Le chanteur, Tpti, commente la qualit de la bire de manioc qui a t prpare par Iwl : il estime que la boisson aurait pu tre meilleure puisque Iwl la brle . La scne dcrite dpend donc entirement des circonstances pendant lesquelles le chant a t improvis. Toutefois, limprovisation de Tpti nest pas libre : elle est contrainte par un rythme, une mlodie, une intonation, un nombre de syllabes par ligne et un certain nombre de formules strotypes qui tous sont propres au genre maipuli. Ce qui est transmis dans les chants maipuli, ce nest donc pas un contenu prcis, mais une forme mlodique et potique associe une thmatique simple. Ils ne sont quun commentaire des festivits rituelles assujetti une forme musicale.

    La seule transmission dune technique de formalisation du discours associe un contenu thmatique strotyp se retrouve dans de nombreuses crmonies amazoniennes, les dialogues crmoniels en tant un autre exemple bien connu. Ces techniques discursives sont utilises au cours de diverses circonstances, par exemple pour une demande en mariage, une invitation crmonielle ou encore une tentative de conciliation de deux parties. Chez les Waiwai, les deux participants se font face, assis : lun deux prononce son discours et chacun de ses noncs est ponctu par un simple oui de la part du rpondant (la crmonie est dailleurs nomme oho kar, dire oui ). Le tour de parole est chang aprs une quinzaine de minutes, le dialogue entier pouvant durer plusieurs heures. Les spcialistes de cette technique oratoire doivent apprendre dclamer clairement et rapidement, selon un rythme prcisment pr-tabli, et doivent faire usage dun vocabulaire particulier, distinct de celui de la vie quotidienne, ainsi que de quelques formules strotypes (Fock 1963, Urban 1986). Il sagit donc, nouveau, dun discours rituel dont le contenu est improvis, ntant gure que la mise en forme dun savoir ordinaire, plus ou moins circonstanciel ; seule sa rhtorique doit faire lobjet dun apprentissage. Il existe toutefois de nombreux discours rituels qui doivent tre, autant que faire se peut, rpts tels quels, encods, si l'on veut, dans la mmoire verbale. Dans un article clbre, Jack Goody (1977) tablit un contraste entre deux types dapprentissage du discours : la reconstruction gnrative , typique des socits de tradition orale, et la mmorisation mot mot , propre aux socits de tradition crite. Il est assez clair que dans le cadre d'une socit amazonienne o la transmission des discours traditionnels s'effectue essentiellement de manire orale, toute mmorisation est peu ou prou reconstructive. Mais nous souhaitons nous carter de ce genre de grand dualisme typologique (dont l'utilit heuristique est indniable) et nous concentrer sur les variations internes la mmoire reconstructive : il apparat alors que certains genres de discours tendent plus que d'autres solliciter une mmorisation proprement verbale, o ce qui doit tre stabilis est non seulement le contenu d'un rcit mais aussi sa surface mot mot. Les Sharanahua, lorsqu'ils souhaitent devenir chamanes, doivent subir une initiation rituelle. Un des pisodes clefs de cette initiation est l'exprience d'une vision, suite l'absorption d'un hallucinogne. Contre toute attente, le contenu de ces visions est trs standardis : tous les apprentis chamanes voient peu prs la mme chose. En effet, le contenu des visions fait l'objet d'une transmission au cours de laquelle un chamane expriment communique son novice l'horizon d'attente de sa future vision. Or cette transmission s'effectue de deux manires chez les Sharanahua : d'une part, le chamane raconte sur un mode prosaque, semblable celui adopt dans les narrations mythiques, le rcit de sa propre vision passe ; d'autre part, le novice doit apprendre par cur des chants extrmement formaliss, nomms rabi, qui sont des descriptions des visions. Les contenus des rcits de vision et des chants rabi sont extrmement semblables : ils exposent une srie d'interactions entre le chamane et les esprits matres. Ces derniers y sont dcrits alternativement comme des oiseaux, des serpents, des guerriers ; ils volent, empoisonnent le novice, le criblent de flche ; ils lui transmettent des peintures corporelles, de la nourriture et mme des chants. Une histoire

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    identique se coule donc dans deux genres discursifs distincts : le premier prosaque et encod dans la mmoire schmatique et le second fortement formalis et encod, en tous cas plus que le premier, dans la mmoire verbale. Les effets de cette diffrence de mmorisation sont trs nets : les chants rabi rsistent beaucoup plus l'innovation que les rcits de vision. Tandis que ces derniers s'actualisent en intgrant des lments nouveaux de l'environnement (soldats mtis, fusils, hlicoptres, avion, commerants, radios, etc.), les chants rituels eux ne les ont toujours pas accepts (Dlage 2009a : 154-159). Les discours rituels formaliss s'chelonnent ainsi entre deux ples : autour du premier, seule la mmoire procdurale est sollicite afin de stabiliser diverses techniques de formalisation tandis quautour du second, la mmorisation schmatique du contenu smantique s'allie la mmorisation procdurale des rgularits formelles afin d'atteindre, dans la mesure du possible, une mmorisation mot mot. Il est clair que cette stabilit absolue n'est jamais atteinte : il n'est question dans ce contexte que de degrs relatifs de stabilisation moyen terme. Rcits mythiques et discours rituels peuvent donc tre distingus en fonction du type de mmorisation mis en uvre (schmatique, procdurale, verbale) et du type de stabilit recherch (schmatique long terme ou mot mot trs moyen terme). Ceci dit, ces deux genres discursifs partagent souvent un mme contenu narratif : il est alors possible de dire quils se costabilisent lun lautre par transfert de contenu. Ainsi, les chants kalawu des Wayana comportent la description prcise des nombreuses squences de la crmonie dinitiation de mme que plusieurs pisodes mythologiques ; les chants chamaniques coshoiti des Sharanahua peuvent intgrer des narrations mythiques entires (Dlage 2010a) ou des descriptions minutieuses de plantes et danimaux issues du savoir le plus ordinaire ; les chants aleluia rapportent, sous une forme chante, le message quun prophte macuxi diffusa la fin du 19e sicle. chaque fois, les chants rituels nont que trs peu de valeur informative indite : ils ne font quappliquer une technique de formalisation discursive un savoir qui a dj fait lobjet dun autre type de transmission. Il nest pas besoin de mmoriser et de comprendre les chants kalawu pour connatre les diverses squences de la crmonie dinitiation wayana ; les mythes que lon retrouve dans les kalawu ou les coshoiti sont connus de la grande majorit de la population, de mme que le message du prophte macuxi. Chaque fois, le contenu de ces discours rituels a dj fait lobjet dun processus de stabilisation selon une logique qui chappe largement sa transmission rituelle. Linclusion de ces contenus induit certainement un effet de stabilisation en feed-back sur les rcits mythiques et sur les squences rituelles. De ce point de vue, mythes et discours rituels, comportements rituels et discours rituels se costabilisent, mme si leffet des discours rituels sur la stabilit des mythes et des rituels ne doit pas tre surestim.

    Dans la mesure o les chants rituels qui nous intressent poursuivent un idal de rptition exacte, ils vont mettre en jeu, infiniment plus que d'autres genres de discours traditionnels, de nouvelles procdures de stabilisation de leur contenu. Ce sont quelques-unes de ces procdures que nous allons maintenant identifier et expliquer. Les procdures de stabilisation des chants rituels

    Dans cette section, nous allons tudier diverses procdures susceptibles daccrotre le degr de stabilit moyen terme de la surface mot mot des chants rituels. Il convient de prciser que ces techniques de stabilisation ne sont pas toujours manipules consciemment par ceux qui se les transmettent. Puisquon les retrouve dans la plupart des discours rituels destins tre rpts fidlement, on peut penser que leur apparition nest quun des effets dune transmission qui privilgie lexactitude de la rptition. lexception des modes dinscription, on nutilise pas ces techniques pour stabiliser les chants : cest dans la mesure

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    o ces chants ont t slectionns et stabiliss quils se sont retrouvs formaliss par ces techniques cognitives.

