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DES MILLIONS DE PERSONNES DÉPLACÉES PAR LE CONFLIT, LES PERSÉCUTIONS ET LA VIOLENCE N U M É R O 1 4 6 V O L U M E 2 2 0 0 7 Refugee All Stars L’HISTOIRE DU SUCCÈS DES INCROYABLES DE SIERRA LEONE

DES MILLIONS DE PERSONNES DÉPLACÉES PAR LE CONFLIT, … · Une petite fille regardant, sans émotion apparente, une mare de sang, avec une sandale retournée en son centre, telle

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DES MILLIONS DEPERSONNES DÉPLACÉESPAR LE CONFLIT,LES PERSÉCUTIONSET LA VIOLENCE

N U M É R O 1 4 6 • V O L U M E 2 • 2 0 0 7

Refugee All StarsL’HISTOIRE DU SUCCÈS DES INCROYABLES DE SIERRA LEONE

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R É F U G I É S2

En c h o i s i s s a n t l e s p h o t o g r a p h i e s

pour ce magazine, nous avons visionné un nombreincroyable de clichés sanglants. Il ne s’agissait pas

seulement de visages, de corps ou de vêtements couverts desang, mais de flots entiers de sang s’écoulant sur des places de marchés ou le long des trottoirs. De larges mares de sang, etdes personnes situées à proximité, ou parfois même les piedsdans le sang.

Des gens se comportant d’une manière étrange. Une petitefille regardant, sans émotion apparente, une mare de sang, avec une sandale retournée en son centre, telle une île perdue etdérisoire. Un homme âgé élégamment vêtu, portant unemallette et marchant d’un pas vif dans une autre mare de sang,comme s’il se rendait au travail dans une ville comme les autres,par une matinée quelconque. Et d’autres photos encore, trophorribles pour être évoquées ici.

En regardant ces photos (dont seules les moins pénibles ontété publiées par la presse mondiale), on comprendimmédiatement pourquoi tant d’Iraquiens ont fui leurs maisonset pourquoi tant d’autres feraient de même s’ils le pouvaient — etle feront d’ailleurs peut-être, si la sécurité ne s’améliore passignificativement et rapidement.

Une proportion importante des quelque quatre millionsd’Iraquiens déplacés (1,9 million à l’intérieur du pays et jusqu’à 2 millions à l’extérieur) était déjà déracinée lorsque la dernièreguerre a commencé, en mars 2003. Ils avaient quitté le pays peu àpeu au cours des dix à vingt dernières années, fuyant lespersécutions individuelles ou collectives perpétrées par lerégime de Saddam Hussein, fuyant la conscription lors du conflitmeurtrier de huit années avec l’Iran et de la guerre du Golfe de1991, ou tentant d’échapper aux sanctions qui suivirent etcontinuèrent pendant la majeure partie des années 90 — oufuyant toutes ces choses à la fois.

Une autre guerre est survenue, avec plus de bombardements,des troupes étrangères, de nouveaux mouvements de popula -tions — puis la boîte de Pandore du sectarisme a été ouverte,comme beaucoup le craignaient en cas de déstabilisationimportante de l’Iraq. Les deux dernières années ont été le théâtrede tentatives répétées, impitoyables et malheureusement réus -sies par les extrémistes de tous bords de déclencher une violencesectaire massive, de retourner la société iraquienne contre elle-même pour qu’elle se déchire. Les opérations et combatsincessants menés par les forces militaires pour y répondre ont,eux aussi, contribué au cycle de destruction et de déplacement.

Les Iraquiens ont enduré trois décennies presqueininterrompues de tourments de toutes sortes. Il n’est doncguère surprenant que nombre d’entre eux aient choisi de partir.En fait, le plus surprenant c’est que tant d’entre eux soientencore sur place. Pour qu’ils restent, une améliorationimportante de la sécurité et davantage d’aide dans le pays sontindispensables.

Les indicateurs de l’Iraq en termes socio-économiques etsécuritaires sont peu réjouissants. Chaque jour — du moins pour le mois de février 2007— une centaine de personnesmeurent. Deux adultes sur cinq souffrent de traumatismes. La moitié de la population en âge de travailler est au chômage.Beaucoup d’écoles ont été fermées du fait de l’insécurité. Des milliers de médecins, de professeurs et de professionnels ontété assassinés. Beaucoup de ceux encore en vie ont fui.

Les problèmes auxquels sont confrontés les pays voisins de l’Iraq sont immenses: en 2006, le filet modéré mais constantde personnes quittant l’Iraq s’est transformé en un torrentrégulier, des dizaines de milliers de personnes franchissant lesfrontières de la Syrie et de la Jordanie.

Début 2007, deux millions d’Iraquiens se sont ajoutés au plus de quatre millions de réfugiés palestiniens établis de longue date au Moyen-Orient, faisant de cette région celle quiaccueille, et de loin, la plus large population de déracinés du globe. Si l’on prend en compte les deux millions de personnes déplacées à l’intérieur des frontières iraquiennes, leproblème prend une dimension vraiment impressionnante.

C’est pour cette raison que l’agence des Nations Unies pourles réfugiés et d’autres ont commencé à faire entendre leur voix,avec un sentiment d’urgence croissant, pendant la dernièrepartie de 2006: la Jordanie, la Syrie et d’autres pays de la régionont besoin d’aide et ils en ont besoin très vite. Les réfugiésiraquiens sombrent dans la pauvreté et le désespoir à un rythmerapide. La pression augmente de manière inexorable etdangereuse.

Un effort international substantiel est nécessaire pour que ces problèmes reçoivent l’attention qu’ils méritent. C’est dans cette perspective et au terme de discussions avec lespays les plus touchés que le Haut Commissaire de l’agence des Nations Unies pour les réfugiés António Guterres aconvoqué une conférence de haut niveau à Genève les 17 et 18 avril prochains. Il s’agit de l’un des événements humanitaires les plus importants qu’ait accueillie la ville depuis l’organisation des grandes conférences consacrées aux Balkans dans les années 90. Beaucoup dépendra de son issue et de la capacité de la communauté internationale à semobiliser, comme elle a su le faire par le passé lors de crisesmajeures.

Pour conclure cet éditorial sur une note plus joyeuse — etcomme un rappel bienvenu que toutes les guerres, un jour, seterminent — nous vous invitons à découvrir une histoire propre àréchauffer les cœurs, née de la guerre — aujourd’hui terminée —en Sierra Leone. L’histoire extraordinaire d’un groupe, lesRefugee All Stars, vous est contée en page 25 de ce magazine.Une histoire qui montre comment, à force de volonté et dedétermination, des gens, avec l’aide de bénévoles extérieurs, sontparvenus à connaître un succès colossal après avoir surmontél’adversité la plus dure.

É D I T O R I A L

Un exode silencieux

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RédacteurRupert Colville

Édition françaiseCécile Pouilly

Ont contribuéAbeer Etefa, Anas Al-Qa’ed, Banker White,Laurens Jolles, Mike Kappus, Mutasem Hayatla, Rana Sweis, Rob Breen,Shaden Khallaf, Zach Niles et le personnelde l’UNHCR dans le monde.

Secrétariat de rédactionManuela Raffoni

IconographieSuzy Hopper, Anne Kellner

DesignVincent Winter Associés, Paris

ProductionFrançoise Jaccoud

DistributionJohn O’Connor, Frédéric Tissot

Gravure photosAloha Scan, Genève

Cartes géographiquesUnité de cartographie de l’UNHCR

Documents historiquesArchives de l’UNHCR

RÉFUGIÉS est publié par le Service del’information et des relations avec les médias duHaut Commissariat des Nations Unies pour lesréfugiés. Les opinions exprimées par les auteursne sont pas nécessairement partagées parl’UNHCR. La terminologie et les cartesutilisées n’impliquent en aucune façon unequelconque prise de position ou dereconnaissance de la part de l’UNHCR quantau statut juridique d’un territoire ou de sesautorités.

RÉFUGIÉS se réserve le droit d’apporter desmodifications à tous les articles avantpublication. Les photographies avec la mention«UNHCR» peuvent être librement reproduites,à condition d’en mentionner la source(l’UNHCR et le photographe). Lesphotographies avec copyright © n’appartiennentpas à l’UNHCR et ne peuvent être reproduitessans l’autorisation de l’agence créditée.

Les versions française et anglaise sontimprimées en Italie par AMILCARE PIZZIS.p.A., Milan.

Tirage : 121 000 exemplaires en anglais,arabe, espagnol, français et italien.

ISSN 0252-791 X

Photo de couverture :Une femme blessée reçoit l’aide d’unpassant.© REUTERS / M. AMEEN / IRQ•2006

Dos de couverture :Une enfant réfugiée iraquienne en Jordanie.UNHCR / P. SANDS / JOR•2006

UNHCRCase postale 25001211 Genève 2, Suisse

www.unhcr.fr

R É F U G I É S 3

4 E N C O U V E R T U R E

L’attentat à la bombe contre la Mosquée de Samarra, enfévrier 2006, a causé un durcissement mortel de la fracturesectaire en Iraq.

14 A S S I S T A N C E E N P É R I LComment les organisations humanitaires peuvent-ellessecourir les civils alors qu’elles sont elles-mêmes prises pourcible ? Le mode de gestion à distance est-il la solution ?

16 P E R S P E C T I V E S R É G I O N A L E SBeaucoup des deux millions de réfugiés iraquiens viventdans la précarité dans deux pays surchargés: la Syrie et la Jordanie.

20L E S I R A Q U I E N SS O N T - I L S T R A I T É SD E M A N I È R E É Q U I T A B L E ?Les statistiques montrent combien il est aujourd’huidifficile pour un Iraquien d’obtenir une protection dans lespays industrialisés.

24 H O N T ELes Palestiniens d’Iraq, déplacés à deux reprises, sont sansprotection, sans papier, sans pays — et, semble-t-il, sansavenir.

25 L E S C E N D R I L L O N S D U R E G G A EPrenez un groupe de réfugiés talentueux, une approchevisionnaire, une bonne dose d’énergie et de chance etqu’obtenez-vous? Les Refugee All Stars de Sierra Leone.

4Environ quatre millionsd’Iraquiens ont fui lespersécutions, la guerre et

la violence sectaire.

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16L’immense majoritése trouve dans la région avoisinante, peu

poursuivent au-delà.

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25L’incroyable histoirede réfugiés musicienstraumatisés,

aujourd’hui au sommet deleur gloire.

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REMARQUE : A l’exception de figures essentielles du paysage politique,

les noms de tous les Iraquiens mentionnés dans ce magazine

ont été changés par souci de protection,

et ce même pour les personnes n’ayant pas demandé l’anonymat.

Aucun des Iraquiens cités dans les articles

n’apparaît sur les photographies servant à les illustrer.

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Des troupesiraquiennesévacuent des civilsdéplacés par leslourds combatssurvenus à Falloujaen novembre2004.

de la violence L’implacable montée en puissance

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R É F U G I É S 5

P A R A S H R A F A L - K H A L I D I E T V I C T O R TA N N E R

Jamais je ne pourrai croire aux

différences entre les gens», dit ce jeunehomme. «Je suis sunnite et ma femme estchiite. On m’a menacé de mort si je nedivorçais pas. Nous avons quitté Dora [un

quartier du centre de Bagdad, jadis mixte, aujourd’hui àmajorité sunnite]. Ma femme vit dans sa famille à

Shaab [une zone chiite] et moi, j’habite avec desamis à Mansur [une zone sunnite].

J’essaie de trouver une nouvelle maison maisc’est difficile en ce moment à Bagdad de trou-

ver un endroit qui puisse nous accepter l’unet l’autre.»

Cette remarque, faite l’été dernier parun jeune artiste iraquien à l’un de ses amisà Bagdad, transcrit l’essence même du difficile paradoxe qui anime la société iraquienne près de quatre ans après laguerre de 2003, qui a déclenché de pro-fonds bouleversements.

D’un côté, la société iraquienne estcomposée d’ethnies, de cultures, de reli-gions et de sectes diverses, qui se sontentremêlées au fil des siècles. D’un autrecôté, l’Iraq est un pays de plus en plus

déchiré par une terrible violence sec-taire — une violence qui a forcé des

et des déplacements

ENIRAQ

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A propos des auteurs: Ashraf All-Khalidi —un chercheuriraquien basé à Bagdad qui écrit sous un nom d’emprunt— et Victor Tanner sont les co-auteurs d’un rapport intitulé«Sectarian Violence: Radical Groups Drive InternalDisplacement in Iraq», publié en octobre 2006 par le ProjetBrookings Institution —Université de Berne sur le déplacementinterne.

millions d’Iraquiens à fuir leur foyer, pour devenir soitdes réfugiés dans l’un des pays voisins, soit des déplacésà l’intérieur des frontières de l’Iraq.

UN PASSÉ COMMUNCe «vivre ensemble» est un élément naturel

de l’existence en Iraq. Historiquement, la plaine deMésopotamie est un melting pot dont l’Iraq moderneest le reflet. Les trois villes principales —Bagdad, Bassoraet Mossoul — sont des centres réputés pour leurs activi-tés de commerce et d’enseignement depuis des siècles.Même si aucune statistique officielle n’est disponible, les mariages mixtes sont nombreux en Iraq — près dutiers des unions selon certaines sources. D’ailleurs, denombreuses tribus du pays, y compris certaines des plus puissantes, comptent parmi leurs membres desSunnites et des Chiites.

Il est vrai que le régime de Saddam Hussein a jouéavec les différences entre Chiites et Sunnites, et entreArabes et Kurdes, exacerbant les tensions qui existentdans toute société pluriculturelle. Mais, en 2003, une foisécartés le régime et les horreurs qui y étaient associées,de nombreux Iraquiens ont aspiré à une existence nor-male faite de sécurité, du respect de la légalité et d’unEtat de droit. C’était tout particulièrement le cas pourles communautés chiites, qui avaient tant souffert sousSaddam.

Même aujourd’hui, de nombreux citoyens ordinairescontinuent à ne pas réfléchir en termes de guerre civile.Ce qu’ils perçoivent, ce n’est pas une lutte entre voisins,mais entre des voyous armés issus de toutes les partiesqui brutalisent les civils.

Certains ont tenté de protéger leurs amis et voisins.Des Chiites déplacés de Mossoul et Fallouja, interviewésà Diwaniya en juin 2006, ont ainsi évoqué le cas defamilles sunnites qui avaient cherché à les protéger etavaient elles-mêmes été prises pour cible par des extré-mistes sunnites.

Des récits identiques viennent de l’autre côté. Deshabitants du secteur de Hayy al-Jaamia à Bagdad nousont ainsi parlé d’un incident au cours duquel des ban-dits chiites ont tué un épicier sunnite, puis son voisinchiite qui protestait contre ce crime.

Mais la situation empire. La violence s’ancre de plusen plus profondément dans la société. Le nombre degens ordinaires en relation avec des groupes extrémistesne cesse d’augmenter. Dans de nombreux quartiers, c’est

La violence fournit aux Les déplacés

I N T E R V I E W S PA R R U P E RT C O LV I L L E

«J’ai été enlevé dans mon garage ; mafemme a assisté à la scène depuis lafenêtre», raconte un homme, quis’ identifie sous le pseudonyme de Qais etsa femme sous le prénom de Layla (lesRoméo et Juliette du Moyen-Orient). «Ellea eu si peur qu’elle s’est évanouie. Elle étaitenceinte. J’ai cru que le choc allait lui faireperdre le bébé. Ils m’ont recouvert levisage et m’ont emmené dans une voiturequelque part, au loin.»

Qais (un ingénieur informatique) etLayla (traductrice de formation) sont tousdeux âgés de 30 ans. Ils se sont rencontrésaprès qu’elle ait été engagée pour traduiredivers documents par l’entreprise pourlaquelle travaillait Qais. Ils se sont mariés le25 décembre 2002, trois mois avant ledébut de la guerre en Iraq.

