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I S UPPLÉMENT MENSUEL J EUDI 4 FÉVRIER 2010 Paraît le premier jeudi de chaque mois Catastrophes et censure L a fin du monde est-elle vraiment pour 2012 ou les dieux sont-ils pressés d’en finir plus tôt ? Notre planète ne tourne pas rond, elle a l’air d’une horloge déréglée. Un séisme qui fauche 170 000 Haïtiens, l’avion de l’Ethiopian Airlines qui s’abîme en mer au large de Bey- routh… Dans les deux cas, l’impuissance des hommes et l’illustration de la fragilité de la vie, tributaire du hasard ou d’un caprice de la nature. Où est donc l’horloger ? * * * * La censure au Liban est-elle à deux vitesses ? Alors que les ciseaux de la Sûreté générale s’acharnent contre l’hebdomadaire Le Point qui consacre un dossier à l’affaire de la burqa et découpent soigneusement la page 30 du numéro daté du 21 janvier 2010, mesure absurde à l’époque des autoroutes de l’in- formation, alors que, d’autre part, le dernier SAS, intitulé La Liste Hariri, n’est toujours pas disponible en librairie bien qu’il ne soit pas officiellement interdit, on voit pullu- ler dans nos kiosques des feuilles de chou locales, financées par l’étranger ou par des groupuscules extrémistes, qui véhiculent de fausses informations, alimentent les ru- meurs, travestissent la réalité, exacerbent les antagonismes et multiplient les propos inju- rieux ou racistes. Dernier exemple en date, cet hebdomadaire arabophone qui, cette semaine, brosse un portrait critique de Ber- nard Kouchner en prenant soin de titrer, de manière tendancieuse, qu’il est « juif » pour insinuer qu’il sert la politique d’Israël au Moyen-Orient ! Ces propos honteux et an- tisémites, qui oublient que la communauté juive, même réduite, fait partie intégrante de la mosaïque religieuse au Liban, sont passés comme une lettre à la poste et, inexplicable- ment, n’ont pas ému Dame Anastasie qui possède pourtant la langue arabe. Pourquoi deux poids, deux mesures ? Et à quels critè- res obéit la Sûreté générale dans ce domai- ne ? Il est temps que le projet concocté par notre ministre de l’Information Tarek Mitri pour organiser la censure soit enfin adopté. La liberté d’expression l’exige. Et la crédibi- lité du Liban. ALEXANDRE NAJJAR Édito Interdictions et ignorance NUMÉRO 44 Comité de rédaction : ALEXANDRE NAJJAR, CHARIF MAJDALANI, GEORGIA MAKHLOUF , FARÈS SASSINE, JABBOUR DOUAIHY , RITTA BADDOURA. Coordination générale : HIND DARWICH Dessinateur censuré : MAZEN KERBAJ Correction : MARILYS HATEM Ont contribué à ce numéro : FIFI ABOU DIB, RITTA BASSIL EL-RAMY , ANTOINE BOULAD, KATIA GHOSN, MICHEL HAJJI GEORGIOU, HENRY LAURENS, YOUSSEF MOUAWAD, NADA NASSAR-CHAOUL, FADY NOUN, LAMIA EL-SAAD, JOSYANE SAVIGNEAU. Supplément publié en partenariat avec la Librairie Orientale et la Librairie Antoine. E-mail : [email protected] www. lorientlitteraire.com VI. Riad el-Solh, esprit d'Indépendance VII. Todorov ou l’espoir en la fragilité du bien VIII. Patrick Rambaud, Saint-Simon de notre temps III. Entretien avec James Ellroy IV. Les lettres du père du surréalisme à Aube V. L’Oulipo : le jeu au secours du je ? La censure, encore et toujours... Au Liban, pays qui se considère comme une démocratie libérale ouverte à la différence et aux singularités, certaines autorités s'arrogent encore le droit de décider - pour les autres - de ce qui peut être lu, vu, entendu, dit et montré. Comme si le citoyen libanais n'était pas un être adulte, responsable et averti. D ame Anastasie. Une recherche rapide sur le plus farouche de ses nouveaux ennemis, l’Internet, suffit pour tirer certaines conclusions sans appel… Selon un site spécialisé dans l’analyse des prénoms, Anastasie est en effet un prénom « médiéval ». L’âge moyen des personnes qui portent ce prénom est de « 82 ans », révèle ce même site, avant de préciser que « le pic du siècle » pour ce prénom était en… 1901. Pas de doute, Anastasie est bel et bien un prénom « ancien », note enfin le site en question. Cet argument suffira-t-il à convaincre nos censeurs locaux que leurs ciseaux sont parfaitement archaïques, que leurs méthodes appartiennent véritablement à un siècle révolu ? Probablement pas. L’humour facile ne sauvera probable- ment pas la liberté d’expression de la censure, cette « abjecte bêtise » que dé- nonçait déjà le poète John Milton en 1644 dans son Areopagitica. Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, ouvrage fondateur du libéra- lisme britannique et apologie de la li- berté de pensée face à l’émergence des tyrannies politiques et religieuses. Très tôt – bien avant les Lumières –, Milton mettait déjà en garde contre les effets retors de la censure et du formalisme intellectuel sur la société, dans la me- sure où tout progrès, toute évolution, dépend immanquablement selon lui d’une coordination, d’une complémen- tarité entre la liberté de l’individu et la connaissance. Prés de quatre cents ans plus tard, ce sont encore les mêmes arguments que les partisans de la liberté d’expression s’acharnent à défendre face aux paran- gons libanais de la censure, retranchés principalement derrière des soutanes et des uniformes. Inutile de dire que le monde arabe, immergé dans le déni de sa splendeur d’antan, endormi par la tyrannie et l’extrémisme, embourbé dans le complexe de l’avortement de l’expérience nahdawie par l’Occi- dent, et vieillissant donc en marge de la modernité, ne se trouve guère logé à meilleure enseigne. C’est bien pour- quoi l’observatoire SKeyes a organisé la semaine dernière à Beyrouth un sé- minaire d’une journée entière consacré à la censure, avec des interventions de journalistes et de chercheurs libanais, arabes et internationaux – le tout sous l’œil toujours bienveillant de l’autorité locale de référence en la matière, la Sû- reté générale. Initiative qui n’est, après tout, que pure logique : faut-il rappeler que c’est un article virulent de Samir Kassir, en date de novembre 1999, contre la censure d’une chorégraphie de Maurice Béjart sur Oum Koulsoum au Forum de Beyrouth qui avait valu au journaliste ses premiers déboires avec la Sûreté générale et son grand manitou de l’époque ? S’il existe par ailleurs un besoin conti- nuel d’organiser des conférences et des séminaires sur ce sujet, c’est bien parce que, d’année en année, le « domaine » de la censure ne cesse de s’étendre, au gré des angoisses existentielles de cer- tains groupes religieux ou des change- ments de rapports de force en faveur d’une idéologie ou d’une autre. Une typologie rapide montrerait en effet qu’il existe au Liban, depuis la fin de la guerre en tout cas, deux sortes de cen- sure : l’une touchant au champ poli- tico-idéologique, et l’autre au domaine moral et religieux. Dans le premier type de censure, l’at- tention a de tout temps surtout été fo- calisée sur le boycott d’Israël (le film d’animation israélien Valse avec Ba- chir, pourtant projeté au cœur même de la banlieue sud et disponible en co- pies partout sur le territoire libanais, y compris dans le bastion hezbollahi, n’échappera pas à la règle) avec, im- manquablement, une dérive antisémi- tique bien prononcée. Ainsi les œuvres de Frank Sinatra, Enrico Macias, Paul Newman, et d’autres chanteurs et ac- teurs juifs ont-elle tout bonnement été interdites d’entrée au Liban (chef d’ac- cusation : propagande pro-israélienne) durant le « mandat » syrien sur le pays, et la « liste noire » élaborée par la Sû- reté générale n’a eu de cesse de s’allon- ger indéfiniment. Les descentes menées contre le Virgin Mégastore et les saisies d’un lot de CD et de DVD au début des années 2000 sont restées bien gravées dans les mémoires. Plus récemment, et à titre d’exemple (les cas sont innom- brables), il existe au Virgin Mégastore un coffret de DVD frappé d’un auto- collant de la Sûreté, qui informe l’ache- teur qu’il ne pourra pas retrouver l’un des films à l’intérieur du boîtier. Celui- ci, au contenu jugé « subversif », a été saisi par la censure : il s’agit de Judg- ment at Nuremberg (1961) de Stanley Kramer avec Spencer Tracy et Burt Lancaster, qui se penche sur les atro- cités commises par les nazis contre les juifs durant la Seconde Guerre mon- diale. S’agit-il de la même logique qui a récemment conduit le Hez- bollah à faire pression sur une école beyrou- thine pour cou- per des passages du Journal d’Anne Frank d’un livre scolaire, à savoir que l’Holocauste ne saurait émouvoir ? Inutile de chercher à comprendre : la censure ne réfléchit pas, elle n’est que pure interdiction, sans questions. La sphère de l’interdit politique est malheureusement très souple et exten- sible à souhait : sous l’occupation sy- rienne, elle passait par la censure des articles ou des caricatures pouvant por- ter atteinte à l’autorité de tutelle, sous prétexte de « ne pas porter préjudice aux relations avec les pays frères », ou qui osaient critiquer le chef de l’État et l’armée. Aujourd’hui, le concept de « pays frère » renvoie désormais spéci- fiquement à l’Iran, depuis que la Sûreté générale a considéré que Persépolis de Marjane Satrapi, film d’animation critique sur la révolution islamique de 1979 en Iran, portait atteinte aux re- lations avec Téhéran. Ce n’est qu’au terme d’une campagne menée conjoin- tement par la société civile et certains politiques, notamment au sein même du gouvernement, que le film obtien- dra finalement son visa d’exploitation en salles, la Sûreté se réservant toute- fois le luxe de censurer, probablement par excès de zèle, près d’une minute du film. La censure religieuse et morale obéit à une logique bien plus simple. C’est souvent le sexe et la nudité qui offus- quent. Il faut ainsi s’émerveiller du courage des censeurs qui « avilissent » leurs âmes en visionnant, très certai- nement horrifiés, les scènes les plus croustillantes des films, afin d’expur- ger l’image, et d’assurer ainsi le salut de leurs frères… Le peuple libanais est si pudibond, il est vrai… Si puritain qu’il n’est toujours pas prêt à pouvoir apprécier l’audace d’une metteuse en scène qui tente d’adapter les Mono- logues du vagin d’Eve Ensler au cadre libanais (deux agents de la Sûreté assis- taient chaque soir aux représentations de la pièce Hake Neswen – 2006 – de Lina Khoury, pourtant déjà copieuse- ment censurée avant d’obtenir son per- mis d’exploitation), ou celle d’un jeune réalisateur, Marc Abirached, dont le péché ignoble justifiant l’interdiction de son film Help (2009) en salles sera de montrer une scène de triolisme et le corps d’une actrice libanaise nue… Tout comme il lui sera interdit d’ap- précier l’extraordinaire performance de Sean Penn dans le très sérieux Milk de Gus Van Sant (2008), biographie du militant homosexuel américain Harvey Milk… Le sort réservé aux articles, aux films et aux ouvrages jugés subversifs par les autorités religieuses n’est pas meilleur : c’est grâce ainsi à une coordination étroite entre dignitaires religieux (chré- tiens et musulmans) et la Sûreté que le très subversif et malfaisant Da Vinci Code de Dan Brown – devenu presque l’équivalent chrétien des Versets sata- niques de Salman Rushdie pour l’église catholique au Liban ! – n’a pas pénétré nos librairies locales. Des films – au demeurant médiocres – touchant au spectre religieux, comme Stigmata de Rupert Wainwright (1999) ou le Da Vinci Code de Ron Howard (2009) ont rejoint à l’index l’extraordinaire adaptation de La Dernière tentation du Christ de Nikos Kazantzakis par Martin Scorsese (1988). Et, sur le plan musical, inutile de rappeler la campa- gne imbécile menée par les autorités jusqu’au début des années 2000 contre le hard-rock, avec arrestation en masse de jeunes accusés d’être des « adora- teurs de Satan »… Il ne s’agit que de quelques cas révé- lateurs du mal qui ronge le paysage politique et culturel libanais. Pourquoi est-il si difficile de transmettre un mes- sage pourtant si simple : à l’ère infor- matique, celle des téléchargements sur Internet, du piratage, l’interdiction est caduque, et il y a toujours moyen de la contourner. Tout est devenu facile et accessible. D’où la nécessité d’éduquer au lieu d’interdire, d’éduquer non pas par la répression, mais par la respon- sabilisation. La censure engendre en effet l’autocensure, c’est-à-dire la dé- pendance et la répression, la dérespon- sabilisation, l’ignorance, et, au final, la violence. Il s’agit de l’envers de la ci- toyenneté, fondée sur la responsabilité, elle-même résultante de la liberté. Cela reviendrait, dans le concret, à redéfinir sur le plan juridique les prérogatives extraordinaires et floues concédées dans ce cadre à la Sûreté générale et à s’orienter forcément vers une adoption des normes européennes (déjà sévères d’ailleurs) en matière d’interdiction (de restriction plutôt) des films ou des supports médiatiques en fonction de catégories d’âge bien établies. Le règne de la censure sauvage et anarchique ne peut plus perdurer : il va plus que jamais à l’encontre de l’évolution de l’homme et du sens de l’histoire. Il ne s’agit plus que d’un reliquat du passé, destiné uniquement à maintenir cer- tains esprits dans un état d’assurance illusoire qui n’est autre que le récon- fort de leur médiocrité. L’avenir n’est fait que de liberté. MICHEL HAJJI GEORGIOU « CENSURE (Anas- tasie), illustre engin liberticide français, née à Paris sous le rè- gne de Louis XIII. » Dessin paru dans Le Trombinsocope de Touchatout (Léon Bienvenu) en 1874.