    Transfert dordre

    Un premier procd trs rpandu dans les traditions orales pourrait tre nomm transfert dordre . Tous les discours rituels sont assujettis des contraintes stipulant lordre diachronique des lments dont ils sont composs. La forme la plus simple dordonnancement des chants rituels est probablement la liste ou lnumration de noms. Ainsi, lossature de certains chants kalidzamai de la tradition initiatique des Baniwa du Rio Negro apparat comme une liste de noms de lieux tels que Collines des poils des esprits animaux , Lieu des poisons , Lieu des maisons des esprits animaux , Maisons des esprits abeilles , Lieu du miel ou encore Lieu du jour clair (Wright 1993). Ce faisant ils constituent de vritables cartes mentales orientes par la direction du cours du fleuve : la mmorisation de lordre des lments du chants, ici des toponymes, peut se reposer entirement sur un savoir cartographique qui sest transmis longtemps avant linitiation et dans de tout autres contextes. Ce genre de transfert dordre est frquent au sein des discours rituels : souvent le chant est squenc, comme chez de nombreuses socits du Haut Rio Negro, par un ordre spatial, parfois il sappuie sur un ordre gnalogique (comme chez les Amuesha selon Smith 1977 ou les Ayoros selon Bessire 2011). Dans tous les cas, ces transferts dordre constituent une procdure de stabilisation de lossature du chant ; il est alors possible de remplir les trous laisss entre les noms numrs soit par des noncs spcifiques offrant par exemple des dtails descriptifs ou narratifs lis au nom, soit par des noncs inlassablement rpts il sagit alors de paralllisme.

    Paralllisme

    Le paralllisme est en effet une procdure trs populaire dans les traditions orales. Les chants kalawu en font par exemple grand usage pour structurer leur contenu. Un extrait de la deuxime squence de ce chant montre particulirement bien la productivit du procd (Chapuis et Rivire 2003 : 951) :

    La marmite de sauce, ramasse-la, toi Plitli La marmite de sauce, ramasse-la, toi Plitli La marmite de sauce, ramasse-la, toi Majakale La marmite de sauce, ramasse-la, toi Majakale La marmite de sauce, ramasse-la, toi Mosile La marmite de sauce, ramasse-la, toi Mosile Posez-la sous la maison dont le toit est en feuilles de kumu Posez-la sous la maison dont le toit est en feuilles de pwilipi Posez-la sous la maison dont le toit est en feuilles de wapu Posez-la sous la maison dont le toit est en feuilles de wapu Posez-la sous la maison dont le toit est en feuilles de ubim Posez-la sous la maison dont le toit est en feuilles de ubim Posez-la ct du wajha Posez-la ct du wajha De ta sauce, il ny a plus, cest sec De ta sauce, il ny a plus, cest sec La poterie tukawa, tu las vide, racle La poterie tukawa, tu las vide, racle

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    La poterie liw, tu las vide, racle La poterie liw, tu las vide, racle

    De simples listes de noms ordonns sont enchsses dans des noncs qui sont chaque fois rpts : on a l la fois un principe dconomie mmoriel fondamental et une structure qui, de par son ubiquit dans les traditions chantes, doit correspondre des contraintes cognitives universelles. Les chants chamaniques coshoiti des Sharanahua font eux aussi usage du paralllisme afin dorganiser et de stabiliser leur contenu. Ils sont constitus de lignes denviron sept syllabes structures par une mme mlodie. Leur unit linaire de base consiste en la nomination de lesprit pathogne considr comme lun des responsables de la maladie du patient. Ce nom est prononc dans un langage sotrique quidalement seuls les chamanes initis sont susceptibles de comprendre. Ainsi, les esprits dune liane aux proprits hallucinognes, layahuasca, sont nomms les queues du serpent shuahua . Ces substitutions se coulent le plus souvent dans un modle linaire du type (XYZ + suffixe) o X, Y et Z sont les composants du nom sotrique de lesprit pathogne. Cette ligne est rpte avec quelques variations de lun des composants du nom ou de suffixes. Elle est suivie dune autre qui reprend le nom sotrique sous une forme rduite ou pronominale et lui prdique un verbe dcrivant lune de ses activits typiques ; par exemple, les lianes passent dun arbre un autre . La plupart du temps, le verbe reste smantiquement cohrent pour ses deux sujets potentiels : le sens littral du nom (les serpents shuahua) et son sens sotrique (les lianes). Finalement, une troisime ligne exclut le nom, reprend le verbe et lintgre dans une formule prtablie, souvent opaque mais dont la valeur smantique a trait la naissance ou lorigine de cette activit ; on obtient ainsi une ligne du type (verbe + formule), par exemple elles ont commenc passer dun arbre lautre .

    Cette structure de base est ensuite applique, avec quelques variations, aux diverses caractristiques, morphologiques ou thologiques, de lesprit pathogne. Par exemple : Yohuu fachi uhua-nu Les grands ufs de sorciers (XYZ + suffixe) Arasi shoco-di Ils se sont forms (pronom + verbe + suffixe) Shoco-tauihuahuadi Ils ont commenc se former (verbe + formule) Ces lignes se rfrent aux graines dayahuasca ( grands ufs de sorciers ) qui donnent petit petit naissance la liane. Mme sil existe galement des sections constantes qui sont rptes lidentique dans tous les chants coshoiti, leur noyau distinctif est constitu par lintgration, dans ce genre de structure formelle parallliste, dune longue liste desprits pathognes auxquels sont associes des sries dattributs spcifiques (Dlage 2009a). Le caractre quasiment automatique de cette formalisation parallliste soulage la mmoire et favorise la stabilit verbale des chants ; elle prsente aussi lavantage, mais cest un autre problme, de constituer une forme prtablie susceptible daccueillir de nouveaux contenus (Dlage 2009b : 81). Intersmioticit

    De nombreux rituels adjoignent aux chants divers modes dexpression qui lui sont htrognes : musique instrumentale, gestualit, danse, artefacts, organisation de lespace et de la chronologie du rituel, etc. Ces modes dexpression, qui constituent la niche culturelle spcifique des discours rituels, font chacun lobjet dun apprentissage particulier, parfois temporellement distinct de celui des chants, mais qui, dans tous les cas, recrute des capacits qui diffrent largement de celles requises pour la mmorisation des discours. Ainsi, les chants maipuli correspondent de manire systmatique des pas de danses et une musique

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    instrumentale qui leur sont spcifiques. Un autre exemple, mieux connu, est celui des crmonies tule telles que les accomplissent les Waypi de Guyane franaise. Elles font se succder une srie de dix quarante pices propres une suite pralablement choisie au sein dun assez vaste rpertoire. Chacune de ces pices est nomme ; ainsi la suite du bousier comprend seize pices (Beaudet 1983 : 171-187) dont les noms sont :

    Anilasekelelu chauve-souris Makwasili oiseau batara cendr Yuwe grenouille Kwata singe atle Anilayu chauve-souris Suwi perdrix Tuluwa jarre ( bire) Pilipiliya mot wayana Palawa perroquet Waliwowo arbre Paipayo oiseau Yakami pialolo deux oiseaux Yakami agami Yakalepape griffes du caman Yui rainette Kai singe sapajou

    Chacun de ces noms correspond plusieurs modes dexpression : un chant, un air musical jou la clarinette et, le cas chant, une danse imitative ou une action particulire. chaque fois, ces lments variables sont enchsss dans une structure rptitive, de telle sorte que lensemble des contenus est organis de manire parallliste. Ainsi, les chants consistent le plus souvent en lnonc rpt du nom spcifique de la pice (Anilasekelelu, Anilayu, etc.) ou en une courte phrase compose partir de ce nom (Kwata palayko, les singes atles se balancent par la queue ; Suwi iapewala, le dos de la perdrix est ray ). Ce nom ou cette phrase sont entours par la rptition rythme dune syllabe dpourvue de signification smantique (ten ten) que lon retrouve dans tous les chants de la suite. Ainsi, voici le chant correspondant la pice de la chauve-souris : Anilasekelelu anilasekelelu ten ten anilasekelelu ten ten. Et voici le chant traduit par les singes atles se balancent par la queue : Kwata palayko kwata palayko ten ten kwata palayko ten ten (Beaudet 1983 : 176-177).