Qais est sunnite, Layla est chiite kurde.Cela peut sembler étrange aujourd’hui,mais à l’époque —il y a tout juste quatreans — leur appartenance religieuse n’avaitpas d’ importance.

«Mes deux parents sont chiites, mais cen’était pas un problème », dit Layla, lorsd’un entretien accordé dans la capitalesyrienne, Damas.

«Les mariages mixtes entre Sunnites,Chiites et Chrétiens étaient monnaiecourante en Iraq, ajoute son mari. Ma mèreest chiite, mon père sunnite et nous vivionsdans un quartier mixte, sunnite et chiite. Lastratification sociale en fonction desappartenances religieuses ne faisait paspartie de notre société.»

L’année qui a suivi la guerre était « OK»,dit Layla, « mais après c’est devenu l’enfer.Le quartier où nous vivions est passé souscontrôle chiite ; il se situe à un kilomètrede Sadr City. Les Sunnites et les Chiites ontcommencé à échanger leurs appartements.Maintenant vous ne voyez plus de Sunnitehabitant un quartier chiite ou de Chiitehabitant un quartier sunnite.»

Les premières menaces sont venues enmars 2004: «Ils ont commencé par desappels. Ils menaçaient ma famille avec desphrases provocantes et effrayantescomme “on va emmener ta femme” ou “onte forcera à divorcer”, raconte Qais. Je ne

savais pas si c’était un Sunnite en colèreparce que j’avais épousé une Chiite oul’ inverse.»

«Après la guerre, les mariages mixtessont devenus inconcevables. Brusquementtout le monde s’est mis à dire à mes beaux-parents : “Comment avez-vous pu laisservotre fille épouser un Sunnite et vivre aveclui ?” Un jour, à notre réveil, nous avonsdécouvert un message sur notre maison“leur sang doit couler”.»

Ils ont trop tardé à partir et, le 20 mai2004, quatre hommes ont poussé Qaisdans une voiture avant de s’enfuir. Il a eude la chance. La plupart des gens qui sontenlevés de cette façon sont retrouvésmorts et torturés quelques jours ouquelques semaines plus tard. Mais sesravisseurs étaient en bout de spectre, descriminels plus intéressés par l’argent quepar la perspective de renforcer leur groupereligieux. Bien qu’ il soit resté en captivitépendant 16 jours, Qais n’est jamais parvenuà savoir si ses ravisseurs étaient sunnites ouchiites.

«J’ai eu très peur mais ils ne m’ont pastorturé. Ma famille a dû verser 25000dollars pour ma libération.»

Après avoir recouvré la liberté, Qaiss’est enfui avec Layla jusqu’en Serbie, oùl’un de ses oncles vit depuis 28 ans. Surplace, Layla a donné le jour à une petitefille, qui a bien failli devenir apatride, fauted’ambassade iraquienne pour enregistrersa naissance. Finalement, le manqued’argent les a poussés à revenir en Syrie. Ilsne sont pas autorisés à travailler etdépendent entièrement de la pension desparents de Qais pour survivre.

«J’avais un rêve ; je voulais construireune maison, faire carrière, monter uneentreprise et maintenant tout est parti enfumée, dit Qais. Avec toutes ces tensionssectaires, j’ai peur que la famille de mafemme ne la pousse à me quitter.»

Rentrer est impensable. «Si nousrentrons, dit Layla, il nous faudra traverserdes zones sunnites et chiites. On ne sait pasqui nous attrapera, un groupe sunnite àcause de moi ou un groupe chiite à causede mon mari.»

Elle baisse les yeux : «Brusquement,votre vie est comme balayée.»

T É M O I G N A G E S D E R É F U G I É S

Qais et Layla

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désormais une question d’être avec ou contre eux. Etdans ce dernier cas, la conséquence est la fuite ou, biensouvent, la mort. Et, une fois que des proches ou desmembres de la famille rejoignent un groupe radical,toute la famille se retrouve prise au piège.

LES PARTISANS DE LA LIGNE DUREDepuis l’attentat à la bombe perpétré en

février 2006 contre la Mosquée d’Or de Samarra, hautlieu saint chiite, des vagues successives d’attaques et dereprésailles ont laminé le pays. Le dynamitage deSamarra a mis un terme à la retenue dont avaient faitpreuve les Chiites face aux attaques croissantes dont ilsétaient l’objet. Désormais, la violence vient des deuxcôtés. L’arme de prédilection des groupes de militantssunnites est la voiture piégée, tandis que les escadronsde la mort chiites détiennent, torturent et assassinent.

Cette violence n’est ni spontanée ni populaire. Quevous interrogiez les hommes politiques ou les Iraquiensde la rue, y compris ceux qui ont été chassés de chez euxpar la violence, ils vous répondent que ce sont les reli-gieux les plus extrémistes qui sont à l’origine des vio-lences et des déplacements qui en résultent.

Des deux côtés, les partisans d’une ligne dure consi-dèrent cette violence et ces déplacements comme unesuite de tendances historiques déjà existantes. Les diri-geants chiites insistent sur la répression anti-chiitemenée, dans le passé, par les leaders sunnites en Iraq.«Les Chiites sont assassinés depuis la mort du Prophète.En fait, nous ne voyons aucune différence entre lesOmeyyades [dynastie arabe sous laquelle la dominationexercée par les Sunnites sur les territoires musulmanss’est trouvée renforcée] et Saddam ou les dirigeants sun-nites radicaux actuels», explique un représentant de l’un

des partis politiques chiites, lors d’unentretien à Nadjaf. Le représen-

groupes extrémistes leur raison d’être. sont des pions qu’ils utilisent pour poursuivre leurs agendas.

tant d’un autre groupe chiite du quartier de Shuala, àBagdad, déclare à son tour : «Pour nous, leur plan estclair. Ils veulent éliminer les Chiites de Bagdad et deDiyala pour établir un Etat taliban dans les zones sun-nites.»

Côté sunnite, les partisans de la ligne dure considè-rent que la situation actuelle est sectaire par essence: ilsvoient le «nouvel» Iraq comme une émanation des inté-rêts américains et iraniens —comme un endroit dont nefont plus partie les Sunnites. «Le projet de fédéralismesudiste […] permet à la coalition politique chiite decontrôler le pétrole dans le sud et de laisser les Sunnitespauvres et isolés», dit le représentant d’un parti politiquesunnite depuis Mossoul. Pour un autre membre d’unparti sunnite à Bagdad, les attaques anti-sunnites font

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Les bombes qui ont démoli le lieusaint de Samarran’ont fait aucunmort, mais ontdéclenché une netteaccélération de laviolence sectaire,qui a tué des milliersde personnes.

J O R DA N I EI S R A Ë L

KOW E Ï T

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Bande de Gaza

Cisjordanie

Le Caire

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partie «d’un plan organisé contre les Arabes sunnites».«Cela nous conduit à la question de savoir qui se cachederrière l’attaque à la bombe de Samarra», ajoute-t-il —un bon exemple de la manière dont un mélange de para-noïa et de mauvaise foi peut remplacer un discoursrationnel en période de violence extrême.

La violence fournit aux groupes extrémistes leur rai-son d’être. Les déplacés sont des pions qu’ils utilisentpour poursuivre leurs agendas — agendas qui, demanière frappante, présentent de nombreuses simili-tudes. Tous cherchent à renforcer leur main mise surleur «territoire» tout en excluant les «autres». Tous ten-tent de garder une partie de «leur» population dans leterritoire des «autres» de manière à pouvoir maintenirleurs prétentions sur les ressources locales. Dans uncontexte où le gouvernement central est confronté àd’immenses difficultés pour asseoir son autorité sur l’en-semble du pays, les groupes extrémistes de tous bordsparviennent à se positionner auprès des plus vulnéra-bles, dans un rôle à la fois de protection et d’assistance.Les déplacés font aussi figure de jouets dans les luttesintestines auxquelles se livrent les différents groupes ausein de chacune des deux grandes communautés.

Alors que le pouvoir et l’influence des groupes radi-caux ne cessent d’augmenter, leur tendance à recourir àdes méthodes répressives suit la même courbe ascen-dante. A Sadr City, les habitants font part de leur soula-gement lorsque les milices chiites connues sous le nomde l’Armée de Mahdi prennent part à des opérationsextérieures car lorsqu’elles ne sont pas occupées ailleurs,elles harcèlent les gens du quartier. A Washash, uneancienne zone mixte tombée sous contrôle chiite, lesfoyers chiites doivent arborer un drapeau noir en signede loyauté.

De manière identique, dans les quartiers sunnites deBagdad tels que Dora, Ghaziliya et al-Khadhra, la Bri-gade Omar applique la loi chiite à la lettre, dans un stylequi rappelle celui des Taliban. Il est interdit de fumer;les femmes ne sont pas autorisées à porter de pantalonset les hommes à se raser. Les punitions infligées aux per-sonnes qui transgressent ces règles sont brutales et par-fois mortelles. Ce comportement, que l’on observe dansles deux camps, est caractéristique de la politique des sei-gneurs de guerre: les modérés et les personnes qui criti-quent la violence sont pris pour cible, intimidés et tués.La seule chance de rester en vie est de garder le silence.

La violence sectaire n’est pas l’unique causedes déplacements de populations. Il faut également citerle manque de sécurité et de services de base,les retards pris dans la résolution des conflits fonciers etles opérations militaires qui délogent périodiquement des milliers de civils de chez eux.

«Mon mari était officier dans l’arméeprécédente. Après l’ invasion, des milicesont commencé à nous menacer.» Deshommes ont tenté de capturer leur filsde dix ans dans son école, tuant le gardequi tentait de s’ interposer.

«Après ça, nous sommes partis àFallouja, mais notre passé nous apoursuivis. Une liste est sortie, avec lesnoms de tous ceux qui avaient fait partiede l’armée. Nous avons tout laissé etnous sommes venus en Jordanie début2005. A cette époque c’était encorefacile d’entrer en Jordanie.

«Mon mari ne pouvait pas travailler,alors il est rentré en Iraq pour essayer degagner un peu d’argent. Il est resté 15jours. Je ne sais pas ce qui s’est passé maisil m’a appelée pour me dire qu’ il voulaitrevenir en Jordanie. A un poste decontrôle entre Abou Ghraib et Ramadi, ily avait des hommes semblant apparteniraux forces gouvernementales, mais on aappris plus tard que c’était l’Armée [deMahdi]. Ils lui ont demandé sa pièced’ identité, puis ils l’ont emmené.

«Cela fait quatorze mois que je suissans nouvelles de lui. Je vis seule avecmes cinq enfants. Je n’ai aucune sourcede revenu.

«Quand je me suis rendue dans lebâtiment du Ministère de l’ intérieur pourobtenir le renouvellement de mon visa,j’ai rencontré une femme que jeconnaissais d’Iraq. Je lui ai donné monnuméro de téléphone portable. Un peu

plus tard, un homme m’a appelée. Il a dit :“Je veux vous remettre une lettre devotre mari. Il est en vie.” J’ai répondu : “Jene peux pas venir tout de suite récupérerla lettre. Il fait nuit. Est-ce que je peuxenvoyer quelqu’un ?” Il m’a dit :“Emmenez votre fils et venez.” Nous noussommes donné rendez-vous à l’endroitd’où partent les bus à destination del’Iraq. Je l’ai attendu trois quarts d’heurepuis j’ai reçu un autre appel. C’était lemême individu. Il a dit : “Vous pensez quevous êtes en sécurité, simplement parceque vous avez quitté l’Iraq ?” Je me suismise à trembler. J’ai pris mon fils et noussommes rentrés à la maison.

«Nous avons repris notre vie d’avant.Je n’arrive plus vraiment à m’occuper de mes enfants. Quand quelqu’un frappe à la porte, j’ai peur. Je me suismise d’accord avec une voisine. Si jel’appelle une fois et que je raccroche,elle vient vérifier.»

Début 2006, sa fille de deux ans acommencé à s’évanouir fréquemment.On a finalement découvert qu’ellesouffrait d’un cancer des reins. L’ONGCaritas a aidé Amina à payer les fraismédicaux. Un des reins étantentièrement détruit, il a fallu l’enlever. Lapetite a maintenant trois ans. Elle esttoujours sous observation. En décembre,elle s’est à nouveau évanouie. «Je n’ai pasl’argent nécessaire pour un suivi médicalconstant», dit sa mère en larmes. «Je nesais pas quoi faire.»

T É M O I G N A G E S D E R É F U G I É S

Amina

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MODÉRATION EN PERTE DE VITESSEUn au t r e d é v e l o p p e m e n t s i n i s t r e e t

inquiétant provient du fait que ces idées se répandentdans l’opinion publique. La nature inhumaine de la vio-lence et son omniprésence suscitent une intolérance etune méfiance croissantes, tout particulièrement parmiles jeunes.

En Iraq, la voix des modérés se fait de plus en plusinaudible. Parmi les rares dirigeants nationaux à s’êtreexprimés contre la violence et à s’être élevés contre lesdéplacements figure le Grand Ayatollah Ali al-Sistani.En juillet 2006, il a condamné le «chaos sectaire» (fitna taaifiyya), la «violence mutuelle» (onf mutaqaabil) et les «campagnes de déplacement forcé» (hamlaat at-tahjiir al-qasri). Hélas, au grand désespoir de nom-breux Chiites modérés (et des Iraquiens en général), l’influence exercée par les modérés semble décliner aufur et à mesure que les groupes extrémistes chiites etque des dirigeants plus jeunes et plus durs gagnent duterrain.

En réponse à la violence, de nombreuses commu-nautés locales des deux côtés mettent sur pied des comi-tés de défense avec des vigiles pour protéger leurquartier. Mais ils manquent de moyens, d’armes, degénérateurs, d’essence, etc. Alors, pour pouvoir fonc-tionner, ils s’associent à des groupes plus importantscomme l’Armée de Mahdi, d’obédience chiite, ou la Brigade Omar, de confession sunnite, ce qui ne faitqu’aggraver le problème, les groupes extrémistesgagnant de plus en plus d’emprise au niveau local.

Pour assombrir encore ce tableau, les tribus des deuxcamps — qui jouaient jusque là un rôle stabilisateur enfaisant contrepoids à la violence urbaine, en particulier

dans les zones rurales — semblent être en proie à une agitation croissante. Si un conflit ouvert éclate entregroupes tribaux, la violence prendra une dimensionnouvelle, plus organisée, populaire et rurale, ce qui parchance a pu être évité jusqu’à présent.

DÉPLACEMENTS EN HAUSSEBien avant la guerre de 2003, les déplace-

ments violents constituaient l’une des caractéristiquesprincipales de l’Iraq sous le régime de Saddam Hussein.

Les lettres demenace sontdevenues des armesutilisées de manièredélibérée pourengendrer desdéplacements.Celle-ci se termineen ces termes:«Nous vous donnons48 heures pourquitter la zone…Souvenez-vous, 48heures seulement àpartir du moment oùvous recevez cettelettre, après ce serala mort.»

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Des miliceslourdement arméesopèrent dans lesdeux camps del’éventail sectaire.

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culier sont extrêmement violents. Dans certaines zones,des campagnes sont menées de manière parallèle afinde fragiliser les quartiers mixtes. La violence tend à êtremoins présente dans les lieux où s’exerce une autoritélocale en état de fonctionner — principalement dans le nord, au Kurdistan et dans les villes chiites du sud, à l’exception de Bassora.

Il est difficile d’évaluer le nombre de déplacés. Lesseuls chiffres officiels sont fournis par le Ministère ducommerce, qui gère les rations pour tout le pays, mais ilest possible qu’il sous-estime l’ampleur du problème.Beaucoup de personnes déplacées ne s’enregistrent paspour recevoir des rations et tous les chiffres relatifs aunombre de déplacés internes en Iraq sont l’objet demanipulations, en particulier ceux émis par les partispolitiques. Le nombre de déplacés en Iraq le plus sou-vent avancé est celui de 700000 personnes pour 2007,année suivant l’attentat de Samarra. En mars 2007,l’UNHCR estimait à près de deux millions le nombrede réfugiés iraquiens vivant dans les pays voisins, et toutparticulièrement en Jordanie et en Syrie.