édito Interdictions et ignorance©raire.pdf · 2010. 3. 16. · Patrick Rambaud, Saint-Simon de notre temps III. Entretien avec James Ellroy IV. Les lettres du père du surréalisme

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  • ISupplément menSuelJeudi 4 février 2010Paraît le premier jeudi de chaque mois

    Catastrophes et censure

    La fin du monde est-elle vraiment pour 2012 ou les dieux sont-ils pressés d’en finir plus tôt ? Notre planète ne tourne pas rond, elle a l’air d’une horloge déréglée. Un séisme qui fauche 170 000 Haïtiens, l’avion de l’Ethiopian Airlines qui s’abîme en mer au large de Bey-routh… Dans les deux cas, l’impuissance des hommes et l’illustration de la fragilité de la vie, tributaire du hasard ou d’un caprice de la nature. Où est donc l’horloger ?

    * * * *La censure au Liban est-elle à deux vitesses ? Alors que les ciseaux de la Sûreté générale s’acharnent contre l’hebdomadaire Le Point qui consacre un dossier à l’affaire de la burqa et découpent soigneusement la page 30 du numéro daté du 21 janvier 2010, mesure absurde à l’époque des autoroutes de l’in-formation, alors que, d’autre part, le dernier SAS, intitulé La Liste Hariri, n’est toujours pas disponible en librairie bien qu’il ne soit pas officiellement interdit, on voit pullu-ler dans nos kiosques des feuilles de chou locales, financées par l’étranger ou par des groupuscules extrémistes, qui véhiculent de fausses informations, alimentent les ru-meurs, travestissent la réalité, exacerbent les antagonismes et multiplient les propos inju-rieux ou racistes. Dernier exemple en date, cet hebdomadaire arabophone qui, cette semaine, brosse un portrait critique de Ber-nard Kouchner en prenant soin de titrer, de manière tendancieuse, qu’il est « juif » pour insinuer qu’il sert la politique d’Israël au Moyen-Orient ! Ces propos honteux et an-tisémites, qui oublient que la communauté juive, même réduite, fait partie intégrante de la mosaïque religieuse au Liban, sont passés comme une lettre à la poste et, inexplicable-ment, n’ont pas ému Dame Anastasie qui possède pourtant la langue arabe. Pourquoi deux poids, deux mesures ? Et à quels critè-res obéit la Sûreté générale dans ce domai-ne ? Il est temps que le projet concocté par notre ministre de l’Information Tarek Mitri pour organiser la censure soit enfin adopté. La liberté d’expression l’exige. Et la crédibi-lité du Liban.

    AlexAndre NAjjAr

    édito Interdictions et ignorance

    Numéro 44

    Comité de rédaction :AlexANdre NAjjAr, ChArif mAjdAlANi, GeorGiA mAkhlouf, fArès sAssiNe, jAbbour douAihy, rittA bAddourA.Coordination générale : hiNd dArwiChDessinateur censuré : mAzeN kerbAjCorrection : mArilys hAtemOnt contribué à ce numéro :fifi Abou dib, rittA bAssil el-rAmy, ANtoiNe boulAd, kAtiA GhosN, miChel hAjji GeorGiou, heNry lAureNs, youssef mouAwAd, NAdA NAssAr-ChAoul, fAdy NouN, lAmiA el-sAAd, josyANe sAviGNeAu.Supplément publié en partenariat avec la Librairie Orientale et la Librairie Antoine.E-mail : [email protected]. lorientlitteraire.com

    VI. Riad el-Solh, esprit d'IndépendanceVII. Todorov ou l’espoir en la fragilité du bienVIII. Patrick Rambaud, Saint-Simon de notre temps

    III. Entretien avec James Ellroy IV. Les lettres du père du surréalisme à AubeV. L’Oulipo : le jeu au secours du je ?

    La censure, encore et toujours... Au Liban, pays qui se considère comme une démocratie libérale ouverte à la différence et aux singularités, certaines autorités s'arrogent encore le droit de décider - pour les autres - de ce qui peut être lu, vu, entendu, dit et montré. Comme si le citoyen libanais n'était pas un être adulte, responsable et averti.

    Dame Anastasie. Une recherche rapide sur le plus farouche de ses nouveaux ennemis, l’Internet, suffit pour tirer certaines conclusions sans appel… Selon un site spécialisé dans l’analyse des prénoms, Anastasie est en effet un prénom « médiéval ». L’âge moyen des personnes qui portent ce prénom est de « 82 ans », révèle ce même site, avant de préciser que « le pic du siècle » pour ce prénom était en… 1901. Pas de doute, Anastasie est bel et bien un prénom « ancien », note enfin le site en question.

    Cet argument suffira-t-il à convaincre nos censeurs locaux que leurs ciseaux sont parfaitement archaïques, que leurs méthodes appartiennent véritablement à un siècle révolu ? Probablement pas. L’humour facile ne sauvera probable-ment pas la liberté d’expression de la censure, cette « abjecte bêtise » que dé-nonçait déjà le poète John Milton en 1644 dans son Areopagitica. Pour la liberté d’imprimer sans autorisation ni censure, ouvrage fondateur du libéra-lisme britannique et apologie de la li-berté de pensée face à l’émergence des tyrannies politiques et religieuses. Très tôt – bien avant les Lumières –, Milton mettait déjà en garde contre les effets retors de la censure et du formalisme intellectuel sur la société, dans la me-sure où tout progrès, toute évolution, dépend immanquablement selon lui d’une coordination, d’une complémen-tarité entre la liberté de l’individu et la connaissance.

    Prés de quatre cents ans plus tard, ce sont encore les mêmes arguments que les partisans de la liberté d’expression s’acharnent à défendre face aux paran-gons libanais de la censure, retranchés principalement derrière des soutanes et des uniformes. Inutile de dire que le monde arabe, immergé dans le déni de sa splendeur d’antan, endormi par la tyrannie et l’extrémisme, embourbé dans le complexe de l’avortement de l’expérience nahdawie par l’Occi-dent, et vieillissant donc en marge de la modernité, ne se trouve guère logé à meilleure enseigne. C’est bien pour-quoi l’observatoire SKeyes a organisé la semaine dernière à Beyrouth un sé-minaire d’une journée entière consacré à la censure, avec des interventions de journalistes et de chercheurs libanais, arabes et internationaux – le tout sous l’œil toujours bienveillant de l’autorité locale de référence en la matière, la Sû-reté générale. Initiative qui n’est, après tout, que pure logique : faut-il rappeler

    que c’est un article virulent de Samir Kassir, en date de novembre 1999, contre la censure d’une chorégraphie de Maurice Béjart sur Oum Koulsoum au Forum de Beyrouth qui avait valu au journaliste ses premiers déboires avec la Sûreté générale et son grand manitou de l’époque ?

    S’il existe par ailleurs un besoin conti-nuel d’organiser des conférences et des séminaires sur ce sujet, c’est bien parce que, d’année en année, le « domaine » de la censure ne cesse de s’étendre, au gré des angoisses existentielles de cer-tains groupes religieux ou des change-ments de rapports de force en faveur d’une idéologie ou d’une autre. Une typologie rapide montrerait en effet qu’il existe au Liban, depuis la fin de la guerre en tout cas, deux sortes de cen-sure : l’une touchant au champ poli-tico-idéologique, et l’autre au domaine moral et religieux.

    Dans le premier type de censure, l’at-tention a de tout temps surtout été fo-calisée sur le boycott d’Israël (le film d’animation israélien Valse avec Ba-chir, pourtant projeté au cœur même de la banlieue sud et disponible en co-

    pies partout sur le territoire libanais, y compris dans le bastion hezbollahi, n’échappera pas à la règle) avec, im-manquablement, une dérive antisémi-tique bien prononcée. Ainsi les œuvres de Frank Sinatra, Enrico Macias, Paul Newman, et d’autres chanteurs et ac-teurs juifs ont-elle tout bonnement été interdites d’entrée au Liban (chef d’ac-cusation : propagande pro-israélienne) durant le « mandat » syrien sur le pays, et la « liste noire » élaborée par la Sû-reté générale n’a eu de cesse de s’allon-ger indéfiniment. Les descentes menées contre le Virgin Mégastore et les saisies d’un lot de CD et de DVD au début des années 2000 sont restées bien gravées dans les mémoires. Plus récemment, et à titre d’exemple (les cas sont innom-brables), il existe au Virgin Mégastore un coffret de DVD frappé d’un auto-collant de la Sûreté, qui informe l’ache-teur qu’il ne pourra pas retrouver l’un des films à l’intérieur du boîtier. Celui-ci, au contenu jugé « subversif », a été saisi par la censure : il s’agit de Judg-ment at Nuremberg (1961) de Stanley Kramer avec Spencer Tracy et Burt Lancaster, qui se penche sur les atro-cités commises par les nazis contre les juifs durant la Seconde Guerre mon-

    diale. S’agit-il de la même logique qui a récemment conduit le Hez-bollah à faire pression sur une école beyrou-thine pour cou-per des passages

    du Journal d’Anne Frank d’un livre scolaire, à savoir que l’Holocauste ne saurait émouvoir ? Inutile de chercher à comprendre : la censure ne réfléchit pas, elle n’est que pure interdiction, sans questions.

    La sphère de l’interdit politique est malheureusement très souple et exten-sible à souhait : sous l’occupation sy-rienne, elle passait par la censure des articles ou des caricatures pouvant por-ter atteinte à l’autorité de tutelle, sous prétexte de « ne pas porter préjudice aux relations avec les pays frères », ou qui osaient critiquer le chef de l’État et l’armée. Aujourd’hui, le concept de « pays frère » renvoie désormais spéci-fiquement à l’Iran, depuis que la Sûreté générale a considéré que Persépolis de Marjane Satrapi, film d’animation critique sur la révolution islamique de 1979 en Iran, portait atteinte aux re-lations avec Téhéran. Ce n’est qu’au terme d’une campagne menée conjoin-tement par la société civile et certains politiques, notamment au sein même du gouvernement, que le film obtien-dra finalement son visa d’exploitation en salles, la Sûreté se réservant toute-fois le luxe de censurer, probablement par excès de zèle, près d’une minute du film.