    De la mme manire, chaque pice musicale fait alterner un motif mlodique spcifique, la signature de la pice, avec un autre motif caractristique, quant lui, de la totalit de la suite et que lon retrouve dans chacune des pices (Beaudet 1997). Finalement, la danse crmonielle est cale sur la structure rythmique de base : cest une danse collective et synchrone, peu prs circulaire, en chane, le buste pench, un instrument dans la main gauche et la main droite sur lpaule dun autre danseur une structure de base trs rpandue en Amazonie. Au sein de cette structure constante viennent sinsrer, de temps en temps, des danses variables, des sayntes , en rapport avec le nom spcifique de la pice ; il semble que la plupart du temps, il sagisse dimitations de certains aspects du comportement de lanimal ponyme (Beaudet 2010). La crmonie tule des Waypi fait donc intervenir des danses, de la musique et des chants qui tous sont organiss en correspondance les uns avec les autres, la rpartition entre parties variables (danse imitative, mlodie de la pice, nom chant) et parties constantes (pas de base, mlodie de la suite, syllabes ten ten) se retrouvant, de manire homologique, dans

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    chacun deux. La correspondance de tous ces composants rituels ne peut gure quengendrer un nouvel effet de costabilisation de leurs contenus respectifs (voir aussi Menezes Bastos 2007 ou Cesarino 2011, pour des analyses dtailles de tels processus de stabilisation intersmiotique). Inscriptions

    Les Teko de Guyane franaise accomplissaient une crmonie en tous points similaire celle des Waypi. Cependant, on sait galement quils utilisaient une technique dinscription afin de mmoriser lordre de succession des pices dune suite (Figure 1, Dlage 2010b). Le spcialiste qui dirigeait le rituel enfilait, les uns la suite des autres sur une cordelette de coton, de petits objets qui figuraient chacun un nom de pice ; ces objets prenaient la forme dune partie corporelle de lanimal nomm (une plume doiseau, une pince de crabe, une touffe de poils de pcari, etc.) ou de sa figuration, sculpte sur un morceau de balsa (un oiseau, un banc, etc.). Chaque objet de la cordelette correspondait donc une pice musicale, un nom chant et une danse particulire, cest--dire, plus prcisment, la partie variable de chacun de ces modes dexpression, la partie constante nayant pas besoin dtre note. La sriation linaire de ces variables le long de la cordelette permettait la mmorisation de leur ordre doccurrence au cours du rituel (Severi 2007).

    La prsence dune telle technique dinscription au cur de la crmonie dune socit tradition orale nous permet de revenir sur la distinction entre deux types de mmorisation du savoir formule par Goody. On voit que ce dualisme typologique, comme la plupart des distinctions de ce genre, est certes grossirement vrai, mais quil ignore tout ce qui fait lintrt dune tude de la transmission des rituels. Lintroduction dune technique dinscription comme lcriture au sein des procdures de transmission du discours rituel a videmment eu des effets importants, qui dpassrent de loin lobjectif initial qui tait trs probablement de stabiliser leur contenu sous une forme canonique (Nagy 2000, Assmann 2010). Lcriture nest cependant quune technique dinscription parmi de nombreuses autres, telle que le chapelet des Teko, et ces mthodes ne sont quun cas particulier de mise en correspondance de modes dexpression htrognes avec le discours rituel. Or toutes ces techniques ont un effet stabilisateur sur le contenu du discours rituel : toutes facilitent la mmorisation de sa surface mot mot . Une problmatisation adquate se gardera donc dopposer une mmorisation gnrative une mmorisation exacte , elle essaiera plutt de mesurer les degrs de variabilit de la mmorisation des discours rituels, qui est toujours peu ou prou gnrative , en prenant en compte les diffrents facteurs qui sont utiliss afin de matriser ces variations.

    Figure 1. Cordelette teko.

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    Les rgles de distribution des chants rituels

    Si les chants rituels doivent, la diffrence des rcits mythiques par exemple, tre rpts le plus exactement possible et donc tendent faire usage de diverses procdures de stabilisation de leur contenu, c'est qu'ils s'inscrivent l'intrieur d'institutions. Dans le cadre dune approche pidmiologique de la culture, une institution est un processus de distribution dun ensemble de reprsentations, processus qui est gouvern par des reprsentations appartenant cet ensemble mme (Sperber 1996 : 104). Par exemple, si un rcit mythique peut ntre propag quen vertu de ses proprits internes qui se runissent autour dun attracteur et le rendent pertinent et facile mmoriser, il peut nanmoins devenir une institution si le moment de son occurrence est contraint par une rgle stipulant quil doit tre racont uniquement au cours d'une occasion particulire. Le rcit mythique devient alors un discours rituel, forme lmentaire dinstitution. Nous avons dj observ un phnomne similaire lorsque nous avons constat quune mme histoire pouvait faire aussi bien lobjet dune narration non rituelle que dune narration dans le cadre dun contexte crmoniel prcis. Toute institution rituelle se dfinit donc comme un ensemble de rgles organisant la transmission des lments (gestes, artefacts, chants, etc.) du rituel. Le nombre et la nature de ces rgles dpendent videmment de l'institution. Nous proposons ici dtudier leffet sur les chants rituels des diffrents types de rgles auxquelles ils sont soumis. Dans les institutions qui nous intressent, les rgles les plus importantes concernent les modalits doccurrence des chants, cest--dire le contexte adquat de leur nonciation rituelle (quand ? o ?), la distribution des chants, cest--dire les limites du sous-ensemble de la population qui y a accs (qui ?) et les phnomnes dattribution dautorit qui fournissent aux chanteurs de bonnes raisons pour rpter ces chants (pourquoi ?). Chacune de ces rgles de transmission a des effets particuliers sur la stabilit des chants : elles conditionnent la qualit de la mmorisation, la quantit de chants mmorise, la nature du processus de mmorisation choisi et donc le recours de nouvelles procdures de stabilisation. Comme les chants rituels, ces rgles institutionnelles sont des faits culturels ; elles doivent donc elle-mme tre transmises et stabilises ; et comme les chants rituels, elles se transforment. Nous naborderons quen passant les rgles doccurrence des chants rituels dans la mesure o leur effet est assez vident : plus on rpte un chant, mieux on le mmorise (Whitehouse 2000). Les ples extrmes de cette rgle de distribution temporelle pourraient tre dun ct les rituels dinitiation qui ne se droulent que lorsquune cohorte suffisante a atteint lge dtre initie et dun autre les chants chamaniques vertu cyngtique que certains Aguaruna chantent, au moins mentalement, peu prs quotidiennement. Ce sont donc les rgles de distribution des chants qui nous retiendront dans un premier temps. Les chants rituels peuvent tre caractriss soit par une forte distribution au sein dune population, soit par une faible distribution. Comme pour les rgles doccurrence, cette distinction est gradualiste : il sagit de deux ples entre lesquels toutes sortes de distributions mdianes peuvent avoir lieu. Le premier ple runit les discours rituels qui sont trs largement distribus au sein dune population. Ainsi, les chants maipuli des Wayana sont accessibles tous les participants du rituel marak, donc virtuellement tous les membres de la population wayana. Les chants aleluia des Ingarik, quant eux, sont distribus dans toute la communaut des adhrents au messianisme. La forme ou le contenu formalis de ces chants varie peu au sein de la population et au cours du temps. La consquence de cette stabilisation de discours rituels au sein dune population relativement importante est que la complexit des chants demeure faible ou, cest la mme chose, que leur longueur reste trs rduite. Nous avons ainsi vu que ce qui reste constant dans les chants maipuli des Wayana se limitait la rptition de formules strotypes au sein dune structure mlodique typique. Si les chants

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    aleluia doivent tre transmis tels quels, cest--dire rpts entirement sans quil y ait (thoriquement et dans des limites sur lesquelles nous reviendrons) de place pour limprovisation, ils sont toutefois trs courts, de lordre de quelques lignes indfiniment ritres. En voici un exemple typique (Azevedo de Abreu 2004 : 85-86) :

    Pazigo wpremanpman papay Les jeunes filles sont en train de prier, Pre To ilebak papay Aidez-les, Pre Pazigo wemaymupapman papay Les jeunes filles sont en train dapprendre

    parler, Pre Pazigo usenzimapman papay Les jeunes filles sont en train de changer de peau,