La violence sectaire n’est pas l’unique cause desdéplacements de populations. Il faut également citer lemanque de sécurité et de services de base, les retards prisdans la résolution des conflits fonciers et les opérationsmilitaires qui délogent périodiquement des milliers decivils de chez eux.

Il existe diverses catégories de personnes déplacéespar le sectarisme. Les Arabes sunnites venant de zonesà majorité chiite constituent le groupe qui a connu laplus nette augmentation depuis l’attentat de Samarra.Les Chiites issus de zones à majorité sunnite ont aussisubi d’intenses pressions. De nombreux Arabes sunniteset chiites — qui avaient été installés, souvent contre leurgré, dans le Kurdistan, au nord du pays, par le régimeBaas dans le cadre de son programme agressif d’arabi -sation — ont été contraints de partir de chez eux en 2003 et 2004.

Les groupes minoritaires forcés de quitter des zonessunnites et des zones chiites comprennent des Kurdes,des Chrétiens, des Turkmènes, des Sabéens-Mandéens,des Roms et des ressortissants de pays tiers, notammentdes Palestiniens [voir l’article en page 24]. Les minoritéssont plus souvent la proie de gangs de criminels que dela violence sectaire elle-même, car elles sont perçuescomme ne bénéficiant que d’une protection moindre,contrairement aux Sunnites, aux Kurdes et aux Chiites.

COMMENT FONT-ILS ?La majorité des déplacés sont logés par des

membres de leur famille, des amis ou simplement pardes gens de leur communauté. D’autres sont installésdans des bâtiments publics. Le nombre de déplacés établis dans des camps est bien inférieur à celui des per-sonnes séjournant dans des familles d’accueil. Les per-sonnes présentes dans les camps sont d’ailleurs les plusmal loties du fait des conditions sanitaires et d’héberge-

Aujourd’hui, les groupes radicaux empruntent le mêmechemin; ils utilisent l’expulsion de pans entiers de popu-lations pour asseoir leur pouvoir politique. Le schémacentral des déplacements est la consolidation, par lesgroupes armés extrémistes, des territoires sous leuremprise. Par définition, les gens se réfugient dans deszones où ils se sentent en sécurité. Les Sunnites vontdans des zones sunnites. Les Chiites vont dans des zoneschiites. Et les Kurdes — et parfois des Arabes — se rendent dans les provinces du nord, tandis que les Chrétiens optent pour certains secteurs de la provincede Ninewah. Et la plupart de ceux qui peuvent quitter le pays le font. Il en résulte que les groupes radicaux exercent leur domination sur des territoires «nettoyés»et ont ainsi considérablement renforcé leur pouvoir.

Les schémas de déplacement varient. Plus une villeest mixte, plus elle risque d’être visée par la violence sec-taire. Des endroits comme le nord de Babil, la provincede Salah ad-Din, Mossoul, Bassora et Bagdad en parti-

«Les gens sont assassinés à cause de leurpièce d’ identité. Si je me fais arrêter à unpoint de contrôle à Bagdad, le nom deNada n’ indique pas que je suis chiite. Maisma carte donne le nom de mon père, quiest clairement chiite, donc à certainspostes je me ferais tuer.

«Il y a une semaine, des jeuneshommes [chiites] d’ ici… la police est venuedans leur appartement. Ils les ontemmenés à la station de police et ensuiteà la frontière avec l’Iraq. Il y a deschauffeurs de l’autre côté de la frontière.Les jeunes ont parlé avec un chauffeur. Ilslui ont dit qu’ ils n’avaient pas d’argent etdemandé de les emmener à Bagdad. Onpense qu’un chauffeur reçoit 100 dollarspour chaque Chiite livré aux groupesterroristes. Six ont été décapités. L’und’eux était mon cousin.

«Ici, en Jordanie, les Iraquiens sont unis,qu’ ils soient sunnites, chiites ou chrétiens.Mais en Iraq, ils s’entretuent.»

Après une demi-heure de discussionessentiellement consacrée aux difficultésde sa vie quotidienne en Jordanie, Nada semet brusquement à pleurer. Ses amistentent de la consoler et, après avoir

obtenu sa permission d’un signe de la tête,racontent en son nom le reste de sonhistoire. Son mari a été kidnappé à Kirkouken novembre 2006. Depuis, elle est sansnouvelles. Elle a cinq enfants — la plusâgée a 19 ans, la plus jeune 8 ans.

Les enfants ne savent pas que leur pèrea été enlevé et ils ne comprennent paspourquoi il n’appelle jamais. Elle leur ditqu’ il est en voyage mais, après trois mois,l’explication peine de plus en plus à lesconvaincre.

Les deux garçons de Nada, qui ont 15 et17 ans, travaillent tous les deux illégale -ment pour une usine de chaussuresjordanienne après l’école. La famille vit dece revenu. «Mes enfants sont tout ce quime reste », dit-elle, en essuyant ses larmes.«Mon fils aîné est décidé à rentrer en Iraqpour partir à sa recherche, bien qu’ il nesache pas qu’ il a été enlevé. Je me fais dusouci pour lui. Il a commencé à fumer etses amis le poussent à sortir en boîte denuit. J’ai peur de perdre le contrôle s’ ilcommence à fumer, à sortir et à boire del’alcool, et que mon fils cadet suive lemême chemin. Alors nous n’aurons plusd’argent et notre famille volera en éclats.»

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Nada

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Le Croissant-Rouge iraquien est la principale agencenationale de secours à s’occuper des déplacés. L’orga -nisation travaille principalement dans les camps et les installations collectives. Il s’agit du seul groupe non sectaire disposant de structures réelles à être établi sur l’ensemble du territoire national. Les communautéslocales soutiennent aussi parfois les déplacés par le biais de comités informels mis sur pied dans les quar-tiers ou dans les mosquées. L’aide internationale a étéréduite au minimum ces derniers temps; elle est aussipeu visible du fait de la situation sécuritaire.

SOMBRES PERSPECTIVESIl est difficile de saisir l’impact de la violence

sectaire. Des quartiers que l’on pouvait à peine distin-guer sont aujourd’hui séparés par des no man’s land derues désertes et de bâtiments fermés. Les sociétés detransport doivent changer de véhicules et de chauffeurs

ment misérables. Pour l’essentiel, les familles semblentêtre parvenues à préserver leur unité. Le déplacement atoutefois un impact majeur sur la société iraquienne enraison de l’augmentation du travail des enfants.

Pour obtenir une ration, les déplacés doivent s’enre-gistrer auprès du Ministère du commerce. Pour diversesraisons — l’absence de pièce d’identité, l’insécurité, laméfiance, la fierté— nombreux sont les déplacés à ne pasfaire cette démarche. C’est particulièrement le cas deceux qui parviennent à vivre hors des camps car ils ontdes proches pour les héberger ou parce qu’ils peuventvivre sans recevoir d’assistance.

Les conditions de vie difficiles suscitent une grandecolère à l’encontre du gouvernement. Les autoritéslocales, qui sont assez efficaces au niveau des provinceset des districts, sont extrêmement conscientes du pro-blème. Chaque province dispose d’un comité pour lesdéplacés et d’une salle des opérations.

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Une proportion assez faible des 1,9 million d’Iraquiensdéplacés à l’intérieur du pays vit dans des camps. La majorité d’entre eux est logée par des proches, des amisou des membres de leur communauté. Les autres sontinstallés dans des bâtiments publics.

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les perspectives de retour chez eux plutôt minces, dansun avenir proche. «Le gouvernement veut que nous ren-trions dans nos maisons à Bagdad, dit un homme. J’ai appelé des voisins sunnites et ils m’ont dit que lesinsurgés continuaient à utiliser notre maison pour leursopérations. Comment pourrions-nous rentrer?»

Les gens commencent même à intégrer la violencedans leur façon de vivre. La peur décide de l’endroit oùvous allez faire vos courses, de l’hôpital où vous vousfaites soigner et même de si vous allez sortir de chezvous ou pas. C’est elle qui décide si vous allez envoyer

pour faire circuler leurs marchandises de territoire enterritoire. Les routes sont interdites à un groupe ou à unautre. Mais le pire, c’est l’exode hors d’Iraq des élites dupays qui, ayant perdu espoir, tentent de se réinstallerdans des pays tiers.

Bien que cela puisse paraître impensable, nombreuxsont ceux à craindre que la violence sectaire ne s’aggraveencore. Un rapport récent du International Medical Corpsévoque le spectre de «l’utilisation d’artillerie et d’armeslourdes pour viser des zones précises, ainsi que… le nettoyage sectaire à grande échelle». En devenant plusviolents, les groupes radicaux vont peut être aussi sediviser, ce qui rendra une issue politique encore plus difficile à trouver.

Au moment où ce magazine partait chez l’impri-meur, le résultat du plan de sécurité établi par le gou-vernement et du renforcement des troupes américainesdemeurait incertain. Plusieurs personnes interviewéesse montraient toutefois très optimistes. Un jeune Sun-nite originaire du quartier chiite de Shaab nous a ainsidéclaré que l’Armée de Mahdi s’était faite plus rare der-nièrement, mais «nous savons qu’ils vont revenir». Atravers tout le pays, des déplacés chiites et sunnites disentque les déplacements sectaires sont en augmentation et

Hussam est sunnite, sa femme Amirachiite. A une époque, ils possédaient uneusine de confection près de Bassora,dans laquelle travaillaient 13 personnes.

Hussam sort de son portefeuille laphotocopie légèrement écornée d’unelettre et la déplie avec soin.

Lettre du 20 février 2006À qui de droitNous souhaitons vous informer qu’il a étéprouvé qu’Hussam XXX a travaillé pourl’ancien régime, raison pour laquelle nousdemandons son adresse et sa localisationexactes et vous mettons en garde contretoute tentative destinée à cacher desinformations d’utilité publique.

La lettre a été accrochée au pare-brise de la voiture d’un frère de

Hussam. Un autre de ses frères a étéabattu d’une balle en pleine tête en avril2006.

Hussam pense que son frère a étéassassiné à cause de lui, parce qu’ il faisaitdes vêtements pour des fonctionnairesde haut rang et des officiers de l’armée,et parce que sa nièce a épousé uncapitaine de l’armée. Il est doncirrémédiablement associé à l’ancienrégime. «Mais, à cette époque, si legouvernement vous demandait de fairedes uniformes, vous ne pouviez pasrefuser», dit-il.

Plus tard en 2006, il explique avoirreçu un appel sur son téléphoneportable en Jordanie. « Ils ont dit : “Nousavons tué ton frère et tu es le suivant.Quel que soit le pays où tu vas, on teretrouvera.”»

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Les minorités d’Iraq

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vos enfants à l’école, quel passager vous allez prendredans votre taxi, lesquels de vos amis vous allez voir…

A Bagdad, un travail d’un nouveau genre est apparu.Moyennant rémunération, des gens écument les étangset le bord du fleuve pour trouver le corps d’un parentdisparu. Comment peut-on vivre plongé au cœur d’unetelle violence sans être terrorisé en permanence ?

«Je voudrais qu’ils nous attaquent avec une bombenucléaire et qu’ils nous tuent tous, pour qu’on puisseenfin se reposer…», déclarait un Iraquien à un journa-liste du New York Times, après qu’une bombe ait

explosé dans un marché de Bagdad, le 3 février dernier,faisant 130 morts et plus de 300 blessés. «On ne peut pascontinuer à vivre ainsi. Nous mourons à petit feu,chaque jour un peu plus.»

De plus en plus, les déplacés considèrent ce qui leurarrive comme le résultat d’une profonde division poli-tique de leur pays. La violence génère des changementsdurables du paysage social et démographique de l’Iraq.C’est l’objectif que cherchent à atteindre les groupesarmés extrémistes.

Et ils sont en passe de réussir. �

Cette famille issue d’une minoritéreligieuse a fuiBagdad et vitdésormais dans un cimetière dans le nord de l’Iraq.

sont une proie facile pour les criminels et les extrémistes.

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PA R C É C I L E P O U I L LY

19août 2003, 16 heures 30,

Canal Hotel : un camion bourréd’explosifs percute le siège des

Nations Unies à Bagdad et explose, tuant 23 personnes, dont le Représentant spécialdes Nations Unies en Iraq, et faisant desdizaines de blessés graves.

Deux mois plus tard, le premier jour duRamadan, la délégation du Comitéinternational de la Croix-Rouge à Bagdadest frappée par un attentat à la voiturepiégée — la première attaque de ce typejamais perpétrée contre le CICR depuis sacréation en 1863. Trente-cinq personnespérissent et 230 sont blessées lors de cetteexplosion et lors de trois autres attentats quiont lieu dans la capitale iraquienne au coursdes 45 minutes qui suivent.

Ces attaques — ainsi que l’enlèvement dedeux humanitaires italiennes et l’assassinatde la représentante de CARE, MargaretHassan, en septembre et novembre 2004—ont choqué l’ensemble de la communautéhumanitaire.

«En Iraq, il n’y plus d’espace pour laneutralité», dit Pierre Gassmann, ancienchef de délégation du CICR pour l’Iraq en2003-2004 et conseiller pour le Program on Humanitarian Policy and ConflictResearch à l’Université de Harvard. «Dansdes contextes aussi polarisés, la chose la plusdangereuse en ce qui concerne la sécuritédes organisations internationales, c ’estl’idée qu’elles sont perçues comme neutres.Elles ne le sont pas.»

Son opinion est renforcée par de biensombres statistiques: selon le NCCI (NGOCoordination Committee in Iraq), une organi -sation basée à Amman qui représente prèsde 300 ONG internationales et iraquiennes,pas moins de 82 travailleurs humanitairesiraquiens et internationaux ont été tués en Iraq entre 2003 et janvier 2007. Quatre-vingt-six autres ont été kidnappés,245 blessés et 24 arrêtés.

Ces attaques ciblées ont sans doutechangé à tout jamais la façon dont les agen -ces humanitaires opèrent dans les zones deconflit. A la fin 2003, pratique ment toutesles organisations interna tiona les avaient

évacué leur personnel expatrié hors d’Iraq,cessant l’ensemble de leurs activités ouadoptant de nouvelles méthodes de travail.

UN NOUVEAU MODUS OPERANDIDe nombreuses agences ont maintenu

leur présence dans le nord mais la plupartont transféré leur personnel internationalbasé dans le centre et le sud de l’Iraq vers les pays voisins, tout en poursuivantdes activités limitées grâce à leursemployés iraquiens toujours sur place.

Dans un premier temps, les agences desecours ont généralement adopté un modede gestion dit de contrôle à distance (remotecontrol), en vertu duquel la prise de décisiondemeure la prérogative du personnel inter -national relocalisé. Ce modèle n’ayant ce -pendant pas tardé à démontrer ses limites, laplupart des organisations sont passées, à desdegrés divers, du «contrôle à distance» à la«gestion à distance» (remote management).

Pierre Gassmann explique: «Beaucoupd’organisations internationales se sontrendues compte que si elles voulaient resterimpliquées dans un contexte comme l’Iraq,il leur fallait travailler avec les employésnationaux, avoir du personnel de qualité, luifaire confiance et lui donner des compéten -ces plus larges.»

Une autre caractéristique essentielle desinterventions humanitaires en Iraq est ladépendance croissante vis-à-vis des ONGlocales. C’est particulièrement le cas dans lazone extrêmement dangereuse du centredu pays, où très peu d’ONG étrangères sontencore présentes.

