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Méthodes et problèmes Histoire de la lecture Laurent Jenny , © 2003 Dpt de Français moderne – Université de Genève Sommaire Introduction 1. Le livre 2. Le texte 3. L'œuvre I. Brève histoire des supports du texte 1. Le volumen 1. Le texte du volumen 2. Lecture du volumen 2. Le codex 1. Du volumen au codex 2. Maniement du codex 3. Le texte du codex 4. Écriture cursive 3. Le livre imprimé 1. Lente démocratisation du livre imprimé 4. Premières conclusions II. Lecture orale et lecture silencieuse 1. Lecture orale 1. Le rôle de la voix 2. Écriture orale 2. Lecture silencieuse 1. Ruminatio 2. Lecture in silentio 3. Lecture à haute voix 3. Pratique collective 4. Pratique personnelle III. Des textes et des images 1. Repérage 2. Contrepoint 3. Visualisation 1. L'image, aide à la lecture 2. L'emblème 3. L'essor de l'illustration 4. Dialogue du texte et des images IV. Du codex à l'écran 1. Le texte tabulaire 2. L'hypertexte 3. Nouvelles dimensions Conclusion Bibliographie Introduction Sommaire | Texte intégral Bibliographie Exercices

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Méthodes et problèmesHistoire de la lectureLaurent Jenny, © 2003Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

Introduct ion1. Le livre2. Le texte3. L'œuvre

I. Brève histoire des supports du texte1. Le volumen

1. Le texte du volumen2. Lecture du volumen

2. Le codex1. Du volumen au codex2. Maniement du codex3. Le texte du codex4. Écriture cursive

3. Le livre imprimé1. Lente démocrat isat ion du livre imprimé

4. Premières conclusionsII. Lecture orale et lecture silencieuse

1. Lecture orale1. Le rôle de la voix2. Écriture orale

2. Lecture silencieuse1. Ruminatio2. Lecture in silentio3. Lecture à haute voix

3. Prat ique collect ive4. Prat ique personnelle

III. Des textes et des images1. Repérage2. Contrepoint3. Visualisat ion

1. L'image, aide à la lecture2. L'emblème3. L'essor de l'illustrat ion4. Dialogue du texte et des images

IV. Du codex à l'écran1. Le texte tabulaire2. L'hypertexte3. Nouvelles dimensions

ConclusionBibliographie

Introduction

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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Introduction

Faire des études lit téraires, comme vous vous apprêtez à le faire, c'est tout à la foislire

des livres,des texteset des œuvres.

Nous avons un peu tendance à t raiter ces 3 termes comme un seul. Mais pourtant ils'agit de réalités bien dif férentes, quoiqu'elles soient entre elles dans des rapportsd'interact ion et de dépendance.

1. Le livre

Le livre est un support d'inscript ion des textes et nous verrons part iculièrementaujourd'hui que ce support n'a pas toujours existé sous sa forme récente. Voussavez qu'il est en train de se métamorphoser sous nos yeux avec l'arrivée dessupports numériques. Il n'y a évidemment pas de coïncidence nécessaire entre texteet livre. Le support livre peut renfermer moins qu'un texte (une part ie d'œuvrescomplètes) ou beaucoup plus qu'un texte (un assemblage de textes), voire à la foisplus et moins (dans le cas d'une anthologie). D'autres supports, comme nous leverrons avec les supports électroniques, cont iennent ou plutôt renvoient à touteune bibliothèque, ce qui bouleverse évidemment les limites de ce qu'on entendordinairement par livre.

2. Le texte

Un texte c'est une suite de signes qu'on a délimités comme un ensemble de sens,par une opérat ion toujours plus ou moins arbit raire ou libre. Il peut s'agir de ladécision de l'auteur qui met le point f inal à une suite d'esquisses ou au contraireremanie sans cesse son texte. Souvenons-nous par exemple de Montaigne quivoulait que le texte de son livre bouge et évolue avec sa propre vie. L'éditeur, qui estune sorte de lecteur professionnel, peut aussi jouer son rôle en décidant que telleédit ion du texte fait foi, et qu'on doit en soustraire tels éléments ou y intégrer telsautres. La délimitat ion d'un texte résulte nécessairement d'un choix, d'une volontéde const ituer un sens; et dans l'histoire ces décisions sont constamment révisées,ce qui fait que l'histoire des œuvres est f luctuante, et jamais f igée. Pensons parexemple à la façon dont se sont métamorphosées les œuvres de Victor Hugo ou deMarcel Proust ces dernières années au f il des réédit ions (la Recherche du tempsperdu est ainsi passé de 3 à 4 volumes « Pléiade » intégrant de nombeux textesconsidérés jusque là comme indignes de publicat ion).

Pour bien situer cet te not ion de texte, je voudrais encore souligner un point , c'estsa relat ive indif férence au support livre. Une fois qu'un texte est f ixé, il demeure lemême, qu'on l'imprime sur un rouleau, en livre de poche, sur papier Bible ou qu'on lefasse déf iler sur écran. Le texte d'un poème de Baudelaire resterait ident ique à lui-même, même si on le lisait dans le cadre d'une installat ion où il serait écrit avec detubes de néon rouge posés sur une prairie. En revanche, il suf f irait qu'on en changequelques signes pour que ce ne soit plus le même texte.

3. L'œuvre

Quant à l'œuvre, elle ne se confond évidemment ni avec le livre (c'est par

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métonymie que nous disons que nous lisons des livres; nous lisons ce qui se t rouveinscrit dans les livres) ni même avec celle de texte. Ef fect ivement un lit téraire nes'intéresse pas seulement à des suites de signes abstraits du temps et de l'histoire, ils'intéresse à des œuvres. Et je déf inirais volont iers l'œuvre comme l'ensemble queconst ituent un projet de sens, un texte et une récept ion. Une œuvre surgit dans unmonde historique déf ini, que nous avons besoin de connaître pour la comprendre;elle répond au projet d'un auteur singulier qui vise à t ravers elle un ensembled'intent ions, et c'est pourquoi nous nous intéressons aussi aux auteurs, à leurexistence, à leurs idées; mais rien ne dit que les textes qu'écrivent réellement lesauteurs coïncident totalement avec leurs projets. La récept ion des œuvres révèlesouvent beaucoup de leurs virtualités de sens.

Les dist inct ions faites entre

livre,texteet œuvre,

nous pouvons examiner comment les supports du texte ont évolué, contribuant àen modif ier la forme et la prat ique de lecture.

I. Brève histoire des supports du texte

Dans le monde occidental, on a écrit des textes sur des supports t rès variés. EnMésopotamie primit ive, on écrivait sur des tablet tes de glaise carrées de sept ouhuit cent imètres, qu'on rangeait sans doute dans une poche de cuir. Dans lespremiers siècles de Rome, le savoir, essent iellement sacerdotal, était f ixé sur deslivres en toile de lin (lintei) ou sur des tablet tes de bois (tabulae). C'est encore le caspour Caton le Censeur (234-149) qui rédige ses discours sur des tablet tes de boisavant de les prononcer. En Grèce ou à Rome, même à l'époque des rouleaux, onécrivait les missives privées sur des tablet tes de cire réut ilisables.

La grande rupture dans l'Ant iquité se fait entre deux autres supports qui ont connusuccessivement une très grande dif fusion: le volumen et le codex.

I.1. Le volumen

Le volumen est un rouleau-livre en papyrus. Au IIe siècle avant Jésus-Christ il est déjàrépandu dans le monde hellénist ique et commence à faire son entrée à Rome. Il serale support principal des textes lit téraires jusqu'au IIe siècle après Jésus-Christ .

Le rouleau reste lié à la culture des classes dominantes et sa fabricat ion estcoûteuse, à la fois parce que la mat ière première est importée d'Egypte et parce qu'ilsuppose un art isanat t rès qualif ié. C'est ce qui va entraîner son déclin à part ir du IIesiècle après Jésus-Christ .

I.1.1. Le texte du volumen

Il n'y a pas nécessairement coïncidence entre rouleau-livre et texte. Un ou plusieursrouleaux-livres correspondent à un texte et les auteurs commencent à structurerleurs œuvres en livres. Dans le cas de l'Iliade d'Homère, par exemple, la division dupoème en 24 chants résulte sans doute du fait qu'il occupait 24 rouleaux (Manguel

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1996, 157); bien au-delà de l'usage des rouleaux on a cont inué à diviser en livres(segments de texte de la longueur approximat ive d'un rouleau) les textes longs.

I.1.2. Lecture du volumen

Lire un livre, cela consiste à l'époque à prendre un rouleau dans la main droite et à ledérouler progressivement de la main gauche (ce n'est pas tout à fait sans rapportavec la façon dont nous faisons défiler des textes sur nos modernes écransd'ordinateur, avec parfois la sensat ion gênante que nous ne pouvons avoir le textetout ent ier sous les yeux sans le parcourir en cont inu). Sur le rouleau le texte estécrit en colonnes et on a sous les yeux une colonne de texte ou plusieurs. Le textea donc un aspect relat ivement panoramique. Dans le cas où il est illustré, il permetde suivre en continu une série de scènes, au fur et à mesure de la narrat ion. Mais lalecture du rouleau est physiquement contraignante. Elle mobilise ent ièrement lecorps. Elle rend impossible pour le lecteur d'écrire en même temps qu'il lit , deconfronter des textes, ou de mettre en rapport des passages éloignés.

I.2. Le codex

L'apparit ion du codex (pluriel: codices), qu'on peut déf inir comme livre avec despages cousues ensemble est liée à l'ut ilisat ion de nouveaux supports d'inscript ioncomme le parchemin. Même s'il a existé des codices de papyrus ou de tablet tes debois, c'étaient des matériaux peu prat iques pour cet usage.

Pline l'Ancien ( Histoire naturelle, XIII,11) raconte que le roi d'Egypte Ptolémée, voulutdéfendre le secret de fabricat ion du papyrus pour assurer la prééminence de labibliothèque d'Alexandrie. Il en interdit donc l'exportat ion. Son rival Eumène,souverain de Pergame, aurait ainsi été contraint au IIe siècle à la recherche denouveaux supports comme les peaux de mouton ou d'agneaux (le mot parcheminsignif ie étymologiquement « de Pergame »). En fait le procédé était connu avantcette époque, les premiers cahiers de parchemin datent d'un siècle plus tôt (Manguel1996, 156).

I.2.1. Du volumen au codex

Le codex supplante le rouleau dès le début du IIe siècle, en part ie en raison de lademande accrue de livres provoquée par l'essor du christ ianisme. Il est d'abordmoins cher: ef fect ivement le texte occupe les deux côtés du support et non plus unseul; par ailleurs le support , est un produit animal qui se t rouve partout et n'a plusbesoin d'être importé comme le papyrus.

I.2.2. Maniement du codex

Sur un plan strictement physique, le codex est aussi d'un maniement nettement plusaisé que le rouleau, en laissant le lecteur plus libre de ses mouvements. On pourraposer les codices, part iculièrement quand ils seront de grande taille et tourner lespages d'une seule main, les parcourir rapidement. Le codex permet aussi de passertrès rapidement d'une part ie à une autre du texte et donc d'en avoir une visiond'ensemble ou de se déplacer dans ses dif férentes part ies.

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I.2.3. Le texte du codex

Mais surtout le codex a une capacité beaucoup plus grande que le rouleau. Il estsuscept ible d'avoir un grand nombre de pages et on peut y réunir, dans un uniquevolume, une série de textes du même auteur ou de textes t raitant d'une mêmematière, const ituant ainsi une sorte de pet ite bibliothèque portat ive. C'est d'ailleursce qui va entraîner l'adopt ion au IVe et Ve siècle de « disposit ifs éditoriaux » (Cavalloin Cavallo et Chart ier 1997, 104 ) signalant les séparat ions entre plusieurs textesdif férents: t it res, formules init iales (incipit ) ou f inales (excipit).

D'une façon générale, le codex prédispose à une structurat ion et à un découpagebeaucoup plus précis du texte. Les pages fragmentent en ef fet le texte et luidonnent une allure discont inue. Dès l'époque de Quint ilien (au Ie r siècle), les motssont séparés par des points (mais il faudra at tendre le VIIe siècle pour que les motscommencent d'être séparés par des espacements). Dans l'Ant iquité tardive, lafragmentat ion du texte passe par de courtes séquences signalées par des init ialesagrandies et des ponctuat ions. La marque coloriée du paragraphe apparaît au XIIIesiècle « pour dist inguer une unité de contenu intellectuel ». Du coup les textesdeviennent mieux mémorisables. On va ainsi about ir au XVe siècle à un disposit if dulivre relat ivement complexe comprenant des t it res de chapit res, des notesmarginales référencées par les let t res de l'alphabet, une table de mat ière.

I.2.4. Écriture cursive

C'est à l'occasion des gloses commentaires en marge que les auteurs du XIIe sièclecommencent à prat iquer une écriture cursive, plus facile à prat iquer rapidement quel'écriture gothique. Cette écriture est codif iée vers le XIVe siècle. Le travail du copistes'en trouve facilitée car cet te écriture exige moins de pressions de la main et desoulèvements de la plume (Saenger in Cavallo et Chart ier 1997, 158). Pour l'écrivaince sera aussi un soulagement, car il pourra écrire lui-même, délivré de l'intermédiaireque const ituait le scribe à qui il dictait encore au XIIe siècle. Le processus d'écrituredeviendra plus intérieur. L'écrivain maîtrisera mieux la totalité de son manuscrit etévitera les redites, ajoutera compléments et correct ions avant de conf ier le tout àun scriptorium.

I.3. Le livre imprimé

Il faudra évidemment at tendre la découverte de l'imprimerie au milieu du XVe siècle,pour que le livre connaisse une nouvelle expansion. Gutenberg, jeune graveur etjoaillier de Mayence, fabrique une bible avec des pages de 42 lignes entre 1450 et1455: c'est le premier livre imprimé avec des caractères mobiles – dont Gutenbergfera voir les feuillets à la foire de Francfort .

L'intérêt de l'imprimerie apparaît immédiatement évidente: rapidité de composit ion,uniformité des textes (qui ne sont plus soumis aux erreurs des copistes), possibilitéde produire en grande quant ité et coût relat ivement moins élevé.

Plus de trente-mille incunables (d'un mot lat in du XVIIe siècle qui signif ie « duberceau ») ont été ainsi imprimés avant 1500.

I.3.1. Lente démocratisation du livre imprimé

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Au début le livre imprimé se modèle étroitement sur le manuscrit mais vers 1520-1540, il t rouve sa physionomie propre. Le livre imprimé a une page de t it re et descaractères standardisés. Il est le plus souvent de grand format (in quarto, c'est-à-direune feuille pliée 2 fois, d'à peu près 30 sur 40 cm). Il est posé sur un lutrin et impriméen gros caractères pour pouvoir être lu de loin et collect ivement.

Mais le moindre coût et la rapidité de production créa un marché plus importantde gens qui pouvaient s'offrir des exemplaires à lire en privé, et qui n'avaientdonc plus besoin de livres en grands caractères et formants, de sorte que lessuccesseurs de Gutenberg commencèrent peu à peu à fabriquer des volumesplus petits, qu'on pouvait mettre dans sa poche.

(Manguel 1996, 167)

Ainsi l'éditeur humaniste italien Manuce (Aldo Manuzio), en 1501 commence àimprimer pour une clientèle privée des livres au format in octavo, dépourvusd'annotat ions et de gloses, mais nant is d'un nouveau caractère, l'italique, élégant etlisible.

On assiste donc à une privat isat ion progressive du livre. Avec l'avènement de laculture bourgeoise les livres deviennent de moins en moins épais, le format inoctavo, le format in-douze et même le t rès f in format in-seize s'imposent comme lesformats préférés des amateurs de lit térature. Le livre se démocrat ise avecl'apparit ion au XIXe siècle de livres reliés en toile et non plus en cuir, puis au XXe

siècle avec le livre de poche.

I.4. Premières conclusions

J'aimerais conclure ce premier point en remarquant que le texte lit téraire ne s'estque progressivement ident if ié au livre paginé dans l'Histoire et peut-être de façonassez éphémère puisqu'à nouveau aujourd'hui cet te coïncidence se trouve mise enquest ion. Je voudrais aussi souligner que la visée ou les possibilités du support ontété des condit ions déterminantes dans la façon de concevoir les textes et leurorganisat ion.

Mais évoquer seulement les rapports entre textes et livres sans tenir compte desprat iques de lecture t rès dif férentes qui se sont succédées dans l'histoire nousdonnerait une vision très abstraite et f ict ive de la lit térature.

II. Lecture orale et lecture silencieuse

Dans ses Confessions (VI,3), au IVe siècle de notre ère, August in rapporte une visiteà l'évêque de Milan Ambroise et il fait part de son étonnement devant un fait pour luiextraordinaire:

Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait lasignification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe quipouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés,si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvionsoccupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix.

II.1. Lecture orale

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II.1.1. Le rôle de la voix

Sans doute dans l'Ant iquité la lecture silencieuse n'est-elle pas tout à fait ignorée,mais c'était un phénomène marginal. La lecture silencieuse est peut-être prat iquéedans l'étude préliminaire du texte et pour le comprendre parfaitement. Mais les écrits(scripta) restent inertes tant que la voix ne leur a pas donné vie en les t ransformantsen mots (verba). L'écriture lit téraire – au sens vaste du terme, qui comprend aussibien poésie, philosophie, historiographie, t raités philosophiques et scient if iques –est composée en fonct ion de son oralisat ion. Elle est dest inée à une lectureexpressive « modulée par des changements de ton et de cadences selon le genredu texte et les ef fets de style » (Cavallo in Cavallo et Chart ier 1997, 89). Par ailleursl'écriture en cont inu sans séparat ion entre les mots (scriptio continua), devenuecourante à part ir du Ie r siècle (et succédant à l'usage des interpunctua marquant laséparat ion entre les mots) rend nécessaire la lecture à haute voix pour comprendreles textes:

Pour comprendre une scriptio continua, il fallait donc plus que jamais l'aide laparole: une fois la structure graphique déchiffrée, l'ouïe était mieux à même que lavue de saisir la succession des mots.

(Cavallo in Cavallo et Chartier 1997, 90 )

Alberto Manguel (1996, 68) note que Cicéron, de même que plus tard August in, ontbesoin de répéter le texte avant de le lire à haute voix. Dans le déchif f rement, lelecteur se laisse guider par des cellules rythmiques qui l'aident à structurer le texte. Iljouit d'ailleurs d'une certaine liberté dans la façon de couper l'énoncé et de faire despauses. Il ajoute éventuellement des signes de séparat ions entre les mots ou lesphrases, et dans le cas d'un poème peut noter la métrique. Lire c'est un peu commeinterpréter une part it ion musicale et le corps y est le plus souvent engagé par desmouvements des bras et du thorax.

II.1.2. Écriture orale

Il faut ajouter que la composit ion du texte procède de même. Soit l'écrivain écrit ens'aidant du murmure de la voix, soit il dicte à haute voix. Le texte apparaît donc làcomme un intermédiaire entre deux oralisat ions.

II.2. Lecture silencieuse

À cette lecture à haute voix, t rès marquée par la rhétorique, s'oppose sans douteune lecture silencieuse ou murmurée à caractère plus int ime et moins social. Cavallopense notamment, d'après des fresques de Pompéi, qu'il y a eu une lecture féminine,à caractère plus privé, silencieuse ou murmurée (Cavallo in Cavallo et Chart ier 1997,97).

À part ir du VIe siècle, la lecture silencieuse se développe, notamment en milieumonast ique. Dans la Règle de Saint-Benoît , la lecture joue un rôle t rès important.On y t rouve notamment des références à l'exigence d'une lecture muette qui nedérangera pas les autres. En fait les formes de lecture se diversif ient . On dist ingue

II.2.1. Ruminatio

La lecture à voix basse, appelée murmure ou ruminat ion (ruminatio), sert de support

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à la méditat ion et d'instrument de mémorisat ion. Jusqu'à la Renaissance, onprat ique en ef fet surtout une lecture intensive d'un pet it nombre de livres(essent iellement religieux) qui sont quasiment appris par cœur, voire incorporés parle lecteur. Ce type de lecture est dominant jusqu'au XIIe siècle. L'écrit est surtoutinvest i d'une fonct ion de conservat ion et mémorisat ion.

II.2.2. Lecture in silentio

La lecture silencieuse (in silentio). Elle est l'occasion d'une intériorisat ion et d'uneindividualisat ion de la lecture. Le lecteur silencieux n'est plus astreint au rythme de laprononciat ion, il peut aussi établir des parcours discont inus dans son livre ouconfronter tel passage à d'autres. La méthode de lecture change: on procède à undéchif f rement réglé de la let t re (littera), du sens (sensus) et de la doctrine(sententia). On s'aide des gloses et des commentaires pour comprendre les textes(Chart ier et alii 1995, 274 ). La relat ion que le lecteur entret ient avec le contenudevient beaucoup plus personnelle à tel point qu'on y verra un risque de paresse etd'hérésie. Ef fect ivement un livre qu'on lit en réf léchissant au fur et à mesure à sonsens n'est « plus sujet à clarif icat ion immédiate, aux direct ives, condamnat ions oucensure d'un auditeur » (Manguel 1996, 71).

II.2.3. Lecture à haute voix

Enfin la lecture à haute voix exige comme dans l'Ant iquité une technique part iculièreet se rapproche du chant liturgique. Elle relève le plus souvent d'une prat iquecollect ive.

II.3. Pratique collective

Jusqu'à l'invent ion de l'imprimerie, cependant, peu de gens savent lire et la manièrela plus f réquente d'accéder aux livres est d'entendre un texte récité. Dans les courset dans les maisons bourgeoises, on lit des livres à haute voix af in de se distraire oude s'instruire. Les parents let t rés font la lecture à leurs enfants.

Au XVIIe siècle les lectures publiques à haute voix sont t rès courantes. On en a untémoignage vivant dans le Don Quichotte de Cervantès. Un débat oppose le curépart i à la recherche de Don Quichotte, et qui a brûlé tous les livres de chevalerie quilui ont dérangé l'esprit et l'aubergiste qui a accueilli Don Quichotte. L'aubergistedéfend la lecture:

Dans le temps de la moisson, quantité de travailleurs viennent se réunir ici lesjours de fête, et parmi eux il s'en trouve toujours un qui sait lire, et celui- là prendun de ces livres à la main et nous nous mettons plus de trente autour de lui, etnous restons à l'écouter avec tant de plaisir qu'il nous ôte plus de mille cheveuxblancs.

(cité par Manguel 1996, 148)

Durant ces lectures t rès fest ives, tout le monde est libre d'interrompre le récit et defaire des commentaires. Ces lectures collect ives ou familiales se prolongeront, sousdes formes diverses jusqu'à la f in du XIXe siècle.

II.4. Pratique personnelle

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Cependant parallèlement se développe la lecture personnelle. La f in du XVIIIe siècleest marquée par une véritable fureur de lire . C'est aussi un nouveau type de lecturequi suscite une considérable part icipat ion imaginaire et af fect ive du lecteur. LaNouvelle Héloïse (1761) qui a connu pas moins de 70 édit ions jusqu'en 1800 a ainsiété le plus grand best-seller de l'Ancien Régime. Mais les mêmes ef fets seproduisent à l'étranger avec les lectures de Richardson, Klosptock ou Goethe.Comme le dit Reinhard Wit tmann:

Cette forme de lecture se trouvait à la jonction entre la passion individuelle, quiisole de l'entourage et de la société, et la soif de communication à travers lalecture. Il résulta de cet “immense besoin de contact avec la vie derrière la pageimprimée” une confiance complètement nouvelle, d'une intensité jamais atteinteauparavant et même une amitié imaginaire entre l'auteur et le lecteur, entre leproducteur de littérature et son destinataire.

(in Cavallo et Chartier 1997, 345 )

Sans doute le lecteur – et la lectrice – sont-ils physiquement isolés, mais ils ont lesent iment d'appartenir à une communauté privilégiée d'adeptes. Ce qui se const itueainsi au XVIIIe siècle c'est un type de lecture moderne – (mais peut-être pascontemporaine si l'on admet qu'au XXe siècle on assiste à un mode de percept iondu livre plus distrait , sans véritable hiérarchie ni cont inuité entre les types de livre, etqui t ranspose parfois à la lecture les habitudes du zapping).

III. Des textes et des images

L'un des instruments de la part icipat ion imaginaire du lecteur, c'est l'insert iond'éléments picturaux dans les textes – insert ion qui, au f il des siècles a pu prendredes formes très variées.

Je soulignerai, pour commencer, que l'apparit ion d'images dans les textes n'a rien desurprenant: elle découle de la spat ialité et de l'icônicité de la let t re elle-même. Oupour le dire autrement: la let t re est elle-même une sorte de dessin, dont nous avonstendance à oublier la spat ialité au prof it de son sens mais il suf f it qu'elle soit ornéepour que nous prenions conscience de son existence graphique.

On peut dist inguer t rois principaux rôles de l'illustrat ion dans les textes (Le Men inChart ier et alii 1995, 229):

le repérage,le contrepoint etla visualisat ion imaginaire.

Entre ces fonct ions il y a cependant de mult iples interférences.

III.1. Repérage

Dès le XIe siècle un certain nombre de repères visuels sont mis en place pour faciliterl'ident if icat ion des unités de sens du texte. Ainsi on voit apparaître le symbole dupied-de-mouche indicat if du paragraphe (avant que le paragraphe ne soit signalé parun blanc). Mais aussi des têtes de chapit re en couleur rouge, des init iales tantôtrouges et tantôt bleues. Cette let t re init iale, au contact de mot ifs décorat ifs venusde tradit ions barbares nordiques (celt iques en part iculier) va devenir de plus en plusillustrat ive et se t ransformer en lettre historiée (le mot « hystoire » à part ir du XIIIesiècle désigne la représentat ion d'une scène à plusieurs personnages) – c'est-à-dire

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en forme typographique abritant des images de plus en plus complexes et quis'émancipent de leur simple fonct ion de repérage pour la doubler d'une fonct ionreprésentat ive. D'où la possibilité d'ef fets de redoublement entre texte et image, etde visualisat ion des scènes décrites.

De même d'autres repères textuels vont être l'occasion de visualisations. La pagede t it re fait son apparit ion vers 1480 et elle est souvent composée comme untableau allégorique. Les culs-de-lampe qui séparent des chapit res auront plus tardde même une fonct ion de plus en plus icônique.

III.2. Contrepoint

L'image n'est pas toujours un redoublement de la let t re. Elle peut au contraireinverser son sens, la tourner en dérision ou parler d'autre chose. L'époque où cettefonct ion de contrepoint des images dans les textes s'est développée de la façon laplus spectaculaire est le XIVe siècle où l'on voit apparaître des livres d'heures (c'est-à-dire des livres de prière comprenant des psaumes, des hymnes, des prièresspéciales à dif férents saints et un calendrier) t rès richement ornés. Mais cet teornementat ion est souvent t rès surprenante. Par exemple dans telle page du livred'heure dit « de Marguerite » (second quart du XIVe siècle), la lectrice pouvait voirune Adorat ion des Mages richement peinte dans la let t re init iale D, mais cet te imagesainte est doublée par de curieux mot ifs dans les marges. En bas de la page onaperçoit t rois singes parodiant les at t itudes des Mages. À droite une f igure à bonnetde fou grimace, à gauche un ange à tête de singe t ire sur la let t re comme s'il voulaitla défaire, et dans les marges de la page suivante on aperçoit des objetshétéroclites tels un chaudron et un papillon. Ainsi s'opposent mais aussi dialoguentParole de Dieu et une fatrasie visuelle qui en est un peu comme le refoulé. (Camille1992, 22). Ces « singeries » en marge des livres d'heures nous indiquent bien que sile lisible et le visible émergent d'une même source, en un point ils peuvent divergeret presque se contredire.

III.3. Visualisation

Dans l'espace du livre, même les images élaborées, et apparemment les plusillustrat ives entrent dans des rapports complexes avec le sens des textes.

III.3.1. L'image, aide à la lecture

Il peut s'agir tout d'abord d'images aidant à la lecture. Comme on l'a vu, dèsl'Ant iquité, il y a eu des livres illustrés associant le texte et l'image et dest inés à descouches sociales peu instruites. En Egypte on a retrouvé des livres grecs illustrés. Cesont des adaptat ions de grands textes comme les poèmes d'Homère. On peutpenser qu'ils s'adressaient à des nouveaux riches, comme le Trimalcion du Satiriconde Pétrone, soucieux d'af f icher la possession de livres, mais incapable d'une lectureélaborée (Cavallo in Cavallo et Chart ier 1997, 99) et qui devaient s'aider des images.

Ce type de livres t rès illustrés pour public de lecteurs peu instruits fait songer à untype de livre qui se répandra plus de 10 siècles plus tard, à part ir de 1462 et qu'on aappelé Bibliae pauperum, bibles des pauvres (sans doute abusivement car ils'agissait de livres assez chers). L'imagerie biblique est passée des fresques deséglises, aux vit raux imagés des églises gothiques et enf in au livre. Il s'agit de grandslivres d'images où chaque page est divisée en deux scènes ou plus – associantparfois des scènes de l'Ancien Testament et du Nouveau Testament. Le livre, posé

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sur un lutrin, est ouvert à la page appropriée et exposé aux f idèles. La plupart de cesf idèles sont incapables de lire les mots en caractères gothiques qui const ituent unesorte de légende autour des personnages représentés.

Mais la majorité reconnaissait la plupart des personnages et des scènes, et étaitcapable de lire dans ces images une relation entre les récits de l'AncienTestament et du Nouveau, du simple fait de leur juxtaposition sur la page.

(Manguel 1996, 130)

L'image a donc ici pour rôle de faire dialoguer des textes. Il se peut aussi que cesimages aient été un support de verbalisat ion pour le prêtre chargé du prêche et uneillustrat ion de textes bibliques lus à haute voix.

III.3.2. L'emblème

Au XVIe siècle on a vu apparaître un genre qui a tout de suite connu un immensesuccès et qui propose une autre relat ion entre textes et images, c'est le genre del'emblème. Un emblème est une image dest inée à illustrer une maxime ou une véritémorale. Il of f re souvent l'apparence d'une sorte de rébus. Ici ce n'est plus, commedans les livres d'heures , l'image qui vient brouiller le sens du texte, c'est au contrairele texte qui est la clé d'une image énigmat ique.

III.3.3. L'essor de l'illustration

Le XIXe siècle connaît un essor prodigieux des techniques et du succès del'illustrat ion, qui coïncide avec l'intense part icipat ion imaginaire du lecteur qu'on aévoquée plus haut. Mais pour autant l'image ne s'autonomise pas totalement.L'illustrat ion of f re une interprétat ion visuelle des moments clés du récit . La façondont l'image est légendée, à part ir le plus souvent d'un fragment de phrase extraitdu récit produit aussi des ef fets de sens variés, suspendant l'act ion et le sens dansune immobilisat ion dramat ique ou jouant de subt ils décalages entre ce qui estmontré et ce qui est cité.

III.3.4. Dialogue du texte et des images

Pour conclure sur ce point , textes et images n'apparaissent jamais dans le livrecomme deux ordres absolument hétérogènes et séparés. C'est précisément parcequ'ils appart iennent à des codes dif férents convoqués dans un même espace qu'ilsdialoguent et produisent des ef fets de sens complexes qu'il faut apprendre àdéchif f rer dans une lecture totale.

IV. Du codex à l'écran

IV.1. Le texte tabulaire

Aujourd'hui plus que jamais cet te intricat ion des textes et des images apparaîtcomme une donnée essent ielle de notre culture, en liaison avec l'émergence denouveaux supports du livre. L'un des caractères absolument nouveaux du support-

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écran des textes informat isés, c'est qu'il est const itué d'unités élémentaires (lespixels) qui ne relèvent à proprement parler ni du signe ni de l'image. Cette ambiguïtéconst itut ive du support a d'ailleurs un répondant dans l'apparence même du textesur écran qui est à la fois vu comme une image et déchif f ré comme un texte. De faitles textes sur écran apparaissent de plus en plus dans des conf igurat ions tabulairesoù se conjuguent des messages textuels, et des messages icôniques. Certes cettestructure mosaïque s'est d'abord développée sur des supports-papiers (notammentceux de la presse écrite depuis la f in du XIXe siècle), mais elle connaît une expansionsans précédent avec les supports électroniques.

La juxtaposition sur la page d'éléments textuels et visuels a pour effet de modifierl'économie du texte, qui tend à laisser à l'image les données descriptives etréférentielles pour se consacrer à l'explicitation des éléments abstraits ou desliens entre les données.

(Vandendorpe 1999, 155)

On remarquera surtout que de telles conf igurat ions défont la linéarité de la lecture.L'oeil peut en ef fet part ir de n'importe quelle unité illustrat ive sur la page et opérer àpart ir d'elle de mult iples t rajets. On peut penser que dès lors la lecture prend uneforme associat ive, f ragmentaire et subject ive, le lecteur retenant des élémentsverbaux et icôniques « dans une synthèse personnelle fortement teintée d'af fect ivité » (Vandendorpe 1999,155).

IV.2. L'hypertexte

Cette forme associat ive qui marque la conf igurat ion de la page sur écran est aussicaractérist ique du document hypertextuel au-delà de la page et même du texte.Avant d'y venir, on peut remarquer que le texte sur support informat ique apparaît àla fois en défaut et en excès vis-à-vis du livre imprimé. La lecture en ef fet est limitéeau nombre de lignes qui apparaît sur l'écran en sorte qu'on a toujours une saisiepart ielle du texte (ce qui nous ramènerait aux formes de lecture du volumen).Ef fect ivement le faire défiler sur écran nous enchaîne à la linéarité du texte bienplus que cela n'autorise une appréhension synthét ique. De ce point de vue lesupport électronique semble en régression vis-à-vis du livre imprimé, ou même ducodex en général, qui peut être feuilleté t rès rapidement et dans lequel il est aisé dese déplacer. Mais cet inconvénient est évidemment largement compensé par lapossibilité qu'of f re le texte sur support électronique de se lier à d'autres textes.

Il faut rappeler que le terme hypertexte a été inventé en 1965 par Ted Nelson. Ilvoulait désigner par là une nouvelle forme de document sur ordinateur dans lequelchaque unité textuelle donne lieu à un accès non séquent iel (c'est-à-dire qu'on nepasse pas d'un élément textuel à un autre par simple cont iguï té comme c'est le casdans la lecture linéaire d'un texte suivi, qu'il soit soit rouleau ou sur codex). Lelecteur a le choix d'interrompre le f il de sa lecture en cliquant sur les éléments d'uneliste ou sur certains mots du texte qui of f rent des liens avec d'autres blocs textuels.Ce mode de parcours du texte peut d'ailleurs s'enchâsser à l'inf ini, de bloc textuel enbloc textuel. Le texte ainsi créé est donc doté d'une structure arborescente et nonplus linéaire comme l'était le livre. Il tend à réaliser concrètement l'idéal d'unebibliothèque inf inie telle qu'elle a pu être rêvée par Borgès l'une des nouvelles de sesFictions (« La bibliothèque de Babel »).

IV.3. Nouvelles dimensions

Ainsi le paradoxe du support écran, c'est qu'il of f re à la fois moins qu'un texte (par

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les contraintes spat iales de l'écran) et plus qu'une bibliothèque (par le réseauvirtuellement inf ini des liens qu'il propose).

Nous ne devons pas méconnaître que cette structure hypertextuelle est en passede modif ier profondément les prat iques de la lecture et l'ident ité même de ce qu'onentend par texte. Sur le plan de la lecture, l'hypertexte introduit une dimensionnouvelle d'interact ivité qui fait du lecteur le créateur de son propre parcours, etquelque sorte le co-auteur de son texte. Il peut d'ailleurs garder t race de l'originalitéde son parcours. Cette mutat ion de la fonct ion lecteur vers une fonct ion auteur estencore accentuée dans tous les cas où le lecteur peut intervenir en annotant ouréécrivant le texte qu'il est en train de lire et de composer. La souplesse du mediuminformat ique qui accueille sans dif f iculté des ajouts ou des modif icat ions textuellesen se recomposant automat iquement ouvre ainsi de nouvelles possibilités de glose.

Cependant, à la dif férence de la glose ancienne qui cherche à f ixer le plus nettementpossible le sens d'un texte dont la let t re doit demeurer immuable – parce qu'elle estrévélat ion divine –, la glose moderne met en quest ion l'ident ité même du texte. Si letexte se présente sous la forme d'un réseau ouvert de choix et de bifurcat ions, deuxlecteurs pourront-ils af f irmer qu'ils auront lu le même texte? Ce qui se t rouve ainsimis en quest ion c'est la stabilité des signif icat ions qui découlent d'une lecture etdonc aussi la possibilité de s'entendre sur les valeurs culturelles dont les textes sontporteurs.

Conclusion

C'est dans cet éclairage historique des mutat ions du texte et de la lecture que jevoudrais situer ce cours de méthodologie de l'analyse littéraire. Il en ressortclairement, me semble-t-il, qu'apprendre à lire, pour un lit téraire, c'est être at tent ifaux disposit ifs textuels qui se sont succédé, dans leur complexité – qui est tout à lafois langagière (les textes lit téraires sont des objets de sens denses et riches designif icat ions impliquées que nous devons apprendre à repérer) et non-langagière (letexte lit téraire apparaît dans un environnement esthét ique et historique qui enrichitégalement sa signif icat ion). Les textes ne viennent pas seuls sur une scèneabstraite qui serait la littérature. Ils émergent d'un monde de supports matériels,d'images, de prat iques, et de projets de sens individuels. Ce sont ces ensemblescomplexes que nous voudrions vous aider à déchif f rer en vous fournissant desinstruments d'analyse appropriés.

Bibliographie

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Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesLire, cette pratiqueLaurent Jenny, © 2004Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

I. Les deux lectures1. Lecture « privée » et lecture « crit ique »2. Lecture et jeux

II. La lecture privée1. Rites de lecture2. L'actualisat ion mentale des textes3. Lecture privée et échange communicat ionnel4. L'ident if icat ion

1. Aspects de l'ident if icat ion lit téraire2. L'« embrayage » de l'ident if icat ion

III. La lecture crit ique1. Le lecteur comme poseur de puzzles

1. Une relat ion duelle2. Une act ivité de synthèse

1. L'exemple de la construct ion du personnage2. Un jeu à règles variables

1. L'exemple de la versif icat ion de RimbaudIV. Enjeux de la lecture: jeu lit téraire et apprent issage du monde

ConclusionBibliographie

I. Les deux lectures

« Lire, cet te prat ique » écrivait Mallarmé, suggérant que la lecture lit téraire relevaitd'un savoir et d'une expérience spécif iques. C'est qu'on n'en f init pas d'apprendre àlire. Un crit ique des années 70, Jean Ricardou, dist inguait pour sa part plusieursformes d'analphabét isme. Selon lui, lorsqu'on ne sait vraiment pas lire, on voit desformes (des let t res) mais pas de sens; puis on apprend à lire et on passe à une autresorte d'analphabét isme: on voit du sens mais plus de formes (on devient vict imed'une sorte d'hallucinat ion imaginaire qui nous fait oublier la matérialité du signif iant).La « prat ique » de la lecture, ce pourrait être la recherche d'une accommodat ionjuste entre formes et sens.

I.1. Lecture « privée » et lecture « critique »

Une autre façon d'aborder la complexité de la lecture, ce pourrait être de confronterles formes de la lecture spontanée, appelons-la « privée », et celles de la lecturesavante, que l'on pourrait aussi caractériser comme une lecture « crit ique ».L'opposit ion apparemment la plus évidente, c'est que la lecture privée est purementguidée par le plaisir, tandis que la lecture crit ique est dominée par la distance, lechoix et le jugement.

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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La lecture privée est en ef fet caractérisée comme « dilet tante » (du lat in delectare,s'adonner à un plaisir). Elle se borne en général à une première lecture parce qu'elleest soucieuse de préserver les agréments de la surprise. Son allure est f lâneuse, nonseulement dans le choix des lectures, largement livré au hasard, mais aussi dans lerythme de la découverte (elle s'autorise à être lacunaire, sautant des passages,oubliant le début, confondant des personnages). Elle n'est guidée par aucun principeproduct if ou ut ilitaire. Elle n'a pas nécessairement à interpréter ce qu'elle lit . Elle nevise ni un savoir ni la product ion d'un autre texte.

De son côté la lecture crit ique implique nécessairement un regard second sur letexte, c'est-à-dire une relecture. Elle se veut méthodique et exhaust ive parce qu'elleconçoit le texte comme un ensemble organisé où tout est cohérent et tout faitsens. Elle est (souvent) product ive d'une interprétat ion, qui éclaire non seulement letexte lu, mais d'autres textes et le phénomène lit téraire dans son ensemble. Elle est(parfois) product ive d'un autre texte, commentaire ou crit ique.

Cependant, cet te opposit ion des lectures, si elle était aussi radicale, ne serait passeulement at t ristante, elle serait aussi fausse. Effect ivement nous allons voir queces deux formes de lectures sont en fait solidaires et qu'heureusement aucune n'estexempte de plaisir, mais il faut dist inguer dif férentes sortes de plaisirs.

I.2. Lecture et jeux

Pour mieux le comprendre, nous pouvons suivre les réf lexions du crit ique MichelPicard, dans son livre int itulé La lecture comme jeu, livre fondamental pour notrepropos et qui nous inspirera beaucoup. Picard y décrit la lecture non pas comme unmais comme deux sortes de jeux, tous deux nécessaires à son accomplissement.On peut les appeler respect ivement « jeu de rôles » et « jeu de règles » (en anglais, ily a deux mots bien dist incts pour les désigner: playing – mot qu'on emploie au sensd e « jouer la comédie » –, et game – qui caractérise tous les jeux où il s'agitd'appliquer des règles). Par certains aspects la lecture est playing, elle consiste àentrer dans les rôles que nous propose la f ict ion, un peu comme un acteur le fait authéâtre, mais avec cette nuance que la scène de la représentat ion est purementmentale. Par d'autres aspects, la lecture est game, jeu de règles (encore s'agit -ilsouvent non seulement d'appliquer des règles mais aussi de les découvrir…).

Si l'on adopte le point de vue de Picard, on saisit mieux quels sont les deux typesd'invest issements nécessaires à la lecture: impossible de lire sans entrer dans un jeude rôles (ou alors le livre nous tombe des mains), mais impossible de lire en ignoranttout à fait le jeu des règles lit téraires (ou alors le livre devient arbit raire, voireincompréhensible). Si l'on admet que la lecture privée est dominée par le plaisir dujeu de rôles et que la lecture crit ique est dominée par le plaisir du jeu de règles, oncomprend mieux leur complémentarité. Essayons de préciser les caractères dechacune d'entre elles.

II. La lecture privée

II.1. Rites de lecture

La lecture privée fait une part importante à des éléments individuels et presqueégocentriques (à son sujet la psychanalyse pourrait parler de narcissisme). Cecaractère apparaît manifestement à t ravers certains rites de lecture. Le lecteur se

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retranche du monde extérieur pour se blot t ir dans un espace personnel:appartement, fauteuil ou robe de chambre; ou parfois comme Proust il se réfugiedans un jardin sous une charmille:

Dans cette charmille, le silence était profond, le risque d'être découvert presquenul, la sécurité rendue plus douce par les cris éloignés qui, d'en bas,m'appelaient en vain, quelquefois même se rapprochaient, montaient lespremiers talus, cherchant partout, puis s'en retournant, n'ayant pas trouvé; alorsplus aucun bruit; seul de temps en temps le son d'or des cloches qui au loin, par-delà les plaines, semblait tinter derrière le ciel bleu, aurait pu m'avertir de l'heurequi passait...

(Contre Sainte-Beuve, 168)

On peut dire que cet individualisme de la lecture est une de ses données « modernes », ne serait -ce que parce que, comme on l'a vu dans le cours sur l'Histoirede la lecture, dans l'Ant iquité, la lecture se faisait essent iellement à voix haute (StAugust in, à la f in du IVe siècle nous signale comme une singularité que son maître StAmbroise prat ique la lecture à voix basse).

II.2. Lecture privée et actualisation mentale des textes

Les éléments subject ifs de la lecture ne sont pas seulement extérieurs (un cadreprotecteur) ou physiques (un bien-être corporel), il ont aussi une forte dimensionpsychologique. Effect ivement, au cours d'une lecture, se produisent un très grandnombre d'interférences mentales d'un caractère purement subject if . Tandis quenous lisons, nous actualisons des souvenirs personnels vécus, qui donnentconsistance à telle scène ou à tel décor évoqués par le texte et lui confèrent soncachet de réalité. Ainsi lorsque je lis la descript ion de la plage de Balbec par Proust(dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs ), j'y mêle inévitablement mes propressouvenirs de plage normande, ou, à défaut, ceux qui peuvent s'en rapprocher deprès ou de loin.

Bien des scènes romanesques m'évoquent des fantasmes purement personnels,sans qu'ils aient nécessairement de rapports avec le monde imaginaire que le texteme fait découvrir. Baudelaire disait ainsi qu'il voyait en Madame Bovary « un homme », mais on peut penser que c'est un fantasme purement personnel, et dif f icile à fairepartager à d'autres.

II.3. Lecture privée et échange communicationnel

Bref, en lisant, nous ne cessons de penser à autre chose, qui nous est propre. Cespensées personnelles sont indispensables pour donner une colorat ion vivante ànotre lecture et nous permettre de l'invest ir. Cependant, d'un autre côté, nousvoyons aussi leurs limites: ce qui est le plus subject if dans la lecture est aussi ce quiest dest iné à demeurer « privé »: on ne peut espérer à part ir de là approfondir lapensée ou l'imaginaire de cet autre qu'est l'auteur.

Peut-on communiquer avec d'autres sur un texte à part ir de nos seules impressionssubject ives? Sans doute cela arrive-t-il souvent, mais si j'échange avec autrui mesassociat ions libres ou mes impressions les plus personnelles sur un texte, jerenseigne l'autre sur moi-même beaucoup plus que sur le texte. Il se peut qu'alorsnous en apprenions beaucoup sur notre sensibilité et sur notre imaginairerespect ifs. Mais, il n'est pas sûr que nous parvenions à une meilleure connaissancedu texte ou à une évaluat ion plus sûre de son intérêt .

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II.4. L'identif ication.

La project ion subject ive dans le texte a cependant une vertu posit ive, c'est qu'ellenous permet lit téralement d'entrer dans le texte, de l'invest ir de façon vivante ennous ident if iant à un personnage voire à plusieurs. Ce processus, je vous proposede l'observer tel qu'il est décrit dans un roman, Madame Bovary, (car il arrive que lespersonnages de romans soient aussi des lecteurs de roman et qu'on nous lesdécrive dans leur prat ique de la lecture).

Nota Bene: Dans le couvent où elle est pension, Emma se fait prêterdes romans par une vieille fille qui travaille à la lingerie:

Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, dames persécutées s'évanouissantdans des pavillons solitaires, postillons qu'on tue à tous les relais, chevaux qu'oncrève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots,larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols dans les bosquets,messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux commeon ne l'est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes. Pendant sixmois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieuxcabinets de lecture. Avec Walter Scott, plus tard, elle s'éprit de choseshistoriques, rêva bahuts, salles de gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivredans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage qui, sous letrèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dansla main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanchequi galope sur un cheval noir.

(I,6)

Comme Flaubert , mais pour des raisons un peu plus part iculières, nous pouvonstous dire:« Madame Bovary, c'est moi ». En ef fet , nous sommes tous sujets, quandnous lisons, au type de fascinat ion imaginaire qui nous est ici décrit (même si lesformes de l'imaginaire ont changé et ne sont plus guère nourries par le bric-à-bracpseudo médiéval d'une lit térature romant ique populaire).

Ce que nous voyons à l'œuvre chez Emma, c'est un processus d'ident if icat ion, uneatt itude psychologique que nous pouvons rapprocher du jeu de rôles, puisqu'il s'agitde « jouer à être comme ». Vous savez qu'un des grands romans de la lit tératureeuropéenne, Don Quichotte de Cervantès, nous raconte l'histoire d'un homme qui acédé au vert ige de l'ident if icat ion lit téraire. À force de lire des romans de chevalerie, ila perdu de vue la dimension ludique de l'ident if icat ion lit téraire. Il a oublié sa propreident ité en se prenant lui-même pour un chevalier de l'époque médiévale. Mais toutlecteur sain d'esprit sait contenir ses ident if icat ions dans les limites du « fairecomme ».

II.4.1. Aspects de l'identif ication littéraire

L' ident if icat ion lit téraire est d'ailleurs un peu part iculière. Selon Picard, dans lalecture, on s'ident if ie moins à un personnage pris dans totalité qu'à un personnage « en situat ion ». Typiquement, Emma se voit comme une châtelaine accoudée à lafenêtre dans l'at tente d'un cavalier. C'est une image idéale f igée, et commeéternisée.

Par ailleurs, au f il de la lecture, nous glissons d'une ident if icat ion à une autre. Nousprat iquons un jeu de rôles où, selon les sollicitat ions du texte, nous tenons un peutous les rôles (quit te à opérer des clivages internes entre les bons et les méchants).Ainsi nous sommes successivement et tout à la fois Emma, la pet ite bourgeoise deprovince, Charles, son poussif mari, Rodolphe, le séducteur cynique et même peut-être Homais, le pharmacien ridicule et odieux, chantre du progrès et des vertuslaïques.

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II.4.2. L'« embrayage » de l'identif ication

Cependant, il faut tout de suite préciser, que si nous glissons ainsi d'ident if icat ion enident if icat ion, si nous entrons parfois dans la peau d'êtres extrêmement éloignés denous, ce n'est pas seulement par un mouvement de project ion psychologiquespontanée, c'est aussi parce que les textes nous y invitent object ivement . Ils « embrayent » notre part icipat ion imaginaire au moyen de certaines formesgrammaticales et lit téraires.

L'exemple le plus simple qu'on puisse en donner, c'est le récit à la première personne,du type L'Étranger de Camus. Parce que Meursault , le héros-narrateur du livre, dit « je » dès la première ligne, nous sommes sollicités à partager ses sensat ions et sespensées, à nous les approprier, aussi « étranges » soient-elles. De ce point de vue,vous voyez que l'intérêt de la lit térature est de nous faire intérioriser desexpériences tout à fait inconnues et de nous les faire vivre par délégat ion. C'estpart iculièrement évident dans le cas de L'Étranger , car Meursault est un être quepersonne ne comprend et que tout le monde rejet te.

Retenons pour le moment que, si la lecture est un jeu de rôles, les rôles y sontlargement mis en scène par le texte lui-même. C'est ce qui rend ce jeu de rôles « intelligent », c'est ce qui en fait aussi déjà un jeu de règles – et non pas un simpleécran de project ion de nos imaginaires privés. Bien lire, ce n'est donc nullementrefuser l'ident if icat ion, c'est comprendre à quelles ident if icat ions nous sommesinvités, comment est modulée notre proximité ou notre distance à ce qui estraconté. Peut-être commençons-nous par là à mieux comprendre qu'une analyseprécise des règles lit téraires peut nous préserver des déformat ions subject ives de lalecture.

III. La lecture critique

On a dit que la lecture crit ique était dominée par le jeu de règles. Cela implique, on l'avu, que la lecture ne se réduit pas à une rêverie, ni à une absorpt ion passive designif icat ion (comme si les livres nous versaient des contenus dans le cerveau). Lalecture est en ef fet une opérat ion plus complexe que la « communicat ion » décritepar Roman Jakobson, un linguiste des années 1970, dans un fameux art icle int itulé« Linguist ique et poét ique ». Dans son modèle, un émetteur (par exemple l'auteur)t ransmet un message (le texte) à un récepteur (le lecteur) en ut ilisant un codedéchif f rable (la langue). Mais un tel schéma ne convient que pour décrire descommunicat ions extrêmement simples, univoques et immédiatement déchif f rables,plutôt des SOS en morse que des textes lit téraires..

En ef fet , le lecteur (en dépit de son apparence immobile, silencieuse, voirelégèrement somnolente) est inf iniment plus act if qu'un simple récepteur. Ce que luipropose le texte lit téraire, c'est bien moins une signif icat ion toute prête qu'unensemble d'instruct ions pour construire un sens à part ir d'informat ions part ielles.Voici donc une nouvelle image du lecteur, non plus un « dévoreur » de livres,confondant rêve et réalité, mais un « constructeur ».

III.1. Le lecteur comme poseur de puzzles

Dans son livre, Picard nous propose un héros de roman emblémat ique du lecteur-

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constructeur, même s'il n'est pas lui-même un lecteur (contrairement à EmmaBovary): il s'agit de Bart lebooth, personnage du roman de Georges Perec, La viemode d'emploi . Bart lebooth est un riche excentrique qui passe vingt ans de sa vie àreconst ituer des puzzles qu'il a fait fabriquer pendant les vingt années précédentes.Du puzzle lui-même, le narrateur de La Vie mode d'emploi nous dit ceci:

...en dépit des apparences, ce n'est pas un jeu solitaire: chaque geste que fait leposeur de puzz le, le faiseur de puzz les l'a fait avant lui; chaque pièce qu'il prendet reprend, qu'il examine, qu'il caresse, chaque combinaison qu'il essaye etessaye encore, chaque tâtonnement, chaque intuition, chaque espoir, chaquedécouragement, ont été décidés, calculés, étudiés par l'autre.

Selon Picard, le puzzle nous of f re une bonne image de certains aspects de lalecture, part iculièrement deux:

1. Comme le puzzle, la lecture est une relat ion duelle.2. Comme le puzzle, la lecture est une act ivité de liaison, d'intégrat ion, de

reconst itut ion d'une unité représentat ive.

III.1.1. Une relation duelle

Par relat ion duelle, entendons que non seulement deux instances y sont impliquées,mais que l'une exerce un calcul sur l'autre, selon une forme de stratégie (et c'estbien en cela que la lecture échappe au modèle t rop simpliste de la communicat ionentre émetteur et récepteur). Ef fect ivement, à t ravers la narrat ion, l'auteur f ilt rel'informat ion qu'il délivre au lecteur. C'est-à-dire qu'il situe le lecteur à une certaineplace – place qu'il peut d'ailleurs faire varier au cours du récit .

Prenons le début d'un roman de Balzac, La peau de chagrin:

... Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s'ouvraient...

Balzac est coutumier de ce type d'entrées en mat ière où un personnage nous estd'abord présenté de l'extérieur, sans que nous puissions rien deviner de son histoire,de ses préoccupat ions ou de ses pensées. Quelques pages plus loin, cependant,nous entrons dans l'int imité des impressions et des réf lexions du même personnageet nous nous rendons compte qu'il s'apprête à se suicider.

S'il déposait un moment le fardeau de son intelligence et de ses souvenirs pours'arrêter devant quelques fleurs (…), bientôt saisi par une convulsion de vie quiregimbait encore sous la pesante idée du suicide, il levait les yeux: là desnuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourdelui conseillaient encore de mourir.

Entre le premier et le second passage, il y a eu une variat ion de point de vue ou dece qu'on appelle plus techniquement focalisat ion. Vous en étudierez les formesdans les prochaines séances de ce cours, mais ce qui nous intéresse aujourd'hui,c'est le calcul que cela suppose vis-à-vis du lecteur. Le narrateur aménagel'ignorance du lecteur, en suspendant un certain nombre d'informat ions quiexpliqueraient l'aspect ou l'at t itude du personnage. C'est-à-dire qu'à tout momentdu récit , à t ravers la narrat ion, l'auteur aide ou contrarie l'act ivité de lecture. Il visesans cesse son lecteur, en calculant ses réact ions, en misant sur ses at tentes.Quant au lecteur, il fait un t ravail symétrique, il échafaude des hypothèses sur lesraisons qu'on a de lui dissimuler certains éléments de l'histoire, il s'ef force d'ut iliserau mieux les indices dont il dispose et de deviner ceux qu'on lui cache. Il y a donc

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bien un duel, au sens où entre le lecteur et l'auteur s'exerce une véritable lut te dontl'enjeu est l'informat ion narrat ive.

III.1.2. Une activité de synthèse

Il y a un second aspect qui rapproche la lecture du puzzle. La lecture est une act ivitéde liaison, d'intégrat ion progressive de fragments, dest inée à former f inalement unereprésentat ion aussi totale que possible. Et cet te act ivité, bien dif férente del'ident if icat ion, est cependant, elle aussi, productrice de plaisir. La psychanalyse nousenseigne que, si les pet its enfants sont passionnés par les puzzles et jubilentlorsqu'ils sont parvenus à refaire un tout avec des morceaux, c'est parce qu'ilsrejouent la conquête de leur propre unité – unité assez tardivement const ituée dansle cas du pet it humain, qui naît psychologiquement t rès « prématuré » et quelquepeu dissocié.

Bien sûr la construct ion d'une totalité de représentat ion est un peu plus complexedans le cas de la lecture que dans celui du puzzle. Tout d'abord le lecteur doitrassembler et synthét iser des informat ions explicites qui lui sont donnéessuccessivement. Les textes, en ef fet , « ont de la mémoire », ou plutôt une virtualitéde mémoire. C'est-à-dire qu'au f il du discours ils font implicitement référence à desinformat ion qu'ils ont antérieurement délivrées. Mais il revient au lecteur d'être, si l'onpeut dire, la « mémoire vive » du texte, c'est-à-dire de convoquer ces informat ionsau bon moment et de faire au fur et à mesure qu'il en rencontre de nouvelles unesynthèse cohérente.

III.1.2.1. L'exemple de la construction du personnage

C'est ainsi que le lecteur procède pour « const ituer » le personnage de roman.Prenons l'exemple, dans la Recherche du temps perdu, d'un personnage comme lebaron de Charlus. La première fois qu'il le voit , Marcel le prend pour un « espion »,puis pour un aristocrate hyper-viril, voire pour un fou colérique. Il faudra beaucoupd'années à Marcel pour comprendre que Charlus est aussi et surtout unhomosexuel, ce qui explique une part de ses bizarreries de comportements (maispas toutes, loin de là). « Composer » le personnage, pour le lecteur c'est const ituerla cohérence et la constance relat ive d'un être de f ict ion à part ir d'indices quipeuvent être contradictoires. Un personnage n'est d'ailleurs, jusqu'à la f in du texte,jamais achevé. Jusqu'au dernier mot, le lecteur peut être amené à « retoucher leportrait ».

Dans ce travail, le lecteur est parfois aidé par les commentaires du narrateur quiproposent eux-mêmes des synthèses et des interprétat ions des personnages. Ainsi,dans le roman balzacien, le t ravail est « mâché » au lecteur. Le narrateur nousexpose toutes les lois psychologiques ou sociologiques qui sont supposées mot iverles personnages. Il nous décrit en termes généraux les aspirat ions et lescomportements d'un jeune homme de province qui « monte » à Paris pour y faireune carrière de poète, ou ceux d'un banquier, d'une femme entretenue, d'uneépouse vertueuse, etc. Et les act ions des personnages sont toujours desillustrat ions part iculières de ces prétendues lois.

Mais, dans bien d'autres romans, ces lois générales demeurent tacites ou sontinexistantes. À cet égard, plus le narrateur est silencieux, plus le lecteur est sollicitédans son act ivité de construct ion et d'interprétat ion. Il doit y parvenir à part ir de sapropre connaissance du monde, ou à part ir de la connaissance encyclopédique des

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mondes historiques et culturels qui font l'horizon du texte lorsque ces mondes sontéloignés de lui dans le temps ou dans l'espace.

Il faut noter que certains romans du XXe siècle, comme ceux de Samuel Beckett oud'Alain Robbe-Grillet , lancent de véritables déf is au lecteur. Non seulement lenarrateur s'abst ient d'aider le lecteur dans la compréhension du personnage. Mais illui arrive de rendre impossible cet te compréhension tant les informat ions qu'il donnesont lacunaires ou contradictoires.

III.2. Un jeu à règles variables

La comparaison avec le puzzle nous a été ut ile pour dégager certains aspects de lalecture comme jeu de règles, mais elle a aussi ses limites. Et à ce point nous devonsl'abandonner pour analyser un dernier aspect du jeu de règles lit téraire. En ef fet ,contrairement à ce qui se passe dans le cas du puzzle ou du jeu d'échec, nousvenons de voir que les « règles » du jeu lit téraire ne sont pas constantes ni f ixéesune fois pour toutes. La lit térature est dans l'Histoire, et elle ne cesse de modif ierles règles de son jeu. C'est pourquoi le lecteur est aussi exposé à une tâche nonconvent ionnelle dans les jeux de règles: il doit découvrir au fur et à mesure de salecture les règles qu'il doit appliquer. Lire, au sens plein du terme, c'est nonseulement « jouer » mais saisir le « changement de règles » et donc l'act ivité,chaque fois nouvelle, qu'une œuvre assigne à son lecteur.

III.2.1. L'exemple de la versif ication de Rimbaud

Ces changements de règles, nous venons de sommairement les évoquer dans legenre romanesque à propos du personnage. Mais, un exemple pris dans la poésiesera peut-être encore plus parlant. Si nous parcourons l'ensemble des poèmes deRimbaud, qu'il a composé comme vous le savez en très peu d'années, nous nousapercevons qu'il a modif ié presque à chaque poème les règles de la versif icat ion qu'ilappliquait . Il est part i en 1869 d'une versif icat ion qui était en gros celle de VictorHugo pour about ir vers 1874 à des vers qu'on a plus tard considérés comme desvers libres. Et au f il de ces cinq ans, il est passé par toutes sortes de stadesintermédiaires, parodiant et dépassant la prat ique de Théodore de Banville, puisrivalisant avec les invent ions de Verlaine, avant d'élaborer sa propre poét ique.

Il est clair dès lors que lire un poème de Rimbaud, ce n'est pas seulementcomprendre son contenu, c'est aussi comprendre quel jeu il joue, quelle règle il nouspropose à chaque fois. Et ces changements de règles ne sont pas dénués eux-mêmes de signif icat ion. Ainsi, le poème qui at taque le plus violemment les règles dela versif icat ion classique fait allusion à une grande révolte polit ique, la Commune deParis, en 1872. Plus tard, en revanche, Rimbaud prat ique une versif icat ion qui estmoins subversive que « f lot tante ». Il ne t ransgresse plus les règles, il les desserre. Etcela n'a évidemment pas la même signif icat ion.

Part iculièrement dans le cas de la versif icat ion, la « règle » prend facilement un senspolit ique, car versif ier c'est une certaine façon de concevoir les relat ions entre loicollect ive et expression individuelle. Chaque style de versif icat ion gère à sa façonces relat ions. Et lorsqu'en 1886 le vers libre s'est imposé, c'est-à-dire la possibilitépour chacun d'inventer et de faire varier la longueur des vers en dehors de touterègle préétablie, on a beaucoup associé cet te liberté à la démocrat ie et aux droitsde l'individualisme.

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IV. Enjeux de la lecture: jeu littéraire et apprentissage du monde

Après avoir étudié les formes de cette prat ique de la lecture, nous pouvons essayerde répondre à la quest ion de sa fonct ion. À quoi sert ce double jeu de la lecture quenous avons décrit? Est-il purement gratuit? Dans quels rapports entre-t-il avec lemonde réel?

À cette quest ion, nous pouvons fournir une réponse assez proche de celles qu'onpropose à propos du jeu en général. Les anthropologues, en ef fet , nous apprennentque le jeu a des fonct ions sérieuses. Il existe dans toutes les sociétés humaines etdans bon nombre de sociétés animales et il a une fonct ion d'apprent issage. Jouer,cela sert à ant iciper et à répondre à des situat ions inédites et non encoremaîtrisées.

Or c'est exactement ce que fait la lit térature à t ravers les dif férents genres. Elleant icipe des situat ions psychologiques, sociales et af fect ives nouvelles. Elle leurtrouve des solut ions sur un plan hypothét ique. Elle propose des réponsespersonnelles à des états du monde encore inexistants.

Prenons l'exemple de Baudelaire. Dans ses Petits poèmes en prose , il s'est donnépour tâche de saisir les nouveaux rapports sensibles qui découlent de l'existencedans la grande ville. Ef fect ivement, à part ir du milieu du XIXe siècle, les habitants desgrandes villes sont confrontés à de nouvelles expériences fondées sur la surprise, lasolitude, le brassage des classes sociales, l'éphémère des rencontres, le choc desrencontres des spectacles et des modes. Baudelaire a cherché, dans une formenouvelle mêlant le prosaïque et le poét ique, à créer une esthét ique et à esquisserimaginairement un style de vie propre à accueillir ces aspects de la vie moderne.

Conclusion

J'espère, pour f inir, vous avoir montré que la prat ique académique ou « crit ique » dela lecture n'excluait rien de ce qui a pu const ituer votre plaisir spontané de la lectureprivée. Bien plutôt , la lecture crit ique af f ine et étend le plaisir de la lecture privée enapprofondissant le jeu de l'ident if icat ion ou de la règle, en le nuançant, bref encréant un dialogue plus dynamique entre les suggest ions du texte et les réact ionsdu lecteur. Sartre déf inissait la lecture comme une « liberté dirigée ». Le monde dutexte propose mais il est clair que c'est la richesse de la vie intellectuelle du lecteurqui dispose, en donnant vie aux univers de sens que l'auteur invente pour lui.