    Pre To yeramayk papay coutez-les, Pre

    Les chants maipuli, aleluia, de mme que les procdures des dialogues crmoniels, ne font par ailleurs pas lobjet dun apprentissage spcifique : ils ne se transmettent quau cours de leur occurrence dans le cadre dune crmonie collective. On voit ainsi se dessiner la corrlation caractristique de ce ple qui associe distribution tendue, chants courts et aiss comprendre et absence dapprentissage ddi. Le second ple stablit symtriquement au premier, partir dune corrlation entre faible distribution des discours rituels, ce que lon nommera expertise , et grande complexit du contenu transmis (longs chants ou large rpertoire de chants de taille moyenne). Le processus de transmission typique de ce ple est la ritualisation dune relation dyadique entre un enseignant et un apprenti. La consquence la plus courante de ce genre dinstitution est que lnonc des chants en dehors du cadre pdagogique est rendu, dune manire ou dune autre, opaque : le non expert qui participe au rituel (par exemple le patient dans un contexte thrapeutique) ne comprend pas ou quasiment pas le contenu du discours rituel. Ds lors, aucune transmission ne peut avoir lieu en dehors de linstitution qui codifie la relation pdagogique unissant un apprenti son matre. Les chants kalawu entonns au cours des rituels dinitiation des Wayana appartiennent typiquement ce ple. Il sagit dune srie de treize chants qui doivent tre rcits conscutivement. Dans une des versions retranscrites, le texte complet totalise 1300 lignes et sa rcitation peut durer plusieurs heures (Chapuis et Rivire 2003). Le contenu du kalawu est exprim dans une langue archaque que les participants la crmonie ne comprennent pas : ils se contentent den reprendre les dernires syllabes en chur (Camargo et Kulijaman, paratre). Les kalawu sont en effet noncs dans une langue secrte, incomprhensible aux Wayana, dont une partie des mots sont du wayana dform par inversion ou adjonction de syllabes, mais dont beaucoup sont emprunts des langues probablement disparues . De plus, la connaissance de cette langue et la rcitation du texte ncessitent un apprentissage de plusieurs mois. Cette formation est totalement diffrente de celle du chamane (Hurault 1968 : 122). Distribution experte, longs chants opaques, apprentissage ddi : nous avons l une corrlation parfaite de tous les ingrdients typiques de ce ple. Les chants chamaniques coshoiti appartiennent ce mme ple. Seuls les chamanes, une petite minorit de la socit sharanahua, peuvent mmoriser un large rpertoire de ces chants, de taille moyenne mais dune grande complexit lexicale. Ce rpertoire leur a t transmis par un matre au cours dune crmonie dinitiation de plusieurs mois durant laquelle ils ont d rester isols de leur communaut, sabstenir de toute relation sexuelle, respecter un strict jene et ingrer une longue liste de substances toxiques ou hallucinognes. Finalement, la mthode de substitution lexicale dont nous avons donn un aperu, jointe une prosodie rapide et peu audible, font de la rcitation de ces chants en contexte thrapeutique, cest--dire en prsence du patient non expert, un acte de parole faisant intervenir toutes les dimensions de

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    la communication sauf celle du dcodage du contenu (Dlage 2009b). De ce fait, aucune transmission indirecte ne peut rellement seffectuer au cours de ces occurrences masques (voir aussi Buchillet 1983 pour le chamanisme desana ou Cesarino 2008 pour le chamanisme marubo). Les corrlations caractristiques de ces deux ples nont rien dabsolues. Ainsi, dans le cadre du premier ple, o la distribution des chants rituels au sein dune population est importante et o les discours transmettre sont assez courts, il peut exister des rgles explicites gouvernant les processus de transmission : certaines occurrences des discours seront ainsi ostensiblement destines linstruction des apprentis. En Amazonie, un bon exemple de ce phnomne est constitu par la transmission des formules magiques. Ces formules, destines gurir de lgers maux, favoriser la chasse, acclrer la croissance des cultignes ou sduire un partenaire, se transmettent dans le cadre dune relation pdagogique pense comme telle. Par exemple, lorsquun Aguaruna du nord de lAmazonie pruvienne souhaite apprendre quelques-unes des formules magiques nommes anen, il doit demander un ancien de lui transmettre une partie de son rpertoire. Celui-ci pourra dabord lui demander un paiement, puis il obligera son disciple rester isol de sa communaut pendant une priode dtermine au cours de laquelle il devra sabstenir de relations sexuelles et respecter un jene particulier. Cest dans ce contexte que lancien lui fera ingrer du jus de tabac tout en lui transmettant ses anen pour, par exemple, attirer le gibier (Brown 1985 : 82-83) :

    Les singes-araignes arrivent Les singes-araignes arrivent Ils viennent de cette colline Les singes-araignes arrivent Ils viennent avec leurs rudes enfants Ils viennent sans me voir Ils viennent de cette colline Ils viennent de cette colline Fils, fils Parlez-vous pour me rendre malchanceux ? Parlez-vous pour me rendre malchanceux ? Vous parlez pour attirer les singes-araignes Vous parlez pour attirer Je tirerai le singe-araigne En haut, tout l-haut, je tirerai En haut, tout l-haut, je tirerai Jenduis les pourtours du dard du poison kapok Jenduis les pourtours du dard du poison kapok Je vais tuer ce singe En haut, tout l-haut, je vais le pointer Je vais toucher ses fruits wampa Je vais toucher ses fruits wampa Je vais toucher et transpercer Je vais toucher et transpercer Ainsi, je ne manque jamais le singe-araigne Ainsi, je ne manque jamais le singe-araigne

    On remarquera que le langage du chant est trs formalis : au-del de sa structure mlodique standardise, il fait aussi bien usage de la rptition que du paralllisme et on y

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    repre quelques substitutions lexicales qui ont une fonction typique dopacification (lexpression fruits wampa , par exemple, dsigne les intestins du singe). On sait par ailleurs que la plupart des Aguaruna connaissent de telles formules magiques avec cette rgle de distribution importante stipulant que les femmes tendent mmoriser des formules lies lhorticulture tandis que les hommes se spcialisent dans les formules vise cyngtique. On connat des traditions similaires chez les peuples de langues jivaro et candoshi (Belzner 1982, Descola 1993, Surralls 2003), chez les Ayoro (Bessire 2011), les Wayana (de Goeje 1955), les Akuriy (Jara 1996), les Pemon (Koch-Grunberg 1982 ; Armellada 1972) et de nombreuses autres socits amazoniennes. La forte distribution de ces formules magiques est donc corrle la brivet de leur contenu discursif et un degr dopacit somme toute assez faible. Nanmoins la coexistence dun apprentissage institutionnalis et dune forte distribution produit un effet intressant : chaque occurrence non pdagogique des formules, par exemple lorsquelles sont utilises par un chasseur aguaruna pour attirer le gibier, est une occurrence masque. En effet, les anen, aprs quils ont t appris, ne sont profrs que dans des contextes de solitude complte, souvent simplement rpts mentalement ou mme siffls. Dans tous les cas, il ny a aucune place pour une transmission indirecte en dehors de la relation dyadique dapprentissage. Lunique occurrence de transmission des anen est donc linteraction pdagogique, directe et ritualise. Ces processus dacquisition pouvant se multiplier auprs danciens diffrents, ce nest quau fil du temps, et force de paiements quil devient possible dlargir son rpertoire ; certains Achuar connaissent ainsi des centaines de ces courtes formules (Taylor et Chau 1983 : 92). On devient alors un ancien, susceptible denseigner une partie de son savoir aux membres de la nouvelle gnration. Les chants largement distribus qui ne font pas lobjet dun apprentissage ddi sont galement sensibles cette variable temporelle. La quantit de discours rituel susceptible dtre mmorise peut saccrotre avec le temps, cest--dire avec le renouvellement des occurrences finalises. Cest l ce que lon pourrait nommer largument Barth-Houseman : dans les rituels dinitiation, o transmission et occurrence concident, ce sont les jeunes initis, ceux qui ne participent plus la crmonie en tant que novices mais, pour la premire fois, en tant quinitis, qui apprennent rellement les procdures rituelles, les discours en constituant une partie. En effet, linitiation elle-mme nest pas un cadre propice pour la transmission de discours formaliss des novices terroriss, souffrants et puiss ; par contraste les occurrences subsquentes offrent un contexte parfait pour le bon droulement de cette transmission (Barth 2002, Houseman 2002). On distingue ainsi la dynamique qui se cre dans ce genre de crmonie collective : plus on assiste un nombre lev doccurrences rituelles, plus on engrange de connaissances, plus on connat de discours rituels, plus on appartient une faible proportion de la population, plus la distribution du rpertoire de discours dont on dispose est faible. On observe ainsi comment il est possible de passer dun ple un autre en accentuant progressivement une distribution ingale du savoir rituel. Autorit et transmission des chants rituels