La Société du Croissant-Rouge iraquien,grâce à ses 18 branches et à son réseau trèsétendu de volontaires, est la seule organisa -tion capable d’intervenir à découvert surl’ensemble du territoire national. Mais, leCroissant-Rouge iraquien n’est pas à l’abride l’anarchie qui ronge aujourd’hui l’Iraq :le 17 décembre, 30 de ses employés ont étékidnappés dans l’un de ses bureaux àBagdad, dont 13 étaient toujours portésdisparus à la mi-mars.

«Il reste quand même des endroits où ilest possible de travailler — d’effectuer untravail communautaire», explique CédricTurlan du NCCI. «De plus en plus, vous ne

pouvez travailler qu’auprès de votre proprecommunauté et nulle part ailleurs.» Lerécent regain d’attention portée à l’Iraq parl’UNHCR et l’ensemble des Nations Uniesl’encourage. «Pendant des mois, nous avonseu le sentiment d’être seuls à nous intéres -ser à l’intérieur du pays. Maintenant, avecl’ONU, il semble qu’il y ait une vraievolonté de changement et qu’un mouve -ment en ce sens soit en train de s’opérer.»

Andrew Harper, qui dirige l’unitéd’appui pour l’Iraq de l’UNHCR, s’accordeà dire qu’une approche nouvelle est néces -saire pour soulager le sort des habitants del’Iraq. «Nos opérations doivent êtrepragmatiques, dit-il. Cela passe sans doutepar le fait de s’appuyer davantage sur desopérateurs financiers non institutionnels,de travailler via des opérations transfron -talières et de nous recentrer sur des zones situées hors de Bagdad, auxquellesnous pouvons avoir accès et où nouspouvons intervenir.»

UNE SEULE ET UNIQUE OPTIONC’est ce genre d’approche qui a évité

aux agences humanitaires de devoir inter -rompre entièrement leurs opéra tions etqui constitue sans doute le seul mode defonctionnement possible dans le contexteactuel. «La gestion à distance n’est pas unchoix. C’est une voie à sens unique», expli -que un employé iraquien de l’UNHCR.«Il n’y a pas d’autre option possible.»

Début mars, 11partenaires de l’UNHCRmenaient des programmes de protection etd’assistance en Iraq pour l’agence pour lesréfugiés, y compris des distributionsd’articles non alimentaires, la fournitured’hé bergements d’urgence et la gestion decen tres d’information et d’assistancejuridiques.

Alors que le suivi des activités est assurépar les employés nationaux de l’UNHCR,en fonction d’un programme mensuel ava -lisé par les bureaux de l’agence au Koweït età Amman, des contacts quotidiens avec lepersonnel international ont lieu via cour -riers électroniques ou appels téléphoniques.

«A quoi cela servirait-il d’aller àBagdad ?», demande le chargé de program -me d’une ONG européenne dont l’agence

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Assistance en périlLa gestion à distance de l’aide en Iraq

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travaille avec l’UNHCR dans la région ducentre de l’Iraq. «Vous risquez votre sécuritéet celle de vos employés, parce qu’ils sontobligés de veiller sur vous. Et si vos activitésont lieu sur le terrain, se trouver dans lazone verte n’est d’aucune utilité. De plus, endemandant à votre personnel de venir vousrencontrer dans la zone verte, vous pouvezle mettre en danger.»

Le même scénario se répète dans le suddu pays: «Je ne vois pas ce que celaapporterait d’avoir du personnel expatrié àBasso ra actuellement», dit un travailleurhuma nitaire iraquien originaire de la ville.«Soit il serait logé à l’aéroport interna tional,soit dans le palace qui accueille le Consulaméricain. L’un comme l’autre de ces en -droits sont dangereux pour nous.»

Mais ce transfert de responsabilités estaussi synonyme de vulnérabilité accruepour les employés iraquiens. «Les travail -leurs humanitaires iraquiens prennent desrisques incroyables», dit Cédric Turlan, duNCCI. «Dans la région centrale, le seul faitde se trouver sur place signifie prendre unrisque. Mais les travailleurs humanitairessont plus exposés: ils sortent alors que lesautres restent chez eux.»

L’ONG collaborant avec l’UNHCRdans le centre de l’Iraq parvient néanmoinsà poursuivre des activités destinées àrenforcer les capacités locales et à protégerles personnes relevant de sa compétence.Elle est également en train de forer despuits instantanés, de mener des projets

générateurs de revenus et de réhabilitationbénéficiant aussi bien aux populationsdéplacées qu’à celles qui les accueillent.

Certains employés ont été menacés,explique le chargé de programme de cetteorganisation. «Quelqu’un vous menace. Sivous avez de la chance, vous recevez unedeuxième mise en garde.» Un des membresde son personnel qui travaillait auprès despersonnes déracinées par le conflit a dûquitter sa région d’origine, devenant à sontour un déplacé.

L’autre conséquence de cette situation estque le man que d’information dont ilsdisposent pousse parfois les profession nelsde la sécurité basés à l’extérieur à une pru -dence excessive. «Les règles de sécurité desNations Unies devraient être plus souplesafin que nous puissions nous déplacer, com -me des Iraquiens vivant en Iraq», dit un desemployés de l’UNHCR basé dans le sud dupays. «J’évalue si je peux me rendre dans unendroit ou non; je ne prends pas de risquesinutiles… mais ces gens sont nos cousins, nosproches —nous devons faire quelque chose.»

SUIVI RÉCIPROQUELes missions impliquant de passer la

nuit à l’extérieur étant interdites, il estpratiquement impossible au personnel del’UNHCR d’effectuer le suivi des pro -grammes menés par ses partenairesd’exécution dans certains des neuf gou -vernorats du sud comme Kut et Missan, cequi soulève un deuxième problème: celui

de la responsabilité. Comment suivre cequi se passe depuis l’étranger?

«Ce n’est pas parfait, mais c ’est mieuxque rien», explique Cédric Turlan du NCCI.«Ce n’est pas la distribution de l’assistancequi se fait à distance, c ’est sa gestion.»

Janvier de Riedmatten, le délégué del’UNHCR pour l’Iraq (qui est basé enJordanie), souligne que diverses options sonten train d’être explorées afin de renforcer cesuivi : «La plupart de nos partenairesd’exécution ont des employés iraquienssolides, qui ont été formés avant la guerre.Donc, de manière générale, nous avonsconfiance en ce qu’ils font. Et nous pouvonssuivre un bon nombre d’activités grâce ànos collègues iraquiens. Nous sommesnéanmoins en train de mettre en place unsystème supplémentaire de «suivihorizontal» (peer monitoring), qui aidera lesONG à se contrôler les unes les autres.»

Chacun est au moins d’accord sur unpoint: pour éviter que ne continuent lesdéplacements à l’intérieur et hors d’Iraq, ilva falloir répondre rapidement aux besoinsde l’ensemble des Iraquiens, qu’ils habitenttoujours chez eux ou qu’ils aient étécontraints de fuir leur foyer. Pour cela, lestravailleurs humanitaires devront peut-êtreintervenir dans un contexte impliquant unniveau de risque très élevé, du moinsjusqu’à ce que les hommes politiquesn’accomplissent leur devoir, celui de fairetout leur possible pour restaurer un espacehumanitaire sécurisé. �

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Les équipes desauveteurscherchent dessurvivants aprèsl’attentatcontre le siègedes NationsUnies en Iraq, le19 août 2003.

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PA R RU P E RT C O LV I L L E

SYRIE

La scène: une petite cour inté-rieure dans un centre pour réfugiésde la capitale syrienne, Damas, au

début de février. Une cinquantaine deréfugiés attendent, assis sur des chaisespliantes, l’air anxieux. La plupart ont enmain des liasses de papiers, leurs docu ments.Une preuve précieuse de leur vie passée etde leur situation vulnérable actuelle.

Un employé de l’UNHCR est assis à unelongue table à tréteaux, devant eux. Unefemme d’une cinquantaine d’années se lève,une attelle autour du bras. La séanced’information commence.

Elle raconte que son mari a été kidnappéle 11 septembre 2006, alors qu’il se rendait àson travail à Bagdad. Elle ne l’a plus revudepuis. Son chauffeur a été retrouvé mort.Peu de temps après, des hommes sont venuschez elle et lui ont cassé les bras.

Est-ce que l’UNHCR peut l’aider à re trouver son mari ? On lui conseille de s’adresser au Comité international de laCroix-Rouge, qui s’occupe traditionnelle -ment de retrouver les personnes disparues.Mais elle a déjà été les voir.

Une autre femme se lève ; elle est en mau -vaise santé. L’employé de l’UNHCR lui don -ne l’adresse d’une clinique où les Iraquiens

peuvent se faire soigner gratuite ment.Une série de questions sur les permis de

résidence se met ensuite à pleuvoir. La réglementation a de nouveau changé :maintenant, les permis sont accordés pour 15 jours, et peuvent être prolongés pourune période maximum de trois mois. L’employé de l’UNHCR explique quel’agence doit se renseigner davantage surces nouvelles règles (quelques jours après,elles seront considérablement assouplies).Il tâche de rassurer les réfugiés en leur di-sant que, selon les informations del’UNHCR, personne n’est expulsé.

Dans la foule, des voix s’élèvent pourexprimer leur désaccord. Certaines person -nes ont entendu des choses: un homme pré -tend que ses fils ont été expulsés, un autreparle d’une famille qui aurait été détenue.L’employé de l’UNHCR prend des notes.

Un homme se plaint que ses deux fillesont des os brisés. Il n’explique pas commentc’est arrivé. «Et maintenant, on nous dit

d’aller à la frontière pour faire renouvelernos visas. Comment est-ce possible quandon a des os cassés?»

Et qu’en est-il du nouvel exercice d’enregistrement que l’UNHCR a débutéil y a deux jours, au bureau de Damas?(L’agence a failli être prise de court par lesquelque 5000 personnes qui se sont présentées chaque matin, pendant les deuxpremiers jours, pour demander des formulaires et fixer des rendez-vous pourl’enregistrement définitif).

À quoi sert cet enregistrement ? Est-ceque ces bouts de papiers auront unequelconque utilité ? Vont-ils assurer auxgens un peu plus de protection ?

L’UNHCR annonce que l’agence a misen place trois numéros téléphoniques d’ur-gence: il est maintenant possible d’appelerpour poser des questions (un mois plustard, les numéros d’urgence reçoivent aumoins une centaine d’appels par jour).

Beaucoup de questions concernent la

Perspectives

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Quelque deux millionsde réfugiés iraquiensseraient dispersés àtravers tout le Moyen-Orient —il s’agit du plusimportant mouvement de réfugiés dans larégion, depuis l’exode desPalestiniens après lacréation d’Israël, en 1948.

Des milliers de réfugiés iraquiens se sontregroupés dans le district de SaydaZeinab, à Damas et dans plusieursquartiers pauvres des capitales syrienneet jordanienne.

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réinstallation dans d’autres pays. L’employéde l’UNHCR explique qu’il y a très peude places, que seuls les cas les plus vulné-rables ont une chance. Ses propos ne sontguère réconfortants —presque toutes lesperson nes qui ont parlé jusqu’à présentsemblent vulnérables. Les États-Unis vien-nent d’annoncer qu’ils accepteront 7000Iraquiens supplémentaires se trouvantdans la région. La discussion s’anime deplus en plus au sujet de la réinstallation.Certains s’agitent, d’autres s’enfoncent unpeu plus dans la dépression.

«A présent toutes les portes se fermentdevant nous», dit un homme d’un tonmonotone, teinté de désespoir.

Au même moment, dans certains desquartiers les plus délabrés de cette magni-fique cité historique, d’autres employés del’UNHCR organisent des réunions sembla-bles, tandis que quelques milliers de personnes se font enregistrer auprès du bu-reau principal de l’agence, inscrivant leurs

noms pour pouvoir revenir ensuite procé-der à un enregistrement définitif.

JORDANIE

Plan suivant: Amman, capitale

de la Jordanie, quelque 200 kilomè -tres plus au sud. Dans un café du

centre ville, des employés de l’UNHCRtiennent une petite réunion informelle avecune dizaine d’intellectuels, d’écrivains etd’artistes iraquiens. Officiellement, laJordanie accueille environ 1000 réfugiésreconnus (ainsi qu’entre 500000 et 1 million d’autres Iraquiens — dont bonnombre sont arrivés avant 2003). Au café setrouvent plusieurs réfugiés reconnus, et ilssont en colère contre l’UNHCR.

Ces personnes sont passées au travers desmailles du filet : elles sont arrivées enJordanie après avoir fui l’Iraq de SaddamHussein, et auraient sans doute eu l’oppor -tunité d’être réinstallées dans un autre pays.Mais, après le renversement de Saddampendant la guerre en 2003, la réinstallationdes Iraquiens a été partout suspendue.

Techniquement, les raisons légales sous-tendant leur réinstallation — c’est-à-dire lesconséquences des persécutions par le régi -me de Saddam Hussein — ont disparu.Maintenant, ces personnes doivent prouverqu’elles se trouvent toujours en situation devulnérabilité, mais dans un environnementcomplètement différent, où des milliersd’autres sont, comme à chaque fois, en compétition pour un nombre limité deplaces tout en étant aussi ou plusvulnérables qu’elles.

Les cas de réinstallation n’ont recom -mencé à augmenter qu’en 2007, et les placesdisponibles sont largement inférieures auxbesoins, sans compter les ressources néces -saires pour traiter le grand nombre dedossiers. L’UNHCR prévoit de présenter20000 dossiers de réinstallation d’ici la finde l’année ; mais même si les gouverne -ments les acceptaient tous, voire davanta ge,cela ne couvrirait qu’une petite partie dunombre total de réfugiés dans la région.Avec tous les cas très vulnérables arrivésrécemment, les réfugiés venus avant laguerre craignent de n’être à nouveau exclus.

«Les réfugiés se sentent perdus, ça se

comprend», dit Hanan Hamdan, chargéede la protection au bureau de l’UNHCR àAmman. «Les attentes sont très grandes,mais les frustrations aussi.» L’agence traiteles demandes de réinstallation en suivantdeux listes parallèles pour que ni les «vieux»ni les «nouveaux» réfugiés ne ratentcomplètement leur chance.

ÉGYPTE

Même si la population du

Caire, selon certaines estimations,est trois fois plus nombreuse que

celle de toute la Jordanie réunie, 100000Iraquiens représentent une grande quantitéde personnes à absorber pour n’importequelle ville. Beaucoup des Iraquiens arrivésaprès 2003 se sont installés dans l’un desnouveaux faubourgs de la capitale égyp-tienne, 6th October City, où ils semblents’être adaptés, à quelques exceptions près.

«Beaucoup des Iraquiens que nous rencontrons quotidiennement ont un bon

régionales

niveau d’éducation et sont hautement qualifiés. Ils sont bien installés et certainsont ouvert des petites entreprises», ditArushi Ray, qui est en charge des servicescommunautaires pour l’UNHCR.

Bien que le marché du travail soit en-combré, les Iraquiens les plus débrouillardstrouvent encore des opportunités: «Lors quenous sommes arrivés en Égypte, nousavons décidé d’utiliser [nos] ressources limi -tées pour ouvrir ce petit commerce», racon -te un boulanger iraquien, qui était ingé-nieur à Bagdad. «On s’en sort à peine, mais

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Beaucoup d’enfants iraquienspourraient avoir été traumatisés parles violences dont ils sont les témoins.Ces jeunes garçons ont été déplacéspendant la bataille de Fallouja ennovembre 2004.

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Certaines rumeurs, selon lesquelles desIraquiens seraient kidnappés dans des four-gons et renvoyés chez eux, plongent les ré-fugiés dans une peur constante. Vrais ounon, ces récits provoquent chez eux uneprofonde angoisse.