    La censure religieuse et morale obéit à une logique bien plus simple. C’est souvent le sexe et la nudité qui offus-quent. Il faut ainsi s’émerveiller du courage des censeurs qui « avilissent » leurs âmes en visionnant, très certai-nement horrifiés, les scènes les plus croustillantes des films, afin d’expur-ger l’image, et d’assurer ainsi le salut de leurs frères… Le peuple libanais est si pudibond, il est vrai… Si puritain qu’il n’est toujours pas prêt à pouvoir apprécier l’audace d’une metteuse en scène qui tente d’adapter les Mono-logues du vagin d’Eve Ensler au cadre libanais (deux agents de la Sûreté assis-taient chaque soir aux représentations de la pièce Hake Neswen – 2006 – de Lina Khoury, pourtant déjà copieuse-ment censurée avant d’obtenir son per-mis d’exploitation), ou celle d’un jeune réalisateur, Marc Abirached, dont le péché ignoble justifiant l’interdiction de son film Help (2009) en salles sera

    de montrer une scène de triolisme et le corps d’une actrice libanaise nue… Tout comme il lui sera interdit d’ap-précier l’extraordinaire performance de Sean Penn dans le très sérieux Milk de Gus Van Sant (2008), biographie du militant homosexuel américain Harvey Milk…

    Le sort réservé aux articles, aux films et aux ouvrages jugés subversifs par les autorités religieuses n’est pas meilleur : c’est grâce ainsi à une coordination étroite entre dignitaires religieux (chré-tiens et musulmans) et la Sûreté que le très subversif et malfaisant Da Vinci Code de Dan Brown – devenu presque l’équivalent chrétien des Versets sata-niques de Salman Rushdie pour l’église catholique au Liban ! – n’a pas pénétré nos librairies locales. Des films – au demeurant médiocres – touchant au spectre religieux, comme Stigmata de Rupert Wainwright (1999) ou le Da Vinci Code de Ron Howard (2009) ont rejoint à l’index l’extraordinaire adaptation de La Dernière tentation du Christ de Nikos Kazantzakis par Martin Scorsese (1988). Et, sur le plan musical, inutile de rappeler la campa-gne imbécile menée par les autorités jusqu’au début des années 2000 contre le hard-rock, avec arrestation en masse de jeunes accusés d’être des « adora-teurs de Satan »…

    Il ne s’agit que de quelques cas révé-lateurs du mal qui ronge le paysage politique et culturel libanais. Pourquoi est-il si difficile de transmettre un mes-sage pourtant si simple : à l’ère infor-matique, celle des téléchargements sur Internet, du piratage, l’interdiction est caduque, et il y a toujours moyen de la contourner. Tout est devenu facile et accessible. D’où la nécessité d’éduquer au lieu d’interdire, d’éduquer non pas par la répression, mais par la respon-sabilisation. La censure engendre en effet l’autocensure, c’est-à-dire la dé-pendance et la répression, la dérespon-sabilisation, l’ignorance, et, au final, la violence. Il s’agit de l’envers de la ci-toyenneté, fondée sur la responsabilité, elle-même résultante de la liberté. Cela reviendrait, dans le concret, à redéfinir sur le plan juridique les prérogatives extraordinaires et floues concédées dans ce cadre à la Sûreté générale et à s’orienter forcément vers une adoption des normes européennes (déjà sévères d’ailleurs) en matière d’interdiction (de restriction plutôt) des films ou des supports médiatiques en fonction de catégories d’âge bien établies. Le règne de la censure sauvage et anarchique ne peut plus perdurer : il va plus que jamais à l’encontre de l’évolution de l’homme et du sens de l’histoire. Il ne s’agit plus que d’un reliquat du passé, destiné uniquement à maintenir cer-tains esprits dans un état d’assurance illusoire qui n’est autre que le récon-fort de leur médiocrité. L’avenir n’est fait que de liberté.

    michel hAJJi GeOrGiOu

    « CENSURE (Anas-tasie), illustre engin liberticide français, née à Paris sous le rè-gne de Louis XIII. » Dessin paru dans Le Trombinsocope de Touchatout (Léon Bienvenu) en 1874.

  • Le Festival du livre d’AntéliasLe Festival du livre d’Antélias se tien-dra du 6 au 21 mars Au programme : hommages, conférence et signatures.

    Le Prix de littérature libanaise Le Prix de littérature libanaise sera décerné le 1er mars prochain à Bey-routh aux meilleurs livres (poésie, roman, essai…) d’expression arabe parus en 2009. Institué par le Conseil du travail libanais d’Abou Dhabi, il est doté d’un montant de 50 000 USD, le lauréat recevant 25 000 USD et chacun des 5 autres finalistes la somme de 5 000 USD.

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    Le festival Étonnants voyageurs au cœur du séismeLe festival Étonnants voyageurs qui se tient chaque année à Saint-Malo se préparait à inaugurer la deuxième édition du festival à Haïti quand le séisme a frappé l’île antillaise. Les 50 écrivains invités à participer à l’événement à Port-au-Prince n’ont pu prendre l’avion à Orly et ont échappé de peu à la catastrophe. Les organisateurs du festival qui étaient déjà sur place, à savoir Michel et Mélani Le Bris, Dany Laferrière et Lyonel Trouillot, sont saufs, un miracle quand on sait que leur hôtel, le Karibé, s’est partiellement effondré. L’écrivain et géographe québécois d’origine haïtienne Georges Anglade a eu moins de chance puisqu’il a tra-giquement péri avec sa femme.

    L’OIF se solidarise avec Haïti« Face à la catas-trophe majeure qui vient de frap-per à nouveau Haïti, je souhaite exprimer, au nom de la communau-té francophone, notre solidarité et notre soutien aux populations haïtiennes, ainsi que nos condoléances les plus sincères aux familles des victimes », a déclaré Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, dans un communiqué diffusé au lendemain de la tragédie. Il a lancé un appel pressant aux États et gouvernements membres de la Franco-phonie pour qu’ils se mobilisent très rapidement face à la situation d’ur-gence provoquée par ce séisme sans précédent et qu’ils viennent en aide massivement à la population haïtienne en détresse.

    Le Mois de la francophonie enpréparationComme chaque année, de concert avec le ministère libanais de la Culture, les ambassades francopho-nes, l’OIF et l’AUF proposent un programme d’activités francophones au Liban au cours du mois de mars, « Mois de la francophonie ». Une brochure et un site Web sont en cours d’élaboration.

    La Francophonie aux JO de VancouverLa Francophonie sera présente aux Jeux olympiques et paralympiques d’hiver 2010 qui se dérouleront à Vancouver du 12 au 28 février 2010. Délégué par l’OIF, Pascal Couche-pin sera présent aux JO pour veiller au respect de la langue française et promouvoir la francophonie interna-tionale. En outre, un événement fran-cophone présidé par Abdou Diouf, secrétaire général de la Francophonie, aura lieu à Whisler, ainsi que des animations culturelles, place de la Francophonie, à Vancouver.

    Jeudi 4 février 2010II Au fil des joursOserais-je, dirais-je que notre républi-que est bananiè-re et qu’il ne faut surtout pas tenter de remédier à l’état des choses qui pré-vaut ? Admettons une fois pour toutes que notre sys-tème politique n’est qu’un pis-aller, un machin qui vit d’expédients à défaut de mieux.

    L’important est de ne pas laisser les choses s’envenimer, ni le dialogue s’in-terrompre. Ah, si l’on pouvait rester dans les limites de cette dissension contrôlée. Surtout qu’on n’aille pas au conflit civil, qu’on ne coure pas à la catastrophe. Comme si on n’y était pas déjà, diraient les uns ou les autres !

    Non, on n’y est pas encore, et notre culture politique est si flexible, si malléable qu’elle peut s’accommoder de toute violation et de toute ma-gouille. On peut bien faire le silence sur un massacre et fermer les yeux sur quelque assassinat politique ! Une petite entorse faite à la Consti-tution par-ci, par-là, n’a jamais jus-tifié un recours devant le Conseil constitutionnel !

    Aurions-nous perdu le sens de la me-sure ? Et puis n’a-t-on pas vu les colla-borateurs, ceux du 8 Mars, et les insur-gés, ceux du 14 Mars, constituer sans état d’âme un gouvernement d’union nationale et de salut public ? L’essen-tiel est de perdurer, de s’accorder un sursis, de sauver la mise en s’imposant la règle du rabibochement et de la combina-zione qui a fait ses preuves par le passé et qui nous servira de planche de salut encore une fois !

    Alors pourquoi nous laisse-t-on enten-dre que nous pouvons réformer le sys-tème ? En le laïcisant, en le décentrali-sant, en l’aseptisant, en le pasteurisant pour le rendre immune à la corruption, au clientélisme et au népotisme, et qui plus est, en rendant opérationnel le

    ministère des Réformes !

    Lisez al-Dabbour des années quarante aux années soixan-te, consultez The Precarious Republic, rien n’a changé de-puis les décades du mandat, tant qu’une partie libanaise voudra jouer dans la cour des grands, tant qu’elle

    aura des ambitions démesurées, tant qu’elle ne prendra pas en considé-ration le bien public commun. Tant que le consensus transitoire ne se fera qu’au bord du précipice et au dernier quart d’heure !

    On nous parle de crise profonde, mais quand n’a-t-on pas vécu en situation de crise !? Et puis, n’avons-nous pas toujours reculé les échéances à telle enseigne que les années de paix ci-vile relative ne constituaient que des veillées d’armes intitulées al-silm al-ahli al-bared ? Avouons une bonne fois pour toutes que la procrastination a été le secret de notre pérennité, en d’autres termes, notre voie royale.

    On nous parle d’un blocage définitif, d’une paralysie des institutions, mais à la première éclaircie régionale, tout va rentrer dans l’ordre, et la crise ac-tuelle ne sera qu’un mauvais souvenir ! Car les bonnes fées veillent sur nous, l’Iran et l’Arabie saoudite, les USA et l’UE et bien entendu la France qui a porté le Liban sur les fonds baptis-maux, sans oublier la Syrie pour faire plus œcuménique, tout le monde étant de la partie.

    Cette divine imposture, notre démo-cratie, ce pays de Cocagne qu’est le nô-tre après tout ne peut prétendre rem-plir les conditions d’al-madina al-fâdila ou d’une quelconque Utopia. Nous vi-vons dans une principauté d’opérette, et cette forme toujours inachevée de république est probablement la forme la plus accomplie à laquelle les corps constitués peuvent prétendre sans ris-que de s’essouffler.

    Agenda

    Francophonie

    Actualités

    Le point de vue de Youssef MouawadProcrastinations

    Meilleures ventes du mois à la Librairie Antoine et à la Librairie Orientale Auteur Titre Éditions1 Dan Brown Le symboLe perdu Lattès2 Carla Eddé beyrouth, naissance d’une capitaLe Actes Sud3 Yasmina Khadra L’oLympe des infortunes Julliard4 Muriel Rozelier une vie de pintade à beyrouth Calmann-Levy5 Philippe Sollers discours parfait Gallimard6 Jacques Attali Le sens des choses Robert Laffont7 Véronique Olmi Le premier amour Grasset8 Lionel Jospin LioneL raconte Jospin Seuil9 Jacques Chirac chaque pas doit être un but NiL10 Marc Levy La première nuit Robert Laffont

    L’image du mois

    Coup de cœur

    Initiation à la lecture de toute l'œuvre de Philippe Sollers, Discours parfait est une mosaïque d’érudition, qui discipline dans la dispersion ce que peut être ce fascinant romancier, essayiste, éditeur et fondateur des revues Tel Quel et L’Infini.Actu BD

    D.R.

    Le retour du TemplierAprès le succès du premier tome de l’adap-tation en BD de son roman Le dernier Tem-plier, Raymond Khoury sort ces jours-ci le second tome, intitulé Le che-valier de la crypte et illustré par Mi-guel. On y retrouvera l’agent Reilly, lancé à la recherche des mystérieux Templiers qui ont attaqué le Metropo-litan Museum.

    Départ du père d’AlixJacques Martin s’est éteint le 21 janvier dernier à l’âge de 88 ans. Consi-déré comme le dernier grand représentant de l’école de Bruxelles, cet ancien collabo-rateur d’Hergé et de Jacobs s’était distingué grâce à la série historique « Alix ». Atteint d’une af-fection oculaire vers la fin des années 1980, il avait fait appel à plusieurs collaborateurs (Bob De Moor, Thierry Cayma, Gilles Chaillet…) pour assu-rer la pérennité de ses personnages.

    Mort de TibetLe dessinateur franco-belge Tibet est mort le 2 janvier dernier à l’âge de 78 ans. Né à Marseille, il avait créé à partir des années 50 le cow-boy Chick Bill (70 albums environ depuis 1954) et, en collaboration avec André-Paul Duchâteau, le personnage du journa-liste Ric Hochet (76 albums depuis 1963).

    Le palmarès d’Angoulême 2010Le Festival d’Angoulême 2010 vient de fermer ses portes. Dix prix y ont été décernés dont le Fauve d’or, prix du meilleur album 2010 à Riad Sattouf avec Pascal Brutal t.3 - Plus fort que les plus forts (Fluide glacial), le Prix spécial du jury à Joe Daly avec

    Dungeon Quest t.1 (L'Asso-ciation), le prix du Public FNAC-SNCF à Michel Raba-gliati avec Paul à Québec (La Pastèque), le prix de la Série à Alain Dodier avec Jérome K. Jérome Bloche T.21 - Déni de fuite (Dupuis), le prix Révéla-tion àCamille Jourdy avec Rosalie Blum T.3 (Actes Sud), le prix Regards sur le monde à David Prudhomme avec Rébétiko, la mauvaise herbe (Futuropo-lis), le prix de l’Audace à Jens Harder avec Alpha... direc-tions (Actes Sud BD), le prix Intergénéra-tions à Mathieu Bonhomme et Gwen de Bonneval avec L'Esprit perdu (Dupuis), le prix du Patrimoine à Carlos Gimenez avec Paracuellos (Fluid glacial) et le prix Jeunesse à Julien Neel avec Lou T.5 - Laser Ninja (Glénat). À mentionner aussi le Fauve d'Angoulême, prix de la bande dessinée alternative, dé-cerné à Special comics No3 pu-blié à Nanjing (Chine).