    Pourquoi, la finalit pratique du rituel tant donne, certains discours doivent-ils tre mmoriss dune certaine manire plutt que dune autre ? Pourquoi certains discours doivent-ils tre rpts si fidlement quils en viennent tre structurs par une srie de procdures de stabilisation ? Pourquoi certains chants rituels doivent-ils tre transmis au plus de membres possible dune socit tandis que dautres sont rservs une lite dexperts ? Une partie de la rponse ces questions nous semble rsider dans le simple fait que tout discours rituel se transmet au nom dune autorit (Sperber 1996 : 107-135). Cest cette autorit qui lgitime, en partie, la ncessit de la rptition, la vrit du discours ou encore

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    lefficacit de son occurrence finalise. Cest galement la nature de cette autorit qui rend importantes, le cas chant, la fidlit de la transmission et lexactitude de la reproduction des chants. Et cest toujours au nom de lautorit que lon peut lgitimer des modes de transmission, de distribution, doccurrence varis. En somme, lautorit, si lon se place du point de vue de celui qui rpte le discours rituel, permet de stabiliser linstitution et ses contenus (il sagit certes dune causalit partielle). Nous allons donc tudier les corrlations qui unissent trois types dautorit, qui se distinguent chacun par des genres discursifs spcifiques, des institutionnalisations distinctes de la transmission des chants rituels. Un premier type dautorit consolidant la transmission rituelle est dordre social : cest une simple autorit humaine. Il sagit l dun phnomne que connaissent bien les anthropologues de terrain. la question trop gnrale Pourquoi participez-vous ce rituel ? , on obtient souvent des rponses un peu vasives qui prennent ce genre de forme : Parce que tout le monde le fait , Parce que cest ainsi que mon pre, ma mre, mes grands-parents, etc., le faisaient et mont appris le faire , Parce que si je ne le fais pas, je serai pnalis dune manire ou dune autre ou encore Parce que cest notre tradition . Ces rponses proviennent la plupart du temps de non experts mais mme les spcialistes rituels sont capables de se dbarrasser de leur interlocuteur en formulant ce genre de rponses ( Parce que cest ainsi que mon matre me la appris ). Ces appels abrupts lautorit humaine ne seffectuent que lorsquun tranger pose une question qui na habituellement pas tre pose ; ils sont spontans et nont pas vritablement besoin dtre transmis. Sils forment un rudiment de rflexivit vis--vis de laction rituelle, susceptible dtre entretenu par nimporte qui, ils ne rsument pas eux seuls lensemble des formes dautorit rituelle. Tous les discours rituels que nous avons tudis jusqu prsent font appel cette forme lmentaire dautorit lorsquil sagit de lgitimer leur mode de transmission ; les chants maipuli sont cependant les seuls ninvoquer que cette autorit-l. Cette autorit humaine peut tre complexifie de diverses manires, suivant souvent les modles organisationnels dans lesquels baigne une socit donne. On a vu par exemple que la tradition jivaro des formules magiques tait caractrise par une distribution sociale particulire : chez les Achuar, les anent se transmettent travers des liens consanguins et/ou affinaux selon des lignes strictement sexues : le plus communment de la belle-mre ou de la mre la belle-fille ou la fille, du beau-pre ou du pre au beau-fils ou au fils et du beau-frre an au beau-frre cadet (Taylor et Chau 1983 : 92). Les discours de chef des Kuikro du Haut-Xingu forment un autre exemple pertinent. Ils combinent des squences de formules figes rgles par une prosodie spcifique et doivent tre prononcs au cours de divers contextes rituels ; or ils ne se transmettent quentre chef et aspirant chef, en ligne consanguine masculine ou par le biais dun paiement (Franchetto 2000). La situation peut se compliquer encore lorsque les rituels sorganisent autour de la transmission de prrogatives, dobjets crmoniels et de discours qui ne doivent pas sortir de leur clan spcifique et qui sont hrits en ligne paternelle. En Amazonie, on connat une telle distribution clanique des discours rituels, lis des mythes dorigine distincts, dans les grandes crmonies collectives des socits du Haut Rio Negro (Hugh-Jones 2010). Ce genre de distribution sociale de lautorit induit souvent des phnomnes de contestation, de concurrence, de comptition voire de courses aux armements entre les diffrents clans et les diffrents savoirs. Cette complexification sociale de lautorit humaine doit galement tre prise en compte par lanthropologue dans la mesure o celui-ci est toujours partie prenante dans ces problmatiques. La transcription, la traduction et surtout la publication des discours rituels des socits de tradition orale se heurtent toute une srie de problmes de proprit intellectuelle qui ont dabord t soulevs au sein densembles culturels o la distribution sociale de ces discours est trs diffrencie mais qui, de fait, concernent toutes les populations amazoniennes (Brown 1998, de Vienne et Allard 2006).

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    Les rcits mythiques fournissent un deuxime type dautorit lgitimant la transmission des chants rituels. En Amazonie, les humains ont le plus souvent hrit leur rpertoire de chants rituels (et, le cas chant, les autres composants du dispositif rituel) danimaux mythiques. Ainsi, lorigine des chants kalawu est bien connue de tous les Wayana et nous disposons de plusieurs versions du mythe dorigine qui explique comment un homme qui tait parti chasser et stait perdu rencontra successivement plusieurs animaux qui lui transmirent les lments du rituel dinitiation marak. Cest loiseau cassique qui lui transmit le chant kalawu au cours de cet pisode :

    Le kalawu tait autrefois chant par loiseau cassique pajakwa, lors du marak appliqu ses enfants. Alalikama fut le premier apprendre le kalawu. Lorsquil se perdit en fort, il entendit le cassique cul-jaune chanter le kalawu ses enfants. Alalikama lapprit. Ainsi naquit le kalawu chez les Wayana. Cest la raison pour laquelle les Wayana le rptrent et prparrent le marak pour leurs enfants, comme le fit le cassique cul-jaune avec les siens. (Camargo et Kulijaman, paratre).

    Chez les Sharanahua, lorigine des chants coshoiti fait galement lobjet dun rcit

    mythique o lon dcouvre que leurs auteurs furent les anacondas :

    Un homme sen fut dans la fort. Il rencontra un anaconda qui le souffla . Lhomme se donna alors lanaconda qui lui avala seulement une jambe. Il ne put lui avaler lautre jambe. Comme lhomme ne revenait pas, sa famille sen fut le chercher. Elle trouva lhomme : il avait tu lanaconda. Mais sa jambe tait trs noire, pourrie. Sa famille le raccompagna la maison. Il leur dit : Soignez-moi, soufflez-moi . Ils soufflrent mais ne parvinrent rien. Il commena alors chanter un coshoiti. Et ils apprirent ainsi (Dlage 2009a : 215). Un mythe aguaruna raconte, quant lui, lorigine des formules magiques aux vertus

    cyngtiques :

    Tsewa, le chef des singes-araignes, fut la source originelle des techniques et des magies de chasse. Il y a trs longtemps, les anctres des humains ne connaissaient pas les mthodes de chasses adquates : ils en taient rduits chasser en assommant les singes endormis dans les arbres. Tsewa, qui est dcrit la fois comme un singe-araigne et comme une personne humaine, devint ami avec un homme aguaruna : il lui enseigna les formules magiques de chasse et lui offrit une sarbacane (Brown 1985 : 75).