En dépit de leurs craintes, la plupart desIraquiens reconnaissent que leur présenceest source de difficultés pour leurs paysd’accueil. «Je suis reconnaissante au gouver-nement qui nous a permis de venir ici»,raconte Nour, 47 ans, mère de cinq enfants,dont le mari a disparu. «Ce pays a des loisque nous devons respecter et accepter. Il ya un proverbe iraquien qui dit: si tu es unétranger dans la maison de quelqu’un d’au-tre, tu dois respecter tes hôtes, et si unétranger vient dans ta maison, tu dois t’oc-cuper de lui pendant une semaine. Quedoit-on ressentir lorsque des milliers et desmilliers d’étrangers vivent dans votre payspendant si longtemps?»

Elle ouvre les mains: «Nous sommesréalistes. Ceux d’entre nous qui sont ici de-puis 2000 ne peuvent ni retourner enIraq, ni rester encore longtemps ici. Nousavons besoin de solutions. La populationjordanien ne nous en veut car les prix ontmonté à cause de nous. Quand on prendun taxi, on nous dit que nous avons faitaugmenter le prix de la nourriture, desmaisons, de tout. Partout où nous allons,on nous dit combien nous avons rendu lavie des Jordaniens plus difficile.»

DES PRESSIONS ÉNORMES«Nous sommes très conciliants,

compréhensifs et indulgents», déclare le porte-parole du gouvernement, NasserJudeh. «Nous nous inscrivons en fauxcontre les rapports qui disent que la Jordanie ne fait pas assez.»

Et en effet, il est difficile de dire lecontraire. Si la Jordanie, qui a une popula-tion de 5,7 millions de personnes, accueille750000 Iraquiens sur son territoire (meil-leure estimation au début de l’année2007), cela équivaudrait pour la France oule Royaume-Uni à en accueillir presque 8millions, pour l’Allemagne 11millions etpour les États-Unis 40 millions. De maniè -re générale, la Syrie et la Jordanie ont faitpreuve d’une attitude très tolérante àl’égard des Iraquiens.

«Les structures jordaniennes sont souspression…, ajoute Nasser Judeh. Les réfugiésqui arrivent ici ne viennent pas avec unseau d’eau. Nous sommes l’un des dix pays

nous arrivons à subvenir aux besoins de nosfamilles et à envoyer nos enfants à l’école.»

LA PEUR ET L’APPAUVRISSEMENTOù que l’on regarde en Syrie ou en

Jordanie, on voit des mères iraquiennespauvres dont les époux sont morts ou ontdisparu et dont les enfants sont traumati-sés, des personnes qui ont besoin d’inter-ventions chirurgicales lourdes, d’autresqui vivent sous la menace de règlementsde compte transfrontaliers, d’autres enco re qui courraient des risques énor -

mes si elles étaient renvoyées chez elles(les deux gouvernements insistent sur lefait qu’ils n’expulsent pas d’Iraquiens).

De nombreux réfugiés se trouvent dansune situation de flou juridique —ils sont généralement tolérés, mais leur présencedans les pays voisins n’a pas de justificationlégale. Beaucoup de visas ne sont plus vali -des, et il est difficile d’obtenir leur renou-vellement. De plus, les anciens passeportsiraquiens vont expirer avant l’été 2007, etpour beaucoup de personnes il sera sansdoute difficile d’en obtenir de nouveaux.

Haneen a 42 ans et a passé l’essentiel de sacarrière comme secrétaire auprès de plusieursinstitutions gouvernementales iraquiennes. Sonmari était diplomate. Après que l’arméeaméricaine se soit emparée de Bagdad, tousdeux ont été suspendus de leurs fonctions.Malgré son passé, son mari a travaillé pendanttrois mois comme interprète et comme gardepour les forces américaines. Ils avaient besoind’argent, mais ils sont devenus la cible despartisans aigris des divers camps du spectrepolitique et sectaire.

Leur maison a été bombardée et, à la fin2003, son mari a été kidnappé par un groupearmé et détenu pendant sept mois, avec desdizaines d’autres personnes. Il a fini par êtrelibéré lorsque l’armée s’est approchée dubâtiment où il était retenu prisonnier, et que sesgeôliers se sont volatilisés.

«Mon mari souffrait d’ insuffisancecardiaque, raconte-t-elle. Au début, ce n’étaitqu’un simple problème, mais sa conditionmédicale s’est aggravée après l’ invasion et lekidnapping. On ne lui a pas donné lesmédicaments qu’ il devait prendre tous les jours,et ils l’ont laissé dans le froid et sans manger,parfois pendant trois jours d’affilée.»

Lorsqu’ ils sont partis à Damas à la fin de2004, sa santé s’était déjà détériorée. Ils sontarrivés là-bas avec 1000 dollars. «A l’époque, lesprix n’étaient pas aussi élevés, donc cettesomme nous a suffi pendant sept mois»,continue-t-elle. Mais, vers la moitié de l’année2005, ils ont connu des problèmes financiers.

L’UNHCR a pu faire en sorte que son mari

reçoive des médicaments, mais n’a pas pufinancer son intervention cardiaque. «Nousavions besoin d’environ 4 500 dollars pourl’opération, dit Haneen. Mais l’UNHCR nepouvait en offrir que 1500. » Elle comprendpourquoi, et ne semble pas éprouver derancœur à l’égard de l’agence, bien que son marisoit mort de sa maladie en mars 2006. (Lesdifficultés financières ont obligé lesorganisations médicales en Jordanie à faire dessélections semblables.)

Deux mois après son décès, Haneen et sesdeux fils de 6 et 8 ans ont dû quitter leurminuscule appartement, car elle ne pouvait pluspayer le loyer. Maintenant elle va de familled’accueil en famille d’accueil : «Je reste cinqjours, une semaine. Mes enfants deviennent deplus en plus agressifs avec moi, ils m’en veulentcar on n’arrête pas de bouger et parce que je nepeux pas leur acheter ce qu’ ils veulent.»

Elle raconte mécaniquement encorequelques histoires familiales tragiques, commesi elles ne représentaient rien d’extraordinaire— ce qui, dans le contexte de l’Iraq, estmalheureusement vrai : «Un de mes frères a ététué en juin 2006. Un autre a été kidnappé.J’ ignore ce qui lui est arrivé.» Haneen a aussicinq sœurs : «Je ne sais pas précisément où ellessont. Je n’ai pas eu de leurs nouvelles depuislongtemps.»

Haneen continue sa vie du mieux qu’ellepeut. Elle fait même un peu de bénévolat pourl’UNHCR, en aidant dans un centre d’accueilpour les réfugiés. Et de temps en temps, ellearrive même encore à esquisser un sourire.

T É M O I G N A G E S D E R É F U G I É S

L’histoire de Haneen

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les plus pauvres au monde en termes deressources en eau.»

De plus, la Jordanie accueille déjà unegrande communauté de réfugiés palesti-niens —représentant près de la moitié de sapopulation— dont les camps se sont trans-formés en faubourgs et étendus autourd’Amman et d’autres villes jordaniennes.Beaucoup ont des permis de résidence per-manents et sont considérés comme jorda-niens, mais tout le monde pense à eux enentendant le mot «réfugié».

La présence continue d’un grand nom-bre de Palestiniens, des dizaines d’annéesaprès leur fuite des territoires occupés,constitue également un élément clef de lasituation en Syrie et au Liban. C’est l’unedes raisons pour lesquelles aucun pays de larégion ne veut entendre parler de la miseen place de camps de réfugiés. L’UNHCRn’est pas plus enthousiaste: «Ouvrir descamps en Jordanie voudrait dire les instal-ler dans le désert», dit Anne-MarieDeutschlander, chargée principale de laprotection au bureau de l’UNHCR à Am-man. «Et les camps dans le désert sont desendroits terribles.»

La situation est semblable en Syrie:«Beaucoup d’Iraquiens ont des problèmes»,explique Laurens Jolles, délégué del’UNHCR en Syrie. «Nous faisons de notremieux pour nous occuper des problèmesindividuels, mais c’est une tâche énorme.La Syrie s’est montrée extrêmement conci-liante. Les Syriens sont contrariés par leseffets de cet immense afflux de gens surleur vie de tous les jours, mais ils éprou-vent encore une sympathie sincère enversles Iraquiens, et de la colère et de la tris-tesse pour ce qui est arrivé à leur pays.»

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PAS DE SOLUTION SIMPLEIl n’y pas de solution simple en vue,

ni en Syrie, ni en Jordanie. Ni en Égypteoù, début de mars, on estimait le nombred’Iraquiens à au moins 100 000; ni au Li-ban, qui se relève à peine de la guerre del’été dernier et abrite 40 000 Iraquiens;ni encore dans les pays du Golfe, où setrouveraient au moins 200 000 Iraquiens.

Étant donnée la situation actuelle enIraq, le rapatriement n’est pas envisageabledans un avenir proche —mais reste néan-moins la seule solution possible à longterme pour la plupart des Iraquiens. Dansla majorité des cas, l’intégration locale n’estclairement pas une option viable, et la réinstallation ne peut aider qu’une partiedes réfugiés relativement faible.

Entre-temps, davantage d’infrastruc-tures sont nécessaires (des écoles, des hôpi-taux, des enseignants, des médecins), finan-cées par la communauté internationale. Lessystèmes scolaires et médicaux en Jordanieet en Syrie ne peuvent fournir une éduca-tion et des soins à des centaines de milliersde personnes supplémentaires.

«Si on parle de 2 millions de réfugiés»,dit Radhouane Nouicer, directeur du bu-reau de l’UNHCR pour le Moyen-Orient,«cela signifie peut-être 540000 enfants enplus en âge d’être scolarisés, donc des mil-liers de classes supplémentaires. Imaginonsqu’il y ait un enseignant supplémentairepour 60 enfants —cela veut dire 9000 en-seignants et autant de salaires supplémen-taires. Après il faut des tableaux, des bu-reaux, des livres, du matériel pédagogique—on parle déjà de dizaines de millions dedollars, pour le secteur éducatif unique-ment. Ensuite il y a la santé, les services

sociaux, les projets générateurs de revenus.Tout cela est vital, très coûteux, et devientchaque jour de plus en plus nécessaire, aufur et à mesure que l’argent des Iraquiensdiminue. Nous remarquons déjà que lesnouveaux arrivés sont beaucoup plus pau-vres que ce n’était le cas il y a deux outrois ans.»

Certaines ONG locales et internatio-nales se battent courageusement pour aiderles réfugiés —bien moins toutefois que ce àquoi on pourrait s’attendre, étant donné lenombre énorme de personnes concernées.Le problème le plus important de tous —etle plus difficile— est sans doute qu’il fautque les Iraquiens puissent gagner leur vie.Dans le cas contraire, la pauvreté et la faimvont devenir des facteurs sérieusement dé-stabilisants pour les Iraquiens, et pour lessociétés qui les accueillent.

«Les difficultés pour s’occuper d’uneénorme population de réfugiés urbains sontimmenses, ajoute Radhouane Nouicer. Onne peut pas payer tous leurs loyers, ninourrir tout le monde; on ne peut mêmepas savoir combien ils sont exactement.Mais on peut les aider dans d’autres do-maines —mettre en place un filet de sécu-rité pour les plus vulnérables, aider lesgouvernements dans le domaine des infra-structures et du personnel, tâcher deconvaincre les autres pays de partager lesresponsabilités et les coûts. Nous devonsfaire tout cela —et simultanément prierpour que la violence en Iraq cesse rapide-ment. Car, en fin de compte, c’est la seulevéritable solution.» �

Pour plus de détails sur les programmes enfaveur des réfugiés iraquiens au Moyen-Orient,

vous pouvez consulter le site www.unhcr.fr

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Certains des Iraquiens partis en2003-2004 étaientrelativement aisés. En 2007, laplupart des nouveaux arrivantssont pauvres et beaucoup deceux qui sont arrivés avant ontépuisé leurs économies.

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PA R W I L L I A M S P I N D L E R

Chaque jour, les habitants du

monde entier constatent l’escaladede la violence en Iraq sur leurs

écrans de télévision et d’ordinateur. Malgrécet épouvantable carnage, les statistiquesmontrent qu’il n’a jamais été aussi difficilepour les Iraquiens de trouver une protectiondans les pays industrialisés.

Iman Ramzi*, une Iraquienne pleine devivacité établie en Europe depuis près devingt ans et mariée à un Européen, expliquecertaines des difficultés rencontrées par sescompatriotes lorsqu’ils tentent de quitterleur pays: «Il est très difficile d’obtenir unpasseport en Iraq —vous devez payer un pot-de-vin très élevé. A moins d’avoir beaucoupd’argent, vous pouvez faire une croix surl’obtention d’un passeport», dit-elle.

L’obtention d’un passeport valide n’estque le premier des nombreux obstacles queles Iraquiens doivent surmonter pourgagner un lieu sûr et une certainetranquillité d’esprit. Le fait même de sortird’Iraq est physiquement difficile tant il estdevenu dangereux de traverser lesfrontières sectaires. L’obtention d’un visapour les pays de la région proche est aussi deplus en plus difficile — et l’autorisation deséjour, lorsqu’elle est accordée, estdésormais généralement strictementlimitée dans le temps. L’obtention de visaspour voyager plus loin —notamment versl’Europe — est quasiment impossible pour laplupart des Iraquiens.

Les obstacles sont redoutables. Pourtant,pour certains Iraquiens, obtenir l’asile estune véritable question de vie ou de mort.

«Même une personne bien établie

comme moi rencontre les plus grandesdifficultés pour obtenir un visa permettantà ses proches de lui rendre visite, affirmeIman. Je ne peux même pas faire sortir mesfrères et sœurs d’Iraq pour qu’ils viennentprendre une bouffée d’air frais. Ma mère estdécédée sans que j’aie la possibilité de lavoir.»

Un officier de l’immigration lui a ditrécemment: «Nous ne voulons pasd’Iraquiens ici, même pour une visite. Sivous voulez voir votre famille, vous pouvezles rencontrer ailleurs, dans un autre pays.»Un autre fonctionnaire lui a dit : «Vous(Iraquiens) représentez un danger pournotre pays.» Comme plusieurs autresréfugiés interrogés dans le cadre de cetarticle, Iman n’a pas voulu que le payseuropéen dans lequel elle vit actuellementsoit identifié. La peur et l’anxiété semblent

Les statistiques soulèvent des inquiétudes dans les pays industrialisés

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Une famillehollandaise fait laconnaissance de sesnouveaux voisinsiraquiens en 2000.Les personnesarrivées récemmentreçoivent un accueilbeaucoup plus froiddans de nombreuxpays industrialisés.

Les Iraquiens sont-ils trait

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déposé près de 22000 demandes d’asile dansles pays industrialisés. Bien que significatif,ce chiffre parait dérisoire comparé auxquelque deux millions d’Iraquiens quiseraient présents en Syrie, en Jordanie etdans d’autres pays du Moyen-Orient. Ilreprésente également moins de la moitiédes 52000 demandes d’asile déposées pardes Iraquiens en 2002 — avant l’invasion etl’effondrement ultérieur de la situationsécuritaire en Iraq (voir tableau 1).

Comme la situation en Iraq ne sauraitêtre objectivement décrite comme meil -leure aujourd’hui qu’elle ne l’était en 2002,pourquoi le nombre de demandeurs d’asileiraquiens en Europe et dans les autres paysindustrialisés est-il encore si bas?

ÉCHEC DU SYSTÈME ?Les défenseurs des réfugiés estiment

que la principale raison tient au fait queles politiques restrictives de nombreuxpays industrialisés soit rendent trèsdifficile pour les réfugiés potentiels de serendre dans ces pays, soit — quand ils yparviennent — les dissuadent dedemander l’asile. Par conséquent, aprèsavoir mené leur propre analyserisques/avantages, il se peut que lesréfugiés aient renoncé à tenter d’êtrereconnus comme tels. Si tel est le cas, alorsle système de protection des réfugiésélaboré avec tant de minutie au lendemainde la Seconde Guerre mondialecommence à montrer des signes defaiblesse.

«Nous sommes préoccupés par le faitque les pays européens — tantindividuellement que collectivement —aient pu sacrifier certaines garanties de protection afin de réduire le nombre dedemandeurs d’asile», affirme JudithKumin, qui dirige le bureau de l’UNHCR àBruxelles.