    Sarko et filsC’est le 5 février que sort Sarko et fils, par Benoît Delépine et Diego Aranega qui raconte « les hilarantes tribu-lations d’un président et son fils ». L’album est présenté sous forme de chéquier édité par « la Banque prin-cière de Neuilly » et réunit plus de 30 gags concoctés par le duo Delépine/Aranéga qui sévit dans les pages de Siné Hebdo.

    Beyroutes

    Beyroutes est un manuel de terrain pour l'explorateur urbain du XXIe siècle. À vrai dire, il est surtout un passionnant et amusant compte rendu collectif d'études et d'observations thé-matiques et critiques, sur et autour de la capitale libanaise. Les 36 différents contributeurs offrent au lecteur/voya-geur/habitant autant de clefs de lecture pour décrypter l'espace urbain et la vie à Beyrouth.

    Suivant un parcours initiatique qui va de Hamra à Borj Hammoud, en passant par le bord de mer, la banlieue Sud et Achrafieh, le lecteur (re)découvre d'abord la ville vue par d'innocents touristes dans les premiè-res minutes de leurs pérénigrations. Vient ensuite la ville officielle dans ses quartiers et ses fonctions, suivi de la ville sensible, colorée et riche d'émo-tion, et enfin la ville inventée, telle

    que perçue ou imaginée par certains témoins.

    Initié par l'association Studio Beirut en collaboration avec Partizan Pu-blik, Archis et la Pearl Foundation, l'ouvrage, de très belle facture, est édité aux Pays-Bas, avec le soutien de la fondation Prince Claus. Il sera prochainement en vente dans toutes les bonnes librairies au Liban.

    © Jannette Gaussi

    Sollers entre profane et sacré

    discours parfait de Philippe Sollers,Gallimard, 918 p.

    Le dernier livre de Philippe Sol-lers, Discours parfait, est un recueil de critiques littéraires où défilent, dans un désordre alphabé-tique et chronologique, les plus grands noms du panthéon littéraire exhumés dans le parfum des fleurs.

    L’entrée en matière est donc consacrée aux fleurs dans une étude presque académique partant de son en-trée historique en France, via la Hollande. Rose, orchidée, lys… Lys maudit, lys sacré, accompagnateur de l’an-nonce faite à Marie, lys emblème du royaume de France avec Philippe Le Bel… De Yahvé à Appolen (dieu crée par Sollers), le lecteur ap-prend le fonctionne-ment sexuel reproduc-teur des fleurs et, guidé par l’acuité de l’analyse, replonge dans l’histoire littéraire. Du Cantique des Cantiques à Joyce, en pas-sant par Guillaume de Lorris (le Roman de la Rose) et par l’amant de la Rose, l’audacieux Dante, « Fidèle d’Amour », buvant « avec les yeux » les fleuves de la mort. Ronsard, La Bruyère, Shakespeare, Omar Khayyam, « l’un des esprits les plus libres de tous les temps », Vol-taire, Rousseau, « l’inventeur d’ins-tants », Mallarmé, Baudelaire, Bec-kett, Proust, ce « moment d’éternité » dans la métamorphoses des senteurs, dans la « virulence printanière » de ses intermittences, dans les jardins des in-tenses émotions où l’auteur de La Re-cherche « se lance dans une incroyable

    démonstration d’érotisme floral ».

    « La Connaissance comme salut » part d’une série de questions que posent François Meyronnis, et Yannick Hae-nel. Le point de départ est une méta-phore du savoir, la découverte en 1945 à Nag Hammadi, en Égypte, des textes enfouis probablement au IVe siècle et qu’on croyait perdus. L’ex-

    humation de ces gnostiques s’inscrit dans un temps précis qu’est la fin de la Seconde Guerre mondiale et le début d’une nouvelle période. Une halte temporelle et philosophique se fait par le biais des évangiles. Halte stylistique, qui traite de l’emploi du présent dans l’incarnation comme Pa-role « le commencement est le Verbe », célèbre formule de Jean « qu’il ne faut

    jamais mettre à l’imparfait, toujours au présent ». Dans la continuité des évangiles selon Sollers, la partie « Sa-cré Jésuite » salue l’« insolite et in-solent » Baltazar Gracián. Le Héros n’est pas le Prince, qui « n’est l’homme d’aucune communauté, d’aucun parti, il s’exerce, il se protège, il est d’une audace avisée ou d’une intelligence intrépide ». Ce Garcián, quoique jé-suite, participe par ces traités au mou-vement de contre-réforme catholique qui engendre, après le Concile de

    Trente, le baroque. Sollers bascule ensuite dans les métamorphoses

    d’Eros, des Secrets sexuels, de l’érotisme de Baudelaire du « Sexe et des Lumières », et appelle à un retour au XVIIIe siècle dans « Ral-lumons les Lumières » où il constate que « les Français vont mal parce qu’ils n’aiment pas leurs Lumières ».

    Enfin, parmi les ré-flexions menées, une pla-

    ce importante est accor-dée à l’antisémitisme dont

    « l’ histoire latente n’a pas été surmontée ». La raison ?

    L’ignorance. Sollers déplore la confusion entre l’être juif et l’État

    hébreu, « il me semble qu’à la faveur du conflit israélo-palestinien, quelque chose comme l’ignorance resurgit ». Une mauvaise lecture du conflit, mais aussi une ignorance totale de la Bible dont Sollers prêche la lecture comme point de départ de l’histoire occiden-tale, dans le sens qu’en donne Hemin-gway où la littérature – sacrée dans le cas de la Bible – n’est qu’un « baromè-tre » de l’état historique.

    ritA BASSIL EL-rAMy

    D.R

    .

  • entrée des fantômes de Jean-Jacques Schuhl, Gallimard, « L’Infini », 150 p.

    Jean-Jacques Schuhl, qui avait fait ses débuts en littérature en 1972 avec un roman étrange, Rose poussière, a attendu près de trente ans avant de publier le livre qui lui a valu le prix Goncourt en 2000 – année très symbolique –, Ingrid Caven. Dans cette évocation de la chanteuse allemande, qui fut l’égé-rie de Fassbinder et qui est depuis des années la compagne de Schuhl, celui-ci faisait déjà un exercice de mémoire et apparaissait sous les traits d’un certain Charles. On pouvait espérer le voir re-commencer, et aller plus avant dans ce travail autobiographique. Il a pris son temps : dix ans, cette fois.

    On ne saurait toutefois attendre de Jean-Jacques Schuhl un livre de souve-nirs au sens traditionnel du terme : récit d’enfance qui commencerait par « je suis né à Marseille le 9 octobre 1941 »,

    puis anecdotes et péripéties biographi-ques...

    La première partie du roman, « le man-nequin », est très désarçonnante. On se sent projeté, sans trop savoir où l’on va, dans un roman de science-fiction, avec une atmosphère proche des films de David Lynch. C’est seulement en commençant la seconde partie, « la nuit des fantômes », que l’on comprend de quoi il est question. « Le mannequin » est l’embryon du roman que le narra-teur qui, comme dans Ingrid Caven, se nomme Charles, aurait voulu écrire. Mais il a échoué. En revanche, dans un restaurant chinois de Paris (lieu très important dans le récit), il rencontre le cinéaste Raul Ruiz qui lui propose le rôle du chirurgien dans un remake du célèbre film fantastique Les Mains d’Orlac – où un chirurgien greffe à un pianiste victime d’un accident les mains d’un assassin qu’on vient de guillo-tiner. Ce film ne se fera jamais, mais, écrit Schuhl, « je remercie ce montreur d’ombres à la lanterne magique d’avoir

    prononcé, sur un ton d’évidence dé-sinvolte, cette drôle de phrase, car elle m’a été le déclencheur d’interrogations et de divagations sur certains aspects de moi-même. Il arrive que quelques mots semblant une blague frivole aient, par la suite, des répercussions inatten-dues ».

    Peut-être Raul Ruiz ne comprenait-il pas à quel point il était ironique de pro-poser un rôle de médecin à quelqu’un qui, depuis des années, se refuse à une opération de la hanche qui lui évite-rait de boiter. Cette infirmité fournit à Schuhl l’un des plus beaux morceaux de bravoure de ce roman : Charles consent à aller voir un médecin, lui montre la radiographie de ses os, qui ressemble selon lui à un tableau de Francis Bacon, assez effrayant, mais, de nouveau, re-fuse l’opération, par peur de ne pas se réveiller. Puis il prend rendez-vous chez un ostéopathe qui a la mauvaise idée de lui dire qu’il écrirait mieux avec un corps en bon état. Ce qui ne le convainc pas. Suit alors une dérive autour des

    boiteux célèbres, de Byron à Talleyrand – dont le portrait est particulièrement réussi et surprenant.

    Il faut suivre Jean-Jacques Schuhl dans ses tribulations, se laisser porter par son imaginaire, par ses souvenirs, par son style. On va avec lui de New York à Paris, de Cannes à Rome, des années 1970 à nos jours, on revisite un monde disparu, on retourne à des fêtes évanouies, dans des bars qui n’existent plus. Jean-Jacques Schuhl aime à faire croire que le hasard le guide, le goût de l’aléatoire aussi et ce qu’il appelle le sampling. Ce n’est pas un collage, ou une citation, que l’on doit pouvoir reconnaître, explique-t-il si on l’inter-roge sur cette technique ; « moi j’aime voler, introduire en secret des passages, des phrases que je reprends à d’autres auteurs, et que l’on ne voit pas, ou dif-ficilement ». Mais même le hasard est programmé dans Entrée des fantômes, qui est un texte très composé, un ro-man qui, explicitement, se veut pour « Happy fous », les fous de littérature, les fous de rêve, les fous qui veulent retrouver « quelques moments de grâce du XXe siècle » déjà si lointain.

    JosyAne sAViGneAU

    IIIJeudi 4 février 2010 Entretien

    James Ellroy, invité de la librairie Sauramps/Mont-pellier dans le cadre de sa tournée mondiale autour de son dernier Underworld USA, a littéralement drainé la foule. Son roman arrive en tête des meilleu-res ventes en France et devance al-lègrement les succès commerciaux français et américains. La presse va jusqu’à parler d’une « ellroymania ». Qualifié de « chien démon de la lit-térature américaine » (et qui le re-vendique), ou encore de « géant du polar mondial », Ellroy a la verve d’un Pound ou d’un Truman Capote. Sa lecture-performance d’extraits de son roman est brutale et captivante. Ouverte par de petits aboiements, elle clame parmi les passages les plus agressifs et sar-castiques du récit. Ellroy n’a pas la langue dans sa poche – ce qui offusque certains – mais porte le sens exactement là où il faut. Son écriture s’en trouve incisive et juste, hachurée d’un inimitable humour noir et imbibée de sex-appeal et des horreurs des bas-fonds.

    Dernier volet de la trilogie commen-cée avec le magnifique American Ta-bloïd, suivi par American Death Trip, Underground USA s’ouvre sur l’été 1968 : Martin Luther King et Robert Kennedy ont été éliminés, la conven-tion démocrate de Chicago sabotée, Howard Hughes escroqué par la ma-fia dans une affaire de casinos de Las Vegas, les militants noirs à la veille d’une insurrection dans les quartiers sud de Los Angeles, et le FBI, toujours sous la houlette de J. Edgar Hoover, tentant tout pour les infiltrer et les anéantir. Au carrefour de ces tensions, trois hommes se croisent : Dwight Holly, l’exécuteur des basses œuvres de Hoover, Wayne Tedrow Junior, ancien flic et trafiquant d’héroïne, et Donald Crutchfield, jeune détective obsédé par les femmes. Les trois sont à la recherche d’une splendide et dé-routante inconnue radicale surnom-mée la « Déesse rouge ».

    James Ellroy braque les projecteurs sur un univers underground qu’il parvient à élever au rang d’un grand événement littéraire. Mais attention, Underground USA (131 chapitres en tout sur 800 pages et quelques) n’en demeure pas moins un polar au style original et réinventé depuis les romans phares que sont Le Dahlia noir, White jazz ou encore L.A. Confidential. Sa trame complexe et fascinante exige du lecteur une attention également pro-fonde et passionnée.

    La période abordée par votre roman peut-elle être décrite comme la plus

    noire de l’histoire des États-Unis, eux-mêmes considérés comme le ter-rain de prédilection du roman noir ?

    Je ne pense pas que c’était une période particulièrement noire. J’y ai bien sur-vécu ! C’est vrai aussi que je n’étais pas très lucide à cette époque et n’en garde pas un souvenir très clair : je fai-sais les quatre cents coups. En gros, j’ai adopté un cadre plutôt cinémato-graphique de cette période, un genre de Paramount, et puis j’ai réécrit l’his-toire à ma sauce, en accord avec mes propres spécifications.

    Los Angeles est un endroit phare de cette trilogie. Vous y êtes récemment revenu suite à des années d’absence. Quels rapports avez-vous avec cette ville ?