Bibliographie

BARTHES, Roland (1973). Le Plaisir du texte . Paris: Points/Seuil.COMPAGNON, Antoine (1998). « Le lecteur » in Le démon de la théorie. Paris:Seuil.ISER, Wolfgang (1976). L'Acte de lecture. Bruxelles: Mardaga.Nouvelle revue de psychanalyse, n°37 – La lecture (1988). Paris: Gallimard.PICARD, Michel (1986). La lecture comme jeu. Paris: Minuit .TODOROV, Tzvetan (1971). « Comment lire » in Poétique de la prose. Paris:Seuil.TODOROV, Tzvetan (1978). « La lecture comme construct ion » in Les genresdu discours. Paris: Seuil.

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Edition: Ambroise Barras, 2004 //

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Méthodes et problèmesLa voix narrativeJean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003 Section de Français – Université de Lausanne

Sommaire

Introduct ion

I. La quest ion de l'auteur1. Qui parle?

1. Le narrateur, un rôle f ict if2. « Je est un autre »3. Les procès lit téraires

2. L'auteur comme catégorie de l'interprétat ionII. Le site linguist ique de la voix

1. L'opposit ion histoire/discours chez Benveniste1. L'énonciat ion historique2. L'énonciat ion de discours

2. La subject ivité du narrateurIII. Le temps de la narrat ion

1. Narrat ion ultérieure2. Narrat ion antérieure3. Narrat ion simultanée4. Narrat ion intercalée

IV. La personne1. Déf init ions2. Les récits en je

1. Fict ion et autobiographie2. Autof ict ion

V. Les niveaux narrat ifs1. Niveau diégét ique2. Niveau métadiégét ique3. Niveau extradiégét ique

VI. Fonct ions du narrateur1. Histoire2. Récit3. Narrat ion

VII. Métalepses1. Versions ludiques2. Versions sérieuses

VIII. Récits enchâssés1. Un phénomène de niveau2. Croisement du niveau et de la personne3. Formes et fonct ions de l'enchâssement

1. Récits encadrés2. Récits intercalaires

ConclusionBibliographie

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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Introduction

Pour situer le problème de la voix narrat ive, il convient de part ir des dist inct ionsproposées par G. Genette entre l'histoire, le récit et la narration. Les énoncésnarrat ifs prennent en charge une histoire, à savoir une intrigue et des personnagessitués dans un univers spat io-temporel. Ils organisent cet te histoire selon lespossibles du récit , en part iculier quant aux variat ions temporelles et quant au moded'accès ménagé vers le monde raconté – limité ou non à un point de vue interne [Laperspect ive narrat ive, I.3.1]. Mais il n'y a pas d'énoncés narrat ifs sans narration, sansénonciation narrat ive. Qui parle? Quel est le statut de la voix qui est à l'origine desrécits, qui est responsable des énoncés narrat ifs?

Sous le terme de voix, Genette réunit une série de quest ions qui concernent, demanière générale, les relat ions et les nécessaires dist inct ions qu'il convient d'établirentre ces trois instances que sont l'auteur, le narrateur et le personnage. Quest ionsde personne, d'abord: faut-il toujours dist inguer entre auteur et narrateur? Que sepasse-t-il lorsque le narrateur est en même temps un personnage de l'histoire qu'ilraconte? Quest ions de niveau, ensuite: comment déf inir les rapports et lesfront ières entre le dedans et le dehors des mondes racontés? Quest ions detemporalité enf in, lorsqu'on mesure l'écart plus ou moins grand qui sépare le tempsde l'acte narrat if et le moment où l'histoire a lieu.

I. La question de l'auteur

I.1 Qui parle?

La tentat ion est forte d'assimiler la voix narrat ive à celle de l'auteur même du texte,part iculièrement lorsque le je du narrateur s'interpose avec insistance entre lelecteur et l'histoire. Un tel privilège, en ef fet , paraît être réservé à l'auteur.

(1) Beaucoup de personnes se donnent encore aujourd'hui le ridicule de rendreun écrivain complice des sentiments qu'il attribue à ses personnages; et, s'ilemploie le je, presque toutes sont tentées de le confondre avec le narrateur.

(Balzac, Le Lys dans la vallée, Préface, 1836)

Balzac dist ingue clairement le personnage, le narrateur et l'auteur. Il souligne le faitque « la situat ion narrat ive d'un récit de f ict ion ne se ramène jamais à sa situat iond'écriture » (Genette 1972, 226). La nécessité de cette séparat ion est à la foislogique, psychologique et juridique.

I.1.1. Le narrateur, un rôle f ictif

Du point de vue logique, on remarquera d'abord que Balzac ne connaît pas lapension Vauquer (Le père Goriot ), ce qui n'empêche pas son narrateur de la décrirejusque dans ses moindres détails; on remarquera ensuite que George Orwell a écrit1984 en 1948, qu'il est mort deux ans plus tard, mais que son narrateur est encoreen vie après 1984, puisqu'il raconte son histoire au passé; enf in, on rappellera qu'unnarrateur peut rendre compte de scènes ou de dialogues extrêmement vivants, bienqu'ils se soient déroulés dans un passé parfois t rès lointain. Ce pouvoir ne trouvepas sa source dans une « mémoire part iculièrement bonne », mais dans une « faculté plus qu'humaine » (Kayser, 74) – la même qui permet à tout narrateur de

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s'inf ilt rer dans la conscience d'un ou de plusieurs personnages pour en révéler lecontenu au lecteur.

Il en résulte que « dans l'art du récit , le narrateur n'est jamais l'auteur, [...] mais un rôleinventé et adopté par l'auteur » (ibid., 71); « le narrateur est lui-même un rôle f ict if »(Genette 1972, 226).

I.1.2. « Je est un autre »

Du point de vue psychologique, les écrivains ont souvent tenu à dist inguer deux Moi:un Moi social, ou quot idien, et un Moi créateur.

(2) Le livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans noshabitudes, dans la société, dans nos vices.

(Proust, Contre Sainte-Beuve)

Les œuvres d'art surgissent « d'un moi profond irréduct ible à une intent ionconsciente »; Proust souligne avec force « la dimension non préméditée [...] del'intent ion d'auteur » (Compagnon, 3e leçon). Entre le moi créateur et le moibiographique, la « rupture » est patente, comme le note Paul Auster:

(3) Il y a dans ma vie une grande rupture entre moi et l'homme qui écrit les livres.Dans ma vie, je sais à peu près ce que je fais; mais, quand j'écris, je suis tout àfait perdu et je ne sais pas d'où viennent ces histoires.

(Paul Auster, entretien publié dans Le Monde, 26.7.1991, cité par Adam/Revaz ,78)

Mais ce sont les crit iques et théoriciens de la lit térature qui ont t iré toutes lesconséquences de ce divorce. De manière générale, l'at t itude interprétat ive supposeun sens réservé – suggéré ou caché – que l'interprétat ion se charge précisément demettre au jour. La crit ique idéologique ou psychanalyt ique par exemple s'installedans l'écart creusé entre le moi conscient et le sujet créateur. Ainsi, diront les uns,Balzac est un écrivain profondément républicain, et cela malgré ses déclarat ionsroyalistes. Un autre crit ique (Barthes) suggère pour sa part qu'« Oreste amoureuxd'Hermione [dans Andromaque], c'est peut-être Racine secrètement dégoûté de [samaîtresse] la Du Parc. » Sans qu'ils le sachent, les écrivains disent parfois lecontraire de ce qu'ils croient penser: voilà le constat que font souvent les crit iqueslit téraires. Comme Proust, ils sont « contre Sainte-Beuve ». Sainte-Beuve voulaitexpliquer les œuvres par la vie des auteurs; on s'accorde aujourd'hui à penser quecette entreprise est naïve.

I.1.3. Les procès littéraires

Du point de vue juridique, la dist inct ion des deux Moi devient capitale, puisque lesprocès intentés à Flaubert ou à Baudelaire, entre autres, en ont précisément mis enquest ion la validité. Le procureur Pinard a rendu le premier, pour reprendre les motsde Balzac (texte 1), « complice des sent iments » coupables d'Emma Bovary; contrele second, il a ignoré la f ront ière qui sépare le Baudelaire de l'état civil du poète des « pièces condamnées ». On voit ici qu'en dernière instance, les dist inct ions opéréespar les écrivains s'inscrivent dans la revendicat ion plus large de l'autonomie de lalit térature.

I.2. L'auteur comme catégorie de l'interprétation

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On peut ainsi déf inir t rois sources du récit , aux fonct ions très dif férentes: l'auteurbiographique, l'auteur-écrivain, le narrateur. Le premier n'est pas l'objet de lanarratologie. Il peut être intéressant de consulter son Journal ou saCorrespondance, de connaître ses prises de posit ion, mais en aucun cas cetterecherche ne pourra se subst ituer à l'analyse des textes eux-mêmes. En ef fet , ceux-ci ne sont pas des messages ou des déclarat ions émanant de l'auteur biographique,mais le résultat d'un t ravail esthét ique complexe, celui de l'auteur-écrivain. Ce travailconsiste dans la créat ion d'un disposit if narrat if d'ensemble, dont fait partie lenarrateur : intrigue, personnages, thèmes, style, aussi bien que le choix d'unnarrateur ef facé ou part iculièrement bavard, se ramènent à une stratégie, à uneintent ion qui est celle de l'auteur pris en ce sens restreint . Certains l'appellent « auteur impliqué », d'autres« auteur f ict if » ou encore« f igure textuelle de l'auteur »,l'essent iel est que son intent ion ne soit confondue a priori ni avec les opinions del'auteur biographique, ni avec tel ou tel jugement péremptoire du narrateur. Ainsicompris, l'auteur peut être considéré comme une sorte de point de fuite del'interprétat ion, comme l'horizon dernier de la lecture et de l'analyse (Compagnon,11e leçon).

II. Le site linguistique de la voix

La voix, c'est « la façon dont se t rouve impliquée dans le récit la narrat ion elle-même » (Genette 1972, 76). Mais la voix se fait parfois si discrète qu'elle peutsembler tout simplement muette. Zola par exemple pense que « le romancier doitgarder pour lui son émot ion » et « af fecter de disparaît re complètement derrièrel'histoire qu'il raconte ». Or, même réduite à des traces, la voix narrat ive ne disparaîtjamais complètement. Comment la repérer dès lors? On peut se tourner ici vers lalinguist ique, qui a inventorié et décrit quelques traits du langage propres à témoignerd'une telle présence.

II.1. L'opposition histoire/discours chez Benveniste

II.1.1. L'énonciation historique

Considérant les temps verbaux du français, le linguiste E. Benveniste a dist inguédeux systèmes, qui « manifestent deux plans d'énonciat ion dif férents, [...] celui del'histoire et celui du discours » (Benveniste, 238). L'énonciat ion historique secaractérise par l'ut ilisat ion du passé simple, ainsi que par l'ef facement du sujet del'énonciat ion. On la t rouve dans les récits des historiens ou dans ceux desromanciers.

(4) Après un tour de galerie, le jeune homme regarda tour à tour le ciel et samontre, fit un geste d'impatience, entra dans un bureau de tabac, y alluma uncigare, se posa devant une glace, et jeta un regard sur son costume, un peu plusriche que ne le permettent en France les lois du goût. Il rajusta son col et son giletde velours noir sur lequel se croisait plusieurs fois une de ces grosses chaînesd'or fabriquées à Gênes; puis, [...] il reprit sa promenade sans se laisser distrairepar les oeillades bourgeoises qu'il recevait .

(Balzac, Gambara, cité et souligné par Benveniste )

En (4), le texte est régi par le couple passé simple/imparfait , qui fait se dérouler lerécit comme naturellement. Il ne semble pas y avoir de traces du locuteur dansl'énoncé. Apparemment, ce paragraphe est dépourvu de narrateur et « les

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événements semblent se raconter eux-mêmes. » (Benveniste, 241)

II.1.2. L'énonciation de discours

À l'inverse, l'énonciat ion de discours proscrit l'ut ilisat ion du passé simple et laissetoujours apparaître dans l'énoncé les t races de son énonciat ion. Il s'agit notammentdes marques de la première et de la deuxième personne (je/tu), de certains adverbesspat io-temporels (ici/maintenant), des pronoms possessifs et démonstrat ifs, desverbes au présent, etc. Toutes ces expressions sont dites déictiques parce qu'ellesne peuvent être interprétées que si l'on remonte de l'énoncé à la situat iond'énonciat ion (deixis), c'est-à-dire à la personne du locuteur, comme à l'espace etau temps qui lui sont contemporains. On ne peut pas comprendre l'énoncé « je parsdemain » indépendamment de celui qui dit « je » et du moment où il le dit .

Or, le discours n'est pas le propre de l'oral. Il apparaît également dans le récit écrit . Ilest là dès que le narrateur rapporte la parole des personnages, mais aussi quand ilcommente les événements. Ainsi, en (4), dans « un peu plus riche que ne lepermettent en France les lois du goût », un jugement sociologique normat if estproposé. C'est le présent qui signale cette intrusion du narrateur. Moins nettement,dans « une de ces grosses chaînes d'or fabriquées à Gênes », le démonstrat ifrenvoie lui aussi à la situat ion de celui qui parle, en l'occurrence à un monde d'objetssupposé connu du lecteur.

II.2. La subjectivité du narrateur

Les expressions déict iques permettent de délimiter un site linguist ique de la voix,c'est-à-dire de repérer la présence du narrateur, et ce même lorsque celui-ci chercheà s'ef facer le plus possible, comme chez les romanciers réalistes.

Mais il existe aussi d'autres indices de cette présence. Par exemple, dans le simplefait qu'il est raconté au passé, un épisode est posé comme antérieur à l'acte deparole qui le produit et qui par là même s'en dist ingue. En outre, certaines modalités– modalités d'énonciat ion comme l'interrogat ion et l'exclamat ion, ou modalitésd'énoncé comme les adject ifs appréciat ifs – lorsqu'elles ne peuvent pas êtreattribuées à un personnage, sont souvent des renvois implicites à la subject ivité dunarrateur. L'usage de l'italique peut jouer un rôle comparable. Enf in, cet te subject ivitése fait jour quand, malgré un évident souci d'impart ialité, une certaine unité de tonse dégage de la lecture d'un récit . L'ironie peut y contribuer, mais aussi la tonalitéaf fect ive ou normat ive émergeant d'un réseau de comparaisons et de métaphores.

III. Le temps de la narration

La narrat ion fait donc part ie de la f ict ion. On peut l'y retrouver grâce à certains deses traits linguist iques. Examinons maintenant les rapports qui peuvent s'établirentre narrat ion et histoire, en réservant pour plus tard l'examen des relat ionsnarrat ion-récit .

La narrat ion entret ient des relat ions pert inentes avec l'histoire du point de vuetemporel et du point de vue de la personne.

Du point de vue temporel, on s'interrogera sur le rapport chronologique qui s'établitentre l'acte narrat if et les événements rapportés. Genette dist ingue la narration

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ultérieure, qui est la plus courante, la narration antérieure, qui correspond au récitprédict if , la narration simultanée, qu'on trouve par exemple dans le reportage sport if ,et la narration intercalée, où plusieurs actes narrat ifs sont intercalés entre lesévénements, comme dans le roman épistolaire ou le journal int ime (Genette 1972,229).

III.1. Narration ultérieure

Dans la majorité des récits, on raconte « au passé ». Ce recours au passé esttellement f réquent qu'on a pu mettre en doute sa valeur temporelle et le considéreruniquement comme un indice de f ict ionalité [La f ict ion, V.1.3]. Cependant, bien que ladistance temporelle séparant l'acte narrat if et l'histoire soit rarement précisée,l'histoire est souvent – directement ou indirectement – située dans le passé. Il suf f itpour cela de la ment ion d'une date, de l'annonce, dans le cours du récit ,d'événements à venir, ou encore d'un épilogue au présent.

Parfois, à la f in d'un récit , le temps de l'histoire rejoint celui de la narrat ion, enpart iculier lorsque le narrateur fait part ie de l'histoire. Par exemple, Gil Blas, aprèsavoir raconté sa vie et ses aventures sur près de 800 pages, conclut son récit parun bref sommaire ouvert sur le futur:

(5) Il y a déjà trois ans, ami lecteur, que je mène une vie délicieuse avec despersonnes si chères. Pour comble de satisfaction, le ciel a daigné m'accorderdeux enfants, dont l'éducation va devenir l'amusement de mes vieux jours et dontje crois pieusement être le père.

(Le Sage, Gil Blas de Santillane)

III.2. Narration antérieure

L'antériorité du point de narrat ion par rapport à l'histoire est un cas rare. Il ne fautpas le confondre avec les récits de science-f ict ion, où le moment f ict if de lanarrat ion est presque toujours postérieur à l'histoire racontée. Ce cas correspondplutôt au récit prédict if au futur ou au présent (prophét ies, « visions »), quoique, làencore, « le fait même de raconter l'avenir implique qu'il soit t raité comme s'il étaitdéjà advenu » (Schaeffer, 274).

III.3. Narration simultanée

En narrat ion simultanée, conduite au présent, le temps de l'histoire paraît coïncideravec celui de la narrat ion. Dans le registre des récits factuels, on peut songer aureportage sport if . Dans le cas des f ict ions, il en résulte ce paradoxe que, même si lenarrateur est absent de l'histoire qu'il raconte, il semble présent quelque part dansl'univers représenté (Genette 1983, 55). L'ef fet se rapproche de celui de lafocalisat ion externe [La perspect ive narrat ive, III.1]. Dans un récit à la premièrepersonne, les choses sont encore plus complexes. Comment concevoir en ef fet devivre et de se raconter « en même temps »? La quest ion mérite d'autant plus d'êtreposée qu'une part grandissante de la product ion romanesque contemporainepropose des récits en je, ent ièrement menés au présent. Sur cet te « déviance de lanarrat ion simultanée », voir Cohn (2001), chap. VI.

III.4. Narration intercalée

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Dans le roman par let t res, les épistoliers sont autant de narrateurs. L'histoire y estainsi racontée avec un point de narrat ion mobile. C'est également le cas dans lesdiverses formes du journal int ime ou des Mémoires. L'intérêt réside ici dans le jeu quipeut s'instaurer entre le temps de l'histoire et celui de la narrat ion.

Dans L'Emploi du temps de Butor, par exemple, un employé de bureau décide, septmois après son arrivée en Angleterre, de raconter son séjour depuis le début et ensuivant un ordre chronologique. Au deuxième mois de la rédact ion, il sent quecertains événements présents veulent être racontés sans at tendre leur tour; ilcommence alors à tenir un journal tout en poursuivant la rédact ion de sesMémoires; ceux-ci le mèneront bientôt au mois où il avait commencé à les écrire; ilse relit et s'aperçoit que les événements survenus depuis lors demandent uneréinterprétat ion du passé rédigé. Le livre présente ainsi une sorte de tressetemporelle où se croisent l'act ivité mémorialiste, diariste et interprétat ive, et qui rendcompte de la construct ion d'un sujet dans la complexité de son expérience dutemps.

IV. La personne

La relat ion entre narrat ion et histoire est déterminante encore pour déf inir lacatégorie de la personne.

IV.1. Déf initions

La quest ion de la personne est parfois réduite à sa dimension grammaticale. Onparle ainsi de récits à la première ou à la t roisième personne. Or, ce critère estinsuff isant. En ef fet , si un narrateur intervient au cours d'un récit , il ne peuts'exprimer qu'à la première personne. La quest ion est donc plutôt de savoir si cenarrateur est ou n'est pas un personnage de l'histoire.

Le narrateur est homodiégétique lorsqu'il est présent comme personnage dansl'histoire qu'il raconte. Dans ce cas, s'il n'est pas un simple témoin des événements,mais le héros de son récit , il peut aussi être appelé narrateur autodiégétique.

En revanche, le narrateur hétérodiégétique est absent comme personnage del'histoire qu'il raconte, même s'il peut y faire des intrusions – comme narrateur .

En général, le choix de la personne est déf init if . Dans Madame Bovary, on assistepourtant à une mutat ion du narrateur en cours de récit . Homodiégét ique dans lespremières pages (« Nous ét ions à l'Étude... »), il disparaît rapidement, devient ainsihétérodiégét ique, pour réapparaître in extremis dans les dernières lignes du roman,qui sont au présent.

IV.2. Les récits en je

Dans les récits homodiégét iques, les relat ions d'ident ité entre l'auteur, le narrateuret le personnage doivent être clarif iées. Elles sont en ef fet déterminantes pourdist inguer, entre autres, le roman de l'autobiographie.

IV.2.1. Fiction et autobiographie

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D'un point de vue narratologique, rien ne permet de faire la dif férence entre un récitde f ict ion à la première personne et un récit autobiographique, dans la mesure où lepremier est « une simulat ion délibérée et art if icielle » du second (Cohn, 53). Leurdif férence ne t ient qu'au statut de celui qui dit je. Dans une autobiographie, je est unlocuteur réel. Il est reconnu comme tel grâce à un « pacte autobiographique »(Lejeune) qui assure, sur la couverture ou au début du texte, l'ident ité de l'auteur, dunarrateur et du personnage. Cette ident ité est celle du nom propre.

Dans la f ict ion, le pacte autobiographique (simulé) se double d'un « pacte f ict ionnel » qui consiste précisément à changer de nom. « Quand on lit sur la page de t it re:Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d'industrie Felix Krull , on sait qu'ils'agit bien d'un roman. Le t it re de Mann [...] présente [...] l'indice essent iel de la f ict ionen régime de première personne: la créat ion d'un locuteur imaginaire. Tant que celocuteur est nommé, dans l'appareil t itulaire ou dans le texte, et tant qu'il porte unnom dif férent de celui de l'auteur, le lecteur sait qu'il n'est pas supposé prendre cediscours pour un énoncé de réalité. » (Cohn, 55)

IV.2.2. Autof iction

Il arrive néanmoins que « le héros d'un roman déclaré tel [ait ] le même nom quel'auteur » (Lejeune, 31). Ce phénomène a donné naissance à un nouveau genrecontroversé: l'autof ict ion.

L'autof ict ion cumule deux pactes en principe incompat ibles. C'est un récit fondé,comme l'autobiographie, sur l'ident ité nominale de l'auteur, du narrateur et dupersonnage, mais qui se réclame par ailleurs de la f ict ion, du genre romanesque.Pour Serge Doubrovsky, qui a bapt isé ce nouveau genre, l'autof ict ion est une « f ict ion, d'événements et de faits strictement réels ». La f ict ion devient ici l'out ilaf f iché d'une quête ident itaire. L'autof ict ion est-elle une autobiographie déniaiséedes illusions de la sincérité, ou avachie au contraire dans les facilités duromanesque? La quest ion reste ouverte...

V. Les niveaux narratifs

La quest ion de la personne concerne la relat ion du narrateur et du personnage. Ils'agit seulement de savoir si un narrateur est ou n'est pas un personnage del'histoire qu'il raconte. Cette quest ion ne doit pas être confondue avec celle desniveaux narrat ifs. La not ion de niveau désigne la f ront ière, invisible mais en principetotalement étanche, qui sépare l'univers du « raconté » et celui du « racontant ». Eneffet , dès le moment où quelqu'un raconte une histoire, qu'il en fasse ou non part ieà titre de personnage, il inst itue un univers en propre dont il est par déf init ion excluen tant que narrateur . Celui qui narre n'est pas au même niveau que les objets ou lesacteurs qui peuplent son récit . Il y a virtuellement dans tout récit t rois niveauxnarrat ifs. Leur dist inct ion permettra d'envisager d'autres types de rapport entre lanarrat ion, l'histoire et le récit .

V.1. Niveau diégétique

Considérons l'exemple suivant:

(6) C'était par un beau jour d'automne que M. de Rênal se promenait sur le Coursde la Fidélité, donnant le bras à sa femme. Tout en écoutant son mari qui parlait

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d'un air grave, l'oeil de madame de Rênal suivait avec inquiétude lesmouvements de trois petits garçons. [...] – Il pourrait bien s'en repentir, ce beau monsieur de Paris, disait M. de Rênal d'unair offensé, et la joue plus pâle encore qu'à l'ordinaire. Je ne suis pas sans avoirquelques amis au Château... Mais, quoique je veuille vous parler de la province pendant deux cents pages, jen'aurai pas la barbarie de vous faire subir la longueur et les ménagementssavants d'un dialogue de province.

(Stendhal, Le Rouge et le noir )

Dans les premières lignes de (6), le narrateur est en retrait . Il se borne à exercer safonct ion première, celle de narrer, de présenter une histoire, c'est-à-dire despersonnages qui évoluent dans un univers séparé, avec un temps (le passé) et unlieu propres. On bapt isera diégèse cet univers. Nous nous trouvons donc au niveaudiégétique ou intradiégétique, puisque nous sommes à l'intérieur de la diégèse, deplain-pied avec les personnages.

V.2. Niveau métadiégétique

Quelques lignes plus loin, le narrateur donne la parole à M. de Rênal; ce faisant, ilrenonce virtuellement à son statut de narrateur pour le déléguer à l'un de sespersonnages. On pourrait t rès bien imaginer, en ef fet , que M. de Rênal se mette àfaire le récit de ses déboires avec « ce beau monsieur de Paris », produisant ainsi unrécit second qui serait enchâssé dans le récit premier [VIII. Récits enchâssés]. Nousaccéderions à un niveau métadiégétique.

Notons au passage que, dès lors, il faudrait dist inguer t rois « M. de Rênal »: ceux duniveau intradiégét ique (Rênal personnage du récit premier et narrateur du récitsecond) et celui du niveau métadiégét ique (Rênal personnage du récit second).

V.3. Niveau extradiégétique

Mais en l'occurrence, sous prétexte d'épargner son lecteur, le narrateur coupe laparole à son personnage. Il ne se contente plus de narrer, il ouvre dans le texte unautre univers, celui d'un conteur parisien ne partageant pas les préjugés de laprovince. Il est ici à son degré de présence maximale, ce dont témoignent dif férentsdéict iques – marques de la personne (« je », « vous »), présent (du subjonct if ) etfutur – ainsi que le ton manifestement ironique du propos (emploi du terme « barbarie », ménagements savants en italique). Ici, nous accédons au niveauextradiégétique, celui d'où un narrateur peut à tout moment commenter ou juger cequi fait l'objet de sa narrat ion.

Dans notre exemple, ce niveau est occupé par un narrateur hétérodiégét ique. Maisun narrateur homodiégét ique pourrait l'occuper aussi bien.

(7) Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devait avoir surma vie) ce propos aurait dû me paraître oiseux, mais il me causa une vivesouffrance.

(Proust, À l'ombre des jeunes filles en fleurs)

Dans ce passage, le je-narrateur ne se contente pas de rapporter la souffrance duje-personnage; il intervient dans le texte en personne; ce qu'il sait aujourd'hui luipermet de porter un jugement crit ique sur le caractère inapproprié de cettesouffrance.

Extra-, intra-, métadiégét ique: voilà les t rois niveaux suscept ibles d'héberger des

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univers narrat ifs. Dans la suite du chapit re, nous étudierons l'interact ion de cesdif férents niveaux et les ef fets spécif iques qu'on peut obtenir de leur intricat ion.

VI. Fonctions du narrateur

Le niveau extradiégét ique correspond à la posit ion standard du narrateur. Depuiscette posit ion, le narrateur exerce sa fonct ion essent ielle, la fonction narrative. Ilnarre, il produit un récit qui est la mise en forme d'une histoire. Mais il lui arrive aussid'interrompre son récit pour lui apporter un commentaire. Ces intervent ions (ouintrusions) de narrateur correspondent à une nouvelle fonct ion, la fonctioncommentative, qui connaît plusieurs modalités, selon que le commentaire porte surl'histoire, le récit ou la narrat ion elle-même.

VI.1. Histoire

Le narrateur peut ainsi commenter son histoire pour « indique[r] la source d'où ilt ient son informat ion, ou le degré de précision de ses propres souvenirs, ou lessent iments qu'éveille en lui tel épisode; on a là quelque chose qui pourrait êtrenommé fonction testimoniale, ou d'attestation » (Genette 1972, 262). Il peut aller plusloin et se mettre à expliquer ou à just if ier telle act ion, exerçant alors une fonctionidéologique, qui oriente la signif icat ion générale du récit . Cette fonct ion est parfoisdéléguée à certains personnages.

VI.2. Récit

Le narrateur peut aussi se référer non plus à l'histoire, mais au récit , au texte narrat ifproprement dit (ainsi, en (6), l'allusion aux « deux cents pages » du roman) af in d'enprésenter une art iculat ion, d'en clarif ier l'organisat ion générale, ou encore pourproposer des commentaires d'ordre esthét ique. Il exerce là une fonction de régie.

VI.3. Narration

Enfin, il peut arriver que le narrateur ne soit tourné ni vers son histoire, ni vers lerécit , mais vers la situat ion narrat ive elle-même, lorsqu'il s'adresse à quelqu'un. En(5), le pronom vous renvoie à la f igure d'un narrataire, qu'on pourrait considérercomme une f igure textuelle du lecteur, sur le modèle des dist inct ions établies àpropos de l'auteur [I.2]. Ce souci du « public » fait que le narrateur privilégie safonction de communication.

VII. Métalepses

Dans les cas qui précèdent, l'étanchéité des front ières entre niveaux estparfaitement respectée. Mais il existe des cas part iculiers où ces front ièresdeviennent poreuses. Au cinéma, il suf f it de penser à l'éventualité qu'un personnagetraverse l'écran pour rejoindre les spectateurs. La f ict ion peut aussi produire cegenre d'ef fets. Quand la f ront ière est f ranchie, on a af faire à une métalepsenarrative. Sa déf init ion générale est la suivante: « toute intrusion du narrateur ou dunarrataire extradiégét ique dans l'univers diégét ique (ou de personnages diégét iques

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dans un univers métadiégét ique, etc.), ou inversement » (Genette 1972, 244).Fondée sur une impossibilité logique (on ne peut être à la fois dans le f ilm et dans lasalle...) la métalepse est toujours ressent ie comme une infract ion. La fonct ion decette infract ion peut être ludique ou sérieuse.

VII.1. Versions ludiques

La métalepse inst itue un monde où la séparat ion étanche entre univers de niveauxdif férents n'existe pas. Elle manifeste avec éclat que la f ict ion n'est pas soumise auprincipe de réalité. Ainsi Queneau crée dans Les Fleurs bleues deux personnagesqui tout à la fois existent et n'existent pas, puisque chacun d'eux est présentécomme un rêve fait par l'autre. La métalepse provoque à coup sûr la surprise dulecteur; mult ipliant les paradoxes, elle fait exister, pour le plaisir, un monde de libertéet de fantaisie.

VII.2. Versions sérieuses

C'est principalement la lit térature fantast ique qui fait un usage sérieux de lamétalepse: « Dans le fantast ique, le surnaturel apparaît comme une rupture de lacohérence universelle » – à l'inverse du merveilleux, qui « s'ajoute au monde réelsans lui porter at teinte [...] » (Roger Caillois, art icle « Fantast ique », EncyclopaediaUniversalis). Aussi le fantast ique recourt-il volont iers aux ef fets de la métalepse. Lesmystérieux phénomènes que décrivent les nouvelles de Lovecraf t , par exemple –retour monstrueux des Anciens, de Cthulhu – sont-ils le fait d'une imaginat ionmalade ou sont-ils réels? Rien ne permet de trancher. Le f lou de la f ront ière est iciexploité pour inquiéter le lecteur.

VIII. Récits enchâssés

Nous avons examiné jusqu'ici divers aspects des relat ions entre les niveaux extra- et(intra)diégét ique. Il nous reste à envisager les phénomènes d'enchâssement, qui ontlieu à la f ront ière des niveaux diégét ique et du métadiégét ique.

VIII.1. Un phénomène de niveau

Il peut arriver que le personnage d'un récit se mette lui-même à faire un récit . Ildevient dès lors le narrateur d'un récit second qui est enchâssé dans le récit premier.Les termes « premier » et « second » ne préjugent en rien de l'importance relat ivedes deux récits; souvent, le récit second est quant itat ivement plus important que lerécit premier. Ils permettent simplement de dist inguer deux niveaux narrat ifs, puisquele personnage qui prend la parole au niveau diégét ique (récit premier), du fait qu'ildevient un narrateur, ouvre un nouvel univers, une nouvelle diégèse, et nous faitdonc accéder à un niveau métadiégét ique (récit second) [V.2].

VIII.2. Croisement du niveau et de la personne

On confond parfois les dist inct ions de niveau et les relat ions de personne. Or, lespréf ixes extra- et hétéro-, d'un côté, intra- et homo-, de l'autre, ne sont pasinterchangeables. Autrement dit , un narrateur extradiégét ique n'est pas forcément

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hétérodiégét ique et un narrateur intradiégét ique, c'est-à-dire un narrateur second,n'est pas forcément homodiégét ique. Dans l'Histoire du Chevalier des Grieux et deManon Lescaut , par exemple, le Marquis de Renoncourt est extradiégét ique, commenarrateur du récit premier, mais aussi homodiégét ique, puisqu'il f igure dans son récità t it re de personnage. Dans Les Mille et Une Nuits , « Schéhérazade est unenarratrice intradiégét ique parce qu'elle est déjà, avant d'ouvrir la bouche,personnage dans un récit qui n'est pas le sien; mais puisqu'elle ne raconte pas sapropre histoire, elle est en même temps narratrice hétérodiégét ique » (Genette1983, 56).

VIII.3. Formes et fonctions de l'enchâssement

Les divers types de récits enchâssés peuvent être regroupés en deux grandesformes. La première forme est celle des récits encadrés , dans lesquels le récitsecond occupe l'essent iel du texte. La deuxième forme est celle des récitsintercalaires. On parlera de récit intercalaire quand un ou plusieurs récits sontenchâssés sans que l'un d'entre eux ne prédomine, ou alors quand un ou plusieursrécits sont enchâssés à l'intérieur d'un récit premier qui reste dominant.

VIII.3.1. Récits encadrés

Il s'agit des cas où le récit enchâssant, ou récit premier, n'est là que pour servir decadre au récit enchâssé; le récit -cadre s'ef face devant le récit encadré, qui occupe(quant itat ivement) la place dominante. Ces récits se dif férencient selon la fonct iondévolue au récit -cadre.

Lorsque le récit -cadre sert à mettre en place les condit ions (matérielles etpsychologiques) d'une récept ion « confortable », on dira qu'il a une fonctionphatique. Ainsi, Balzac ou Maupassant mettent-ils parfois en scène, dans un brefprologue, des « causeurs » brillants et spirituels, qui ne tardent guère à se muer ennarrateurs; leurs récits, sollicités par un auditoire at tent if , sont ainsi mis en valeur.

Le récit -cadre peut aussi avoir une fonct ion plus importante, une fonction évaluative,lorsque le narrataire intradiégét ique – à savoir le (ou les) auditeur(s) du récitenchâssé à qui l'on s'adresse au niveau du récit -cadre – apporte un commentaire àl'histoire qui vient d'être racontée, ce qui a (ou devrait avoir...) pour ef fet d'orienterl'interprétat ion du narrataire extradiégét ique, c'est-à-dire le lecteur.

Par exemple, dans René, Chateaubriand a situé le récit métadiégét ique du hérosdans un contexte de condamnat ion morale. René, après avoir raconté sa vie, estjugé sévèrement par un de ses auditeurs, qui lui reproche son endurcissement dansla mélancolie.

VIII.3.2. Récits intercalaires

Dans cette catégorie, on rangera les cas où un récit enchâssant dominant accueilleun (ou plusieurs) méta-récits. Ici, les fonct ions à prendre en considérat ion sont cellesdes récits enchâssés eux-mêmes. Elles sont déterminées par le type de relat ionqu'ils entret iennent avec le récit premier (Genette 1972, 242-243).

Lorsque la relat ion est causale, on a af faire à une fonction explicative. Tel est le caspar exemple, dans le Roman comique de Scarron, des méta-récitsautobiographiques des personnages principaux: ils permettent à leur entourage de

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connaître les circonstances qui les ont conduits à leur situat ion actuelle.

Lorsque la relat ion est thématique, on a af faire à une fonction de contraste oud'analogie. Dans Le Roman comique toujours, il arrive aux personnages, lors desveillées, de raconter à leur entourage des « nouvelles espagnoles » relatant deshauts faits amoureux et militaires. Ces nouvelles établissent un contraste vif etsignif icat if avec les amours vulgaires et les scènes de bagarre évoquées dans le récitpremier.

Conclusion

La voix narrat ive n'est pas la voix de l'auteur. Elle est créée par l'auteur, au mêmetit re que l'intrigue. Elle peut se borner à énoncer les phrases du récit . Elle peut aussicommenter, juger, ou déléguer sa fonct ion à un acteur de la diégèse. Toujours, elleest repérable grâce aux expressions déict iques ou aux marques de la subject ivité.

Par ailleurs, la voix englobe toutes sortes de relat ions entre la narrat ion, l'histoire etle récit (de temps, de personne, de niveaux). La diversité de ces relat ions explique ladiversité des récits. Toutefois, les not ions présentées ici ne sont que des out ilsd'analyse. « [L]es catégories narratologiques dist inguent des techniques du récitplutôt que des classes de textes. » (Schaeffer, 726) Ceux-ci ne se laissent jamaisappréhender docilement. Ils relèvent toujours du mélange. Autrement dit , ils sontcomplexes.

Bibliographie

ADAM, Jean-Michel (1996). REVAZ , F.. L'analyse des récits . Paris: Seuil, coll. « Mémo ».BENVENISTE, Emile (1976). « Les relat ions de temps dans le verbe français », inProblèmes de linguistique générale 1. Paris: Gallimard, coll. « tel », pp. 237-250.COHN, D. (2001). Le propre de la fiction. Paris: Seuil.COMPAGNON, Antoine. « Théorie de la lit térature: Qu'est-ce qu'un auteur? »,[www.fabula.org].GENETTE, Gérard (1972). « Discours du récit », in Figures III , Paris, Seuil, pp. 65-278.GENETTE, Gérard (1983). Nouveau discours du récit . Paris: Seuil.KAYSER, W. (1977). « Qui raconte le roman? », in BARTHES, R., KAYSER, W., BOOTH,W.C., HAMON, Ph., Poétique du récit . Paris: Seuil, coll. « Points-Essais », pp. 59-84.LEJEUNE, Philippe (1996). Le pacte autobiographique. Paris: Seuil, coll. « Points-Essais ».SCHAEFFER, Jean-Marie (1995). « Temps, mode et voix dans le récit », inDUCROT, O., SCHAEFFER, J.-M., Nouveau dictionnaire encyclopédique dessciences du langage. Paris: Seuil, coll. « Points-Essais », pp. 710-727.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesLa perspective narrativeJean Kaempfer & Filippo Zanghi, © 2003 Section de Français – Université de Lausanne

Sommaire

I. Déf init ion(s)1. Objet du chapit re2. Sens large: point de vue et énonciat ion3. Sens restreint

1. Focalisat ion et représentat ion2. Les trois types de focalisat ion

4. L'exemple du théâtreII. La focalisat ion interne

1. Genette: une approche intuit ive1. Le point de vue du personnage2. Le double sens du mot interne3. Les changements de foyer

2. Rabatel: les marques linguist iques du point de vue1. L'aspectualisat ion de la percept ion2. La mise en relief3. L'anaphore associat ive

3. L'embrayage du point de vue du personnageIII. La focalisat ion externe

1. Un point de vue anonyme2. L'ambiguïté du mot externe

IV. La focalisat ion zéro1. Non focalisat ion2. Mult ifocalisat ion

V. Changements et f ront ières de la perspect ive1. La perspect ive comme technique narrat ive2. Altérat ions de la perspect ive3. Front ières de la perspect ive

VI. La perspect ive et les autres paramètres du récit1. Perspect ive et voix narrat ive2. Perspect ive et représentat ion de la parole

ConclusionBibliographie

I. Déf inition(s)

I.1. Objet du chapitre

Beaucoup de termes ont été proposés pour t raiter de ce qui est réuni ici au t it re dela perspect ive narrat ive: point de vue, vision, aspect, focalisat ion. La lit tératurecrit ique sur le sujet est part iculièrement abondante. On peut y dist inguer dif férentestradit ions (anglo-saxonne, allemande, f rançaise) et des approches diversif iées

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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(poét ique, linguist ique). Ce chapit re sera centré sur la théorie des focalisat ionsproposée par G. Genette. Si elle n'est pas la plus rigoureuse, elle reste l'une des plusopératoires pour la lecture des textes. Des compléments seront apportés avec A.Rabatel. Mais il convient d'abord de délimiter les problèmes pour éviter de possiblesconfusions.

I.2. Sens large: point de vue et énonciation

Toutes t radit ions confondues, c'est le terme de point de vue qui est le pluscouramment ut ilisé. Au sens large, certains parlent de point de vue pour qualif ier lesrécits dans leur ensemble. Tout texte narrat if témoigne d'un point de vue part iculier.Il y a autant de points de vue que de textes. On comprend aisément que le terme n'aque peu d'intérêt dans ce sens. Mieux vaudrait ne l'employer que lorsque l'on peutvoir, dans un texte, se dégager un point de vue avec « une fonct ion manifeste etcohérente » (Rousset, 30).

On parlerait alors de point de vue pour désigner ce que les Anglo-Saxons appellentle ton d'un texte (tone). On pourrait y ranger l'ironie de Flaubert - par exemplelorsqu'il fait le portrait du pharmacien Homais, dans Madame Bovary. Dans ce sens,le terme renvoie surtout au point de vue du narrateur sur son histoire ou sespersonnages et englobe ce que certains crit iques appellent les intrusions d'auteur: « [Il] jeta un coup d'oeil sur son costume, un peu plus riche que ne le permettent enFrance les lois du goût » (Balzac, Gambara). En un sens voisin, on verrait se dégagerun point de vue, une « vision du monde », de la cohérence et de la tonalité desimages, des métaphores repérables dans un texte.

Dans un sens un peu moins étendu, enf in, on signalerait comme le font aujourd'huiencore les dict ionnaires anglo-saxons (Abrams, 231-236) les dif férents points devue tels qu'ils se dégagent d'un récit à la première ou à la t roisième personne. Unrécit en JE semble limiter le point de vue à celui de JE. Un récit en IL/ELLE permetd'of f rir un point de vue plus large. Dans tous ces cas, cependant, ainsi que l'aremarqué Genette, le point de vue a part ie liée avec le narrateur [La voix narrat ive, I],avec celui qui raconte l'histoire, et ressort it donc au problème de l'énonciat ionnarrat ive.

I.3. Sens restreint

I.3.1. Focalisation et représentation

La focalisat ion, telle que nous la déf inissons ici, relève moins de l'énonciat ion que dela représentat ion narrat ive. La not ion de représentat ion désigne le rapport quis'établit entre le texte narrat if et ce qu'il est convenu d'appeler la f ict ion, la fable, oul'histoire. Ce rapport est fondamental, car l'histoire, prise en elle-même, est uneabstract ion: c'est-à-dire que l'act ion, les personnages et l'univers spat io-temporelqui font la substance des histoires ne se présentent pas spontanément à notreconscience; tous ces éléments doivent nous être communiqués par un truchementconcret , par une représentat ion. On peut raconter quelque chose oralement, parécrit , ou encore par des moyens audio-visuels. L'histoire devient concrète seulementà part ir du moment où une forme - tel f ilm, tel roman précis - l'a prise en charge.

Ainsi, pour ce qui concerne la représentat ion lit téraire, Genette (1972, 72) dist inguel a narration (l'acte de raconter), le récit (le texte narrat if lui-même, seule réalitétangible pour l'analyse) et l'histoire ou diégèse (l'intrigue telle qu'on peut l'abstraire

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du récit , mais aussi l'univers spat io-temporel où évoluent les personnages). Danscette t riade, ne relève de la représentat ion que ce qui touche au rapport du récit etde l'histoire. Par exemple, les événements racontés (histoire) peuvent l'être selon unordre (récit) dif férent de l'ordre chronologique. De même, ils peuvent être racontésselon tel ou tel point de vue: « [Le récit ] peut aussi choisir de régler l'informat ion qu'illivre [...] selon les capacités de connaissance de telle ou telle part ie prenante del'histoire (personnage ou groupe de personnages) » (Genette 1972, 183-84). Lelecteur n'accède à l'histoire que par l'intermédiaire de tel protagoniste, dont lechamp percept if , le champ d'act ion et le savoir sont limités, ce qui le fait ressemblerà « une sorte de goulot d'informat ion » (Genette 1983, 49). Une première déf init iongénérale peut donc être donnée: la focalisat ion désigne le mode d'accès aumonde raconté, selon que cet accès est , ou n'est pas, limité par un point de vuepart iculier.

I.3.2. Les trois types de focalisation

Il existe plusieurs classif icat ions du point de vue. Celle de Genette repose sur unephénoménologie des états de conscience plutôt que sur des considérat ionslinguist iques; elle se donne ouvertement comme une reformulat ion, notamment dela classif icat ion proposée par T. Todorov. Ainsi, premièrement, on appellera avecGenet te focalisation zéro l'absence de point de vue délimité, qui caractérise selonTodorov les récits où le narrateur en dit plus que n'en sait aucun des personnages(N > P). On ut ilise aussi le terme d'omniscience, puisque le narrateur sait tout de sespersonnages et pénètre leurs pensées les plus int imes et leur inconscient.Deuxièmement, on parlera de focalisation interne quand le narrateur ne raconte quece que sait , voit , ressent un personnage donné (focalisat ion interne fixe), plusieurspersonnages successivement (focalisat ion interne variable), ou encore quand ilrevient sur un même événement selon les points de vue de personnages dif férents(focalisat ion interne multiple). Toujours ici, l'informat ion donnée coïncide avec lechamp de conscience d'un personnage (N = P). Troisièmement enf in, Genetteappellera focalisat ion externe un point de vue strictement limité aux percept ionsvisuelles (et parfois audit ives) d'une sorte de témoin object if et anonyme dont lerôle se réduirait à constater du dehors ce qui se passe. Dans ce cas, concluraTodorov, le narrateur en dit moins que n'en sait le personnage (N < P).

I.4. L'exemple du théâtre

Une bonne façon de saisir intuit ivement les dif férences entre ces trois types defocalisat ion est de considérer la situat ion théâtrale.

Au début d'une pièce de théâtre classique, on peut considérer que le spectateur (oule lecteur) est dans une posit ion de focalisat ion externe: il en sait moins que n'ensait chacun des personnages. L'exposition est dest inée à inverser cet te posit ion et àlui donner toutes les informat ions requises pour la compréhension de la situat iondramatique: le spectateur en sait alors plus que tous les personnages pris isolément.Dans Phèdre, par exemple, il connaît dès l'Acte I l'amour criminel de l'héroïne pourson beau-f ils Hippolyte. Le nœud de la pièce donne à voir des rencontres entrepersonnages plus ou moins informés. Des dupes sont vict imes de roués; la lucidités'oppose à l'aveuglement; c'est l'empire, en d'autres termes, de la focalisat ioninterne variable. Ainsi Thésée, dans Phèdre, va-t-il être le seul à ne rien savoir ducrime de l'héroïne: ignorance tragique, puisqu'elle mènera Hippolyte à la mort . Ledénouement , en principe, rétablit les choses dans leur vérité; il of f re à chacun despersonnages le point de vue surplombant dont le spectateur jouissait dèsl'exposit ion. Ainsi, à la f in de l'Acte V, un ult ime aveu de Phèdre arrache-t-il, t rop tard,

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Thésée à son ignorance.

Mais reprenons maintenant ces dif férents types séparément.

II. La focalisation interne

II.1. Genette: une approche intuitive

II.1.1. Le point de vue du personnage

Nous envisagerons en premier lieu la focalisat ion interne parce que c'est par rapportà elle que l'on pourra le plus clairement déf inir et comprendre les deux autres typesde focalisat ion. Pour Genette, déterminer comment un segment de texte estfocalisé revient à savoir « où est le foyer de percept ion » (Genette 1983, 43). Laréponse est la plus claire en focalisat ion interne dans la mesure où ce foyercoïncide alors avec le champ de conscience d'un personnage. Autrement dit , il y afocalisat ion interne lorsque le point de vue est celui du personnage.

(1) [Le palais était] couvert d'une terrasse que fermait une balustrade en bois desycomore, où des mâts étaient disposés pour tendre un vélarium.Un matin, avant le jour, le Tétrarque Hérode Antipas vint s'y accouder et regarda.Les montagnes, immédiatement sous lui, commençaient à découvrir leurs crêtes,pendant que leur masse, jusqu'au fond des abîmes, était encore dans l'ombre.Un brouillard flottait, il se déchira, et les contours de la mer Morte apparurent.L'aube, qui se levait derrière Machaerous, épandait une rougeur.

(Flaubert, Hérodias)

Dans les premières lignes de cet extrait , le narrateur décrit le lieu où va apparaître leprotagoniste. Il n'y a pas de point de vue part iculier. À part ir de « Les montagnes... »,en revanche, toute l'informat ion qui nous est donnée est déterminée par le regardd'Hérode. C'est par rapport à lui que s'organisent les premiers plans et les arrière-fonds; de même, la progression temporelle est orientée à part ir de son arrivée sur laterrasse, « avant le jour ».

II.1.2. Le double sens du mot interne

Ceci permet de déf inir les deux sens du mot interne. D'une part , la focalisat ion estinterne parce que le point focal est situé à l'intérieur de la diégèse: quelque choseest perçu dans l'univers de l'histoire. En ce sens (interne au sens diégét ique), lafocalisat ion interne s'oppose à la focalisat ion zéro, où il n'y a pas de point de vueinterne à l'histoire, mais un narrateur extradiégét ique [La voix narrat ive, V.3], quisurplombe l'histoire et qui nous la présente sans restrict ion de champ - comme dansles premières lignes de (1).

D'autre part , la focalisat ion est interne parce que nous accédons à l'informat iondepuis l'intérieur d'une conscience, en l'occurrence celle d'Hérode. Ici, focalisat ioninterne (interne au sens psychologique) s'entend par opposit ion à focalisat ionexterne, où un point de vue est bien situé dans l'histoire, mais sans coïncider avec laconscience, l'intériorité d'un personnage.

Nous conviendrons de parler de focalisat ion interne lorsque ces deux condit ions - la

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seconde présupposant la première - sont réunies.

II.1.3. Les changements de foyer

La focalisat ion interne peut être f ixe, variable ou mult iple. La focalisat ion interne estfixe lorsque, dans un texte donné, le point de vue est toujours celui du mêmepersonnage. Ainsi dans L'Éducation sentimentale de Flaubert , le personnage focalest presque toujours Frédéric Moreau, et le lecteur perçoit comme une infract iontout changement apporté à ce mode dominant.

On parle de focalisat ion interne variable quand le personnage focal change en coursde récit . Dans Madame Bovary, le point de vue est d'abord celui de Charles, puiscelui d'Emma, pour revenir au premier à la f in. Ce cas des changements de foyer encours de route est le plus f réquent.

La focalisat ion interne multiple est plus rare. Genette invoque l'exemple des romanspar let t res. Un même événement est raconté selon des points de vue dif férents.Mais ici le changement de point de vue est surtout le f ruit d'un changementd'énonciateur, puisque les dif férents correspondants sont autant de narrateurs. Lecinéma offre d'autres exemples. Ainsi, dans le f ilm Jackie Brown de Q. Tarant ino,l'épisode crucial de l'échange des 500'000 dollars est présenté à t rois reprises: lapremière fois du point de vue de Jackie, qui cherche à leurrer en même temps Ordellet la police; la deuxième fois du point de vue de Louis et de Melanie (les complicesdu truand Ordell), et la dernière fois selon l'opt ique de Max (le complice de Jackie),ce qui permet au narrateur-réalisateur de jouer sur les at tentes à chaque foisdif férentes des protagonistes.

II.2. Rabatel: les marques linguistiques du point de vue

Mais comment un point de vue est-il repérable concrètement dans un texte?L'approche de Genette repose largement sur l'intuit ion: y a-t-il ici un point de vuedéterminé? Qui voit et perçoit ce qui se passe dans l'histoire? Ce sont les quest ionsposées par le crit ique. L'approche de A. Rabatel est celle d'un linguiste. Elle se veutplus technique et la quest ion devient: quels sont les indices proprement textuels dupoint de vue? Le point commun des deux approches, c'est que le point de vue atoujours quelque chose à voir avec le registre de la percept ion. Mais tandis queGenette s'at tache au foyer, au sujet de la percept ion, Rabatel se concentre d'abordsur ce qui est perçu. Il dégage ainsi t rois indices du point de vue.

II.2.1. L'aspectualisation de la perception

Le premier critère permettant de repérer un point de vue part iculier est l'expansiontextuelle. Une percept ion ne doit pas être simplement prédiquée, ment ionnée, parexemple au moyen d'un verbe de percept ion (voir, entendre, etc.), mais elle doit aussiêtre développée en sorte que soient donnés à lire dif férents aspects de ce qui estperçu - d'où la not ion d'aspectualisat ion, issue de la théorie linguist ique de ladescript ion. Ainsi, dans une phrase telle que: « Elle vit son père », la seule ment ion del'objet de la vision (le père) ne suff it pas à créer un point de vue. L'énoncé estunivoque et ne peut être qu'at t ribué au narrateur. Par contre, dans la phrase: « Ellevit son père qui partait aux champs, t raînant ses out ils derrière lui et s'arrêtant àchaque instant », la percept ion est suf f isamment développée pour qu'elle puisseêtre rapportée au sujet ELLE. La dist inct ion énonciat ion/représentat ion prend icitoute sa valeur. La phrase est toujours énoncée par le narrateur, mais la percept ion

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toute sa valeur. La phrase est toujours énoncée par le narrateur, mais la percept ionest exprimée, représentée du point de vue de ELLE.

II.2.2. La mise en relief

La mise en relief est un excellent out il de construct ion du point de vue. De manièregénérale, elle consiste, dans un récit , à dist inguer la progression de l'act ion et lesdescript ions, commentaires ou autres précisions qui prennent place autour de latrame principale. Souvent, cet te dist inct ion s'opère au moyen du passé simple,temps du premier plan, et de l'imparfait , temps de l'arrière-plan. Ce dernier, en ef fet ,n'est pas autonome. Comparé à « il cria », par exemple, « il criait » semble incomplet ,en suspens, ce qui n'est plus le cas dans: « il criait quand elle le vit », où le passésimple fournit le repère temporel manquant. L'imparfait est donc dans une relat ionde subordinat ion à l'égard du passé simple. Cette relat ion permet de créer, dans lareprésentat ion d'une percept ion, un ef fet de point de vue.

(2) Elle vit son père. Il fit demi- tour.

(3) Elle voyait son père. Il faisait demi- tour.

(4) Elle vit son père. Il faisait demi- tour.

En (2), l'impression est de deux act ions successives, reliées tout au plus par unerelat ion de causalité: le père fait demi-tour parce que sa f ille l'a vu. En (3), enl'absence de repère temporel déf ini, la valeur d'habitude de l'imparfait prend ledessus (elle voyait souvent son père, il faisait toujours demi-tour). Là encore, pas depoint de vue part iculier, mais une simple descript ion de la part du narrateur.

Ce n'est qu'en (4) que les deux segments semblent réellement imbriqués l'un dansl'autre. Le mouvement du père est perçu dans le regard de la f ille, nous le voyons enquelque sorte avec elle.

II.2.3. L'anaphore associative

Le dernier indice du point de vue est l'anaphore associat ive. Une anaphore est unsegment d'énoncé (en général un pronom personnel, déf ini ou démonstrat if ) qui abesoin, pour être interprété, d'un segment précédent du texte. Dans: « Pour centfrancs par an, elle faisait la cuisine et le ménage » (Flaubert , Un cœur simple ) , ellene peut être interprété que par le cotexte, où est nommée la « servante Félicité ». Ilexiste néanmoins un autre type d'anaphore, l'anaphore dite associat ive, qui nereprend pas du déjà dit , mais repose sur des implicat ions lexicales. Ainsi, dans: « Paulentra dans le village. Les cheminées fumaient », village et cheminées sontimplicitement associés par le lecteur. Dès lors un nouveau lien s'établit entre les deuxphrases, renforçant celui qui est créé par le jeu du passé simple et de l'imparfait . Celien incite à penser que c'est Paul qui voit fumer les cheminées, plus que le narrateurqui donnerait ici une informat ion de l'extérieur. Ce critère est donc important car ilpeut suf f ire à repérer un point de vue, notamment en l'absence de verbe depercept ion: « Pierre passe devant l'église. Deux heures sonnent à l'horloge ». Ici, lepoint de vue peut être at t ribué à Paul dans la mesure où il est dans une situat ion quiprésuppose qu'il puisse percevoir et qui sous-entend, grâce à l'associat ion de l'égliseet de l'horloge, qu'il perçoit ef fect ivement.

II.3. L'embrayage du point de vue du personnage

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En bref , lorsque d'un premier plan (passé simple), un second plan (imparfait ,anaphore) se détache, où se met en place une expérience percept ive représentée etaspectualisée, un site textuel du point de vue est construit , que l'on peut repérer etanalyser. Cependant, ces dif férents indices linguist iques ne sont que des indices depoint de vue. Ils ne sont pas le propre de la focalisat ion interne et du point de vued'un personnage - même s'ils apparaissent presque toujours dans ce cas, commedans tous les exemples donnés ici. Pour pouvoir parler de focalisat ion interne, laquest ion de Genette reste ut ile de savoir qui perçoit , donc de savoir repérer le foyerfocal, qui doit être un sujet de conscience. En termes linguist iques, il s'agit de repérerles embrayeurs du point de vue du personnage que sont la ment ion d'un nom propreet l'ut ilisat ion d'un verbe de percept ion ou de toute expression permettant d'inférerune act ivité percept ive ou cognit ive.

Rabatel réserve une place secondaire aux marques de la subject ivité, souventconsidérées comme les signes les plus explicites du point de vue du personnage.Ces marques relèvent aussi du point de vue, mais sont moins décisives quel'opposit ion des plans. « Paul observa le corps. Il avait subi d'horribles sévices ». Danscet exemple, l'adject if « horribles » relève d'un jugement subject if , jugement que lelecteur at t ribue spontanément à Paul. Mais cet te at t ribut ion est surtout renduepossible par l'opposit ion des plans, la ment ion d'un nom propre et du verbe « observer ». Le « subject ivème » ne fait qu'appuyer un point de vue déjà déterminépar ailleurs.

III. La focalisation externe

III.1. Un point de vue anonyme

La focalisat ion externe est une autre façon de produire un ef fet de point de vue. Ausens strict , elle consiste à situer le foyer focal en un point indéterminé de la diégèse,sans l'ident if ier avec la conscience d'un personnage. La scène du f iacre de MadameBovary en est un bon exemple:

(5) Et la lourde machine se mit en route.Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, lepont Neuf et s'arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.- Continuez ! fit une voix qui sortait de l'intérieur.La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter vers ladescente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.

Dans cet extrait , le narrateur se prive en quelque sorte de l'accès à l'intérieur duf iacre. Tout se passe comme si une caméra suivait la voiture en se bornant àenregistrer ses mouvements. On peut certes imaginer que ceux-ci sont perçus parun personnage anonyme. Mais on précisera alors que ce personnage n'est doté qued'une faculté percept ive, sans dimension cognit ive. En l'occurrence, il est incapabled'ident if ier la « voix qui sortait de l'intérieur » du f iacre.

III.2. L'ambiguïté du mot externe

Il convient de préciser que, malgré son appellat ion, la focalisat ion externe nes'oppose pas, point par point , à la focalisat ion interne. Dans les deux cas, en ef fet ,nous nous trouvons à l'intérieur de la diégèse [II.1.2]. La dif férence réside plutôt dansle fait qu'en focalisat ion externe, nous ne nous trouvons plus à l'intérieur d'une

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conscience, mais en un point de l'univers diégét ique qui, même s'il peut le caséchéant être confondu avec un personnage, est étrangement démuni de touteapt itude psychologique. Ce foyer purement percept if est privé de toute capacitéd'interprétat ion des phénomènes qui lui parviennent. Aussi ces phénomènes - objetsou personnages - ne sont-ils décrits que sous leurs aspects extérieurs.

(6) Cairo se glissa derrière lui, passa le pistolet de sa main droite dans sagauche et souleva le veston de Spade pour visiter la poche revolver. [...]Brusquement le coude s'abaissa. Cairo sauta en arrière, mais insuffisamment. Letalon droit de Spade, lourdement posé sur l'une des bottines vernies, le cloua surplace, tandis que son coude le frappait sous la pommette. Il bascula, mais le piedde Spade, posé sur le sien, le maintint en place.

(D. Hammet, Le Faucon maltais)

Le roman américain de l'entre-deux-guerres a fait un usage systémat ique de lafocalisat ion externe. Tous les faits et gestes des protagonistes sont reproduits,mais sans que l'on puisse jamais pénétrer leurs pensées. Ajoutons que les auteursréalistes recourent avec prédilect ion à la focalisat ion externe en ouverture. C'est lecas par exemple des incipit de La Peau de chagrin (Balzac) [5.1], de L'Éducationsentimentale (Flaubert), ou encore de Germinal (Zola).

IV. La focalisation zéro

IV.1. Non focalisation

Genette entend la focalisat ion zéro de deux manières. La première et la plusévidente est celle qui désigne, par le suf f ixe -zéro, la non focalisat ion, l'absence d'unpoint de vue spécif ié - limité par exemple à la conscience d'un personnage, ou à unobservateur anonyme. C'est le régime adopté dans les récits classiques, où lenarrateur donne une informat ion supposée complète, c'est-à-dire qui ne passe paspar un relais situé à l'intérieur du monde raconté. La prose balzacienne est souventexplicite à cet égard, quand elle insiste par exemple sur l'inégalité des savoirsrespect ifs du narrateur et du personnage.

(7) En ce moment, la maison A. Popinot et compagnie se pavanait sur les murs etdans toutes les devantures. Incapable de mesurer la portée d'une pareillepublicité, Birotteau se contenta de dire à Césarine: “Ce petit Popinot marche surmes traces!” sans comprendre la différence des temps, sans apprécier lapuissance des nouveaux moyens d'exécution dont la rapidité, l'étendue,embrassaient beaucoup plus promptement qu'autrefois le monde commercial.

(Balzac, César Birotteau )

On trouve d'autres exemples de ce type de focalisat ion dans les ouvertures deromans ou de chapit res, comme dans le tableau de Yonville, au début de ladeuxième part ie de Madame Bovary. Bien que la descript ion y soit menée avec lepronom ON (« On quit te..., on cont inue..., on découvre... »), ce qui pourrait fairepenser à un observateur anonyme, l'important est que l'informat ion donnée,notamment sur le passé de Yonville, excède les capacités de connaissance despersonnages. C'est ce qui incite à qualif ier d'omniscient le narrateur de ce type derécits.

IV.2. Multifocalisation

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La seconde manière, plus problémat ique, d'envisager la focalisat ion zéro est d'yrat tacher les textes qu'on dira multifocalisés, ceux où le narrateur nous laisseaccéder aux pensées conscientes ou inconscientes de plusieurs personnages. PourGenette, ce voyage dans les consciences est une marque de l'omniscience dunarrateur et relève donc de la focalisat ion zéro. Pour Rabatel, il n'existe pas dedif férence entre cet te mult ifocalisat ion et la focalisat ion interne variable, où dansun même récit , le point de vue se déplace précisément d'un personnage à un autre(Rabatel, 136).

Examinons pourtant de près les lignes suivantes:

(8) [D]urant la visite qui avait fini par le petit dialogue que nous venons derapporter, Leuwen avait été comme enivré par la divine pâleur et l'étonnantebeauté des yeux de Bathilde (c'était un des noms de Mme de Chasteller).[...] Pour qu'aucun ridicule ne lui manquât, même à ses propres yeux, le pauvreLeuwen, encouragé comme on vient de le voir, eut l'idée d'écrire. Il fit une fortbelle lettre [...]. Une seconde lettre n'obtint pas plus de réponse que la première.Heureusement, dans la troisième il glissa par hasard [...] le mot soupçon. Ce motfut précieux pour le parti de l'amour, qui soutenait des combats continus dans lecœur de Mme de Chasteller. Le fait est qu'au milieu des reproches cruels qu'elles'adressait sans cesse, elle aimait Leuwen de toutes les forces de son âme.

(Stendhal, Lucien Leuwen)

Entre le début et la f in de l'extrait (8), le point de vue a changé, passant de Leuwen àMme de Chasteller. On pourrait donc invoquer ici la focalisat ion variable. Mais ce quiprédomine dans le passage est moins cette variat ion elle-même que l'impressiond'une informat ion maîtrisée et organisée par le narrateur. D'une part , celui-ci sembleplus au fait des sent iments des personnages que les personnages eux-mêmes.D'autre part , des intervent ions explicites viennent renforcer cet te impression demaîtrise, en part iculier celles qui renvoient à l'organisat ion de son récit (« le pet itdialogue que nous venons de rapporter », « encouragé comme on vient de le voir »)[La voix narrat ive, VI].