Selon Krister Isaksson, analyste auConseil suédois des migrations, beaucoupd’Iraquiens présents en Europe décident de rester illégaux parce qu’ils pensent que leur demande d’asile sera rejetée. «C’est en cela que la Suède est différente»,a-t-il dit à l’agence de presse AFP. «En Suède, ils choisissent de demanderl’asile parce qu’ils ont des chances d’obtenirune autorisation de séjour.» Par conséquent,la Suède a reçu près de la moitié de toutes les demandes d’asile iraquiennes déposéesen Europe en 2006.

Au cours d’une réunion des ministres de la justice et de l’intérieur de l’Unioneuropéenne en février 2007, TobiasBillström, le Ministre suédois chargé de la politique de migration et d’asile aappelé les autres pays européens à semontrer plus solidaires et à aider la Suède(laquelle a reçu 8950 demandes d’asiled’Iraquiens en 2006) à assumer laresponsabilité d’accorder une protection aux réfugiés iraquiens. Après la Suède, les pays ayant reçu le plus grand nombrede demandes d’asile d’Iraquiens sont les Pays-Bas (2 765), l’Allemagne (2 065, dont 468 demandes de réexamen),

poursuivre les Iraquiens partout où ils vont.Face à ces obstacles, de nombreux

réfugiés qui ne se sentent pas en sécuritédans la région proche de l’Iraq n’ont d’autrechoix que de recourir à des passeurs. Enéchange d’un montant variant entre 5000et 20000 us$, ces derniers leur proposent deles guider jusqu’en Europe, en empruntantl’un des multiples itinéraires clandestins etsouvent dangereux qui existent.

Le cas d’Abdoul est typique.* Membrepeu influent du parti Baas — comme descentaines de milliers d’autres —, il travaillaitdans un ministère du temps de SaddamHussein. Cela suffit à le condamner à mortaux yeux de certaines milices. Alors que la violence montait autour de lui, il a fui vers la Syrie.

Craignant très fortement d’être renvoyéen Iraq, il s’est rendu en Turquie avec l’aidede passeurs où il a obtenu de fauxdocuments qui lui ont permis de voyagervers l’Algérie et le Maroc. Son périple s’estterminé dans l’enclave espagnole de Melillaen Afrique du Nord où il s’est adressé à lapolice pour demander l’asile. Après unelongue attente, les autorités espagnoles luiont accordé le statut de réfugié. «Je suisarrivé en Espagne par accident», affirme-t-il dans un espagnol encore hésitant, enajoutant qu’il se sent enfin en sécurité.

Les statistiques récentes montrent qu’ilest l’un des réfugiés les plus chanceuxparmi la génération actuelle d’Iraquiens quitentent d’entrer en Europe.

L’année dernière, les Iraquiens ont

19921993

1994 1995

19961997

19981999

2000

2001

2002

2003

2004

2005

2006

12 937

18 672

27 139

43 187 41 523

36 481

47 18350 663

52 331

25 935

10 883

13 613

22 15515 20517 662

Demandes d’asile déposées par des Iraquiens dans 38 pays industrialisés, 1992-2006

TA B L E A U 1

és de manière équitable?

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En outre, un grand nombre dedemandes déposées par des Iraquiens sontclassées sans qu’une décision ait été prisesur le fond. Si cela peut être le signe que ledemandeur est parti ailleurs, cela peutégalement signifier que le dossier a étéclassé pour des motifs purement formels.De même, certains pays européensenregistrent les demandes comme«rejetées» après avoir établi qu’un autreEtat est responsable de leur examen envertu du règlement «Dublin II».

«Un réel problème existe pour lesIraquiens renvoyés vers la Grèce enapplication du règlement Dublin II car cepays a gelé l’examen de toutes les demandesiraquiennes depuis 2003, ou vers laSlovaquie car aucun Iraquien n’a obtenu deprotection dans ce pays en 2006», affirmeJudith Kumin de l’UNHCR.

La directrice pour l’Europe del’UNHCR, Pirkko Kourula, est égalementgravement préoccupée par le fait que les taux de reconnaissance ne reflètent pasla réalité de ce qui se passe en Iraq :«Compte tenu de la gravité de la situationen Iraq, on pourrait certainements’attendre à un taux de reconnaissancebeaucoup plus élevé pour les réfugiésoriginaires de ce pays.»

Les organisations de défense des droitsde l’homme ont critiqué les pays impliquésmilitairement en Iraq, en affirmant qu’ilsfigureraient parmi les moins disposés àaccueillir des réfugiés iraquiens.

«Jusqu’à présent, très peu d’Iraquiensdéplacés à cause de la guerre ont étéautorisés à se réfugier aux États-Unis»,estime Malcolm Smart, directeur chargé duMoyen-Orient et de l’Afrique du Nord àAmnesty International. «Les autoritésaméricaines doivent assumer leursobligations dans ce domaine et partager laresponsabilité de trouver des solutionsdurables à long terme pour les réfugiésiraquiens.»

En réponse à ces critiques, les États-Unisont annoncé récemment qu’ils accepte -raient dans un premier temps 7000 réfu -giés provenant des pays voisins de l’Iraq.

Le Gouvernement britannique aégalement essuyé les critiques d’ONGcomme Human Rights Watch pour sonfaible taux de reconnaissance et l’absence deprogramme de réinstallation pour les Iraquiens. Les statistiques fournies àl’UNHCR par le Gouvernement

britannique montrent que sur 735 décisionsrendues en 2006 concernant des demandesiraquiennes, seules 85 étaient positives. Cela représente un taux global dereconnaissance de 12%, comparé à un tauxde plus de 50% au début des années 2000(voir tableau 3).

«Alors que des Etats européens vontjusqu’à envoyer des soldats combattre pour la sécurité, la démocratie et les droitsde l’homme en Iraq, il serait paradoxal queces mêmes Etats refusent ensuite laprotection aux populations d’Iraq qui fuientleur pays parce qu’elles ne se sentent pas en sécurité et sont menacées», affirmeBjarte Vandvik, Secrétaire général duConseil européen pour les réfugiés et lesexilés (ECRE).

L’agence des Nations Unies pour lesréfugiés publie régulièrement desrecommandations aux gouvernementsconcernant la situation dans différents pays.Dans ses dernières recommandationsconcernant l’Iraq (décembre 2006),l’UNHCR caractérise la situation commeune situation de «violence généralisée»dans laquelle «les violations ciblées et massives des droits de l’homme sontcourantes».

L’UNHCR recommande que lesdemandeurs d’asile originaires du sud et ducentre de l’Iraq fassent l’objet d’un examenfavorable sur le fondement de laConvention de 1951 sur les réfugiés ou, àdéfaut, qu’ils se voient accorder une formede protection complémentaire (à moins,bien entendu, d’en être exclus en raisond’une implication antérieure dans des crimes de guerre, des crimes contrel’humanité ou d’autres crimes graves).

Les recommandations de l’UNHCRconcluent qu’aucun Iraquien originaire dusud ou du centre de l’Iraq ne devrait êtrerenvoyé de force tant que la situation en matière de droits de l’homme et desécurité ne s’est pas considérablementaméliorée dans le pays. En ce qui concerneles gouvernorats du nord de l’Iraqgénéralement plus stables, l’UNHCRrecommande que personne ne soit renvoyévers une situation de déplacement interne.

«Nous savons tous ce qui se passeactuellement en Iraq. Si les gens ne peuventpas trouver de protection en Iraq, nousdevons alors veiller à ce qu’ils en trouventune lorsqu’ils fuient», affirme PirkkoKourula de l’UNHCR. «Nous ne pouvons

la Grèce, le Royaume-Uni et la Norvège(voir tableau 2).

TAUX DE RECONNAISSANCEIRRÉALISTES

Souvent, même les Iraquiens qui

parviennent à surmonter tous lesobstacles et à demander l’asile dans lespays industrialisés constatent que le sortest encore ligué contre eux.

Bien que chaque demande d’asile doiveêtre examinée sur le fond, les statistiques lesplus récentes montrent que, pour lesdemandeurs d’asile iraquiens, la chanced’obtenir une protection dans un paysindustrialisé varie de 90% à zéro, selon lepays dans lequel ils se trouvent quand ilsdéposent leur demande d’asile.

Rares sont les pays qui reconnaissent lesIraquiens comme des réfugiés au sens de laConvention des Nations Unies de 1951 surles réfugiés. Lorsqu’une protection estaccordée, il s’agit plutôt d’une «protectionsubsidiaire» ou d’un autre «statuthumanitaire», qui entraîne moinsd’avantages juridiques, sociaux et matérielsde base.

PAYS D’ASILE

Suède 8 950

Pays-bas 2 765

Allemagne 2 065

Grèce 1 415

Royaume-Uni 1 305

Norvège 1 000

Suisse 815

Belgique 695

États-Unis 535

Danemark 505

Autriche 380

Finlande 225

Irlande 215

Slovaquie 205

Canada 190

Australie 185

Chypre 130

France 115

* Uniquement les pays ayant reçu plus de 100 demandes

Demandes d’asile d’Iraquiens

dans les pays industrialisés,

2006 *

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pas raisonnablement attendre de la Jordanieet de la Syrie, qui sont déjà surchargées,qu’elles s’occupent seules de cettequestion.»

La plupart des pays industrialisés s’étantjusqu’à présent abstenus de renvoyer lesIraquiens déboutés, un grand nombre depersonnes, notamment des femmes et desenfants, se retrouvent dans une situation devide juridique. C’est le cas en Allemagne et au Danemark où les demandeurs d’asileiraquiens déboutés ont l’autorisation deséjourner pour le moment en tant que«personnes tolérées». En Grèce, où aucunedécision n’a été prise concernant les dossiersiraquiens depuis 2003, ils vivent au jour lejour.

Malgré leur engagement en faveur d’unsystème d’asile commun à l’échelle de l’UE,les pays européens ont non seulement des approches divergentes par rapport auxdemandes iraquiennes, mais ils appliquentaussi des normes de traitement très différentes aux demandeurs d’asile.Certains pays les maintiennentsystématiquement en détention le tempsque leurs demandes soient examinées,d’autres pas. Certains pays comme laBelgique et la Suisse (pays non membre de

l’UE) continuent d’offrir un hébergementaux demandeurs d’asile qui ont été déboutésen première instance mais qui font appel de cette décision — tandis que d’autres ne le font pas toujours, contraignant denombreuses personnes à vivre sans abri etsans ressources.

Même les Iraquiens qui ont surmontétous les obstacles avec succès et qui ont étéreconnus comme étant des réfugiéspeuvent se retrouver sans protectionjuridique. En Allemagne, quelque 19000réfugiés iraquiens se sont vus retirer le statut de réfugié entre 2003 et 2006, aumotif qu’ils avaient fui le régime de SaddamHussein et que, par conséquent, les circonstances à l’origine de leurreconnaissance n’existaient plus. Au coursde la seule année 2006, l’Office allemandpour les migrations et les réfugiés a retiré le statut de réfugié à 4228 Iraquiens.

Dans de nombreux cas, cela signifie queces individus perdent leur statut juridiquede résident et sont privés de leurs droitsélémentaires en tant que réfugiés: ils ontpeu, ou pas, accès au marché du travail etn’ont souvent pas droit aux programmes deregroupement familial ou d’intégration surplace. Comme les personnes «tolérées»

sont, d’un point de vue juridique, obligéesde partir, elles n’ont presque aucune chanced’obtenir un statut de résident sûr etdurable en Allemagne. Cependant, pourbeaucoup, le retour en Iraq n’estsimplement pas une option dans lescirconstances actuelles.

Le Haut Commissaire des Nations Uniespour les réfugiés, António Guterres, ademandé instamment aux pays situés endehors de la région proche de l’Iraqd’accueillir des réfugiés iraquiens dans lecadre d’un programme de réinstallation.

«Nous serions très heureux si davantaged’Iraquiens pouvaient être réinstallés dans des pays européens et d’autres paysindustrialisés», affirme Judith Kumin de l’UNHCR. «C’est une façon de semontrer solidaires envers les pays de larégion — et pour un assez grand nombre de personnes, la réinstallation représenteune solution absolument vitale. Nousdevons toutefois admettre que beaucoupd’Iraquiens déjà présents dans les paysindustrialisés n’obtiennent pas uneprotection satisfaisante.»

Comme d’innombrables autres réfugiésavant elles, les personnes qui fuient le conflit en Iraq sont souvent ternies par laviolence à laquelle elles tentent d’échapper.S’adressant au Conseil des ministres des affaires étrangères de la Ligue des Etatsarabes au Caire en mars, le HautCommissaire Guterres a affirmé : «Mêmedans les sociétés les plus développées, nous constatons la réémergence du racisme,de la xénophobie et d’un type de populismequi essaie toujours de créer la confusiondans l’opinion publique entre les réfugiés,les migrants et même les terroristes. Soyons parfaitement clairs: les réfugiés ne sont pas des terroristes, ils sont les premières victimes de la terreur.»

La directrice pour l’Europe del’UNHCR, Pirkko Kourula, souligne lesprincipes fondamentaux : «L’obligationmorale et juridique de protéger les réfugiéset les demandeurs d’asile existe toujours»,dit-elle, avant d’ajouter : «De nombreuxIraquiens ont terriblement besoin de cette protection tout de suite. La plupartd’entre eux ne vont jamais voir l’Europe, ni aucun autre pays industrialisé, mais ceuxqui y parviennent méritent notre respect.Plus que cela, ils ont besoin de notreprotection, claire et sans équivoque.» �

* Nom modifié

Statutde réfugié

Autre statut RejetsClos

pour un autremotif

Taux globalde protection

Allemagne 7 1 68 24 11

Autriche † 35 18 18 47 74

Belgique 8 1 61 30 13

Canada 86 0 7 7 93

Chypre 0 43 11 47 80

Danemark 0 3 97 0 3

Finlande 6 54 0 39 100

France 0 23 77 0 23

Grèce 0 0 89 11 0

Norvège 2 36 31 30 56

Pays-Bas 1 18 56 25 25

Royaume-Uni 3 8 88 1 12

Slovaquie 0 0 32 68 0

Suède 3 77 8 12 91

Suisse 13 0 68 19 16

* Etats ayant pris plus de 100 décisions. Seules les procédures de première instance sont incluses (chiffres préliminaires).† Ce chiffre comprend les décisions de première et de seconde instances.+ Le chiffre utilisé sous la rubrique « Autre statut » peut inclure des cas ayant obtenu le statut de réfugié.

+ +

Taux de reconnaissance pour les Iraquiens en 2006 *E N P O U R C E N T A G E

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Mais, ces Palestiniens-ci se trouvent dansun no man’s land. Les agen ces onusiennescoopèrent pour prendre en charge cespersonnes, faisant de leur mieux pourtrouver des arrangements par-ci, par-là, ou pour transporter une personnemalade à l’hôpital dès que possible. A la mi-février, dans le cadre d’une autreinitiative conjointe, les deux organisationsprévoyaient d’installer l’électricité danstout le camp, l’UNHCR fournissantl’apport financier et l’UNRWA mettant àdisposition des ingénieurs en électricité.

L’un des membres du comité de réfugiésdu camp est électricien; il sera chargé del’entretien. Un autre réfugié était agent im -mobilier. Il y a aussi un styliste, l’ancien pro -priétaire d’une petite usine de friandises, unbijoutier, et un cadre d’une grande en tre pri -se de télécommunication iraquienne.

La majorité des gens qui ont échoué danscet enfer, où le thermomètre peut atteindre50 degrés en été et descendre sous la barredu zéro en hiver, sont des commerçants oudes professionnels issus du milieu urbain.