    Je suis né à L.A. Cette ville a énormément chan-gé avec le temps et je la recrée dans l’écriture à ma façon. C’est l’endroit où je reviens quand je di-vorce ou qu’une femme m’abandonne comme un

    chien la queue entre les jambes. C’est aussi l’endroit où il y a tous les gens que j’aime. Aujourd’hui, elle est plu-tôt surpeuplée et difficile, mais il reste que c’est une ville où il fait bon vivre, surtout pour un homme de mon âge : 61 ans. Je n’ai jamais donné un sens conscient à mes sentiments envers L.A. et ma relation à elle. L.A. est en moi.

    Vous décrivez une Amérique très ra-ciste. Est-ce que vous pensez qu’elle a changé aujourd’hui ?

    OUI !

    Vous diversifiez dans vos romans, ce-lui-ci en particulier, l’usage des gen-res et vous utilisez des « documents en encart » qui contiennent des coupures de presse, mais aussi des rapports du FBI, de la police et des transcriptions de conversations téléphoniques, des extraits de journaux intimes. Com-ment faites-vous pour orchestrer tout cela ?

    Ce roman présente de grands moments historiques complexes et se base sur de vrais ouvrages historiques infiltrés de faux documents policiers et de faux extraits de journaux intimes. J’adopte essentiellement deux types de techni-ques qui permettent au lecteur de re-mettre à jour les infos. La première lui donne la possibilité d’avoir accès aux documents confidentiels de police ou aux articles des tabloïds en dehors de l’existence intime des protagonistes, et une autre de percevoir les faits du point de vue interne des personnages concernés. Ainsi, il a différents angles de vue d’un même fait.

    Votre écriture est bourrée de détails multiples, inimaginables. Est-ce que les détails construisent le récit et dic-tent son élaboration ou est-ce la ligne de la trame qui est tracée au départ afin que les détails s’y ajoutent par la suite ?

    Je commence la recherche très tôt, j’engage des chercheurs afin d’éviter des erreurs dans la chronologie de l’histoire. Je prends des pages et des pages de notes : le plan de ce roman fait 400 pages. Ainsi, quand je com-mence à écrire, je sais exactement où va mener l’histoire. J’ai alors la gigan-tesque superstructure à laquelle j’in-jecte des détails en improvisant avec un sens de l’immédiat et du vivant.

    Les références au climat et à la tem-pérature se présentent de manière obsédante dans tous les chapitres du roman. Est-ce un détail important

    pour vous personnellement, ou est-ce propre à la conjoncture du récit ?

    Je ne suis pas conscient de mes ré-férences répétitives concernant la température, mais je peux vous dire qu’il fait très chaud dans cette pièce ! J’aime le froid. Je vais en Finlande le mois prochain. Il y a beaucoup de ren-nes qui copulent au grand air là-bas ! Beaucoup de chose sortent incons-ciemment quand j’écris. Il y a aussi le fait que les personnages d’Américain blancs dans mon roman se trouvent déplacés dans des lieux comme Haïti, le Vietnam, ou la République domini-caine. Ils ne s’y sentent pas à l’aise à cause des grandes chaleurs auxquelles ils ne sont pas habitués.

    En vous écoutant lire des passages du roman, on est frappé par la puissan-ce sonore et rythmique, le choix des mots, la musicalité… Comment tra-

    vaillez-vous pour parvenir à ce son ?

    Chaque mot doit être parfait. Chaque syllabe, chaque paragraphe. Je le sais quand je l’écris et que je le prononce à voix haute.

    Quels sont les poètes que vous lisez ?

    J’aime surtout la poésie d’Anne Sex-ton, mais aussi celle de T.S. Eliot, W.H. Auden et Shakespeare. J’ai en mémoire 7 ou 8 vers et citations que je garde en réserve, mais ma lecture de la poésie ne va pas plus loin que cela.

    Mais le titre original de votre roman, Blood’s a Rover, est extrait d’un poè-me…

    C’est vrai. Ces vers sont coincés dans ma tête. Il s’agit d’un extrait d’un poè-me de A.E. Housman dont je n’ai pas vraiment lu la poésie. Il y parle d’un certain type d’hom-mes qui errent dans le monde entier, at-tirés par la merde. Je préfère de loin ce titre qui désigne bien mon roman, à celui choisi par mon édi-teur français.

    On note dans votre roman une forte pré-gnance de la mort et de la disparition, les personnages étant plus forts dans l’ab-sence que lorsqu’ils étaient vivants. Un-derworld USA est-il selon vous un ro-man sur la mort ou sur la vie ?

    C’est un document spirituel qui recon-naît l’importance du croire et de la ré-volution, l’importance de la possibilité de changer de vie. C’est aussi un docu-ment spirituel concernant la proximité de Dieu tout-puissant et d’hommes foncièrement mauvais à côté de fem-mes puissantes et rédemptrices. Oui! Je crois en les êtres humains, mais je crois encore plus en Dieu. Je suis un mystique et un théocrate et j’ai surtout confiance en l’invisible.

    Est-ce que les trois principaux per-sonnages du roman : Dwight Holly, Wayne Tedrow Junior et Don Crut-chfield sont symboliques de l’histoire américaine ?

    Don Crutchfield ressemble à l’un de mes amis dans la vraie vie. Tedrow et Dwight sont des personnages fictifs, des assassins, des êtres bas qui essaient de profiter du malheur des autres. Ils ne représentent pas l’Américain ordi-naire, pas plus que ce roman ne repré-sente les E.U. en général. Il met plutôt en scène des personnages qui sont un mélange de mercenaires, de mauvais politiciens et de personnalités ratées du show-biz C’est un roman qui re-présente une tranche particulière de la société qui évolue dans quelque chose appelé « la Vie ».

    Est-ce que Don Crutchfield est le per-sonnage qui vous ressemble le plus ?

    C’est un ami. Je l’ai payé pour être dans le bouquin. Je l’ai rendu plus jeune et plus beau qu’il n’est dans la vraie vie.

    Il a véritablement vécu, jeune, dans les années 50 et 60, mais il n’a pas fait les choses que je lui fais faire dans le ro-man : il ne rentrait pas clandestinement dans les villas bourgeoises pour voler les culottes des dames. C’était moi qui faisais cela. En somme, Crutchfield c’est moi, et moi c’est lui.

    C’est la première fois que votre œuvre porte des personnages féminins aussi intrigants et centraux. Que dit ce changement dans le dernier volet de la trilogie ?

    Une série de femmes ont influencé mon écriture dans ce roman. Partie 1 de ma réponse : j’ai au début adopté le style de American death trip, puis ma seconde ex-épouse m’a dit que c’était trop long et trop complexe. Elle s’ap-pelle Helen Knode, elle-même roman-cière publiée aussi par Rivages. Partie 2 : j’ai fait une dépression nerveuse lors

    de laquelle Helen a divorcé de moi. Puis j’ai eu une relation, sorte de mésalliance passionnée avec une femme de gauche nommée Joan, puis elle m’a quitté à son tour. De retour à L.A., j’ai eu une re-lation avec Candie, une femme mariée mère de deux filles qui m’a aussi lar-gué. Partie 3 : j’ai réalisé qu’il me faut écrire une histoire au sujet d’un garçon

    perdu qui tombe de manière improba-ble dans une société politiquement in-correcte, caractérisée par des femmes puissantes. C’est ce qui a donné ce der-nier roman.

    Il a fallu que vous soyez quitté par des femmes fortes afin d’introduire des personnages féminins puissants dans votre dernier roman. Que faudra-t-il vous arriver afin que vous donniez à un prochain roman une femme com-me personnage principal ?

    Je ne vous dirai qu’une seule chose : J’ai rencontré LA femme. Vous pouvez no-ter son nom : Erika Schickel. Souvenez-vous de ce nom. Voilà ma réponse.

    Vous commencez ce roman par « Alors » et chapeautez le dernier cha-pitre par « Maintenant ». Alors à notre tour de vous demander : « Et mainte-nant » ?

    En novembre prochain, Rivages pu-bliera The Hilliker Curse qui revient entre autres sur ma relation avec ma mère dont le meurtre n’a jamais été élucidé. Mon histoire avec ma mère n’est pas une histoire de crime mais une histoire d’amour, et c’est pour cela que le roman traite particulièrement de ma relation avec les femmes. Ce qui est surtout étonnant, vu tout ce que je vous ai dit ce soir, c’est qu’il a une fin heureuse !

    Propos recueillis parrittA BAddoUrA

    underworLd usa de James Ellroy, traduit par JP Gratias du titre original : Blood’s a Rover, Rivages/Thriller, 2010, 841p.

    « Chaque mot doit être

    parfait. Chaque syllabe, chaque paragraphe. Je

    le sais quand je l’écris et que je

    le prononce à voix haute. »

    Né en 1948 en Californie, james Ellroy est considéré comme l’un des grands noms du roman noir. Son exceptionnel talent se révèle dans une construction subversive et labyrinthique du polar, relayée par la complexité psychique des personnages.

    © Marion Ettlinger

    James Ellroy :« J’ai confiance en l’invisible »

    Autoportrait décaléSi Entrée des fantômes est un texte hanté par la mémoire, c’est par éclats, par fragments. Il s’agit d’un autoportrait décalé, avec tout ce qui caractérise l’art de Schuhl : le sens de la dérision, du burlesque et des dialogues.

    Roman

    © Jacques Sassier / Gallimard / Opale

  • bitaka Li shakhsayn d' Abbas Beydoun, Dar al-Saqi, 2010, 96 p.

    Avec Bitaka Li Shakhsayn que nous traduirons par Un ticket pour deux, Ab-bas Beydoun apporte à notre ressentir la difficulté d’exister avec la réalité de l’absence de l’autre lorsque celui-ci continue de vivre en nous. La solitude fondamentale est en-core et toujours là, mais l’absence des êtres chers la ronge. Beydoun évoque plus particulièrement la mort de son ami proche, B.H., rongé par un can-cer. Témoin du vécu de son ami alors qu’il est en voie de disparition, le poète s’identifie – dans la tristesse et l’avan-cée de l’âge – à la désintégration pro-gressive de la mémoire, de la pensée et du corps jusque dans ses cellules. La nostalgie et la solitude sont aussi la proie de la désintégration et en défini-tive, c’est l’absence même qui s’auto-détruit. Le poète se retrouve absorbé par la mort advenue, qui est aussi la

    mort anticipée.

    Abbas Beydoun a un ticket pour deux. Il en profite pour faire l’aller-retour, mais s’il retourne certes, ce n’est pas à la case départ. Pourtant, il tergiverse intérieurement sans changer de place. Il s’intoxique de possibilités, et c’est le train qui se meut à grande vitesse pour lui. D’autres auraient peut-être un billet pour l’opéra ou pour un vol tran-satlantique, mais Beydoun préfère les paysages qui défilent par la fenêtre du train. Il sait qu’on ne choisit pas tous ses compagnons de voyage, un billet pour deux, c’est deux places pour la vie et pour la mort.

    « Nous voyageons avec un livre./ Il dit que pour se préparer à la mort, il faut un temps plus long que la vie./ Les morts préfèrent voyager dans un livre. »

    Peu à peu, le dépouillement s’installe dans tout voyage ; par choix, hasard, peur ou impuissance, qu’importe. Il y a alors anesthésie. À bord du train, Abbas Beydoun est fasciné par ce qui rigidifie le mouvement, le dépossède et l’éteint, par la stagnation la stabi-lité et le non-désir : ceux-là calment la souffrance. Les chaussures, les espaces contenants (vêtements, sièges…), les corps et les cœurs rétrécissent dans ses poèmes. Il n’y a plus de place pour être. Pendant ce voyage, Beydoun a conscience d’être nulle part et partout à la fois. Pas de contrôleur à bord. De toute façon, le poète a un double pas-se. La vieillesse, la maladie qui tranche son cou à la jeunesse, la méditation tortillée d’obsessions tenaces veulent que ce train aille plus vite que la mort,

    mais le poème sait que ce n’est pas possible. Beydoun est à bord du train des rendez-vous ratés : seul le retard est là à temps. Il a beau mesurer les dis-tances et balayer les espaces, le poète n’a pas acquis la connivence du temps. Baudelaire l’avait écrit, c’est le temps qui ronge la vie. Et Beydoun regarde les miettes du souvenir disparaître à mesure qu’il les évoque et les écrit. Ses textes évoquent subtilement la sagesse bouddhiste, surtout dans son rapport à l’ego, à l’épreuve et au vide.