En somme, tandis que la focalisat ion interne variable a plutôt pour ef fet de limiter,de fragmenter l'accès au monde raconté en plusieurs points de vue dif férents, lafocalisat ion zéro, même lorsqu'elle mult iplie les points de vue, permet au contrairede donner le sent iment d'une vue complète sur l'histoire. Mais elle ne peut le faireque dans la mesure où elle résulte, au fond, d'une combinaison de plusieursmodalités narrat ives: omniscience, mult ifocalisat ion, intervent ions explicites dunarrateur.

V. Changements et f rontières de la perspective

V.1. La perspective comme technique narrative

« Les focalisat ions zéro, interne et externe déterminent des techniques narrat ivesavant de désigner des classes de récits » (Schaeffer, 719). Un type de focalisat ionpeut certes être choisi pour régir l'ensemble d'un récit . Mais, d'une part , toutsegment narrat if ne se prête pas forcément à une analyse en termes de point devue; pour certains passages, la quest ion n'est tout simplement pas pert inente.D'autre part , le part i adopté peut ne concerner qu'un segment t rès réduit du texte,auquel peut succéder un segment focalisé dif féremment.

(9) Vers la fin du mois d'octobre dernier, un jeune homme entra dans le Palais-Royal au moment où les maisons de jeu s'ouvraient, conformément à la loi qui

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protège une passion essentiellement imposable. Sans trop hésiter, il montal'escalier du tripot désigné sous le nom de numéro 36.- Monsieur, votre chapeau, s'il vous plaît? lui cria d'une voix sèche et grondeuseun petit vieillard blême, accroupi dans l'ombre, protégé par une barricade, et quise leva soudain en montrant une figure moulée sur un type ignoble.Quand vous entrez dans une maison de jeu, la loi commence par vous dépouillerde votre chapeau.

(Balzac, La Peau de chagrin)

Dans le premier paragraphe de cet extrait , comme dans maint incipit balzacien, unpersonnage inconnu est introduit . Il agit , entre dans le palais, monte l'escalier, sansque l'on soit à même de percer ses mot ivat ions. L'expression « sans trop hésiter »signale un jugement hypothét ique que l'on peut at t ribuer à un observateuranonyme. Nous sommes en focalisat ion externe. Dans le deuxième paragraphe, lejeune homme, désigné par le pronom anaphorique LUI, perçoit une voix, puis unvieillard. Les adject ifs, part icipes et autres compléments aspectualisent lapercept ion. Nous sommes en focalisat ion interne. Dans le t roisième paragraphe, lenarrateur intervient et commente l'incident. Le passage n'est plus focalisé.

V.2. Altérations de la perspective

L'apport théorique propre de Genette a t rait aux altérat ions de la perspect ive. Dansla plupart des récits, même lorsque plusieurs types de focalisat ion sont ut ilisés, uneperspect ive dominante est adoptée. Il arrive alors que des transformat ionssurviennent, incompat ibles avec ce mode dominant. Il convient de dist inguer deuxsortes d'altérat ion:

la paralipse, qui consiste à « donner moins d'informat ion qu'il n'est en principenécessaire » (Genette 1972, 211), par exemple en focalisat ion interne, quandon n'apprend qu'à la f in du récit ce que le personnage focal ne pouvait pasignorer et qu'un tel point de vue aurait dû révéler;- la paralepse, c'est-à-dire, à l'inverse, le fait de donner plus d'informat ion quece qui est permis par le mode dominant, par exemple « une incursion dans laconscience d'un personnage au cours d'un récit généralement conduit enfocalisat ion externe » (ibid., 213).

Ces not ions sont ut iles car elles qualif ient des phénomènes qui peuvent êtreessent iels pour la compréhension globale du récit .

V.3. Frontières de la perspective

Il a été précisé que les dif férences entre les types de focalisat ion pouvaient êtreminimes, comme entre la focalisat ion zéro et la focalisat ion variable [IV.2.]. De lamême façon, il peut être malaisé de déterminer si tel passage est en focalisat ioninterne ou externe.

(10) Quelques instants après qu'il a formulé ces pensées, une nouvelle péripétiese présente à Bleu [...]. Parvenu vers le centre ville, en effet, Noir tourne dans unerue qu'il suit sur un demi-pâté de maisons, puis il hésite brièvement comme s'ilcherchait une adresse, revient sur ses pas quelques mètres, repart et, quelquessecondes plus tard, pénètre dans un restaurant. Bleu le suit à l'intérieur [...]. [C]equi ne lui a pas échappé c'est que l'hésitation de Noir semble indiquer qu'il n'estencore jamais venu en ce lieu, ce qui pourrait alors signifier qu'il avait rendez-vous.

(P. Auster, Revenants)

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Les expressions soulignées renvoient aux hypothèses, aux tentat ivesd'interprétat ion, bref au point de vue de Bleu. En ce sens, nous sommes enfocalisat ion interne. Nous voyons Noir avec Bleu. Mais Noir est lui aussi unprotagoniste du récit . Or, lui n'est vu que du dehors. Seules ses act ions sontrapportées, sans que nous n'accédions jamais à son intériorité. En ce sens, noussommes en focalisat ion externe - quoique la caméra soit ici subject ive, puisque son« oeil » se confond avec celui de Bleu.

Il est ut ile de convoquer ici deux not ions ut ilisées entre autres par Rabatel. Danstout procès de percept ion, on peut séparer le sujet et l'objet de la percept ion. Demême, dans toute focalisat ion, on doit dist inguer le focalisateur et le focalisé. Or, lepersonnage n'occupe pas la même posit ion suivant les cas. En focalisat ion interne, ilest le sujet focalisateur. En focalisat ion externe, il est l'objet focalisé. En (10), Bleuest un focalisateur, tandis que Noir n'est que focalisé; il n'est plus celui qui perçoit ,mais celui qui est perçu.

VI. La perspective et les autres paramètres du récit

VI.1. Perspective et voix narrative

Il faut rappeler que le point de vue relève moins de la voix ou de l'énonciat ion (quiparle?) que de la représentat ion (qui perçoit?) [I.2.]. Cela dit , les dif férents types defocalisat ion ont surtout pour objet les récits à la t roisième personne. Comment unnarrateur qui dit JE, en ef fet , pourrait -il rendre compte du point de vue d'un t iers,sans enfreindre les lois de la vraisemblance psychologique? Dépasser les limites desa propre perspect ive lui est aussi impossible que de se soulever par les cheveux.Genette désigne cette contrainte par le terme de préfocalisation (1983, 52).Toutefois, les t rois types de focalisat ion restent ut iles pour l'appréhension du récit àla première personne, lorsqu'on porte son intérêt sur les divers rapports qu'un JEpeut entretenir avec lui-même (Cordesse, 494-495).

Dans les récits à la première personne, le narrateur est un personnage. Mais le JEnarrateur et le JE personnage ne se confondent pas; ne serait -ce que du point devue temporel, le JE narrant en sait davantage que le JE narré . Lorsque cetteconnaissance est mise en avant (« Je ne savais pas encore que... », « Comment ai-jepu être assez aveugle pour... »), la formule est la même qu'en focalisat ion zéro (N >P) [I.3.]. Lorsque le JE narrant adopte la vision limitée, antérieure, du JE narré, parexemple pour produire un ef fet de suspense, cela correspond à la focalisat ioninterne (N = P) - qui n'est donc pas le régime « naturel » du récit en JE (Genette1972, 214). Le cas de la focalisat ion externe est plus problémat ique, puisque le JEnarré doit y être décrit comme un autre. Mais l'opacité du JE à l'égard de lui-même,dans L'Etranger de Camus, en fournit un exemple probant.

Cependant, il faut répéter que ces trois formules ne sont pas symétriques de cellesdu récit à la t roisième personne. On maint iendra donc la dif férence en ne parlant icique de quasi-focalisations (Cordesse, 496).

VI.2. Perspective et représentation de la parole

Les quest ions de point de vue ne se réduisent pas à l'accès ou non aux pensées despersonnages. Des rapports n'en existent pas moins entre la perspect ive et les pointsque Genette réunit sous le terme de distance, en part iculier ceux qui touchent à la

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représentat ion de la parole (prononcée ou intérieure).

Le rapport le plus évident est celui qu'on peut établir entre le discours direct et lafocalisat ion externe. Il n'est pas surprenant que les récits en focalisat ion externeabondent en scènes dialoguées. Dans The killers ou Hills like white elephants deHemingway, les personnages n'ont aucune épaisseur psychologique; ils sont réduitsà ce qu'ils disent.

D'autres rapports existent entre les dif férents états de la parole ou de la pensée despersonnages et la focalisat ion interne. Le monologue intérieur, par exemple, peutêtre assimilé à de la focalisat ion interne, ce d'autant mieux quand il s'émancipe de lanarrat ion pour former à lui seul un récit : le monde raconté n'y existe alors que ref létépar la conscience du personnage.

Il en va de même pour le style indirect libre, qui intervient d'ailleurs souvent àl'intérieur d'un segment focalisé:

(11) Dans les beaux soirs d'été [...], il ouvrait sa fenêtre et s'accoudait. La rivière[...] coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue [...]. En face, au-delà des toits,le grand ciel pur s'étendait, avec le soleil rouge se couchant. Qu'il devait fairebon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie! Et il ouvrait les narines pour aspirerles bonnes odeurs de la campagne qui ne venaient pas jusqu'à lui.

(Flaubert, Madame Bovary ))

Les phrases au style indirect libre ont la part icularité d'être énoncées par le narrateurtout en exprimant la subject ivité du personnage. On y t rouve donc à l'œuvre lamême opposit ion qui a permis de dist inguer la représentat ion du point de vue del'énonciat ion narrat ive [I.3.]. L'indirect libre et la focalisat ion interne sont aussi reliés àt it re d'indices de f ict ion [La f ict ion, 5.1.].

Conclusion

La perspect ive est un paramètre important de la conduite narrat ive. Le narrateurpeut s'y donner ouvertement comme ayant la maîtrise de l'informat ion, mais il peutaussi restreindre cette informat ion au point de vue d'un personnage ou à celui d'uneinstance anonyme située en un point quelconque de l'univers diégét ique. Cetterestrict ion s'opère grâce à un disposit if linguist ique qui permet de représenter etd'aspectualiser des percept ions ou des pensées.

Mais au-delà du simple repérage des points de vue, l'analyse de la perspect ive doitpouvoir interpréter les choix ef fectués. De manière générale, le type focal estrévélateur de la posit ion, de la vision du monde engagée par le texte. L'ut ilisat ion deplus en plus massive de la focalisat ion interne depuis la seconde moit ié du XIXesiècle, par exemple, peut être rat tachée à la « crise » de la modernité, où le sens etla valeur de l'act ion humaine, sur lesquels s'interrogent les récits, ne vont plus de soi.

Bibliographie

ABRAMS, M. H. (1999). « Point of view », in A glossary of literary terms . FortWorth: Harcourt Brace College Publishers, pp. 231-236.CORDESSE, G. (1988). « Narrat ion et focalisat ion », in Poétique, 76, pp. 487-498.GENETTE, Gérard (1972). « Discours du récit », in Figures III : Paris: Seuil, pp. 65-

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278.GENETTE, Gérard (1983). Nouveau discours du récit . Paris: Seuil.RABATEL, A. (1998), La construction textuelle du point de vue . Lausanne:Delachaux et Niest lé.ROUSSET, Jean (1973). Narcisse romancier. Essai sur la première personnedans le roman. Paris: José Cort i.SCHAEFFER, Jean-Marie (1995). « Temps, mode et voix dans le récit », inDUCROT, Oswald, SCHAEFFER, Jean-Marie, Nouveau dictionnaire encyclopédiquedes sciences du langage. Paris: Seuil, coll. « Points-Essais », pp. 710-727.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesLa temporalité narrativeJean Kaempfer & Raphaël Micheli, © 2005 Section de Français – Université de Lausanne

Sommaire

I. La not ion de « temps »1. Le temps, forme a priori2. Le temps phénoménologique3. Le temps anthropologique4. Le temps object if5. Le temps linguist ique

II. Les temps verbaux et leurs usages narrat ifs1. Valeurs et usages narrat ifs de l'opposit ion imparfait /passé simple

1. L'opposit ion aspectuelle entre imparfait et passé simple2. La mise en relief3. L'imparfait de rupture4. L'imparfait itérat if

2. Valeurs et usages narrat ifs du passé composé1. Valeur d'accompli, valeur d'antériorité2. Un temps peu narrat if3. L'exemple de L'Étranger

3. Valeurs et usages narrat ifs du présent1. Présent d'énonciat ion2. Présent gnomique3. Présent historique4. Présent de narrat ion5. Les indicateurs temporels

III. Le temps narrat if1. Le temps des récits2. Le temps des f ict ions3. Temps du récit , temps de l'histoire

1. Ordre1. Analepses2. Prolepses

2. Durée1. Scène; sommaire2. Pause; ellipse

3. Fréquence4. Temps de l'histoire, temps de la narrat ion

1. La double référence temporelle des récits2. « Fict ion principale » et « f ict ion secondaire »3. Interférences temporelles

ConclusionBibliographie

I. La notion de « temps »

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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Par exemple: je saisis au vol le mot Temps. Ce mot était absolument limpide,précis, honnête et fidèle dans son service, tant qu'il jouait sa partie dans unpropos, et qu'il était prononcé par quelqu'un qui voulait dire quelque chose. Maisle voici tout seul, pris par les ailes. Il se venge. Il nous fait croire qu'il a plus desens qu'il n'a de fonctions. Il n'était qu'un moyen, et le voici devenu fin. Devenul'objet d'un affreux désir philosophique. Il se change en énigme, en abîme, entourment de la pensée...

(Paul Valéry, Variété)

Ce propos est signif icat if de l'embarras où nous nous trouvons chaque fois que seprésente à notre esprit l'une ou l'autre des grandes not ions qui caractérisent lepropre de l'homme: par exemple l'amour, le désir, la mort . Le Temps fait assurémentpart ie de ces repères qui, parce qu'ils sont cardinaux, sont dif f iciles à déf inir. À t it red'introduct ion, nous allons présenter quelques approches marquantes qui ont étéproposées pour cerner cet te not ion.

I.1. Le temps, forme a priori

Kant, dans la Critique de la raison pure, nous invite à nous déprendre de l'idée que letemps aurait une existence object ive: certes, il y a des changements réels dans lemonde, et « des changements ne sont possibles que dans le temps » (1944, 65);mais cet te réalité du changement, ajoute Kant, est toujours pour nous , les humains,qui la percevons. Hors de cette « condit ion part iculière de notre sensibilité, leconcept de temps s'évanouit ; il n'est pas inhérent aux objets eux-mêmes, maissimplement au sujet qui les intuit ionne » (ibid.). Nous ne connaîtrons jamais lemonde en soi; notre monde humain est un monde phénoménal, un mondedéterminé par ces deux formes premières (t ranscendantales, dit Kant) de l'intuit ionque sont l'espace et le temps. L'espace-temps détermine l'enceinte dans laquellel'ensemble de l'expérience humaine possible est enclose nécessairement.

I.2. Le temps phénoménologique

Le romancier Claude Simon, dans son discours de récept ion du prix Nobel delit térature, évoque « le t rouble magma d'émot ions, de souvenirs, d'images qui setrouvent » (1986, 25) en lui lorsqu'il est devant sa page blanche. Ce magmaconst itue, avec la langue, le seul bagage de l'écrivain: « c'est que l'on écrit (ou nedécrit ) jamais quelque chose qui s'est passé avant le t ravail d'écrire, mais bien ce quise produit [...] au cours de ce travail, au présent de celui-ci » (ibid.). Pour ClaudeSimon, l'écriture n'a qu'un seul temps, le présent. Mais n'est-ce pas là le cas detoutes les act ivités humaines? Le temps, disait Kant, ne nous at tend pas hors denous, déjà tout organisé; c'est notre conscience au contraire qui le déploie, à part irde sa présence au monde, en présent du futur, présent du présent et présent dupassé. Telle est la « conscience int ime du temps », pour un phénoménologuecomme Husserl: nous percevons quelque chose, voilà le présent; mais ce présentest parfois orienté vers l'at tente, l'ant icipat ion, et le futur apparaît . Ou c'est le passéqui se const itue, lorsque nous maintenons, aux marges de la conscience, ce quivient d'avoir lieu: le passé immédiat qui sert de socle au souvenir et à laremémorat ion.

I.3. Le temps anthropologique

Quelques considérat ions d'André Leroi-Gourhan vont nous permettre de prolongerces propos. Pour cet anthropologue, la conscience du temps puise son origine dans« l'épaisseur de la vie sensit ive » (1965, 95). Ainsi, l'alternance du sommeil et de la

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veille, de l'appét it et de la digest ion fournissent au temps son substrat rythmiqueviscéral; quant à la succession du jour et de la nuit , des saisons chaudes et dessaisons froides, elle of f re la rythmicité complexe et élast ique d'un temps à l'état « sauvage ». Mais les rythmes naturels sont partagés par toute la mat ière vivante.Pour qu'ils se t ransforment en temps, il faut d'abord que l'homme les capture dansun disposit if symbolique. Ainsi, pour Leroi-Gourhan, « le fait humain par excellenceest peut-être moins la créat ion de l'out il que la domest icat ion du temps et del'espace » (1965, 139). Cette domest icat ion apparaît de façon organisée avec lessociétés agricoles, lorsque le rythme des labours et des récoltes t rouve son pendantdans un symbolisme temporel qui divinise le mouvement du soleil et des astres.Parallèlement, des « spécialistes du temps » (1965, 145) apparaissent: prêtres, dèslors que « la marche normale de l'univers repose sur la ponctualité des sacrif ices »;ou soldats, qui ont besoin de s'appuyer sur un « réseau rythmique rigoureux,matérialisé par les sonneries de trompes ». (1965, 146) Dans les sociétésdéveloppées contemporaines, chacun est requis d'être un tel spécialiste: nuln'échappe au temps object ivé des horloges, qui « ne compose avec personne, niavec rien, pas même avec l'espace, puisque l'espace n'existe plus qu'en fonct ion dutemps nécessaire pour le parcourir » (1965, 147). Cet espace-temps surhumanisésigne le t riomphe de l'espèce humaine. Triomphe ambigu, cependant, car nesommes-nous pas en train de retrouver ainsi « l'organisat ion des sociétés animalesles plus parfaites, celles où l'individu n'existe que comme cellule » (1965, 186)?

I.4. Le temps objectif

Le temps des horloges, dont Leroi-Gourhan craint qu'il ne f inisse par nous avalertout ent iers, est une acquisit ion tardive de l'humanité. Fondé sur « l'observat ionimmémoriale du jeu des forces cosmiques – alternance du jour et de la nuit , t rajetvisible du soleil, phases de la lune, saisons du climat et de la végétat ion, etc. »(Benveniste, 1974, 71), le temps object if inscrit l'ordre cosmique dans un comput quile rend disponible pour l'organisat ion de la vie en société. Ce temps socialisé seconcrét ise, poursuit le linguiste, sous la forme d'un calendrier. Le temps calendairesystémat ise la récurrence observable des phénomènes astronomiques en créant unrépertoire d'unités de mesure correspondant à des intervalles constants (jour, mois,année); il organise ces segments temporels dans une « chaîne chronique » où lesévénements se disposent selon un ordre de succession « avant/après ». Enf in, tousles calendriers « procèdent d'un moment axial qui fournit le point zéro du comput: unévénement si important qu'il est censé donner aux choses un cours nouveau(naissance du Christ ou du Bouddha; avènement de tel souverain, etc.). » (1974, 71)La société des hommes n'est pas pensable hors des contraintes qui président àl'invent ion du temps calendaire: sans les repérages f ixes et immuables du calendrier,note encore Benveniste, « tout notre univers mental s'en irait à la dérive [et ] l'histoireent ière parlerait le discours de la folie. » (1974, 72)

1.5. Le temps linguistique

Le calendrier f ixe le temps chronique; toutefois, ce temps object ivé reste « étrangerau temps vécu » tel que le décrit par exemple la philosophie phénoménologique. Or,af f irme Benveniste, « c'est par la langue que se manifeste l'expérience humaine dutemps. » Le temps linguist ique n'est en aucune façon le décalque d'un temps déf inihors de la langue, mais correspond à l'inst itut ion d'une expérience en propre: « Ceque le temps linguist ique a de singulier est qu'il est organiquement lié à l'exercice dela parole, qu'il se déf init et s'ordonne comme fonct ion du discours » (1974, 73). À cet it re, il est tout ent ier centré autour du présent, déf ini comme le moment où lelocuteur parle. Par exemple, l'adverbe « maintenant » ne désigne rien d'autre que le

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moment où le locuteur dit « maintenant ». Comme l'explique Benveniste, le présents e « renouvelle » ou se « réinvente » chaque fois qu'un individu fait acted'énonciat ion et s'approprie les formes de la langue en vue de communiquer.

Le présent linguist ique est ainsi le fondement de toutes les opposit ions temporelles.En ef fet , la langue ne situe pas les temps « non-présents » selon une posit ion quileur serait propre, mais ne les envisage que par rapport au présent. Le présent, déf inipar sa coïncidence avec le moment de l'énonciat ion, t race une ligne de partageentre, d'une part , un moment qui ne lui est plus contemporain et , d'autre part , unmoment qui ne lui est pas encore contemporain. En ce sens, le passé const ituel'antériorité du moment de l'énonciat ion, et le futur sa postériorité. C'est ce qui faitdire à Benveniste que la langue « ordonn[e] le temps à part ir d'un axe, et celui-ci esttoujours et seulement l'instance de discours » (1974, 74).

II. Les temps verbaux et leurs usages narratifs

Au moment de son apogée réaliste, au XIXe siècle, le roman s'est voulu procès-verbal du monde: le romancier se contente de rapporter les événements comme ilsse sont (censément) produits. Selon la formule connue de Benveniste (1966, 241) « personne ne parle ici; les événements semblent se raconter eux-mêmes ». Pourmener à bien un tel projet , les écrivains réalistes pouvaient tabler sur une tradit ionnarrat ive ef f icace, avérée depuis le XVIIe siècle. Au fondement du « systèmecanonique du récit classique » (Molino et Lafhail-Molino 2003, 255), on trouve uneconstellat ion de temps verbaux dont les deux pivots sont le passé simple etl'imparfait . Les récits du XXe siècle, en renouvelant le genre romanesque,bouleverseront profondément ce système temporel, par l'introduct ion du passécomposé d'abord, puis par l'usage de plus en plus f réquent du présent. En un siècle,le système temporel des récits a changé du tout au tout. Le passé simple, cet te « pierre d'angle du récit », selon la formule de Roland Barthes (1972, 27) n'est plusut ilisé que de façon résiduelle; et c'est le présent, dont l'emploi a été systémat isédans les années cinquante par le Nouveau Roman, qui est en passe de deveniraujourd'hui le temps romanesque hégémonique, celui que les romanciers ut ilisent « par défaut ».

Cette mutat ion n'est pas sans conséquence sur la conf igurat ion romanesque del'expérience humaine. Pour Robbe-Grillet par exemple, l'abandon du passé simpleest corollaire du fait que « raconter est devenu proprement impossible » (1963, 31);non que « l'anecdote [fasse] défaut, c'est seulement son caractère de cert itude, satranquillité, son innocence » (1963, 32) qui sont remis en quest ion.

En décrivant dans les paragraphes qui suivent quelques valeurs sémant iquespropres aux principaux t iroirs verbaux, nous souhaitons mettre en évidence lesfondements linguist iques qui déterminent l'appropriat ion narrat ive du temps humaindans les récits.

NB.: En français, le mot temps désigne tout à la fois des phénomènes extra-linguist iques et un ensemble de formes linguist iques. Pour désigner celles-ci, nousparlerons ici de « temps verbal » ou, comme le font la plupart des linguistes actuels,de « t iroir verbal ».

II.1. Valeurs et usages narratifs de l'opposition imparfait / passésimple

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II.1.1. L'opposition aspectuelle entre imparfait et passé simple

Le passé simple et l'imparfait s'opposent sous la catégorie de l'aspect. L'aspectindique de quelle manière on envisage le procès dénoté par un verbe. Le passésimple est un temps perfectif , en ce qu'il saisit le procès « de l'extérieur », dans saglobalité, à la manière d'un point apparu à un moment donné. L'imparfait , enrevanche, est un temps imperfectif . Il présente le procès « de l'intérieur », dans sondéroulement, sans lui assigner de bornes temporelles évidentes. Lorsqu'on ut ilisel'imparfait , on signale que le procès est en cours au moment choisi comme point derepère, mais on ne donne pas d'indicat ion quant à son achèvement. Si le passésimple est donc limitatif , l'imparfait peut être dit non limitatif .

II.1.2. La mise en relief

L'opposit ion imparfait / passé simple peut se comprendre à l'aide des not ionsd'arrière-plan, de premier plan, et de mise en relief . On doit ces métaphorespicturales aux travaux du linguiste Harald Weinrich: « L'Imparfait est dans le récit letemps de l'arrière-plan , le Passé simple le temps du premier plan » (1973, 114-115).Ainsi, l'alternance du passé simple et de l'imparfait a, dans le récit , une fonct ioncontrast ive et permet d'opposer deux plans dist incts. Les formes au passé simpleinstallent au « premier plan » les événements et les act ions qui se succèdent et fontprogresser le récit . Les formes à l'imparfait , en revanche, dessinent la toile de fond(ou l'« arrière-plan ») de cette t rame narrat ive. L'exemple qui suit , t iré de Boule deSuif , illustre bien ce fonct ionnement:

Une petite lanterne, que portait un valet d'écurie, sortait de temps à autre d'uneporte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds dechevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voixd'homme parlant aux bêtes et jurant s'entendait au fond du bâtiment. Un légermurmure de grelots annonça qu'on maniait les harnais; (...) La porte, subitement,se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelés, s'étaient tus: ils demeuraientimmobiles et roidis. Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesseen descendant vers la terre [...].

II.1.3. L'imparfait de rupture

Il faut noter que l'usage narrat if de l'imparfait ne se limite pas exclusivement àl'exercice d'une fonct ion d'arrière-plan. L'imparfait peut en ef fet s'introduire au termed'une série de formes perfect ives pour, si l'on veut, « faire progresser le récit ». Il fautpréciser, cependant, qu'il a alors pour rôle spécif ique de signif ier la clôture soit d'unépisode du récit , soit du récit lui-même. Il est souvent accompagné d'un complémentcirconstanciel qui lui assure son inscript ion temporelle. Tel est l'imparfait de rupture(ou « imparfait historique »). Son emploi est courant dans la seconde moit ié du XIXe

siècle, part iculièrement dans les contes et nouvelles de Maupassant. Ainsi, dans LaFicelle, le personnage d'Hauchecorne cherche désespérément à prouver soninnocence dans une af faire de vol de portefeuille:

Il ne rencontra que des incrédules. Il en fut malade toute la nuit. Le lendemain, vers une heure de l'après-midi, Marius Paumelle [...] rendait leportefeuille et son contenu à Maître Houlbrèque, de Manneville. (nous soulignons)

L'imparfait marque bien ici la clôture d'un épisode narrat if , mais non celle du récit . Eneffet , la reddit ion du portefeuille par Paumelle ne suff it pas à laver Hauchecorne des

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soupçons de la rumeur publique, ce qui f init par le conduire à la folie et à la mort .

II.1.4. L'imparfait itératif

L'imparfait itérat if (ou f réquentat if ) permet d'indiquer qu'un procès n'a pas une, maisplusieurs occurrences. On notera que cette valeur itérat ive ne repose pas sur laseule forme verbale, mais implique souvent le recours à un complémentcirconstanciel de temps. Ainsi, dans ce passage t iré d'Un Cœur simple de Flaubert :

Tous les jeudis, des habitués venaient faire une partie de boston. Félicité préparaitd'avance les cartes et les chaufferettes. Ils arrivaient à huit heures bien juste, et seretiraient avant le coup de onze. Chaque lundi matin, le brocanteur qui logeaitsous l'allée étalait par terre ses ferrailles. (nous soulignons)

II.2. Valeurs et usages narratifs du passé composé

II.2.1. Valeur d'accompli, valeur d'antériorité

Le passé composé se caractérise d'abord par son aspect accompli . De manièregénérale, on parle d'aspect accompli lorsque le procès se présente comme achevéau moment qui sert de repère temporel: on envisage alors le résultat du procès à cemoment-là. Comme l'écrit le linguiste Oswald Ducrot : « L'aspect est [...] accompli si leprocès est antérieur à la période dont on parle, mais si on veut signaler sa t racedans cette période » (1995, 689). L'opposit ion de l'accompli et du non accompli estmanifestée en français par l'opposit ion des formes composées et des formessimples. Il existe, pour chaque forme simple d'un verbe, une forme composée, quiallie un auxiliaire et un part icipe passé. De ce point de vue, le passé composé est unaccompli du présent .

Une dif f iculté naît cependant du fait que le passé composé n'est pas uniquementut ilisé avec sa valeur aspectuelle d'accompli du présent. Il comporte également unevaleur temporelle d'antériorité (qui n'est pas toujours clairement dist incte de laprécédente). Ainsi, un énoncé comme « J'ai lu Madame Bovary » pourra, selon lecontexte, faire jouer la valeur d'accompli: il mettra alors l'accent sur l'état résultantdu procès et ses conséquences pour l'actualité du locuteur (« J'ai lu MadameBovary, je peux maintenant commencer à rédiger ma dissertat ion »). Il pourra,d'autre part , insister sur la valeur temporelle d'antériorité (« J'ai lu Madame Bovaryl'été dernier, et je n'ai pas aimé »).

II.2.2. Un temps peu narratif

Cette part icularité du passé composé peut aider à saisir les raisons pour lesquelleson a souvent caractérisé ce t iroir verbal par son incapacité narrative. Un biographerapporte à ce sujet les propos véhéments de l'écrivain Marcel Pagnol:

Le passé composé, [...] c'est un temps imprécis, médiocre, bête et mou. “Nousavons été réveillés par la fusillade ”...Bon. Et alors? L'histoire est finie avant d'avoircommencé. Tandis que “Nous fûmes réveillés par la fusillade ”...Tu vois? Tu asdressé l'oreille. Tu attends la suite.

Au-delà des jugements esthét iques personnels de l'écrivain, il faut retenir de cepropos l'opposit ion entre, d'une part , le caractère relat ivement statique de la

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narrat ion au passé composé, et , d'autre part , le caractère dynamique de la narrat ionau passé simple. Le passé simple présente un procès et induit l'at tente du procèssuivant. Il part icipe à la créat ion d'un ef fet de chaîne: il est orienté, dit RolandBarthes, vers « une liaison logique avec d'autres act ions, d'autres procès [...];soutenant une équivoque entre temporalité et causalité » (1972, 27-28), l'usage dupassé simple donne à penser que la succession temporelle obéit à des relat ions decause à ef fet .

Le passé composé ne peut, quant à lui, complètement faire oublier sa valeurd'accompli du présent. Son emploi tend dès lors à faire porter l'accent non tant surle procès lui-même que sur l'état qui en résulte . Ce caractère résultat if présente leprocès dans un relat if isolement: on considère davantage ses ef fets sur l'actualitédu locuteur que son lien temporel et /ou causal avec d'autres procès. Même unesuite de verbes au passé composé peine à créer un réel ef fet de chaîne: la narrat ionressemble davantage à une juxtaposit ion d'états coupés les uns des autres qu'à unenchaînement d'act ions solidaires.

II.2.3. L'exemple de L'Étranger

On voit dès lors tout le part i que peuvent t irer les écrivains de cette tendancedénarrat ivisante. L'exemple le plus célèbre est sans conteste L'Étranger d'AlbertCamus (1942). Dans ce roman, le choix de conduire la narrat ion au passé composéest indissociable d'une vision du monde marquée par le sent iment de l'absurde.Comme l'explique Dominique Maingueneau, dans ses Éléments de linguistique pourle texte littéraire (1990, 43):

En préférant le passé composé au passé simple, L'Étranger ne présente pas lesévénements comme les actes d'un personnage qui seraient intégrés dans unechaîne de causes et d'effets, de moyens et de fins, mais comme la juxtapositiond'actes clos sur eux-mêmes, dont aucun ne paraît impliquer le suivant (...) Il n'y apas de totalisation signifiante de l'existence. (...) Ici, la narration conteste d'unmême mouvement le rituel romanesque traditionnel et la causalité qui lui sembleassociée: on ne peut pas reconstruire une série cohérente de comportementsmenant au geste meurtrier de Meursault dans la mesure même où les formes dupassé composé juxtaposent ses actes au lieu de les intégrer.

II.3. Valeurs et usages narratifs du présent

II.3.1. Présent d'énonciation

Dans sa valeur de base, le présent indique la coïncidence du procès dénoté par leverbe avec le moment de l'énonciat ion. Cette valeur est notamment act ivée lorsquele narrateur d'un récit , abandonnant un temps l'histoire qu'il raconte, témoigne deses émot ions actuelles. Ainsi René, le héros du récit éponyme de Chateaubriand,souligne à quelques reprises la prégnance douloureuse des souvenirs qu'il rapporte:« je crois encore entendre...; tout ce tableau est encore profondément gravé dansma mémoire ». Le présent d'énonciat ion peut aussi référer à l'acte de narrat ion lui-même, comme dans ce passage de la Chartreuse de Parme: « Ici, nous demandonsau lecteur de passer sans en dire un seul mot sur un espace de dix années ».

II.3.2. Présent gnomique

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Le présent ne se limite pas à la désignat ion du strict moment de la parole: il peut fortbien élargir sa couverture temporelle. On parle de présent de vérité générale (ouprésent gnomique ), lorsque l'énoncé acquiert une valeur « omni-temporelle ». Cettevaleur est souvent renforcée par des syntagmes nominaux qui dénotent non plusdes individus part iculiers, mais bien des classes d'individus. Le présent de véritégénérale est souvent convoqué lorsque le narrateur propose, par le biais d'undiscours didact ique, un commentaire de l'act ion. Ainsi en va-t-il dans ce passage oùRené évoque un pâtre de son enfance: « J'écoutais ses chants mélancoliques quime rappelaient que dans tout pays, le chant naturel de l'homme est t riste, lors mêmequ'il exprime le bonheur. » Ou encore, dans la Chartreuse de Parme, lorsque lenarrateur commente ainsi une scène de retrouvailles amoureuses: « Les cœursitaliens sont, beaucoup plus que les nôtres, tourmentés par les soupçons et par lesidées folles que leur présente une imaginat ion brûlante, mais en revanche leurs joiessont bien plus intenses et durent plus longtemps ».

II.3.3. Présent historique

Le présent peut dans certains cas jouer un rôle proprement narrat if et commuter defaçon ponctuelle avec le passé simple. On parle alors de présent historique . Celui-cipermet la créat ion d'ef fets stylist iques part iculiers, proches de l'hypotypose.L'hypotypose, selon Fontanier, peint « les choses de manière si vive qu'elle les meten quelque sorte sous les yeux ». De même, le présent historique vise à produire uneimpression d'immédiateté , en donnant à voir les faits comme s'ils étaientcontemporains de leur énonciat ion par le narrateur et /ou de leur récept ion par lelecteur. Le recours à ce procédé, s'il est f réquent dans la t radit ion narrat ive, resteut ilisé avec parcimonie au sein d'une constellat ion où dominent par ailleurs lest emps « classiques » du récit (passé simple et imparfait ). On le rencontre à desendroits stratégiques, lorsqu'il s'agit d'exacerber le caractère dramat ique des act ionset des événements représentés. Ainsi Chateaubriand, dans René, ménagesoigneusement l'accès à la scène clé de son récit (la prise de voile d'Amélie, la sœurdu héros), en faisant d'abord alterner présent et temps du passé:

Au lever de l'aube, j'entendis le premier son des cloches... Vers dix heures, dansune sorte d'agonie, je me traînai au monastère. [...] Un peuple immenseremplissait l'église. On me conduit au banc du sanctuaire; je me précipite àgenoux sans presque savoir où j'étais, ni à quoi j'étais résolu. Déjà le prêtreattendait à l'autel; tout à coup la grille mystérieuse s'ouvre, et Amélie s'avance,parée de toutes les pompes du monde.

Mais lorsque passage at teint son sommet dramat ique, après qu'Amélie a avoué àRené sa passion incestueuse, le présent historique s'impose seul:

À ces mots échappés du cercueil, l'affreuse vérité m'éclaire; ma raison s'égare, jeme laisse tomber sur le linceul de la mort, je presse ma sœur dans mes bras, jem'écrie: “Chaste épouse de Jésus-Christ, reçois mes derniers embrassements àtravers les glaces du trépas et les profondeurs de l'éternité, qui te séparent déjàde ton frère!” Ce mouvement, ce cri, ces larmes, troublent la cérémonie: le prêtre s'interrompt,les religieuses ferment la grille, la foule s'agite et se presse vers l'autel; onm'emporte sans connaissance.

II.3.4. Présent de narration

Le présent peut, on vient de le voir, commuter ici ou là avec le passé simple etaccroît re ainsi la saillance narrat ive des événements évoqués. Dans le récit

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classique, le présent historique fait except ion; il reste contenu au sein d'unenarrat ion dominée de façon massive par les temps du passé. Considéronsmaintenant ces deux débuts de roman:

Je suis seul dans la chambre de ma mère. C'est moi qui y vis maintenant. Je nesais pas comment j'y suis arrivé.

(Samuel Beckett, Molloy ,1951)

Une gare s'il faut situer, laquelle n'importe il est tôt sept heures un peu plus, c'estnuit encore. Avant la gare il y a eu un couloir déjà, lui venant du métro [...] contrela foule, remontant. Puis couloir un autre, à angle droit l'escalier mécanique, quimarche c'est chance aujourd'hui, le descend à la salle, vaste carré souterrain oùles files se croisent [...].

(François Bon, Sortie d'usine, 1982)

Dans chacun de ces incipit , le temps dominant – celui qui donnera le ton à la suitedu récit – c'est le présent. Le récit conduit au présent et à la première personne(Molloy) reste « proche du monologue de théâtre » (Molino, Lafhail-Molino 2003,257): le soliloque de Molloy, tout en déployant l'évocat ion d'états d'âme, intégrerad'ailleurs bientôt des souvenirs, racontés aux temps du passé. Le cas des récitsconduits au présent et à la t roisième personne est plus étrange, du moins pour unlecteur habitué aux récits t radit ionnels: il a la sensat ion que l'énonciat ion narrat iveest presque parfaitement contemporaine des événements narrés. Ainsi, l'incipit deSortie d'usine, avec sa syntaxe démantelée, semble le fait d'un narrateur soucieuxde rest ituer au plus juste l'immédiateté du vécu. Dans les récits au présent, lenarrateur occupe la posit ion improbable d'un « reporter qui t ranscrit immédiatementles événements et donne ainsi l'impression d'en respecter l'imprévisible nouveauté »(Molino et Lafhail-Molino 2003, 257), comme s'il se t rouvait assailli par l'urgenced'act ions et d'événements impossibles à envisager dans le confort du regardrétrospect if .

Le présent de narrat ion, qui tend à abolir la distance temporelle entre le moment dela narrat ion et le moment de l'histoire racontée, est fondé sur une impossibilitélogique: on ne peut, en ef fet , à la fois vivre un événement et le raconter (le caspart iculier du reportage, déjà évoqué, faisant except ion). Cela n'empêche pas le récitau présent d'avoir « de solides fondements anthropologiques: il est courammentemployé dans le récit oral et l'enfant [...] commence par raconter au présent. »(Molino et Lafhail-Molino 2003, 258). Depuis cinquante ans, le présent de narrat ions'est solidement implanté dans les habitudes romanesques. Il const itue dorénavantune alternat ive parfaitement reçue aux récits construits à part ir du passé simple.

II.3.5. Les indicateurs temporels

Les relat ions temporelles ne sont pas seulement signif iées par les dif férents t iroirsverbaux, mais également par des indicateurs temporels – adverbes, locut ionsadverbiales, compléments circonstanciels, etc.

On dist ingue:

1. les expressions déictiques du type « aujourd'hui, maintenant, demain, lasemaine prochaine », qui ne livrent leur référent que par le biais d'un renvoi auxparamètres de la situat ion d'énonciat ion. Elles proposent un repéragecontextuel ;

2. les expressions anaphoriques du type « ce jour-là, à ce moment-là, lelendemain, la semaine suivante », qui prennent pour repère un point du tempsf ixé au préalable dans le texte ou dans l'énoncé. Elle proposent un repérage

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cotextuel , qui fait référence à un élément apparu précédemment dans lachaîne verbale;

3. les dates ou événements historiques notoires (« Le 15 septembre 1840, verssix heures du mat in »; « depuis la mort de Louis XIII »), qui proposent unancrage chronologique absolu, à l'inverse des indicateurs précédents, qui sontrelatifs à un repère.

Il est rare qu'un récit s'en t ienne à un seul type de repérage: ainsi, un repéragecontextuel init ial (« Il y a deux semaines ») sera souvent suivi d'une série derepérages cotextuels secondaires (« la veille, le lendemain »).

III. Le temps narratif

III.1. Le temps des récits

Chaque fois que l'on réf léchit un peu longuement à la not ion de temps, on se trouveconfronté à une réalité fuyante, dont les mult iples visages sont parfoiscont radictoires. « La spéculat ion sur le temps est une ruminat ion inconclusive »(1983, 21), note ainsi le philosophe Paul Ricœur à l'ouverture de la vaste etminut ieuse réf lexion qu'il poursuit dans les t rois tomes de Temps et récit . Un moyenexiste pourtant de se t irer d'af faire: c'est de raconter des histoires! La seule répliqueaux apories temporelles, voilà la thèse de Ricœur, c'est l'act ivité narrat ive, « la miseen intrigue »: il existe un lien nécessaire – t ransculturel, anthropologique – « entrel'act ivité de raconter une histoire et le caractère temporel de l'expérience humaine »(1983, 85). Ou, selon une autre formule de Ricœur, « le temps devient temps humaindans la mesure où il est art iculé sur un mode narrat if » (ibid.).

Certes, notre vie ordinaire n'est pas ent ièrement amorphe, du point de vue temporel.Ainsi, le temps calendaire l'enserre dans un corset étroit , mais clarif iant . Quant à nosact ions, elles ne se résument pas à de simples changements d'état : elles obéissentà des buts, s'inscrivent dans des protocoles culturels, des scénarios préétablis(manières de table, règles de politesse, etc.). Les récits ne partent donc pas de rien: ilt rouvent, dans le champ prat ique, une première modélisat ion du temps. Leur apportspécif ique, lorsqu'il capturent la temporalité inhérente aux act ions humaines, c'estde la configurer , de la « mettre en intrigue ». Les récits, en ef fet , ne se contententpas de recueillir les faits: nécessairement, ils les agencent, ils les mettent soustension entre un début et une f in, t ransformant ainsi la simple succession desévénements en une totalité signif iante (fût-ce pour signif ier a contrario que cettetotalisat ion est art if icielle, ou impossible...).

À quoi il faut ajouter que les récits ne recueillent pas tous les faits; d'ailleurs, s'ils lefaisaient (et à supposer que cela soit possible), ne tomberaient-ils pas dansl'insignif iance? C'est donc bien parce que les récits sont sélect ifs qu'ils mettent del'ordre dans la temporalité humaine. Le récit schématise, t race une piste dans lefouillis inextricable des agissements humains, simplif ie ce qui est embrouillé, proposedes it inéraires f léchés. Certains récits s'en t iennent là, au risque d'être simplistes.Mais le propre de la schématisat ion narrat ive, ce n'est pas tant de rendre simple lecomplexe; c'est bien plutôt , grâce au « t ravail de l'imaginat ion productrice » (1983,106), de mettre en évidence la complexité de ce que notre expérience spontanéenous livre de façon f loue et souvent dans une grande confusion.

III.2. Le temps des f ictions

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Dans le paragraphe précédent, nous avons parlé des récits comme s'ilsconst ituaient une classe homogène. Or nous savons bien que ce n'est pas le cas:certains récits ont un référent avéré, ils se donnent pour f inalité de relater desévénements du monde, passés ou présents. Ce sont les récits factuels , tels quenous les rencontrons dans les livres d'histoire ou dans la presse quot idienne. Lejournaliste, l'historien ne peuvent pas raconter n'importe quoi: leurs récits dépendentlogiquement de la réalité dont ils rendent compte.

Tout autre est le cas du romancier: sans doute celui-ci peut-il, comme l'historien,évoquer des lieux ou des personnages existants (Paris, l'empereur Napoléon III, etc.),mais il n'est pas soumis comme lui au critère d'exact itude. Le récit de fiction échappeà la juridict ion du vrai et du faux et ne dépend que de l'acte narrat if qui l'inst itue. Dèsl e « putsch » de l'incipit , il inaugure un monde inédit , autonome, il « imposel'af f irmat ion d'un règne qui obéit à ses lois et à sa logique propres » (Rousset, 1962,II). Indépendant à l'égard de tout devoir de référer, le récit de f ict ion of f re dès lors unterrain d'expérimentat ion fécond pour éprouver les vertus de la schématisat ionnarrat ive en général. Pour Michel Butor, par exemple, le roman n'est pas autre choseque le « laboratoire du récit »: « Alors que le texte véridique a toujours l'appui, laressource d'une évidence extérieure, le roman doit suf f ire à susciter ce dont il nousentret ient » (1975, 9). Et c'est ainsi qu'à ses yeux « la recherche de nouvelles formesromanesques joue [...] un t riple rôle par rapport à la conscience que nous avons duréel, de dénonciat ion, d'explorat ion et d'adaptat ion » (1975, 10). Dans les sect ionsqui suivent, nous mettrons en évidence quelques ef fets de l'expérimentat iontemporelle proposée par les f ict ions.

III.3. Temps du récit, temps de l'histoire

Comme une feuille de papier, la temporalité narrat ive se présente sous deux facesindissolublement liées. D'un côté, le temps narrat if est déterminé par la naturelinéaire du signif iant linguist ique. Contrairement aux peintres, qui peuvent donner àvoir les choses et les gens d'un coup, dans la coexistence simultanée de l'espacepictural, les romanciers sont t ributaires de la nature consécut ive du langage: ainsi,c'est t rès progressivement que le lecteur voit apparaître devant l'œil de son espritles lieux et les personnages du roman dont il tourne les pages une à une. Telle est lapremière face du temps narrat if : c'est le temps du récit (tR), déterminé par lasuccession des mots sur la page. Ce temps racontant (en allemand, on parled'Erzählzeit) se repère par le décompte d'unités de texte: nombre de lignes, depages, de chapit res, etc.

L'autre face de la temporalité narrat ive, c'est le temps raconté (erzählte Zeit , enallemand). Les pages, les chapit res du roman déf ilent : un monde f ict if se const itueprogressivement, avec ses décors, ses personnages et sa chronologie. Pas plus quenous, les personnages de roman n'échappent au temps: ils prof itent des jours quipassent, vieillissent et se souviennent. C'est là le temps de l'histoire (tH), un tempscalendaire f ict if , qui se mesure en heures, jours, mois et années.

La réalité bi-face de la temporalité narrat ive permet d'inst ituer des « jeux avec letemps ». Rien, en ef fet , ne contraint les récits à « copier » le temps des horloges.Les romanciers peuvent par exemple – et ne s'en privent pas! – raconter les chosesdans le désordre, plus ou moins vite, en développant longuement un épisode ou, àl'inverse, en passant sans mot dire sur des semaines, voire des années ent ières... Lanarratologie dist ingue trois types de relat ions pert inentes entre le temps du récit etle temps de l'histoire: l'ordre, la durée et la f réquence. Nous en donnons ladescript ion ci-après.

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III.3.1. Ordre

« Étudier l'ordre temporel d'un récit , résume Genette (1972, 78-79), c'est confronterl'ordre de disposit ion des événements ou segments dans le discours narrat if àl'ordre de succession de ces mêmes événements ou segments temporels dansl'histoire, en tant qu'il est explicitement indiqué par le récit lui-même, ou qu'on peutl'inférer de tel ou tel indice indirect . » On pourrait penser que la tendance spontanéedes conteurs et romanciers soit de faire coïncider l'ordre des événements racontéset l'ordre de leur présentat ion narrat ive (récit synchrone, ou ab ovo). Or, c'est lecontraire qui est vrai: la majorité des récits ne respectent pas l'ordre chronologique:ils sont anachroniques, soit qu'ils racontent avant (dans R) ce qui s'est passé après(dans H) – ant icipat ion, ou prolepse; soit qu'ils racontent après (dans R) ce qui s'estpassé avant (dans H) – rétrospect ion, ou analepse.

III.3.1.1. Analepses

Depuis l'Ant iquité, l'art narrat if se reconnaît au fait de « jeter d'abord le lecteur dansle milieu du sujet suivant l'exemple d'Homère » (Huet, cité dans Genette, 1972, 79):c'est le début in medias res , véritable marque de fabrique du récit classique jusqu'auXIXe siècle. En voici un exemple: Le Juge de sa propre cause (une nouvelleespagnole intégrée par Scarron dans Le Roman comique) s'ouvre sur la visiondramatique d'une jeune f ille violentée « entre des rochers » par deux brutaux. Il fautat tendre t rois pages, et la libérat ion de la jeune f ille, pour découvrir les antécédentsde cette scène init iale mouvementée. Le début in medias res est ici suivi d'un retouren arrière (ou analepse) à fonct ion explicat ive.

En l'occurrence, cet te analepse est complète: elle rest itue, ab ovo, la vie de la jeunef ille jusqu'au moment de la tentat ive de viol qui ouvre le récit premier (par opposit ionaux analepses partielles, qui ne rejoignent pas le point d'origine temporel du récitpremier). La t ranche temporelle, plus ou moins étendue, prise en charge parl'analepse déf init son amplitude.

En outre, c'est une analepse externe, parce qu'elle reporte le lecteur au-delà – ou àl'extérieur – du champ temporel du récit premier. À l'inverse, lorsque le narrateur deL'Education sentimentale revient en arrière d'un jour pour raconter la crise de fauxcroup qui a retenu Mme Arnoux au chevet de son enfant alors qu'elle devaitrejoindre Frédéric pour un rendez-vous amoureux, l'analepse est interne. L'analepseest un pont jeté vers le passé, mais ce passé peut être plus ou moins éloigné durécit premier; cet te distance temporelle variable déf init la portée de l'analepse.

D'un point de vue fonct ionnel, on peut ajouter que l'analepse évoquée à l'instant estcomplétive; elle permet de récupérer une informat ion manquante. Il en va de mêmelorsqu'au moment d'introduire un nouveau personnage (ou de retrouver unpersonnage perdu de vue), le récit propose un résumé de sa biographie.

III.3.1.2. Prolepses

Les ant icipat ions, ou prolepses, se rencontrent moins f réquemment que les retoursen arrière. Les récits qui s'y prêtent le mieux sont les Mémoires ou lesautobiographies – tant réels que f ict ifs. Ici, le narrateur, en racontant son passé,connaît évidemment l'avenir et fait parfois usage de ce savoir. Considéronsl'exemple suivant:

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Par exemple, pour anticiper sur mon séjour en Normandie j'entendis à Balbec uninconnu que je croisai sur la digue dire: “La famille du directeur du ministère desPostes.” Or (comme je ne savais pas alors l'influence que cette famille devaitavoir sur ma vie), ce propos aurait dû me paraître oiseux [...].

Dans ce passage de la Recherche du Temps perdu, le narrateur annonce qu'il vabouleverser l'ordre de présentat ion chronologique des événements. Il lui paraîtapproprié de recourir à un moment postérieur de sa vie dans le cadre de l'argumentqu'il est en train de développer: prolepse interne ... qui en renferme une autre, dans laparenthèse: la ment ion de l'importance à venir de la famille Simonet. Le pointd'ancrage temporel de cette ant icipat ion se trouve bien au-delà du séjour enNormandie. Cette deuxième prolepse a donc une portée plus grande que la première.

Ces prolepses ont une fonct ion d'annonce; elles concourent à établir la cohérence àlong terme du récit . De façon plus générale, en disant maintenant (dans R) ce quiadviendra plus tard (dans H), la prolepse fait peser sur le récit un certain poidsdest inal. Ainsi, dans Manon Lescaut , la f in (la déportat ion de Manon) est donnée dèsle début: l'évocat ion ant icipée de la « chute » du héros – de ces « nouveauxdésordres » qui vont le mener « bien plus loin vers le fond de l'abîme » – pèsecomme une fatalité sur les scènes amoureuses qui suivent. Comme dans la t ragédie,l'intérêt du lecteur se déplace: la f in (misérable) de l'histoire lui étant connue, ce n'estplus le désir simple de « savoir la suite » qui le meut, mais une curiosité pluscomplexe, et sans doute plus mélancolique: celle de connaître les rouages inf lexiblesd'une « intrigue de prédest inat ion » (Todorov, cité par Genette, 1972, 105).

III.3.2. Durée

Nul récit sans rythme: chez Balzac par exemple, des scènes très dramat iquessuccèdent à de longues descript ions stat iques; parfois aussi, le temps passe àtoute vitesse (« cinq ans après cette scène... »), avant de se déployer à nouveaudans d'autres scènes, dans d'autres descript ions... Le récit isochrone (à rythmeconstant) n'existe pas plus que le récit synchrone, rigoureusement chronologique.Pour mesurer ces variat ions de rythme (ou anisochronies), Genette introduit lanot ion de vitesse: « On entend par vitesse le rapport entre une mesure temporelleet une mesure spat iale [...]: la vitesse du récit se déf inira par le rapport entre unedurée, celle de l'histoire, mesurée en secondes, minutes, heures, jours, mois etannées, et une longueur: celle du texte, mesurée en lignes et en pages. » (Genette1972, 123). Ces rapports peuvent se réduire à quatre formes canoniques: la scène etle sommaire d'une part ; la pause et l'ellipse d'autre part .

III.3.2.1. Scène; sommaire

Le terme de « scène » appart ient au langage du théâtre. Par analogie, on parlera descène narrative lorsqu'un récit présente des personnages qui dialoguent (oumonologuent). Dans ce cas, on peut dire qu' « il y a une certaine égalité entre letemps du récit et le temps de l'histoire; [on] se rapproche de l'égalité qui lie unescène au théâtre ou au cinéma et la scène « réelle » que la première est censéereprésenter » (Molino et Lafhail-Molino, 2003, 269). Dans le récit classique, la scène(tR = tH) alterne régulièrement avec le sommaire (tR < tH). Le sommaire const itue ceque l'on pourrait appeler le t issu conjonct if du récit : il prend en charge, en lesrésumant de manière plus ou moins synthét ique, les moments de transit ion et lesinformat ions nécessaires à la compréhension de l'intrigue, préparant ainsi le terrainpour les scènes, où se concentre t radit ionnellement tout l'intérêt dramat ique et

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pathét ique du récit .

III.3.2.2. Pause; ellipse

La pause (tR = n; tH = 0) et l'ellipse (tR = 0; tH = n) marquent les deux pointsextrêmes de l'échelle des vitesses narrat ives. D'une certaine façon, ces deux pointsreprésentent des paradoxes narrat ifs: en ef fet , ni la pause, ni l'ellipse ne racontentquelque chose. Avec la pause, le récit « s'enlise », pour reprendre une formule deRicardou: il s'interrompt et cède la place à la descript ion ou au commentaire. Avecl'ellipse (« cinq ans après cette scène... »), il s'interrompt également, mais pour céderla place, cet te fois ...à rien! Le temps qui a passé dans l'histoire, le récit le passe soussilence.

Sans doute peut-on considérer l'ellipse comme une forme radicalisée du sommaire:elle permet, un peu à l'image des entr'actes au théâtre, de sauter du temps « inut ile »... ou de souligner, par contraste, l'importance de ce qui est passé sous silence.Ainsi dans ce passage du Rouge et le Noir , qui évoque l'arrivée dramat ique de Juliendans la chambre de Mathilde de la Mole:

— C'est donc toi! dit- elle en se précipitant dans ses bras... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Qui pourra décrire l'excès du bonheur de Julien? Celui de Mathilde fut presqueégal.

Mais la pause ne se laisse pas réduire si facilement. N'oublions pas en ef fetl'exigence naïve du lecteur de récits: celui-ci veut qu'on lui raconte une histoire etperçoit comme une infract ion tout ce qui s'écarte de cette fonct ion narrat ive debase. La preuve: lorsqu'il juge les pauses descriptives t rop longues, il les saute. Aussile récit classique s'ingénie-t-il à intégrer les descript ions dans la t rame de l'act ion, àl'image d'Homère qui, lorsqu'il doit décrire le vêtement d'Agamemnon, montre cedernier en train de s'habiller. [Descript ion, II. 2. 4]

La pause commentative [Voix narrat ive, VI] permet au narrateur d'intervenir « enpersonne » dans son récit , par exemple pour donner son avis, porter un jugementsur son personnage, ou encore pour proposer une informat ion sur un élémentfactuel ou culturel. Certains romanciers y recourent à des f ins crit iques; dansJacques le Fataliste ou d'autres « ant i-romans », la pause commentat ive sert ainsi àmettre en cause l'illusion romanesque, comme dans cet exemple où le lecteur estinvité à part iciper act ivement à la construct ion de l'intrigue:

Entre les différents gîtes possibles, dont je vous ai fait l'énumération qui précède,choisissez celui qui convient le mieux à la circonstance présente.

(Diderot, Jacques le Fataliste)

III.3.3. Fréquence

La catégorie de la f réquence concerne les relat ions de répét it ion qui s'inst ituententre histoire et récit : par exemple, je peux raconter plusieurs fois, en variant parexemple le style, le point de vue ou la voix narrat ive, quelque chose qui n'a eu lieuqu'une seule fois dans l'histoire (tR=n; tH=1): c'est le récit répétitif . Les Exercices destyle de Raymond Queneau, où la même scène d'autobus est racontée 99 fois dansdes styles (Ampoulé, Vulgaire, ...) ou selon des procédés (Lipogramme, Passéindéfini , ...) t rès divers, const ituent une illustrat ion connue de ce type de récit . Autreexemple de récit répét it if : le roman par let t res, lorsque plusieurs protagonistes

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narrent, chacun selon son point de vue, un événement ident ique.

À l'inverse, je peux raconter en une seule fois une act ion, un événement qui ont eulieu à plusieurs reprises, dans l'histoire (tR=1; tH=n): tel est le récit itératif . Cettemodalité narrat ive permet, comme le sommaire, de « gagner » du temps; dans lerécit classique, le récit itérat if joue un rôle subordonné; il sert à noter le « passaged'un temps sans caractère dramat ique » (Molino, Lafhail-Molino, 2003, 270). Mais auXIXe siècle, l'intérêt croissant que les romanciers portent à la vie intérieure despersonnages entraîne un profond remaniement des formes romanesques: en mêmetemps que la technique de la focalisat ion interne se généralise, les romanciersdécouvrent l'usage narrat if original qu'ils peuvent faire du récit itérat if . Celui-ci, en « plissant » dans un seul énoncé synthét ique plusieurs occurrences du mêmeévénement, se prête par exemple de façon heureuse à l'évocat ion des « périodesde stagnat ion et d'at tente » qui importent tant à Flaubert , ce « grand romancier del'inact ion, de l'ennui, de l'immobile » (Rousset, 1962, 127; 133).

Le récit répét it if et le récit itérat if prennent relief sur le fond d'une façon simple etordinaire de raconter: le récit singulatif , où l'on raconte une fois ce qui s'est passéune fois (tR=1; tH=1). Cette forme narrat ive, fondée sur l'alternance scène-sommaire, est le propre des récits où la fonct ion dramat ique prime.

III.4. Temps de l'histoire, temps de la narration

III.4.1. La double référence temporelle des récits

On a vu, dans les sect ions qui précèdent, comment se pose la quest ion du rapportentre le temps du récit racontant et celui de l'histoire racontée. Il s'agit , à présent, des'interroger sur les rapports qu'entret iennent le temps de l'histoire racontée et celuide l'acte de narration. Comme le relève Genette, il est quasiment impossible, pour unnarrateur, de ne pas « situer [l'histoire qu'il raconte] dans le temps par rapport à [son]acte narrat if , puisqu'[il doit ] nécessairement la raconter à un temps du présent, dupassé, ou du futur » (1972, 228). Selon la posit ion temporelle qu'occupe l'actenarrat if par rapport à l'histoire racontée, on dist inguera les narrat ions ultérieure,antérieure, simultanée et intercalée [Voix narrat ive, III].

Le récit comporte ainsi une double référence temporelle. Il y a premièrement unetemporalité relat ive à la diégèse, c'est-à-dire aux act ions et événements de l'histoireracontée. Cette temporalité peut se présenter dans son autonomie, comme danscet extrait de Jules Verne:

On était au début de l'année 1867 . Dix neuf-ans avant cette époque , le territoire actuellement occupé par la ville deSacramento n'était qu'une vaste et déserte plaine.

(César Cascabel , nous soulignons.)

Ici, le repérage temporel est d'abord absolu (au début de l'année 1867 ), puiscotextuel (dix-neuf ans avant cette époque ), mais il n'implique pas de référenceexplicite à l'acte producteur du récit . Examinons maintenant le cas plus complexe del'incipit de Notre-Dame de Paris :

Il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans, six mois et dix-neuf jours que lesParisiens s'éveillèrent au bruit de toutes les cloches sonnant à grande volée dansla triple enceinte de la Cité, de l'Université et de la Ville. Ce n'est cependant pas un jour dont l'histoire ait gardé le souvenir que le 6janvier 1482. (nous soulignons)

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S'il of f re bien d'une datat ion absolue (le 6 janvier 1482 ), le texte s'ouvre cependantsur un repérage contextuel qui, par le biais de l'adverbe aujourd'hui , implique uneréférence explicite au moment de la narrat ion. On pourrait , à ce stade, généraliser lepropos et dire que tout narrateur laisse, lorsqu'il raconte, des traces de son acte denarrat ion dans le texte. [Voix narrat ive, II, 1] Dans le cadre d'un récit , ces t races nepeuvent s'interpréter que par référence à une situation narrative – c'est-à-dire aufait qu'un narrateur raconte une histoire à un narrataire dans un certain espace-temps. Il est possible, pour le narrateur, de se déplacer dans cet espace-temps: telest le cas chaque fois qu'il renvoie à un moment antérieur ou postérieur de son actede narrat ion, notamment par le biais d'expressions comme « Nous avons vu il y apeu que... » ou encore « Nous raconterons tout à l'heure comment... ». À latemporalité de l'histoire racontée, il faut donc ajouter une seconde temporalité,relat ive cette fois à l'énonciation narrative. Un « double système de repérage » semet en place, l'un qui repose sur l'espace-temps des événements de l'histoireracontée, l'autre sur « l'espace-temps de la narrat ion et de la lecture » (Molino,Molino-Lafhail, 2003, 264).

III.4.2. « Fiction principale » et « f iction secondaire »

Dans sa Grammaire temporelle des récits (1990), le crit ique et linguiste MarcelVuillaume a proposé de parler, à ce sujet , de fiction principale et fiction secondaire.L'usage, dans un cas comme dans l'autre, du terme de « f ict ion » s'explique par lefait que « la narrat ion est [elle-même] une composante de la f ict ion »: « Le narrateurse donne les allures d'un conteur qui s'adresse directement à ses auditeurs, de sorteque le décalage temporel qui, dans la réalité, sépare la product ion du récit de salecture n'est en rien ref lété au sein du récit lui-même » (1990, 59). On a donc, en plusde la « f ict ion principale », qui donne à voir les protagonistes de l'univers narré, une « f ict ion secondaire ». Celle-ci met en scène, au sein d'un « univers-cadre », d'autresprotagonistes, désignés notamment par nous et par le / notre lecteur .

Au premier abord, on est tenté de penser qu'« object ivement, le passé de la f ict ionprincipale et le présent de la f ict ion secondaire sont séparés par un espaceinfranchissable » (ibid., 81). Tel est le cas le plus général. Pourtant, le roman-feuilleton du XIXe siècle a exploré et promu un ensemble de procédés narrat ifs à lafaveur desquels les deux « f ict ions », loin d'être parfaitement étanches, se t rouventsouvent fort enchevêtrées. La f ict ion secondaire a alors pour fonct ion essent ielled e « présenter le narrateur et le lecteur comme les témoins oculaires desévénements narrés » (ibid., 77): les interférences temporelles entre la « f ict ionsecondaire » et la « f ict ion principale » servent à donner au lecteur « le sent iment dedescendre dans le temps jusqu'à devenir le contemporain des personnages du récitet partager leur présent » (ibid., 87).

III.4.3. Interférences temporelles

L'incipit de Notre-Dame de Paris , que nous avons examiné, est , malgré la dif f icultédu décompte (il y a aujourd'hui trois cent quarante-huit ans, six mois et dix-neufjours...), exempt de toute interférence: le narrateur ne fait que marquer l'antérioritédes événements de l'histoire racontée par rapport au moment de la narrat ion.Considérons maintenant des exemples plus complexes, dans lesquels ces deuxtemporalités se téléscopent, parfois au sein d'un même énoncé:

Cette agence Lecoq, dont nous allons franchir le seuil, était une grande maisonoù rien ne manquait [...]

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Au moment où nous entrons dans le sanctuaire, ces messieurs traversaient un deces repos qui ponctuent les conversations graves [...].

(Paul Féval, Les habits noirs, nous soulignons.)