    On pourrait multiplier les exemples lenvi. Dans tous les cas, la lgitimit de la

    chane de transmission du discours est garantie par lautorit originelle dun anctre mythique : non par le cassique, lanaconda ou le singe-araigne tels quils existent aujourdhui, mais par leurs anctres qui savaient parler et qui possdaient lensemble des attributs humains. Lautorit des discours rituels est ainsi garantie non seulement par un appel vague la tradition ou par le prestige dun membre de la socit mais aussi par un anctre mythique. En effet, les chants rituels rpts aujourdhui ne sont, si lon accorde crdit ces rcits mythiques, quune reproduction des discours rituels originels, tels quils furent transmis aux humains par le cassique, lanaconda ou le singe-araigne des temps mythiques. La combinaison de lautorit humaine cette autorit surnaturelle devrait tendanciellement inciter les hritiers humains de ces chants les rpter de la manire la plus exacte possible, cest--dire les stabiliser autant que faire se peut.

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    Le troisime type dautorit nest pas exclusif, loin sen faut, des deux premiers : en gnral, il sadditionne eux. On le repre pour lessentiel dans les dispositifs chamaniques, en particulier dans le genre de discours que lon nomme souvent rcit de vision . Car le chamane ne peut pas se contenter de rappeler lautorit mythique de la tradition quil perptue : il doit aussi, la plupart du temps, entrer en contact avec des entits surnaturelles, trs souvent nommes matres , qui lui transmettront directement leurs chants. Pour ce faire, cest nouveau un rcit distinct des chants rituels qui doit dabord tre transmis : un rcit de vision. Voici, par exemple, le rsum dun rcit de vision de Picha, un chamane sharanahua (Dlage 2009a) :

    Les esprits matres viennent les uns la suite des autres. Je les vois venir jusqu moi, je les vois descendre. Leurs peintures corporelles descendent jusqu moi, sans que je ne puisse rien y faire. Cest la puissance de layahuasca qui descend jusqu moi, sans que je ne puisse rien y faire. Je vois aussi venir vers moi les fleurs des esprits des plantes. Cela se passe ainsi. Apparat alors lescalier des trangers, lescalier de mtal. Les esprits matres descendent par l, en sautant. Tous ensemble, ils ressemblent un grand filet de pche, venant de l-haut, il tombe et me recouvre entirement. Ainsi, comme cela, je les vois venir. Ils arrivent nombreux, leur langue rentre et sort de leur bouche en faisant ce bruit siro, siro . Lanaconda agit sur ma pense. Il a mis dans sa bouche une boule de tabac qui lui noircit les dents. Il mattrape par les pieds, souffle sur mon corps. Ainsi, je le vois venir, avec de multiples autres. Lanaconda, seul, me fait sentir mon corps comme une boule. Il me fait tourner en mattrapant par le cou. Je vois les esprits matres venir en chantant : ya, ya, ya . Un autre que moi pourrait pleurer : les voyant ainsi, Bairo, lui, pleurait. La grande radio commence alors fonctionner, jentends : ti, ti . Jentends la radio du grand bateau et dautres esprits matres, de nombreux autres apparaissent. Pour moi, les esprits matres commencent chanter : bato yari iquicai, uayari icapu... . Je les ai entendus chanter ainsi de nombreuses fois.

    De manire surprenante, les rcits de ce genre sont caractriss par une grande

    homognit dans le chamanisme amazonien : on y reconnat un mme glissement ontologique gnralis, passant de manire insensible de multiplicits desprits humanodes richement orns des sries dindividuations animales ou vgtales ; on y repre un mme usage, plus ou moins mtaphorique selon les cas, dlments issus du monde des Blancs (vhicules, radio, etc) ; et finalement la plupart de ces rcits comportent trois squences typiques (Chaumeil 1983 : 33-43, Arevalo-Valera 1986, Payaguaje 1990, Descola 1993 : 353-354, Gallois 1996, Langdon 2002, Kopenawa et Albert 2010 : 84-89). La premire dcrit lagression que subit le chamane novice : si cette agression peut tre interprte de multiples manires (le novice est flch, ingr, intoxiqu, etc), elle est toujours le fait des entits surnaturelles. La deuxime squence donne lieu ltablissement dune relation sociale entre le novice et une ou des entits surnaturelles ; cette relation, drive de la sociologie ordinaire du groupe du chamane, peut prendre de multiples formes : mariage, adoption, domestication, etc. Finalement, au cours de la dernire squence, les entits surnaturelles transmettent leur pouvoir, des objets crmoniels et des chants rituels au novice qui devient ainsi un chamane. Le rcit de Picha ne comporte que la premire et la dernire squence : on voit dabord comment il est agress par lanaconda puis comment les esprits matres lui transmettent leurs chants. Le novice doit couter ces rcits de vision avidement : elles dcrivent lhorizon de ce quil devra percevoir lorsque les preuves physiques auxquelles son matre le soumet lauront suffisamment affaibli. Le rcit sera alors transform en une srie dvnements perus de

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    manire hallucinatoire ou rve : le contact avec les entits surnaturelles sera ainsi tabli. Cest trs souvent lorsquils se retrouvent dans de tels tats de conscience altre que les novices commencent apprendre les chants chamaniques ; mais, dans tous les cas, une telle exprience constitue une preuve directe, du moins beaucoup plus directe que dans le cas des rcits mythiques, de lorigine de ces chants. Cette forme dautorit est ncessairement corrle une forme dapprentissage ddie o la transmission ne se droule pas en mme temps que loccurrence finalise. On la trouve certes dans la transmission du chamanisme mais on peut galement lobserver, souvent sous une forme dilue, dans la transmission des formules magiques. Cette autorit surnaturelle se superpose lautorit humaine du chamane qui instruit le disciple, qui lui apprend rellement les chants chamaniques ; il sagit l dun phnomne de duplication trs courant dans les chamanismes amazoniens (Dlage 2009b). Souvent, le rcit de vision ne fait dailleurs que calquer sa description de linteraction entre le chamane et les esprits matres sur la relation pdagogique qui unit le novice et son instructeur.

    Cette autorit visionnaire, qui sinspire toujours, au moins de manire schmatique, des rcits prexistants de lautorit mythique joue un rle causal important dans la slection de son mode de transmission propre. Elle induit en gnral un phnomne dexpertise o de longs chants opaques se transmettent dans le cadre dune instruction spcifique unissant un matre son lve. La duplication des squences du rcit de vision et de celles de linstruction humaine est un effet de cette forme dautorit rituelle. Lautorit visionnaire est ainsi logiquement corrle un des ples de distribution du discours rituel : celui o lexpertise se conjugue avec une grande complexit doctrinaire. La transmission des chants rituels est donc toujours lgitime par une rfrence une forme dautorit qui peut sincarner dans diverses entits, humaines, ancestrales ou surnaturelles. Cette rfrence se transmet par le biais de genres discursifs spcifiques comme le mythe et le rcit de vision, mais aussi au sein dactes de parole plus ordinaires. Ces discours pistmologiques dcrivent des entits penses comme les dtenteurs originels des chants et donc comme les maillons initiaux de la chaine de transmission (Dlage 2009a). Ces diffrentes autorits jouent un rle important la fois dans la stabilisation des chants rituels et dans les modalits dinstitutionnalisation de leur transmission. Ds lors que se passe-t-il lorsque ces autorits traditionnelles sont contestes ? Innovations rituelles et modulations de lautorit

    Lautorit prophtique, singulirement complexe, va nous fournir loccasion de mettre lpreuve lensemble des outils analytiques que lapproche pidmiologique des discours rituels nous a permis de forger. Pour ce faire, nous allons prendre pour exemple le seul mouvement messianique dorigine amrindienne qui se soit stabilis durablement en Amazonie : le mouvement aleluia initi, au cours des annes 1880, par le prophte Pichiwn. Ce genre de situation culturelle, o une innovation rituelle rompant avec les procdures et les contenus traditionnels doit nanmoins trouver les moyens de se propager puis de se stabiliser, va pouvoir jouer dans ce contexte le rle dexprience cruciale.

    Pichiwn, un Macuxi qui avait trs probablement rsid au nord de la Guyane britannique, proximit dune mission anglicane, eut une vision de Dieu. Dans les annes 1960, Henry Grant, spcialiste rituel patamona, conservait encore le souvenir de cette vision fondatrice ; voici un court rsum de son rcit :

    Pichiwn accompagna deux prtres en Angleterre. Tandis quil tudiait et rflchissait, il eut une vision durant laquelle il entendit Dieu. Aprs une longue conversation, Dieu lui montra la beaut du paradis promis aux Indiens, puis il lui donna un livre parfum couvert dcritures qui contenait laleluia. Il lui ordonna de ne pas le montrer aux

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    prtres anglais. Lorsque Pichiwn revint chez lui, il transmit son peuple les danses et les chants aleluia. Aprs sa mort, un de ses successeurs, Abel, propagea le message et le rituel de Pichiwn chez les Kapon (Butt-Colson 1971 : 32-48).