    « (…) Un jeune homme âgé de cent ans/ Incapable d’un bond géant/ Il n’est pas non plus un singe merveilleux/ Au contraire/ Il déteste sortir/ Et passe son temps dans la même pièce/ Suivant le même rituel chaque jour/ Persévérant il a atteint cet idéal/ Et cette formule est la bonne sans doute/ Et tout chan-gement inversera sa fortune/ Et l’expo-sera au danger/ Voilà pourquoi à partir de sa position/ Il bondit loin de tout désir de transgression/ Ou de toute épreuve éclatante/ Loin d’une enfan-ce oubliée dans un sac/ Et d’un cœur morcelé/ Loin de la vie d’autres/ Qui n’ont pas maîtrisé l’art de marcher sur les murs/ Il bondit avant que la vie ne se transforme en montagne/ Et avant qu’il ne lui soit impossible/ De soule-ver sa bibliothèque/ Et transporter sa maison sur le dos/ Il saute quelques an-nées/ Parfois des siècles entiers/ Il saute et rebondit/ Pour atteindre au final son bureau seulement/ Ce qui n’est pas le bout du monde/ Il a franchi cent ans et arrive jeune/ Il a dépassé toute épreuve sans l’avoir vécue/ C’est sa vie entière qui n’est pas entamée/ Mais elle s’est rouillée de si peu d’usage/ Ce sacrifice n’attend rien en retour/ Il est digne

    d’un dieu (…). »

    Abbas Beydoun nous livre un billet pour un constant voyage. Il nous fait face de son siège côté fenêtre et pose successivement chaque parcelle de son être sur la tablette-déjeuner en plasti-que. Les pensées, comme les organes malades, sont dégagées auscultées. Les médicaments, l’hospitalisation et le traitement assisté par la technologie, l’analyse spirituelle et intellectuelle, l’amour, font alors légion et déser-tent l’espoir. Le langage vampirise le corps, et réciproquement la déchéance du corps vampirise la parole, puis la douleur de la perdre. L’écriture de Bey-doun demeure avec ce recueil égale à elle-même, à la fois sans grandes fulgu-rances et sans le moindre relâchement : un muscle qui continue à battre d’un beau rythme et qui, s’arrêtant soudain, nous coupe le souffle, puis se reprend à égrener les mots.

    C’est un rendez-vous avec une réponse, que le poète semble avoir espéré en pre-nant ce train. Alors, il s’accroche par moments à ce qui n’est plus, au fait qu’un jour lui-même ne sera plus, mais il est prêt à payer le prix de la vérité et fait le voyage jusqu’au bout. Il affine son attention et sa sensibilité, à fleur de peau, vers ses sensations internes, ses changements de température, ses souve-nirs et sa pensée… Il cherche à atteindre le noyau de sa douleur et glisser avec elle sur les mêmes rails. Mais le poème lui murmure que la vérité fait faux-bond lorsque le sens se dévoile. Alors, Beydoun écrit à ses morts un livre pour qu’ils voyagent longtemps dedans.

    rittA BAddoUrA

    Lettres à aube d'André Breton, Gallimard, 180 p.

    C’est avec un sentiment em-preint d’émotion et de so-lennité que l’on découvre cette collection constituée de soixante et une lettres, de trente-trois cartes postales et de deux télégrammes, échelonnés sur 28 ans, entre 1938 et 1966. À la date de la première carte postale écrite de Cuba par Ada (diminutif entre André et papa par lequel « la chère petite fée Aube » désigne son père), cette dernière n’a que trois ans, tandis qu’elle en a trente-deux lorsqu’elle reçoit le dernier billet, en forme d’adieu en quelque sorte, sur une feuille de papier découpé et glissé sous sa porte, à l’étage au-dessus de celui de son père, au 42 rue Fontaine, demeu-rant ainsi tout au long de sa vie, même après être devenue Mme Yves Elléouët, une éternelle « Petite aube chérie » :

    Rien que de l’herbepour quema petite Aubey fasse passer le printemps

    De réels élans d’amour paternel tis-sent le fil d’Ariane de toutes ces pages abondamment illustrées, notons-le au passage, de cartes postales et autres re-productions.

    Tout commence par l’écriture d’un poème prémonitoire Tournesol (La voyageuse qui traversa les Halles à la tombée de l’été) annonçant la rencon-tre avec Jacqueline Lamba qui devien-dra la deuxième épouse d’André Bre-ton. De cet « amour fou » naîtra Aube. Or, quelques années plus tôt, sommé de dire, lors d’une des séances du groupe surréaliste consacrée aux recherches sur la sexualité, ce qu’il pensait au su-jet de devenir père, celui qui voulait « transformer le monde » et « changer la vie », avait répondu : « J’y suis abso-lument opposé. La triste plaisanterie qui a commencé avec ma naissance doit se terminer avec ma mort. » Y a-t-il donc incohérence et antinomie entre la condamnation publique de la pater-nité – ainsi que de la structure familiale conventionnelle – et la décision de don-ner la vie ? Non, parce que Breton dans la suite de sa réponse avait ajouté : « Je me réserve toutefois le droit de changer

    d’avis. Il me semble en effet possible que dans un cas d’amour passionnel, l’avis d’une femme prévale contre le mien. » Ce fut le cas. Et le prénom même choisi pour sa fille montre de quelles espéran-ces elle a été investie.

    De quoi parle Breton dans ses lettres à son enfant et quelle figure paternel-le se dégage de ces missives ? Celle de l’amour avant toute chose ; mais il faut également souligner que cet échange épistolaire est placé dès le commence-ment sous le signe de l’absence et de la séparation. Il y eut au début un séjour de plusieurs mois au Mexique durant lesquels Breton donnait des conféren-

    ces sur l’art et le surréalisme. Puis vint la guerre suivie de la mobilisation du poète avec les nombreux déplacements et changements de domiciles de sa pe-tite famille. Enfin, la rupture qui se traduisit pour Aube, jusqu’à sa quator-zième année, par de très fréquents sé-jours aux États-Unis, auprès de sa mère remariée.

    Faut-il s’étonner dès lors de certaines difficultés scolaires que rencontrera l’adolescente et qui feront écrire à Bre-ton des phrases étonnantes, tel ce com-mentaire au sujet d’une rédaction mal notée par l’examinateur où se disputent le point de vue surréaliste et le rôle pa-

    ternel : « …Bien sûr je ne puis intérieu-rement te blâmer de ne vouloir dire que ce que tu penses et ressens : par malheur, ce n’est pas tout à fait l’optique vou-lue dans les examens. » Et à partir de 1951, c’est de Saint-Cirq-Lapopie, « le plus beau village du monde » où Elisa et André Breton ont acquis une propriété, que Breton écrit, le plus souvent en été, à sa fille restée à Paris ou ayant rejoint sa mère sur la Côte d’Azur, lui deman-dant toujours de lui décrire par le menu détail comment se déroule sa vie.

    Breton énumère souvent la liste de tous les amis qui lui rendent visite dans cette retraite du Lot qu’il aménage et où il chasse les papillons, recherche des in-sectes et des agates sur les plages. Et l’on entend défiler les Benjamin Péret, Julien Gracq, Man Ray, Pauwels, Lévi-Strauss, Schuster, Jean-Jacques Lebel, Nanos Valaoritis, Léo Ferré… Dans ses lettres, l’imbrication de la vie et de l’œu-vre est constante chez l’auteur de Nadja ou L’Amour fou. Il y évoque souvent ses difficultés financières – reprochant à sa fille de ne pas écrire suffisamment à Louis Breton, le vieux grand-père qui les soutient –, les réunions du groupe surréaliste au Café de la place Blanche – demandant parfois à sa fille de lui rapporter ce qui s’y discute –, la mise en pratique d’un nouveau jeu surréa-liste « l’un dans l’autre », l’affaire de la grotte préhistorique de Cabrerets dont il mettait en doute l’authenticité et qui entraîna une rixe avec le guide et une action en justice contre le surréaliste pour avoir frotté le dessin rehaussé au fusain !… Jean-Michel Goutier, qui a édité et pré-senté ce magnifique volume chez Galli-mard, cite en conclusion cette phrase de Breton : « Ce que j’ai aimé, que je l’aie gardé ou non, je l’aimerai toujours. » Puis, il poursuit : « Cet aveu magnifi-quement revendiqué a valeur de sésame pour accéder au cœur de l’œuvre et de la pensée de Breton, et tout particulière-ment pour ce qui concerne cette corres-pondance privée. »

    Antoine BoUlAd

    Le clin d'œilde Nada

    Nassar-Chaoul

    Jeudi 4 février 2010IV Poésie

    En lisant la correspondance inédite d’André Breton à sa fille, on ne peut qu'être impatient de lire, lorsque paraîtra en 2016, cinquante ans après son décès, l’ensemble de la correspondance de celui qui a créé le mouvement poétique et artistique le plus fécond de la modernité.

    Écrire un voyage plus long que la vie

    Poème d’iciLes lettres du père du surréalismeà Aube

    Un reste de bûche, entouré de pacotilles, gît, délaissé, dans le frigo. Dans le salon, les guirlandes du sapin se sont peu à peu éteintes, chronométrées par d’impla-cables industriels asiatiques pour ne dépasser en aucun cas le jour de l’An. Dans leur chambre où le ménage a été fait, le couvre-lit est impeccablement tiré et les coussins à leur place, mais un léger parfum d’eau de toilette mas-culine flotte toujours dans l’air. L’in-térieur de leurs placards ne contient plus que des vieilleries, sweats confor-tables portant encore les taches d’en-cre des devoirs de maison, chaussettes dépareillées et pyjamas dont le haut a mystérieusement disparu. On retrouve près de leurs lits des bandes dessinées exhumées de la bibliothèque, et même des Dragon Ball Z qu’ils ont dû relire comme pour rire, presque en cachette, pour faire comme avant. Ils ont ironisé sur le sabot de Noël rempli de friandi-ses qu’on continue à placer pour eux sous le sapin, mais les emballages de bonbons sont joyeusement éparpillés dans toute la maison. Le téléphone ne sonne plus. On n’entend plus leurs rires étouffés ni leurs commentaires goguenards sur la belle fille d’hier et s’il faut la rappeler ou pas.

    Ce matin, pour leur dire au revoir dans le petit matin gris, on a retrouvé d’ins-tinct le geste des vieilles : le signe de croix formé en l’air trois fois, comme une bénédiction, sous le regard admi-ratif du chauffeur de taxi pour qui, on le sent bien, les mamans sont sacrées quelle que soit leur religion.

    On ne se réveillera plus en pleine nuit en se demandant si « les enfants sont rentrés de leur soirée ? ». On ne courra plus à leur chambre, ouvrant doucement la porte, pour constater avec une joie indicible qu’ils sont bien là, qu’aucun malheur terrible ne les a frappés, qu’on est ridicule avec nos angoisses et qu’ils ont toujours, quand ils dorment, leur tête confiante d’enfants.

    À Paris, il fait paraît-il très froid. C’est le froid de janvier. Et il nous glace le cœur.

    Le froid de janvier

    Le 25 janvier, un avion de la com-pagnie Ethiopian Airlines au départ de Beyrouth s'est écrasé en mer, peu après le décollage. Quatre-vingt-dix personnes étaient à son bord. La cau-se du drame est encore inconnue, les équipes de recherche tentent toujours de trouver la boîte noire, quelque part au large de l'aéroport...

    Tempête sur l’aube

    La tragédie foudroieLe pays endormi

    Sur les dunes de BeyrouthLa mer vomit ses entrailles :Une poupée sans enfantDes lambeaux sans chairDes bagages défaitsEt des ailes brisées

    Du destin aux mains salesLe crime était parfait :Les vagues complicesOnt caché les cadavresEffacé les empreintesEt les traces de sang

    Aux familles éploréesNe pas direLa cruauté du destinL’injustice du hasardMais l’inanité des pleursLa chaleur du souvenir

    Leur dire que les passagers du vol 409Ne sont jamais partisImpalpables mais présentsUn peu comme des étoiles

    AlexAndre NAjjAr

    Aller simple pour la mort

    © Reuters / Sharif Karim

    D.R.

    sirr az zaman (Le secret du temps) de Talal Haydar, Éd. Charikat al-Matbouatt, Beyrouth, 2009.

    Talal Haydar est avare en pu-blications. Au total, trois ou quatre petits recueils dans les-quels il a pu, néanmoins, contribuer au renouvellement de la poésie orale libanaise après Michel Trad et aux côtés des frères Rahbani. Ce lettré sorbonnard et troubadour à ses heu-res perdues a réussi à investir la lan-gue parlée d’une sensibilité complexe sans se départir d’une limpidité qui se

    découvre encore mieux à la déclama-tion, surtout celle du poète lui-même. Sirr az zaman (Le Secret du temps), qui vient curieusement après Le Mar-chand du temps (Bayya’ az zaman) et Il est temps (Ân al-awan), réunit une quinzaine de poèmes (dont deux de « circonstance » en hommage à Kamal Joumblatt et Rafic Hariri) où il poursuit sa quête de la bien-aimée entre l’eau et les songes d’été peuplés d’oiseaux, à écouter le retour des sai-sons entre sommeil et mort ou à épier l’arc-en-ciel et l’envol des colombes. Contrairement aux chantres du villa-ge de la montagne libanaise, Haydar,

    qui n’a jamais quitté son enfance, est un poète de la plaine, sa Békaa qu’il voit toujours traversée par des cava-liers galopant vers nulle part, et où les symboles musulmans et chrétiens se mêlent à une nostalgie sans remède :

    Ton visage est le retour d’un enfant après l’absenceTon visage est comme une colline où hurlent des loupsL’âge qui vient s’en va tout aussitôtTon visage est une bannière de deuil brandie dans le lointain.