L'auberge du père Achard était bondée. Tout le pays encore une fois était enrumeur [...]. Ils étaient là trois, Achard, Verdeil et Bridail, qui n'en “démordaient pas de cequ'ils avaient vu” [...] Or, le soir où nous sommes , la femme Gérard [...] était arrivée avec son nouvelépoux à Coultheray [...].

(Gaston Leroux, La poupée sanglante, nous soulignons.)

On a ici af faire à ce que Vuillaume appelle des « énoncés paradoxaux ». Dans lesdeux cas, on assiste à un voisinage étonnant entre, d'une part , une indicat iontemporelle marquée par l'usage du présent et de la première personne du pluriel, et ,d'autre part , une act ion dénotée par un temps du passé (imparfait ou plus-que-parfait ). Les deux temporalités (celle de la narrat ion et celle de l'histoire) en viennentainsi à cohabiter: on fait comme si elles étaient homogènes. Mieux: on fait comme sile narrateur et le lecteur (nous) pouvaient t ransporter leur actualité à un momentdonné de l'histoire racontée. On assiste ainsi à un « t ransfert imaginaire », un « dépacement de l'espace-temps de la situat ion narrat ive à l'espace-temps del'histoire [...]: narrateur ou lecteur, je peux me transporter par un ef fort del'imaginat ion à un autre point de l'espace-temps et observer les êtres, les lieux et lesévénements comme si j'étais réellement présent » (Molino, Lafhail-Molino, 2003,263-264). L'ef fet principal de ces « énoncés paradoxaux » semble donc êtred'homogénéiser les deux temporalités et , par là même, de projeter les protagonistesde la « f ict ion secondaire » dans la « f ict ion principale ». L'univers diégét ique, donnéd'ordinaire comme antérieur à l'acte de narrat ion s'en trouve alors comme présentifié...

Cette présence se fait même si vive, parfois, que la f ict ion secondaire n'y résistepas, et se retrouve comme happée dans l'univers diégét ique!

Billot alla droit à cette tapisserie, la souleva et se trouva dans une grande sallecirculaire et souterraine où étaient déjà réunies une cinquantaine de personnes. Cette salle, nos lecteurs y sont déjà descendus, il y a quinze ou seize ans, surles pas de Rousseau.

(Dumas, La Comtesse de Charny , nous soulignons.)

L'expression « il y a quinze ou seize ans » est , d'ordinaire, une expression déict iquequi mesure un intervalle temporel et marque une antériorité par rapport au momentde l'énonciation (ici: par rapport au processus de lecture). Or, dans le cas qui nousintéresse, on comprend que l'intervalle ne sépare pas deux moments du processusde lecture, mais bien deux moments de l'histoire racontée. Le changement de valeurdu déict ique montre bien à quel point « f ict ion principale » et « f ict ion secondaire »sont enchevêtrées. Tout se passe comme si l'écoulement du temps au sein la « f ict ion secondaire » pouvait s'aligner sans heurts sur celui qui a cours au sein de la« f ict ion principale ». Le lecteur semble alors se mouvoir exactement dans la mêmedurée que celle qui af fecte les personnages de la diégèse.

IV. Conclusion

La temporalité est sans conteste une dimension fondamentale de toute conduitenarrat ive. Le « temps », not ion au caractère polymorphe, comme on l'a vu au premierchapit re, se laisse parfois dif f icilement saisir: le récit a précisément pour rôle depermettre son appropriat ion par le sujet humain. On peut, avec Paul Ricœur (1986,

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12), aller jusqu'à voir dans la fonction narrative la condit ion même d'une temporalitéintelligible:

Le caractère commun de l'expérience humaine, qui est marqué, articulé, clarifiépar l'acte de raconter sous toutes ses formes, c'est son caractère temporel. [...]Peut-être même tout processus temporel n'est- il reconnu comme tel que dans lamesure où il est racontable d'une manière ou d'une autre.

Mais le récit de f ict ion ne nous permet pas seulement de « reconn[aît re] » lecaractère temporel de notre expérience. Par les mut iples jeux sur le temps qu'ilautorise, et que nous avons décrits au troisième chapit re, le récit de f ict ion va plusloin encore: il of f re des « variat ions temporelles » irréduct ibles à l'expériencequot idienne et tend, en f in de compte, à « ref igurer la temporalité ordinaire »(Ricœur 1984, 191).

Bibliographie

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Edition: Ambroise Barras, 2005 //

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Méthodes et problèmesLa descriptionLaurent Jenny, © 2004Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

Introduct ion

I. Brève histoire de la descript ion1. De l'ekphrasis à la descript ion réaliste2. Le refus moderne de la descript ion

II. Descript ion et narrat ion1. Délimitat ion de la descript ion2. Le conf lit entre narrat ion et descript ion

1. Suspens ou progression du récit2. Successivité et instantanéité3. La temporalisat ion de la descript ion4. La mot ivat ion de la descript ion

III. La structure de la descript ion1. Descript ion, caractérisat ion, sélect ion2. Organisat ion sémant ique de la descript ion3. Organisat ion spat iale de la descript ion

IV. Fonct ions de la descript ion1. Fonct ion ornementale2. Fonct ion expressive3. Fonct ion symbolique4. Fonct ion narrat ive

ConclusionBibliographie

Introduction

Nous allons aujourd'hui nous intéresser à la descript ion et plus part iculièrement à laplace qu'elle t ient dans l'économie générale du récit , ce qui const ituera uncomplément aux quest ions narratologiques que nous avons abordées dans lesséances précédentes. Cependant, ce n'est pas dire que la descript ion soit spécif iqueau genre narrat if . Elle le déborde largement, ainsi que le montre son histoire.

I. Brève histoire de la description

I.1. De l'ekphrasis à la description réaliste

La descript ion a été codif iée dès la rhétorique ancienne sous le nom grecd'ekphrasis (qu'on pourrait t raduire comme « morceau discursif détaché »). Àl'origine, elle relève surtout du discours d'apparat (genre épidict ique) qui appelle la

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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descript ion élogieuse de personnes, de lieux ou de moments privilégiés. Et nouspouvons nous faire une idée de ce qu'elle a été si nous songeons à des prat iquesrhétoriques encore vivantes aujourd'hui comme l'éloge funèbre, les discoursd'inaugurat ion ou les messages d'amit iés diplomat iquement échangés lors de visitesde chefs d'état .

On la t rouve également en poésie. Dans les poèmes homériques, elle s'at tache àreprésenter des objets précieux: roues de char sculptées, boucliers ouvragés,ornements d'ivoire. La descript ion a alors pour objet de rivaliser de richesse avecl'objet représenté. Pour le poète, elle est aussi l'occasion de montrer son savoirfaire: connaissance des modèles, variété du lexique et maîtrise des f igures. Ladescript ion a alors une ambit ion moins réaliste qu'ornementale.

La descript ion au sens moderne, c'est-à-dire réaliste, du terme est née en dehors dela lit térature. Depuis l'Ant iquité, un certain nombre de discours techniques ouscient if iques ont recours à elle: c'est par exemple la géographie, part iculièrementdans son usage militaire (décrire des paysages cela peut aussi servir à faire laguerre); c'est aussi l'architecture (la descript ion a pour fonct ion de commenter desplans), la zoologie ou la botanique (il s'agit cet te fois d'observer pour classer);n'oublions pas enf in le discours judiciaire (il est important de décrire lescirconstances d'un délit ou de faire un portrait du caractère d'un inculpé). À laRenaissance, on appelle aussi « descript ion » un ouvrage décrivant des villes àl'usage des touristes, des curieux ou des hommes d'af faires (c'est un peu l'ancêtrede nos Guides verts ). L'essor de la descript ion apparaît donc étroitement lié àl'expansion des sciences et des techniques.

Au cours du XVIIIe siècle, des formes de plus en plus réalistes de la descript ion sesont progressivement imposées dans les genres lit téraires. Et on peut dire que ladescript ion lit téraire a connu son âge d'or dans le roman réaliste de Flaubert à Zola.Objet d'un travail lit téraire intense, elle est devenue le lieu même de la valeur del'écriture lit téraire.

I.2. Le refus moderne de la description

Mais, ce qui est remarquable, c'est qu'elle n'a jamais pu s'imposer sans susciter degrandes rét icences, rét icences qui se manifestent dès le XVIIe siècle et jusqu'à nosjours. Stendhal dit « abhorrer la descript ion matérielle ». Paul Valéry voit dans ladescript ion « une denrée qui se vend au kilo » et André Breton, en 1929, s'indignedans le Manifeste du surréalisme:

Et les descriptions! Rien n'est comparable au néant de celles-ci; ce n'est quesuperpositions d'images de catalogue, l'auteur en prend de plus en plus à sonaise, il saisit l'occasion de me glisser ses cartes postales, il cherche à me fairetomber d'accord avec lui sur des lieux communs!

La descript ion est donc suspecte de nuire à la lit térature. Que lui reproche-t-onexactement? d'abord d'être ant i-poét ique, à cause des lexiques trop techniques quin'aident pas le lecteur à se représenter les objets désignés. On l'accuse aussi d'êtrearbit raire dans ses dimensions: ef fect ivement, une descript ion n'a aucune raison des'arrêter, elle est toujours virtuellement interminable. Enf in, on la considère commeétrangère à la structure organique des œuvres lit téraires puisqu'elle s'en détachefacilement pour former des morceaux choisis ou fragments d'anthologie (si ce n'estdes dictées…).

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II. Description et narration

Ces crit iques ouvrent un ensemble de quest ions. À quoi servent les descript ions?Peut-on les « sauter » comme font les lecteurs pressés? Sont-elles intégrées ounon aux récits dans lesquels elles apparaissent et , si oui, comment? Peut-onconcevoir de raconter sans décrire?

II.1. Délimitation de la description

Pour y voir plus clair, il nous faut passer par une délimitat ion de la descript ion.Apparemment la déf init ion de la descript ion est simple. Un récit se compose deuxtypes représentat ions: des représentat ions d'act ions et d'événements d'unepart , et d'autre part des représentat ions d'objets, de lieux, de personnages. Cesont ces dernières que nous appelons des « descript ions ».

Cette dist inct ion semble t rès claire. Mais, dans la prat ique, elle est un peu plusdif f icile à cerner. En ef fet , nous voyons clairement où commence une représentat iond'act ion: dès qu'apparaît un verbe d'act ion qui s'applique à un agent animé. Mais ilest peut-être moins évident de déf inir où commence une descript ion. Réf léchissonssur un exemple inspiré de « Front ières du récit » de Gérard Genette. Soient ces deuxénoncés:

1. La maison était blanche avec un toit d'ardoise et des volets verts2. L'homme s'approcha de la table et prit un couteau.

Le premier énoncé est clairement descript if . Il ne comporte aucune représentat iond'act ion; en revanche, il évoque plusieurs objets (maison, toit , volets) et les qualif iepar des adject ifs. Il ne fait pas de doute que le second est narrat if puisqu'il comportedeux verbes d'act ion qui s'appliquent à un sujet animé, mais est-il purement narrat if?À y regarder de plus près, il comporte la désignat ion de trois substant ifs (homme,table, couteau) qu'on peut déjà considérer comme des amorces de descript iond'une scène. La simple nominat ion d'être animés ou inanimés a une valeurdescript ive, et d'autant plus que terme est plus spécif ique: « cabriolet » est plusdescript if que « voiture ». De même pour les verbes d'act ion: « saisir » est plusdescript if que « prendre ».

Donc, on peut imaginer une descript ion pure, où il ne se passerait absolument rien,mais on peut dif f icilement concevoir une narrat ion pure, où absolument rien neserait décrit . De ce point de vue, la descript ion semble bien avoir une posit iondominante dans le discours lit téraire. Cependant, dans la réalité des œuvreslit téraires, c'est l'inverse: on ne rencontre quasiment pas de pures descript ions, ellesapparaissent presque toujours dans la dépendance d'un récit .

II.2. Le conf lit entre narration et description

Or cette interdépendance entre narrat ion et descript ion n'a rien d'harmonieux. Elledonne plutôt lieu à des conf lits.

II.2.1. Suspens ou progression du récit

La narrat ion, en s'at tachant aux act ions et aux événements fait avancer l'act ion, ellemet en œuvre l'aspect temporel du récit . Mais la descript ion a un caractèrerelat ivement intemporel. Elle s'at tarde sur des objets ou sur des êtres qu'elle f ige à

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un moment du temps. Pour planter le décor de l'act ion ou présenter lespersonnages, le récit interrompt donc le cours des événements. Cela a desconséquences sur la vitesse du récit . La descript ion const itue une pause, un tempsmorts dans le déroulement narrat if . Si elle se prolonge, elle menace la progressiondramatique du récit .

II.2.2. Successivité et instantanéité

Il y a, en outre, une dissymétrie fondamentale entre narrat ion et descript ion en tantque formes d'imitat ion.

La narrat ion est une forme successive du discours qui renvoie à une successiontemporelle d'événements. Il y a donc isomorphisme entre la forme temporelle dessignes (le texte) et la forme temporelle du référent (l'histoire).

Mais la descript ion est une forme successive du discours qui renvoie à unesimultanéité d'objets. Au XVIIIe siècle, le philosophe allemand G.E. Lessing a fait decette dist inct ion entre le medium simultané de la peinture et le medium successif dela poésie le principe d'opposit ion entre ces deux formes d'imitat ion. Il réagissait àune tradit ion qui depuis l'Ant iquité (le ut pictura poesis d'Horace) avait assimilé lesdeux arts. Est-ce à dire que la descript ion n'a pas à sa place en lit térature, pas plusque la narrat ion en peinture?

II.2.3. La temporalisation de la description

Un paysage se voit d'un coup mais se décrit progressivement, d'où un inévitablerisque d'art if ice. Par quoi commencer lorsqu'on décrit? Comme just if ier tel ordre dela descript ion plutôt que tel autre? Inévitablement, la descript ion temporalisel'instantané. Nous allons voir que c'est à la fois une dif f iculté et une chance de ladescript ion.

Prenons pour exemple la fameuse descript ion du gâteau de mariage d'Emma dansMadame Bovary:

À la base, d'abord c'était un carré de carton bleu figurant un temple avec desportiques, colonnades et statuettes de stuc, tout autour, dans des nichesconstellées d'étoiles en papier doré; puis, se tenait au second étage un donjonen gâteau de Savoie, entouré de menues fortifications en angélique, amandes,raisins secs, quartiers d'orange; et enfin, sur la plate- forme supérieure qui étaitune prairie verte où il y avait des rochers avec des lacs de confitures et desbateaux en écales de noisettes, on voyait un petit Amour, se balançant à uneescarpolette de chocolat, dont les deux poteaux étaient terminés par des boutonsde rose naturelle, en guise de boules, au sommet.

Le gâteau de mariage, objet simultané, même s'il est composé d'une diversité depart ies, nous est donc décrit dans une successivité de part ies. On a quelquesraisons d'être surpris par la présence d'indicat ions temporelles (d'abord, puis, enfin).À quelle temporalité peuvent-elles bien renvoyer? Certainement pas au temps del'objet , qui est inanimé. Une hypothèse est que ces indicat ions renvoient au tempsde l'énonciat ion: nous devons les interpréter comme un commentaire del'énonciateur sur l'ordre de son discours (« d'abord je vous parle du carré de cartonbleu, puis du donjon et enfin de la plate-forme »). Si c'est bien le cas, la descript ionsignalerait sa propre temporalité discursive. Ce serait aussi une façon de donnerl'impression qu'on n'a pas suspendu la temporalité narrat ive, même si, en réalité, onl'a fait , en glissant du temps de l'act ion représentée au temps du discours successif .

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L'intégrat ion de la descript ion dans le récit s'opère donc à t ravers un ensemble deprocédés dest inés à éviter que les passages descript ifs ne soient ressent is commedes pannes laborieuses, des arrêts du temps de l'act ion. On parle alors de « mot ivat ion » de la descript ion.

II.2.4. La motivation de la description

Le plus courant de ces procédés consiste à motiver la descript ion, c'est-à-dire àintroduire dans le récit une situat ion qui la just if ie. Pour cela, il est nécessaire que lenarrateur délègue la responsabilité de la descript ion à un personnage. Il s'agit defaire en sorte que l'act ion conduise le personnage à observer un objet , à le décrirepour autrui ou à s'en servir. Ce procédé est part iculièrement f réquent dans lalit térature réaliste, notamment chez Zola.

Prenons le début de Au bonheur des dames . On a là un exemple net de la façondont la narrat ion construit une situat ion de regard. Le narrateur raconte l'arrivée àParis de Denise et de ses deux frères, jeunes orphelins qui n'ont jusque là jamaisquit té leur province. À peine débarqués, ils cherchent la bout ique de leur oncleBaudu. Sur le chemin, ils tombent stupéfaits devant la vit rine d'un grand magasin, « Le Bonheur des dames »:

Denise était venue à pied de la gare Saint- lazare, où un train de Cherbourgl'avait débarquée avec ses deux frères, après une nuit passée sur la durebanquette d'un wagon de troisième classe. Elle tenait la main de Pépé, et Jean lasuivait, tous les trois brisés du voyage, effarés et perdus au milieu du vaste Paris,le nez levé sur les maisons, demandant à chaque carrefour la rue de laMichodière, dans laquelle leur oncle Baudu demeurait. Mais comme elledébouchait enfin sur la place Gaillon, la jeune fille s'arrêta net de surprise. ― Oh!dit- elle, regarde un peu, Jean. Et ils restèrent plantés, serrés les uns contre lesautres.

Nous avons ici af faire à d'excellents médiateurs du regard descript if . Denise et sesfrères dévorent des yeux ce spectacle nouveau. Le narrateur y insiste longuement:

Denise demeurait absorbée devant l'étalage de la porte centrale… Même Pépé, qui ne lâchait pas les mains de sa sœur, ouvrait des yeuxénormes…

Lorsque la descript ion semble devenir t rop longue, la narrat ion, comme pours'excuser, précise que le pet it Jean commence à s'ennuyer. Mais après quelquesmenues act ions, c'est le regard de Denise qui est capté par une nouvelle vit rine etautorise une relance de la descript ion.

Denise fut reprise par une vitrine où étaient exposées des confections pourdames. Et jamais elle n'avait vu cela, une admiration la clouait sur le trottoir. Aufond, une grande écharpe en dentelles de Bruges, d'un prix considérable, etc…

La descript ion passe donc ici par le point de vue subject if d'un personnage, qui lajust if ie. C'est pourquoi Zola, dans son texte, mult iplie les personnages disponiblesau regard: badauds, oisifs, promeneurs insouciants. Et de même, il aménage desscènes d'at tente à des rendez-vous, d'oisiveté forcée due à la maladie ou à d'autrescauses. Ses personnages sont at t irés par les fenêtres ou les baies vit rées propicesau regard

Un autre procédé de mot ivat ion est l'introduct ion de scènes pédagogiques où unpersonnage explique à un autre l'usage d'un objet , d'une machine ou d'une act ivité.D'où la proliférat ion de personnages de néophytes, d'apprent is ou d'ignorants,

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confrontés à des spécialistes, des professionnels ou des techniciens. Dans unevariante de ce type de mot ivat ion, les personnages agissent sur l'objet à décrire: onles saisit en pleine act ivité, qu'ils soient cheminots, imprimeurs ou chefs de rayondans un grand magasin.

La mot ivat ion est donc un cadre thématique qui a pour fonct ion d'at ténuer lecontraste entre descript ion et narrat ion, en intégrant l'une dans l'autre. Ladescript ion devient l'act ion d'un ou de plusieurs personnages. La descript ion setrouve donc insérée dans la temporalité du récit . Cela lui confère une plus grandeeff icacité narrat ive et un ef fet de naturel qui prof ite au réalisme.

III. La structure de la description

Nous venons de voir comment le récit réaliste surmontait l'intemporalité de ladescript ion. Mais il reste le problème de son arbit raire. Une descript ion peut aussibien tenir en un adject if (la maison blanche de Genette) qu'en une centaine de page.Une descript ion ne comporte pas de limites a priori , d'où un risque de vert ige dudescript if , qu'on a parfois reproché à Flaubert , part iculièrement dans Salammbô. Ladescript ion doit t rouver des moyens de se limiter et de se structurer.

III.1. Description, caractérisation, sélection

Contrairement aux ambit ions parfois af f ichées par un réalisme naïf , la descript ionne saurait ni être exhaust ive, ni être object ive. Décrire n'est pas copier le réel (ce quiserait une tâche inf inie pour le plus microscopique ou le plus simple des objets).Décrire, c'est interpréter le réel, en y sélect ionnant des traits caractérist iques.Ainsi les naturalistes du XVIIIe siècle, comme Buffon ou Linné, ont cherché à limiterleur descript ion des plantes à quatre catégories de traits descript ifs: la quant ité deséléments, leur forme, leur distribut ion dans l'espace, leur grandeur relat ive. Donc, sion étudie les organes sexuels d'une plante, il suf f ira de dénombrer étamines et pist il,de déf inir leur forme, de dire comment ils sont répart is dans la f leur (en cercle, enhexagone ou en triangle par exemple) et quelle est leur taille par rapport aux autresorganes (racines, t iges, feuilles, f leurs, f ruits). Ce principe de sélect ion est déjà uneorganisat ion du réel. Car il va conduire à faire des rapprochements entre les êtresnaturels sur la base de ces critères, il va induire des regroupements et desclassif icat ions. Si on retenait d'autres caractères des plantes (par exemple leurcouleur ou leur parfum) il est évident qu'on les classif ierait tout autrement et qu'onferait une autre botanique. Décrire, c'est classer. Classer, c'est connaître selon uncertain point de vue, toujours part iculier.

Retenons-en que toute descript ion est nécessairement sélect ive, limitat ive, maisc'est par cet te limitat ion qu'elle est signif icat ive. Décrire, c'est orienter le regard surdes aspects du réel que l'on considère comme pert inents pour comprendre ce réel.On peut donc dire que toute descript ion a une valeur heuristique (une valeur dedécouverte). Cela paraît évident dans le cas de la descript ion scient if ique, mais celane l'est pas moins dans celui de la descript ion lit téraire.

III.2. Organisation sémantique de la description

La descript ion en lit térature se présente comme descript ion d'un objet précis (décor,paysage, personnage) annoncé par un thème-t itre: ce sera, par exemple, unpaysage vu d'une fenêtre, la maison du père Goriot , les Halles au pet it mat in, etc. Ce

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thème-t it re déclenche l'apparit ion de sous-thèmes qui sont en rapport d'inclusionavec lui comme les part ies d'un tout. Si le thème-t it re est « un jardin », il susciteral'apparit ion de sous-thèmes tels que f leurs, allées, arbres, horizon. Chaque sous-thème reçoit une qualif icat ion ou un prédicat qui le précisent. La cohérence de ladescript ion est donc d'abord sémant ique. C'est à ce prix qu'elle produit un ef fetd'homogénéité et de « naturel ».

Si nous nous reportons à la descript ion du gâteau de noces d'Emma, cefonct ionnement apparaît clairement. Le donjon est « en gâteau de Savoie », lesfortifications « en angélique », la prairie « verte », les bateaux « en écales denoisettes », l'escarpolette « en chocolat ».

Toutes ces qualif icat ions compensent la banalité de la nomenclature ou au contrairesa spécif icité t rop technique. Ainsi on dira des fleurs qu'elles sont « irisées » pour lespart iculariser, mais on présentera un hauban – terme en lui-même techniquementtrop précis – à t ravers une image plus familière en le comparant à « un nerf d'acier ».

III.3. Organisation spatiale de la description

L'organisat ion de la descript ion n'est pas seulement logique et sémant ique. Elle estaussi modelée sur des référents, c'est-à-dire spat ialisée. La pièce montée deMadame Bovary est décrite selon une progression régulière de bas en haut. On peutinterpréter cet ordre comme un ref let de la fabricat ion réelle du gâteau, de sonmontage. On peut aussi y voir le mouvement d'un regard parcourant l'objet de basen haut. Toujours est-il que, ce principe ascensionnel une fois adopté, la descript ionparvient à un ef fet d'achèvement lorsqu'on arrive au sommet.

Les formes d'organisat ion spat iale de la descript ion n'ont rien d'object if . Ellesref lètent des styles de construct ion de l'espace propres à des modèles picturaux.Dans la descript ion de paysage la plus classique, on déf init des direct ions puis onhiérarchise pour chaque direct ion une suite de plans, classés du plus proche au pluslointain. Mais, à la f in du XIXe siècle, cet te organisat ion spat iale se t rouve contestéeen lit térature comme elle l'est en peinture. Analysons par exemple cette descript ionde paysage nocturne dans le roman À rebours (1884) de J.K. Huysmans:

Par sa fenêtre, une nuit, il avait contemplé le silencieux paysage qui sedéveloppe en descendant, jusqu'au pied d'un coteau sur le sommet duquel sedressent les batteries du bois de Verrières.

Dans l'obscurité, à gauche, à droite, des masses confuses s'étageaient,dominées, au loin, par d'autres batteries et d'autres forts dont les hauts talussemblaient, au clair de la lune, gouachés avec de l'argent, sur un ciel sombre.

Rétrécie par l'ombre tombée des collines, la plaine paraissait, à son milieu,poudrée de farine d'amidon et ensuite de blanc de col- cream; dans l'air tiède,éventant les herbes décolorées et distillant de bas parfums d'épices, les arbresfrottés de craie par la lune, ébouriffaient de pâles feuillages et dédoublaient leurstroncs dont les arbres barraient de raies noires le sol en plâtre sur lequel descaillasses scintillaient ainsi que des éclats d'assiettes.

Au premier abord le paysage semble structuré du proche au lointain, du premier audernier plan. Mais, de façon signif icat ive, Huysmans choisit de faire une descript ionnocturne où les plans se brouillent , où les masses deviennent confuses et lesrepères spat iaux incertains. Il tend à aplat ir les profondeurs (les hauts talus sontainsi « gouachés sur un ciel sombre ») et il se montre plus at tent if à des ef fets decouleur qu'à une construct ion de perspect ive. La descript ion s'achève sur un détail(le scint illement des caillasses) qui paraît disproport ionné par rapport à l'ensemble etne donne pas un ef fet de clôture. On a souvent parlé d' « impressionnisme » à

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propos du style descript if de Huysmans. Effect ivement, il part icipe d'une nouvellespat ialité où les ef fets de surface l'emportent sur l'architecture de la profondeur, oùl'importance du détail vient contester la hiérarchie de l'espace.

IV. Fonctions de la description

IV.1. Fonction ornementale

Nous l'avons vu, c'est la fonct ion la plus ancienne de la descript ion. Son archétypeest la célèbre descript ion du bouclier d'Achille, au chant XVIII de L'Iliade. Elle apparaîtcomme une récréat ion dans le récit et manifeste la virtuosité rhétorique du poète,qui rivalise avec d'autres arts (dans ce cas l'orfèvrerie et la sculpture). Même si cet tefonct ion est battue en brèche par l' ef fort réaliste, elle ne disparaît jamaiscomplètement.

Les grandes fresques de Zola qui décrivent les Halles dans Le Ventre de Paris sont àla fois des documents et des tours de force stylist iques (décrire sans lasser lelecteur, déployer une richesse taxinomique tout en conférant un dynamisme à ladescript ion). La descript ion moderne ne renonce pas à toute valeur ornementale,comme le montre sa constante référence à la peinture.

IV.2. Fonction expressive

Une autre fonct ion de la descript ion apparaît à la f in du XVIIIe siècle avecl'avènement du romant isme. La descript ion ne vaut plus seulement pour elle-même,en tant qu'imitat ion d'un décor ou d'un paysage. Elle établit une relat ion entrel'extérieur et l'intérieur, la nature et les sent iments de celui qui la contemple. Endécrivant la nature on cherche à exprimer un paysage psychique.

Un passage des Rêveries du promeneur solitaire de Jean-Jacques Rousseau nousen donne une excellente illustrat ion:

Depuis quelques jours on avait achevé la vendange; les promeneurs de la villes'étaient déjà retirés; les paysans quittaient les champs jusqu'aux travaux d'hiver.La campagne encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presquedéserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Ilrésultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste trop analogue àmon âge et à mon sort pour que je n'en fisse pas l'application. Je me voyais endéclin d'une vie innocente et infortunée, l'âme encore pleine de sentimentsvivaces et l'esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par latristesse et desséchées par les ennuis. Seul et délaissé, je sentais venir le froiddes premières glaces…

On voit clairement ici comment la descript ion se dédouble, chaque aspect de lanature devenant métaphore du sent iment intérieur: la douceur t riste de la lumière, laf létrissure des f leurs, le f roid hivernal const ituent les images d'un paysage moral etaf fect if . La descript ion de la nature prend un tour psychologique.

Dans le texte de Rousseau, c'est l'auteur lui-même qui opère cette t raduct ionpsychologique des caractères du paysage. Mais plus tard, et part iculièrement auXIXe siècle, la descript ion gardera cette fonct ion sur un mode beaucoup plusimplicite. Un paysage sera l'indice d'une tonalité af fect ive, sans que l'énonciateur aitnécessairement besoin de le souligner ou de le préciser.

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IV.3. Fonction symbolique

Plus généralement, on peut parler d'une fonct ion symbolique de la descript ionchaque fois qu'elle est ut ilisée comme signe d'autre chose que ce qu'elle décrit . Ainsi,chez Balzac, la physionomie, l'habillement, l'ameublement et tout l'environnementdes personnages révèle leur psychologie et la just if ie. Au fondement de cetterelat ion, il y a une théorie implicite du milieu: les êtres sociaux, comme les êtresvivants, sont en adéquat ion avec le milieu où ils vivent et par conséquent sontinterprétables à part ir de lui. On sait comment, dans Le Père Goriot , Balzac fait de lapension Vauquer le symbole de ses occupants.

Cette fonct ion symbolique prend parfois une valeur annonciatrice (ou encoreprolept ique). La descript ion n'est plus alors seulement symbole de signif icat ionsimmédiates, elle préf igure ce qui va advenir du personnage ou de l'act ion dans lasuite du récit . Dans À Rebours de Huysmans, Des Esseintes, le personnage principalse fait livrer des f leurs rares qui sont longuement décrites: beaucoup ont l'allurefantast ique et répugnante de chancres syphilit iques. Peu après, Des Esseintes faitun cauchemar au cours duquel il voit apparaître le spectre de la Grande vérole. Et ladéchéance physique de Des Esseintes à la f in du roman, at teint d'une « maladienerveuse » nous est ainsi discrètement expliquée. La descript ion prolept ique résoutdonc à sa façon le conf lit entre descript ion et narrat ion: au lieu de contrarier le récit ,elle le programme.

IV.4. Fonction narrative de la description

La caractérisat ion de dernière fonct ion paraît être une contradict ion dans les termespuisque nous avons constamment opposé narrat ion et descript ion. Mais elle renvoieà une économie narrat ive nouvelle où les places respect ives de la narrat ion et de ladescript ion se trouvent inversées: ce n'est plus la narrat ion qui domine et sert decadre à des descript ion, c'est la descript ion qui envahit l'espace narrat if et noussuggère un récit .

On a assisté à un tel renversement dans certains textes de l'école du Nouveauroman, dans les années 1960. Ainsi, chez Alain Robbe-Grillet , c'est le plus souvent àtravers des objets inertes ou des descript ions purement extérieures de personnageque nous est évoqué un récit qui se construit comme une succession d'indicesnarrat ifs et d'hypothèses (par exemple dans Les gommes ou La Jalousie). Ladescript ion se refuse alors à assumer une fonct ion réaliste. Elle ne cesse de créer etde détruire la réalité à laquelle elle renvoie, en variant, se surchargeant, secontredisant.

Il ne faut pas y voir un about issement de l'histoire du roman mais la réalisat ion deson versant descript if le plus extrême, aux ant ipodes du récit act ionnel (dont on n'avu qu'il ne pouvait exister à l'état pur). Cependant, il n'y a sans doute pas non plusde descript if pur. Lorsque la descript ion prend de l'ampleur, elle tend presqueinévitablement à se narrat iviser.

Conclusion

Au terme de ce parcours, je pense que l'ut ilité des descript ions vous apparaîtbeaucoup plus clairement. Bien loin de se réduire à des morceaux détachablespurement décorat ifs, les descript ions sont des lieux textuels saturés de sens. «

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Sauter les descript ions », comme le font parfois les lecteurs pressés, c'est prendrele risque de manquer une très grande part de l'informat ion narrat ive.

Bibliographie

ADAM, Jean-Michel (1993). La description. Paris: PUF, coll. «Que sais-je?»GENETTE, Gérard (1969). « Front ières du récit » in Figures II . Paris: Points/Seuil.HAMON, Philippe (1972). « Qu'est-ce qu'une descript ion? » in Poétique 12.Paris: Seuil.HAMON, Philippe (1981). Introduction à l'analyse du descriptif . Paris: Hachette.HAMON, Philippe (1991). La description littéraire: anthologie de textesthéoriques et critiques. Paris: Macula.HAMON, Philippe (1993). Du descriptif . Paris: Hachette.RICARDOU, Jean (1971). Pour une théorie du Nouveau roman . Paris: Seuil.RICARDOU, Jean (1978). Nouveaux problèmes du roman . Paris: Seuil.ROBBE-GRILLET, Alain (1963). « Temps et descript ion dans le récit d'aujourd'hui » in Pour un nouveau roman . Paris: Minuit .ZOLA, Emile (1880). « De la descript ion » in Le roman expérimental . Paris: GF.

Edition: Ambroise Barras, 2004 //

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Méthodes et problèmesDialogisme et polyphonieLaurent Jenny, © 2003Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

Introduct ion

I. Mikhaï l Bakht ine et l'invent ion du dialogisme1. Une anthropologie de l'altérité

1. Le besoin esthétique d'autrui2. Convergences avec le stade du miroir chez Lacan

2. Le dialogisme linguist ique3. Le dialogisme discursif

1. Pluralité du sujet parlant et expérience lit téraireII. Représentat ion de la parole d'autrui dans le discours

1. Le discours rapporté au style direct2. La sphère du dialogisme

1. Le discours rapporté au style indirect2. Le style indirect libre

1. Interprétat ion lit téraire du style indirect libre2. Styles indirects libres à la 1è re et à la 2è me personne

3. La ment ion et l'ironie4. Aux limites du dialogisme: la polémique implicite

III. La polyphonie selon Bakht ine1. Polyphonie lit téraire et genre romanesque2. La poésie comme genre monophonique?

ConclusionBibliographie

Introduction

Dialogisme et polyphonie sont deux not ions qui ont d'abord été élaborées dans lechamp de l'analyse linguist ique et lit téraire par le théoricien russe Mikhaï l Bakht ine(1895-1975), avant d'être reprises et redéf inies par des linguistes occidentaux.

Le dialogisme, au sens de Bakht ine, concerne le discours en général. Il désigne lesformes de la présence de l'autre dans le discours: le discours en ef fet n'émerge quedans un processus d'interact ion entre une conscience individuelle et une autre, quil'inspire et à qui elle répond. Quant à la polyphonie, au sens de Bakht ine, elle peutêtre sommairement décrite comme pluralité de voix et de consciences autonomesdans la représentat ion romanesque. Elle a donc, à l'origine, une accept ion plusstrictement lit téraire.

I. Mikhaïl Bakhtine et l'invention du dialogisme

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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Les œuvres de Bakht ine n'ont été connues en Occident qu'au début des années1970. Elles ont joué un rôle décisif dans l'évolut ion de la théorie lit téraire etlinguist ique. En ef fet , elles ont contribué à opérer une mutat ion du point de vue surla parole. Alors que l'analyse s'était jusque là essent iellement concentrée sur lesstructures de l'énoncé (linguist ique ou lit téraire), l'intérêt s'est progressivementdéplacé vers l'analyse de l'énonciat ion. À côté de la découverte des actes de parole,celle du dialogisme a joué un rôle prépondérant dans cette évolut ion.

Dans le champ lit téraire, le dialogisme a été l'occasion d'une crit ique dustructuralisme lit téraire. Il a rouvert l'analyse du texte, t rop exclusivement centrée surles structures internes, à son extériorité. Et la problémat ique dialogique a permisd'échapper à un simple retour au collage d'informat ions historiques, biographiqueset psychologiques, foncièrement étrangères au texte, qui caractérisait la crit ique pré-structuraliste

I.1. Une anthropologie de l'altérité

Bakht ine n'a pas été seulement un théoricien de la lit térature. Il y a aussi eu chez luiune réf lexion plus générale sur la linguist ique et les sciences humaines. Sondialogisme implique une certaine concept ion de l'homme que l'on pourrait déf inircomme une anthropologie de l'altérité , c'est-à-dire que l'autre y joue un rôleessent iel dans la const itut ion du moi.

I.1.1. Le besoin esthétique d'autrui

Bakht ine part du constat qu'autrui est indispensable à l'achèvement de laconscience:

Je ne peux me percevoir moi-même dans mon aspect extérieur, sentir qu'ilm'englobe et m'exprime... En ce sens, on peut parler du besoin esthétique absoluque l'homme a d'autrui, de cette activité d'autrui qui consiste à voir, retenir,rassembler et unifier, et qui seule peut créer la personnalité extérieurement finie;si autrui ne la crée pas, cette personnalité n'existera pas.

(Todorov 1981, 147)

De là, Bakht ine conclut que l'être humain est tout ent ier communicat ion avec autrui.Être signif ie être pour autrui et à t ravers lui:

L'homme ne possède pas de territoire intérieur souverain, il est entièrement ettoujours sur une frontière.

(Todorov 1981, 148)

I.1.2. Convergences avec le stade du miroir chez Lacan

Cette réf lexion rejoint l'une des thèses les plus célèbres de la théoriepsychanalyt ique de Jacques Lacan (1901-1981). Lacan, vers 1936, a bapt isé stadedu miroir ce moment spécif ique de la vie du jeune enfant, entre 6 et 18 mois, où iljubile en voyant son image dans le miroir. Selon Lacan, la cause de cette jubilat iont ient au plaisir qu'a l'enfant de contempler une image ant icipée de son unité, à unmoment où il ne maîtrise pas encore physiologiquement cet te unité. Plus tard, Lacana développé un aspect important du stade du miroir , en y introduisant une réf lexionsur le rôle de l'autre. En ef fet , dans l'expérience archétypique, l'enfant n'est pas seuldevant le miroir, il est porté par l'un de ses parents qui lui désigne sa propre image.

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C'est dans le regard de cet autre, tout autant que dans sa propre image, quel'enfant vérif ie son unité. Ou, pour le dire autrement, la preuve de son unité lui vientdu regard d'un autre (parental).

I.2. Le dialogisme linguistique

Aux yeux de Bakht ine la langue ref lète parfaitement cet te aliénat ion constitut ive.En ef fet , nous ne forgeons pas une langue pour les besoins de notre subject ivitéindividuelle. Nous héritons la langue d'autrui et les mots y restent marqués desusages d'autrui. Parler c'est donc être situé dans la langue commune et n'y avoir deplace que relat ivement aux mots d'autrui.

Dans un texte de 1929, Bakht ine écrit :

Aucun membre de la communauté verbale ne trouve jamais des mots de lalangue qui soient neutres, exempts des aspirations et des évaluations d'autrui,inhabités par la voix d'autrui. Non, il reçoit le mot par la voix d'autrui, et ce mot enreste rempli. Il intervient dans son propre contexte à partir d'un autre contexte,pénétré des intentions d'autrui. Sa propre intention trouve un mot déjà habité.

(Todorov 1981, 77)

Et encore:

Chaque mot sent la profession, le genre, le courant, le parti, l'œuvre particulière,l'homme particulier, la génération, l'âge et le jour. Chaque mot sent le contexte etles contextes dans lesquels il a vécu sa vie sociale intense...

(Todorov 1981, 89)

Il y a donc dans la langue un dialogisme passif (au sens où il résulte d'un donnélinguist ique et non d'une intent ion de parole).

I.3. Le dialogisme discursif

Mais, à ce dialogisme linguist ique, s'ajoute, dans la réalité de la parole, une autredimension dialogique dont on peut dire qu'elle est véritablement const itut ive dudiscours. En ef fet mon discours émane toujours d'autrui au sens où c'est toujoursen considérat ion d'autrui qu'il se construit .

Mon lexique et ma syntaxe découlent ainsi clairement d'une prise en considérat iondu niveau de langue de mon interlocuteur. De même, la structure argumentat ive demon discours répond par avance aux object ions que j'ant icipe de la part d'autrui. Ence sens, mon discours est moins l'expression impassible et solitaire de masubject ivité (comme tend à le faire croire la linguist ique romant ique de Humboldt àSpitzer) qu'un perpétuel dialogue avec autrui; il a moins la structure d'un monologueque celle d'une réplique. Et ce qui se t rouve dès lors mis en quest ion, c'est l'unité dusujet parlant .

I.3.1. Pluralité du sujet parlant et expérience littéraire

Cette dimension dialogique du discours heurte de plein fouet l'idéologie romant iquede l'originalité absolue de l'expression lit téraire – et permet d'éclairer certainesexpériences lit téraires modernes.

Une grande part de l'œuvre d'Antonin Artaud peut ainsi être décrite comme une lut te

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contre ce que le philosophe Jacques Derrida a nommé la parole soufflée, c'est-à-direl'intuit ion, douloureuse chez Artaud, que ses mots lui ont été inspirés par autrui,l'empêchant ainsi d'accéder à la propriété de sa pensée. Tout le Théâtre de la cruauté se donne pour tâche la recherche d'un langage qui échapperait à cet te aliénat ionoriginaire. Mais un tel ef fort conduit nécessairement à une sort ie du langage, ausens où aucun langage ne saurait échapper à une tradit ion, une mémoire et unpartage symbolique.

Disons plus généralement que l'écrivain moderne, conscient de la dette qu'il doit auxmots d'autrui tout en poursuivant un idéal d'originalité absolue, se donne pour tâcheune réappropriat ion du langage d'autrui qui prend la forme du style remodelant lalangue commune selon des inf lexions personnelles.

II. Représentation de la parole d'autrui dans le discours

La présence de la parole d'autrui dans le discours est toutefois suscept ible deprendre de mult iples formes dont certaines ne relèvent pas du dialogisme. Il s'agit dedist inguer entre citat ion explicite des propos d'autrui, allusions vagues et véritablescas de dialogisme.

II.1. Le discours rapporté au style direct

Il n'y a pas dialogisme lorsque la parole d'autrui est rapportée au style direct , ouencore citée. Dans ce cas, en ef fet , le discours d'autrui est nettement isolé par desguillemets. Il est en outre présenté par un acte de locut ion (du type « il dit », « elles'exclama », « il reprit », etc.) et cet acte de locut ion est clairement at t ribué à unlocuteur. De ce point de vue, la parole d'autrui est ent ièrement object ivée, elle necontamine pas la voix du sujet parlant.

Elle lui avait dit: “Vous n'êtes pas confortable comme cela, attendez , moi je vaisbien vous arranger”

(Odette à Swann lors de sa première visite chez elle, in Proust, Un amour deSwann)

Notez bien que rapporter exactement des propos, c'est , tout à la fois, reproduireun contenu de parole – ici signif icat if de la progression amoureuse entre Odette etSwann –, et exemplif ier un style de parole: dans celui d'Odette on reconnaît unmélange d'anglicisme snob (« vous n'êtes pas confortable ») et de familiarité un peuvulgaire (« moi je vais bien vous arranger ») bien caractérist iques du langage decette « cocotte ».

Le discours rapporté au style direct reste donc ent ièrement monologiquedans le sens où l'on n'y observe aucun mélange de voix entre l'instance citante (ici lenarrateur) et l'instance citée (le personnage).

II.2. La sphère du dialogisme selon Ducrot

Le linguiste Oswald Ducrot a t racé très précisément la f ront ière du dialogisme enposant qu'il y a dialogisme dès que deux voix se disputent un seul acte delocution. Entendons par là que, dans les cas de dialogisme, il y a un seul locuteur,c'est-à-dire un seul responsable de la parole, autour de qui s'organisent les repèresspat io-temporels (les déict iques « ici », « maintenant »), et que ce locuteur fait

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référence à des propos qui ne sont pas les siens et qu'il mêle à son discours selonplusieurs modalités.

II.2.1. Le discours rapporté au style indirect

Le discours cité est présenté par un verbe exprimant un acte de locution, suivid'une conjonctive (« il dit que... », « elle souligna que... », etc..). La parole d'autrui n'yest plus citée exactement. Ef fect ivement sa modalité énonciat ive – par exempleinterrogat ive –, sa personne grammaticale et son temps verbal peuvent se t rouvermodif iés.

Elle lui a demandé: “Voulez-vous un coussin?” (style direct) > Elle lui a demandés'il voulait un coussin.

On peut dire que dans le discours rapporté au style indirect libre, il y a t raductiond'un acte de locution dans son contenu, sans respect absolu de sa forme. End'autres termes, les propos rapportés peuvent l'être de façon plus ou moins f idèle,sans qu'on soit jamais sûr s'ils sont ment ionnés avec exact itude ou interprétés parl'instance citante. C'est bien en ce sens qu'on peut dire qu'il y a mélange des voix, ouencore dialogisme.

M. de Charlus (...) déclarait, sans en penser un seul mot, et pour les taquiner,qu'une fois mariés, il ne les reverrait plus et les laisserait voler de leurs propresailes.

(Proust)

Dans cet exemple, il est impossible de dire si l'expression « voler de ses propresailes » est imputable à Charlus lui-même ou si elle est de la responsabilité dunarrateur qui rapporte ses propos.

II.2.2. Le style indirect libre

Dans le discours rapporté au style indirect libre, la personne, la modalité et letemps du discours cité sont suscept ibles d'être modif iés. Mais, qui plus est , aucunverbe exprimant un acte de locution ne signale plus qu'on a af faire à un discoursrapporté (il peut d'ailleurs s'agir non pas de paroles prononcées mais de simplespensées intérieures).

Ils s'en revinrent à Yonville, par le même chemin... Rodolphe de temps à autre sepenchait et lui prenait la main pour la baiser. Elle était charmante à cheval!

(Flaubert, cité par Maingueneau)

Cette exclamat ion f inale est suscept ible de plusieurs interprétat ions:

a. C'est une descript ion imputable au narrateur, en tant que témoin f ict if del'histoire. Il fait donc ce commentaire dans l'après-coup de la narrat ion.

b. C'est la traduction au style indirect libre d'un propos de Rodolphe à Emma,du type: « Vous êtes charmante à cheval! ». Les paroles ont été réellementprononcées dans l'histoire et le narrateur en a simplement ef facé le caractèredélocut if pour les t raduire en leur contenu.

c. C'est l'interprétat ion au style indirect libre des pensées de Rodolphe,voire même d'un sent iment dif fus qu'il n'a même pas verbalisé mentalement. Lenarrateur est alors l'interprète de sa conscience muette.

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Ce qui nous permet de trancher entre ces interprétat ions, c'est la cohérence ducontexte. L'hypothèse a. est t rès peu vraisemblable car le narrateur f laubert ien deMadame Bovary, ne se manifeste quasiment jamais par des évaluat ions despersonnages. Il lui arrive d'être légèrement ironique à leur propos, mais jamaislaudat if , part iculièrement lorsqu'il s'agit d'Emma.

Seules les hypothèses b. et c. renvoient au style indirect libre, c'est-à-dire à uneforme de dialogisme. La voix du narrateur s'y mêle complètement avec celle dupersonnage.

II.2.2.1. Interprétation littéraire du style indirect libre

Le style indirect libre est une forme dialogique un peu part iculière dans la mesure oùon la rencontre de façon quasi exclusive dans le discours lit téraire et pluspart iculièrement dans le discours de la f ict ion. La théoricienne Käte Hamburger enfait même un critère discursif décisif de la f ict ion. (Cf. La f ict ion, 5).

Historiquement, on trouve des traces du style indirect dès le Moyen-Age. LaFontaine en fait un usage fréquent dans ses Fables mais cela demeure un cas unpeu isolé. Le style indirect libre ne prend une véritable extension que vers 1850 dansle genre romanesque.

Cette émergence du style indirect libre part icipe d'une intériorisat ion grandissante dela représentat ion romanesque: le narrateur moderne ne se contente plus de décrireles événements de l'histoire comme s'il s'agissait d'un témoignage historique, il entreint imement dans la conscience de ses personnages et s'en fait l'interprète discret .

D'un autre côté, les faits de conscience des personnages sont quasiment object ivés(on a vu qu'on pouvait confondre la pensée de Rodolphe avec le constat object ifd'un narrateur-témoin). Le narrateur cesse de juger et s'ef face derrière les penséesd'autrui. Il y a donc un lien direct entre la neutralité du narrateur f laubert ien et sonapt itude à entrer empathiquement dans les pensées de chacun, à les admettrecomme des faits.

Lorsque le style indirect libre se généralise, et que le narrateur devient perméable austyle de ses personnages, Bakht ine parle d'hybridat ion.

II.2.2.2. Styles indirects libres à la 1è re et à la 2è me personne

Bien que les cas en soient rares, il existe des exemples de discours rapporté au styleindirect libre à la 1è re ou a la 2è me personne.

a. Discours rapporté au style indirect libre à la 1è re personne

En dehors de la f ict ion, il existe un genre qui peut favoriser l'apparit ion d'une formede style indirect libre à la 1è re personne, c'est l'autobiographie. En ef fet ,l'autobiographe se divise en instance narrante et instance narrée sans quit ter la 1è re

personne. Il peut représenter des pensées qu'il a eues dans son passé, et , à lafaveur d'une reviviscence de ces pensées, s'ef facer en tant qu'instance présentederrière son état de conscience d'autrefois qu'il réinterprète verbalement.

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Je respecte les adultes à condition qu'ils m'idolâtrent; je suis franc, ouvert, douxcomme une fille. Je pense bien, je fais confiance aux gens: tout le monde est bonpuisque tout le monde est content.

(Les Mots, Sartre)

Dans ce passage, la première phrase est une descript ion imputable au narrateuradulte, qui met en évidence sur un mode extrêmement crit ique la vanité de l'enfantqu'il était . Mais la seconde (« je suis f ranc, ouvert , doux... ») nous replonge dans laconscience de cet enfant, de même que dans ses évaluat ions de l'époque (« [Je medis que] Je pense bien »). L'autobiographe adulte se fait donc l'interprète despensées de l'enfant et les formule à la première personne sans marque délocut ive.La dissonance entre les deux points de vue crée un ef fet d'auto-ironie.

b. Discours rapporté au style indirect libre à la 2è me personne

On sait que dans le roman de Michel Butor, La Modification, l'histoire est ent ièrementnarrée à la 2è me personne. Le narrateur s'adresse donc constamment à LéonDelmont sur le mode du « vous ».

Vous regardez les points, les aiguilles verdâtres de votre montre; il n'est que cinqheures quatorze, et ce qui risque de vous perdre, soudain cette crainte s'imposeà vous, ce qui risque de la perdre, cette si belle décision, c'est que vous en avezencore pour plus de douze heures à demeurer, à part de minimes intervalles, àcette place désormais hantée, à ce pilori de vous-même, douze heures desupplice intérieur avant votre arrivée à Rome.

(Butor, La Modification)

Comme dans les autres exemples de style indirect libre que nous avons rencontrésantérieurement, l'absence de verbe délocut if (« [Vous vous dites que ] ce qui risquede vous perdre... ») crée une ambiguïté entre descript ion object ive par un narrateuret pénétrat ion int ime des pensées de Delmont, reformulées par le narrateur. Maisl'incidente descript ive (« soudain cette crainte s'impose à vous ») indique bien quenous avons af faire à des pensées explicites du personnage (au style direct : « ce quirisque de me perdre... ») relayées par la voix narrat ive.

II.2.3. La mention et l'ironie

La représentat ion du discours d'autrui peut se limiter à la citat ion d'une seuleexpression ou évaluat ion (logiciens et linguistes parlent alors de mention). Uneexpression unique devient le lieu discursif où se disputent deux voix, celle del'instance citante qui l'intègre à son discours et celle de l'instance citée; dans les casde mention, l'instance citée n'est pas nécessairement ident if iable, elle peut être plusou moins anonyme. Il arrive que la ment ion soit typographiquement signalée par desguillemets ou par un changement de caractères typographiques (italiques ouromains) qui l'isolent dans le discours.

[Da ns Les Particules élémentaires, roman de Michel Houellebecq (1998), lenarrateur décrit le passage du mariage de raison au mariage d'amour commeune évolution découlant d'un simple changement des conditions socio-économiques d'existence]

C'est donc avec une impatience unanime que les jeunes gens des annéescinquante attendaient de tomber amoureux , d'autant que la désertification rurale, ladisparition concomitante des communautés villageoises permettaient au choix dufutur conjoint de s'effectuer dans un rayon presque illimité...

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L'expression « tomber amoureux » est ici détachée à t it re de ment ion par la voixnarrat ive (qui est censée parler en 2070, à une époque où l'humanité ne se reproduitplus que par clonage). Elle est présentée comme une représentat ion désuète etillusoire, à laquelle le narrateur n'adhère pas.

La ment ion, dans la mesure où elle t raduit une distance entre instance citante etinstance citée, est l'instrument de l'ironie. On peut caractériser l'ironie comme untype part iculier de ment ion: la mention d'une évaluat ion contradictoire avec cellede l'instance citante.

[Le narrateur de Candide décrit la bataille entre les Bulgares et les Abares]

Ici des vieillards criblés de coups regardaient mourir leurs femmes égorgées, quitenaient leurs enfants à leurs mamelles sanglantes; là des filles, éventrées aprèsavoir assouvi les besoins naturels de quelques héros, rendaient les dernierssoupirs...

(Voltaire, Candide)

Le mot « héros », porteur d'une évaluat ion posit ive, n'est pas imputable aunarrateur qui décrit sans complaisance la barbarie du comportement des soldatsBulgares. C'est la ment ion ironique d'une évaluat ion bulgare contradictoire avec celledu narrateur. Le contexte des évaluat ions du narrateur nous permet de saisir quecelle-ci est dissonante avec les siennes propres et que nous ne devons pas lacomprendre lit téralement mais comme ant iphrase.

L'ironie relève donc du dialogisme où deux voix se mêlent dans un acte de locut ionunique. Ce sont leurs évaluat ions contradictoires qui nous permettent de repérer laprésence de ces deux voix.

II.2.4. Aux limites du dialogisme: la polémique implicite

Aux limites du dialogisme, on pourrait parler d'une représentat ion au degré zérode la parole d'autrui: les mots d'autrui sont matériellement absents du discours,mais ils inspirent le discours du locuteur. C'est ce que Bakht ine appelle parfoispolémique implicite.

Bakht ine a ainsi pu soutenir que tout monologue intérieur avait en fait unestructure dialogique:

...lorsque nous nous mettons à réfléchir sur un sujet quelconque, lorsque nousl'examinons attentivement, notre discours intérieur (...) prend immédiatement laforme d'un débat par questions et réponses, fait d'affirmations suiviesd'objections; bref notre discours s'analyse en répliques nettement séparées etplus ou moins développées; il est prononcé sous la forme d'un dialogue

(TT, 294)

Cette visée du dest inataire, c'est également elle qui inspire la parole apparemmentsolitaire du narrateur dans le roman. Sous le monologisme du narrateur se dissimuleun constant dialogue avec un lecteur virtuel, porteur de certaines at tentes que l'onveut sat isfaire ou décevoir. Les t races de ce dialogue sont généralement ef facéesdans la parole lit téraire.

Il existe cependant au moins un auteur qui l'a explicité, c'est Diderot , au début deson roman Jacques le fataliste. Il y met en scène le dialogue qui préside à toutecréat ion romanesque et il joue avec son lecteur virtuel en contrariant toutes sesdemandes de vraisemblance, de précision et de réalisme romanesques:

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[Question du lecteur virtuel] Comment s'étaient- ils rencontrés? [Réponse dunarrateur] Par hasard, comme tout le monde. [Q] Comment s'appelaient- ils? [R]Que vous importe? [Q] D'où venaient- ils? [R] Du lieu le plus prochain. [Q] Oùallaient- ils? [R] Est- ce qu'on sait où l'on va?

(Diderot, Jacques le fataliste)

Si l'on t ransformait ce dialogue, en monologue dialogique, on obt iendrait undiscours narrat if de forme plus convent ionnelle qui ressemblerait à ceci:

*Ils s'étaient rencontrés par hasard, comme tout le monde. Qu'importe commentils s'appelaient! Ils venaient du lieu le plus proche. Quant au lieu où ils allaient, nulne sait où il va!

(Jacques le fataliste “dialogisé” )

On voit que chez Bakht ine, indépendamment du dialogisme passif de la langue, ledialogisme discursif prend une très grande extension et en vient à caractériserquasiment toutes les formes de discours. Les linguistes contemporains vontégalement dans cette direct ion en analysant ainsi de simples énoncés négatifs(Pierre n'a pas cessé de fumer ) comme dialogiques dans la mesure où ilsprésupposent un énoncé antérieur (Pierre fumait). (Moeschler & Reboul 1994 , 328)

Prat iquement, chez Bakht ine, seul le dialogue ne serait pas dialogique, puisqu'on yentend à chaque fois une voix bien individualisée et monologique (cependantdes linguistes comme Ducrot ou Roulet nous incitent à penser que même ledialogue est dialogique dans la mesure où chaque réplique y présuppose uneparole antérieure).

III. La polyphonie selon Bakhtine

La not ion de polyphonie, élaborée par Bakht ine pour décrire certains caractèresdes romans de Dostoievski a connu par la suite de nombreux emplois, notammenten linguist ique de l'énonciat ion où elle désigne un discours où s'exprime unepluralité de voix (Moeschler & Reboul 1994 , 326). En linguist ique la not ion depolyphonie englobe donc celle de dialogisme.

Chez Bakhtine même, il y a une grande f luctuance de la not ion de polyphonie:

la polyphonie, d'abord marque distinctive du roman dostoïevskien, par oppositiona u monologue du roman traditionnel, devient bientôt une caractéristique du romanen général, puis du langage à un certain stade de son développement (..) et enfinde tout langage.

(Esthétique et théorie du roman , 18)

Pour rendre la not ion bakht inienne moins équivoque, je propose de retenir le sensqu'il lui accorde en relat ion avec le genre romanesque et de la spécif ier commepolyphonie lit téraire.

III.1. Polyphonie littéraire et genre romanesque

Bakht ine a relevé dans les romans de Dostoievski une part icularité remarquable: nonseulement les personnages s'y expriment dans un langage qui leur est propre, maisils sont dotés d'une autonomie inégalée jusque là dans le roman:

Ici [dans les romans de Dostoievski] , ce n'est pas un grand nombre de destinées

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et de vies qui se développent au sein d'un monde objectif unique, éclairé parl'unique conscience de l'auteur; c'est précisément une pluralité de consciences,ayant des droits égaux, possédant chacune son monde qui se combinent dansl'unité d'un événement, sans pour autant se confondre. [...] La conscience dupersonnage est donnée comme une conscience autre, comme appartenant àautrui, sans être pour autant réifiée, refermée, sans devenir le simple objet de laconscience de l'auteur.

(Todorov 1981, 161)

La polyphonie lit téraire ne désigne donc pas seulement une pluralité de voixmais aussi une pluralité de consciences et d'univers idéologiques. On pourraitpenser que c'est le cas de tout roman où interviennent des personnages, parexemple ceux de Balzac ou Flaubert . Mais Bakht ine fait remarquer que, dans le casdes personnages de Dostoievski, nous sommes tentés d'entrer en discussion aveceux, parce qu'à la dif férence d'autres personnages romanesques ils const ituent desconsciences autres à part ent ière, leur voix n'est pas une traduct ion de laphilosophie de l'auteur, ni un repoussoir de cette philosophie, elle résonne à côté desa voix, avec même dignité et indépendance que la sienne.

On peut reconnaître là une tendance du roman moderne: l'univers unif ié du romantend à se désagréger au prof it des univers pluriels des personnages. Il ne s'agit plusde boucler ou d'achever une intrigue romanesque, ni de parvenir à une conclusionmorale ou idéologique. Il s'agit plutôt de faire apparaître des tensions entre despoints de vue.

Chez Dostoievski la polyphonie des consciences s'exprime aussi par une pluralitéde styles et de tons. Cette polyphonie stylist ique a d'ailleurs été peu appréciée descontemporains de Dostoievski qui y ont vu une forme décousue où se côtoient

une page de la bible placée à côté d'une notice d'agenda ou bien une ritournellede laquais à côté de dithyrambes schillériens sur la joie.

(La Poétique de Dostoievski , 45)

Au-delà de Dostoievski, Bakht ine a voulu voir dans le roman un genre à vocat ionplurivocale et pluristylist ique. Ef fect ivement, on peut y dist inguer toutes sortesde strates vocales. Il y a d'abord la narrat ion lit téraire, qui const itue une voixessent ielle mais généralement impure: souvent elle stylise des formes de narrat ionorale et elle intègre des formes de discours ne relevant pas de l'art lit téraire (écritsmoraux, digressions savantes, déclamat ions rhétoriques, etc.). À cette voix narrat ivedéjà composite s'ajoutent les styles de personnages, avec toutes leurscaractérist iques,

dialectes sociaux, maniérismes d'un groupe, jargons professionnels, langagesdes genres, parler des générations, des âges, des autorités, cercles et modespassagères.

(Esthétique et théorie du roman , 88)

III.2. La poésie comme genre monophonique?

Cette réf lexion sur le roman a conduit Bakht ine à opposer roman et poésie commedeux genres antagonistes, le premier essent iellement polyphonique et le secondfoncièrement monophonique. Selon Bakht ine en ef fet , la poésie est l'expressiond'une seule voix et d'une seule conscience.

Le poète doit être en possession totale et personnelle de son langage, accepterla pleine responsabilité de tous ses aspects, les soumettre à ses intention à lui etrien qu'à elles. Chaque mot doit exprimer spontanément et directement le

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dessein du poète; il ne doit exister aucune distance entre lui et ses mots. Il doitpartir de son langage comme d'un tout intentionnel et unique: aucune stratification,aucune diversité de langage, ou pis encore, aucune discordance, ne doivent serefléter de façon marquante dans l'œuvre poétique.

(Esthétique et théorie du roman , 117)

Bakht ine admet qu'il puisse y avoir des contradict ions et des doutes dans lecontenu de la poésie, mais, selon lui, ces doutes ne doivent pas passer dans lelangage de la poésie:

En poésie, le langage du doute doit être un langage indubitable.(Esthétique et théorie du roman , 108)

Cette idée de Bakht ine est suscept ible d'être nuancée pour au moins t rois raisons.

a. Historiquement, il existe des œuvres où la voix poét ique traduit desdiscordances int imes. Tel est le cas, à la f in du XIXè me siècle de l'œuvre deJules Laforgue, dont le style auto-ironique, oscille entre lyrisme et sarcasme.

Bref, j'allais me donner d'un “Je vous aime”Quand je m'avisai non sans peineQue je ne me possédais pas bien moi-même

(Jules Laforgue, « Dimanches III »,Derniers vers)

b. Depuis les origines du lyrisme, la poét ique de l'inspiration suppose que la voixpoét ique résulte elle-même d'une écoute, et d'une forme d'aliénat ion de lasubject ivité par une instance transcendante étrangère (dieu, muse, inspirat ion,inconscient, etc.).

c. Depuis le XIXè me siècle, qui est aussi le siècle de la lit térature proprement diteet non plus seulement des Belles-Lettres (Cf. Les genres lit téraires), les genrestendent à perdre leurs caractérist iques strictes. Chacun prétend au statut degenre total ou englobant de tous les autres (ainsi le roman se veut genre dunon-genre, le poème veut absorber la prose, l'essai se déclare en puissance def ict ion, etc.).

Il n'en reste pas moins que l'opposit ion bakht inienne entre roman et poésie touche àune dif férence importante entre les deux genres. Le roman est un genrereprésentat if : il ne représente pas seulement des act ions mais aussi des discourset des styles de discours. Par là, il est vrai qu'il a une vocat ion polyphonique. Lapoésie est un genre expressif . Disons qu'elle a donc un caractère monophonique,même si la voix par laquelle elle s'exprime est suscept ible d'accueillir des tensionsdialogiques internes (comme on l'a vu chez Laforgue).

Conclusion

La pensée de Bakht ine nous enseigne à être at tent ifs dans la lit térature nonseulement à des contenus mais aussi à des voix. Elle montre comment même lalit térature la plus apparemment solitaire est en fait tout ent ière relat ion à l'autre. Ence sens, elle ne jet te pas seulement les bases d'une poét ique de l'énonciat ion, elleintroduit à une pensée de l'autre dans le discours.