Les employés de l’UNHCR se rendentsur place trois à quatre fois par semaine. Ilssont accueillis par des sourires et de chaleu -reuses poignées de main. Cela n’a pas

PA R RU P E RT C O LV I L L E

Le camp d’Al Tanf n’est pas le

genre d’endroit où l’on a envie devivre. Si vous quittez Damas vers l’est,

vous découvrez un paysage désertique etsombre, sans relief et sans fin, un paysagequi s’étale jusqu’à la frontière avec l’Iraq.Entre les postes frontaliers des deux pays,s’ouvre un no man’s land, égalementsinistre et plat. Au tiers de cette bande de cinq kilomètres surgit un campementvague et misérable, d’une centaine detentes: Al Tanf.

Des caisses de tomates en décompositionattendent près du camp, abandonnées parun camion ayant trop attendu à la frontière.Des lambeaux de vêtements flottent,accrochés aux fils barbelés qui entourent lecampement ; des sacs en plastique déchiréstourbillonnent rapidement au gré du vent.

Ici, on trouve des serpents et deux sortesde scorpions, qui ont piqué les 350 habitantsdu camp à près de 70 reprises.

Ce n’est pas un endroit digne d’accueillirune famille ou d’élever 81 enfants âgés de 3 à 15 ans. Ils étaient 82, mais l’un d’eux a étéécrasé par un camion il y a quelques mois.

Cinq grandes tentes font office d’école.Ce changement — la scolarisation desenfants — a eu un effet très bénéfique sur lemoral de tous, du moins pour un temps. Lesadultes sourient en évoquant l’impact quecela a eu sur leur progéniture. Les enfantssont tout fiers de répondre à une questionposée par l’un des huit enseignants qui ontpu, avec l’aval des autorités syriennes, serendre à Damas pour suivre une formationmise en place dans le cadre d’une initiativecommune de l’UNHCR et de l’UNRWA,l’agence dédiée aux réfugiés palestiniens.

En vertu de son mandat, l’UNRWA esten charge de tous les réfugiés palestiniensprésents dans les territoires occupés et dansles pays voisins, dont la Syrie. L’UNHCRs’occupe de protéger les réfugiés pales -tiniens hors de cette zone, et donc en Iraq.

toujours été le cas. Pendant une période, lesréfugiés étaient en colère. Pourquoil’UNHCR ne les sortait-il pas d’Al Tanf ?L’automne dernier, ils ont entamé unegrève de la faim qui a duré 15 jours, mais ilscomprennent maintenant que les organi -sations font de leur mieux.

Ce sont les Etats qu’ils rendent respon -sables de cette situation, ceux de la région etles autres. Début mars, rares étaient lessignes indiquant que d’autres Etats étaientprêts à aider par le biais de réinstallations.

A la mi-mars, plus de 800 Palestiniensétaient bloqués dans trois camps dans ledésert, dont Al Tanf et Al Walid, un campsitué du côté iraquien de la frontière et dontla situation est pire encore.

Les réfugiés palestiniens, qui ont déjà étédéplacés à deux reprises, forment l’un desgroupes les plus mal lotis dans un payspourtant rempli de gens désespérés.Environ 15000 sont encore bloqués en Iraq,confrontés à une situation désastreuse. A lami-mars 2007, au moins 186 avaient étéassassinés et bien davantage chassés de leurfoyer, kidnappés, arrêtés et torturés.

Ils n’ont aucun pays où aller, pas de document de voyage valide, personne pourles protéger en Iraq et pratiquement aucunsoutien hors d’Iraq. Seules quelques dizai -nes de personnes ont été réinstallées (ducamp de Ruweished en Jordanie vers le Canada), ainsi qu’un groupe de 287 indivi-dus acceptés par la Syrie en mai 2006.L’UNHCR insiste sur le fait que la réins -tal lation ne doit être considérée quecomme une solution temporaire pour lesPalestiniens, et qu’elle ne devrait en aucuncas remettre en cause leur droit au retour.

«Mon fils a vu le jour à Ruweished»,raconte un homme de 60 ans venu d’Haïfa,comme bon nombre de Palestiniens d’Iraq.«Maintenant il est dans le camp d’Al Tanf,sans savoir où il va finir. Moi-même je suisné sous une tente, dans un camp de Gaza.»

«Il y a le paradis et il y a l’enfer», dit unautre résident d’Al Tanf. «Et nous craignonsde ne même pas arriver jusque là.»

Si un groupe spécifiquement pris pourcible a un jour eu besoin d’être réinstallé outransféré, il s’agit bien des Palestiniensd’Iraq.

C’est un déshonneur pour tous que cesêtres humains dépérissent à Al Tanf, à AlWalid, à Ruweished et, pire encore, àBagdad où presque chaque jour l’un d’euxest assassiné. �

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Honte

Une jeune Palestinienne de 15 ans et sonpère montrent les cicatrices des torturesqu’ils ont subies. Les réfugiés palestiniensqui sont bloqués en Iraq sont souvent la cible d’assassinats, d’enlèvements et detortures.

Ou comment le monde a tourné le dos aux réfugiéspalestiniens d’Iraq

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Prenez un groupe

de musiciens

sierra-léonais

traumatisés,

installés dans des

camps de réfugiés

en Guinée au début

du siècle; ajoutez

trois jeunes

cinéastes

américains

obstinés, qui

n’avaient jamais

fait de film

auparavant;

incorporez un

employé de l’UNHCR

convaincu que la

musique peut à la

fois soulager et

faire connaître le

sort des réfugiés;

complétez par une

poignée d’idées

folles, une série

de coïncidences

incroyables et une

kyrielle de fées

protectrices à la

renommée

planétaire:

qu’est-ce que vous

obtenez?

leslesCendrillons du Reggae

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Reggaedu Reggae

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L’incroyablehistoire desRefugee All Starsde Sierra Leone

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R É F U G I É S26

C O U R T E S Y O F B . W H I T E / S L E

Franco joue de la guitare à

Freetown, en compagnie de ses

confrères des All Stars, Reuben,

Black Nature, Grace et Niko

(du groupe the Emperors).

PA R RU P E RT C O LV I L L E

e 2 juin 1997, Reuben

Koroma se trouvait aumauvais endroit, aumauvais moment. Ce jourlà, alors que Freetown, lacapitale de la Sierra Leone,subissait une nouvellesecousse de la guerre rava -

geant le pays depuis dix ans, sa vie a basculépour toujours. Le Front uni révolutionnaire(RUF), sous l’égide de son chef bien connuFoday Sankoh, venait de renverser legouvernement civil du Président Kabbah,avec l’aide d’un groupe d’anciens militairesrebelles. Il se battait maintenant contre lesforces ouest-africaines de maintien de lapaix, l’ECOMOG, pour prendre le contrôlede l’aéroport international.

A la fin des combats, les forces del’ECOMOG ont pris Reuben pour un rebel -le et l’ont arrêté. «Je portais des dreadlocks.Ils ont cru que j’étais resté longtemps dans lajungle», a-t-il raconté lors d’une récenteinterview donnée au magazine réfugiés.En réalité, il était chanteur dans un groupenommé the Emperors.

La Sierra Leone était un peu l’Iraqd’aujourd’hui. A la fin de la guerre civile, en2002, des dizaines de milliers de personnesavaient été tuées, violées et mutilées. Ce futl’une des guerres les plus sauvages et absur -des du XXe siècle, nourrie par le désespoir, lacupidité et les diamants. Pourtant cetteguerre n’a reçu qu’une infime attention parrapport à l’Iraq. Et ce peu d’attention estsurtout venue des œuvres de certainsréalisateurs — citons par exemple le virulentdocumentaire de Sorious Samura, «Cry

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Freetown

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Tu quittes ton pays

pour trouver refuge

Dans la terre d’un

autre.

Tu seras confronté à

des dialectes étranges

Et tu te nourriras

d’aliments bizarres.

Il te faudra dormir

sous une maison en

plastique

Si chaude.

Il te faudra dormir

sur un matelas en

plastique

Si froid.

Vivre comme un réfugié

n’est pas facile

C’est vraiment pas

facile

Extrait de la chanson

LIVING LIKE A REFUGEE

– Reuben M. Koroma

(1998)

Grace au Texas

Le groupe the Emperors

Freetown» (2000) et, plus récemment, lefilm « Blood Diamond», qui a reçu plusieursnominations aux Oscars.

Après avoir été libéré, Reuben, et sonépouse Efuah Grace, ont estimé qu’il étaittrop dangereux de rester en Sierra Leone.Ayant vainement tenté de récupérer leursdeux petites filles, qui se trouvaient chez lasœur de Reuben à Freetown de l’autre côtédu fleuve, ils ont marché pendant deuxjours avant de rejoindre la Guinée.

La saison des pluies battait son plein, etles camps de réfugiés en Guinée avaient unaspect des plus déprimants. «J’avais penséque jamais plus je ne jouerais de musique.Puis je me suis dit qu’un jour, je formeraismon groupe, même dans un camp deréfugiés.» Mais, pour le moment, «il n’yavait que Grace et moi; nous chantions à lamaison de temps en temps».

UN GROUPE EST NÉEn février 1998, le couple est trans -

féré dans un camp nommé Kalia. Ils y ren -contrent Francis John Langba — dit Fran -co — qui avait pu emmener sa guitare aveclui, en exil. «Je le connaissais, dit Reuben.Quand j’étais écolier, je le voyais jouerdans un groupe. Nous avons com mencé àjouer, Franco, ma femme et moi, justepour nous amuser. Nous étions obli gés derester dans le camp. Nous n’avions rien àfaire. Au lieu de rester là toute la journée àressasser nos problèmes, jouons !»

A l’automne 2000, lorsque le RUF et sesalliés ont lancé une série d’attaquestransfrontalières depuis la Sierra Leone et leLibéria, la Guinée a, à son tour, basculé dansla guerre. En septembre, un employé del’UNHCR, Mensah Kpognon, a été tué etun autre kidnappé. En décembre, un autre

employé a été enlevé. Pratiquement toutesles agences humanitaires se sont alorsretirées pendant plusieurs mois du sud-estde la Guinée, là où quelque 200000 réfugiéslibériens et sierra-léonais étaient hébergésdans des camps dispersés le long de lafrontière — plusieurs de ces camps ontd’ailleurs été attaqués par des résidents encolère, qui considéraient que les réfugiésétaient responsables des incursionstransfrontalières.

Reuben se rappelle très bien de cettepériode difficile: «Pas d’UNHCR, rien àmanger, pas de médicaments. Les réfugiésse débrouillaient en vendant des choses.»Grace et lui ont vendu leur bien le plusprécieux — une bicyclette — mais Franco n’apas voulu céder sa guitare.

Dans aucun autre cas le pouvoir deguérison de la musique n’est plusévident que dans celui de l’histoirehors norme des Refugee All Starsde Sierra Leone.”

Le Chicago Sun-Times

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Au printemps 2001, l’UNHCR a puretourner dans le sud-est et commencerà déplacer les réfugiés de la régionfrontalière, cible d’attaques mortelles,vers l’intérieur de la Guinée. Reuben,Grace et Franco ont été transférés dansun nouveau camp, Sembakounya. Là,ils ont rencontré Abdul Rahim Kamara(dit «Arahim»), Mohammed Bangura(dit «Medo») et un jeune rappeur de 15ans, Alhaji Jeffrey Kamara (« BlackNature»). Ensemble, ils ont formé le groupeRefugee All Stars.

Les trois nouveaux membres du groupeavaient tous subi dans leur chair lesatrocités de la guerre en Sierra Leone.

Black Nature avait été capturé par lesrebelles du RUF à l’âge de onze ans, et avaitété obligé de regarder son père brûler vifdans sa voiture. Les rebelles avaient ensuiteemmené le jeune garçon avec eux etl’avaient forcé à devenir porteur — lesenfants soldats et les esclaves étant uneautre caractéristique de cette guerre sibrutale. Après quelques mois, Black Natures’était enfui en Guinée, où il avait été«adopté» par Reuben, Grace et le reste dugroupe, impressionnés par son style de rap,si plein de vie.

Arahim, qui joue de l’harmonica et faitpartie du trio de choristes de la bande depuisle début, s’est fait couper le bras gauche parles rebelles, au niveau de l’épaule. Trèscroyant, il parle de son expérience avecphilosophie: «Ce qu’ils m’ont fait ne touchequ’une partie de mon corps, dit-il, alors jeme dis que c’était mon destin… Même celuiqui m’a fait ça… je le saluerai. Je luipardonnerai et j’oublierai.»

Mohammed Bangura a vu ses deuxparents se faire tuer devant lui, puis — pourajouter encore à l’horreur — les rebelles l’ontforcé à battre son propre enfant à mort avecle pilon et le mortier de la famille. Après, ilslui ont coupé une main et ont tenté de luiôter un œil à coup de machette. «Ils m’ontbrisé le cœur», dit-il calmement dans ledocumentaire qui a été tourné par la suite

sur le groupe et qui a gagné plusieurs prix.C’est la musique qui les a aidés à recoller

progressivement les morceaux et à regarderà nouveau vers l’avenir. «Quand je joue, ditArahim, je ne pense plus à moi pendant unmoment — à ce qui m’est arrivé.»

Le leader du groupe, Reuben Koroma,est particulièrement doué pour décrire laguerre et la vie des réfugiés sur des rythmesentraînants — sans que cela paraisse déplacé.

«Raconter une histoire triste avec unemusique triste serait ennuyeux», a-t-il dit àréfugiés. «Si vous le faites plutôt dans unesprit joyeux, les gens en tireront vraimentquelque chose… Quand on était dans lescamps de réfugiés, on tâchait de ne pas pen -ser aux horreurs qui étaient arrivées. Alors,on jouait de la musique pour être heureux.»

Le groupe a commencé à être connudans les camps grâce à son style original, unmélange de reggae, de rap et de musiquetraditionnelle sierra-léonaise, le«goombay». «Plus tard, l’UNHCR s’estrendu compte que nous avions un rôle utileà jouer au sein de la communauté, raconteReuben. Ils nous ont présentés à une ONGquébécoise, le CECI (Centre d’étude et decoopération internationale), qui nous afourni deux guitares électriques, unamplificateur, un mixeur, deux micros,deux haut-parleurs et un générateur.»

Ce moment a été décisif pour le groupe.

LE FILMAu début 2002, Zach Niles (qui avait

participé à la promotion des tournées dePaul McCartney et des Rolling Stones) etun vieil ami de l’université, BankerWhite, voulaient réaliser un documen -taire sur l’Afrique. «On pensait à quelquechose de différent, qui mette en évidencele côté humain d’une histoire.» Peu à peu,l’idée de faire un film sur les réfugiéss’était imposée, et peut-être aussi sur lamusique —étant donné qu’ils étaient tousles deux musiciens.

Les deux amis n’avaient jamais mis lespieds dans un camp de réfugiés. «Nous nesavions même pas si on jouait de la musiquedans un camp de réfugiés. Voilà pourquoicette idée est restée dans le vague pendantlongtemps.»

C’est à ce moment-là que, par hasard, ilsont entendu parler d’Alphonse Munyaneza,un employé de l’UNHCR qui partageait lesmêmes idées. Alphonse était aussi musicien— et réfugié. En 1991, il avait quitté le Rwan -da pour la Belgique, et rejoint l’UNHCRpeu après. Quelques années plus tard, ilavait créé le «4Refugees Artist Network» —un réseau de réfugiés et d’autres personnesproduisant des événements et des activitésculturels, dans le domaine de l’art, duthéâtre, de la musique, des films et del’écriture en général, au profit des réfugiés.

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Abdul Rahim Kamara,

Efuah Grace et Mohammed

Bangura jouent dans un

camp en Guinée.

Fantastique. Ces musiciensont produit quelque chosede magnifique, à vousréchauffer le cœur.”BILL FLANAGAN de MTV sur CBS News

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vrai ment enthousiastes.» Lesréfugiés se levaient pour participeret les trois étrangers finissaient parn’être plus que leursaccompagnateurs.