    Les chants aleluia proclamaient que les Indiens se transformeraient bientt en Blancs

    immortels, riches de nombreux biens manufacturs, et quun des moyens dacclrer le processus tait dorganiser des crmonies aleluia telles que dcrites dans la Bible que Dieu avait remise Pichiwn. Ces chants devaient tre profrs dans un cadre rituel trs proche de celui des crmonies macuxi traditionnelles (consommation de bire de manioc et danses collectives) mais qui intgraient quelques lments emprunts aux rituels chrtiens, par exemple lagenouillement rgulier ou ldifice nomm glise . Le langage des chants assimilait, quant lui, des vocables trangers comme aleluia ou aypilipin, ce dernier terme tant driv de I believe in Him (Azevedo de Abreu 2004).

    Le rcit de vision et la nouvelle liturgie de Pichiwn se propagrent une vitesse impressionnante sur une tendue dlimite par les rseaux commerciaux de la rgion. Ils se rpandirent dans lensemble des groupes pemon et kapon5 et se stabilisrent durablement chez ces derniers. Lorsque Kenswill (1946) effectua une enqute chez un des groupes kapon, les Akawaio, il ne tarda pas noter la gnalogie des noms qui liaient le responsable contemporain du mouvement au prophte fondateur. Ainsi, laleluia de Pichiwn avait dabord t transmis Abel, puis Christ, puis Queen Mule et enfin Awaima. Quelques annes plus tard, Audrey Butt (1960 : 89) fut mme en mesure de contraster la version idalise de cette transmission telle quentretenue par un responsable rituel akawaio, John Charlie, la version relle quelle reconstruisit partir dentretiens et de recoupements divers (Figure 2).

    Figure 2. Version idalise de la diffusion de l'aleluia selon John Charlie.

    Le prophte Pichiwn sinscrivait dans une logique chamanique lorsquil obtint sa vision fondatrice : il affirmait que les chants et le dispositif rituel quil souhaitait diffuser lui avaient t transmis directement par Dieu. Ce faisant, il niait toute transmission humaine. On peut aisment mettre en doute cette affirmation dans la mesure o le dispositif dans tait driv des crmonies collectives traditionnelles, o de nombreux lments taient emprunts au christianisme et o le mouvement sinscrivait dans une continuit au moins partielle avec

    5 Lensemble linguistique et culturel Kapon comporte les Akawaio, Patamona, Waica, Ingarik, Serekong et Eremagok ; les Pemon comportent les Arekuna, Taurepang, Kamarakoto et Macuxi.

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    une srie de mouvements prophtiques rgionaux qui staient diffuss sporadiquement sans parvenir se stabiliser partir des annes 1830 (Azevedo de Abreu 2004). Toute loriginalit de Pichiwn (et vraisemblablement de la plupart des mouvements prophtiques) fut de confrer une nouvelle finalit ces dispositifs rituels emprunts et agglomrs : celle, contenue dans son message, stipulant que la participation au rituel garantissait une forme de salut lors de la venue du Messie qui transformerait les Indiens en riches Blancs immortels. La diffusion de son rcit de vision original fut par consquent aussi importante que celle de sa liturgie rituelle et de ses chants. Du point de vue des adhrents ce messianisme, lautorit des chants rituels provenait certes de Dieu mais galement du prophte Pichiwn. Ainsi, tandis que la relation que Pichiwn entretenait aux chants aleluia le situait dans une relation dautorit de type chamanique, celle qui unissait ses adhrents ces mmes chants tait plus proche dune relation dautorit de type mythique, le rcit de vision de Pichiwn remplaant le rcit mythologique. Pour ladhrent, lautorit lgitimant la transmission des chants aleluia ntait ni un anctre mythique, ni une entit surnaturelle avec laquelle on pouvait entrer directement en contact ; ctait une autorit complexe combinant dune part la transmission des chants de Dieu Pichiwn, sous la forme dune vision, et dautre part de Pichiwn ses disciples, sous la forme du rcit de la vision. Lautorit prophtique sappliquait donc aux prires rituelles du mouvement dans la mesure o elle tait explicite dans un rcit de vision qui dcrivait une interaction unique entre un prophte et une entit surnaturelle. Cela implique que les adhrents au mouvement ne pouvaient eux-mmes faire lexprience de cette interaction pdagogique : au contraire des rcits de vision chamaniques qui ne sont transmis que pour tre vrifis directement, les rcits de vision prophtiques ne peuvent qutre cits, ils ne sont pas dcitables . Du point de vue historique, le mouvement aleluia est assez exceptionnel car il nous est possible dvaluer les diffrents degrs de variation des deux composants qui nous intressent : le rcit de vision de Pichiwn et les chants aleluia eux-mmes. En effet, en partie en raison de leur brivet, de leur formalisation rigide et de leur incessante rptition rituelle, les chants aleluia ont relativement peu vari au cours de leur histoire : le refrain aleluia se serait mme stabilis depuis plus de 150 ans (Azevedo de Abreu 2004 : 23). Cela contraste avec le rcit de vision de Pichiwn qui ne semble jamais avoir t transmis de manire formalise. Certes, chez certains groupes, en particulier chez les Patamona, le rcit est rest assez homogne au cours du temps (Butt-Colson 1971, Whitehead 2002 : 152). Toutefois, plusieurs dynamiques ont contribu le transformer et donc redfinir lautorit surnaturelle lgitimant la transmission des chants aleluia.

    Dabord, une tendance se mit trs tt en place : les adhrents au message messianique de Pichiwn se rpartirent entre dun ct un spcialiste rituel et de lautre la masse de ses fidles. Or la transmission du dispositif rituel dun spcialiste un autre seffectua sur un mode de type chamanique : chaque nouveau spcialiste rituel exprimentait lui aussi une vision, trs semblable celle de Pichiwn, o il interagissait avec des entits surnaturelles. On peut aisment le vrifier dans les cas des Akawaio Abel et Christ dont les rcits de vision ont t transmis et recueillis (Butt 1960, Butt-Colson 1971). Chaque nouveau spcialiste rituel dcitait le rcit de vision du prophte ; il hritait dailleurs parfois de cette exprience un certain nombre de nouveaux chants quil mettait alors en circulation. La distinction entre spcialiste rituel et adhrents ne reposait donc pas sur la quantit de chants rituels mmorise mais sur laccs aux entits surnaturelles au cours dune vision (et donc sur la capacit inventer de nouveaux chants). Le rcit de vision original de Pichiwn restait nanmoins rpt et bien connu et les nouveaux visionnaires se prsentaient explicitement comme des successeurs du prophte macuxi.

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    Si le mouvement aleluia steignit relativement tt chez les Pemon, ses chants ressurgirent plus tard dans un nouveau contexte : au sein du mouvement de San Miguel qui se propagea au dbut des annes 1970 (Andrello 1999). Du point du dispositif liturgique et des discours transmis, lhomognit entre ce nouveau mouvement messianique et le mouvement aleluia tait extrmement importante. Nanmoins lautorit lgitimant la transmission et la diffusion des chants ne reposait plus dans le rcit de la vision de Pichiwn, ni mme dans sa vrification par un spcialiste rituel, mais dans un nouveau rcit de vision. Lucencia, une femme pemon, tait entre directement en contact avec larchange San Miguel et ce dernier lui avait transmis un message messianique comparable celui de Pichiwn, accompagn de chants et de nouvelles consignes rituelles. Ainsi, la transmission des mmes chants aleluia (Thomas 1976 : 39) tait maintenant lgitime par un nouveau rcit de vision qui dcitait le rcit de Pichiwn mais sans que le nom du prophte soit mme mentionn.