Bibliographie

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ADERT, Laurent (1996). Les Mots des autres . Villeneuve d'Ascq: PressesUniversitaires du Septentrion.BAKHTINE, Mikhaï l (1978). Esthétique et théorie du roman . Paris: Gallimard.BAKHTINE, Mikhaï l (1963). La Poétique de Dostoievski . Paris: Seuil, 1970.BAKHTINE, Mikhaï l (1929). Marxisme et philosophie du langage . Paris: Minuit ,1977.DUCROT, Oswald (1984). « Esquisse d'une théorie polyphonique del'énonciat ion », Le Dire et le dit . Paris: Minuit .GENETTE, Gérard (1982). Palimpsestes. Paris: Seuil.MOESCHLER, Jacques & REBOUL, Anne (1994). « Polyphonie et énonciat ion »,Dictionnaire encyclopédique de pragmatique. Paris: Seuil.ROULET, Eddy et alii (1987). « Structures hiérarchiques et polyphoniques dudiscours », L'Articulation du français contemporain. Bern: Peter Lang.TODOROV, Tzvetan (1981). Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique. Paris: Seuil.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesLe mode dramatiqueÉric Eigenmann, © 2003Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

I. Texte et théâtralité1. Qu'est-ce que le théâtre?

1. Art du spectacle et genre lit téraire2. Théâtralité3. Espace architectural et réseau métaphorique

2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?1. Critères extrinsèques et intrinsèques2. Dramatique vs. théâtral

3. Structure énonciat ive du texte dramat ique1. Enoncé et situat ion d'énonciat ion2. Enjeux sémant iques

4. Répliques et didascalies1. Didascalies diégét iques et techniques2. Extension de la voix didascalique3. Le présentateur4. Didascalies internes

5. La double énonciat ion dramat iqueII. Economie de la parole

1. Répart it ion2. Adresse

1. Monologue et soliloque2. Aparté et adresse au public

3. Rythme1. Tirade et st ichomythie2. Tempo

4. Mode d'échange1. Interlocut ion2. Réplique f lot tante, faux dialogue et choralité

III. Dialogue dramat ique et conversat ion1. Montage des voix2. La parole comme acte

1. Approche pragmatique2. Approche communicat ionnelle

3. La parole comme coopérat ion1. Principes conversat ionnels2. Transgression des principes conversat ionnels

4. Tropes communicat ionnels1. Le récepteur extradiégét ique2. Le récepteur intradiégét ique

5. Dénégat ion et interprétat ion

Bibliographie

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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I. Texte et théâtralité

Bérénice de Racine, Le jeu de l'amour et du hasard de Marivaux, Lorenzaccio deMusset , En attendant Godot de Beckett ... Largement const ituée de ce que l'onappelle des textes ou des pièces « de théâtre », la lit térature – f rançaise enl'occurrence – entret ient avec le théâtre des rapports complexes, source d'uneproblémat ique originale. Les études lit téraires s'y arrêtent d'autant plus volont iersdepuis la f in du XXe siècle qu'elles s'intéressent davantage aux relat ions de lalit térature avec les autres arts, et à la part déterminante pour la signif icat ion dutexte que prennent les condit ions dans lesquelles il se donne à lire ou à entendre.L'essor des études théâtrales à cette époque t ient d'ailleurs de cette ouverture.

Le présent cours s'intéresse à la poét ique du texte dramat ique en limitant le champd'observat ion à la textualité , voire à la texture de celui-ci: de quoi cet te œuvreverbale singulière est-elle faite? Le recours à des out ils linguist iques n'étonneradonc pas. Sous divers aspects, la quest ion de l'énonciat ion t raverse les t roischapit res. Dans les grandes lignes, le premier déf init le texte dramat ique, le deuxièmedégage quelques modes de relat ion entre les voix qui le composent et le t roisièmeéclaire la spécif icité du dialogue de théâtre.

I.1. Qu'est-ce que le théâtre?

I.1.1. Art du spectacle et genre littéraire

Les rapports entre texte et théâtre dépendent évidemment des accept ions du motthéâtre, mult iples, dont on ret iendra les cinq suivantes:

Le théâtre (1) désigne un art du spectacle , art combinatoire impliquant diversestechniques d'expression corporelles et vocales, mais aussi plus largement visuelleset audit ives, qui élabore une forme de représentat ion dans l'espace pouvantprocéder d'un texte de théâtre (au sens 2) ou donner lieu à son écriture; c'est plusglobalement l'événement socio-culturel qui réunit pour l'occasion, en un mêmeespace et au même moment, les acteurs et les spectateurs de cette représentat ion.

Le théâtre (2), c'est aussi un genre littéraire qualif ié de dramat ique, qui forme avecl'épique et le lyrique (le récit et la poésie) la fameuse triade romant ique des genres,elle-même issue de l'alternat ive poét ique (narrat if / dramat ique) décrite par Platon etAristote. Lui appart iennent des textes ou écrits lit téraires dotés de certainescaractérist iques liées à la représentat ion théâtrale, qui les font en généralreconnaître d'un coup d'oeil (voir infra, 1.4) et opèrent un classement dans l'œuvred'un auteur: le théâtre de Victor Hugo par opposit ion à ses romans et à sa poésie.

Cette première ambivalence appelle la remarque suivante, formulée par JerzyGrotowski: « En France, les pièces publiées en livres sont désignées sous le t it re deThéâtre – une erreur à mon sens, parce que ce n'est pas du théâtre, mais de lalit térature dramat ique » (Grotowski, 1969, p. 53-54). L'anglais dispose en revanchede deux termes, theatre et drama. Si le f rançais confère au mot drame des sens quiexcluent de suivre la langue de Shakespeare (dont celui retenu dans [L'œuvredramatique]), il est néanmoins possible de s'en inspirer pour les adject ifs enréservant « dramat ique » au texte et « théâtral » à la scène, conformément d'ailleursà l'usage qu'Aristote fait du premier et à l'étymologie grecque du second, rappeléeplus bas.

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I.1.2. Théâtralité

Le théâtre (3), c'est encore et peut-être surtout la qualité part iculière que l'onreconnaît à la représentat ion ou au texte en quest ion (théâtre 1 et 2) lorsqu'ils sontréussis, ef f icaces: « ça, c'est du théâtre! » Roland Barthes parle en ce sens dès1954 de « théâtralité », concept forgé à part ir de l'adject if théâtral – parallèllement àlittéraire/littérarité – pour désigner la propriété du phénomène. Il la situe dansl'épaisseur de signes qui caractérise la représentat ion scénique:

Qu'est- ce que le théâtre? Une espèce de machine cybernétique [une machine àémettre des messages, à communiquer]. Au repos, cette machine est cachéederrière un rideau. Mais dès qu'on la découvre, elle se met à envoyer à votreadresse un certain nombre de messages. Ces messages ont ceci de particulier,qu'ils sont simultanés et cependant de rythme différent; en tel point du spectacle,vous recevez en même temps 6 ou 7 informations (venues du décor, du costume,de l'éclairage, de la place des acteurs, de leurs gestes, de leur mimique, de leurparole), mais certaines de ces informations tiennent (c'est le cas du décor)pendant que d'autres tournent (la parole, les gestes); on a donc affaire à unevéritable polyphonie informationnelle, et c'est cela la théâtralité: une épaisseur designes.

(« Littérature et signification », Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1963), p. 258)

La fonct ion signif iante démarque d'abord le théâtral, schématiquement, du toutspectaculaire (un feu d'art if ice): en tant que système de signes, le théâtre renvoie àun univers absent, f ict if . Suggérant des couches irréduct ibles entre elles, la not iond'épaisseur démarque ensuite le théâtral du tout textuel : la signif icat ion ne saurait selimiter à celle(s) du message linguist ique, qu'il soit le seul ou que les autrescoïncident avec lui (par hypothèse: une simple récitat ion ou une image scéniqueparfaitement redondante). Une formulat ion antérieure de Barthes peut mêmesembler dénier au texte sa part de théâtralité (c'était à peu près la posit iond'Antonin Artaud):

Qu'est- ce que la théâtralité? C'est le théâtre moins le texte, c'est une épaisseurde signes et de sensations qui s'édifie sur la scène [...]

(« Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques, Seuil/Points, 1981 (1954), p. 41)

Or il s'agit bien pour Barthes d'une soustract ion (« le théâtre moins le texte »), quiau sens mathématique about it non pas à une suppression mais à une différence,dynamique, entre la représentat ion scénique et le texte dramat ique en l'occurrence– opérat ion réversible en addit ion: la scène ajoute au texte pour construire lathéâtralité de la représentat ion. La pièce que composent les personnages d'Abel etBela de Robert Pinget l'illustre: si « ce n'est pas du théâtre », comme ils lereconnaissent eux-mêmes, c'est moins à cause de la plat itude des répliques queparce qu'elles collent t rop bien à leur contexte, sans surprise ni dialect ique.

I.1.3. Espace architectural et réseau métaphorique

Le théâtre (4) s'applique en outre à un espace architectural . À l'origine, le theatrongrec est exclusivement le lieu, f lanc de colline ou gradins, d'où l'on assiste à unspectacle. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, ce sera au contraire l'espace of fert auxregards, la scène, et par extension tout le bât iment dès que seront construites dessalles de théâtre. Cette accept ion met l'accent sur la relat ion visuelle, spectatorielle,qu'instaure l'art théâtral entre un regardant et un regardé.

Le théâtre (5) couvre enf in un vaste réseau métaphorique, qui ret ient du senspropre les aspects spectaculaires, architecturaux et /ou f ict ionnels: théâtres

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d'exploits ou de violences, théâtres de montagnes, simulacres ou feintesconsidérées comme du théâtre ou de la comédie.

I.2. Qu'est-ce qu'un texte de théâtre?

I.2.1. Critères extrinsèques et intrinsèques

Cette polysémie rappelée, quels t raits communs partagent donc les pièces deRacine, de Marivaux, de Musset, de Beckett et de tous les autres? Les déf init ionsqui précèdent fournissent surtout des critères extrinsèques, telle la dest inat ionscénique du texte, qu'elle ait été prévue par son auteur ou rendue ef fect ive par samise en scène. Non seulement ces critères ne rendent pas compte d'une specif icitétextuelle, mais ils présentent le double défaut d'être à la fois potent iellementcontradictoires et provisoires, car des textes qui n'ont pas été écrits pour le théâtresont portés à la scène avec succès, parfois longtemps après leur parut ion (la pièceLes Brigands de Schiller, sous-t it rée « Lesedrama » soit « drame à lire », le romanLes Cloches de Bâle d'Aragon); tandis qu'à l'inverse, des textes composés pour descomédiens (notamment au XVIIe et au XXe siècles) at tendent toujours d'être joués.

Et le texte lui-même, indépendamment de son contexte? Certes, il « se prête »apparemment mieux au théâtre dans la mesure où des personnages y dialoguentdans un milieu concret , visuellement et audit ivement percept ible; de tels élémentsseraient autant de « matrices de théâtralité » (Ubersfeld). Dans cette perspect ive,toujours selon Barthes,

la théâtralité doit être présente dès le premier germe écrit d'une œuvre, elle estune donnée de création, non de réalisation. [...] le texte écrit est d'avanceemporté par l'extériorité des corps, des objets, des situations; la parole fuseaussitôt en substances.

( Ibidem, p. 42)

Toutefois l'évolut ion de la mise en scène au XXe siècle, révélant la dimensionnormat ive, voire idéologique de la plupart des critères intrinsèques avancés par lesthéoriciens antérieurs, a démontré qu'on pouvait « faire théâtre de tout » (AntoineVitez), quit te à ce que seul le comédien supplée l'éventuelle pauvreté sensorielle del'univers évoqué.

I.2.2. Dramatique vs. théâtral

Mieux vaudrait donc parler de texte dramatique et réserver l'adject if théâtral à lascène proprement dite, conformément à l'étymologie du mot théâtre, issu de lafamille du verbe voir, être spectateur, en grec ancien: le theatron est le lieu où l'onassiste à un spectacle, jamais le genre de textes qui y sont représentés [I. 1].

Cela ne signif ie pas que tout texte est dramat ique, mais qu'il peut le devenir. Letravail – minimal! – nécessaire pour adapter un texte narrat if en vue de la scèneconsiste non pas à le modif ier sur le plan lexical ou syntaxique, pour le rapprocherpar exemple du langage parlé, mais à le mettre dans la bouche d'un ou de plusieurspersonnages, ou du moins à en faire l'expression d'une ou de plusieurs voixclairement dist inctes de celle de l'écrivain. La spécif icité du texte de théâtre réside endéf init ive dans la relat ivisat ion du discours qu'opèrent ces donnéescirconstancielles, cet te mise en situat ion. C'est précisément de leur incidence quedépend ce que nous avons déf ini comme théâtralité.

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I.3. Structure énonciative du texte dramatique

I.3.1. Enoncé et situation d'énonciation

Platon relèvait déjà, dans La République, que dans la t ragédie et la comédie lepoète cherche « à nous faire croire que c'est un autre que lui qui parle ». D'Aubignacau XVIIe siècle en fait une règle: « Dans le poème dramat ique il faut que le poètes'explique par la bouche des acteurs; il n'y peut employer d'autres moyens ».L'énoncé y est en ef fet donné à lire assort i d'une précision déterminante, le faitd'être at t ribué à un sujet parlant explicitement dif férent de l'auteur ou d'une voixsuscept ible d'être confondue avec la sienne, désigné en général par un nom(Agamemnon, Tartuf fe, Le Soldat, H3, etc.). Plus ou moins étof fée, une informat ionest donc livrée sur la situat ion dans laquelle s'énonce le discours selon la f ict ionproposée, sur sa situation d'énonciation. Même ténue, elle marque par rapport à luiune distance, fût-elle minime, une médiat ion – par opposit ion au discours immédiatqui semble adressé directement au lecteur par la voix narrat ive: « Longtemps je mesuis couché de bonne heure », phrase init iale de la Recherche du temps perdu deProust, si elle esquisse les t raits de qui est en mesure de l'assumer, ne ditstrictement rien de la situat ion dans laquelle elle est émise.

I.3.2. Enjeux sémantiques

Or, la linguist ique moderne l'a montré, la signif icat ion d'un énoncé est déterminéenon seulement par sa composit ion lexicale et syntaxique mais par sa situat ion, ouses condit ions; en fonct ion d'elles, la parole accomplit une act ion, qui les fait évoluer[III.2]: « il fait f rais » peut indiquer une température agréable ou désagréable, inciterou non à monter le chauffage. Dans Fin de partie de Beckett , deux personnagess'expriment emprisonnés dans des poubelles: que signif ie donc une parole qui sortd'un tel endroit , art iculée de surcroît par des vieillards invalides que leur f ils t raite d'« ordures »?... La situat ion d'énonciat ion vaut ici autant sinon plus que l'énoncé lui-même. La représentat ion théâtrale, où la parole donnée en spectacle l'estnécessairement dans une situat ion spat io-temporelle part iculière, ne cesse d'enjouer. Semblablement, le texte écrit met en scène les êtres qu'il fait parler –l'expression n'est pas que métaphorique.

I.4. Répliques et didascalies

Après t it re et liste des personnages, le premier acte des Serments indiscrets deMarivaux commence ainsi:

SCÈNE PREMIÈRE. – LUCILE, UN LAQUAIS

LUCILE est assise à une table, et plie une lettre; un laquais est devant elle, à qui elledit .– Qu'on aille dire à Lisette qu'elle vienne. (Le laquais part. Elle se lève.) Damisserait un étrange homme, si cette lettre ne rompt pas le projet qu'on fait de nousmarier.

Lisette entre.

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SCÈNE II. – LUCILE, LISETTE

LUCILE.– Ah! te voilà. Lisette, approche; je viens d'apprendre que Damis estarrivé hier de Paris, qu'il est actuellement chez son père; et voici une lettre qu'ilfaut que tu lui rendes, en vertu de laquelle j'espère que je ne l'épouserai point.

LISETTE. – Quoi! cette idée- là vous dure encore? Non, madame, je ne ferai pointvotre message; Damis est l'époux qu'on vous destine [...].

Deux niveaux énonciat ifs se dégagent d'emblée, ne serait -ce quetypographiquement, déterminant deux types de voix: d'une part les répliques, textesupposé être proféré sur scène, qui const ituent ensemble le dialogue et pourchaque personnage ce qu'on appelle précisément son rôle; d'autre part lesdidascalies, texte qui introduit de quelque manière ces discours et les cite, soit toutce qui ne serait pas proféré dans le cas d'une représentat ion conforme au texteécrit , de la liste des personnages au noir f inal en passant par le découpage desscènes. Quoiqu'elles puissent souvent passer pour négligeables, les didascalies,même laconiques, déterminent ou peuvent déterminer:

qui est présent, qui parle (Lucile), éventuellement qui se tait (le laquais),personnages qu'elles peuvent décrire; elle at t ribue l'énoncé aux personnages;à qui la parole est adressée (le laquais) [II.2];où se trouvent et se déplacent les personnages, dans quel lieu et dans quelleposit ion par rapport aux autres ou aux objets (Lucile at tablée près d'unlaquais);quand se passe la scène et à quel moment dans le cours de l'act ion se faitentendre telle phrase en part iculier (Lucile parle de Damis lorsqu'elle estseule);comment les personnages s'expriment, en accomplissant quel mouvement,dans quelle humeur, selon quel rythme, etc.;pourquoi ils agissent de la sorte, quelle est leur mot ivat ion. « C'est unscélérat qui parle », précise Molière au cours d'une réplique de Tartuf fe(Tartuffe, IV. 5)!

Qui, à qui, où, quand, comment, pourquoi: répondant de façon très variable à toutesces quest ions ou à quelques-unes d'entre elles seulement, les didascalies précisentla situat ion de communicat ion, déterminent une pragmatique, c'est-à-dire lescondit ions concrètes de l'usage de la parole, indispensables et décisives pourl'interprétat ion.

Dans les toutes dernières lignes d'En attendant Godot de Beckett , Vladimir dit àEst ragon « Alors, on y va? », Estragon répond « Allons-y ». Leurs répliquessuggèrent qu'ils vont renoncer à leur fameuse at tente et quit ter le lieu qu'ils ontoccupé pendant toute la pièce, que leur situat ion va enf in connaître une véritableévolut ion. Mais la didascalie qui suit ajoute: « Ils ne bougent pas. » Et toutel'interprétat ion de basculer: on comprend alors que l'act ion demeure sur le plan dudiscours, que rien ne va changer.

I.4.1. Didascalies diégétiques et techniques

On remarque en outre dans cet exemple qu' « Ils ne bougent pas » peut être lucomme une description (des personnages) ou comme une prescription (à l'adressedes comédiens). De manière générale, les didascalies concernent en ef fet soit lasituat ion f ict ive de l'histoire représentée, soit la situat ion réelle de la représentat ionscénique proprement dite: dans le premier cas, on les qualif ie de diégétiques, dans lesecond, de techniques. Celles-ci, également nommées indicat ions scéniques ou de

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régie, suivent au plus près l'étymologie de didascalies – des instructions.

I.4.2. Extension de la voix didascalique

Jamais sans doute la voix didascalique ne se fait plus discrète que dans la pièce deBernard-Marie-Koltès La Nuit juste avant les forêts . Aucun espace n'est désigné, niaucun personnage annoncé: le texte a tout d'un long monologue intérieur. Mais,détail essent iel, il est f lanqué de guillemets, qui s'ouvrent avant le premier mot pourse fermer après le dernier. Guillemets qui signif ient que le texte cite quelqu'un, unpersonnage qui parle. Il s'agit donc toujours énonciat ivement parlant de discoursdirect , signalé par la présence, discrète mais indéniable, d'une marque at t ribut ive.

Historiquement, c'est pourtant l'évolut ion inverse qui s'est produite: au fur et àmesure qu'on avance dans l'histoire du théâtre, on note plutôt , schématiquement,une amplif icat ion, une extension de la didascalie par rapport au dialogue. À l'inversede l'ef facement observé chez Koltès, la didascalie peut en ef fet s'enf lerconsidérablement, et briguer tout de même le statut de voix narrat ive. Lephénomène commence avec les comédies mixtes de la période baroque, se poursuitsous la plume des dramaturges du XVIIIe (avant Beaumarchais, celle de Diderot ,adepte de la pantomime, introduit de la sorte dans les pièces de véritables tableauxvivants), il s'amplif ie ensuite avec le mélodrame romant ique, pour donner lieu à desindicat ions tat illonnes chez Feydeau et about ir dans le théâtre contemporain à Actesans paroles (I et II, 1956 et 1959) de Beckett , longue didascalie décrivant les faits etgestes d'un personnage muet. Didascalie comparable, de soixante-dix pages, dansla lit térature dramat ique allemande: L'Heure où nous ne savions rien l'un de l'autrede Peter Handke.

I.4.3. Le présentateur

Dans la mesure où la didascalie est un énoncé narrat if , le sujet de son énonciat ionpeut être considéré comme un narrateur. Reprenons notre exemple: « Lucile estassise à une table, et plie une let t re. Un laquais est devant elle [...]. Le laquais part .Elle se lève ». On remarque l'absence de marques de subject ivité (de mots déict iquesou modalisants). En ce qui concerne les catégories de la narratologie genett ienne,un tel narrateur peut être qualif ié d’extradiégét ique et d’hétérodiégét ique [La voixnarrat ive, V.3]. Object if et limité au périmètre visible de la scène, son discoursprocède d’une focalisat ion externe [La perspect ive narrat ive] et d’une narrat ionsimultanée, sans recul temporel. Il est en ce sens comparable à une sorte dereportage en direct .

Il s’agit là de traits généraux, non de règles exclusives. D’autres cas existent : dansBerlin ton danseur est la mort d'Enzo Cormann par exemple (Paris, Edilig, 1983), unepart ie de la didascalie présente une narrat ion homodiégét ique et ultérieure: « Il yavait cet te cave que Nelle, ma compagne, Elis ma f ille, et moi-même occupâmes demars 1944 à la f in de 1946 ». Il arrive aussi que la didascalie, provisoirement nonfocalisée, couvre un domaine dif férent, tel que l'intériorité des personnages.

Cependant, le terme unique de narrateur convient d’autant plus mal que ladidascalie désigne et raconte moins. Chez Racine ou Molière par exemple, quipouvaient au besoin préciser directement leurs intent ions aux interprètes de leurspièces, elle se limite à de très rares except ions près à l'at t ribut ion des énoncés à telou tel personnage. On parle parfois de scripteur (Ubersfeld) ou de montreur(Viswanathan) ; nous proposons d’appeler présentateur cet te instance énonciat ive,qui présente les intervenants et présent if ie leur discours.

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I.4.4. Didascalies internes

Les didascalies ne sont toutefois pas seules à fournir des éléments pour établir lasituat ion d'énonciat ion, les répliques ne cessent d'en suggérer chaque fois qu'unpersonnage se réfère à son environnement ou aux êtres qui l'habitent. « Prends unsiège, Cinna » (Corneille, Cinna) , « Voilà un homme qui me regarde » (Molière,George Dandin)... Par opposit ion aux didascalies externes au dialogue qui viennentd'être décrites, il est parfois quest ion alors de didascalies internes . Pourtant, celles-ci demeurent fondamentalement irréduct ibles à celles-là étant donné leursubject ivité, qui autorise les paroles t rompeuses, intent ionnelles ou non. Il s'agit plusprécisément d'implicites et de présupposés du discours, auxquels le lecteur choisitde conférer une valeur object ive. Pour preuve de leur hétérogénéité, d'éventuellescontradict ions:

Le Vieux.– Bois ton thé, Sémiramis. Il n'y a pas de thé, évidemment.

(Ionesco, Les Chaises)

À vrai dire, dans la mesure où il peut être interprété de manière à dégager desindicat ions au sujet de la mise en scène, tout discours est potent iellementdidascalie interne . Aussi l'expression s'en trouve-t-elle largement disqualif iée.

I.5. La double énonciation dramatique

En résumé, le texte dramat ique se dist ingue par sa double énonciation, à savoir lesdeux énonciat ions que nous venons de relever, l'une enchâssée dans l'autre. Dansune pièce de théâtre, ce n'est pas en dernière instance le personnage qui s'exprime:de même que tout ce qu'énonce un personnage, son je ne lui appart ient pas, cen'est jamais que l'énoncé qu'un présentateur [I.4.3] at t ribue ou prête au personnage,personnage dont le montreur – pour cont inuer selon la même métaphore –emprunte la voix pour émettre une parole.

Cette structure énonciat ive se trouve certes aussi dans les dialogues de roman. Despassages de Jacques le Fataliste de Diderot se présentent même exactementcomme des dialogues de théâtre, y compris sur le plan typographique. C'est toutsimplement que le roman lui aussi peut contenir du discours dramat ique (rapporté).Aristote le dit : l'écriture théâtrale crée des personnages « suscept ibles d'êtreincarnés par tel ou tel [acteur], mais déjà donnés par la structure même du texteco mme personnages dramatiques » (R. Dupont-Roc et J. Lallot in Aristote, LaPoétique, notes). L'adject if dramatikos dont il use renvoie ainsi, « par delà le jeudramatique, à la caractérist ique qui en fonde la possibilité – au mode d'énonciat ionqui distribue le je entre les personnages », mode présent dans l'épopée lorsqu'ellecite la parole d'un personnage (Ulysse qui raconte lui-même son histoire dansL'Odyssée par exemple). Cette extension du territoire du dramat ique fait d'ailleurspart ie de l'usage courant, dans la mesure où l'on parle de scène – Genette parexemple dans Figures III – pour désigner à l'intérieur d'un roman un passagedialogué dont le narrateur cède la parole aux personnages.

Ce qui se déf init de cette manière comme dramat ique, ce n'est donc pas un texteexemplaire d'un genre, mais du texte qui s'énonce selon l'enchâssement décrit , unmode d'énonciat ion du discours caractérisé par cet te dualité.

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II. Economie de la parole

II.1. Répartition

Etant donné que l'intervent ion de plusieurs locuteurs au théâtre est non seulementpossible mais at tendue, ce geste d'at t ribut ion implique également une distribut iondu discours, qu'on qualif ie comme tel de dialogué. Selon l'étymologie, le dialogue(terme potent iellement t rompeur [II.4 et III]) fait alterner deux voix, opposit ionfondatrice du théâtre ant ique: entre chœur et coryphée d'une part , chœur etprotagoniste d'autre part ; à l'échelle de la scène, il domine jusqu'à la f in du XVIIesiècle, avant de s'af f irmer de nouveau dans la seconde moit ié du XXe . Le dialoguepeut toutefois reposer sur une distribut ion moins équilibrée, provisoirement ou non,jusqu'à ne faire entendre qu'une seule voix: le monologue et le soliloque, auxfront ières confuses [II.2.1] sont ces cas limite. Il peut au contraire réunir t rois voix ouplus, à moins qu'on ne préfère parler alors de trilogue ou de polylogue. Dès lestragédies d'Eschyle, deux personnages sont en ef fet capables, dans laconf igurat ion la plus complexe, de s'entretenir aussi bien entre eux qu'avec le chœuret le coryphée. Cette répart it ion de la parole proférée ne préjuge en rien del'échange verbal ménagé, ou non, par les dif férentes intervent ions [II.4].

Si l'on considère en outre le lecteur/spectateur, dest inataire ult ime de toute réplique,comme un interlocuteur potent iel, le monologue apparaîtra dialogue, le dialogue,trilogue et le t rilogue, polylogue...

II.2. Adresse

Le texte dramat ique s'adresse globalement et en dernière instance aulecteur/spectateur, cela va de soi. Mais à l'intérieur de la f ict ion représentée? Ladidascalie indique en général qui prend la parole mais beaucoup plus rarement à qui ils'adresse, de sorte que le discours dramat ique se caractérise aussi par la quête deson dest inataire, celui-ci étant à la fois indispensable à l'interprétat ion et toujourssuscept ible de se dérober, de changer et surtout de se mult iplier. Or de lareprésentat ion d'un interlocuteur dans l'énoncé ou de son absence résultentplusieurs types de discours. Cinq possibilités se dégagent: que le personnages'adresse à un interlocuteur présent (c'est le cas du discours dialogué, dont lesnombreuses formes ne peuvent être présentées ici); qu'il s'adresse à uninterlocuteur absent, à lui-même, au lecteur/spectateur ou qu'il ne s'adresse àpersonne, apparemment du moins.

II.2.1. Monologue et soliloque

Mieux que par la présence physique d'un second personnage, c'est par celle quemanifeste ou représente l'énoncé lui-même qu'on dist ingue le plus clairement lemonologue et le soliloque, dont les dict ionnnaires et manuels spécialisés donnentdes déf init ions contradictoires. On conviendra – dans le sillage de Jacques Schérer(1983) et d'Anne-Françoise Benhamou (Corvin, 1995) – que le monologue désigne lediscours tenu par un personnage seul ou qui s'exprime comme tel , s'adressant à lui-même ou à un absent, lequel peut être une personne (divine ou humaine, voireanimale) ou une personnif icat ion (un sent iment, une vertu: « mon cœur », « mondevoir », éventuellement une chose). Tout monologue est ainsi plus ou moinsdialogué, car l'on parle toujours à quelqu'un, ne serait -ce qu' à soi-même.

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On suivra Anne Ubersfeld, en revanche, pour limiter le soliloque à un discours « abolissant tout dest inataire » et douter par conséquent qu'il n'existe « jamais devrai soliloque au théâtre » (1996, p. 22). Certains monologues s'en approchentcependant depuis la seconde moit ié du XXe siècle, telle la logorrhée de Lucky dansEn attendant Godot de Samuel Beckett .

Monologues et soliloques remplissent de manière privilégiée une fonction épique,dans les scènes d'exposit ion notamment, une fonction délibératrice, lorsqu'ilsœuvrent par exemple à la formulat ion et à la résolut ion d'un dilemme, et unefonction lyrique (parfois invocatoire), qui les apparente à un « monologue intérieurextériorisé » (Larthomas, 1980, p. 372).

Notons, af in de ne pas confondre monologue et t irade [II.3.1], que la longueur neconst itue pas pour le premier un critère pert inent. Aussi prolixe qu'il puisse êtredevant un conf ident quasi muet, un héros classique cont inue d'entretenir avec lui undialogue (voir faux dialogue [II.4.2]). Et à l'inverse, même relat ivement brèves,certaines intervent ions de héros romant iques, si l'on peut qualif ier ainsi lespersonnages de Musset par exemple, doivent être classées comme monologues.

II.2.2. Aparté et adresse au public

L'adresse délimite également l'aparté, sorte de monologue bref dans lequel lelocuteur se ret ire provisoirement du dialogue pour introduire une réf lexion à part ,pour lui-même, percept ible cependant par un ou plusieurs t iers: un autre personnageparfois, le lecteur/spectateur toujours. Si l'aparté reste en principe le plus brefpossible, af in de ne pas interrompre l'échange en cours, rien n'empêche pourtant dele prolonger: Jean Tardieu le fait dans Oswald et Zénaïde ou Les Apartés , pièce quiinverse les proport ions habituelles au point de réduire la communicat ion directeentre les personnages à quelques mots.

D'un public témoin à un public pris à témoin, voire élevé au rang d'interlocuteurprincipal comme dans les prologues et épilogues ou dans les songs brecht iens, il n'ya qu'un pas: on peut qualif ier de faux apartés les adresses au public , qui comme leurnom l'indique privilégient ouvertement la communicat ion extradiégét ique et leseffets qui lui sont liés. Quoique le lecteur/spectateur ainsi interpellé appart ienne à laf ict ion comme le narrataire d'un récit romanesque, une telle adresse joue parmétalepse [La voix narrat ive, VII.1] de l'ambiguïté entre cet te f igure textuelle et lelecteur/spectateur. Ambiguïté d'autant plus forte à la représentat ion qu'elle en a uneautre pour corollaire: où s'arrête le comédien, où commence le personnage?Prologues et épilogues, justement, thématisent parfois le passage de l'un à l'autre,dans les deux sens, tels des sas de décompression entre réalité et f ict ion.

II.3. Rythme

II.3.1. Tirade et stichomythie

La fréquence des répliques et les rapports quant itat ifs qu'elles entret iennentcontribuent à déterminer le rythme du dialogue, produit plus largement par « toutef fet de répét it ion » (Larthomas, 2001, p. 309). Comme pour la vitesse du récit ennarratologie, les accélérat ions et ralent issements sont aussi révélateurs, sinon plus,que le rythme lui-même.

L a tirade désigne une réplique relat ivement longue qu'une unité thématique ou

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formelle, ainsi qu'une certaine cont ingence dans le déroulement de l'act iondist inguent du reste de la pièce – qu'on pense à la « t irade des nez » dans Cyranode Bergerac d'Edmond Rostand. Elle suspend l'échange verbal. La stichomythie tenden revanche à le précipiter, en juxtaposant des répliques brèves de même longueur(au sens strict : hémist iche contre hémist iche ou vers contre vers), qui se livrent à unduel – ou duo – verbal.

II.3.2. Tempo

Un échange verbal plus serré pouvant appeler une exécut ion vocale plus rapide, larépart it ion du dialogue ne sera pas non plus sans incidence sur le tempo, soit la « rapidité à laquelle une scène doit être jouée [ ou lue ] » ( ibidem, p. 72). Mais un teldevoir reste à la fois subject if et variable, de sorte que le rapport relève largementde la suggest ion.

Un exemple: Dans la solitude des champs de coton de Bernard-Marie Koltès sesignale par le rythme des tours de parole entre les deux personnages, régulier puissubissant une accélérat ion croissante à mesure que leurs répliques diminuent demanière parallèle, passant de plusieurs pages à quelques mots. Si la mise en scènede la pièce choisit d'en t irer part i, elle pourra toujours jouer du débit vocal et dessilences pour ét irer néanmoins la représentat ion dans le temps [La mise en scène]. Ilen va de même à la lecture, dont la vitesse ne saurait être prescrite.

II.4. Mode d'échange

II.4.1. Interlocution

Après s'être penché sur le découpage du texte en répliques, il importe de considérerleur enchaînement, auquel président les principes linguist iques du dialogue, àcommencer par l'interlocut ion. Sur le plan de la communicat ion intradiégét ique (oudiégét ique) l'échange peut être plus ou moins signif ié, et les répliques mériter plusou moins leur nom: tantôt elles se répondent , alternant par exemple première etdeuxième personne, tantôt elles apparaissent moins intersubject ives, notammentlorsqu'il s'agit de récits ou de sentences, jusqu'à ne l'être plus du tout. Du côté dupremier pôle, la dispute; du second pôle, le polylogue anarchique: on y entend lesvoix suspendues de parlants isolés, provoquant par exemple des ef fets de foule.

II.4.2. Réplique f lottante, faux dialogue et choralité

Poursuivant la seconde tendance, repérable notamment chez Tchekhov, quelquesauteurs de la seconde moit ié du XXe siècle expérimentent la réplique flottante. MichelVinaver en part iculier juxtapose des fragments de conversat ions dif férentes, où lespronoms de la deuxième personne se révèlent en général un leurre puisqu'ils nesauraient correspondre aux locuteurs voisins inscrits dans une autre situat iond'énonciat ion. Dialogue de dialogues: le jeu dialect ique connaît là un niveausupplémentaire.

Toutes les conf igurat ions intermédiaires sont envisageables, sinon réalisées.Ment ionnons divers faux dialogues (dialogue déséquilibré avec un faire-valoiref facé, juxtaposit ion de répliques dépourvues d'échange dialect ique, comme autantd e monologues de sourds , etc.), et toutes les formes de choralité (duos, t rios,

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quatuors aux voix convergentes et homogènes sur le plan thématique, syntaxique,stylist ique...), où se fait entendre, plutôt que des individus, tantôt une collect ivitétantôt la voix du poète, dont les intervenants semblent les simples relais:

LAETAMaintenant c'est la nuit encore !

FAUSTAMaintenant pour un peu de temps, encore...

LAETA... Que tardive et que menacée...

BEATAC'est la dernière nuit avant l'Eté!

(Claudel, La Cantate à trois voix. Paris: Gallimard, 1931, pp.13-14.)

III. Dialogue dramatique et conversation

Correspondant à un « récit de paroles » part iculier de la narratologie genett ienne, le« discours rapporté, de type dramat ique » (Genette, 1972, p. 189-193), le dialoguede théâtre entret ient avec son objet premier un rapport mimét ique, que luireprochait Platon: mots pour mots, échange verbal pour échange verbal. Rapportd'autant plus mimét ique qu'aucun type de discours ne lui est impossible et qu'ilemprunte volont iers à la réalité: scènes de tribunal, négociat ions, échangesmondains. Il ne saurait toutefois être confondu avec les usages ordinaires de laparole, pour plusieurs raisons. Certaines d'entre elles sont stylist iques, évidenteslorsque la forme, versif iée par exemple, apparaît manifestement lit téraire. Dans lecas contraire, qu'on pense au « théâtre du quot idien » des années 1970-1980,l'authenticité des discours n'en consiste pas moins en un ef fet d'écriture. Rédact ionparadoxale d'une parole qui se donne pour proférée, le dialogue de théâtre allielangage oral et langage écrit . Mais les raisons les plus fondamentales de saspécif icité sont structurelles.

III.1. Montage des voix

Retranscrirait -il tout de même une conversat ion réelle, le disposit if d'at t ribut ion desintervent ions qui le caractérise en changerait le statut . Car dans un textedramat ique, on l'a vu, ce ne sont pas des personnages qui parlent, mais unprésentateur qui les fait parler, pas des personnages qui se partagent la parole, maisun présentateur qui leur distribue des énoncés – de manière à t isser un échange ouà ne pas le faire. À citer le discours des personnages, l'auteur les cite en quelquesorte à comparaître tour à tour devant le lecteur/spectateur, selon l'ordre et lesmodalités qu'il aura déterminés. Le texte dramat ique consiste ainsi en un montagede voix, une polyphonie fabriquée.

Cette fabricat ion, il tend soit à en ef facer les t races, ménageant entre les répliquesune cont inuité – d'interlocut ion notamment – qui simule l'autonomie d'uneconversat ion réelle, soit à la mettre en évidence comme telle, manifestant ipso factol'intervent ion d'un monteur , en fonct ion des choix esthét iques qui président à lacomposit ion de l'œuvre.

III.2. La parole comme acte

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Prononcer ne serait -ce que quelques mots dans une situat ion donnée ne se limitepas à t ransmettre une informat ion: c'est en soi accomplir une act ion, qui provoqueun ef fet . Dans la vie, cela peut rester insignif iant ou inaperçu; dans une pièce dethéâtre, non, puisque tout ou presque passe par la parole, dans le cadre déterminéde l'œuvre of ferte à l'at tent ion du lecteur. C'est au fur et à mesure des intervent ionsverbales que les posit ions et les relat ions des personnages se modif ient , quel'act ion progresse, que l'univers diégét ique évolue. Deux approches linguist iquespermettent d'analyser le phénomène.

III.2.1. Approche pragmatique

On observe avec John L. Aust in (1962) que l'énoncé en situat ion réalise un actetriple:

acte locutoire, il véhicule un contenu sémant ique (à savoir, dans notreexemple marivaudien, la signif icat ion lit térale que le lexique et la grammairefrançaises confèrent à « voici une let t re qu'il faut que tu lui rendes »);acte illocutoire, il inst itue un rapport convent ionnnel avec l'interlocuteur (lerapport hiérarchique en l'occurrence, où l'on donne et reçoit des ordres);acte perlocutoire, il a un impact, suscite des réact ions, af fect ives ouphysiques (Liset te va s'indigner, résister).

Ce point de vue gagne à être complété par une analyse du processus decommunicat ion.

III.2.2. Approche communicationnelle

Ce processus, Roman Jakobson (1963) le décompose en six éléments: le référent, lerécepteur, l'émetteur, le référent, le canal, le code et le message. Six fonct ions, nonexclusives l'une de l'autre, leur sont at tachées.

La fonct ion référentielle, à l'œuvre dans les passages narrat ifs en part iculier,est sans doute celle dont joue le plus la double adresse dramat ique: laréplique informe non seulement le personnage à l'écoute, mais lelecteur/spectateur, qui reconst itue ainsi la situat ion: c'est à ce dernier qu'estut ile « Damis est l'époux qu'on vous dest ine », pas à Lucile qui ne ne le saitque trop bien. À le rappeller néanmoins, Liset te exploite conjointement uneautre fonct ion du langage,la fonct ion conative ou impressive, qui permet d'exercer une pression surautrui, de l'inciter à l'act ion. Elle est orientée vers le dest inataire,contrairement àla fonct ion expressive ou émotive, qui se centre sur le personnage parlant.La fonct ion phatique entret ient le canal même de la communicat ion, quit te àce que le message se vide de substance: chez Beckett et Ionesco, les motsne servent parfois guère qu'à maintenir un contact , un peu désespéré, entredes personnages incapables de véritables échanges.La fonct ion métalinguistique porte sur le code ut ilisé, vérif iant qu'il estpartagé par les interlocuteurs, tandis quela fonct ion poétique privilégie la formulat ion de l'énoncé, son esthét ique, envue des ef fets à obtenir.

On comprend ainsi combien la parole des personnages cont ient l'act ion jusque dansses moindres développements. Phèdre de Racine l'illustre bien: l'enjeu tragique yt ient moins au sens de la parole qu'à son apparit ion, moins par exemple à l'amour de

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Phèdre pour Hippolyte qu'à l'aveu de cet amour. Après l'avoir entendu, Hippolytesuggère d'ailleurs qu'on peut en limiter les conséquences en se taisant. Si « dire,c'est faire », dire ou ne pas dire, au théâtre, est souvent toute la quest ion.

III.3. La parole comme coopération

III.3.1. Principes conversationnels

Cette ressemblance problémat ique avec les échanges verbaux de la réalitéquot idienne s'étend tout naturellement aux lois tacites que tout interlocuteurapprend en principe à respecter pour se faire comprendre. H. Paul Grice (1974) adégagé en la mat ière un principe de coopérat ion (« cooperat ive principle ») qu'ildécompose en quatre catégories (kant iennes); pour contribuer à l'ef f icacité de lacommunicat ion, l'intervent ion verbale devrait ainsi être adéquate sur le plan de

la quant ité: ne livrer ni plus ni moins d'informat ion que nécessairela qualité: s'avérer véridique, ou du moins sincèrela relat ion: se montrer pert inente, faire preuve d'à-proposla modalité: se développer le plus clairement possible.

À quoi s'ajoutent des règles de convenance, esthét iques, sociales et morales,étudiées notamment par Erwing Goffmann.

III.3.2. Transgression des principes conversationnels

Certes, ces principes sont toujours suivis de manières diverses. Ils le seront pluslibrement encore dans le dialogue dramat ique en raison de son art if icialité, puisqu'ilest conçu pour être enchâssé dans la relat ion lit téraire ou théâtrale, donnée à voiret à entendre à des t iers. Dispensée de répondre aux mêmes exigences d'ef f icacité,l'œuvre programme au contraire des accidents de communication, de manière àamorcer, nouer et relancer l'act ion langagière propre au texte de théâtre.

Pour livrer au lecteur/spectateur les informat ions nécessaires à la compréhension,les personnages dérogent au principe de quant ité, notamment dans les scènesd'exposition du répertoire classique: après quelques vers seulement, nousconnaissons du lieu de l'act ion, de l'ident ité et des mot ivat ions des protagonistesbien plus que nous n'aurions appris à surprendre une conversat ion dans la réalité. Àl'inverse, le quiproquo (en lat in, « l'un pris pour l'autre ») t ient à une informat ionlacunaire, source de malentendu. « J'aime quelqu'un [...]. Un pauvre garçon [...] »: dansla bouche de Roxane, pronoms sans références explicites et termes génériqueséquivoques permettent à Cyrano de croire un moment qu'il est aimé (EdmondRostand, Cyrano de Bergerac, II. 6). Le principe de qualité est évidemment violé parle mensonge, dest iné en général à préserver un secret , mais l'usage de la paroleoffre bien d'autres occasions de dissimuler, volontairement ou non, et de seméprendre. Quant à la pert inence et à la clarté normalement requises, qu'il suf f ised'observer comment le Théâtre de l'Absurde au XXe siècle, par exemple, les(mal)t raite. Il en résulte, comme de la plupart des transgressions aux principesconversat ionnels, de nombreux ef fets comiques.

III.4. Tropes communicationnels

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III.4.1. Le récepteur extradiégétique

Au quot idien, nombre de ces accidents de communication – pensons au mensonge– peuvent passer à leur tour inaperçus des personnes qui les subissent; seul un t iersbien informé pourrait les déceler. Au théâtre, non seulement ce t iers est présent,mais tout est orchestré à son intent ion: c'est le lecteur/spectateur. Extradiégét ique,il a l'avantage sur la plupart des personnages d'assister à l'intégralité du dialogue etde bénéf icier en outre en exclusivité d'éventuels apartés, adresses directes ouautres indices. Communicat ion détournée ou trope communicationnel : « il y a tropecommunicationnel , chaque fois que l'énoncé n'est pas “fait pour” le dest inataire »,chaque fois qu'à celui qu'af f iche l'énoncé s'ajoute un « récepteur addit ionnel »(Kerbrat-Orecchioni, 1984, cité par Ubersfeld, 1996, p. 86). Le dialogue dramat iqueest ainsi ent ièrement biaisé par la double énonciat ion, ou plus précisément par cedest inataire second mais au fond primordial.

III.4.2. Le récepteur intradiégétique

Semblable relat ion t riangulaire, y compris l'éventuel inf léchissement avoué del'adresse vers le t iers, peut se manifester dans l'act ion représentée (comme dans lavie d'ailleurs), sans que deux niveaux de réalité ne soient impliqués. Ainsi lorsqu'unpersonnage feint de s'adresser à un second alors qu'il vise en déf init ive un troisième.Ce « récepteur addit ionnel »-là, (intra)diégét ique, peut se dresser au vu et au su detout le monde comme le fait le plus souvent le chœur ant ique, ou rester caché d'undes interlocuteurs au moins, que ce soit dans un placard de vaudeville, derrièrequelque pilier de tragédie (Néron dans Britannicus de Racine, II. 6) ou sous une tablede comédie, comme l'Orgon de Molière que son épouse Elmire, forcée de céder àTartuf fe, tente de faire intervenir par un discours à double adresse, grâce àl'impersonnalité du pronom relat if : « Tant pis pour qui me force à cette violence »(Tartuffe, IV. 5, je souligne).

Cette conf igurat ion permet aussi, avec l'aide du récit et de la citat ion, de ménagerun interlocuteur sous couvert d'un dest inataire de paille. Chez Molière encore,Sganarelle s'en sert pour dire sa pensée à Dom Juan sans oser l'af f ronter, de mêmequ'Alceste, à un poète qu'il t rouve mauvais:

Mais un jour, à quelqu'un dont je tairai le nom Je disais, en voyant des vers de sa façon, Qu'il faut qu'un galant homme ait toujours grand empire Sur les démangeaisons qui nous prennnent d'écrire [...].

(Le Misanthrope, I. 2)

C'est d'une certaine manière redoubler la relat ion entre scène et salle que deprendre indirectement à part ie un tel personnage qui, d'occuper dans la f ict ion laposit ion du spectateur, ref lète celui-ci tout en manifestant la supériorité – ou mieux,l e « surplomb » (Vinaver, 1993) – dont il jouit . Raison pour laquelle l'écrituredramat ique a souvent usé de ce ressort t rès révélateur: en lit térature comme à lascène, le théâtre est fondamentalement un jeu d'adresses.

III. 5. Dénégation et interprétation

On l'aura compris, le dialogue dramat ique n'est pas un dialogue... Entendons par làque, bien qu'il y renvoie, il dif fère fondamentalement de l'incessant entret ien desparoles humaines. Parce qu'il est inscrit dans une relat ion qui le dépasse, qu'il estorganisé comme un tout de manière à générer des ef fets part iculiers, qu'il prend par

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rapport à la conversat ion ordinaire des distances d'ordres divers dont quelques-unes viennent d'être mises en évidence.

Grâce à un processus de dénégation [La représentat ion théâtrale], le spectateur dethéâtre ne prend pas la scène pour la réalité et t ire plaisir de l'acte dereprésentat ion; le texte dramat ique, dont le disposit if déstabilise toute signif icat ionlit térale de la réplique, déclenche chez son lecteur un processus homologue quil'engage à redoubler d'interprétat ion. Appréhender une pièce comme uneconversat ion enregistrée dans la rue ou dans un salon reviendrait à at t ribuer auxpersonnages une autonomie, une épaisseur, voire une psychologie individuellesqu'ils ne sauraient posséder en tant qu'êtres de f ict ion; mais l'appréhender commel'expression d'un auteur (Athalie comme un poème de Racine) négligerait le geste dedélégat ion de la parole précisément choisi par celui-ci. Par ailleurs, puisque lediscours dramat ique se dist ingue par l'enchâssement d'une ou de plusieurs voixdans une autre qui détermine leur situat ion (ne fût-ce que celle d'êtres parlants), lalecture doit non seulement établir le contexte ut ile à la compréhension maiss'interroger sur le rapport qu'entret iennent ces dif férentes voix. Puisqu'il n'y a pas desujet historique ou psychologique derrière ce que dit un personnage, c'est l'acteaccompli par sa parole qu'il importe de dégager. Et ainsi de suite.

Ce travail d'interprétat ion demande bien entendu à être mené à l'échelle du texteent ier, qui ne consiste pas en la simple addit ion de ses part ies. S'y ajoute entreautres une propriété supplémentaire du dialogue dramat ique: possédant pour sapart un début et une f in, il est construit de manière à former une totalité (saisissabled'un regard, disait Aristote). Et il répond à une stratégie globale de représentat iondes événements qui const ituent l'act ion. [L'œuvre dramat ique] Cette unité decomposit ion, aussi complexe qu'elle puisse être parfois, déterminera la lecture.

Enf in et surtout, la lecture du texte dramat ique ne saurait ignorer le théâtreproprement dit – art du spectacle – et son histoire, d'un point de vue à la foistechnique, socio-polit ique et esthét ique. Composé le plus souvent selon lesexigences théâtrales du moment ou contre elles, le texte procède de la scèneautant qu'il y est dest iné. Ne serait -ce que par sa distribut ion vocale spécif ique, ilrecèle en part iculier une dimension spat io-temporelle concrète et percept ible sur leplan visuel comme sur le plan audit if , quoique selon des proport ions variables; « lirele théâtre », c'est projeter un théâtre mental. Analogue à celui-ci mais hétérogène, laréalité scénique enrichit la problémat ique dramat ique de nouveaux paramètres. Elleof f re à l'interprétat ion du texte plus qu'un simple prolongement: un laboratoire, unecontre-épreuve dialect ique – une expérience sensible de la textualité, avec sesellipses et ses silences. La confrontat ion relève toutefois d'une accept ion modernede la dramaturgie, mettant l'accent sur la représentat ion, qui fera l'objet d'un autrecours [La représentat ion théâtrale].

Bibliographie

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Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesL'œuvre dramatiqueDanielle Chaperon, © 2003-2004Dpt de Français moderne – Université de Lausanne

Sommaire

I. La dramaturgie1. Déf init ions2. Double origine des instruments d'analyse3. Ut ilité de la référence classique4. Dramaturgie et narratologie

II. L'Act ion1. La construct ion de l'act ion

1. L'inventio2. Renversement ou conf lit

2. Les moteurs de l'act ion1. Les six fonct ions de la structure actant ielle2. Exposit ion, nœud, dénouement3. Le f il principal et les f ils secondaires4. L'intrigue5. Les caractères6. Les rôles: les personnages dans l'act ion7. Ut ilité générale des structures actant ielles

III. Le Drame1. La dispositio2. Montré et raconté3. Le Mode

1. Showing et telling2. Le point de vue

4. Le Temps:1. La durée2. L'ordre3. La fréquence

5. L'Espace1. Les omissions latérales2. Le choix du lieu3. La visibilité4. L'étendue5. La mobilité6. Les personnages et le lieu

6. Le tableau de présence1. Cont inuité dramat ique et discont inuité scénique2. Présences et absences3. Distribut ion des scènes4. Le tableau de présence et les structures actant ielles

7. Espace/temps diégét iqueIV. L'acte de Présentat ion

1. L'elocutio2. La voix des personnages3. La voix du présentateur4. Le lecteur réel et le spectateur f ict if

V. 5. Esthét ique et évolut ion des formes

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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1. Mode dramat ique et genre théâtral2. Histoire du genre

Bibliographie

I. La dramaturgie

I.1. Déf initions

Le mot dramaturgie est un terme dont l'extension est plurielle. Les dict ionnairesautorisés dist inguent le plus souvent deux déf init ions concentriques et en quelquesorte emboîtées. Le mot dramaturgie peut s'appliquer en ef fet : 1° à l'étude de laconstruct ion du texte de théâtre, de son écriture et de sa poét ique et 2° à l'étude dutexte et de sa ou ses mise(s) en scène tels qu'ils sont liés par le processus de lareprésentat ion.

Le présent cours (ainsi que celui qui est consacré parallèlement au mode dramatique[Le mode dramat ique]) s'intéressera exclusivement au premier de ces deuxdomaines d'étude. Nous renvoyons pour ce qui concerne la dramaturgie art iculant letexte et la mise en scène à un cours spécif ique [La mise en scène].

Ce premier domaine correspond à la déf init ion classique. Patrice Pavis rappelle dansson Dictionnaire du théâtre que l'étymologie grecque renvoie à l'acte de « composerun drame ». Conformément à cet te origine ant ique, le Littré af fecte au motdramaturgie le sens d'« art de la composit ion des pièces de théâtre ». Longtemps leterme a ainsi désigné l'ensemble des techniques concrètes que les auteursmettaient en œuvre dans leur créat ion, mais aussi le système de principes abstraits– la poétique – qu'il était possible d'induire à part ir de ces « recettes ». Dans lecontexte des études lit téraires, on cont inuera de se servir du terme dramaturgiepour désigner l'art de la composition dramatique tel qu'il se manifeste dans lestextes. On dist inguera de plus l'analyse dramaturgique, c'est-à-dire la prat iquecrit ique qui consiste à décrire et à évaluer les ef fets de cet art , de la théoriedramaturgique qui élabore les instruments nécessaires à cette prat ique.

I.2. Double origine des instruments d'analyse

Les instruments d'analyse dont nous disposons aujourd'hui sont issus de deuxsources principales. D'abord de la dramaturgie des auteurs et des philosophes telleque l'histoire nous l'a t ransmise, depuis Aristote jusqu'à Vinaver par exemple, enpassant par Corneille, Voltaire, Diderot , Hegel, Lessing, Hugo, Zola, Maeterlinck,Brecht, Sartre, Sarraute... Le lexique descript if que l'on peut extraire de cette histoirede la dramaturgie, malgré les tempêtes esthét iques qu'elle a t raversées, resteremarquablement stable. Pour ut iliser une expression de Gérard Genette, la « théorie indigène » semble en la mat ière plus constante, plus unif iée et plusexploitable que dans le cas du roman. La Pratique du théâtre de l'abbé d'Aubignac,éditée en 1659, est par exemple une ressource inf inie pour décrire tous les aspectsde la dramaturgie puisque l'ouvrage s'adresse explicitement à la fois aux auteurs,aux comédiens et aux spectateurs. L'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert resteaussi une mine en mat ière de déf init ions scrupuleuses. Dans la lit tératuresecondaire, l'ouvrage de Jacques Scherer consacré à la Dramaturgie classique enFrance demeure une référence. Il en est de même des recherches de GeorgesForest ier consacrées, entre autres, à l'aspect génét ique des dramaturgies

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cornélienne et racinienne, et des travaux de Jean-Pierre Sarrazac consacrés àl'esthét ique du drame moderne et contemporain.

À cette constellat ion historique et historiographique, il faut ajouter l'apport desrecherches menées dans l'orbite du brecht isme français (la revue Théâtre Populaireet Roland Barthes) puis surtout du structuralisme. Les travaux d'Anne Ubersfeld, dePatrice Pavis et de Tadeusz Kowzan – pour ne retenir que les auteurs les plusut ilisés – se situent dans la suite immédiate de cet héritage. Ils bénéf icièrent desproposit ions théoriques de l'analyse structurale du récit , de la sémiologie, de lanarratologie, de la linguist ique de l'énonciat ion (la pragmatique). Cette double originede la terminologie et de la méthodologie est une richesse, mais elle exige unerigueur part iculière. En ef fet , il est indispensable d'art iculer la dramaturgie historiqueet la dramaturgie formaliste, c'est-à-dire de mettre au point une véritable stratégiede transposit ion. C'est une telle conjonct ion que nous tenterons de suggérer dansce qui suit .

I.3. Utilité de la référence classique

D'après Aristote la forme dramatique (comme la forme épique qui est l'ancêtrelointain de notre roman [Les genres lit téraires]) est un instrument permettant dereprésenter les act ions humaines, de les mettre à distance et d'en avoir uneexpérience f ict ive et épurée (c'est l'un des sens de la fameuse catharsis [La f ict ion]).L'œuvre dramat ique (comme l'œuvre épique) fournit un modèle d'intelligibilité de cequi, dans la vie de chacun, échappe à la maîtrise et au sens, parce que lesévénements réels suscitent des af fects t rop puissants – la pitié et la crainte, parexemple – et exigent des réact ions trop immédiates. Pour Aristote toujours, elle asur l'épopée les avantages de la densité et de la concision, et elle fait saisir « d'unseul coup d'oeil » la totalité et la cohérence d'une aventure humaine. La formedramatique, telle que le philosophe la préconise, propose donc des act ionscomplètes et compréhensibles. L'auteur dramat ique agence les faits de telle manièrequ'ils semblent logiquement liés entre eux (la nécessité ) et qu'ils paraissent obéiraux lois régissant ordinairement la réalité (la vraisemblance).

Au cours de l'histoire du genre, ce bel instrument de rat ionalité et de maîtrise a subitoutes sortes de métamorphoses. Car la forme dramat ique peut aussi être uninstrument de déstabilisat ion. Elle a pu renverser les valeurs, bouleverser lescert itudes, semer le t rouble – et pour cela, elle a souvent inversé, dépassé oupervert i les normes imposées par la poét ique aristotélicienne et par la doctrineclassique qui s'en réclamait .

Si la modernité a progressivement renoncé aux formes de l'intelligibilité classique(l'unité, la logique, la vraisemblance...), on pourrait croire que la référence à Aristoteet au XVIIe siècle f rançais est devenue facultat ive sinon inut ile. Il n'en est rien.D'abord parce que les formes classiques cont inuent de nous séduire (elles n'ontdonc rien perdu de leur ef f icacité première). Ensuite parce que la doctrine classique,à force de prévoir les infract ions aux normes esthét iques qu'elle voulait imposer, adessiné la carte de (presque) tous les possibles dramatiques . (Il faut avouer que lethéâtre baroque, le théâtre espagnol, le théâtre italien et le théâtre anglais sontpour beaucoup dans le développement quasi paranoïaque de cette casuist iquedont l'ouvrage de D'Aubignac est un bel exemple.) Bref , la dramaturgie classique estune très ut ile nomenclature des phénomènes dramat iques en général. Cette penséeobsédée par l'unité imagine et décrit sans peine l'embarras et la confusion;obnubilée par la cont inuité, elle dist ingue la bizarrerie et la rupture; économe ellenomme l'excès; rat ionnelle elle énumère les formes de l'obscurité...

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Fig.2 - Dramaturgie et narratologie.

I.4. Dramaturgie et narratologie

Les emprunts que la dramaturgie peutse permettre envers la narratologie ontun double prof it . D'abord celui,économique, de ne pas augmenter sansnécessité la terminologie. Ensuite defaire ressort ir les ressemblances maisaussi les dif férences qui règnent entreles deux modes de représentat ion,narrat if et dramat ique. Nul doute eneffet que le « système général despossibles dramat iques » recoupe enpart ie le « système général despossibles narrat ifs ». Ne serait -ce queparce que les deux modes dereprésentation prennent en charge lemême type de contenus: des histoires.

Parmi les dif férentes approchespossibles de l'art romanesque, lanarratologie de G. Genette est l'étudede l'art iculat ion entre une Histoire(l'histoire que l'on veut raconter), uneNarration (l'acte de narrer) et un Récit(le discours, le texte) [La perspect ivenarrat ive]. Nous pouvons dire paranalogie que la dramaturgie est l'étudede l'art iculat ion entre une Action(l'histoire que l'on veut montrer), unePrésentation (l'acte de présenter, ou demontrer) et ce que nous appelleronsfaute de mieux – et faute d'accord, ennous autorisant de l'usage que font duterme P. Szondi, P. Pavis et J.-P.Sarrazac – un Drame. Certainesapproches crit iques seront forcément similaires dans les deux domaines de lanarratologie et de la dramaturgie, mais elles divergeront néanmoins en raison du faitque dans le mode dramat ique (c'est à nouveau Aristote que l'on paraphrase)l'Histoire (l'Action) n'est pas représentée par le biais d'une voix étrangère à l'act ion,mais par le t ruchement des personnages en act ion, « en tant qu'ils agissentef fect ivement » – c'est-à-dire surtout en tant qu'ils (se) parlent. Elle se donne à voiressent iellement – si ce n'est uniquement – par la représentat ion des « relat ionsinterhumaines » manifestées par le dialogue (selon les termes de Peter Szondi).

Le narrateur est donc absent du texte dramat ique ou, plutôt , est si impersonnel et sidiscret qu'il fait croire à son absence [Le mode dramat ique]. Au premier abord, letexte théâtral peut en paraît re simplif ié: sans narrateur, il n'y aurait ni narrat ion nidescript ion; sans narrateur, il n'y aurait aucun discours indirect et seulement lediscours direct des personnages; sans narrateur, il n'y aurait pas non plus devariat ions de point de vue [Le point de vue]. On devine cependant que cettesimplicité apparente doit avoir sa contrepart ie. D'abord, la plupart des phénomènessusment ionnés sont tout simplement t ransposés dans le discours des personnageseux-mêmes, à qui rien n'interdit de raconter, de décrire, de résumer ou de citer lediscours des autres. Ensuite, les contraintes et les ressources propres de lacomposit ion dramat ique nécessitent pour être décrites l'invent ion de nouveaux

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instruments d'analyse, l'adaptat ion ou l'éliminat ion de certains autres. Surtout, on l'adéjà dit , le narrateur ne disparaît pas totalement.

Le présent cours s'at tachera successivement à la descript ion de l'Action, puis à cellede la relat ion entre l'Action et le Drame. Il envisagera ensuite les rapportsqu'entret iennent cet te Action et ce Drame avec l'acte de Présentation. Cettedernière quest ion qui s'assimile à celle de la Voix (pour nous inspirer toujours deGenette) appart ient de droit au système général que nous esquissons ici, mais elleest aussi t rès directement liée à la déf init ion même du mode dramat ique traité dansun cours spécif ique [Le mode dramat ique]. Cette quest ion s'ouvre aussinaturellement sur la dramaturgie au sens large [La mise en scène]. L'acte denarration, somme toute assez simple à décrire dans le cas du texte narrat if , estremplacé dans le domaine qui nous occupe, par le relais de deux actes dif férents:l'acte de présentation et l'acte de représentation (pris en charge par le metteur enscène, les comédiens et l'équipe de réalisat ion d'un spectacle) qui engagent le textedramat ique et la visée spectaculaire qui lui est propre. Cette visée prédétermine eneffet fortement certains caractères du texte, que ce soit au niveau de l'Act ion, duDrame ou de l'acte de Présentat ion.

Pour des raisons pédagogiques, l'analyse des aspects du texte dramat ique adoptedans ce qui suit un ordre qui est emprunté à la rhétorique classique: l'ordre desétapes d'écriture propre au XVIIe siècle. L'Action, le Drame et l'acte de Présentationseront associés respect ivement aux résultats de l'inventio, de la dispositio et del'elocutio. Lier ainsi les concepts anciens et les instruments d'analyse moderne est ,on le verra, t rès éclairant pour autant que l'on n'oublie pas que si les t rois étapes del'écriture classique s'enchaînent naturellement sur un axe chronologique, il n'en estpas de même des aspects du texte dramat ique: ces derniers forment un système etnon un processus.

II. L'Action

II.1. La construction de l'action

II.1.1. L'inventio

Dans « Discours du récit » (Figures III ) G. Genette ne développe guère l'analyse del'Histoire (c'est-à-dire celle des contenus narratifs ), invitant le lecteur à se reporteraux grammaires du récit de Propp, Brémond et Greimas. Il est ut ile pourtant derappeler de quelle manière les instruments de la sémiot ique narrat ive ou de l'analysedu récit ont été adaptés aux contenus dramat iques, et surtout comment ils peuventêtre t raduits dans la terminologie « indigène ».

Tout commence dans la dramaturgie classique par ce que la rhétorique appellel'inventio, c'est-à-dire le choix d'un sujet . « Le sujet du poème [dramat ique] est l'idéesubstant ielle de l'action: l'act ion par conséquent est le développement du sujet ,l'intrigue est cet te même disposit ion considérée du côté des incidents qui nouent etdénouent l'act ion » (Marmontel, Art icle « Fable » de l'Encyclopédie de Diderot etd'Alembert). Le sujet est soit inventé, soit emprunté à l'histoire ou à la légende.

II.1.2. Renversement ou conf lit

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Fig.3 - Structure actantielle.