    J. d.

    Talal Haydar, poète de la nostalgie

    D.R.

    © An-Nahar

  • VJeudi 4 février 2010 Dossier

    Né en 1961 à Tyr, Yehia Jaber a obtenu en 1997 un diplôme d’études supérieures en arts dra-matiques de l’Université libanaise. Journaliste au quotidien al-Mous-taqbal, il a publié plusieurs recueils de poésie en arabe : Le lac de sérum, Prends le livre de force, Les voyous, Comme si j’étais une femme divorcée, Uniquement pour adultes et Amour dans la lessi-veuse (2009), ainsi que deux essais critiques : Les étoiles de midi et Des mots de mauvaise réputation.

    Ques t i onna ired e Prous t à

    Yehia Jaber

    Prix Nobel de littérature 2009 ©

    An-

    Nah

    ar

    l Quel est le principal trait de votre caractère ?Souvent perplexe et indécis à cause de ma timidité.

    l Votre qualité préférée chez une femme ? Son humour.

    l Qu’appréciez-vous le plus chez vos amis ?Quand ils avouent avoir menti.

    l Votre principal défaut ?La gourmandise et mon ventre rond qui en résulte.

    l Votre occupation préférée ?Le voyeurisme par amour. J’adore entrer dans l’intimité de l’autre, de la femme en particulier.

    l Quel serait votre plus grand malheur ?Qu’un malheur frappe mon fils.

    l Ce que vous voudriez être ?Moi-même… si je me retrouve.

    l Le pays où vous désireriez vivre ?Le Liban, à Beyrouth ou à Tyr.

    l Votre couleur préférée ?Le bleu gitane.

    l La fleur que vous aimez ?Le gardénia et le jasmin.

    l L’oiseau que vous préférez ?Le moineau, insaisissable et mystérieux.

    l Vos poètes préférés ?Wittman, Ritsos et Mohammad el-Maghoutt .

    l Vos héros dans la fiction ?Raskolnikov dans Crime et Châtiment, Jean Valjean dans Les Misérables.

    l Votre héroïne dans la fiction ?Ursula dans Cent ans de solitude de Marquez, Nora dans Une maison de poupée d’Ibsen.

    l Vos compositeurs préférés ?Sayed Darwish, Philemon Wehbé, Ray Charles.

    l Vos peintres favoris ?Van Gogh, Dali (les premières œuvres).

    l Vos héros dans la vie réelle ?Kamal Joumblatt et Rafic Hariri après leur assassinat.

    l Vos prénoms favoris ?Zaccaria et Lorca.

    l Ce que vous détestez par-dessus tout ?Le mensonge.

    l Les caractères historiques que vous détestez le plus ?Staline et Hitler.

    l Le fait militaire que vous admirez le plus ?Les guerres déclenchées pour une femme comme la guerre de Troie.

    l La réforme que vous estimez le plus ?La Révolution française.

    l L’état présent de votre esprit ?Terriblement solitaire.

    l Comment aimeriez-vous mourir ?Parfois, je préfère mourir subitement sans m’en rendre compte mais, des fois, je souhaite mourir à petit feu de sorte que je puisse savoir qui m’aime et qui me pleure !

    l Le don de la nature que vous aimeriez avoir ?Une belle voix pour chanter.

    l Les fautes qui vous inspirent le plus d’indulgence ?Une trahison avouée avant d’être découverte.

    l Votre devise ?Ô Dieu, aimez-moi !

    Mon livre de chevet est Don Quichotte de la Manche de Miguel de Cervantès. C’est un ouvrage qui ne me quitte jamais, qui m’inspire énormément, qui me transporte et me fait voya-ger à chaque lecture. J’adore le lire et le relire, tellement l’histoire est prenante et terriblement humaine. C’est un livre envoûtant, cinémato-graphique, visuel, tendre, touchant, comique, triste. C’est un livre que je peux lire en désordre, en com-mençant par le chapitre trente et en revenant ensuite au chapitre douze. C’est un des livres qu’on passe toute une vie à lire sans jamais l’achever. C’est aussi un livre sur la nature humaine, sur l’absurde, sur la déri-sion. C’est un livre qui fait pétiller l’intelligence et stimuler l’imaginai-re. C’est un livre qui est toujours d’actualité et que je rêve d’adapter au cinéma, un jour, et pourquoi pas dans le Liban actuel où j’ai déjà rencontré quelques Don Quichotte accompagnés de leurs Sancho Pan-za moustachus au volant de leurs vieilles limousines…

    * Élie Khalifé est cinéaste.

    Le livre de chevet deÉlie Khalifé

    D.R.

    L’Oulipo : le jeu au secours du je ?L’Oulipo, Ouvroir de littérature potentielle, fondé par raymond Queneau, François le Lionnais et une dizaine de leurs amis écrivains, mathématiciens et peintres va fêter ses 50 ans sans avoir pris une ride. recette d’une jeunesse éternellement renouvelée, ses travaux suscitent un engouement toujours plus grand. Enquête sur un phénomène littéraire surprenant.

    «Prenez un mot, pre-nez-en deux, faites cuire comme des œufs, prenez un petit bout de sens puis un grand morceau d’innocence, faites chauffer à petit feu, au petit feu de la technique, versez la sauce énigma-tique, saupoudrez de quelques étoiles, poivrez et puis mettez les voiles. Où voulez-vous donc en venir ? À écrire vraiment ? À écrire ? »

    Ainsi s’exprimait Queneau dont le pro-pos était d’inventer avec ses complices de nouvelles formes poétiques ou ro-manesques résultant d’un transfert de technologie entre mathématiciens et écriverons (sic). Ce sont ces préoccu-pations, au croisement du langage et des mathématiques, qui aboutirent à la création de « 100 000 milliards de poè-mes ». En composant dix sonnets de 14 vers chacun et en les combinant de fa-çon méthodique, Queneau obtient 1014 poèmes.

    L’Oulipo compte aujourd’hui 35 mem-bres, dont 13 excusés pour cause de décès. Car à l’Oulipo, on ne fait pas de distinction entre les vivants et les morts. Et si le groupe a réussi à sur-vivre à la disparition des plus célèbres d’entre eux (R.Queneau, mais aussi G. Perec ou I.Calvino), c’est qu’il procède régu-lièrement à des coopta-tions qui se sont révélées d’excellents choix. Les nouveaux venus se sont parfaitement intégrés à l’esprit du groupe. Parmi les membres actuellement actifs, on ci-tera Hervé Le Tellier, Paul Fournel ou Marcel Bénabou, secrétaire provisoi-rement définitif et définitivement pro-visoire. L’objectif néanmoins reste le même depuis le début de l’aventure : in-venter des règles de composition poéti-que qui permettent de créer des œuvres nouvelles et de dégager les potentialités, les ressources cachées, les richesses se-crètes des œuvres existantes. L’activité éditoriale du groupe est très importan-

    te depuis 1992 avec la publication des fascicules de la Bibliothèque Oulipien-ne chez Castor Astral, de l’Abrégé de littérature potentielle chez 1001 Nuits, ou de la toute récente Anthologie de l’Oulipo chez Gallimard. En outre, plusieurs de ses membres ont publié à titre personnel nombre de romans et recueils de poèmes qui rencontrent un succès qui va bien au-delà de leurs aficionados habituels. L’intérêt gran-dissant que suscite l’Oulipo s’observe également par leurs lectures publiques qui se multiplient et font salle comble : celles qui se tiennent tous les mois à la Bibliothèque nationale par exemple, ou celle qui a eu lieu au Louvre il y a peu, à l’invitation d’Umberto Eco, sur le thème des listes et inventaires, et pour laquelle il était difficile de trouver un strapontin de libre. Le spectacle Pièces détachées, créé il y a 4 ans, a été joué deux saisons successives à Avignon, longuement repris au Théâtre du Rond

    Point, et il tourne à pré-sent partout en France et ailleurs. Il faut également mentionner les comman-des publiques qui sont adressées aux oulipiens par des institutions ou des villes (ils ont récem-ment créé une œuvre lit-téraire spécifique pour le Tramway de Strasbourg) ou le colloque interna-tional qui est en prépa-ration et qui aura lieu à la Sorbonne en mai 2010. International en effet, car l’Oulipo tra-verse à présent les fron-tières et essaime partout en Europe, mais aussi aux USA, au Canada et jusqu’en Australie. No-

    tons enfin que le mouvement a fait des petits avec l’Oulipopo qui se préoccupe de littérature policière, l’Oupeinpo qui s’intéresse à la peinture, l’Oumupo qui se consacre à la musique comme l’Oucipo au cinéma. Mais où qu’ils se trouvent, les oulipiens se reconnaissent toujours dans la définition qu’a donnée d’eux leur illustre fondateur qui affir-mait qu’« un oulipien est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir », un labyrinthe de mots, de sons, de phrases, de paragra-phes, de chapitres, de livres, de biblio-thèques, de prose, de poésie, etc.

    Mais l’Oulipo d’aujourd’hui est-il vrai-ment le même que celui des débuts ? M. Bénabou l’affirme sans hésitation, lui qui est là depuis 41 ans. Il souligne que les objectifs poursuivis restent « l’ex-ploration du langage et des possibili-tés que donne l’invention de nouvelles

    contraintes, de nouvelles structures formelles ». L’esprit ne s’est donc pas modifié, seule la renommée s’est élar-gie. Bénabou attribue le succès actuel à « un rapport décontracté que nous entretenons au langage et à l’écriture. Nous avons désacralisé la littérature et l’écriture sans tomber dans l’esprit des chansonniers. Et de ce fait, nous occupons une place particulière qui plaît aux gens cultivés ». Car cet en-gouement, s’il est bien palpable, se fait néanmoins dans un cadre restreint, ce-lui des amateurs de poésie et de jeux de langage qui trouvent dans la démarche oulipienne tout à la fois une dimension ludique et une réelle exigence, l’articu-lation du jeu à un vrai travail littéraire qui repose sur des références culturel-les. Il existe donc une complicité forte entre auteurs et lecteurs oulipiens. Bénabou affirme d’ailleurs que le lec-teur, « s’il n’est pas d’emblée oulipien, devrait normalement le devenir peu à peu ». Il y a une « formation préalable nécessaire » pour apprécier véritable-ment les productions oulipiennes, ou du moins un état d’esprit. Ces textes ne s’adressent donc pas à n’importe qui et beaucoup de gens n’aiment pas qu’on désacralise ainsi le langage. « Si nous sommes à présent devenus intou-chables, nous étions très critiqués par le passé. On nous traitait d’amuseurs publics, de rigolos. On parlait à notre propos de Grenier de Montmartre. On nous reprochait de pratiquer une litté-rature populaire, ce qui est le contraire même de notre démarche puisque nos lecteurs doivent avoir, pour nous ap-précier, un minimum de culture. » Éli-tistes donc les oulipiens ? D’une certai-ne façon sans doute. Hervé Le Tellier préfère parler d’« une esthétique de la complicité ». « Lire un texte à contrain-tes exige un effort. C’est pourquoi il faut affirmer qu’il y a derrière tout texte oulipien le regard d’un lecteur lui-même oulipien. »

    On en vient donc à la question des « contraintes » à propos desquelles Perec disait : « Au fond, je me donne des règles pour être totalement libre. » Paroles amplement commentées de-puis. Les contraintes oulipiennes permet-traient donc de se libérer du problè-me de l’expression de soi. Bénabou confirme que « dès l’origine il est vrai, l’idée de faire appel à des modèles ma-thématiques, à des structures, était un moyen de sortir du tête-à-tête avec soi-même qui risquait d’être lassant ». Et à propos duquel Jacques Roubaud écrit : « La contrain-te était un phar-makon, un remède (remède et poison, poison aussi) à la mélancolie du ro-man qu’éprouve le romancier dans une époque où la répétitivité maniaque des schémas éprouvés depuis déjà au moins deux siècles engendre l’ennui profond, passion fondamentale du XXe siècle. » Il y a donc bien pour les oulipiens ce constat que depuis 40 ou 50 ans, il se publie chaque année en France 600 à 700 romans dont très peu sont réelle-ment lisibles. Il y a là quelque chose qui cloche et le recours à la contrainte est pensé comme remède à cette littérature qui « tourne en rond et ne tourne pas rond ». Le jeu volerait ainsi au secours du je ? Bénabou soutient que « le re-cours à la contrainte n’interdit pas le je. Le moi s’accommode de tout, même de la contrainte. Simplement, on ne dit pas les choses directement mais au travers d’une grille ». Et il ajoute : « Quand Pe-

    rec choisit la contrainte du lipogramme (texte où l’on se passe d’une lettre) ou des alphabets restreints, il choisit des contraintes qui reposent toutes sur le manque. Or le manque est le drame de Perec, manque de mère, de famille, de communauté d’identification. Le choix de cette contrainte est une façon pour lui d’être au cœur de son moi. » Y com-pris à son insu.