    Une alternative ce type de dynamique a t observe dans les annes 1990 chez les Ingarik, un des groupes kapon rsidant au Brsil. Pour eux, le souvenir du rcit de vision original de Pichiwn semblait stre effac. Nulle gnalogie de prophtes dcitant la vision de Pichiwn ntait invoque. Lorigine des chants et de la crmonie aleluia remontait selon eux aux temps des anciens , cest--dire un pass presque mythologique. Chez les Ingarik, le processus par lequel une autorit prophtique devient, sous leffet corrosif de la mmoire, une autorit de type mythique stait ainsi quasiment achev la fin du 20e sicle (Azevedo de Abreu 2004 : 95).

    Lautorit prophtique diffre ainsi de lautorit mythique et de lautorit visionnaire par ltablissement dune sparation nette entre un processus de transmission originel (de lentit surnaturelle au prophte) et un processus de transmission driv (du prophte ses adhrents). Les adhrents, lorsquils chantent, ne citent ni des anctres mythiques, ni des entits surnaturelles avec lesquelles ils sont entrs en contact, mais seulement les paroles du prophte. Ce type dautorit est caractris par au moins deux traits particuliers : il poursuit une finalit proslyte et il est relativement instable. Son instabilit est rendue manifeste par le fait quil est toujours susceptible de redevenir une autorit visionnaire (comme dans le cas du mouvement de San Miguel) ou de se transformer en une autorit mythique (comme chez les Ingarik). Les deux autres types dautorit apparaissent donc plus stables. Ensuite, dans la mesure o lautorit prophtique apparat comme une nouveaut, elle doit convaincre de sa propre pertinence, elle doit sans cesse chercher de nouveaux adhrents (dans des limites culturelles certes bien dfinies). Cette caractristique de lautorit prophtique a pour effet que linstitution quelle lgitime se situe ncessairement sur le ple o une large distribution des chants rituels est corrle une longueur modeste et une relle transparence smantique. La stabilisation de ces chants ne pose de ce fait pas problme, comme on la vu dans le cas des prires aleluia.

    Nanmoins le prophte Pichiwn perut demble tout lintrt que revtait une des techniques de ses concurrents chrtiens qui taient eux aussi engags dans une course au proslytisme. Ces derniers utilisaient lcriture afin de traduire, dimprimer et de propager leurs propres chants rituels (Butt-Colson 1998 : 12). Comme de nombreux chamanes amazoniens, Pichiwn comprit que ces livres permettaient daccrotre lautorit et la stabilit des discours quils inscrivaient. Cest pour cela que non seulement son rcit de vision comprenait une squence o Dieu lui transmettait une Bible sur laquelle taient inscrits les chants aleluia (Dlage 2010c), mais aussi que certains rituels aleluia comportrent lusage crmoniel de vritables techniques dinscription, comparables aux cordelettes des Teko.

    Ainsi, au dbut du 20me sicle, William, un spcialiste akawaio de laleluia, montra au missionnaire Cary-Elwes un document quil considrait comme au moins aussi important que les livres de son concurrent (Figure 3). Les dessins du haut, me dirent-ils, reprsentaient les bateaux dans lesquels viendraient toutes les bonnes choses quils attendaient. William prit

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    le papier dans la main gauche puis de la main droite il indiqua chaque figure, lune aprs lautre, commenant par celle situe en haut droite, tout en expliquant : Ceci est un bateau rempli de fusils, Ceci est un bateau rempli de poudre fusil, Ceci est un bateau rempli damorces, Ceci est un bateau rempli de munitions, Ceci est un bateau rempli de couteaux, Ceci est un bateau rempli de vtements, etc., etc. (Cary-Elwes, Butt Colson 1998 : 76-77). Prs dun sicle plus tard, Susan Staats dcouvrit que William ne faisait alors que rciter un genre singulier de chant, un maiyin, qui dhabitude vient clore les crmonies aleluia. Ces chants, au paralllisme trs rigide, sont un peu plus longs que les prires ordinaires : entre deux parties figes inlassablement rptes viennent sintercaler des listes de noms dont voici un exemple (Staats 2003 : 49) :

    Maming abong Le trne des vtements Kazur abong Le trne des perles Kamichang abong Le trne de la nappe Maria abong Le trne du couteau Waka abong Le trne de la hache Kurupara abong Le trne de la poudre fusil Piroto abong Le trne des munitions Keyapo abong Le trne des amorces Arakapiza abong Le trne des fusils

    Le document du prophte William notait donc, sous forme de lignes ondules, lordre des lments variables de son chant maiyin (les lments constants comme le bateau , devenu un trne dans la version contemporaine, ntant figurs que pour les deux premires occurrences). Il sagissait l dune variation aniconique de la cordelette des Teko : chaque nom variable ntant figur que par des tracs similaires, seule la squencialit du chant tait matrialise, la manire des chapelets de prires. Le prophte faisait ainsi coup double : dun ct il sappropriait le prestige et lautorit de lcriture des missionnaires en leur empruntant lide et, en partie, lapparence de leurs livres ; de lautre, il accroissait la stabilit dun chant rituel plus long que les autres en utilisant une nouvelle technique dinscription.

    Figure 3. Papier de laleluia.

    Dans les annes 1970, le mouvement de San Miguel, troitement li au mouvement

    aleluia, rsolut son propre problme de diffusion et de stabilisation maximale en employant lui aussi un nouvel arsenal technologique. Son message messianique fut transmis par le biais dune technique dinscription cartographique : le plan du prophte , transmis Lucencia par larchange San Miguel, reprsentait les obstacles sur la route du paradis et les moyens liturgiques qui permettraient de les surmonter (Figure 4, Thomas 1976 : 42-49). Quant ses prires rituelles, trs proches des chants aleluia, elles se diffusrent en haute fidlit grce

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    la distribution de sries de cassettes analogiques sur lesquelles elles taient enregistres (Thomas 1976 : 21).

    Figure 4. Plan du prophte.

    Conclusion

    Cette tude dune srie de traditions amazoniennes trs diffrentes aura, nous

    lesprons, dmontr lintrt dune approche pidmiologique du discours rituel, approche qui sinscrit dans la continuit de toutes celles qui tentent didentifier les facteurs psychologiques et cologiques plus gnraux de la stabilisation culturelle. lencontre dune perspective essentialiste, nous navons pas essay de dfinir une liste de proprits inhrentes aux chants rituels. lencontre dune perspective classificatoire, nous navons pas souhait dfinir des idaux-types du rituel dinitiation, du chamanisme ou du prophtisme. Tout en conservant une approche comparatiste, nous sommes au contraire partis de lide que les traditions rituelles taient composes dlments htrognes dont les degrs de stabilit sont variables et sur lesquels agissent des facteurs de natures diverses. Nous avons ensuite dtermin une srie de facteurs universels dont les corrlations multiples mais contraignantes taient susceptibles dexpliquer, au moins partiellement, pourquoi certains chants rituels se sont propags et stabiliss sous leur forme actuelle plutt que sous une autre. Cest ltude de ces facteurs prcis, plutt que des chants rituels en gnral, qui porte en elle la possibilit dune anthropologie renouvele pour laquelle les tentatives de dfinition de la culture , de la tradition ou du rituel napparatront que comme autant de problmes mal poss.

    Si lon accepte de considrer les chants rituels comme un ensemble dlments stabiliss dans une population donne au cours dune priode donne, alors il devient clair que le processus de transmission est le moment crucial permettant de comprendre cette stabilit. Cest au cours de cette transmission quapparaissent les dfinitions rflexives des chants rituels, dans les discours mmes de ceux qui les rptent puis les transmettent. Ce sont ces dfinitions et non celles proposes par les anthropologues qui doivent tre tudies. Elles prennent la forme de discours pistmologiques qui explicitent la nature des entits ou des processus qui tablirent les rgles de distributions temporelle et dmographique des chants rituels et dont lautorit ancestrale et/ou surnaturelle rendit ncessaire la mmorisation et la rptition les plus exactes possible de ces chants, entrainant lusage de procdures de stabilisation de plus en plus efficaces. Ces diffrents facteurs universels, qui rendent possible la stabilit des discours rituels et de leurs modes de transmission et qui sous-tendent les dynamiques de diffusion et de transformation des traditions au sein desquelles ces discours sont inscrits, sont indiffrents la fois aux dcoupages culturels et aux catgories traditionnelles dont a hrit lanthropologie. Leur analyse ne fait que commencer.

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