Pour Aristote, l'agencement des faits (l'intrigue formant un tout et comportant « uncommencement, un milieu et une f in ») s'organisait autour d'un élémentindispensable à toute t ragédie: le renversement – du bonheur au malheur depréférence. C'est ce renversement qui, bouleversant le dest in des personnages,suscitera chez le spectateur, la terreur et la pit ié. On constate donc que, dans LaPoétique, la not ion de conf lit est absente. C'est à Hegel et à son Esthétique quenous devons une autre concept ion du drame clairement fondée sur le choc desvaleurs, l'opposit ion des caractères et la violence des dialogues. Cette vision estpourtant en germe dans la dramaturgie classique française (part iculièrement dans lacomédie) mais elle se fort if iera surtout au long du XVIIIe siècle. Le Père Le Bossu,glosant hardiment Aristote, pouvait déjà écrire dans son Traité du poème épique(1707):

Dans les causes d'une action, on remarque deux plans opposés: le premier etprincipal est celui du héros, le second comprend les desseins qui nuisent auprojet du héros. Ces causes opposées produisent aussi des effets contraires,savoir des efforts de la part du héros pour exécuter son plan, et des effortscontraires de la part de ceux qui le traversent. Comme les causes et lesdesseins, tant du héros que des autres personnages du poème, forment lecommencement de l'action, les efforts contraires en forment le milieu. C'est là quese forme le nœud ou l'intrigue, en quoi consiste la plus grande partie du poème.

L'art icle « Act ion » de l'Encyclopédie, rédigé par l'abbé Mallet , adoptera et citeracette déf init ion. L'abbé Batteux, dans Les Beaux-Arts réduits à un même principe(1746), dist inguait quant à lui plus simplement: 1° une entreprise (lecommencement), 2° des obstacles (le milieu), 3° le succès ou l'échec (la f in).

Aux XIXe siècle, le théâtre explorera un nouveau type de conf lit , non plusintersubjectif mais intrasubjectif : les conf lits intérieurs. Freud dist ingue ce qu'ilappelle le drame psychologique (qui oppose deux mouvements intérieursconscients) et le drame psychopathologique (où s'af f rontent un mouvementconscient et une pulsion inconsciente). Dans la seconde moit ié du XXe siècle, leconf lit disparaît à mesure que seront déconstruites successivement les not ionsd'intrigue, de personnage et de dialogue.

II.2. Les moteurs de l'action

II.2.1. Les six fonctions de la structure actantielle

La grammaire du récitvalorise, elle aussi leconf lit – et la validité decertains de ses out ilsd'analyse est donc limitée.La grammaire du récitpermet d'analyser l'act ionen privilégiant, nonseulement les étapes deson évolut ion (situat ioninit iale, t ransformat ion,situat ion f inale), mais sonmoteur: un système detensions entre desfonctions remplies par desactants. Ce système de

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tensions est représenté par la structure actant ielle de Propp et Greimas qu'AnneUbersfeld adapta aux exigences de l'analyse dramaturgique. Cette structure, ou cemodèle, relie six fonctions.

Il s'agit , lors de l'analyse d'une œuvre dramat ique (sur le plan de l'Action), d'ident if ierles actants qui occupent ces six fonctions, actants qui peuvent être des individus,des collect ivités ou des ent ités abstraites. Un Sujet désire un Objet , ce désir estcondit ionné par un Destinateur et entretenu pour le bénéf ice d'un Destinataire. Larelat ion entre le Sujet , l'Objet , le Dest inateur et le Dest inataire correspond à cequ'Anne Ubersfeld appelle « le t riangle des mot ivat ions ». La part ie inférieure dumodèle, « le t riangle du conf lit », ident if ie les difficultés ou les obstacles quiempêchent la réalisat ion du désir. C'est à ce niveau que s'af f rontent, autour del'entreprise du Sujet , des Opposants et des Adjuvants.

II.2.2. Exposition, nœud, dénouement

Le modèle actant iel peut être t ranscrit sans peine dans les termes classiques de ladynamique de l'act ion tels qu'ils sont posés, entre autres, par le Père Le Bossu. Eneffet on voit que l'ensemble de la structure f igure à la fois les « desseins opposés »et les « ef forts contraires ». La structure, en tant qu'elle présente les « desseins »,sera décrite dans l'exposition, elle sera ensuite mise en mouvement par les « ef fortscontraires » pour former le nœud. En revanche, le dénouement nécessite que lastructure actant ielle se t ransforme voire disparaisse – faute de combattants oud'enjeux. Il advient que le Sujet meurt , que l'Objet soit conquis, anéant i ou modif ié,que les Adjuvants ou les Opposants soient éliminés, etc.

L'établissement d'une structure actant ielle unique, qui schématiserait l'act ion de lapièce, n'est en aucun cas le but de l'analyse. D'abord, on l'a vu, la structure quireprésente l'action évolue nécessairement, car le dénouement serait impossible sielle se f igeait . (À moins que l'auteur renonce au dénouement et veuille justementreprésenter une situat ion bloquée – c'est le cas de Beckett dans Fin de partie, dontle t it re est évidemment fallacieux.) Il convient donc d'établir plusieurs structures quireprésentent toutes les phases consécut ives à celle que l'on a dessinée à part ir dela situat ion init iale.

II.2.3. Le f il principal et les f ils secondaires

Ensuite, une pièce de théâtre n'est basée que très rarement sur une seule act ion.L'« unité d'act ion » classique est en cela t rompeuse car elle désigne en réalitél'unif icat ion logique d'une action principale avec des actions secondaires . Certes, lepremier modèle actant iel qu'il faut établir est bien celui qui paraît le mieux expliciterles enjeux de l'action principale (le fil principal). Il doit être construit autour du héros(il faudrait dire plutôt que « Héros » est le nom que l'on at t ribue au Sujet de lastructure actant ielle qui représente l'act ion principale). Puis, doivent être dessinés lesmodèles qui peuvent f igurer les actions secondaires . Un Opposant ou un Adjuvantau dessein du héros peut par exemple être le Sujet d'une autre structure (et c'estmême ce qui mot ivera souvent son opposit ion ou sa collaborat ion).

Corneille présente l'act ion de Cinna comme suit : « Cinna conspire contre Auguste etrend compte de sa conjurat ion à Emilie, voilà le commencement; Maxime en avert itAuguste, voilà le milieu; Auguste lui pardonne, voilà la f in ». Cinna est le Sujet , et sonObjet est la mort d'Auguste (le Dest inateur of f iciel est la Liberté ou la Just ice, leDest inataire, Rome). Maxime est un Adjuvant qui devient un Opposant. Ledénouement sera marqué par le renoncement total de Cinna à son projet , car peut-

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on assassiner un Empereur généreux et repentant? Reste à savoir pourquoi Cinnaconspire, pourquoi Maxime trahit et pourquoi Auguste pardonne. Toutes ces causesproviennent d'actions secondaires centrées sur d'autres personnages que le héroséponyme: Emilie voulant venger son père pousse Cinna au crime, Maxime amoureuxd'Emilie t rahit son ami par jalousie, et Auguste tourmenté par son passé suit lessages conseils de sa femme Livie.

II.2.4. L'intrigue

Sans les personnages secondaires (ou épisodiques), leurs desseins et leursmot ivat ions propres, l'Action ne serait pas à la fois mult iple et logique, elle neformerait pas un réseau de structures actant ielles si solidaires qu'une modif icat iontouchant l'une aura des répercussions sur toutes les autres (c'est là une bonnedéf init ion de l'unité d'act ion). L'agencement de ces répercussions sous la formechronologique d'une suite logique d'incidents résulte de cette intricat ion de f ils.Parmi les nombreux incidents, se remarqueront les péripéties qui sont à l'origine deschangements de situat ion comme les reconnaissances ou les actions violenteschères à la dramaturgie ant ique. Cet agencement d'incidents, que les auteursappellent tantôt « texture », « système », « chaîne » ou « acheminement » des faits,forme, au sens propre, une intrigue.

II.2.5. Les caractères

Le modèle actant iel permet d'appréhender un autre aspect de la construct ion del'Action. Il s'agit de ce que la crit ique ordinaire appelle dangereusement « lapsychologie du personnage » et que la dramaturgie classique et néo-classiqueappelle le caractère. Dans la dramaturgie aristotélicienne, les caractères découlent(dans l'ordre de la démarche créatrice) de l'act ion et de l'intrigue — et n'en sont pasla source. « Le plus important [...] est l'agencement des faits en système. En ef fet latragédie est représentat ion non d'hommes mais d'act ion ». (Poétique, 50a 15) ditAristote t rès clairement, à quoi il ajoute « sans act ion il ne saurait y avoir t ragédie,tandis qu'il pourrait y en avoir sans caractères ». On devine cependant (car Aristoteépingle déjà des auteurs qui lui sont contemporains) que certaines esthét iquesprivilégient ceux-ci (les caractères) et d'autres celles-là (les act ions), et donnentdonc préséance, lors du processus d'écriture, aux uns ou aux autres.

C'est pourquoi il faut être prudent dans l'interprétat ion des structures actant ielles,dont le qualif icat if met assez en évidence qu'elles valorisent les actants et leursmot ivat ions plus que les act ions. Quoi qu'il en soit , déf inir des caractères c'estat t ribuer des causes morales (les mœurs, selon le vocabulaire classique) etpassionnelles (les passions) au nœud de l'Action: ce que nous appellerionsaujourd'hui des mot ifs idéologiques et psychologiques. Toutes ces causes oumotifs, af f ichés ou dissimulés par les personnages, f igurent dans le « t riangle desmotivat ions » pour autant qu'ils soient ment ionnés dans les répliques.

II.2.6. Les rôles: les personnages dans l'action

Les structures actant ielles sont donc établies à part ir des renseignements qui sontfournis (principalement) par le discours des personnages. On peut cependants'interroger sur le degré de franchise et de lucidité dont ceux-ci font preuve au sujetde l'Action. Britannicus ne saura jamais, par exemple, que Narcisse est sonOpposant, et il ignorera longtemps que Néron désire la même femme (le même

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Objet) que lui. C'est dire que ce héros maîtrise peu son dest in. Après avoir établi leréseau de structures actant ielles d'une œuvre, il est donc toujours intéressant dereprésenter les moteurs de l'act ion tels que chaque personnage les perçoit .

L'ensemble de ce travail permet de déf inir un personnage selon plusieurs critères: 1°ce que la dramaturgie classique appelle son caractère (ses mot ivat ions, son désir etsa fonct ion); 2° ce qu'on peut appeler sa liberté d'act ion (c'est-à-dire sa capacitéd'agir et de faire évoluer la situat ion) et 3° sa maîtrise (c'est-à-dire sa connaissancedes données de l'act ion et en part iculier de la fonct ion des autres personnages).Voilà qui permet de donner une descript ion dramaturgique du personnage parrapport à l'Action.

II.2.7. Utilité générale des structures actantielles

L'applicat ion des modèles actant iels au corpus classique est loin d'être mécaniqueet réserve souvent des surprises car chaque auteur a sa manière, sobre ou virtuose,d'inventer une Action et une Intrigue (il est aussi des époques où cet aspect del'écriture est dévalorisé, les f ils dégénèrent en ficelles et le plan en carcassedéléguée à des « carcassiers » à la f in du XIXe siècle). Cette technique d'analysen'est pas limitée à la décort icat ion des act ions hiérarchisées de type classique. Dansle cas du théâtre baroque, par exemple, de nombreuses structures peuvent êtreétablies sans que celles-ci paraissent unifiées à proprement parler; mais le baroquecrée souvent entre les f ils des liens d'analogie et de contraste qui ne sont pas moinsintéressants que les liens logiques du théâtre classique.

En ce qui concerne le corpus moderne et contemporain, l'exercice est souventéclairant par sa dif f iculté et son inachèvement même. On remarquera par exempleles innombrables act ions secondaires qui parasitent et paralysent l'act ion principaled'En attendant Godot , ou les desseins si évanescents et pourtant si âpres despersonnages de Quai Ouest de Koltès. C'est que les structures actant ielles peuventaussi bien mettre en évidence la mult iplicat ion des objets du désir que lerenoncement à tout projet , la fatalité des dénouements que le blocage dessituat ions, la toute puissance de l'idéologie que la disparit ion des idéaux. L'exercicepermet même de décrire la manière dont un auteur s'y prend pour déconstruire lanot ion d'intrigue ou de personnage.

III. Le Drame

III.1. La dispositio

Le Sujet , l'Act ion et l'Intrigue tels qu'ils ont été présentés ci-dessus correspondent –en narratologie – au niveau de l'Histoire. La rhétorique classique ident if ierait cet teétape – le choix de ce que l'on veut montrer ou dire – à l'inventio. La composit ion,dont le Drame est le résultat , serait alors l'équivalent de la dispositio. Car des f ils,des caractères, des incidents, voilà qui ne fait pas encore un Drame – et qui pourraittout aussi bien about ir à un Récit de type romanesque (ou épique). Pourtant, lacont rainte chronologique étant au théâtre t rès forte (quoique non absolue, voirIII.4.), l'invent ion de l'enchaînement logique des causes et des ef fets (l'intrigue) estd'une certaine manière une première phase de la dispositio puisque l'ordre deprésentat ion des étapes de l'act ion est déjà en place. Rappelons qu'il n'en est pasde même dans le roman, car rien n'empêche un narrateur de revenir en arrière ou

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d'ant iciper, et de disposer les faits dans l'ordre qui lui plaît .

Cette contrainte chronologique qui pèse sur le mode dramat ique, et qui lui interditen principe de représenter deux événements simultanés, avait été remarquée parAristote qui la mettait en contraste avec la liberté de l'épopée: « L'épopée a unecaractérist ique importante qui lui permet de développer son étendue: s'il n'est paspossible d'imiter dans la t ragédie plusieurs part ies de l'act ion qui se déroulent enmême temps, mais seulement celle que jouent les acteurs sur la scène, commel'épopée est un récit , on peut au contraire y t raiter plusieurs part ies de l'act ionsimultanées, et si ces part ies sont appropriées au sujet , elles ajoutent à l'ampleur dupoème » (Poétique, 59b 22). Pour Aristote ce renoncement aux prest iges de l' « ampleur » contribue précisément à la beauté spéciale du mode dramat ique quiréside dans son extrême densité.

III.2. Montré et raconté

L'intrigue étant inventée, la chaîne des incidents étant établie, il s'agit pour l'auteurclassique de sélect ionner ce qui sera représenté sur la scène – puisque aussi bienon ne saurait tout montrer d'une Act ion. L'analyse de la composit ion dramat iquepeut donc s'intéresser ut ilement à la répart it ion des faits de l'act ion entre ceux quisont montrés (sur scène) et ceux qui sont racontés. Tous les auteurs classiquesinsistent sur l'importance primordiale de cette étape, en soulignant que le choix estaussi bien mot ivé par des raisons esthétiques (il faut montrer ce qui est beau) etmorales (il faut cacher ce qui est ignoble ou horrible, c'est la quest ion desbienséances) que pratiques (on doit renoncer à montrer ce qu'il est dif f icile deréaliser scéniquement – comme la bataille contre les Maures dans Le Cid).

Le poète « examine tout ce qu'il veut, et doit faire connaître aux spectateurs parl'oreille et par les yeux, et se résout de le leur faire réciter , ou de le leur faire voir »dit l'Abbé d'Aubignac (La Pratique du théâtre). « Le poète n'est pas tenu d'exposer àla vue toutes les act ions part iculières qui amènent à la principale: il doit choisir cellesqui lui sont les plus avantageuses à faire voir, soit par la beauté du spectacle, soitpar l'éclat et la véhémence des passions qu'elles produisent, soit par quelque autreagrément qui leur sont at tachés, et cacher les autres derrière la scène, pour les faireconnaître au spectateur par une narrat ion », renchérit Corneille (Discours sur lestrois unités).

L'analyse de cet aspect du Drame reste intéressante dans le cas des pièces nonclassiques, mais elle ne pourra pas se fonder pareillement sur l'existence préalabled'une intrigue et d'une act ion. En ef fet , les auteurs modernes ou contemporains(comme Michel Vinaver dans certaines de ses pièces) peuvent t rès bien monter desscènes et des répliques en considérant la quest ion de l'act ion comme étant t rèssecondaire.

III.3. Le Mode

III.3.1. Showing et telling

« Faire voir », « faire connaître par une narrat ion » ou « faire réciter »... voilà unvocabulaire qui pourrait porter à confusion. Car si des scènes montrées (c'est-à-direde dialogues rapportés) alternaient réellement avec des scènes racontées, le modedramatique ne se dist inguerait en rien du mode narrat if (tel qu'il est décrit parGenette comme alternant des « récits de paroles » [showing] et des « récits

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d'événements » [telling]). Transposons donc les termes en les précisant. Certainsfaits sont directement montrés aux lecteurs, mais les autres seront racontés par despersonnages, s'adressant à d'autres personnages: ces narrat ions sont doncintradiégétiques. La répart it ion des faits s'opère entre des faits montrés et des faitspris en charge par des actes narratifs eux-mêmes montrés.

III.3.2. Le point de vue

Il n'y a donc pas de narrat ion extradiégét ique dans le mode dramat ique, c'estpourquoi il ne saurait y avoir à proprement parler de narrateur. Il faut pourtantat t ribuer les didascalies [Le Mode dramat ique] à une instance f ict ive – car il n'est pasquest ion de convoquer ici l'auteur – à celle-là même qui « montre », fait voir etentendre, rapporte les dialogues. Anne Ubersfeld propose d'appeler cet te instancele « scripteur », mais nous préférerons le terme de présentateur . Si cet te nouveautéterminologique est ut ile, c'est que le présentateur est un narrateur "simultané" (auprésent) dont les capacités sont par déf init ion réduites. La perspective duprésentateur semble assignée le plus souvent à une vision (ou une focalisation)externe. Le plus souvent seulement car la didascalie peut parfois concernerl'intériorité du personnage. En outre les monologues et les apartés, véritables « incursions dans la conscience d'un personnage » (conscience opaque pour unevision externe), sont comparables à des moments sporadiques d'omniscience, c'est-à-dire qu'ils enfreignent la règle de la perspect ive de base (ces altérat ions seraientpour Genette des paralepses). À l'except ion de ces rares moments, le présentateurn'est pas omniscient, et il est encore moins « omnivoyant » ou « ubiquiste ». L'accèsdu présentateur aux éléments de l'Action est en ef fet t rès restreint : la vision externen'est pas seulement limitée en mat ière de profondeur psychologique, comme nousallons le voir.

III.4. Le Temps

III.4.1. La durée

Le présentateur décrit des act ions et rapporte des paroles en discours direct .Conséquence de l'imitat ion par le moyen de personnages en act ion et en paroles, laseule mesure du temps est au théâtre la vitesse de prononciat ion des mots dudiscours. On ne peut que supposer que celle-ci est la même dans le monde de ladiégèse (dans lequel l'Action se déroule) et dans le monde dramat ique (du Drame).Le temps du drame n'est donc pas – ou beaucoup moins – un pseudo-tempscomme celui du récit romanesque. Pour reprendre les termes de Genette, il n'y aformellement dans le texte théâtral ni pause, ni sommaire: il n'y a que des scènes (lemot ut ilisé en narratologie n'est évidemment pas choisi au hasard).

Cette homologie entre les deux déroulements temporels n'est cependant pas tenuependant toute la durée de la pièce et elle est régulièrement ou sporadiquementinterrompue par des ellipses. La répart it ion entre les scènes (plages d'homologie) etles ellipses, est un des résultats du travail de la dispositio. Dans la dramaturgieclassique, l'homologie règne en principe à l'échelle de l'Acte ent ier: la cont inuité étantassurée par la liaison des scènes (dès que la scène se vide, une ellipse est possiblequi t roublerait le spectateur). La répart it ion des faits de l'Act ion, en ce qui concernela dimension temporelle, se fait entre des Actes et des entractes. Mais quelle quesoit l'esthét ique, le Drame est toujours un ensemble composé de scènes (liées ounon) et d'ellipses (plus ou moins nombreuses).

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Que la port ion de l'Histoire représentée, entre le début du premier acte et la f in dudernier, soit limitée à douze ou vingt-quatre heures (comme le conseillait Aristote etcomme l'imposa sous le nom d'unité de temps la doctrine classique) ou s'étende survingt ans, importe peu. Dans les deux cas il faut découper les séquences que l'onveut retenir et les disposer dans une durée qui sera prise en charge par celle duspectacle mais qui est d'abord une durée de lecture. Pour combler la dif férenceentre les événements représentés par les scènes et la totalité de l'Action que l'onveut raconter, on se servira des intervalles entre les actes (entractes), ou entre lesscènes (en régime non classique). On se souviendra que c'est pendant un intervalleque Rodrigue bataille contre les Maures. Comme les événements qui adviennenthors-scène, les événements qui se déroulent pendant les ellipses devront êtreracontés par un personnage ou seront inférés par le lecteur.

Les ellipses inaugurales et f inales sont t rès importantes pour le théâtre classique:l'instant où commence la première scène est en ef fet la conséquence d'un choixdramaturgique important, puisque tout ce qui la précède, pour autant que celaconcerne l'Action, devra faire l'objet d'un récit . Le début de la première scène necoïncide pas nécessairement – et même très rarement – avec le début de l'Action.Celui-ci fait généralement l'objet d'une ellipse inaugurale que l'exposition prend encharge sous la forme d'un récit . (Songeons par exemple au nombre extraordinaired'événements qui se sont déjà produits lorsque commence la première scène de LaFausse Suivante de Marivaux.) Il en est de même de la f in, car la dramaturgieclassique exige que les dénouements soient « complets » et ne laissent rien ensuspens (le cas du mariage prévu et néanmoins dif féré de Chimène et de Rodrigueest un cas à la fois atypique et exemplaire). Il convient donc de faire raconter par lespersonnages ce qui va se passer après la f in de la dernière scène.

III.4.2. L'ordre

La succession de deux séquences dans le Drame, on l'a déjà dit , est immédiatementinterprétée comme une succession dans l'ordre chronologique de l'Action. Il estdif f icile de s'émanciper de cet ordre linéaire, et de procéder autrement que ne le f it lethéâtre classique. Le régime temporel de la forme dramat ique est par conséquent,en ce qui concerne l'ordre, fort peu varié: les anachronies dramatiques sont peucourantes car elles sont toujours suscept ibles d'être mal interprétées par le lecteur(mais leur nombre augmente toutefois depuis les années 1980, comme dansl'extraordinaire Demande d'emploi de Michel Vinaver).

III.4.3. La f réquence

De même, la fréquence dramat ique semble assignée au singulatif , comment en ef fetsignaler que la scène qui est montrée a un caractère itératif . On peut certes ruser,introduire une voix off , une f igure de narrateur ou de « Lecteur » (comme dansL'Histoire du Soldat de Ramuz), des « intert it res » ou toute autre manière decommentaire. Ainsi pourraient être signalés des itérat ions, des retours en arrière, ouêtre énoncés, sous forme extradiégét ique, des sommaires. C'est ce qui se passesouvent dans le cas d'adaptat ion à la scène de textes romanesques, par exempledans Les Papiers d'Aspern , nouvelle de Henry James « dramat isée » par JacquesLassale: une voix off désigne certaines scènes comme étant itératives.

III.5. L'Espace

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Au contraire de celle du Temps, la catégorie de l'Espace n'est pas étudiée pour elle-même par la narratologie genett ienne. Il semble en ef fet que cela soit impert inent,dans le cadre du roman, de se poser la quest ion du rapport entre l'espace del'Histoire et l'espace du Récit . On ne saurait en revanche, dans le cadre de ladramaturgie, se priver d'étudier cet te dimension dans la mesure où l'espace est l'undes matériaux fondamentaux de la composit ion dramat ique, et puisque c'est sur elleque repose la dist inct ion importante entre la scène et le hors-scène.

III.5.1. Les omissions latérales

La répart it ion montré /non montré et le choix du lieu (ou des lieux) scénique(s) sontdirectement liés. Les faits pourront se dérouler en ef fet , conformément à cet terépart it ion, sur scène (montré ) ou hors-scène (raconté ou inféré ). On sait que lesnormes de la doctrine classique imposent que le lieu déf ini comme étant le lieuscénique à l'ouverture de la pièce devra le rester jusqu'à la f in. Mais en cette mat ière,que l'unité de lieu soit de rigueur, que l'on change de décor ou pas, importe peu: il y atoujours un hors-scène et quelque chose se passera toujours « à côté » ou « ailleurs ». Si l'on voulait t raduire cet te contrainte en termes narratologiques, ilfaudrait dire que les événements extra-scéniques sont l'objet de paralipsesautomat iques, paralipses que Genette appelait aussi et plus joliment des « omissions latérales ». Montrer quelque chose dans le mode dramat ique, c'estrenoncer automat iquement à montrer tout ce qui se passe simultanément ailleurs. Ily a certes moyen de tenter de passer outre cet te contrainte et de diviser la scèneen plusieurs zones représentant chacune un lieu de la diégèse. Mais qu'il y ait surscène plusieurs lieux représentés n'empêchera pas que tous les autres espacesresteront dans l'ombre du hors-scène.

III.5.2. Le choix du lieu

La déf init ion du lieu scénique est en rapport également avec la nature des échangeset le type de rencontres entre les personnages ainsi que leurs entrées et sort ies. Onne fait pas de déclarat ion d'amour dans la rue, on n'entre pas impunément dans untemple juif quand on est païenne (Athalie).

Il faut donc avant toutes choses qu'il [l'auteur] considère exactement de quelspersonnages il a besoin sur son théâtre, et qu'il choisisse un lieu où ceux dont ilne saurait se passer, puissent vraisemblablement se trouver; car comme il y ades lieux que certaines personnes ne peuvent quitter sans des motifsextraordinaires, aussi y en a- t- il où d'autres ne se peuvent trouver sans unegrande raison. [Le choix du lieu étant fait, il faut] y accommoder le reste desévénements [...], y ajuster le reste de l'action.

(Abbé d'Aubignac, La Pratique du théâtre)

Le choix du lieu (ou des lieux) que représente la scène résulte donc d'un faisceau deraisons prat iques et de mot ifs symboliques. L'auteur se facilitera certes la tâche enélisant des lieux neutres (une place, un corridor, « le palais à volonté » desclassiques), convent ionnels voire quasi abstraits, mais il rendra les sort ies et lesrentrées plus « dramat iques » si le lieu est marqué (ident if ié par exemple au territoirede l'un des personnages, comme le palais de Néron, la jardin d'Armide, le salon deCélimène) ou chargé symboliquement (le temple, la ville assiégée, la forêt , le sérail).Dans Athalie, la scène est située très subt ilement dans un lieu à la fois marqué etneut ralisé, « dans le temple de Jérusalem, dans un vest ibule de l'appartement dugrand prêtre »; on sait qu'au milieu du cinquième acte le fameux temple maintenu,jusque-là dans le hors-scène, change subitement de statut : « ici le fond du théâtre

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s'ouvre. On voit le dedans du temple », annonce le présentateur dans unedidascalie.

III.5.3. La visibilité

Par analogie avec les quest ions d'ordre, de fréquence et de durée que l'on peut seposer à propos de la dimension temporelle d'un récit ou d'un drame, il est possibled'interroger la dimension spat iale des textes dramat iques.

Sous le nom de visibilité , nous pouvons mesurer l'importance respect ive deséléments de l'Action qui se déroulent dans le lieu scénique et respect ivement hors-scène. Il s'agit donc de mesurer le rapport montré/non montré . Ce rapport deproport ion entre les deux types de lieux dramatiques évolue selon la périodehistorique et les auteurs. Certaines pièces de Voltaire, par exemple, sont presquetotalement dépourvues d'événements extra-scéniques, et l'Action est doncintégralement visible dans le Drame (ce qui est presque une anomalie du point devue classique, mais qui est l'une des tendances du XVIIIe siècle).

III.5.4. L'étendue

Sous le nom d'étendue nous pouvons décrire la taille ou l'envergure de l'espace prisen charge par l'espace scénique – c'est-à-dire par le support des act ions quipeuvent être montrées. Il s'agit de rendre compte de l'extension géographique del'accès du présentateur à l'univers diégét ique. Cette étendue peut-être t rès restreintecomme dans le cas de l'unité de lieu classique (unité « générale » de Corneille ou « part iculière » de d'Aubignac); elle peut être t rès vaste si les lieux, qui occupentalternat ivement l'espace scénique accessible au point de vue du présentateur, sonttrès distants les uns des autres (comme dans la dramaturgie baroque ouélisabéthaine).

III.5.5. La mobilité

La mobilité prend aussi en compte la géographie de l'Act ion et du Drame, mais ellemesure spécif iquement non des distances (comme dans le cas de la mesure del'étendue) mais le nombre de changements de lieux qui rythment la composit iondramatique. Une pièce classique bornée à l'unité de lieu part iculier peut donc à bondroit être qualif iée d'immobile, alors que le taux de changement (même s'il s'agit dechanger d'appartement dans le même palais, comme le Cinna de Corneille) en feraune œuvre relat ivement mobile.

III.5.6. Les personnages et le lieu

Il est évident que l'étendue, la mobilité et le taux de visibilité peuvent conjuguerleurs ef fets et contribuer, par exemple, à la désorientat ion du lecteur. Toutes cesmesures doivent être faites, dans un premier temps, sans tenir compte de lacirculat ion des personnages. Mais la quest ion de la mobilité des personnages, del'étendue de leur act ivité et de la visibilité de celle-ci (suivant qu'elle est scénique ouextra-scénique) est t rès intéressante. On peut songer ici à Livie dans Cinna, dontl'act ivité est à la fois peu étendue, peu mobile (elle sort peu de son appartement) etprat iquement invisible (son appartement est extra-scénique): pourtant l'inf luence dece personnage sur le déroulement de l'Act ion est capitale.

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III.6. Le tableau de présence

III.6.1. Continuité dramatique et discontinuité scénique

L'espace et la durée scénique ne sont qu'une part ie de l'espace et de la duréedramatique: tout ce qui se déroule pendant les ellipses ou qui se passe hors-scène(et qui sera éventuellement raconté sur scène) entre dans la composit iondramatique. Tout cela inf luence la manière dont les personnages apparaissent:évaluée par rapport à l'espace/temps scénique, leur existence paraît discont inue,mais au niveau de l'Act ion, celle-ci est bien sûr cont inue.

III.6.2. Présences et absences

En ce qui concerne les personnages, la pièce est composée – autre fait dedispositio – d'une alternance de présences et d'absences scéniques. Les faits del'intrigue ayant été répart is entre la scène et le hors-scène, entre la durée scéniqueet les ellipses, seront alors choisis les « actants » dont la présence sera jugéenécessaire (ou agréable) à la présentat ion ou au récit de ces faits.

Aux contraintes et décisions dramaturgiques touchant au lieu et au tempsscéniques s'ajoute donc l'économie des présences et des absences despersonnages, c'est-à-dire aussi celle des entrées et des sort ies. Pour l'analysedramaturgique, le tableau de présence est un magnif ique out il de visualisat ion et derécapitulat ion des éléments de la composit ion dramat ique. Il s'agit d'un tableau àdouble entrée comportant en abscisses la liste des personnages, et en ordonnéesla suite des scènes et des actes (ou de toute autre unité de mesure déf inie parl'auteur). Chaque case comporte un signe qui témoigne de la présence, de l'absenceou de la présence muette d'un personnage. Les colonnes du tableau ne font ensomme que traduire visuellement la distribut ion de chaque scène (ou séquence). Leslignes horizontales sont plus intéressantes puisqu'elles permettent de lire leparcours, entre la scène et le hors-scène, de chaque personnage (ces lignes invitentà restaurer la cont inuité de ce parcours: où le personnage va-t-il? que fait -il?).

III.6.3. Distribution des scènes

On peut aussi observer dans le tableau de présence quels sont les personnagesrares et les personnages prodigués (pour reprendre les termes classiques) et lescombinaisons de personnages les moins ou les plus f réquentes (par exemple, onremarquera dans Cinna qu'Auguste ne rencontre jamais Emilie sur scène avant ledénouement). On peut apprécier ainsi des ef fets de symétrie, de contraste, derépét it ion rythmique. Le nombre de personnages présents sur scène est aussi digned'être commenté, bien qu'à l'époque classique les règles soient t rès précises à cepropos: pas plus de trois ou quatre, except ion faite du dénouement. Mais àl'exemple de Shakespeare et de ceux qui voulurent s'en inspirer en France (deVoltaire à Hugo), l'auteur peut jouer sur une composit ion de scènes intimes et descènes publiques t rès peuplées. La distribut ion de chaque scène permet aussi decaractériser le type d'échange qui s'y produit : confrontat ion entre le Sujet et l'Objetdu désir, entre le Sujet et un Adjuvant, entre un Adjuvant et un Opposant, entre unSujet et son Dest inateur (c'est souvent le monologue). Chacun de ces typesd'échange aura une tonalité part iculière.

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III.6.4. Le tableau de présence et les structures actantielles

On voit qu'au cours d'une analyse dramaturgique il ne faut pas oublier de reporterou de projeter dans le tableau de présence des informat ions qui proviennent dutravail sur l'inventio. Les structures actant ielles permettent de mettre à plat lesmailles et le réseau d'une histoire, le tableau de présence est l'out il le plus ut ile pourinterpréter la composit ion dramat ique. Le premier instrument est donc plus adapté àl'analyse de l'Action, le second à l'analyse du Drame: mais bien entendu, c'estl'art iculat ion entre les deux aspects qu'il importe de décrire. La lecture croisée desstructures et du tableau rend percept ible une architecture ou une part it iond'ensemble – les métaphores ne manquent pas – qui échappe à toute lecturelinéaire du texte.

III.7. Espace/temps diégétique

L'espace/temps scénique s'insère donc dans un espace/temps dramatique. Ajoutonsque ce dernier s'insère lui-même dans un espace/temps diégétique plus large. Dansles dimensions du drame converge en ef fet tout un monde, le monde f ict if danslequel évolue les personnages et auquel ceux-ci font référence dans leur discours.Car les personnages, f ict ivement, ont eu et auront une existence hors des bornesde l'Action. Ce monde de la diégèse excède donc la port ion limitée qui est prise encharge par le Drame. Pensons aux récits prophét iques de Cinna ou Athalie, parexemple, qui ouvrent une perspect ive qui dépasse de beaucoup la vie despersonnages qui f igurent sur la scène. L'avenir et la géographie de l'Empire romain etle dest in de la postérité de David ne font pas vraiment part ie du Drame (ou del'Action).

Les prophét ies, comme certains grands panoramas rétrospect ifs (dans Athalie,encore), inscrivent le Drame dans un univers de référence qui est nécessaire à lacompréhension du lecteur (et du spectateur), mais qui importe beaucoup auxpersonnages eux-mêmes. C'est pourquoi Anne Ubersfeld a proposé les linéamentsd'une sémiologie du temps et de l'espace , suggérant d'interpréter des listes établiesà part ir de toutes les manifestat ions, dans le texte, des champs lexicaux du tempset de l'espace.

C'est par rapport à cet ensemble (diégét ique mais aussi symbolique) que les lieux etles moments du Drame vont prendre sens. On peut aussi se demander quel est lepoids symbolique accordé par chaque personnage à ce moment-ci qu'il vit et à celieu-ci qu'il occupe. La scène thématise peut-être pour lui des enjeux liés au temps(postérité, gloire, souvenir, regret , at tente, espérance, crainte de l'avenir, hant ise dutemps qui passe: pensons à Andromaque) et spat iaux (conquête, fuite,emprisonnement, pouvoir: pensons à Bajazet).

Le lieu et le moment sont aussi des éléments importants de la situationd'énonciation dans laquelle un énoncé (une réplique) est prononcé. La structurespat io-temporelle du drame – déf inissant les circonstances de l'énonciat ion –détermine en ef fet fortement l'interprétat ion des énoncés. [Le mode dramat ique]

IV. L'acte de Présentation

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IV.1. L'elocutio

Les deux étapes de l'inventio (l'Act ion) et de la dispositio (le Drame) forment ce queDiderot a judicieusement nommé le plan (c'est ce plan que le tableau de présence « enrichi », tel que nous l'avons décrit , présente de manière synthét ique). Reste àécrire les répliques, reste à faire parler les personnages, en un mot, reste l'elocutio.Pour Diderot , fort classique pour l'occasion, le plan et le dialogue sont deux étapestrès dist inctes de l'écriture dramat ique, qui exigent de l'auteur des compétencesdif férentes – si dif férentes qu'on s'explique aisément que maintes œuvresdramatiques aient deux auteurs:

Est- il plus difficile d'établir le plan que de dialoguer? C'est une question que j'aisouvent entendu agiter; et il m'a toujours semblé que chacun répondait plutôtselon son talent que selon la vérité de la chose. Un homme à qui le commerce du monde est familier, qui parle avec aisance, quiconnaît les hommes, qui les étudiés, écoutés, et qui sait écrire, trouve le plandifficile. Un autre qui a de l'étendue dans l'esprit, qui a médité l'art poétique, qui connaît lethéâtre, à qui l'expérience et le goût ont indiqué les situations qui intéressent, quisait combiner des événements, formera son plan avec assez de facilité; mais lesscènes lui donneront de la peine. [....] J'observerai pourtant qu'en général il y aplus de pièces bien dialoguées que de pièces bien conduites. Le génie quidispose les incidents paraît plus rare que celui qui trouve les vrais discours.Combien de belles scènes dans Molière! On compte ses dénouements heureux[= bien faits].

(Discours sur la poésie dramatique , p. 174-6)

Pour Diderot l'écriture du dialogue est plus facile car « les caractères étant donnés,la manière de faire parler est une ». Pourtant l'exercice est soumis à d'autrescontraintes qu'à celle du caractère.

IV.2. La voix des personnages

Bien sûr, la parole d'un personnage doit d'abord entrer en cohérence avec la placeque celui-ci occupe dans le monde de la Diégèse et le rôle qu'il joue dans l'Action. Ils'agit là d'une cohérence intradiégétique que les théoriciens classiques rangent dansla catégorie de la vraisemblance: vraisemblance générale pour le monde de laDiégèse: un empereur romain doit agir et parler en empereur romain, une femmevertueuse en femme vertueuse; vraisemblance particulière pour l'Action: Augustedoit agir et parler conformément à son rôle dans Cinna.

Mais la spécif icité du mode dramat ique fait de la parole des personnagesprat iquement le seul t ruchement entre l'Act ion et le lecteur, cet te parole est doncent ièrement élaborée en vue de la percept ion (intelligible et plaisante, pourl'esthét ique classique) qu'on souhaite donner de l'Action à ce dernier. Il s'agit là d'unecohérence extradiégétique. Le souci de cette double cohérence (intradiégét ique etextradiégét ique) s'inscrit naturellement dans le cadre de la double énonciation quiest au cœur de la déf init ion du mode dramat ique [Le mode dramat ique].

IV.3. La voix du présentateur

Le mode dramat ique se caractérise par le fait que les répliques peuvent passer pourdes prélèvements directs sur le monde de la diégèse (mimesis). Reste cependantque le présentateur manifeste clairement sa présence (sa voix) dans le textedramat ique. C'est lui qui signale les présences, annonce les entrées et les sort ies,décrit les gestes, les décors, les costumes, les physionomies, at t ribue les répliques à

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leur locuteur...

Cette voix est ordinairement hétérodiégétique. Dif f icile d'imaginer en ef fet quel'auteur des didascalies soit engagé dans l'histoire et appart ienne au même universque les personnages. Pas de présentateur homodiégét ique donc, bien que lesexpérimentat ions restent toujours possibles (voir certaines piècesautobiographiques de Jean-Luc Lagarce). Le présentateur est extradiégétiquequand il se dist ingue d'éventuels présentateurs intradiégét iques car la présentationenchâssée existe, on le devine, dans tous les ouvrages représentant du « théâtredans le théâtre ». Les personnages de magiciens ou de metteur en scène (commedans Six personnages en quête d'auteur de Pirandello, La Mouette de Tchekhov ouL'Illusion comique de Corneille) sont par exemple des présentateursintradiégétiques.

IV.4. Le lecteur réel et le spectateur f ictif

La spécif icité du présentateur , cet te instance intermédiaire qui s'intercale entrel'auteur dramat ique et son lectorat , est qu'il montre deux choses alternat ivement ousimultanément. Et il les montre à l'instance symétrique, le narrataire, que nousappellerons le spectateur fictif . À ce spectateur f ict if le présentateur en ef fet donneà voir, à entendre, à percevoir , à la fois un monde imaginaire (où Néron espionneJunie dans un Palais à Rome) et un spectacle imaginaire (où des comédienscostumés en Romains circulent sur une scène ponctuée de colonnes enpolystyrène). Le lecteur d'une œuvre dramat ique semble pourtant ordinairementavoir le choix du type de lecture qu'il veut embrayer, c'est-à-dire le choix de la naturede ce qui va lui être présenté (selon son humeur, ses goûts, ses habitudes, saprofession). Il choisira donc d'actualiser, pour s'ident if ier à lui, le spectateur fictif dupremier ou du second type. Le présentateur peut prédéterminer ou orienter cechoix. Selon le type de didascalies qu'il prendra en charge, il montrera un univers plusscénique ou plus diégétique [Le mode dramat ique]. Mais qu'il soit scénique oudiégétique, on cont inuera à user pour le désigner du terme de présentateur , af in deréserver le terme de narrateur , comme on va le voir, pour rendre compte des casd'hybridat ion du mode dramatique et du mode narratif .

V. Esthétique et évolution des formes

V.1. Mode dramatique et genre théâtral

Dans ce qui précède, le présentateur est souvent apparu plus contraint et moinsmobile que son « concurrent » le narrateur . Mais n'oublions pas que pour Aristote etses hérit iers, le mode dramat ique puise précisément son énergie dans ce qui sembled'abord être des handicaps. L'Abbé d'Aubignac insiste par exemple sur le statutsynecdochique de l'œuvre dramat ique qui « par la représentat ion d'une seule part iefaire tout repasser adroitement devant les yeux des spectateurs » (Abbéd'Aubignac, La Pratique du théâtre). Ce discours se retrouve aujourd'hui dans labouche de Peter Brook:

On va au théâtre pour retrouver la vie mais s'il n'y a aucune différence entre la vieen dehors du théâtre et la vie à l'intérieur, alors le théâtre n'a aucun sens. Ce n'estpas la peine d'en faire. Mais si l'on accepte que la vie dans le théâtre est plusvisible, plus lisible qu'à l'extérieur, on voit que c'est à la fois la même chose et unpeu autrement. À partir de cela on peut donner diverses précisions. La premièreest que cette vie- là est plus lisible et plus intense parce qu'elle est plus concentré

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e. Le fait même de réduire l'espace, et de ramasser le temps , crée uneconcentration.

(Brook 1991, 20, je souligne.)

Cette forme concentrée, parce qu'elle se t ient au plus prêt des exigences du mode,c'est ce que Peter Szondi appelle le « drame absolu » et qui ne se réalise pleinementqu'à l'époque classique. Dans le même esprit François Regnault ajoute:

Nous devons le théâtre de tous les temps à cette extraordinaire invention de faireparler des personnages sur une scène dans des situations données. Le momentoù cette forme a triomphé le plus est le moment où l'on a décidé que lespersonnages qui étaient là disaient cela en temps réel, sur le lieu théâtral : celadonne la règle des trois unités qui est une invention géniale et qui n'a rien à voiravec ce que l'on en raconte dans les classes concernant le Cardinal de Richelieuet des difficultés de Corneille avec Le Cid. L'invention du théâtre classiquefrançais, qui a défrayé la chronique dans toute l'Europe Occidentale pendant deuxcents ans, est un théâtre qui vous dit que l'espace et le temps sont infinis et quevous les avez , réduits sur la scène, devant vous, pendant les deux heures de lareprésentation.

(F. Regnault 2001, 162, je souligne.)

Tout cela ne veut pas dire que la soumission aux exigences du mode dramat iquesoit le dest in du genre théâtral . Pour Peter Szondi, l'hybridat ion est un traitcaractérist ique du Drame moderne (depuis la f in du XIXe siècle) qui s'enrichitd'emprunts au mode épique. Mais cet te tentat ion de l'épique semble à d'autresconst itut ive: « l'histoire du théâtre [est ] constamment retravaillée par le retour del'épique, dira Regnault , c'est quelque chose qui est congénital à l'essence du théâtre.Le retour de l'épique signif ie que le poète parle en son nom propre. [...] Ces formesépiques ont existé dans tout le théâtre grec, même après l'invent ion de la t ragédie »(Regnault , 2001, 162). En ef fet , le mode épique – et la présence d'un « auteur » oud'un « narrateur » – persiste dans l'usage du monologue, de l'aparté et de toutes lesformes d'adresse au public. Brecht ne ferait , en somme, qu'accentuer ce caractère.

V.2. Histoire du genre

L'histoire du théâtre pourrait être lue comme une succession de préférencesesthét iques qui tantôt s'approchent, tantôt s'éloignent du « drame absolu », tantôtacceptent, tantôt refusent ses contraintes, tantôt perfect ionnent les procéduresspécif iques, tantôt expérimentent de nouvelles hybridat ions. Cette histoire despréférences dramaturgiques n'est évidemment pas autotélique, et ses tournants ouruptures sont souvent encouragés ou inspirés par d'autres pans de l'histoireculturelle et art ist ique. Les séduct ions contraires du cont inu et du discont inu, de lamaîtrise et de la surprise, de la concentrat ion et de la disséminat ion, sont en ef fetdéterminées par des condit ions esthét iques générales. Le théâtre (texte etspectacle) est un art du temps et de l'espace, rien de ce qui se produit dans l'ordrede ces dimensions (en musique, en peinture, en architecture, en physique, etc.) nesaurait lui être étranger, comme rien ne saurait lui être indif férent qui concerne larelat ion des hommes entre eux ou avec eux-mêmes (en psychanalyse, ensociologie, etc.).

Reste que pour entériner ces changements, le genre théâtral peut soit serapprocher soit se libérer des contraintes spécif iques au mode dramatique. Ces deuxmouvements sont comme la diastole et la systole de la vie du genre. Il est importantde voir qu'ils ont tous deux leur limite (ou leur danger): la sclérose pour l'une, ladissolut ion pour l'autre. Deux façons pour le théâtre de mourir... et de renaîtretoujours.

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Bibliographie

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Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesLa mise en scène dudiscoursJean-Pierre van Elslande, © 2003Dpt de Français moderne – Université de Neuchâtel

Sommaire

Introduct ion

I. Histoire de la rhétorique1. Origines de la rhétorique2. Les premiers t raités de rhétorique: d'Aristote à Quint ilien3. L'empire rhétorique classique4. La mauvaise réputat ion de la rhétorique5. Culture de la parole et conscience rhétorique

II. Le système rhétorique1. Les trois genres rhétoriques

1. Le genre judiciaire2. Le genre délibérat if3. Le genre démonstrat if (ou épidict ique)

2. Genres rhétoriques et genres lit téraires3. Les cinq opérat ions rhétoriques

1. L'inventio ou la recherche des arguments1. Les arguments af fect ifs: l'ethos et le pathos2. Les arguments rat ionnels: preuves extrinsèques et

intrinsèques (ou lieux)1. Preuves extrinsèques2. Preuves intrinsèques (ou lieux)

1. Lieux spécif iques et lieux communs2. La dispositio ou le plan du discours

1. L'exorde2. La narrat ion3. La conf irmat ion4. La péroraison

3. L'elocutio ou la recherche d'un style1. Le style élevé2. Le style moyen3. Le style bas ou simple

4. Actio et memoria ou l'animat ion du discours

ConclusionBibliographie

Introduction

La rhétorique a longtemps const itué un savoir incontournable. Ce savoir nousintéresse au premier chef, car il fait du discours son objet . Plus précisément, ce sontles propriétés persuasives du discours auxquelles la rhétorique s'at tache.

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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En tant qu'elle est const ituée de discours et de discours qui cherchent à produiredes ef fets persuasifs sur ses dest inataires, la lit térature relève donc de larhétorique.

Mais nombreux sont les domaines qui font appel aux propriétés persuasives dudiscours. Aussi la rhétorique est-elle l'un des fondements de la culture classique.

I. Histoire de la rhétorique

I.1. Origines de la rhétorique

Les origines de la rhétorique remontent à la Grèce ant ique. Plus précisément, larhétorique naît au Ve siècle avant J-C en Sicile, alors colonie grecque.

La rhétorique naît dans un contexte judiciaire. Les tyrans qui régnaient sur la Sicileavaient en ef fet exproprié un certain nombre de propriétaires au cours de leur règne.Lorsque les tyrans furent chassés, ces propriétaires eurent à faire valoir leurs droitsface à des tribunaux populaires.

C'est alors qu'un élève du philosophe Empédocle nommé Corax mit au point unetechnique dest inée à venir en aide aux just iciables. Il en publia les principes,accompagnés d'exemples concrets, dans un traité d'art oratoire.

Cette origine met en lumière deux aspects caractérist iques de la rhétorique: larhétorique vise à défendre des intérêts. Pour ce faire, elle s'ef force de persuaderun auditoire.

I.2. Les premiers traités de rhétorique: d'Aristote à Quintilien

Le traité publié par Corax portait avant tout sur les propriétés persuasives dudiscours oral, prononcé devant un tribunal. Mais dès le IVe siècle avant J-C,Aristote étend au discours écrit la réf lexion sur les propriétés persuasives de laparole dans un traité fondateur int itulé La Rhétorique.

Dans La Rhétorique sont notamment examinés les ef fets psychologiques produitspar la parole sur ses dest inataires, les at t itudes à adopter vis-à-vis de son auditoire,les ef fets de style, les structures de raisonnement suscept ibles de donner aulangage sa force de persuasion.

Aristote insiste aussi sur le caractère t ransdisciplinaire de la rhétorique. Celle-ciconst itue une technique applicable à tous les domaines où s'impose, à un t it re ou àun autre, la nécessité de persuader.

Au Ie r siècle avant J-C., Cicéron aborde à son tour la rhétorique, notamment dansdeux traités: le De Oratore et l'Orator . Il y réf léchit sur sa prat ique d'avocat et l'usagequ'il fait de la parole dans le cadre de cette prat ique.

Dans le De Oratore comme dans l'Orator , Cicéron at t ribue à la rhétorique un rôlecentral dans la vie du citoyen romain. Celui-ci est en ef fet appelé à s'exprimereff icacement en mat ière polit ique, juridique ou économique. Quel que soit le sujetabordé au forum, autrement dit sur la place publique, le citoyen romain parfait doitdonc toujours pouvoir exprimer son point de vue et , autant que possible, le faire

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partager aux autres. La rhétorique lui donne précisément les moyens de s'exprimereff icacement.

Enf in, au Ie r siècle après J-C., Quint ilien systémat ise les apports de sesprédécesseurs dans un ouvrage int itulé L'Institution oratoire.

L'Institution oratoire est une vaste synthèse en forme de traité d'éducat ion qui placel'apprent issage de la technique rhétorique au cœur de la format ion de l'individu. Larhétorique y est envisagée à la fois dans sa dimension technique et dans sesrapports avec l'ensemble de la culture, notamment avec la philosophie et la morale.À bien des égards, L'Institution oratoire apparaît comme une somme du savoirrhétorique de l'Ant iquité classique.

I.3. L'empire rhétorique classique

De ces divers t raités, il ressort que la rhétorique vise avant tout à mobiliser. Ellepousse à agir dans un sens plutôt qu'un autre, à prendre une décision plutôt qu'uneautre. Elle suppose donc, de la part de l'orateur, une connaissance profonde de lapsychologie des auditeurs.

Elle suppose également que l'orateur soit au bénéf ice d'un très vaste savoir,puisque ce dernier peut avoir à déployer ses ressources dans toutes sortes decontextes. Dans le De Oratore, Cicéron énumère d'ailleurs les qualités de l'orateuridéal. Celui-ci doit exceller en philosophie, en grammaire, en musique, enmathématique, en géométrie, en art dramat ique, en droit , en danse, en histoire...Cette f igure idéale dit bien le caractère central et t ransdisciplinaire de la rhétorique.

Dès l'Ant iquité classique, la rhétorique const itue donc un véritable empire, nonseulement parce qu'elle est t ransdisciplinaire, mais aussi parce qu'elle comprendplusieurs territoires qui se recoupent et sont complémentaires.

Elle s'étend tout d'abord à l'art de bien dire, de bien savoir s'exprimer en public.C'est l'art prat ique de l'orateur qui se soucie d'expressivité.

Elle s'étend plus généralement à l'art de persuader, d'inf luencer le dest inataire dumessage par toutes sortes de techniques, verbales et non verbales. À ce t it re, lemaint ien corporel, les gestes, les mimiques et l'image en relèvent s'ils sont dest inés àemporter l'adhésion d'un public. Elle se déf init alors comme l'art du rhéteur et safonct ion devient didact ique plus que prat ique: le rhéteur enseigne en ef fet lestechniques ef f icaces permettant de persuader, sans pour autant prat iquer lui-mêmel'art oratoire.

Enf in, elle const itue une théorie générale de la réception des discours, dans lamesure où la prat ique oratoire et la didact ique de la persuasion n'ont de sens querapportées aux ef fets produits par un message sur ses dest inataires.

I.4. La mauvaise réputation de la rhétorique

Aujourd'hui, un tel empire peut paraît re lointain. Il a en tout cas perdu de sa superbe.La rhétorique a mauvaise réputat ion. L'expression "c'est de la rhétorique", appliquéeà un discours qu'on entend discréditer, en témoigne. Pour beaucoup de gens, larhétorique n'est pas une discipline; elle ne fait que renvoyer à une forme creuse, àune coquille vide.

Au mieux, la rhétorique désigne dans le langage courant un répertoire de f igures de

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style aux noms compliqués. Au pire, elle est synonyme de manipulat ion, d'hypocrisie,de mauvaise foi.

En réalité, le soupçon de mauvaise foi et d'art if icialité qui pèse sur la rhétorique estfort ancien, puisqu'il remonte aux origines mêmes de la rhétorique. Ainsi, dans leGorgias, Platon déf init déjà la rhétorique comme un art élaboré du mensonge. PourAristote, la rhétorique n'est pas immorale, mais amorale. Autrement dit , elleconst itue un out il qui peut être ut ilisé à bon ou à mauvais escient.

De leur côté, Cicéron et Quint ilien éprouvent tous deux le besoin de préciser que levéritable orateur doit nécessairement être homme de bien et que la véritableéloquence doit aller de pair avec la conscience morale.

En quoi la culture de l'Ant iquité classique dif fère-t-elle alors de la nôtre?

I.5. Culture de la parole et conscience rhétorique

Telle qu'elle se const itue en Grèce ou à Rome, la culture classique accorde à laparole une place prépondérante. La parole y est considérée comme le propre del'homme. Elle dist ingue celui-ci des bêtes et se t rouve au fondement de l'édif icesocio-culturel tout ent ier. Les lois et la just ice dépendent du langage, tout comme lefonct ionnement polit ique de l'état et la capacité des individus à raisonner pourprendre une décision qui les engage personnellement ou qui engage l'ensemble de lasociété.

Dès lors on comprend mieux l'intérêt et la méf iance que peut susciter une disciplinecomme la rhétorique, qui fait de l'ef f icacité de la parole son objet . La parole étant siimportante dans la vie des individus et de la collect ivité, il convient en ef fet deréf léchir en détail aux dif férents aspects de son formidable pouvoir, mais aussi depenser ses rapports à la vérité et à l'éthique.

Les crit iques adressées par l'Ant iquité à la rhétorique témoignent avant tout dusouci de voir la parole faire l'objet d'un bon usage.

Aujourd'hui, en revanche et alors même que nous parlons tous les jours, nous nesommes plus guère conscients de la place qu'occupe la parole dans nos vies. Pournous, tout se passe comme si la parole allait de soi, comme si elle nous étaitnaturelle. Du coup, la rhétorique nous paraît superf lue.

En somme, les crit iques que nous adressons à la rhétorique portent moins surl'usage qu'elle fait de la parole que sur son inut ilité. La rhétorique ne nous parle plus,parce que nous ne vivons plus dans une culture de la parole. L'image aurait détrônéla parole.

Pourtant, la quest ion n'est pas tellement de savoir si l'image a détrôné la parole. Il ya une rhétorique de l'image comme il y a une rhétorique du verbe. Bien plutôt , c'est laconscience rhétorique qui nous fait défaut, alors qu'elle était t rès vive auparavant.

Tout se passe aujourd'hui comme si la parole et l'image nous permettaientd'exprimer spontanément notre point de vue, alors que pendant de nombreuxsiècles, on a considéré que la parole et l'image fonct ionnaient comme autant demises en scène minut ieusement réglées, dest inées à un public.

À quand remonte donc notre perte de conscience rhétorique?

Dans son Essai sur l'origine des langues , Rousseau fait de l'expression verbale un

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prolongement immédiat de notre personnalité. La parole, selon lui, estnaturellement eff icace parce que tous les hommes naissent éloquents. S'ils ontrecours à une technique comme la rhétorique pour s'exprimer ef f icacement, c'estqu'ils ont en fait oublié les disposit ions innées qui sont les leurs.

Dans la perspect ive rousseauiste, la rhétorique est donc tout à la fois le signe d'unedégénérescence et un mal nécessaire, puisqu'il faut malgré tout s'exprimer ets'exprimer éloquemment.

Notons tout de même que Rousseau est parfaitement conscient de l'importance dela rhétorique, même s'il la déplore. Mieux: pour énoncer l'idéal (mythique) d'unelangue naturelle éloquente, il doit paradoxalement recourir à la rhétorique, mais àune rhétorique qui ne s'avoue pas.

De son côté, la révolut ion romant ique entérinera les valeurs de spontanéité et desincérité et reprendra à son compte l'idée que l'expression const itue une émanat iondirecte de la psychologie d'un individu. La lit térature en part iculier sera perçuecomme la manifestat ion immédiate de la vie (intérieure) de l'auteur, de ses pensées,de ses préoccupat ions personnelles, et non comme une médiat ion codif iée.

Lorsque nous envisageons le discours comme l'expression directe de la subject ivitéindividuelle, nous sommes donc les hérit iers de Rousseau et des romant iques.

Mais depuis les années 1970, la rhétorique a fait l'objet d'un regain d'intérêtconsidérable. De nombreux ouvrages lui ont été consacrés, qui ont démontré qu'ellevéhiculait une conception du langage t rès élaborée.

C'est à cet te concept ion qu'il faut nous intéresser maintenant, en étudiant lesgrands principes const itut ifs de la rhétorique classique.

II. Le système rhétorique

II.1. Les trois genres rhétoriques

La rhétorique classique dist ingue t rois grands genres de discours: le discoursjudiciaire, le discours délibérat if et le discours démonstrat if .

Le terme de genre ne doit pas être ici confondu avec celui qui désigne les genreslit téraires (roman, théâtre, poésie...). Ce terme fait référence non à une formepart iculière de discours, mais à la fonct ion qu'exerce le discours.

II.1.1. Le genre judiciaire

L e genre judiciaire renvoie à un discours dont la fonct ion est d'accuser oudéfendre.

Le genre judiciaire est donc surtout dest iné au tribunal, puisque c'est làprincipalement qu'on accuse ou qu'on défend.

De plus, le genre judiciaire renvoie essent iellement au passé, puisque lorsqu'on jugedes faits, ces faits sont en principe déjà accomplis.

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Enfin, le genre judiciaire met nécessairement en œuvre les valeurs du juste et del'injuste.

II.1.2. Le genre délibératif

Le genre délibérat if renvoie à un discours dont la fonct ion est de persuader ou dedissuader.

Le genre délibérat if s'adresse donc à une assemblée publique. En ef fet , c'est auforum, dans un conseil, ou encore au Parlement qu'on persuade ou dissuaded'entreprendre la guerre, d'élever un bât iment, d'accomplir telle ou telle act ionconcernant l'ensemble de la société.

Le genre délibérat if renvoie par conséquent au futur, puisqu'il s'ef force d'amenerl'auditoire à prendre une décision qui engage l'avenir.

Le genre délibérat if met essent iellement en œuvre les valeurs de l'ut ile et dunuisible.

II.1.3. Le genre démonstratif (ou épidictique)

L e genre démonstrat if renvoie à un discours dont la fonct ion est de louer,blâmer, ou plus généralement d'instruire. Il est parfois aussi appelé genreépidict ique.

Le genre démonstrat if s'adresse à un auditoire réuni à l'occasion d'un événementpart iculier tel qu'un mariage, un décès, une récept ion of f icielle. C'est là qu'on loue oublâme; c'est là qu'au travers de la louange ou du blâme, on instruit des choses de lavie.

Le genre démonstrat if ou épidict ique renvoie tout à la fois au passé, au présent etau futur: il s'agit de louer ou de blâmer tel ou tel personnage, dont on évoque pource faire les act ions passées et dont on prédit les act ions à venir à part ir de sesqualités présentes.

Le genre démonstrat if ou épidict ique a donc principalement t rait à l'admirable et àl'exécrable.

Notons ici le caractère pragmatique de la rhétorique: l'enracinement du discoursdans un espace inst itut ionnel, son déploiement dans une dimension temporelleprivilégiée et les valeurs qu'il véhicule sont tous fonct ion de la f inalité du discours. Etcette f inalité est elle-même dictée par la nécessité d'adapter le discours auxcirconstances.

II.2. Genres rhétoriques et genres littéraires

Les genres rhétoriques entret iennent un rapport étroit avec les genres lit téraires.

Le genre judiciaire est t rès présent dans la t ragédie, où les situat ions de conf litsabondent. Les personnages tragiques sont en ef fet souvent amenés à se just if ier, àaccuser, ou à se disculper. Ainsi, dans Le Cid de Corneille, Chimène accuse Rodriguedu meurtre de son père et demande réparat ion au roi qui se t rouve alors en posit ionde juge (II, 8). À son tour, le père de Rodrigue prend la défense de son f ils et fait

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valoir ses arguments.

Le genre délibérat if est présent dans divers genres lit téraires. Il intervient dèsque les personnages doivent se décider à agir dans un sens ou dans un autre.

Au théâtre, les scènes où un conf ident, un proche ou un ami dialoguent avec unpersonnage pour le conseiller relèvent du genre délibérat if . Ainsi, dans Cinna,Auguste qui se demande s'il doit garder le pouvoir ou y renoncer écoute deux deses conseillers développer tour à tour des arguments en faveur de chacune de cesopt ions (II, 1). Parfois, un seul personnage peut tenir un monologue relevant dugenre délibérat if , comme lorsque Rodrigue, dans les fameuses stances du Cid,s'interroge sur la conduite à tenir (I, 6).

Dans la poésie lyrique, les vers dans lesquels le poète exhorte sa Dame à se montrermoins cruelle ressort issent également au genre délibérat if .

Le genre démonstrat if ou épidict ique est t rès présent dans la poésie lyrique où lepoète chante la beauté de sa Dame, de même que dans la poésie off icielle où ilchante la grandeur d'un monarque et dans la poésie religieuse où il chante lagrandeur de Dieu. On trouve également le genre démonstrat if au théâtre, dans lesscènes d'exposit ion, au cours desquelles un personnage met un autre personnageau courant de faits qu'il doit connaître.

Les trois genres rhétoriques peuvent se t rouver dans une seule et même œuvrelit téraire. Le Cid présente une scène d'exposit ion qui relève du genre démonstrat if (I,1), aussi bien qu'une scène marquée par le genre délibérat if (les stances deRodrigue, I, 6) et une scène caractérist ique du genre judiciaire (II, 8). On peut doncdire du discours lit téraire qu'il est en fait const itué d'une suite de discours art iculésles uns aux autres, chacun de ces discours relevant d'un des trois genresrhétoriques.

II.3. Les cinq opérations rhétoriques

Quel que soit le genre rhétorique d'un discours, ce discours doit obéir à certainsprincipes communs aux trois genres pour être ef f icace.

Un discours doit ainsi présenter des arguments pert inents ou relater des faitspert inents; un discours doit aussi suivre un plan qui en assure la cohérence etl'organisat ion; un discours doit également adopter un style approprié auxcirconstances; il doit enf in être prononcé de façon vivante.

Ces diverses exigences correspondent moins aux étapes successives de lacomposit ion d'un discours qu'à des opérat ions rhétoriques par lesquelles il fautnécessairement passer pour produire un discours ef f icace. Examinons cesopérat ions les unes après les autres.

II.3.1. L'inventio ou la recherche des arguments

L'invention (inventio, dans les t raités de rhétorique rédigés en lat in) désigne larecherche des arguments et des idées à présenter aux dest inataires du discours.

Ces arguments sont de deux types: les arguments affect ifs qui agissent sur lesémotions et la sensibilité des auditeurs et les arguments rat ionnels qui enappellent à leur raison.

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II.3.1.1. Les arguments af fectifs: l'ethos et le pathos

Les arguments affect ifs se distribuent eux-mêmes en deux catégories: l'ethos etle pathos.

L'ethos est l'image que l'orateur ou l'auteur du discours donne de lui-même à traversson discours. Il rassemble les notat ions relat ives à l'at t itude que l'auteur dudiscours doit adopter pour s'att irer la bienveillance des dest inataires. Cetteatt itude doit être faite de modest ie, de bon sens, d'at tent ion aux dest inataires...

La seconde catégorie d'arguments af fect ifs rassemble les notat ions visant à éveillerles passions de l'auditoire (colère, crainte, pit ié,...). C'est ce qu'on appelle le pathosdu discours, autrement dit la charge émot ionnelle du discours. Celle-ci peutnotamment prendre la forme d'apostrophes véhémentes ou encore d'exclamat ions.