Ils ont ainsi rencontré beaucoupde jeunes et talentueux chanteursde reggae et de rap, ainsi qu’ungroupe de percussionnistesaveugles. «Dans un camp, noussommes tombés sur ce Libérienappelé Peewee, qui n’avait pastouché une guitare depuis trois ans,dit Zach Niles. Alors nous lui enavons passé une, et il étaitphénoménal. L’émotion qu’iléprouvait à pouvoir enfin tenir uneguitare et jouer se lisait sur sonvisage. Personne dans le camp nesavait qu’il jouait de la guitare.»

Mais c ’est à Sembakounya — lequatrième et dernier camp visité —

que la chance a frappé à leur porte.«Nous n’avions même pas organisé de

concert, dit Zach Niles. Nous étions arrivésun dimanche, sans avoir été annoncés. On arencontré un type à bicyclette… et on lui adit : “Est-ce que tu connais des musiciensici ?” Et il a répondu : “Ouais, suivez-moi.”Et nous l’avons suivi jusqu’à une cabane. Ças’appelait «le bar où il faut être».

«On s’était rendu compte que personnen’avait de guitare dans les camps… Et toutd’un coup, nous avons entendu un gratte -ment de guitare provenant de l’intérieur[de la cabane]. Des gars étaient là, assis, avecdeux ou trois guitares, et jouaient del’harmonica en chantant — la premièrechanson que nous avons entendue était“Living like a refugee, it’s not easy” [«Vivrecomme un réfugié, c ’est pas facile»].»

Les trois Nord-Américains se sontregardés, incrédules: «Cette chanson parlaitd’une manière tellement vraie de leursexpériences; elle disait si bien qui ils étaient,quelle était leur vie et à quelles difficultés ilsétaient confrontés — mais c ’était fait sur unrythme tellement entraînant… Puis nousleur avons demandé comment ilss’appelaient — ils ont répondu : “TheRefugee All Stars.”

« C’était parfait — à vrai dire, ça dépassaittoutes nos espérances: “Rien que l’idée desRefugee All Stars — et leur message: ouais,

Zach Niles contacta Alphonse, quitravaillait à l’époque au Timor oriental. «Jelui ai expliqué notre idée de parler d’unréfugié musicien, de la façon dont il utilise lamusique pour surmonter les difficultés, serappelle Zach Niles. Alphonse a répondu endisant “J’adore — c’est génial. Rendez-vousen Guinée dans deux mois, je vais prendredes vacances pour vous rencontrer.”»

«Aucun de nous n’avait fait de filmauparavant, continue Zach Niles. Ce n’étaitqu’une idée. Alphonse, dans un sens, nous alancé un défi.» C’est ainsi que Zach Niles etBanker White sont partis acheter descaméras et des billets d’avion, après avoirembarqué dans leur aventure un troisièmecamarade d’université, un musiciencanadien nommé Chris Velan.

Sur le conseil d’Alphonse, ils ont décidéde se présenter dans les camps de réfugiéscomme des musiciens venus pour jouer etpour chercher d’autres musiciens, plutôtque de dire tout de suite qu’ils voulaientréaliser un documentaire.

«Nous avons utilisé le langage universelde Bob Marley», raconte Zach Niles, quiétait accompagné par Alphonse et BankerWhite à la guitare et à la batterie, et parChris Velan au chant. «Les gens se sontapprochés pour regarder ce gars canadien,ce Blanc qui chantait du Bob Marley à pleinspoumons et parfaitement bien; ils étaient

nous sommes des réfugiés, mais vous savez,nous sommes les Refugee All Stars — en ymettant toute cette dimension positive!”»

Avec le soutien logistique de l’UNHCR,ils ont emmené le groupe en tournée dansles autres camps de réfugiés. Les All Starsne se sont pas plaints. «Nous sommes desmusiciens, nous aimons voir du monde»,dit Reuben Koroma avec flegme.

Après dix jours, les trois néo-réalisateursont dû rentrer chez eux — emportantquelques séquences magnifiques de ce quin’était encore que le début de l’histoire.

«La première fois, nous n’avions pasd’argent pour financer ce projet, raconteZach Niles. On a seulement utilisé noscartes bancaires et nos économies. Noussommes rentrés pendant environ un an.»Zach Niles est reparti en tournée avec PaulMcCartney pour gagner un peu d’argent etBanker White a fait le montage d’unebande-annonce de onze minutes pourtrouver les fonds nécessaires pour terminerle documentaire.

Reuben Koroma continue l’histoire:«En 2003, ils nous ont écrit pour savoir cequ’on prévoyait de faire. On a dit qu’onvoulait aller dans un studio [pour enregis -trer un album]. Ils nous ont proposé d’aller àFreetown, mais c ’était un très grosproblème… Nous pensions vraiment queretourner à Freetown était très risqué pournous. “Allons au Ghana ou en Côte d’Ivoire ”,on leur a dit, mais ils nous proposaientseulement Freetown.»

Emmener les musiciens du groupe dansleur pays natal pour «une visite derepérage» était une idée d’Alphonse. Laguerre en Sierra Leone s’était enfinterminée en janvier 2002, et des dizaines demilliers de réfugiés étaient déjà rentrés chezeux, avec ou sans l’aide de l’UNHCR.Toutefois, nombre d’entre eux, y compris lesRefugee All Stars, avaient été tellementtraumatisés par leur expérience qu’ilsn’arrivaient pas à croire qu’ils pouvaientretourner chez eux en toute sécurité.

Les discussions ont été filmées; ellesmontrent bien comment le film et leshistoires personnelles des musiciens et desréalisateurs étaient en train de devenirinexorablement liées: «Nous allons là-basuniquement pour vous», dit Reuben face àla caméra. «On vous fait confiance.»

Le documentaire suit leur retour au payset les retrouvailles avec leurs familles etd’autres musiciens, parmi lesquels l’anciengroupe de Reuben, the Emperors, et songuitariste charismatique, Ashade Pearce.

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Reuben et Arahim sur scène, aprèsavoir remporté le prix du Grand jury lors du Festivalcinématographique internationalde l’American Film Institute de Los Angeles, en 2005.

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Ce prix récom pensa tous ceuxqui y avaient cru, une listeimpression nante de sup portersparmi lesquels Keith Richard,Paul McCartney, An gelina Jolie,le producteur Steve Bing et IceCube. Depuis, le film a reçu unedizaine d’autres récom pensesdans plusieurs festi vals à traversle monde.

C’est à ce moment-là qu’a eulieu une rencontre fortuite, quiallait avoir une influencedéterminante pour la suite de lacarrière des All Stars. Zach Nilesavait organisé une projection dufilm chez lui, dans le Vermont.«Le film commence et voilàqu’arrivent deux gars qui sepromenaient dans la rue —SteveTyler et Joe Perry, du groupeAerosmith, qui avaient tous lesdeux des résidences dans levoisinage», raconte Zach Niles.Les deux célèbres rockstars ontregardé le film et sont restées pour le débatqui suivait. Plus tard, dans la boîtecontenant les recettes des t-shirts et CDvendus à la sortie du cinéma, on a découvertquelques mystérieux billets de 100 dollars.

Le groupe a fait sa première tournéeaméricaine en mars 2006, financée parZach Niles et Banker White. Pour l’organi -sation, ils se sont adressés à Rosebud, une

célèbre agence de specta -cles gérée par Mike Kap -pus, un expert de l’indus -trie musicale. Rosebudgérait une liste d’artis tes,petite mais impression -nante, comprenant le re -gretté John Lee Hooker,Charlie Watts, J. J. Cale etBooker T. Jones.

Après un spectacledonné lors d’un im por -tant festival à Austin, auTexas, le groupe a décidéde descendre dans la ruepour collecter de l’argent

pour Franco, qui allait bientôt se marier enSierra Leone. Tandis qu’ils jouaient sur lesmarches d’un hôtel, les gens ont commencéà se rassem bler au tour d’eux et à danser —comme c’est pres que toujours le cas quandles gens écou tent la musique des RefugeeAll Stars de Sierra Leone. Heureusecoïncidence, un produc teur de musiquepassait par là et s’est arrêté pour les regarder.

Un studio d’enregistrement avait étéidentifié, et les All Stars et the Emperors —qui, à partir de ce moment-là, avaient fu -sionné en une entité plus ou moins unique,quoique changeante — ont pu réaliser leurrêve et enregistrer leur premier album.

Finalement convaincus que le tempsétait venu de rentrer chez eux, lesmusiciens sont retournés dans les camps enGuinée et ont informé les autres réfugiés.Leur participation dans des réunionspubliques a aidé à galvaniser le processus.«Cela a eu un impact énorme, raconteAlphonse Munyaneza. C’était une décisionqui était à la fois bonne pour eux et pour lesopérations de l’UNHCR.»

Les membres du groupe ont regagnédéfinitivement leur foyer en février 2004 —tous, sauf Mohammed Bangura qui nepouvait toujours pas affronter le retour enSierra Leone, après les horreurs qu’il avaitendurées. Il est resté en Guinée, jusqu’à ceque Reuben, Black Nature, Alphonse et lesautres ne le persuadent en douceur derentrer pendant l’été 2006.

Le rapatriement offrait aux réalisateursl’opportunité d’une conclusion naturelle àleur histoire. Ils rentrèrent aux États-Unisavec 400 heures de pellicule à monter.«Cette production s’est vraiment faite aujour le jour, remarque Alphonse. Mais ils nesont pas venus tourner avec un regardd’Occidental, de haut en bas, ignorant. Ilsl’ont fait avec justesse.»

Il a parlé à Mike Kappus, et quelques heuresplus tard —vers une heure du matin — lui aenvoyé une pro posi tion de contrat parcourrier électro ni que.

Pendant l’été 2006, Rosebud a organiséune tournée de sept semaines (comprenant35 concerts en tout) qui s’est arrêtée dansplusieurs festivals importants aux États-Unis, au Canada et au Japon. Pour un groupequi n’avait encore sorti d’album dans aucunde ces pays, la tournée a été un succèsénorme. «Aucun artiste ne se produit dansdes festivals pareils sans avoir sorti undisque, dit Mike Kappus. C’est simple, çan’arrive jamais.»

C’était également pendant cette tournéeque l’extraordinaire relation entre les AllStars et le groupe américain de rockAerosmith s’est encore renforcée.

Le guitariste principal, Joe Perry, avaitproposé à Zach Niles de financer un concertdu groupe dans leur ville natale. «Les AllStars n’avaient aucune idée de qui il était,raconte Zach Niles. J’ai dû leur expliquerque c’était une légende vivante du rock-and-roll». Plus tard, Joe Perry a joué aveceux sur scène.

Joe Perry avait remarqué qu’AshadePierce jouait avec une guitare pour droitier,alors qu’il était gaucher. Quelques jours plustard, le groupe recevait une guitare à sixcordes pour gaucher, toute neuve. «Et puis,pendant la tournée, poursuit Zach Niles, il a continué à fournir au groupe des instru -

DÉCOLLAGEEn 2005, leur remarquable film

«Sierra Leone’s Refugee All Stars» a rem -porté le prestigieux Grand prix du jurypour le meilleur docu mentaire au Festivalcinéma tographique international del’American Film Institute de Los Angeles.

R É F U G I É S30

San Francisco, juillet 2006

En train de chanter dans les rues de Miami,après avoir gagné un prix lors d’un autrefestival de cinéma.

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ments neufs ou des équipements dont ilpouvait avoir besoin.»

A l’automne 2006, l’album des All Starsest officiellement sorti sous le label Anti, etle groupe a fait sa troisième grande tournéeen six mois. Cette fois-ci, les All Stars étaientinvités à faire l’ouverture d’un importantconcert des Aerosmith à la Mohegan SunArena, dans le Connecticut. C’est là quepour la première fois, ils se sont réellementrendus compte de ce que voulait dire êtredes superstars du rock.

«C’était un vrai conte de fées», ditAlphonse Munyaneza, se souvenant de lafaçon dont les All Stars s’étaient approchésde la file d’autocars flamboyants et delongues limousines à bord de leur petitfourgon cabossé.

Reuben Koroma et le reste du groupen’arrivaient pas à croire que tous cesvéhicules appartenaient au groupeAerosmith. «Après, nous étions dans lescoulisses, dit-il, et nous avons vu près decent personnes — et elles travaillaient toutespour Aerosmith! Il y avait à manger pourtout le monde, plein de choses à manger. Eton se demandait : QUOI? Un musicienemploie plus de cent personnes? Nousétions surpris, vraiment surpris.»

Avant le concert, Joe Perry, Steve Tyleret les Refugee All Stars ont enregistré enstudio une chanson de John Lennon, «Givepeace a chance», pour une compilation auprofit du Darfour. Plus tard, Joe Perry et les

All Stars ont monté une version de«Seconds» de U2, pour une compilation dechansons de U2 faite par des artistes afri -cains au profit d’une opération de bienfai -sance. Les deux enregistrements devraientsortir vers mi- 2007.

Entre-temps, la tournée des Refugee AllStars continue, entrecoupée de séjours enSierra Leone. En décembre 2006, le groupeet le documentaire ont été invités dansl’émission d’Oprah Winfrey et, un moisplus tard, les All Stars se sont produits àdeux reprises lors du Forum économiquemondial à Davos, dans le cadre de leur enga -gement pour ninemillion.org, une campa -gne de l’UNHCR en faveur des enfantsréfugiés (voir www.ninemillion.org).

Une mini tournée en Australie estprévue pour avril 2007. Rosebud et lesentre prenants réalisateurs envisagentbeaucoup d’autres projets pour le groupe etpour le film.

«Est-ce qu’on gagne déjà de l’argent ?»demande Zach Niles d’un air un peu las.«Nous ne nous sommes pas versé un seulsalaire en deux ans et demi. La prochainefois, on va procéder autrement ; on aurait dûprévoir le financement en avance. Maisparfois l’enthousiasme est tel qu’on se lance,un point c’est tout. Est-ce que l’argentrentre ? Oui. Est-ce que les gains couvrentles frais? Non.»

C’est un peu le même problème pour lesAll Stars: «Si ce n’était pour la vente des

articles dérivés (comme par exemple les t-shirts et les CD), nos dépenses ne seraientpas couvertes», dit Mike Kappus de Rose -bud. Cependant, il ne regrette pas sonengage ment. «Je suis dans la productionmusicale depuis 38 ans, mais cette aventureest diffé rente de tout ce que j’ai connujusque-là.»

Alphonse Munyaneza, de l’UNHCR, a,pendant douze ans, poussé les réfugiés àfaire de la musique et à utiliser ce vecteurpour faire connaître leurs problèmes. C’estsans doute lui qui — se souvenant du concertd’Aerosmith dans le Connecticut — soulignel’aspect le plus intéressant et sans doute leplus précieux de toute l’expérience desRefugee All Stars:

«Le groupe avait joué pendant trenteminutes, le public était enthousiaste. Après,ils ont montré un court extrait du docu -men taire. Puis il y a eu plein d’applaudisse -ments avant l’arrivée sur scène d’Aeros -mith.» Alphonse marque une pause. «A lafin, Aerosmith a invité le public à applaudirde nouveau les All Stars. J’en avais la gorgenouée.»

«Etre un réfugié, c ’était devenu cool.» �

L’album «Living like a refugee» est en ventesur Internet ou dans les bons magasins demusique. Si vous voulez connaître lesdernières nouvelles du groupe, consultez lesite www.rosebudus.com. Pour en savoirplus sur le film et pour écouter leur musique,allez sur www.refugeeallstars.org.

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“L’histoire du film était siémouvante qu’elle nous a tousmarqués de manière indélébile.Il est rare de trouver tant decœur et d’honnêteté dans lamusique… Je n’avais jamais jouéavec ce genre de groupeauparavant, mais je me suis senticomme transporté dans un autrelieu; les notes s’envolaient…”

JOE PERRY, d’AEROSMITH

après avoir joué avec les

Refugee All Stars à Nashville.

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