    Il arrive que l’on parle des oulipiens comme de chercheurs. Car ils sont en effet de véritables explorateurs du lan-gage, qui se sont souvent aventurés dans les espaces du « langage cuit » selon l’expression de Desnos, c’est-à-dire les clichés, expressions, formules, proverbes et dictons qui forment un véritable trésor au sein de la langue française. « J’ai trouvé dommage que ce réservoir reste figé, explique Béna-bou, et j’ai emprunté la démarche de Desnos pour défiger la langue. » Cette

    démarche repose sur le principe de la substitu-tion. Par exemple, par-tant d’un aphorisme de Klausewitz, Bénabou conserve la structure de la phrase et, en ap-portant un vocabu-laire nouveau, fabrique quantité d’autres apho-rismes. Au point d’en confier la fabrication à une machine, un pro-gramme informatique. Ce recours à la machi-ne a de quoi troubler : peut-on ainsi mettre de côté la question du sens et explorer le langage à travers de purs exerci-ces formels ? À quoi Bé-nabou répond qu’il ne s’agit pas d’être esclave de ce que l’on produit

    et que le sens intervient au moment de la sélection des aphorismes que l’on conservera. Mais que l’on pourra aussi faire le choix du non-sens.

    L’Oulipo, qu’est-ce que c’est finale-ment ? Une avant-garde ? Un mouve-ment littéraire ? Une société secrète ? La question ne le surprend pas, et Bé-nabou répond sans hésiter qu’il s’agit avant tout d’« une bande de copains qui ont des intérêts communs et no-tamment un regard sur la littérature et le langage et le goût de l’exploration ». Nous sommes à la bibliothèque de l’Ar-senal qui abrite les archives de l’Oulipo et qui leur offre un cadre de réunion. Quoiqu’ils préfèrent souvent aller au restaurant...

    GeOrGiA MAKHLOUF

    D.R.

    « Un oulipien

    est un rat qui

    construit lui-

    même le labyrinthe dont il se

    propose de sortir »

    « Nous avons un rapport

    décontracté au langage et

    à l’écriture. Nous avons

    désacralisé la littérature et

    l’écriture sans tomber dans

    l’esprit des chansonniers »

    À la recherche d’un langage innocent

    Chez Herta Müller, ont trouve partout quantité de petits tas de minuscules coupures de journaux roumains, parfois de la taille d’un mot, parfois d’un titre. Pourquoi ? Pour apprivoiser, dit-elle, cette langue dans laquelle a baigné son enfance, et qu’elle ne connaît presque pas.

    Cette femme de 56 ans est née en Tran-sylvanie, région de la Roumanie rendue célèbre par la légende de Dracula. Elle appartient à la minorité germanique. Dans sa famille comme dans son villa-ge, on ne parle que l’allemand. Enfance et jeunesse sous le régime Ceaucescu. Dracula, c’est le communisme de déla-tion et la Securitate, la mise sur écoute, les convocations et les menaces à ren-dre fous surveillants et surveillés. Or le roumain est la langue du régime. Com-ment mâcher la même bouillie verbale que les tyrans ?

    Herta Müller écrit en allemand. En écrivant, elle cherche à créer une lan-gue vierge, intacte, innocente. Elle veut verbaliser sa réalité, vivre ce qu’il lui est interdit de vivre, « à la hauteur de ses rêves ». Telle est la source de cette prose puissante aux accents parfois prophéti-ques. Elle écrit de courts récits d’inspi-ration autobiographique qui paraissent en Allemagne sous le titre Bas-fonds (1984). En 1987, soit deux ans avant la chute du régime, elle réussit à s’enfuir à Berlin avec son mari Richard Wagner. Elle y emporte son passé, sa crainte dé-finitive du retour de la dictature en tout

    lieu, et cette vigilance qui ne la quitte plus, cette méfiance qui l’empêche de parler, qui lui fait subir les interviews comme autant d’interrogatoires.

    Parmi ses principaux livres traduits en français figurent L’Homme est un grand faisan sur terre (Maren Sell, 1991, et Folio, 1997) et La Convocation (éd. Métailié, 2001).

    Dans le premier, Herta Müller raconte, en plans brefs et cruels, teintés d’une poésie déroutante, la vie au jour le jour d’une famille de paysans germa-no-roumains qui essaie d’obtenir des

    passeports pour quitter le pays. Elle y dénonce la corruption qui rampe à tous les niveaux de la société, des officiels dont on n’attend pas mieux au brave postier et au curé lui-même. Ceux qui veulent quitter le pays ne peuvent don-ner que ce qu’ils ont. Ils le donnent. De leurs sacs de farine jusqu’au corps de leurs filles et de leurs femmes. Et ils partent. Ils reviendront. Ils porteront des vêtements qu’on porte à l’Ouest, des chaussures qui les mettent en dé-séquilibre dans l’ornière du village. Ils reviendront avec des objets de l’Ouest, des jouets de l’Ouest, des coiffures, des bijoux, du maquillage de l’Ouest, signe de leur réussite sociale… et sur leur joue « une larme de verre ».

    Dans La Convocation, la narratrice, ouvrière dans une usine de confection, a été convoquée par la Securitate. Dans le tramway qui la conduit à ce ren-dez-vous inquiétant, elle lutte contre l’angoisse. Elle tente de résister au sen-timent d’humiliation que son interro-gateur va essayer de lui infliger dès son arrivée. Elle porte la blouse de son amie disparue. Pour elle, il lui faut résister. Ce trajet, avec les réflexions qu’il sus-cite, sert à l’auteure de prétexte pour imaginer et raconter les principaux épi-sodes de la vie de la narratrice. Le ha-sard fait que le tramway ne s’arrête pas à la station où elle doit descendre. Un signe ? Elle décide de ne pas se rendre à la convocation.

    En remettant son prix à Herta Müller, douzième femme à recevoir le Nobel, l’Académie suédoise a précisé qu’elle le lui attribuait pour avoir « avec la densité de la poésie et la franchise de la prose, dépeint l’univers des déshéri-tés ». Mais le combat de Herta Müller est loin d’être fini. « Plus de 40% de ceux qui détiennent aujourd’hui le pouvoir en Roumanie viennent de la Securitate et se protègent entre eux », a-t-elle affirmé au quotidien Le Monde, ajoutant : « La Roumanie postcommu-niste ne s’est pas débarrassée des hor-reurs communistes, dont la délation et l’anéantissement de l’intimité étaient les mécanismes les plus perfides. » Le Nobel la protègera-t-il au moins de ses démons ?

    FiFi ABOU DIB

    D.R.

    Elle appartient à la minorité germanique.

    Enfance et jeunesse sous le régime Ceaucescu, la

    Securitate, la mise sur écoute et les menaces à rendre fous surveillants

    et surveillés. Or le roumain est la langue du régime. Comment

    mâcher la même bouillie verbale que les

    tyrans ?

  • riyâd eL-soLh fî zamânihi (riad eL-soLh en son temps) d'Ahmad Beydoun, 2 volumes, 722 p.

    uand Riad el-Solh, un des deux pères de l’indépendance du Liban, a été assassiné à Amman le 16 août 1951, il avait moins

    de soixante ans : 57 selon son biogra-phe, car le mystère nimbe sa date de naissance (toutes les années entre 1890 et 1898 ont été citées), comme son lieu (Beyrouth, Saïda, Tyr), comme ses éco-les de formation… Et pourtant, que de siècles a traversés cet homme en une si courte vie, lui qui tenait aux députés lors de ses dernières années un discours de sagesse nourri de son « âge » et de son « expérience ». Militant dans les cercles politico-littéraires d’Istanbul durant ses années d’étudiant en droit en 1911-1913 (?), auteur d’articles appelant à la réforme dans la presse de Beyrouth peu après, il est condamné avec son père à l’exil, échappant de peu à la potence, par la cour martiale de Aley durant la Première Guerre mondiale. Le voilà en-suite à l’automne 1918 à la tête du gou-vernement arabe de Saïda, puis député de cette même ville au Congrès syrien de Damas en 1919, partisan de Fayçal et jouant les médiateurs entre les autorités damascènes et les membres du Conseil administratif du Mont-Liban récalci-trants à l’influence française. Tout au long du mandat, à travers les condam-nations (l’une à mort en août 1920), les exils, les voyages, la participation active à la vie politique, l’appui aux luttes re-vendicatives, le tissage d’amitiés de Pa-ris à Jérusalem sans oublier Le Caire et Bagdad, Riad el-Solh n’aura de cesse de lutter pour l’indépendance syrienne d’abord, libanaise par la suite, faisant montre d’un dynamisme et d’une ubi-quité extraordinaires.

    Tout ce qui précède occupe moins du tiers de la grande biographie, fruit de plusieurs années de recherche, que vient de consacrer Ahmad Beydoun à Riad el-Solh, car le plus grand nombre de pages scrute avec minutie la décennie de l’indépendance, de ce qu’on a ap-pelé son « organisation » (l’édification des institutions) et de ce que l’on peut dénommer sa désorganisation (1941-

    1951). Avant même sa parution, sa mise en circulation très limitée lui a valu un article enthousiaste de Hazem Saghieh dans al-Hayat pointant les affinités en-tre le héros, l’auteur et une génération d’aujourd’hui.

    Le livre s’offre en deux colonnes indé-pendantes et inégales, l’une consacrée au « contexte » qui a « déterminé la formation politique du personnage et appelé son rôle », la plus longue cernant les principaux faits et actes de la vie de Riad el-Solh pour dessiner les lignes de sa position et de sa trajectoire au milieu de son époque et de sa génération.

    Avec une érudition sans faille là où de nombreuses périodes ne sont pas encore sorties de leur zone d’ombre et dans une langue arabe plus accessible qu’à l’or-dinaire, mais dont la pureté classique épouse la modernité, Beydoun ne cesse de prendre prétexte de la multiplicité des versions de faits pour trouver un rythme de récit lento et presque policier, tranchant nettement à la fin ou laissant en suspens la question. Nous avons ainsi droit à une série de séquences de l’histoire du Liban contemporain (les élections de 1943, le renouvellement du mandat de Béchara el-Khoury, la guerre de Palestine, le soulèvement du PPS, l’invitation en Jordanie suivie de l’as-sassinat et de ses séquelles…) qui ont toutes le mérite d’apporter des éléments peu ou non connus et de les intégrer dans des synthèses magistrales.

    Mais la multitude des tableaux, loin de laisser de côté le principal personnage, est au contraire conçue pour en déceler les nombreux paradoxes et plus pro-fondément l’unité de sa trajectoire et de

    son jihad (combat, comme on disait à l’époque) : « Il est avant tout l’homme de la négociation et du contrat. Nous le voyons ainsi consacrer ses efforts ma-jeurs, dans l’entre-deux-guerres, à éta-blir l’indépendance nationale sur une Constitution et un traité. Il est de même un partisan de la souplesse et un inven-teur de solutions, non seulement dans le détail des différends, mais aussi dans la hiérarchie des priorités. La meilleure preuve en est sa conception du rapport de l’indépendance et de l’unité, don-nant l’ascendant à la première, faisant dépendre la seconde de la conviction à acquérir (par les peuples) de l’existence d’intérêts communs. » L’idée de l’indé-pendance du Liban ne naît pas chez el-Solh en 1943, mais est déjà en filigrane en 1920 puis en 1928. Mais à aucun moment elle ne sert à gommer celle de l’égalité des citoyens dans la république nouvelle. Souplesse donc, mais au ser-vice d’idéaux toujours réaffirmés.

    Riad el-Solh, dès ses premières res-ponsabilités (Saïda 1918), s’affirme un homme de bilans. Très tôt, il découvre l’importance de l’opinion publique et noue avec ses faiseurs (principalement les journalistes) des liens d’amitié. Son biographe ne peut que le suivre et dres-se dans une conclusion intitulée « Ce qui nous reste » un bilan de l’homme et de son passage au pouvoir. Il est difficile d’être à ce point exhaustif et de don-ner autant au personnage son dû, de déconstruire un attrait et de le fonder aussi profondément en raison.

    On a raison d’attendre avec impatience la parution de cette biographie.

    FArès sAssine

    metternich, Le séducteur dipLomate de Charles Zorgbibe, Hachette littératures, 2009, 550 p.

    Auteur de l’Histoire de l’Union européenne cou-ronné par l’Académie des sciences morales et politi-ques, Charles Zorgbibe, qui se réfère