II.3.1.2. Les arguments rationnels: preuves extrinsèques etintrinsèques (ou lieux)

Pour persuader, un discours doit également s'adresser à la raison de l'auditoire.C'est là qu'interviennent les arguments rat ionnels. Ceux-ci appart iennent à deuxcatégories dist inctes, selon qu'ils renvoient à des éléments extérieurs au discours ouqu'ils renvoient à des éléments internes au discours.

II.3.1.2.1. Preuves extrinsèques

Les preuves extrinsèques sont des arguments évoqués dans le discours, mais quiexistent indépendamment de lui.

Il peut s'agir, par exemple, d'une preuve à convict ion dans le cas d'un discoursjudiciaire ou de l'invasion d'une armée dans le cas d'un discours délibérat if ou desqualités personnelles d'un défunt dans le cas du discours démonstrat if .

II.3.1.2.2. Preuves intrinsèques (ou lieux)

Les preuves intrinsèques sont des arguments proprement discursifs. Ils const ituenten somme les ressources rat ionnelles inhérentes au langage.

Ainsi des proverbes, des exemples ou encore des maximes qui of f rent un répertoirede formules discursives prêtes à l'emploi. Ces formules permettent d'apporter audiscours qui les accueille la caut ion de la t radit ion populaire ou savante.

De même, des structures logiques comme les rapports de cause à ef fet , du tout etdes part ies, du genre et de l'espèce, des contraires, du comparant et du comparésont considérées comme des preuves intrinsèques, parce qu'elles t iennent auxcapacités d'organisat ion propres à la langue.

Soit la t irade suivante de Don Diègue, dans Le Cid (Don Diègue, père de Rodrigue,tente de just if ier devant le roi le meurtre du père de Chimène par son f ils):

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Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,Ce sang pour vous servir prodigué tant de fois,Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie,Si je n'eusse produit un fils digne de moi,Digne de son pays et digne de son roi.Il m'a prêté sa main, il a tué le Comte;Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.Si montrer du courage et du ressentiment,Si venger un soufflet mérite un châtiment,Sur moi seul doit tomber l'éclat de la tempête:Quand le bras a failli, l'on en punit la tête.

(II, 8, v. 711-722)

Comme le montre Georges FORESTIER [1993: 24], les arguments avancés par DonDiègue suivent le lieu de la division du tout en ses part ies: les act ions héroïquessont évoquées par la ment ion des dif férentes part ies du corps qui ont jadis permisde les accomplir: les cheveux, le sang, le bras...

Ils suivent aussi le lieu des contraires, puisque la honte cède en l'occurrence le pas àl'honneur retrouvé.

Enf in, Don Diègue recourt à un proverbe: "Quand le bras a failli, l'on en punit la tête".

II.3.1.2.2.1. Lieux spécif iques et lieux communs

La rhétorique appelle aussi les preuves intrinsèques lieux du discours (en grec,topos au singulier et topoi au pluriel).

Les lieux rhétoriques n'ont pas seulement l'avantage de const ituer un répertoire àdisposit ion de l'orateur. Ils balisent aussi le discours. L'auditoire les reconnaît etpeut ainsi suivre avec aisance le cheminement argumentat if de la parole.

Certains lieux sont spécif iques au genre judiciaire, d'autres au genre délibérat if ,d'autres au genre épidict ique. Ainsi, du lieu appelé état de la question qui, dans lesgenres judiciaires et délibérat ifs, permet de s'interroger sur la manière de présenterun fait .

D'autres lieux sont communs aux t rois genres de discours. Ils sont ut iles aussi bienà louer et blâmer qu'à accuser et défendre ou encore qu'à inciter et dissuader.

II.3.2. La dispositio ou le plan du discours

L'ef f icacité du discours ne dépend pas seulement de ses arguments, mais aussi deson plan. Ce plan doit être bien ordonné, af in que l'enchaînement des argumentsfasse sens. Les lieux d'un discours peuvent en ef fet être parcourus de plusieursmanières, mais il faut dans tous les cas que le chemin soit bien tracé.

Le plan rhétorique le plus f réquent comporte quatre part ies: l'exorde, la narrat ion, laconf irmat ion et la péroraison.

II.3.2.1. L'exorde

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L'exorde a pour fonct ion d'at t irer la bienveillance de l'auditoire (notamment enaccueillant les notat ions relat ives à l'ethos), d'exposer le sujet du discours et parfoisd'en indiquer les art iculat ions essent ielles.

II.3.2.2. La narration

La narrat ion expose les faits. Elle prend la forme d'un récit . C'est dire si elle estimportante dans les genres judiciaire et démonstrat if .

II.3.2.3. La conf irmation

La conf irmat ion présente les arguments que l'on peut t irer des faits exposés dans lanarrat ion et cherche éventuellement à ant iciper de possibles contre-arguments.

II.3.2.4. La péroraison

La péroraison est la conclusion du discours. Elle synthét ise l'argumentat ion et enappelle aux sent iments de l'auditoire (pit ié, indignat ion,...), notamment par le recoursau pathos.

De nombreuses t irades de personnages de théâtre présentent une organisat ionrépondant au plan rhétorique en quatre part ies. Ainsi des propos tenus par Orestedans Andromaque de Racine, lorsqu'il arrive à la cour de Pyrrhus, où se trouve lejeune Astyanax qu'il a à charge d'emmener avec lui:

Exorde:

Avant que tous les Grecs vous parlent par ma voix,Souffrez que j'ose ici me flatter de leur choix,Et qu'à vos yeux, Seigneur, je montre quelque joieDe voir le fils d'Achille et le vainqueur de Troie.Oui, comme ses exploits nous admirons vos coups:

Narration:

Hector tomba sous lui, Troie expira sous vous ;Et vous avez montré par une heureuse audace, Que le fils seul d'Achille a pu remplir sa place.Mais ce qu'il n'eût point fait, la Grèce avec douleurVous voit du sang troyen relever le malheur,Et vous laissant toucher d'une pitié funeste,D'une guerre si longue entretenir le reste.Ne vous souvient- il plus, Seigneur, quel fut Hector ?Nos peuples affaiblis s'en souviennent encor.Son nom seul fait frémir nos veuves et nos filles ;Et dans toute la Grèce il n'est point de famillesQui ne demandent compte à ce malheureux filsD'un père ou d'un époux qu'Hector leur a ravis.

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Conf irmation:

Et qui sait ce qu'un jour ce fils peut entreprendre ?Peut-être dans nos ports nous le verrons descendre,Tel qu'on a vu son père embraser nos vaisseaux,Et, la flamme à la main, les suivre sur les eaux.

Péroraison:

Oserais- je, Seigneur, dire ce que je pense ?Vous-même de vos soins craignez la récompense,Et que dans votre sein, ce serpent élevéNe vous punisse un jour de l'avoir conservé.Enfin de tous les Grecs satisfaites l'envie ;Assurez leur vengeance, assurez votre vie ;Perdez un ennemi d'autant plus dangereuxQu'il s'essaiera sur vous à combattre contre eux.

(I, 2, v. 143-172)

II.3.3. L'elocutio ou la recherche d'un style

L'elocutio vise à conférer au discours un style qui lui convienne.

Mais qu'est-ce qu'un style convenable?

La rhétorique répond à cette quest ion de façon pragmatique, en posant que le styled'un discours se déf init en premier lieu par rapport au sujet t raité, ainsi qu'aux ef fetsque l'on souhaite produire sur l'auditoire.

Sur la base de ce principe, la rhétorique dist ingue tradit ionnellement t rois niveauxde style: le style élevé, le style moyen et le style bas.

II.3.3.1. Le style élevé

Le style élevé convient aux sujet graves.

On en trouve par conséquent souvent les marques dans la péroraison, où il faut enappeler aux émot ions du public pour laisser celui-ci sur une impression forte. Lepathos suppose donc le recours au style élevé.

II.3.3.2. Le style moyen

Le style moyen sert à exposer, informer et expliquer.

On le t rouve souvent dans la narrat ion, où il s'agit de rapporter les faits, ainsi quedans la conf irmat ion où il s'agit de présenter les arguments retenus. Il s'ef force doncà une certaine neutralité de ton.

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II.3.3.3. Le style bas ou simple

Le style simple ou bas vise à plaire au public et à le détendre par le recours àl'humour et à l'anecdote.

On le t rouve notamment dans l'exorde.

Un seul et même discours peut donc présenter t rois niveaux de style dist incts,chacun de ces niveaux apparaissant dans l'une de ses part ies const itut ives.

La rhétorique classique recommande même de varier les niveaux de style d'un mêmediscours, af in de ne pas lasser l'auditoire.

Cependant, le choix d'un style de discours ne repose pas que sur le niveau du style,mais aussi sur l'exploitat ion de certaines propriétés de la langue. L'elocutio couvreainsi tout le champ des f igures de rhétorique, aussi appelées f igures de style.

Les f igures de rhétorique font l'objet d'un cours à part ent ière.

II.3.4. Actio et memoria ou l'animation du discours

Si aujourd'hui la rhétorique est souvent réduite à l'étude de quelques f igures(elocut io) et à l'examen éventuel du plan du discours (diposit io), il ne faut pourtantpas oublier qu'elle a longtemps débouché sur une véritable performancephysique.

S'il veut être ef f icace, l'orateur classique doit en ef fet appuyer les ef fets de sondiscours par des mimiques et des gestes, ainsi que par une prononciat ionsoigneusement étudiée. À cet ef fet , tout le corps de l'orateur est mis à contribut ionpour rendre sensible le message du discours.

En quoi il est t rès proche de l'acteur qui doit rendre le texte qu'il joue, af in que sonpersonnage soit convaincant.

Cette opérat ion rhétorique const itue l'actio, terme qui souligne bien la parenté entrel'art rhétorique et l'art théâtral.

L'orateur classique doit donc aussi apprendre son discours par cœur à l'aide demoyens mnémotechniques, tout comme l'acteur doit savoir son rôle par cœuravant de se produire sur scène. C'est l'opérat ion rhétorique appelée memoria.

L'actio et la memoria font de la personne toute ent ière de l'orateur un véritablespectacle.

Conclusion

La rhétorique suppose la reconnaissance des effets produits par le discours surses dest inataires. Sans cette reconnaissance, il ne saurait être quest ion derhétorique.

Si la rhétorique se présente comme une technique visant à persuader par lediscours, c'est donc que le langage possède des vertus persuasives que larhétorique s'emploie à cult iver.

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Ces vertus sont d'ailleurs explicitées par les t rois fonct ions tradit ionnellementreconnues à la rhétorique: instruire, plaire et émouvoir. Elles s'exercent autant surles affects de l'auditoire que sur son intellect .

C'est dire que la rhétorique considère le langage comme un mode de connaissanceet d'expérience, en tout cas comme une puissance capable d'agir directement surnotre pensée et sur nos sent iments et donc de transformer notre rapport aumonde.

Nous ne vivons peut-être plus à l'heure de la rhétorique classique, mais les vertus dulangage mises en évidence par la rhétorique classique demeurent. À nous de savoirles reconnaître.

Bibliographie

BARTHES, Roland (1970). « L'ancienne rhétorique, aide-mémoire »,Communications, n°16. Paris: Seuil.CICÉRON. De l'orateur , I, II, III. Paris: Belles-Lettres, 1966.CICÉRON. L'Orateur . Paris: Belles-Lettres, 1964.FORESTIER, Georges (1993). Introduction à l'analyse des textes classiques.Eléments de rhétorique et de poétique du XVIIe siècle. Paris: Nathan.FUMAROLI, Marc (1980). L'Age de l'éloquence. Genève: Droz, pp.1-76.GENETTE, Gérard (1969). « Rhétorique et enseignement », in Figures II . Paris:Seuil.GENETTE, Gérard (1972). « La rhétorique restreinte », in Figures III . Paris: Seuil.KIBÉDI-VARGA, Aaron (1970). Rhétorique et littérature. Etude de structuresclassiques. Paris: Didier.KIBÉDI-VARGA, Aaron (1988). "Rhétorique et lit térature", Langue française,n°79, septembre 1988. Paris: Larousse.PATILLON, Michel (1990). Eléments de rhétorique classique. Paris: Nathan.QUINTILIEN. L'Institution oratoire, livre IX. Paris: Belles-Lettres, 1979REBOUL, Olivier (1991). Introduction à la rhétorique. Paris: PUF.ROUSSEAU, Jean-Jacques. Essai sur l'origine des langues . Paris: Folio.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesLes figures de rhétoriqueLaurent Jenny, © 2003Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

Introduct ion: la rhétorique et les f igures, évolut ion historique

I. Déf init ions de la f igure1. La déf init ion large ou la f igure comme forme du discours2. La déf init ion restreinte ou la f igure comme écart

1. Le présupposé psychologique2. Le critère socio-linguist ique3. Le critère formel

3. Proposit ion de déf init ion de la f igure1. Une relat ion non linguist ique2. Caractère naturel des relat ions f igurales3. Forme typique des f igures

II. Classement des f igures1. Figures in praesentia et f igures in absentia

1. Autres exemples de f igures in praesentia2. Autres exemples de f igures in absentia3. Relat ivité de l'opposit ion entre f igures syntagmatiques et f igures

paradigmat iques2. Niveaux discursifs

1. Figures du signif iant2. Figures syntaxiques3. Figures sémant iques4. Figures contextuelles

3. Relat ions formellesIII. Importance des f igures d'analogie sémant ique

1. Classement des f igures d'analogie sémant ique2. Forme de présentat ion des métaphores

1. Présentat ion des métaphores in absentia2. Présentat ion des métaphores in praesentia

3. Valeur plus ou moins novatrice des métaphoresIV. Effet des f igures

1. Effets de récept ion1. Récept ion des f igures in absentia2. Récept ion des f igures in praesentia

2. Effet de sens des f igures1. Effets de sens dans les f igures in praesentia2. Effets de sens dans les f igures in absentia3. Statut de sens de l'évocat ion

ConclusionGlossaireBibliographie

Introduction: la rhétorique et les f igures, évolution historique

Sommaire | Texte intégralBibliographie | GlossaireExercices

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Introduction: la rhétorique et les f igures, évolution historique

La rhétorique ant ique const ituait un immense édif ice pédagogique de format ion del'orateur, qui a perdu une part ie de son importance à part ir du moment où l'orateur acessé de jouer un rôle polit ique prépondérant. À la f in du Ie r siècle de notre ère, onnote une évolut ion qui s'est amorcée dès Cicéron (106 - 43 avant J.-C): la rhétoriquedevient plus littéraire. Elle se soucie davantage d'être une technique de discoursorné et non plus seulement une technique de persuasion.

Du même coup, la part ie de l'héritage rhétorique qui va se trouver le plusdurablement enseignée, et ce jusqu'à nos jours, c'est l'elocutio qu'on ident if ie parfoisau style et qu'on peut t raduire plus exactement par « mise en f igure du discours ».Elle a fait l'objet depuis l'ant iquité d'innombrables traités de rhétorique ou traité desfigures.

Cependant ces traités, au f il des siècles ont eu tendance à donner une visionréductrice de l'elocutio. Celle-ci désignait dans la t radit ion ant ique une mise en formetotale du discours, qui le régissait depuis les plus pet ites unités (les sonorités),jusqu'aux plus grandes (la construct ion de la « période », ensemble de proposit ionssyntaxiquement et rythmiquement marquées), en passant par le choix des mots etleur disposit ion dans la phrase. De plus en plus, les t raités ont présenté au contraireles figures comme des ornements purement locaux, surajoutés au discours et sanslien fonct ionnel avec lui.

I. Déf initions de la f igure

Les f igures recouvrent des faits de discours si nombreux et si hétérogènes que larhétorique a toujours eu de la peine à les déf inir rigoureusement. On peut cependantdist inguer deux types d'approche des f igures, selon une perspect ive large et selonune déf init ion restreinte. Quint ilien, qui au Ie r siècle après J.-C. est l'auteur d'unmonumental cours de format ion de l'orateur, l'Institution oratoire, examinesuccessivement ces deux points de vue sur les f igures (au chapit re IX,1,11 de sonlivre).

I.1. La déf inition large ou la f igure comme forme du discours

D'un premier point de vue, on peut déf inir la f igure comme « la forme, quelle qu'ellesoit , donnée à l'expression d'une pensée ». Quint ilien veut dire que tout énoncé atoujours une forme part iculière, de la même façon qu'un corps humain a une formepropre (il est grand ou pet it , maigre ou gros, droit ou tordu, etc.).

Un énoncé a nécessairement aussi une physionomie part iculière: il est long ou bref , ilfait usage de telles sonorités et non de telles autres, il a une syntaxe simple oucomplexe...

Dans ce premier sens, une figure serait donc tout simplement une formepart iculière du discours.

Cependant cet te déf init ion est si large qu'elle ne nous aide guère à repérer cesformes typiques et remarquables qu'on associe ordinairement aux figures. C'estpourquoi Quint ilien lui en préfère une seconde qu'a retenue la t radit ion rhétorique, àquelques variantes près.

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I.2. La déf inition restreinte ou la f igure comme écart

Quint ilien propose de comprendre la f igure comme « un changement raisonné dusens ou du langage par rapport à la manière ordinaire et simple de s'exprimer ». Il faità nouveau un parallèle avec le corps humain: prise au sens restreint , la f igure luiapparaît semblable à l'at t itude volontaire que peut prendre un corps (il est debout,assis ou couché...).

Dans cette accept ion la figure apparaît donc comme un écart délibéré par rapportà une norme de discours.

Cette déf init ion a été indéf iniment reprise depuis Quint ilien. Elle n'en pose pas moinsde nombreux problèmes qui menacent sa cohérence. Elle conjoint un critèrepsychologique (la f igure est une opérat ion volontaire), un critère socio-linguist ique(la f igure s'écarte d'une norme de discours) et un critère formel (la f igure s'écarte dela forme la plus simple du discours). Or chacun de ces critères prête à discussion. Etleur conjonct ion est problémat ique.

I.2.1. Le présupposé psychologique

La théorie de l'écart présuppose que toute f igure relève d'une opérat ion volontaire.Cependant, le discours ordinaire est plein de f igures qui se font sans même qu'on ypense. Comme le remarque déjà Boileau « il se fait autant de f igures à la Halle qu'àl'Académie ». Et ce critère psychologique n'a donc rien de déf initoire: une métaphoreinvolontaire n'en demeure pas moins une f igure.

I.2.2. Le critère socio-linguistique

La théorie de l'écart présuppose qu'il existe une norme générale de discours vis-à-visde laquelle on pourrait mesurer les écarts. Mais on peut fortement douter del'existence d'une telle norme. S'il y a normes, il y en a autant que de genres dediscours et de situat ions de parole. L'histoire de la rhétorique montre d'ailleurs queles normes qu'on a déf inies étaient inf iniment variées et discutables: tantôt on a prispour norme le discours le plus rat ionnel (à l'époque classique notamment sousl'inf luence de la Logique de Port-Royal), tantôt on a considéré que le discours le plusnormal était aussi le plus passionnel (à part ir de L'Essai sur l'origine des langues deRousseau), tantôt on a ident if ié la norme au discours object if de la science (commedans les stylist iques du début du XXe siècle).

I.2.3. Le critère formel

Quint ilien, comme beaucoup de ses hérit iers, associe le discours le plus simple et lediscours le plus commun, ident if iant donc le critère formel à un critère social. Mais lesimple n'est pas toujours le plus commun (il y a, on l'a dit , nombre de f igures dans lelangage ordinaire qui, par exemple, fait un grand usage de métaphores, commelorsqu'on dit « il pleut des cordes », ou de métonymies, comme lorsqu'on propose « allons boire un verre »).

I.3. Proposition de déf inition de la f igure

Au total la déf init ion de la f igure comme écart pose plus de problèmes qu'elle n'en

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résout. Rompant avec la t radit ion rhétorique, je proposerai donc d'en revenir à unedéf init ion généraliste de la f igure tout en la spécif iant un peu.

La figure est une forme typique de relat ion non linguist ique entre des élémentsdiscursifs.

I.3.1. Une relation non linguistique

Cette caractérisat ion de la f igure peut surprendre: comment en ef fet pourrait -il yavoir des formes de relat ion non linguist ique dans le discours? Pour mieux lecomprendre partons d'un exemple. Soit un vers de Malherbe:

Et les f ruits passeront la promesse des f leurs

Il y a dans cet énoncé des formes de relat ion linguist ique: par exemple tous lesphonèmes const itut ifs de « f ruit » forment un ensemble appelé lexème, l'énoncé sedivise en deux syntagmes l'un nominal et l'autre verbal qui entrent en relat ion pourformer une phrase.

Mais il y a aussi des formes de relat ion non linguist ique: on peut remarquer un jeud'échos à la fois sonores et sémant iques entre « f ruits » et « f leurs », et un autreentre « passeront » (c'est-à-dire au sens classique « dépasseront ») et « promesse ». Ces éléments forment un chiasme* c'est-à-dire une distribut ion de signif iants oude signif icat ions sous une forme symétrique abba. Or cet te relat ion de symétrie nerépond à aucune règle linguist ique et ne peut servir à déf inir aucune unitélinguist ique. Elle t ient purement à la part icularité du discours réalisé.

Ce serait aussi le cas d'une paronomase (rapprochement de phonèmesressemblants) comme dans le vers de Mallarmé « aboli bibelot »). Et il en va demême pour de nombreuses autres formes de relat ion entre les éléments dudiscours.

I.3.2. Caractère naturel des relations f igurales

On notera que les relat ions non linguist iques const itut ives des f igures ne sont pasdes relat ions conventionnelles apprises (comme les relat ions linguist iques quiassocient arbit rairement des formes et des signif icat ions) mais des relat ionsnaturelles universellement perceptibles (de ressemblance, de contraste, deproximité, de déplacement, de permutat ion, d'incomplétude ou d'augmentat ion).

I.3.3. Forme typique des f igures

Ces formes de relat ions non linguist iques, bien qu'elles ne relèvent pas d'uneconvent ion, sont récurrentes et typiques dans le discours. Les traités des f iguresont tendance à les présenter comme une sorte de code des part icularités dudiscours. Mais le champ des f igures est ouvert . Et les limites de ce qu'on peutcaractériser comme typique restent mal déf inissables. Cela explique qu'il y aitbeaucoup de cas douteux entre f igure et non f igure.

II. Classement des f igures

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On peut se proposer un classement des f igures selon plusieurs critères: l'axe dudiscours (syntagmatique ou paradigmat ique) selon lequel elles se présentent, leniveau des éléments discursifs où elles interviennent, la forme de relat ion qu'ellesinst ituent entre les éléments discursifs.

II.1. Figures in praesentia et f igures in absentia

On peut opposer deux types de f igures, selon qu'elles établissent des relat ionsentre éléments co-présents du discours (f igure s in praesentia*, ou encoresyntagmatiques), ou selon qu'elles établissent des relat ions entre élémentsprésents dans le discours et éléments absents mais qu'on at tendrait virtuellementdans le même contexte (f igures in absentia* ou encore paradigmatiques).

Pour illustrer cet te opposit ion, on peut prendre l'exemple d'une f igure qui connaîtdeux sous-espèces au fonct ionnement foncièrement dif férent, l'une syntagmatiqueet l'autre paradigmat ique, c'est la métaphore. Seule la seconde espèce entred'ailleurs dans la catégorie des t ropes.

La métaphore in praesentia* propose un rapprochement analogique entre deuxréalités explicitement désignées dans le discours et réunies dans une relat ion de co-présence.

Soleil cou coupé(Apollinaire)

La métaphore in absentia* propose un rapprochement analogique entre une réalitéexplicitement désignée dans le discours et une autre qu'on at tendrait virtuellementdans le même contexte mais qui n'est pas nommée et doit être évoquée par ledest inataire.

Nous fumons tous ici l'opium de la grande altitude(Henri Michaux)

Nota Bene: Le terme présent “opium”, inattendu dans ce contexte, entreen rapport analogique avec d'autres termes virtuellement plus probablescomme “air”.

II.1.1. Autres exemples de f igures in praesentia

L'anaphore* (reprise d'un mot en tête de phrase ou d'un membre de phrase) est unef igure in praesentia:

Tendre épouse, c'est toi, qu'appelait son amour,Toi qu'il pleurait la nuit, toi qu'il pleurait le jour.

(Delille)

L'antanaclase* (reprise d'un même mot ou expression dans deux accept ionsdif férentes) est une f igure in praesentia:

O j'ai lieu, ô j'ai lieu de louer(Saint- John Perse))

Nota Bene: L'expression “avoir lieu” est prise d'abord absolument, ausens d'“exister”, puis transitivement (“avoir lieu de ”) au sens d'“avoir desraisons de”.

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L'antithèse* (mise en opposit ion de deux termes ou de deux signif icat ions à t raversdes formulat ions syntaxiques parallèles) est une f igure in praesentia:

Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants(Racine)

Le pléonasme* (répét it ion d'une idée à l'aide des mêmes mots ou d'expressions demême sens) est une f igure in praesentia:

Je l'ai vu, dis- je, vu de mes propres yeux,Ce qu'on appelle vu...

(Molière)

Une femme est une femme(Godard)

II.1.2. Autres exemples de f igures in absentia

L a périphrase* (locut ion déf initoire ou caractérisante mise à la place du motpropre).

La gent trotte-menu(La Fontaine)

Nota Bene: pour les souris

L'ensemble des t ropes* – f igures de subst itut ion portant sur un mot (métaphore inabsent ia, métonymie,synecdoque) – const itue par déf init ion un groupe de f igures inabsentia.

Sa main désespéréeM'a fait boire la mort dans la coupe sacrée

(Marmontel)Nota Bene: Métonymie, substitution de l'effet “la mort” pour la cause “lepoison mortel”

II.1.3. Relativité de l'opposition entre f igures syntagmatiques etf igures paradigmatiques

L'opposit ion des deux types de f igures syntagmatiques (in praesentia) etparadigmatiques (in absentia) est prat ique pour une classif icat ion des f igures maiselle reste relat ive. Effect ivement, si une f igure est toujours repérée d'abord sur l'undes axes du discours, syntagmatique ou paradigmat ique, elle engagenécessairement l'autre dans son déchif f rement.

Ainsi une f igure dite in praesentia comme l'antanaclase (cf . supra « O j'ai lieu, ô j'ailieu de louer ») sera d'abord repérée sur l'axe syntagmatique comme répét it ion designif iants. Mais elle ne sera véritablement comprise que lorsqu'on l'opposera, surl'axe paradigmat ique, à un contexte virtuel plus lit téral (par exemple « O j'ai lieu, j'aides raisons de louer »).

À l'inverse une f igure dite in absentia comme la métaphore in absentia (Cf. supra « Nous fumons tous ici l'opium de la haute alt itude ») sera déchif f rée sur fond derapports paradigmat iques avec un terme plus lit téral (« l'air raréf ié »), mais sa valeurmétaphorique présuppose la reconnaissance de son impropriété dans la phrase,

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c'est-à-dire des rapports syntagmatiques d'infract ion combinatoire.

II.2. Niveaux discursifs

Un autre critère d'ident if icat ion et de classement des f igures t ient au niveaudiscursif des éléments qu'elles mettent en relat ion. On dist inguera ainsi

des f igures du signif iant ,des f igures syntaxiques,des f igures sémant iqueset des f igures référent ielles.

Quel que soit le niveau discursif où les f igures sont repérées, elles sont f inalementjust iciables d'une interprétat ion sémantique.

II.2.1. Figures du signif iant

Les f igures du signif iant* reposent sur des relat ions in praesentia ou in absentiaentre phonèmes (ou graphèmes).

Exemples de f igures du signif iant in praesentia:

La paronomase* rapproche des sonorités semblables. On parle d'allitérat ions* si lerapprochement porte uniquement sur des consonnes et d'assonances* s'il porteuniquement sur des voyelles.

Il pleure dans mon cœurComme il pleut sur la ville

(Verlaine)

La suff ixat ion* ajoute une syllabe en f in de mot à un mot complet .

J mdemandd squ'on fait icigosur cette boule d'indigo

(Queneau)

Dis donc la bleusaille. ...(Céline)

Nota Bene: suffixation du “bleu”, au sens du “nouveau” dans un corpsd'armée

L'épenthèse* ajoute une let t re ou une syllabe à l'intérieur du mot.

Merdre!(A. Jarry)

Exemples de f igures du signif iant in absentia

L'aphérèse* retranche une let t re ou une syllabe en début de mot.

Las

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Nota Bene: pour “hélas”

L'apocope* retranche une let t re ou une syllabe en f in de mot.

Il demande au sous-of f ...(Céline)

Nota Bene: pour “sous-officier”

La syncope* opère la suppression d'une let t re ou d'une syllabe à l'intérieur du mot.

et c'est la mort assurémentqui provoque ces enterrments

(Queneau)

Le Groupe Mu a également relevé des f igures opérant une suppression-adjonctionde let t res ou de syllabes, f igures qui n'ont pas de nom tradit ionnel.

oneille(Jarry)

Nota Bene: pour “oreille”

II.2.2. Figures syntaxiques

Les f igures syntaxiques mettent en jeu des relat ions entre formes de construct ionde phrase.

Exemples de f igures syntaxiques in praesentia

L'épanorthose*est une f igure syntaxique qui consiste à reprendre et corriger laformulat ion d'un membre de phrase .

Ceci m'arrive après cette étape, la dernière de celles qui prolongeaient la route;la plus extrême, celle qui touche aux confins, celle que j'ai fixée d'avance commela frontière, le but géographique, le gain auquel j'ai conclu de m'en tenir.

(Segalen)Nota Bene: double épanorthose procédant d'abord à un ensemble dereprise des qualifications de “cette étape”, puis à un ensemble dereformulations du terme“frontière”.

Le parallélisme* dédouble des construct ions syntaxiques analogues appliquées àdes contenus dif férents.

Le sable atteint la bouche: silence. Le sable atteint les yeux: nuit.(Hugo)

J'ai langui, j'ai séché, dans les feux, dans les larmes(Racine)

Nota Bene: Le parallélisme syntaxique est ici le cadre d'un chiasmesémant ique, c'est-à-dire une distribution symétrique de termes référantà la douceur et à la brulûre, au feu et à l'eau.

Exemples de f igures syntaxiques in absentia

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L'ellipse* est la suppression de certains éléments de la séquence discursive qui sontseulement implicités et à reconst ituer d'après le contexte.

Je t'aimais inconstant, qu'aurais- je fait fidèle?(Racine)

Nota Bene: Il faut comprendre: “je t'aimais alors que tu étais inconstant,qu'aurais- je fait si tu avais été fidèle”.

L'anacoluthe* ou rupture de construct ion laisse at tendre un développementsyntaxique qui n'apparaît pas et auquel s'en subst itue un autre.

Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il ya dessous un précipice (...), son imagination prévaudra.

(Pascal)Nota Bene: Le groupe nominal “le plus grand philosophe du monde”n'est le sujet d'aucun verbe et reste dépourvu de fonction, tandis que laphrase lui substitue une autre construction qui commence avec le groupenominal “son imagination”.

Le zeugme* est l'ellipse de la répét it ion d'un terme régissant ou régi.

Tout tremblait dans l'immense édifice et soi-même des pieds aux oreillespossédé par le tremblement...

(Céline)Nota Bene: la phrase fait l'ellipse de la répétition de “tremblait” après“soi-même”

II.2.3. Figures sémantiques

Les f igures sémantiques mettent en jeu des formes part iculières de relat ion inpraesentia ou in absentia entre des représentat ions sémant iques.

Exemples de f igures sémantiques in praesentia

La métaphore in praesentia* est une f igure de rapprochement analogique entredeux représentat ions co-présentes.

Nous faisons basculer la balance hémist iche(Hugo)

On appelle parfois métaphore maxima* ce type d'analogie présentée par unesimple apposit ion sans aucun mot de liaison.

L'oxymore* est un rapprochement syntaxique (souvent à t ravers une relat ion nom-adject if ) de termes sémant iquement ant ithét iques.

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles(Corneille)

L'attelage* coordonne dans une seule construct ion des termes appartenant à deschamps sémant iques hétérogènes (souvent des termes concrets et des termesabstraits).

Vêtu de probité candide et de lin blanc

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(Hugo)

L'hypallage* t ransfère une caractérisat ion d'un terme à un autre qui lui est associépar cont iguï té.

Elle lève encore la main dans le désordre blond de ses cheveux.(Duras)

Le bruit ferrugineux du grelot(Proust)

Exemple de f igures sémantiques in absentia.

L a synecdoque* est un trope qui subst itue à un terme un autre terme plusgénérique (synecdoque généralisante) ou plus spécif ique (synecdoquepart icularisante). La synecdoque généralisante tend vers l'abstrait , tandis que lasynecdoque part icularisante a un ef fet pit toresque et imagé. La synecdoque peutaussi opérer des subst itut ions de terme sur la basse de rapports entre le tout et lapart ie, le plus englobant ou le plus part iel.

ennuis kilométriques(Laforgue)

Nota Bene: “kilométriques” pour “longs” apparaît comme uneparticularisation.

quadrupède écume et son oeil étincelle(Fontaine)

Nota Bene: quadrupède est ici substitué au littéral “lion”, la synecdoqueest généralisante.

Souvenez-vous qu'il règne et qu'un f ront couronné...(Racine)

Nota Bene: “front”; vaut ici pour la personne - le roi Pyrrhus - et désignedonc le tout par la partie.

La métonymie* subst itue à un terme un autre qui lui est associé par cont iguï tématérielle ou symbolique.

C'est la reine des fleurs de lis.(Malherbe)

Nota Bene: Le s “fleurs de lis” étant symboliquement l'emblème de laFrance servent à la désigner.

L a métaphore in absentia* subst itue à un ou plusieurs termes at tendus, carvirtuellement plus lit téraux dans le contexte, un autre terme qui leur est associé paranalogie.

C'était à l'aurore d'une convalescence...(Michaux)

II.2.4. Figures contextuelles

Certaines f igures se laissent repérer à part ir d'une relat ion entre une représentat ionsémant ique et un contexte de discours ou de réalité. Il s'agit de f igures inabsentia mais qui ne sont pas signalées d'abord par une infract ion combinatoire.

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C'est la connaissance du contexte qui les révèle comme des relat ions impropres.

C'est le cas de l'ironie* qui consiste pour le locuteur à assumer f ict ivement unjugement d'évaluat ion contraire à ses propres valeurs (esthét iques, morales,af fect ives, etc.) et qui apparaît donc comme le discours d'autrui polémiquement cité.En ce sens l'ironie relève du dialogisme.

Candide, qui tremblait comme un philosophe, se cacha du mieux qu'il putpendant cette boucherie héroïque.

(Voltaire)Nota Bene: En contexte l'ironie se laisse déceler à partir desévaluations contradictoires impliquées par les termes “boucherie” et“héroïque”; mais nous ne pouvons savoir que l'ironie porte sur laseconde évaluation, et non la première, qu'à partir d'une connaissancede la personne de Voltaire et des valeurs qu'il défend.

L'hyperbole* est la formulat ion exagérée d'une réalité.

Rome entière noyée au sang de ses enfants.(Corneille)

Nota Bene: L'hyperbole est repérée à partir de l'invraisemblancematérielle de la réalité évoquée.

La litote* est la formulat ion at ténuée d'une réalité.

Va, je ne te hais point.(Corneille)

Nota Bene: Seule la connaissance du contexte de la pièce permetd'identifier dans cette formulation de Chimène une atténuation del'expression de son amour pour le Cid.

II.3. Relations formelles

Un dernier type de classement des f igures s'intéressera non plus au niveau discursifoù elles apparaissent mais à la forme de relat ion qu'elles établissent entre leséléments qu'elles mettent en jeu.

On a dit que les relat ions f igurales étaient non convent ionnelles (à la dif férence desrelat ions linguist iques qui sont inst ituées et apprises). En revanche les relat ionsf igurales relèvent de rapports percept ifs ou logiques simples immédiatementsaisissables en dehors de toute convent ion.

Ces rapports sont de plusieurs types:

analogie, ant ithèse, contraste, inclusion, cont iguï tésuppression, adjonct ion, permutat ion, subst itut ion

Certaines des f igures se laissent décrire selon plusieurs de ces rapports simultanés.Ainsi la métaphore in absentia implique à la fois des rapports de subst itut ion etdes rapports d'analogie.

L'analogie régit des f igures fondées sur des rapports de ressemblance à dif férentsniveaux comme la paronomase, la métaphore, le parallélisme syntaxique, lepléonasme.

L'antithèse régit des f igures fondées sur des rapports de stricte contradict ioncomme l'antithèse syntaxique, l'oxymore et l'ironie.

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Le contraste régit des f igures fondées sur des rapports entre éléments non pascontradictoires mais hétérogènes comme l'attelage.

Les rapports d'inclusion régissent les f igures fondées sur des rapports entre toutet part ie, genre et espèce comme la synecdoque.

Le groupe Mu dans sa Rhétorique générale (1970) a par ailleurs tenté de décriretoutes les f igures de rhétorique selon 4 opérat ions logiques simples: suppression,adjonction, permutat ion et substitut ion d'éléments discursifs saisis tantôt auniveau du signif iant , tantôt au niveau du signif ié. Ce modèle ressaisit implicitementtoutes les f igures sous l'angle de la subst itut ion (c'est-à-dire d'un point de vueparadigmat ique). Il apparaît cependant moins précis pour décrire certaines f igures inpraesentia (par exemple les relat ions de parallélisme syntaxique).

III. Importance des f igures d'analogie sémantique

Les f igures d'analogie ont un statut privilégié parmi les autres f igures en raison deleur f réquence dans les formes ordinaires du discours tout comme dans le discourslit téraire, et également en raison de leur richesse d'évocat ion, nettement plus élevéeque celle de la plupart des autres f igures.

III.1. Classement des f igures d'analogie sémantique

On peut classer les f igures d'analogie sémant ique selon leur forme deprésentat ion syntaxique qui correspond aussi à des degrés d'explicitat ion de larelat ion analogique et de ses termes.

On dist inguera ainsi:

a. énoncé de ressemblance: ses joues sont semblables à des rosesb. comparaison: ses joues sont comme des rosesc. métaphore in praesentia: les roses de ses jouesd. métaphore in absentia: le baume est dans sa bouche et les roses dehors

Dans a et b, la nature de la relat ion est explicitée ainsi que ses termes. Dans c lestermes de la relat ion sont explicités mais pas la nature de la relat ion. Dans d, un seulterme de la relat ion est explicité et pas la nature de la relat ion. Le travail d'évocat ionaugmente avec l'implicitat ion.

III.2. Forme de présentation des métaphores

III.2.1. Présentation des métaphores in absentia

L e repérage d'une métaphore in absentia s'opère à part ir du constat d'unecontradict ion entre règles combinatoires syntaxiques (présupposant lacompat ibilité des termes liés) et règles combinatoires sémantiques (dénonçantl'incompat ibilité des termes liés).

Le lien syntaxique présupposant la compat ibilité des termes peut être de nature t rèsdiverse.

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a. Relat ion sujet-verbe

Mon âme rêveuse appareillePour un ciel lointain

(Baudelaire)

b. Relat ion verbe-objet

Quand notre cœur a fait une fois sa vendange(Baudelaire)

c. Relat ion nom-complément du nom

Voilà que j'ai touché l'automne des idées(Baudelaire)

d. Relat ion nom-adject if

la pendule enrhumée(Baudelaire)

III.2.2. Présentation des métaphores in praesentia

Les métaphores in praesentia sont présentées sous des formes syntaxiquesdiverses mais qui ont toutes une valeur d'identif icat ion.

a. Relat ion sujet-prédicat

Mon cœur est un palais flétri par la cohue(Baudelaire)

b. Relat ion d'apposit ion

Par ces deux grands yeux noirs, soupiraux de ton âme(Baudelaire)

c. Relat ion nom-complément à valeur d'ident if icat ion apposit ive

Dans l'enfer de ton lit devenir Proserpine(Baudelaire)

Nota Bene: ton lit est un enfer; ton lit, cet enfer...

III.3. Valeur plus ou moins novatrice des métaphores

Les métaphores sont extrêmement courantes dans le discours ordinaire. Dans leurlivre, Les métaphores dans la vie quotidienne , G. Lakoff et M. Johnson soulignentmême que « notre système conceptuel ordinaire qui sert à penser et à agir est denature fondamentalement métaphorique ». C'est part iculièrement vrai d'unensemble de concepts abstraits que nous avons tendance à nous représenter defaçon métaphorique. Ainsi, nous nous représentons le temps en termesmétaphoriquement spat iaux (« j'ai du temps devant moi », « le temps est passé »,etc.) ou les émot ions en termes de chocs physiques (« j'ai été f rappé par sonatt itude, » « il a explosé », « je vais craquer », etc.).

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Ces métaphores forment de vastes systèmes analogiques const ituant desensembles de représentat ions propres à une culture donnée. Elles ne sont pasperçues comme telles et appart iennent à notre façon « lit térale » de parler.

Dans les termes de l'ancienne rhétorique, on peut les décrire comme descatachrèses*, ou f igures usées qui n'induisent plus d'ef fets de récept ion ni d'ef fetsde sens mais prennent la place d'une dénominat ion lit térale.

Les pieds du fauteuil

Les métaphores novatrices, courantes dans le discours lit téraire, ne s'invententpas à part ir de rien. La plupart du temps, elles apparaissent comme desprolongements, des spécif icat ions et des renouvellements d'équivalencesmétaphoriques déjà établies dans le discours ordinaire.

Dans À l'Ombre des jeunes filles en fleurs, Proust s'appuie sur une équivalencemétaphorique entre “jeunes filles” et “fleurs” dont la tradition remonte au moins auRoman de la Rose et qui a été nourrie par des siècles de poésie, notamment à laRenaissance. Mais lorsqu'il écrit que nos regards “butinent” le visage des jeunesfilles et que notre désir “sucre lentement notre cœur ”, par extension desimplications d'une métaphore conventionnelle il parvient à des métaphoresinédites et surprenantes.

IV. Ef fet des f igures

Les f igures du discours produisent des ef fets sur la réception du discours et surson interprétat ion.

IV.1. Ef fets de réception

Les f igures dans le discours ont pour ef fet de troubler, retarder et complexif ierl'interprétat ion du discours. Là où le discours est perçu comme littéral , on peut direqu'une représentat ion sémant ique immédiate vient s'associer à une formediscursive. La signif icat ion apparaît transparente. Là où le discours est perçu commefiguré , le dest inataire éprouve qu'il doit procéder à la reconnaissance d'une relat ionf igurale pour accéder à l'interprétat ion du sens du discours.

La réquisit ion d'une coopérat ion du dest inataire dans la récept ion des f igures estplus ou moins forte selon qu'on a af faire à des f igures in absentia ou in praesentia.Indispensable dans le cas des f igures in absentia, le t ravail interprétat if dudest inataire apparaît facultat if dans le cas des f igures in praesentia.

IV.1.1. Réception des f igures in absentia

Les f igures in absentia sont d'abord reconnues sur fond d'une lacune discursive (parexemple dans le cas de l'ellipse évoquée en II.2.2. « Je t 'aimais inconstant, qu'aurais-je fait f idèle ») ou d'une contradict ion entre règles combinatoires syntaxiques etrègles combinatoires sémant iques.

Ainsi dans l'exemple de métaphore in absentia:

Haleine de la terre en culture(Claudel)

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la relat ion syntaxique de déterminat ion du nom (« haleine ») par un complément (« de la terre en culture ») est formellement af f irmée. Mais sémant iquement « de laterre en culture » n'est pas un caractérisant sémant iquement admissible de « haleine ». Il y a donc tension entre divers niveaux de règles combinatoires. Cettetension signale l'impropriété d'un des termes de la relat ion.

Les relat ions de f iguralité in absentia sont donc marquées par l'incomplétude. Sansune coopérat ion act ive du dest inataire, le discours ne suff it pas à fournir unereprésentat ion sémant ique acceptable. On peut donc dire que les f igures in absentiainduisent une relat ion de récept ion contraignante – ou encore « tendue » – avec ledest inataire.

IV.1.2. Réception des f igures in praesentia

Les f igures in praesentia (comme la paronomase ou le parallélisme) se signalent àl'at tent ion du dest inataire non par une incomplétude discursive mais par un surplusde relat ions. Aux relat ions linguist iques lit térales s'en surajoutent d'autres (décritesen II.3., comme l'analogie ou le contraste) qui viennent surdéterminer le discours.

Ainsi dans l'exemple de paronomase d e I.3.1. (« aboli bibelot ») à la relat ionsémant ique de caractérisat ion du nom par l'adject if s'ajoute une relat ion deressemblance entre nom et adject if .

La récept ion des f igures in praesentia présente pour le dest inataire un caractèreplus facultat if (que celle des f igures in absentia) dans la mesure où il peut parvenir àune représentat ion sémant ique sat isfaisante indépendamment de leurreconnaissance. S'il néglige ces relat ions, il manque néanmoins une part ie desrapports implicites entre éléments du discours et , par voie de conséquence, unepart ie des ef fets de sens implicites du discours (ainsi dans notre exemple l'analogieimplicite entre la fut ilité du bibelot et le néant de son « abolit ion »).

IV.2. Ef fets de sens des f igures

Les f igures qu'elles soient in praesentia ou in absentia provoquent la récept ion à unsupplément d'élaborat ion de relat ions entre éléments discursifs présents ouéléments discursifs présents et absents (mais at tendus ou vraisemblables dans lecontexte).

IV.2.1. Ef fets de sens dans les f igures in praesentia

Dans les f igures in praesentia, les relat ions f igurales mettent en relief desrapports élémentaires (d'analogie, de contraste, etc.) entre segments de discoursmais elles laissent implicites les just if icat ions de ces mises en rapport . Elles ouvrentainsi à un travail d'évocation de ces just if icat ions qu'il revient au dest inataired'opérer, sur la base de sa compétence culturelle, c'est-à-dire de sa connaissancedes associat ions de représentat ions propres à une langue et une culture donnée.Cette évocation const itue l'effet de sens de la f igure.

Soleil cou coupé(Apollinaire)

Nota Bene: L'effet de sens de cette métaphore in praesentia tient àl'évocation de toutes les associations qu'elle engendre. L'évocation

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l'évocation de toutes les associations qu'elle engendre. L'évocationprend la forme de la recherche des points de vue x, y, z , etc. souslesquels on peut rapprocher ces deux représentations. Ainsi: “le soleil estcomme un cou coupé, du point de vue de la forme ronde, du point devue de la couleur sanguine, du point de l'épanchement de cette couleur,du point de vue d'un effet de déclin, etc.”

Et les fruits passeront la promesse des fleurs(Malherbe)

Nota Bene: La relation figurale met en relief une relation symétrique de“fruits” à “fleurs” par delà deux autres termes qui forment le pivot de lasymétrie (“passeront” et “promesse”). La relation symétrique conjointanalogie des termes et antithèse dans leur distribution. Elle embraye untravail de recherche de justifications: en quoi “fleurs” et “fruits” peuvent- ilsêtre dits à la fois semblables et opposés? En ce qu'il s'agit bien dumême être végétal, transformé il est vrai par la maturation, et saisi tantôtsous l'aspect de sa virtualité et tantôt sous celui de sa réalisation. Larelation figurale a montré sensiblement ce qui pourra êtresémantiquement paraphrasé dans le travail d'évocation.

IV.2.2. Ef fets de sens dans les f igures in absentia

Dans le cas d'une f igure in absentia, l'évocation se fait en deux temps. C'est d'abordcelle du ou des termes attendus plus vraisemblablement dans le mêmecontexte. Une fois ce ou ces termes déf inis, c'est celle des just if icat ions de lasubstitut ion à ces termes d'un autre moins attendu.

Haleine de la terre en culture(Claudel)

Nota Bene: Il s'agira d'abord de rechercher des substituts virtuelsd'“haleine”, terme impropre en contexte. Il y a plusieurs candidatspossibles tels que “brume, vent, souffle, etc.”. On procèdera ensuite à larecherche des justifications de l'une ou l'autre de ces substitutions. La“brume” est comme une “haleine” par l'apparence vaporeuse, parl'humidité, par la tiédeur, par le caractère presque animé de cettemanifestation physique, etc.

IV.2.3. Statut de sens de l'évocation

L'ef fet de sens des f igures est donc de l'ordre d'une évocation et non d'unesignif icat ion. Entendons par là qu'à la dif férence d'une signif icat ion limitée à unereprésentat ion, l'évocation a la forme d'un raisonnement, que son champ dejust if icat ions est ouvert et non limitat if , que l'ordre des just if icat ions peut y êtrevariable.

Conclusion

La reconnaissance et le déchif f rement des f igures sont indispensables à uneinterprétat ion des énoncés lit téraires. Les f igures nous invitent à parcourir lecontexte de l'univers symbolique propre à une culture donnée pour y t rouver le sensdes relat ions qu'elles pointent entre éléments discursifs sans en expliciterent ièrement les raisons.

Glossaire

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allitérat ionsanacolutheanaphoreantanaclaseant ithèseaphérèseapocopeassonancesattelagecatachrèsechiasmeellipseépanorthoseépenthèsef igures du signif iantf igures in absentiaf igures in praesentiahypallagehyperboleironielitotemétaphore in absentia (1)métaphore in absentia (2)métaphore in praesentia (1)métaphore in praesentia (2)métaphore maximamétonymieoxymoreparallélismeparonomasepériphrasepléonasmesuff ixat ionsyncopesynecdoquetropeszeugme

Bibliographie

BONHOMME, Marc (1998). Les figures clés du discours . Paris: Seuil, coll. « Mémo »DUMARSAIS, César Chesneau (1730). Des tropes . Paris: Flammarion, 1988.DUPRIEZ , Bernard (1984). Gradus. Paris: 10/18 n°1370.FONTANIER, Pierre (1827). Les figures du discours . Paris: Flammarion, 1977.JENNY, Laurent (1990). La Parole singulière. Paris: Belin.LAKOFF, George et JOHNSON, Mark (1985). Les Métaphores dans la viequotidienne. Paris: Minuit .MORIER, Henri (1989). Dictionnaire de poétique et de rhétorique . Paris: PUF.GROUPE MU (1970). Rhétorique générale. Paris: Larousse.QUINTILIEN (1978). Institution oratoire, livres VIII et IX. Paris: Les Belles Lettres.RICŒUR, Paul (1975). La Métaphore vive. Paris: Seuil.SEARLE, John R. (1982). « La métaphore » in Sens et expression . Paris: Minuit .SPERBER, Dan (1975). « Rudiments de rhétorique cognit ive », Poétique, n°23.

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Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesVersificationLaurent Jenny, © 2003Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

Introduct ion: le vers et le poème

I. Le rythme1. Deux concept ions du rythme

1. Concept ion numériste du rythme2. Concept ion énonciat ive du rythme3. Généralité du rythme dans le discours4. L'ident if icat ion du rythme

2. Convent ions pour la notat ion rythmique1. Accents2. Prosodie

1. Décompte des syllabes2. Hiatus

3. Découpage des mesures rythmiques1. Rythme et limites métriques2. Rythme et syntaxe

3. Les valeurs du rythme1. Valeurs icôniques2. Valeurs expressives3. Valeurs connotat ives4. Valeurs f igurales

II. Le vers1. Déf init ion générale du vers2. Vers et mètre

1. Dif férents types de mètres2. Dif férents mètres en français

1. Mètres simples2. Mètres composés

3. Virtualités expressives des dif férents mètres en français1. Le décasyllabe2. L'alexandrin3. Les mètres impairs

4. Vers pseudométriques5. Vers libres

3. Césure1. Déf init ion de la césure2. Affaiblissement de la césure

III. Versif icat ion et ef fets de sens1. Discordances

1. Figures de discordance dans le vers métrique1. Rejets2. Contrerejets3. Enjambements

2. Les discordances dans le « vers libre »3. Fonct ion des discordances

1. Effets sur la récept ion

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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2. Effets mimét iques3. Effets sémant iques

2. Vers et parallélisme1. Rimes

1. Forme et qualité de la rime2. Fonct ion strophique de la rime3. Fonct ions sémant iques de la rime

1. Stratégie classique de la rime2. Stratégie romant ique de la rime

ConclusionBibliographie

Introduction: le vers et le poème

Le vers est une forme du signif iant qui n'est pas absolument nécessaire au poèmecomme nous le montrent beaucoup de poèmes modernes depuis les Petits poèmesen prose de Baudelaire jusqu'aux Calligrammes d'Apollinaire ou aux poèmes àcontraintes de Georges Perec.

Cependant il existe des aff inités entre le vers, qui, dans sa forme métrique, reposesur un parallélisme de forme, et la forme sémant ique du poème, le plus souventconstruite comme une suite d'analogies.

Plus largement, on peut considérer le discours en vers comme un cas part iculier dudiscours à contrainte: en ef fet des contraintes de forme, concernant le signif iant ,viennent s'ajouter aux contraintes grammaticales et discursives ordinaires. Cettecomplexité formelle favorise une complexité sémantique du poème.

I. Le rythme

I.1. Deux conceptions du rythme

Dans l'approche contemporaine du vers, deux approches sensiblement dif férentesdu rythme s'opposent. On peut appeler la première numériste et la secondeénonciat ive.

I.1.1. Conception numériste du rythme

Dans la concept ion numériste du rythme, on découpe le discours en mesuresrythmiques délimitées par des accents et déf inies par leur nombre de syllabes. C'estune façon courante de procéder depuis le 19e siècle. Elle est parfois rendueproblémat ique par des désaccords des auteurs sur les accents à prendre encompte. Cependant, ces dernières années des proposit ions intéressantes etrigoureuses ont été faites [MILNER ET REGNAULT, 1987 ] pour clarif ier la quest ion del'accent.

I.1.2. Conception énonciative du rythme

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Fig.2 - Meschonnic, Pour la poétique III ,les notations rythmiques.

Le théoricien Henri MESCHONNIC [1982] adéveloppé une concept ion énonciat ive durythme. Plus complexe, elle prend en comptenon seulement une mult iplicité d'accentshétérogènes, les uns obligatoires et les autresfacultat ifs (notamment des accents de débutde mot) mais aussi les reprises de phonèmesvocaliques et consonant iques. HenriMeschonnic a mis au point un systèmepersonnel de notat ion de ces conf igurat ionsrythmiques.

Et il a ident if ié le rythme à « l'inscript ion dusujet dans son discours », c'est-à-dire uneexpression de la singularité de l'auteur dans laforme des signif iants de son discours. Maiscette approche présente plusieursinconvénients. D'une part la notat ion prend encompte des données trop composites pourrépondre à une not ion claire du rythme. D'autrepart elle apparaît , pour cet te raison même,malaisément interprétable.

I.1.3. Généralité du rythme dans lediscours

Quelle que soit la déf init ion du rythme verbalqu'on adopte, le rythme n'est pas une caractérist ique spécif ique du vers. Toutdiscours est nécessairement porteur d'un rythme (régulier ou irrégulier). On peutseulement dire que la forme du vers régulier (ou métrique) favorise la régularité desrythmes.

I.1.4. L'identif ication du rythme

Nous adopterons une approche numériste du rythme, sans perdre de vue que lerythme n'est qu'un aspect dérivé et non essent iel du fonct ionnement du vers, maisqui peut produire des ef fets de sens.

Dans le cadre de ce cours, nous ne prendrons pas en considérat ion les problèmesrythmiques qui intéressent la dict ion du vers (cf . [MILNER ET REGNAULT 1987] ) et nousnous en t iendrons à une approche simplif iée du rythme.

Il est d'ailleurs à remarquer qu'autant les règles du vers ont été strictement codif iéesau cours de son histoire, autant le rythme est af faire d'interprétat ion. Il a donné lieuà des descript ions extrêmement divergentes, voire contradictoires.

I.2. Conventions pour la notation rythmique

Nous appliquerons un certain nombre de convent ions simples permettant undécoupage rythmique du discours en vers. La mesure rythmique est délimitée, laplupart du temps, par les accents (cf . except ions I.2.1. et I.2.3.2).

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I.2.1. Accents

On ne prend en considérat ion que les accents de f ins mots sémantiquementpleins (non proclit iques) ou en posit ion de f in de syntagme. Nous ne tenons pascompte des accents « facultat ifs » (af fect ifs ou d'insistance) évoqués par certainsauteurs ni des supposés « accents métriques » (MORIER 1961, MAZALEYRAT 1974,DESSONS 2000) censés marquer automat iquement les f ins d'hémist iche ou f ins devers.

En français, l'accent tonique porte sur la dernière voyelle prononcée (nonmuette) du mot ou groupe de mots.

Dans la langue courante, on tend à désaccentuer les mots accentuables situés àl'intérieur du syntagme (ex: chemin de fer) mais dans le vers on accentueprat iquement tous les mots accentuables c'est-à-dire sémant iquement pleins(ex: chemin de fer), ainsi que les clit iques de f in de syntagme (ex: je ne sais pas).

Les adject ifs monosyllabiques antéposés font corps avec le nom et ne portentpas l'accent. Ils ne forment pas de mesure rythmique. Les adject ifspolysyllabiques antéposés portent un accent léger et forment une mesurerythmique. (cf . I.2.3.).

I.2.2. Prosodie

Les règles du décompte syllabique const ituent en français la prosodie (dansd'autres systèmes de versif icat ion, dits « quant itat ifs » la prosodie concerne lesrègles servant à déf inir syllabes longues et syllabes brèves).

I.2.2.1. Décompte des syllabes

Dans le vers f rançais toutes les syllabes sont comptées y compris celles quicomportent un e caduc entre consonnes (e caduc prononçable). En revanche les ecaducs élidables ne forment pas de syllabe.

enchantement (4 syllabes)la vi(e) amoureuse (5 syllabes)pour parvenir (4 syllabes)que penses- tu (4 syllabes)nauf rage (2 syllabes)que dis- je (2 syllabes)je ne le répéterai pas (8 syllabes)Avec Britannicus (6 syllabes).

I.2.2.2. Hiatus

Dans le vers f rançais les suites de voyelles en hiatus comptent pour une syllabe (ondit qu'elles sont comptées en synérèse) ou pour deux syllabes (on dit qu'elles sontcomptées en diérèse), non pas selon le choix du poète mais selon la tradit ionétymologique. Si l'hiatus provient étymologiquement d'une seule voyelle, il estcompté en synérèse. Si l'hiatus provient d'un hiatus dans la langue d'origine(part iculièrement le lat in), il est compté en diérèse.

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fier (1 syllabe, latin ferum)li- on (2 syllabe, latin le-o )miel (1 syllabe, latin mel)opi-um (2 syllabes, latin opi-um)dicti- on (2 syllabes, latin dicti-o )mi-asme (2 syllabes, grec mi-asma)

Ces li- ens d'or, ceste bouche vermeille(Ronsard)

Va te purifi- er dans l'air supéri-eur(Baudelaire)

Le po-ëte suscite avec un glaive nuSon siècle épouvanté de n'avoir pas connuQue la mort tri- omphait dans cette voix étrange!

(Mallarmé)

Il y a de nombreuses except ions, notamment dans les formes de conjugaison, àcette régle générale. Pour le détail, on se reportera aux manuels (par ex., MAZALEYRAT,1974).

À part ir de Baudelaire, on constate que les poètes prennent certaines libertés avecla t radit ion étymologique dans un souci d'expressivité (allongement ou abrègementdu rythme).

I.2.3. Découpage des mesures rythmiques.

Lorsque la syllabe accentuée est suivie d'un e caduc f inal prononçable(interconsonant ique non élidable), le e caduc forme une syllabe qui est rejetée dansla mesure rythmique suivante. On parle alors de coupe enjambante.

Des clo/ches tout à coup // sau/ tent avec furie (= 2/4//1/5)(Baudelaire)

Le bau/m(e) est dans sa bouch(e)// et les ro/ ses dehors (= 2/4//3/3)(Malherbe)

Cependant, si le e caduc prononçable est suivi d'une ponctuat ion forte, la mesuref init après lui. On parle alors de coupe lyrique.

Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peauxD'hommes! /Des arcs-en-ciel // tendus /comme des brides (= 2/4//2/4)

(Rimbaud)

Le s adject ifs antéposés portent un accent léger et forment une mesurerythmique qui entre en composit ion avec une autre. On notera cetenchaînement de mesures par un t iret (-) et non une barre oblique (/).

A/me par le doux masqu//(e) aspirant/ une fleur (= 1/ 3-1//3/3)(Verlaine)

I.2.3.1. Rythme et limites métriques

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Le découpage rythmique opère à l'intérieur des limites métriques (à l'intérieurdu vers et des hémist iches) et ne forme de mesures rythmiques ni d'un vers à unautre, ni d'un hémist iche à un autre, même si le sens incite à d'autresregroupements.

Bérénic/(e) à mes vœux // ne serait plus/ contrair(e) (= 3/3//4/2)(Racine)

Cependant certains vers font except ion à part ir de Victor Hugo. Ce sont les versimproprement appelés t rimètres romantiques (ef fect ivement leur caractérist iqueest rythmique et non métrique). Dans ces vers, le rythme ternaire régulier (4/4/4)l'emporte sur la limite métrique de la césure.

Les coups du sort,/ les coups(//) de mer,/ les coups de vent (= 4/4/4)(Hugo)

I.2.3.2. Rythme et syntaxe

Le découpage rythmique en f rançais, dépendant des accents de f ins de mots etde f ins de groupe de mots, correspond approximativement au découpagesyntaxique de la phrase. Il en donne une forme sensible.

Cependant, dans le vers, il est un cas où se produit un certain déboîtement entredécoupage rythmique et le découpage syntaxique: c'est lorsqu'une f in d'hémist icheou une f in de vers s'achève sur une syllabe théoriquement inaccentuable (proclit iqueou syllabe interne à un mot).

Quel sépulcral nauf rage (tu (= 4-2/2)Le sais, écu/me, mais y baves) (=2/2/4)

(Mallarmé)

j'appris le grec et le la t in (= 2/2/4)le français et la géométr- (= 3/5)ie et l'algèbr(e) et le dessin. (= 4/4)

(Queneau)

I.3. Les valeurs du rythme

Les types de rythmes sont suscept ibles de prendre diverses valeurs sémant iques:icôniques, expressives, connotat ives ou f igurales.

I.3.1. Valeurs icôniques

Il arrive que le rythme fasse image, c'est-à-dire imite par sa précipitat ion ou salenteur, sa régularité ou son irrégularité, le référent de l'énoncé (lorsque celui-ciréfère à des mouvements ou des réalités temporelles)

Des cloches tout à coup//sautent avec furie (= 2/4//1/5)(Baudelaire)

I.3.2. Valeurs expressives

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Certains rythmes f igurent l'at t itude de l'énonciateur (équilibre harmonique, ou aucontraire irrégularité des mesures traduisant, un t rouble émot ionnel, avec toute lagamme des at t itudes intermédiaires).

Je puis faire les rois,// je puis les déposer (= 2/4//2/4)(Racine)

Ah! / c'est un rêv/e ! Non!// Nous n'y consentons point ! (= 1/3/2//6)(Hugo)

I.3.3. Valeurs connotatives

Certains rythmes évoquent des types de discours. C'est le cas, par exemple, desrythmes majeurs (const itués de mesures rythmiques régulièrement ascendantes)qui ont une valeur fortement oratoire ou emphat ique et s'opposent aux rythmesmineurs (régulièrement descendants), à valeur plus prosaïque et dépressive.

Moi-mê/me devant vous // j'aurais voulu marcher (= 2/4//6)(Racine)

Et, comme subissant // l'attracti-on d'un gouf f r(e) (= 6//4/2)(Hugo)

I.3.4. Valeurs f igurales

Enfin, les rapports entre mesures rythmiques peuvent être le support de relat ionsf igurales (analogie, contrastes, symétries) entre les termes qui les const ituent.

La tempêt (e) est é cum(e)// et la f lamm(e) est fumée. (= 3/3//3/3 antithèse)(Hugo)

Eau,/quand donc pleuvras- tu? // quand tonneras- tu, foudr(e)? (1/5//5/1symétrie)

(Baudelaire)

Sa lumiè/re pâlit ,//sa couron/ne se cach(e) (3/3//3/3 analogie)(Malherbe)

II. Le vers

II.1. Déf inition générale du vers

Le vers est une forme du signif iant autorisant une segmentat ion du discoursselon des principes non linguist iques, et servant de cadre à des réalisat ionsrythmiques libres.

Par principes non linguist iques, il faut entendre que les formes déf inies par laversif icat ion (mètre ou vers libre) ne relèvent pas des règles grammaticalesd'engendrement du discours (aucune règle, dans la langue, ne nous prescrit , parexemple, de former des énoncés d'un nombre déf ini de syllabes).

Ces principes non linguist iques peuvent consister en un décompte d'unités

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préalablement déf inies (vers métriques) ou en unités spat iales comme la ligne(vers dits « libres »). On peut en imaginer de nouvelles, répondant à divers typesde contraintes. Par exemple un vers const itué d'un nombre déf ini de let tres(comme dans Alphabets de Georges Perec) et non plus de syllabes const itue unnouveau type de vers métrique. L'histoire du vers n'est pas close.

Les formes du signif iant const itut ives du vers sont arbitraires, mais, dans le casde la plupart des vers métriques, non sans af f inité avec le système phonologique dela langue où elles apparaissent. Elles peuvent être t radit ionnelles ou relever d'uneinvention individuelle.

II.2. Vers et mètre

Tous les vers ne sont donc pas des mètres. On appelle mètres seulement les verscomptés, quelles que soient les unités comptées.

O lac! rochers muets! // grottes! forêt obscure! (= 6//6)(Lamartine)

Les vers libres, ne sont pas comptés, et ne sont donc pas des mètres.

O Les arcencielesques dissonances de la Tour dans sa télégraphie sans fil(Cendrars)

II.2.1. Dif férents types de mètres

Dans les vers t radit ionnels, on peut compter des séquences de syllabes brèveset longues o u pieds (vers quantitat if comme en grec ou en lat in); on peutcompter des séquences de syllabes accentuées et inaccentuées que l'on t raitecomme des longues et des brèves de pieds ant iques (vers accentuel comme enanglais); on peut compter des syllabes considérées toutes comme équivalentes(vers numérique comme en français).

Tityre, tu patulae // recubans sub tegmine fagi (/- uu/-uu/- //uu/uu/-uu/- - / hexamètredactylique)

(Virgile)

And kiss'd her thougt less babes with many a tear (u- /u- /u- /u- /uu- = iambes +anapeste)

(Goldsmith)

Beaux et grands bâtiments //d'éternelle structure (6//6)(Malherbe)

Dans les vers t radit ionnels, il y a af f inité entre le système phonologique de la langueet le type de vers qui y apparaît . Ainsi le vers quantitat if présuppose une langue oùles dif férences de quant ité syllabique jouent un rôle phonologique (c'est-à-direpermettent de dif férencier une paire de mots semblables sauf par la quant ité d'unesyllabe); de même le vers accentuel ne se conçoit que dans une langue où l'accentest fort , mobile et joue ce même rôle phonologique de dist inct ion.

Les tentat ives pour plaquer un système métrique d'une langue sur une autrerépondant à d'autres principes phonologiques sont vouées à l'échec. Ainsi à laRenaissance, le poète Baïf , après d'autres, a tenté de transposer la versif icat ionquant itat ive des langues anciennes sur le f rançais.

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On sait que ce poète a eu l'idée, tout en conservant le syllabisme tradit ionnel, maisgrâce à des combinaisons prosodiques de brèves et de longues semblables à cellesdes anciens, de rendre sensibles les rapports de durée que la prononciat ion établitentre les syllabes. Ces vers nouveaux, qui n'auraient plus besoin d'être ornés d'unerime, permettraient au choix du poète de reconst ituer les mètres disparus des Grecset des Lat ins, d'obtenir à volonté des hexamètres et des pentamètres, desasclépiades et des spahiques, des alcaïques et des sénaires iambiques. Ainsi tousles mots du texte, judicieusement t raités syllabe par syllabe, of f riraient auxmusiciens des quant ités certaines et seraient parfaitement intelligibles auxauditeurs.

Vers 1565, Baïf passe à la mise à exécution de son programme. Nouspossédons de lui plusieurs de ces recueils de pièces ainsi composées (..). Lespremières de ces œuvres sont écrites selon l'orthographe ordinaire, comme lasuivante, qui est extraite des Chansonnettes. Chaque vers y est composé de deuxtrochées, d'un dactyle et d'une syllabe longue, selon le schéma (-u-u-uu- )

En voici le texte :

Babillarde, qui toujours viensLe sommeil et le songe troubler,Qui me fait heureux et contentBabillarde aronde, tais- toi....

(Lote, 1988, 139-140)

II.2.2. Dif férents mètres en f rançais

En français, les mètres sont tantôt simples (tous les pet its vers en dessous de 8syllabes), tantôt composés (à part ir de 9 syllabes).

L'octosyllabe a historiquement tantôt été t raité comme composé (4 + 4 syllabesséparées par une césure) et tantôt comme simple (non césuré avec un rythme librefaisant varier 4/4, 3/5, 5/3).

II.2.2.1. Mètres simples

On ident if ie un mètre simple par un nombre unique et f ixe de syllabes. Ainsil'hexasyllabe est un mètre simple de 6 syllabes. L'heptasyllabe est un mètresimple de 7 syllabes. Dans les mètres simples la distribut ion des accents est libre.

Dieu! la voix sépulcraleDes Djinns!... Quel bruit ils font! (6)

(Hugo)

II.2.2.2. Mètres composés

On ident if ie un mètre composé par une composit ion de deux nombres f ixes desyllabes (appelés chacun hémist iche bien qu'ils ne coupent pas toujours le vers endeux part ies égales) obligatoirement séparés par une limite de mot (ou césure).

Certains mètres composés, comme l'alexandrin, n'ont qu'une seule composit ion denombres (ou posit ion de césure) possible : 6 + 6 syllabes (mais non 3 + 9 ou 5 + 7

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syllabes).

L'orchestre au grand complet // contrefait mes sanglots (6//6)(Aragon)

D'autres vers, comme l'ennéasyllabe ou le décasyllabe sont suscept iblesd'adopter deux formules dif férentes de composit ion métrique (et donc de posit ionde césure). Dans ce cas là, un vers (déf ini par son nombre total de syllabes)recouvre donc deux mètres dif férents.

Ainsi l'ennéasyllable peut être un mètre 3+6 ou 4+5.

Sus debout // la merveille des bellesAllons voir // sur les herbes nouvelles (3//6)

(Malherbe)

Tournez , tournez //bons chevaux de bois (4//5)(Verlaine)

Le décasyllabe peut être une composit ion de 4 + 6 syllabes ou de 5 + 5 syllabes,mètre dit taratantara, (mais non de 2 + 8 ou 3 + 7 syllabes).

La mer, la mer, // toujours recommencée! (4//6)(Valéry)

Nous aurons des lits // pleins d'odeurs légères (5//5)(Baudelaire)

Lorsqu'on traite un vers selon une formule métrique, on n'en change pas en coursde poème (jusqu'à Rimbaud). On ne peut donc trouver un poème en décasyllabesfaisant alterner 4//6 et 5//5. Dans le décasyllabe 4//6, il arrive qu'on ait une césureexcept ionnelle 6//4.

II.2.3. Virtualités des dif férents mètres en f rançais

Le choix d'un mètre déf ini par un poète répond à ses virtualités expressives.Ef f ect ivement chaque mètre favorise l'apparit ion de certaines relat ionsrythmiques et , par voie de conséquence, de certains ef fets de sens.

II.2.3.1 Le décasyllabe

Ainsi le décasyllabe 4//6 induit naturellement un rythme majeur, et, en tant que tela une valeur dynamique et oratoire. Mais le décasyllabe 5//5 repose sur leparallélisme de de ses deux hémist iches (comme l'alexandrin) et favorise desrelat ions de sens qui sont de l'ordre du parallélisme, de l'analogie ou del'ant ithèse terme à terme.

Pâles esprits, // et vous ombres poudreuses (4//6)(Du Bellay)

Nos deux cœurs seront // deux vastes flambeaux (5//5)(Baudelaire)

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Fig.3 - Ronsard, Abrégé de l'art poétiquefrançais.

II.2.3.2 L'alexandrin

L'alexandrin, plus ample, a détrôné ledécasyllabe en tant que grand vers f rançais àla Renaissance. Ronsard le qualif ie de vershéroïque dans ses Hymnes de 1555. Et il enconf irme la dignité dans son Abrégé de l'artpoétique français (1565).

Les alexandrins tiennent la place en nostrelangue, telle que les vers heroïques entre lesGrecs & et les Latins (..). La composition desAlexandrins doibt estre grave, hautaine, & (sifault ainsi parler) altiloque, d'autant qu'ilz sontplus longs que les autres, & sentiroyent laprose, si n'estoyent composez de motzesleus, graves, & resonnans, & d'une rymeassez riche, afin que telle richesse empeschele stille de la prose, & qu'elle se gardetousjours dans les oreilles jusques à la fin del'autre vers.

(Ronsard, 1565, 25)

Il faudra par HENRY, le grand Roy desFrançois,Commencer, & finir, comme au Roy quisurpasseEn grandeur tous les Roys de cette terrebasse (6//6)

(Ronsard)

II.2.3.3. Les mètres impairs

Les mètres impairs sont t radit ionnellement liés à la chanson.

Ainsi le pentasyllabe (5 syllabes), l'heptasyllabe (7 syllabes) ou l'ennéasyllabe (9syllabes) employés seuls ou en composit ion avec des vers pairs ou impairs.

Cette Anne si belle,Qu'on vante si fort,Pourquoi ne vient-elle,Vraiment elle a tort (pentasyllabe)

(Chanson, Malherbe)

Enfin après les tempêtesNous voici rendus au port :Enfin nous voyons nos têtesHors de l'injure du sort (heptasyllabe)

(Ode, Malherbe)

L'air est plein d'une haleine de roses,Tous les vents tiennent leurs bouches closes

(Chanson, Malherbe)

Ils connaissent une fortune nouvelle à la f in du 19e siècle, avec l'œuvre de Verlaineet de Rimbaud. L'ennéasyllabe cesse alors d'être césuré et est t raité comme unmètre simple au rythme f luide.

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On voit de même apparaître chez Rimbaud un endécasyllabe (11 syllabes) noncésuré.

Loin des oiseaux, des troupeaux , des villageoises, (11 = 4/3/4)Je buvais, accroupi dans quelque bruyère (11 = 3/3/5)

(Rimbaud)

II.2.4. Vers pseudo-métriques.

Après 1870, on voit apparaître, mêlés à des alexandrins réguliers, des pseudo-alexandrins (comprenant 12 syllabes mais sans respecter la formule métrique 6 +6). On dira qu'il s'agit de vers pseudo-métriques. Ils sont t raités commealexandrins par analogie avec le contexte mais rompent le fonct ionnement dupoème métrique comme retour régulier des nombres (ce qu'on peut aussiappeler jeu du vers à vers).

Dans les clapotements // furieux des marées,Moi, l'autre hiver, plus sourd // que les cerveaux d'enfants,Je courus! Et les Pé(//)ninsules démarréesN'ont pas subi tohu- (//)bohus plus triomphants.

(Rimbaud)

À l'inverse dans des poèmes en vers libres (non comptés), il reste souvent des verscoïncidant avec des mètres connus (par exemple des alexandrins). Ils peuvent êtretraités comme des citat ions de mètres. Pris dans un contexte de vers libres, ils nesuff isent pas à induire un fonct ionnement métrique du poème.

C'est la toux dans les dortoirs du lycée qui rentre,C'est la tisane sans le foyer,La phtisie pulmonair(e) // attristant le foyer (6//6)Et toute la misère des grands centres.

(Laforgue)

II.2.5. Vers libres.

Le vers dit « libre »,ne se déf init paspar le nombre. Ilrépond à unprincipe spat ial out ypographique: unvers libre est unelignetypographiquel i b r e (c'est-à-direqu'on peutl'interrompre oùl'on veut avant lamarge droite etparfois au-delà à laligne suivante).

Tu marchesvers Auteuil tuveux aller

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Fig.4 - Mallarmé, Un coup de dés.

chez toi àpiedDormir parmites fétichesd'Océanie etde GuinéeIls sont desChrist d'uneautre forme etd'une autrecroyanceCe sont les Christ inférieurs des obscures espérancesAdieu AdieuSoleil cou coupé

(Apollinaire)

Le vers libre n'implique aucune structure de retour (aucun jeu du vers à vers)chaque vers étant autonome et virtuellement dif férent de tous les autres.

On peut considérer qu'à part ir du Coup de dés de Mallarmé (1897), la forme dusignif iant déf inissant un ensemble de sens n'est plus limitée à la ligne mais peutaussi devenir la page ou la double page. Il y a expansion de la spat ialitétypographique du vers.

II.3. Césure

II.3.1. Déf inition de la césure

La césure est une posit ion f ixe de limite de mot dans les mètres composés .

Il est passé // ce moment des plaisirs (4//6)(Parny)

J'étais seul, l'autre soir, // au Théâtre-Français (6//6)(Musset)

L a césure est donc une not ion mét rique (et non rythmique) : sa place estindépendante de la distribut ion des accents et découle a priori du type demètre choisi par le poète. En conséquence, la césure peut être respectée ou non(dans les vers pseudométriques) mais ne peut en aucun cas être déplacée, mêmesi elle intervient entre des termes fortement liés syntagmatiquement (un proclit iqueet son terme d'appui par exemple).

Noirs inconnus, si nous // allions! allons! allons (6//6)(Rimbaud)

Lorsqu'on observe la structure métrique (et non rythmique) d'un poème, on nes'intéresse pas à la distribut ion des coupes rythmiques mais on cherche à ident if ierle ou les mètres, simples ou composés, impliqués dans la strophe. Dans le casoù un vers est suscept ible de plusieurs posit ions de césure, pour déf inir le type demètre auquel on a af faire, on cherche dans le poème quelle est la posit ion de césurequi est toujours respectée.

Les fleurs des eaux // referment leurs corolles;Des peupliers // profilent aux lointains,Droits et serrés, // leurs spectres incertains;Vers les buissons //errent les lucioles. (décasyllabe 4//6)

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(Verlaine)

II.3.2. Af faiblissement de la césure

L a césure peut se t rouver affaiblie chaque fois que la netteté de lareconnaissance du nombre est at teinte.

Ce peut être le cas si un premier hémist iche f init par un e caduc interconsonant ique(e6// = césure lyrique) ou si un un second hémist iche commence par un e caducinterconsonant ique (//e7 = césure enjambante). Ces types de césure étaientpossibles jusqu'à la Renaissance parce que le e caduc était prononcé même en f inde mot. Depuis l'amuissement du e caduc à la Renaissance, la dict ion peine àprononcer des e caduc en f in d'hémist iche lorsqu'ils sont suivis par une césure,laquelle implique un certain arrêt de la voix, ou lorsqu'ils sont rejetés dansl'hémist iche suivant. C'est pourquoi depuis la Renaissance, ces césures sontproscrites. Elles ont été néanmoins réintroduites à la f in du 19e siècle commetransgressions métriques préparant la ruine du vers compté.

Périssez ! puissance, // justic(e), histoire, à bas! (e6// = césure lyrique)(Rimbaud)

Bonté, respect! Car qu'est- //ce qui nous accompagne (//e7 = césure enjambante)(Verlaine)

Lorsque la césure tombe fréquemment entre des termes étroitement liéssyntagmatiquement , il y a aussi contradict ion entre la netteté du décomptemétrique des syllabes et la dict ion ant i-grammaticale du vers. La mult iplicat ion de cesatteintes f init par entraîner le dérèglement du jeu du vers (à part ir de Rimbaud).

Mon Esprit! Tournons dans // la Morsure : Ah! passezRépubliques de ce // monde! Des empereurs (proclitiques + césure)

(Rimbaud)

Lorsque la posit ion de césure se trouve à l'intérieur d'un mot, l'ident if icat ion dumètre est rendue impossible. Le vers est non césurable. On peut le considérercomme pseudo-métrique.

Nous la voulons! Indus//triels, princes, sénats(Rimbaud)

III. Versif ication et ef fets de sens

La caractérist ique majeure du discours en vers, c'est son ambiguïté de structure.Quelle que soit en ef fet la forme de versif icat ion adoptée (quant itat ive, accentuelle,numérique ou « libre », c'est-à-dire typographique), le discours en vers répond àdeux formes simultanées, une forme linguist ique (la phrase ou le syntagme) et uneforme du vers (par exemple le mètre ou la ligne typographique).

Cette ambiguïté induit dans le discours en vers une virtualité de double lecture. Lediscours en vers peut toujours se lire selon les ensembles linguist iques ou selonles ensembles constitut ifs du vers.

Lorsqu'il y discordance entre ces ensembles, l'ambiguïté de la structure devient

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manifeste au point qu'on a pu dire qu'il y avait vers dès que dans un énoncé il avaitune possibilité de déboîtement entre limites discursives et limites métrique (MILNER,1982). Et il en découle un certain nombre d'effets de sens.

Lorsqu'il y a coïncidence entre ces ensembles, cet te ambiguïté n'apparaît pas defaçon évidente. Elle n'en est pas moins présente dans le discours en vers: en ef fet laforme régulière du vers (métrique) tend vers une organisat ion du discours enparallélismes formels. Il y a donc bien interact ion entre forme du vers et formelinguist ique.

III.1. Discordances

III.1.1. Figures de discordance dans le vers métrique

Dans la t radit ion des traités de versif icat ion, on donne souvent le nom génériqued'enjambement à toutes les f igures de discordance entre vers et discours.

Cependant, on peut se rallier aux proposit ions de MAZALEYRAT (1974, 127) quipropose de dist inguer entre rejet , contrerejet et enjambement .

III.1.1.1. Rejets

On déf inira comme rejet une f in de syntagme discursif ou de phrase qui setrouve située au-delà d'une limite métrique. Par limite métrique, on entendaussi bien la césure que la f in de vers. Il y a donc des rejets au-delà de la césureet des rejets au-delà de la f in de vers.

Rejet au-delà de la césure.

Le peignoir sur la chair // de poule après le bain(Laforgue)

Rejet au-delà de la f in de vers

Et dès lors, je me suis baigné dans le PoèmeDe la mer, infusé d'astres et lactescent

(Rimbaud)

Un rejet entraîne souvent mécaniquement un contrerejet qui lui succèdeimmédiatement.

Les bois noirs sur le ciel, la neige en bandes blanchesAlternent . La nature// a comme dix- sept ans.

(Charles Cros)Nota Bene: Le rejet vers à vers de “Alternent” entraîne le contrerejet à lacésure de “La nature”.

III.1.1.2. Contrerejets

On déf inira comme contrerejet un début de syntagme discursif ou de phrasesitué en deçà d'une limite métrique.

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Contrerejet en deçà de la césure

Toi qui planes avec // l'Albatros des tempêtes(Corbière)

Contrerejet en deçà du vers

Oui, Canaris, tu vois // le sérail, et ma têteArrachée au cercueil pour orner cette fête

(Hugo)

Un contrerejet implique souvent un rejet qui le précède immédiatement.

Ainsi, dans l'exemple ci-dessus, le contrerejet vers à vers de « et ma tête » estprécédé du rejet à la césure de « le sérail ».

III.1.1.3. Enjambements

On dist inguera entre, d'une part , les rejets et contrerejets , qui opèrent la mise envedette d'un terme ou d'un syntagme bref , d'autre part l'enjambement quiconsiste en un débordement de la phrase sur les limites métriques sans miseen vedette part iculière d'un terme.

L'enjambement à la césure concerne donc un seul vers. L'enjambement vers à verspeut s'étendre sur deux vers ou plus.

La lune se balance aux bords de l'horizon;(Lamartine)

Chaque instant te dévore un morceau du déliceÀ chaque homme accordé pour toute sa saison...

(Baudelaire)

III.1.2. Les discordances dans le « vers libre »

Dans le cas du « vers libre », l'ambiguïté de structure du vers se situe entre la formelinguist ique et la ligne typographique (la « liberté » du « vers libre » n'est pas uneliberté de nombre, puisque l'on ne compte pas les syllabes dans le « vers libre », c'estla liberté qu'a la ligne de s'interrompre quand bon lui semble).

Angelus! n'en pouvoir plusDe débâcles nuptiales! de débâcles nuptiales!...

(Jules Laforgue)

Paradoxalement, au cours de son histoire, le « vers libre » a fait t rès peu usage desa liberté (que ce soit chez les inventeurs comme Gustave Khan ou Jules Laforgue,chez des modernistes comme Cendrars ou chez les surréalistes). Il a plutôt joué del a coïncidence entre ensembles discursifs (phrases ou syntagmes) etensembles typographiques (lignes) - au point qu'un crit ique comme JacquesROUBAUD (1978, 115) a pu parler d'un « classicisme du vers libre ». Mais cet tecoïncidence ne produit pas les ef fets de parallélisme qu'on observe dans le versmétrique classique.

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J'ai passé une triste journée à penser à mes amisEt à lire le journalChristVie crucifiée dans le journal grand ouvert que je tiens les bras tendusEnverguresFuséesEbullitionCris.On dirait un aéroplane qui tombe.C'est moi.

(Cendrars)

Il n'en reste pas moins qu'il a également su, au cours de son histoire jouer de ladiscordance. On retrouve donc dans les « vers libres » les mêmes f igures dediscordance que dans le vers métrique (rejets, contrerejets, enjambements) maisces f igures ne peuvent se produire qu'aux limites de vers (f ins de vers et débuts devers) puisque les « vers libres » ne sont pas césurés.

semblables étaient les vaches au tempsde ronsard et pareille la brume etsemblables entre les draps à nu misesles chairs pour le plaisir des bouches

(Jude Stefan)Nota Bene: “de ronsard” et “les chairs” en rejet, “et” en contrerejet

Le « vers libre » a cependant inventé de nouvelles formes de discordance enmanifestant que la ligne typographique pouvait couper non seulement desphrases ou des syntagmes mais même des mots.

La poésie est inadmissible. D'ailleurs elle n'existe pas, sans pantoufle, Sapho - sans pan-touf le de vair - Cendrillon: petit tas de cendres

(Denis Roche)

III.1.3. Fonction des discordances

Les discordances du vers et du discours sont suscept ibles de produire des effetssur plusieurs plans: la réception du discours (ou encore ce qu'on pourrait appeler lerythme du sens) , le mimétisme du discours, la polysémie du discours et lapolyphonie du discours.

III.1.3.1. Ef fets sur la réception

Le jeu de la discordance entre vers et discours fait varier le rythme du sens enproduisant un ef fet de suspens sémantique ou de précipitat ion sémantique.

Lorsqu'il y a rejet ou enjambement , la forme du discours apparaît commeinachevée alors que la forme du vers est déjà achevée. Du coup la signif icat ion dudiscours semble suspendue et comme en at tente de réalisat ion. Le lecteur estamené à ant iciper ces signif icat ions inaccomplies.

Leurs yeux, d'où la divine étincelle est partie,Comme s'ils regardaient // au loin, restent levésAu ciel; on ne les voit // jamais vers les pavésPencher rêveusement leur tête appesantie.

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(Baudelaire)Nota Bene: successivement, rejet à la césure d' “au loin”, rejet vers àvers de “au ciel”, enjambement de l'avant-dernier vers sur le dernier.

Lorsqu'il y a contrerejet , le discours s'achève avant la f in du vers. Du coup lasignif icat ion semble survenir t rop tôt et se précipiter. De fait une nouvelleséquence discursive s'amorce dans la f in du vers créant un nouveau suspens.

Il dit: Debout! Soudain // chaque siècle se lève(Hugo)

Trois mille six cents fois // par heure, la SecondeChuchote: Souviens-toi! //– Rapide, avec sa voixD'insecte, Maintenant dit: Je suis Autrefois

(Baudelaire)

Ainsi, sur le plan de la récept ion, le jeu de la discordance règle et dérègle le f luxdes représentat ions. Et du même coup, il fait varier la sollicitat ion du dest inataire àla construct ion du sens.

III.1.3.2. Ef fets mimétiques

Secondairement, les f igures de discordance peuvent avoir un effet mimétique.Elles peuvent « faire image » en imitant dans le signif iant des mouvements ou desruptures évoqués dans le signif ié (mouvements rapides ou lents, saccades,débordements, ruptures, détachement)

Et la machine ailée en l'azur solitaireFuyait...

(Hugo)

La clepsydre aux parois de roseauxCoule

(Deguy)

III.1.3.3. Ef fets sémantiques

La discordance des limites métriques et des limites syntaxiques a pour ef fet deconjoindre et de disjoindre des ensembles sémantiques en dehors de leursrelat ions syntaxiques naturelles.

La conjonct ion de représentat ions favorise l'établissement de relat ionsanalogiques ou antithét iques entre elles.

Andromaque, je pense // à vous! Ce pet it f leuvePauvre et triste miroir où jadis resplenditL'immense majesté de vos douleurs de veuve.

(Baudelaire)Nota Bene: Le rejet de “à vous” plus le contrerejet de “ce petit fleuve ”associe, dans le second hémistiche du premier vers Andromaque et lefleuve, sous la forme d'une pseudo-apposition à valeur métaphorique.Avant même que les vers suivants ne fassent du fleuve un “miroir”d'Andromaque, la discordance métrique suggère leur identification.

Plus loin, des ifs taillés // en t riangle. La luneD'un soir d'été sur tout cela...

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(Verlaine)Nota Bene: Le contrerejet du premier vers opère la conjonction d'unereprésentation triangulaire et d'un objet courbe, comme pour condenserle paysage en rapports géométriques, et ce indépendamment de lastructure syntaxique qui, elle, est énumérative et traite ces objetssuccessivement.

La disjonction d'ensembles sémantiques libère leurs virtualités de doubles sens.

Le peignoir sur la chair // de poule après le bain(Jules Laforgue)

Nota Bene: Le rejet de “poule” au-delà de la césure disloque lesyntagme “chair de poule ”, et y fait entendre un ou deux autre sens (lesens animal, grotesque, et le sens également dépréciatif de “femmeentretenue”.

Des méduses dit- il des lunes des halosSous mes doigts f ins sans f in // déroulent leurs pâleurs

(Aragon)Nota Bene: Le contrerejet à la césure de “sans fin” rapporte fictivement“sans fin” aux “doigts fins”, jouant sur l'écho de sonorités, avant qu'onrétablisse la lecture syntaxique correcte qui fait de “sans fin” uncomplément de “déroulent”.

je suis un désadapté inadapténé-vroséun impuissantalors sur un divanme voilà donc en train de conter l'emploi de mon temps.

(Queneau)Nota Bene: La dislocation du mot “névrosé” par le rejet en dégage undouble sens - c'est “de naissance” que “je” se sent “névrosé” - quiévoque les carrefours associatifs de la psychanalyse.

Ainsi la duplicité de structure du vers peut entraîner une polysémie du discours,que l'on peut lire selon le vers ou selon le discours, avec des valeurs dif férentes.

Il arrive même que cette polysémie renvoie à une polyphonie du discours: le vers,grâce à son ambiguïté de structure, a en ef fet le pouvoir de dire plusieurs choses àla fois, avec des voix qui peuvent être simultanément dissonantes au sein du Jelyrique.

Le peignoir sur la chair de poule après le bain(Jules Laforgue)

Nota Bene: La notation sensuelle du vers lu “selon le discours” estcomme contestée par une voix dépréciative et antipoétique qui disloquele syntagme “chair de poule ” pour y faire entendre des significationstriviales.

III.2. Vers et parallélisme

Le vers métrique présente const itut ivement une ambiguïté de structure, puisquel e développement du discours s'y conjugue avec le retour du même (mêmenombre dans le mètre et mêmes sonorités dans la rime).

Une structure progressive y est doublée par une structure analogique. Il ne fautdonc pas s'étonner que la forme du vers métrique, reposant sur des analogiesformelles, prédispose à la construct ion d'analogies sémantiques dans lediscours.

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Le malheur de ta fille au tombeau descendue Par un commun trépas,Est- ce quelque dédale où ta raison perdue Ne se recouvre pas?

(Malherbe)Nota Bene: Le retour croisé des alexandrins et des hexasyllabessoutient l'analogie entre mort de la fille et deuil du père, perte de la vie etperte de la raison, descente au tombeau et égarement dans lelabyrinthe.

L'horizon semble un rêve éblouissant où nage,L'écaille de la mer, la plume du nuage,Car l'océan est hydre et le nuage oiseau...

(Hugo)Nota Bene: mise en parallèle de métaphores antithétiques hémistiche àhémistiche et vers à vers.

III.2.1. Rimes

La rime est le retour en f in de vers métrique d'une homophonie portant aumoins sur la dernière voyelle prononcée (éventuellement sur les phonèmes quiprécèdent ainsi que la ou les consonnes qui suivent)

feu / peu

p-eau / drap-eau.

crist -a- l / vit -a- l

III.2.1.1. Forme et qualité des rimes

On parlera de rimes pauvres si l'homophonie porte sur un seul phonème(vocalique), de rime suff isante si elle porte sur deux phonèmes, de rime riche sielle porte sur t rois phonèmes et plus.

Rimes pauvres: un phonèmegenoux/roux, joie/f lamboie, présent/f rémissant, sceau/oiseauRimes suff isantes: deux phonèmesdéfend/enfant, colombe/tombe, tour/amour, crânes/diaphanesRimes riches: trois phonèmes et plusmandragore/fulgore, contemple/temple, cendre/descendre,universelle/ruisselle

À part ir de Ronsard, dans un souci d'équilibrage de la longueur des vers, on adoptepour principe de faire alterner régulièrement des rimes masculines (terminées parune voyelle prononcée, éventuellement suivie d'une consonne) et des rimesféminines (terminées par un e caduc non prononcé au-delà de la voyellehomophonique).

Rimes masculines:propos/repos, séjour/jour, instruit /f ruit , corps/morts, yeux/cieux,penchant/couchant, miel/cielRimes féminines:onde/monde, charmes/armes, innocence/absence, vie/envie, gloire/histoire,éternelle/elle, inspire/écrire, avoue/boue

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Les rimes sont la manifestat ion la plus concrète de la logique du vers à vers selonlequel un vers métrique ne vient jamais seul. Dès lors que le principe del'alternance des rimes est posé, toute rime de f in de vers crée une structured'attente double (retour de la rime de même genre, doublet de rimes de genreopposé).

Dedans des Prez je vis une Dryade,Qui comme fleur s'assisoyt par les fleurs,Et mignotoyt un chappeau de couleurs,Eschevelée en simple verdugade

(Ronsard)

En revanche, même s'il existe des « vers libres » rimés, la rime n'y a pas defonctionnalité, ni même de perceptibilité à l'écoute (ce qui établit bien lecaractère typographique du « vers libre »: pour être reconnue la rime doit y êtrevue). En ef fet , dans le « vers libre » la rime ne vient surdéterminer aucun retour deforme. De fait , dans le « vers libre », la rime a été généralement abandonnée ou misesur le même plan que des jeux d'échos au sein du vers.

Armorial d'anémie!Psautier d'automne!Offertoire de tout mon cib oire de bonheur et de gén ie,À cette hostie si féminine,Et si petite toux sèche maligne,Qu'on voit aux jours déserts, en inconnue,Sert ie en de cendreuses toilettes qui sentent déjà l'hiver,Se fuir le long des cris surhumains de la Mer.

(Jules Laforgue)

III.2.1.2. Fonction strophique de la rime

Dans les genres non lyriques (discours dramat ique, poésie descript ive ounarrat ive) la rime est le plus souvent plate, c'est-à-dire qu'elle répond àl'agencement AAbbCCdd.... Les rimes plates ne const ituent pas de strophes.

Quoi? le beau nom de fille est un titre, ma sœur,Dont vous voulez quitter la charmante douceur,Et de vous marier vous osez faire fête?Ce vulgaire dessein vous peut monter en tête?

(Molière)

Un e st rophe est un assemblage de vers répondant à un agencement demètres et de rimes créant une structure d'attente. Il y a structure d'attentedès que le retour de la rime (ou du mètre) cesse de répondre à une successionsimple, ainsi lorsqu'on fait se succéder des rimes croisées (AbAb) ouembrassées (AbbA), ou lorsqu'on se propose des schémas plus complexes (aBaaB,aaBccB, etc.).

À la cohérence formelle de la strophe (réalisée par le schéma de rimes)correspond en général une cohérence sémantique et syntaxique. Une strophef init la plupart du temps par une ponctuat ion forte. Il y a cependant des cas dediscordance entre strophe et discours analogues à ceux qu'on observe au planmétrique (rejets, contrerejets ou enjambements strophe à strophe).

De même qu'un mètre ne vient jamais seul, une strophe ne vient en principejamais seule mais répète toujours son schéma au moins une fois.

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Jusqu'à la f in du 19e siècle, lorsque l'on const itue des strophes hétéromètres(const ituées de mètres dif férents), à des mètres identiques correspondentgénéralement des rimes identiques dans la strophe.

En Grèce! en Grèce! adieu, vous tous! il faut partir!Qu'enfin, après le sang de ce peuple martyr, Le sang vil des bourreaux ruisselle!En Grèce ô mes amis! vengeance! liberté!Ce turban sur mon front! ce sabre à mon côté! Allons! ce cheval, qu'on le selle!

(Hugo)Nota Bene: Schéma de rimes: AAbCCbSchéma de mètres: 12-12-8-12-12-8

On notera cependant le cas du vers libre classique. Le vers libre classique, telqu'il est prat iqué dans les Fables de Lafontaine, consiste en une composit ion librede mètres tradit ionnels af in d'en exploiter les virtualités expressives. Or, dans levers libre classique, on peut avoir, à côté de rimes plates, des agencements derimes non plates sans constitut ion de strophes (c'est-à-dire de retours del'agencement des mètres et de l'agencement des rimes).

Le Chêne un jour dit au Roseau Vous avez bien sujet d'accuser la Nature;Un roitelet pour vous est un pesant fardeau. Le moindre vent qui d'aventure Fait rider la face de l'eau Vous oblige à baisser la tête:Cependant que mon front, au Caucase pareil,Non content d'arrêter les rayons du Soleil, Brave l'effort de la tempête....

(La Fontaine)Nota Bene: Schéma de mètres: 8-8-12-8-8-8-12-12-8Schéma de rimes:AbAbAcDDc

Au 20e siècle, lorsqu'il y a contrariété entre rimes et mètres, on parle decontrerimes par référence au t it re du recueil de Paul-Jean Toulet (1921) fondé surce principe.

Chaque bruit m'est connu comme un trouble Qui vient de toi Il n'est de plus terrible loi Qu'à vivre double...

(Aragon)Nota Bene: Chaque heptasyllabe rime avec un tétrasyllabe.

III.2.1.3. Fonctions sémantiques de la rime

La rime explore dans la langue des homophonies de mots ou de f ins de mots. Etdu même coup, elle opère des associat ions sémantiques arbitraires entretermes de la langue. Toute une part de l'ident ité d'une langue t ient auxcarrefours imaginaires spécif iques que l'homophonie y dessine: ainsi c'estseulement en français que « mer » et « mère » sont associés par l'homophonie

La poésie rimée s'ef force de récupérer ces hasards de la langue comme uneressource d'invention sémantique. Cependant, historiquement, des at t itudesopposées vis-à-vis de l'arbitraire de la rime se sont succédé.

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opposées vis-à-vis de l'arbitraire de la rime se sont succédé.

Schématiquement, là où les classiques ont essayé de réduire l'arbit raire desassociat ions sémant iques de la rime, les romantiques et leurs successeurs l'ontexploité comme une ressource de surprise.

III.2.1.3.1. Stratégie classique de la rime

Les classiques ont recherché dans la langue des homophones qui étaient aussi soitdes homonymes (ou des termes sémant iquement) soit des antonymes (termes enopposit ion sémant ique).

ombre/sombre, larmes/alarmes, colère/sévère, ténèbres/funèbres,mémoire/gloire, honneur/bonheurinnocence/puissance, of fense/vengeance, mourir/guérir, maîtresse/tristesse,menace/bonace

Par ailleurs, ils ont la plupart du temps évité l'hétérogénéité lexicale, c'est-à-direl'assemblage de mots à la rime trop dissemblables par la longueur (pas demonosyllabes rimant avec des mots longs) ou par la catégorie grammaticale (pas demot-out ils rimant avec des mots sémant iquement pleins).

III.2.1.3.2. Stratégie romantique de la rime

À part ir des Orientales de Victor Hugo (1829), les poètes du 19e siècle ont aucontraire cherché à assembler par la rime des termes lexicalement etsémantiquement éloignés. Ils ont privilégié l'hétérogénéité lexicale etsémantique (le contraste plutôt que l'analogie ou l'ant ithèse);

marines/narines, se traîne/Ukraine, d'eux/deux, spahis/maïs, Barcelone/colonne,dune/d'une

(Hugo, Les Orientales)

Cette tendance s'est accentuée jusqu'à culminer avec les Odes funambulesques deThéodore de Banville (1857) qui t ransforment la rime en véritables jeux de mots,associant de façon inat tendue des termes lexicalement hétérogènes et de registreséloignés.

frontons/croûtons, charabia/tibia, hydromel/Brummel, ils font/profond,astuces/Russes, notaires/panthères

(Banville, Odes funambulesques)

Conclusion

Historiquement le principe de l'ambiguïté de structure du vers a d'abord servi àmettre en valeur des jeux de concordance entre forme et discours, répondant à uneimage harmonique et totalisante du monde. À part ir du 19e siècle, il a plutôt privilégiéles jeux de la discordance, de l'impair et de la méprise - act ivant du même couppolysémie et suggest ions sémant iques:

De la musique avant toute chose

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Et pour cela préfère l'ImpairPlus vague et plus soluble dans l'air,Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n'ailles pointChoisir tes mots sans quelques méprise:Rien de plus cher que la chanson griseOù l'Indécis au Précis se joint;

(Verlaine, Art poétique, 1882)

Le « vers libre », pour sa part , sans renoncer aux jeux de la concordance ou de ladiscordance, a rompu avec le principe métrique du « vers à vers ». Il ne se conçoitpas en dehors de l'espace typographique de la page. C'est un vers visuel et nonplus oral. Et il présente la parole poét ique comme une suite d'instants immédiatset discontinus, dans un monde qui a renoncé à la totalisat ion et qui privilégiel'instantanéité.

Bibliographie

AQUIEN, Michèle (1990). La versification. Paris: P.U.F., coll. « Que sais-je? ».CORNULIER, Benoît de (1982). Théorie du vers. Paris: Seuil.DESSONS, Gérard (2000). Introduction à l'analyse du poème. Paris: Nathan.LOTE, Georges (1988). Histoire du vers français , t .IV, 2e part ie, I. Publicat ionsde l'université de Provence.MAZALEYRAT, Jean (1974). Eléments de métrique française. Paris: A. Colin.MESCHONNIC, Henri (1982). Critique du rythme. Verdier.MILNER, Jean-Claude (1982). « Réf lexions sur le fonct ionnement du versfrançais », in Ordres et raisons de langue . Paris: Seuil.MILNER, Jean-Claude & REGNAULT, François (1987). Dire le vers. Paris: Seuil.MORIER, Henri (1961). Dictionnaire de poétique et de rhétorique . Paris: P.U.F.ROUBAUD, Jacques (1978). La vieillesse d'Alexandre. Paris: Maspero.RONSARD, Pierre de (1565). Abrégé de l'art poétique français . Didier, 1949.

Edition: Ambroise Barras, 2003-2004 //

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Méthodes et problèmesL'interprétationLaurent Jenny, © 2005 Dpt de Français moderne – Université de Genève

Sommaire

I. Pourquoi interpréter les énoncés lit téraires?1. L'interprétat ion des énoncés en général2. L'interprétat ion des énoncés lit téraires

1. L'interprétat ion de l'énoncé2. L'interprétat ion de l'énonciat ion3. L'interprétat ion du genre discursif

3. Caractérist iques des signif icat ions indirectesII. La décision d'interpréter

1. L'interprétat ion inscrite dans le genre2. L'interprétat ion déclenchée par l'évolut ion du contexte3. L'interprétat ion déclenchée par des infract ions au principe de pert inence4. L'interprétat ion déclenchée par des récurrences sémant iques

III. Les stratégies interprétat ives1. Les stratégies f inalistes

1. Le risque de circularité2. L'intérêt pragmatique de l'interprétat ion f inaliste

2. Les stratégies compréhensives1. L'exemple du dîner de Turin

IV. Interprétat ion et « horizons d'at tente »

Bibliographie

I. Pourquoi interpréter les énoncés littéraires?

Étudier les textes lit téraires, cela revient, pour une grande part , à les interpréter,c'est-à-dire à en extraire des signif icat ions indirectes. Telle est la f inalité de cetteprat ique pédagogique qu'est « l'explicat ion de textes ». Et, c'est aussi, sur un modeplus ambit ieux, ce que vise la crit ique lit téraire: renouveler par une interprétat ion deleur sens la compréhension des énoncés légués par la t radit ion ou classés comme « lit téraires » par le « canon ».

Cette act ivité est si essent ielle aux études lit téraires qu'il importe de réf léchir à salégit imité. Avons-nous raison d'interpréter les textes? Selon quels critères le faisons-nous? Qu'est-ce qui garant it la validité de nos interprétat ions?

I.1. L'interprétation des énoncés en général

Il faut tout d'abord remarquer que l'at t itude interprétat ive n'est pas le propre de larécept ion lit téraire des textes. Elle caractérise la communicat ion verbale en général.Les énoncés ne se suff isent pas à eux-mêmes, contrairement à ce que suggéraientles schémas de la communicat ion proposés dans les années 1960 par la linguist iquede l'énoncé. Ainsi Roman Jakobson (JAKOBSON, 1963) décrivait la communicat ion

Sommaire | Texte intégralBibliographieExercices

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comme la simple t ransmission d'un message le long d'un canal, d'un émetteur à undest inataire, par le moyen d'un code linguist ique.

Cependant il s'agit là d'une vision simpliste de la communicat ion. Pour êtrepleinement compris, un énoncé verbal doit être complété par la convocat ion d'unensemble d'informat ions contextuelles, de savoirs et de raisonnements. La « pragmatique » s'est donnée pour tâche de décrire cet te act ivité qui conduit du sensd'une « phrase » (le message proprement linguist ique) à celui d'un « énoncé » (lasignif icat ion visée à t ravers cet te phrase dans un contexte donné).

La phrase « J'ai acheté le journal » n'a pas la même signif icat ion si elle est proféréepar un magnat de la presse ou par un lecteur de quot idiens. Adressée par ce dernierà un de ses proches, elle peut avoir pour signif icat ion indirecte: « Il est inut ile que tuachètes le journal puisque je l'ai déjà fait ».

Si on a pu ignorer longtemps cet aspect interprétat if de la récept ion des énoncés,dans la communicat ion quot idienne, c'est qu'il s'agit d'une act ivité acquise parapprent issage mais largement inconsciente.

I.2. L'interprétation des énoncés littéraires

A fortiori la quest ion de l'interprétat ion se pose pour les énoncés lit téraires.Effect ivement, il s'agit d'énoncés part iculièrement riches en signif icat ions impliquées.De plus, ils proviennent souvent de contextes éloignés, soit historiquement (lalangue et les codes culturels ont changé), soit géographiquement (les savoirsculturels auxquels ils font allusion sont ignorés de nous). Les énoncés lit térairessollicitent donc de notre part une grande act ivité interprétat ive.

Je prendrai pour exemple une phrase extraite du « Convive des dernières fêtes »,l'un des Contes cruels (1883) de Villiers de l'Isle-Adam:

Sur le boulevard, Clio la Cendrée se renversa, rieuse, au fond de la calèche, et,comme son tigre métis attendait en esclave: – À la Maison Dorée! dit- elle.

Pour être compris, un énoncé aussi simple que celui-ci requiert en fait un ensemblede savoirs linguist iques et encyclopédiques préalables. Linguist iquement, nousdevons savoir quelle est la des signif icat ions du mot « t igre »: dans ce contexte, ildésigne une sorte de groom au service d'une élégante. Encyclopédiquement, nousdevons aussi savoir que la « Maison Dorée » est un restaurant parisien à la mode àla f in du XIXè me siècle, f réquenté par des gens du monde mais aussi des demi-mondaines (c'est là que Swann cherche à retrouver Odette, dans Un amour deSwann, le soir où elle part avant lui du salon Verdurin).

I.2.1. L'interprétation de l'énoncé

La signif icat ion de l'énoncé ne se réduit cependant pas à sa référence factuelle.Thématiquement, la « Maison Dorée » symbolise le luxe et la volupté qui vont entreren contraste avec la cruauté maniaque du « baron Saturne » (amateur d'exécut ionscapitales) , venu se joindre au groupe des noceurs qui dînent à la Maison Dorée. La « névrose moderne », telle qu'elle est dépeinte par Villiers, est faite de cetteconjonct ion de raf f inement et de sadisme. Telle est le sens f inal de la nouvelle, quit ire la « cruauté » du côté de la pathologie mentale.

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I.2.2. L'interprétation de l'énonciation

Dans les énoncés lit téraires, l'énonciat ion est souvent à interpréter, part iculièrementlorsque le narrateur ne nous est pas présenté comme un personnage. Même si lenarrateur est extradiégét ique ou si, dans des genres non narrat ifs, l'on a af faire à unénonciateur anonyme, nous pouvons reconstruire une certaine image del'énonciateur à part ir de ce qu'il nous laisse apercevoir de son savoir, de sesjugements de valeur ou de ses opinions.

Le narrateur du « Convive des dernières fêtes » se présente lui-même comme l'undes personnages part icipant au dîner de la Maison Dorée, mais on ignore tout deson nom et de sa personnalité. Cependant nous pouvons aisément induire de cequ'il nous dit son appartenance sociale (il fait clairement part ie des milieux de la « noce ») et nous forger une certaine idée de sa personnalité (il éprouve une sorted'at t ract ion-répulsion pour la cruauté de la guillot ine) .

I.2.3. L'interprétation du genre discursif

La façon dont un énoncé se situe à l'intérieur des « genres de discours » peut aussiêtre la mat ière d'une interprétat ion de son sens. Dans l'exemple qui nous occupe, let it re du recueil de Villiers, Contes cruels , est à lui seul l'indice d'un certainrenouvellement du genre. Nous sommes conduits à interpréter la rencontre de cesdeux termes: « contes » et « cruels ». Villiers ne veut manifestement pas se borner àune tradit ion du conte « merveilleux » ou « fantast ique ». Il renouvelle le genre enfaisant de la perversion ou du dérangement mental un moteur de la surprisesuscitée par ses récits. C'est aussi inscrire le conte dans un registre beaucoup plusréaliste que celui auquel la t radit ion nous a habitués, en l'occurrence celui de lapathologie sociale.

I.3. Caractéristiques des signif ications indirectes

Les signif icat ions indirectes, construites par l'herméneute (ou interprète) n'ont pas lemême statut que les signif icat ions lit térales. Effect ivement, elles ne sont pasexplicitement assertées par l'énonciateur, elles sont seulement suggérées, en sorteque le locuteur peut toujours refuser de les assumer comme siennes.

Par ailleurs, ces signif icat ions indirectes sont en nombre indéf ini. C'est unecaractérist ique du texte lit téraire de s'adapter à la compétence interprétat ive de sonlecteur. Il fournit en général une signif icat ion lit térale minimale, repérable même parun lecteur f ruste. Mais il permet en outre au lecteur perspicace et cult ivé de déployerun ensemble de signif icat ions secondes, à la mesure de sa culture et de sacompétence symbolique.

Ainsi, je peux lire Madame Bovary comme un simple récit d'adultère en province auXIXè me siècle. Mais je peux aussi y voir une crit ique sociale de la vie pet itebourgeoise de province, une réf lexion sur la « bêt ise » qui mine toutes les valeurs ouune dénonciat ion du penchant psychologique à rêver sa vie plutôt que la vivre (cequ'on a appelé par la suite « bovarysme »).

II. La décision d'interpréter

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Le fait que les énoncés lit téraires soient interprétables ne nous explique pas à part irde quels indices nous décidons de les interpréter. Ef fect ivement, dans un énoncé,tout n'est pas interprétable au même t it re. Il y a des éléments que nous sommesrelat ivement contraints à interpréter si nous voulons parvenir à une signif icat ionsat isfaisante, et d'autres qui relèvent plutôt d'un enrichissement facultat if dessignif icat ions de l'énoncé.

Hormis le cas où l'interprétat ion est programmée par le genre discursif , c'est à part ird'indices extra-textuels ou textuels que nous nous mettons en quête d'uneinterprétat ion: soit l'énoncé entre en contradict ion avec nos codes idéologiques,soit il apparaît intrinsèquement contradictoire ou incohérent .

II.1. L'interprétation inscrite dans le genre

Le cas le plus clair et le plus facile est celui où l'interprétat ion est inscrite dans legenre discursif .

Lorsque, dans les Evangiles, le Christ annonce qu'il va parler par « parabole », noussavons que toutes les signif icat ions premières énoncées par la parabole sont lesupport de signif icat ions secondes, qui seules sont vraiment importantes pourcomprendre la parabole. De plus, le texte des Evangiles « t raduit » la parabole ensorte que son interprétat ion ne soit pas équivoque et qu'elle soit saisie par tout lemonde: il nous explique par exemple que les « lys des champs » ne doivent pas êtrecompris seulement comme des f leurs mais aussi comme le symbole de personnagesrichement vêtus.

Dans le cas des Fables, nous avons un disposit if assez proche: le bref récitconst itut if de la fable est précédée ou suivie d'une « morale », qui, au delà del'histoire part iculière, en dégage une signif icat ion seconde et générale. Cependant,on gagne un peu plus de liberté interprétat ive. Le récit est moins « t raduit » en unemorale que juxtaposé à lui. Et il nous revient d'établir les liens précis entre l'un etl'autre. Il arrive, par exemple, chez La Fontaine, que la « morale » ne correspondeque part iellement ou imparfaitement à la « fable » en sorte que c'est cet teinadéquat ion qui devient l'élément à interpréter.

II.2. L'interprétation déclenchée par l'évolution du contexte

L'interprétat ion peut être déclenchée par une tension entre la signif icat ion del'énoncé et nos codes de valeur (bienséance, beauté, moralité, etc.). C'estnotamment le cas avec des énoncés provenant de contextes culturels éloignés etdont nous ne comprenons plus les valeurs.

Un exemple intéressant à cet égard est l'évolut ion de la récept ion des épopéeshomériques, dans l'Ant iquité. Dès le VIIè me siècle avant Jésus-Christ , ces textes ontconst itué pour les Grecs une référence culturelle majeure. Mais, au f il des siècles,d'une part , la langue grecque a changé et , d'autre part , le monde grec s'est éloignédes valeurs archaïques. Ainsi, le comportement des dieux est apparu étrangementimmoral aux Grecs de l'époque classique. C'est pourquoi, à part ir du IVè me siècle, ona commencé à prat iquer une double « herméneut ique » (« interprétat ion » ouencore « manifestat ion du sens »). D'une part , on a t raduit la langue homérique entermes plus « modernes » (un peu comme nous le faisons aujourd'hui avec lestextes médiévaux); d'autre part , on s'est proposé d'interpréter allégoriquement lanature ou le comportement des personnages: l'adultère d'Aphrodite et d'Arès a étécompris comme symbole de la réconciliat ion entre des principes vitaux opposés. De

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la même façon, plus tard, les philosophes stoïciens ont pensé retrouver dansHomère toutes les connaissances d'histoire naturelle de leur temps: selon eux,Hélène représentait la terre, Paris l'air, Hector la Lune, etc.

De son côté l'exégèse de l'Ancien testament procède de la même façon: elle vise àle mettre en accord avec la moralité chrét ienne du Nouveau testament. Ainsi,l'hymne amoureux brûlant de sensualité que const itue dans l'Ancien testament leCantique des cantiques s'accorde mal avec le mépris chrét ien de la chair. L'exégèsejuive va le réinterpréter comme un hymne d'amour entre Israël et Jéhova.

On le voit , dans tous ces cas, l'interprétat ion est une réadaptat ion de la signif icat iondes textes anciens avec des normes idéologiques modernes. Il s'agit de leurrest ituer une « pert inence » dans un univers culturel nouveau en leur conférant unesignif icat ion indirecte. Le déclencheur de l'interprétat ion est d'ordre « contextuel »:ce n'est pas le texte lui-même qui l'impose mais l'évolut ion culturelle du monde oùl'on cont inue de lire le texte. Et la responsabilité de l'acte interprétat if n'est plusattribuable à l'auteur de l'énoncé mais à son lecteur (elle est « lectoriale » et nonplus « auctoriale »).

II.3. L'interprétation déclenchée par des infractions au principe depertinence

L'interprétat ion peut aussi découler de ce qui nous apparaît comme des « anomaliessémant iques ». Nous accordons un principe de pert inence aux énoncés lit téraires,part iculièrement s'ils ont été reconnus par la t radit ion et inst itués en « canon » .C'est-à-dire que nous présupposons qu'ils ne parlent pas pour ne rien dire et queleur signif icat ion est cohérente. Tous les indices contraires nous poussent àengager à leur égard une stratégie interprétat ive.

Les anomalies sémant iques sont par exemple la tautologie ou la contradict ion.Dans son livre, Symbolisme et interprétation , Tzvetan Todorov en donne desexemples t rès clairs.

Philon d'Alexandrie, un exégète biblique du Ie r siècle, s'étonne de trouver dans labible cet te apparente tautologie: « la verdure des champs et toute l'herbe ».Cependant, certain que le texte biblique ne peut être tautologique, il accorde unesignif icat ion symbolique dif férenciée à chacun des termes: la « verdure des champs » symbolise l'intelligible, « pousse de l'intelligence » et l' « herbe », c'est le sensible, « pousse de la part ie irrat ionnelle de l'âme ». (TODOROV, 1978: 35).

De même, lorsque nous lisons dans un récit d'Anatole France: « Les Pingouinsavaient la meilleure armée du monde. Les Marsouins aussi », la contradict ionmanifeste entre les deux énoncés, nous engage à t raiter cet te juxtaposit ion commeironique et non lit térale.

Ces exemples sont massifs mais on peut bien sûr imaginer, part iculièrement dans letexte lit téraire, des discont inuités beaucoup plus f ines et des tautologies plusdiscrètes.

II.4. L'interprétation déclenchée par des récurrences sémantiques

Le déclencheur de l'interprétat ion n'est pas nécessairement de l'ordre de l'infract ion.Il peut relever d'une sur-organisat ion de l'énoncé et consister en répét it ions quimettent en relief une signif icat ion. Toute crit ique porte ainsi une at tent ion

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part iculière aux « passages parallèles » dans une œuvre lit téraire. Plusspécif iquement, la crit ique « thématique » s'ef force de repérer les thèmes privilégiésd'un auteur et la plupart du temps, elle leur accorde une valeur signif icat ive seconde.Ainsi, chez Sartre, le retour insistant de sensat ions « louches » comme la « nausée » ou le « visqueux », ne renvoie pas seulement au monde sensible: elle donne uneforme concrète au sent iment de l' « existence », comprise comme une forme d'êtregratuite, injust if ié et dépourvue de sens.

III. Les stratégies interprétatives

On le voit , l'interprétat ion consiste toujours à mettre en rapport des signif icat ionspremières (textuelles) avec des signif icat ions secondes. Il faut nous demander dequel ordre sont ces signif icat ions secondes (où l'interprète les t rouve-t-il?) et quelleest la légit imité d'une telle opérat ion (qu'est-ce qui garant it la vérité del'interprétat ion?).

III.1. Les stratégies f inalistes

Un premier type d'interprétat ion consiste à retrouver dans les énoncés dessignif icat ions déjà connues de l'interprète. C'est ce qui se passe chaque fois quel'interprète est détenteur d'une doctrine de sens totalisante. L'interprète f inalisteprésuppose un principe unique donateur de sens et ramène chaque événement desens part iculier à ce principe général.

Ainsi l'herméneute de la bible n'a aucun doute sur les signif icat ions qu'il doit t rouverdans les Ecritures: il s'agira toujours de la doctrine chrét ienne, indirectementsignif iée. Pour lui, ce n'est donc pas le t ravail d'interprétat ion qui permet d'établir lesens f inal d'un texte, c'est la cert itude du sens f inal qui guide le t ravaild'interprétat ion.

Mais l'herméneut ique chrét ienne est loin d'être seule dans ce cas. On pourrait en diretout autant de la crit ique marxiste. Ainsi, lorsque le crit ique Lukacs écrit : « Balzac voitla Révolut ion, Napoléon, la Restaurat ion, la Monarchie de Juillet comme de simplesétapes du grand processus à la fois contradictoire et unitaire de la capitalisat ion dela France » (LUKACS, 1967), il se fonde sur une vision marxiste du monde, et c'estcette vision du monde qu'il t rouve conf irmée par l'œuvre balzacienne. En ce sens,elle ne lui apprend rien qui puisse déranger sa doctrine. Et c'est un même f inalismequi inspire beaucoup d'interprétat ions psychanalyt iques des textes: lorsque Freud litle roman Gradiva de Jensen (FREUD, 1971), il s'émerveille d'y retrouver indirectementf igurés des concepts fondamentaux de la psychanalyse comme le refoulement ou ledéplacement.

III.1.1. Le risque de circularité

Les object ions que l'on peut faire à de telles opérat ions de sens sautent aux yeux.Le risque est manifeste de ne trouver dans les énoncés que les signif icat ions qu'ony projet te. On a bapt isé « cercle herméneut ique » ce vice de l'interprétat ion.

Un crit ique américain du nom de Stanley Fish a même poussé très loin la mise enquest ion de l'interprétat ion lit téraire. Selon lui, il n'y a aucune possibilité pour uncrit ique de dégager d'un texte lit téraire une signif icat ion nouvelle, ni même de ledécrire object ivement. Selon Stanley Fish, les descript ions prétendument object ives

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des textes sont déjà pré-orientées par l'interprétat ion qu'on y cherche. Le crit iquelit téraire ne ferait donc que retrouver dans les textes les idées admises par la « communauté interprétat ive » dont il fait part ie (FISH, 1980). L'interprétat ion auraitpour seul mérite de nous renseigner sur l'idéologie de la communauté interprétat ive.

Il faut cependant se demander si, contre ces arguments, l'on peut défendre la valeurde la démarche interprétat ive et sur quels plans.

III.1.2. L'intérêt pragmatique de l'interprétation f inaliste

Si l'interprétat ion f inaliste ne dégage pas nécessairement de sa lecture des textesdes signif icat ions inédites, elle a pour mérite d'engager le lecteur à s'invest ir dansune quête du sens. Elle modif ie en profondeur son at t itude de récept ion, en luiinterdisant toute passivité.

Là encore l'exégèse biblique nous éclaire. De son point de vue, le caractèresymbolique des Ecritures présente un triple intérêt . Il assume une fonct ioncryptique, c'est-à-dire qu'il protège la parole divine du contact des impies. Il a aussiune valeur éducative: au lieu de livrer la vérité chrét ienne sans ef fort , il oblige lechrét ien à un ef fort et le maint ient en état d'éveil. De la sorte, les textes desEcritures assurent, au-delà de la personne du Christ , une forme de « révélat ion »cont inuée.

On peut penser que des marxistes fourniraient des arguments du même ordre pourlégit imer l'intérêt d'une lecture marxiste des textes lit téraires: à leurs yeux les leçonsde l'œuvre de Balzac ne sont guère dif férentes de celles qu'on pourrait t rouver chezMarx, mais la Comédie humaine donne de l'évolut ion de la société f rançaise unevision concrète et dramat ique que tout lecteur peut plus facilement invest ir etcomprendre que les textes théoriques de Marx. La fonct ion de la lit térature seraitdonc pédagogique.

III.2. Les stratégies compréhensives

À l'inverse du point de vue f inaliste, beaucoup d'herméneutes pensent qu'il estpossible d'avoir une stratégie compréhensive de l'interprétat ion des textes, c'est-à-dire de reconnaître l'altérité de la signif icat ion qui s'y exprime, son caractèreinédit . C'est créditer la lit térature d'une puissance d'innovat ion sémant ique, au lieude la considérer comme un simple ref let de l'idéologie de l'interprète. Cela passesouvent par une at tent ion soutenue portée aux singularités stylist iques etthématiques des textes lit téraires.

La stratégie compréhensive postule que, même si nous abordons les textes avecun héritage préconçu d'idées et de valeurs, nous sommes sensibles à un « appel designif icat ion » des textes que nous lisons. À l'origine du geste interprétat if , il y auraitun moment de « pré-compréhension » qui nous confronte tout à la fois à uneopacité et à l'annonce d'une nouveauté (nous sommes sensible à un « quelquechose à comprendre » encore indéf inissable).

III.2.1. L'exemple du dîner de Turin

Dans « L'interprète et son cercle » (STAROBINSKI, 1970), Jean Starobinski a donné unexemple d'interprétat ion « compréhensive » d'un épisode des Confessions, « ledîner de Turin ».

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Employé comme domest ique à Turin, le jeune Jean-Jacques rêve d'at t irer l'at tent ionde Mademoiselle de Breil. Or la conversat ion à table vient sur une devise qui f iguresur une tapisserie de la salle à manger: Tel fiert qui ne tue pas . L'un des convivescroit voir dans fiert une faute d'orthographe, confondant l'ancien verbe férir(f rapper) avec l'adject if fier . Le vieux comte de Gouvon, remarquant le sourire deJean-Jacques, le prie de donner la clé de l'énigme. Jean-Jacques s'exécute avecf ierté. Mais, Mademoiselle de Breil ayant demandé à Jean-Jacques de lui servir àboire, ce dernier, dans sa confusion, répand de l'eau sur sa robe.

On voit aisément comment on pourrait ramener le sens de cet épisode à de grandsystèmes d'explicat ion. Un marxiste y verrait sans doute une scène d'af f rontementde classes sociales: autour d'enjeux culturels, la noblesse héréditaire s'en feraitremontrer par la pet ite bourgeoisie ascendante. Un psychanalyste y lirait plutôt larépét it ion d'un scénario fantasmat ique: n'y a-t-il pas chez Rousseau de nombreusesscènes d'énurésie ou d'eau répandue liées à un trouble sexuel?

Mais Jean Starobinski, sans écarter absolument ces interprétat ions f inalistes, semet en quête d'une signif icat ion proprement rousseauiste de l'épisode. Selon luicet te scène a pour thème le passage du silence imposé à la parole t riomphante. Ellemarque le surgissement du pouvoir de répliquer et d'interpréter qui rendra glorieux lenom de Jean-Jacques: « l'image de soi, le sent iment de l'existence personnellecomme valeur absolue s'imposent (sur un ton de déf i et de séduct ion) à laconscience occidentale » (STAROBINSKI, 1970: 160).

Ce qui guide Jean Starobinski dans sa lecture, c'est le parallélisme de l'épisode avecd'autres scènes de prise de la parole, chez Rousseau, scènes qui ont toutes unemême structure ternaire: elles commencent par une provocat ion à la parole faite parun autre, se poursuivent par une réplique de Jean-Jacques et se concluent par uneconséquence à forte valeur émot ionnelle. La signif icat ion de l'épisode s'élargit doncà toute l'œuvre de Rousseau (et notamment à l'origine de la parole telle qu'elle estimaginée par Rousseau dans l'Essai sur l'origine des langues ). Ainsi l'on passe d'unesignif icat ion purement anecdot ique de ce passage à la reconnaissance d'un mythepersonnel propre à Rousseau.

IV. Interprétation et « horizons d'attente »

Les textes lit téraires ont pour part icularité de cont inuer à nous « parler » au-delàdes contextes historiques où ils ont été écrits. Ce sont des structures designif icat ion « ouvertes » qui révèlent leurs virtualités dans la confrontat ion avec denouveaux contextes culturels. Cela ne signif ie pas qu'il n'y ait aucune structureobject ive des textes, mais seulement que certains aspects de cette structure, quidemeuraient inaperçus deviennent manifestes à la faveur de nouvellesproblémat iques esthét iques.

Ainsi, un texte comme Jacques le Fataliste de Diderot , paru tardivement en 1796,est sans doute apparu à ses premiers lecteurs comme un texte désordonné et malcomposé (« une insipide rhapsodie de faits, les uns réels, les autres imaginés, écritssans grâce et distribués sans ordre » dit le lecteur f ict if de Diderot). Mais sarécept ion a ent ièrement changé au XXè me siècle, lorsque l'arbit raire du récit a étédénoncé à t ravers un ensemble de romans « expérimentaux », depuis Gide jusqu'auNouveau Roman. Ce qui était perçu comme un récit raté est devenu un exerciceéblouissant de liberté narrat ive. Il s'est produit une résonance entre l'œuvre et unmoment culturel de l'interprétat ion.

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Pour autant, nous ne devons pas confondre tous les moments culturels comme s'ilsétaient hors de l'Histoire. C'est pour déjouer cet anachronisme de l'interprétat ionqu'un crit ique comme Hans Robert Jauss a élaboré le concept d' « horizond'at tente ». Selon lui, comprendre un texte dans son altérité c'est « retrouver laquest ion à laquelle il fournit une réponse à l'origine et , partant de là, reconstruirel'horizon des quest ions et des at tentes vécu à l'époque où l'œuvre intervenaitauprès de ses premiers dest inataires » (JAUSS, 1978: 25).

Le geste complémentaire de l'herméneute consistera à élucider son propre horizond'at tente. C'est seulement à cet te condit ion qu'il pourra éviter de projeter dans lepassé des valeurs et des jugements qui sont les siens propres. Un véritable t ravailinterprétat if se doit ainsi de faire dialoguer non seulement deux subject ivités (cellede l'auteur et celle du crit ique) mais aussi deux moments culturels.

Bibliographie

ECO, Umberto (1996). Interprétation et surinterprétation , éd. Stefan Collini.Paris: P.U.F.FISH, Stanley (1980). Is there a text in this class: the authority of interpretivecommunities. Cambridge & London: Harvard University Press.FREUD, Sigmund (1971). Délire et rêves dans la Gradiva de Jensen . Paris:Gallimard, coll. « Idées ».JAKOBSON, Roman (1963). Essais de linguistique générale. Paris: Points/Seuil.JAUSS, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception . Paris:Gallimard.LUKACS, Georg (1967). Balzac et le réalisme français . Paris: Maspero.STAROBINSKI, Jean (1970). La Relation critique. Paris: Gallimard.TODOROV, Tzvetan (1978). Symbolisme et interprétation . Paris: Seuil.

Edition: Ambroise Barras, 2005 //