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Cette obsession constitue le thème central des …excerpts.numilog.com/books/9782743617189.pdfOn connaît l’intérêt de James Ellroy pour les faits divers criminels et en particulier

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On connaît l’intérêt de James Ellroy pour les faits divers criminels et en particulier les affaires qui défraient la chronique. Cette obsession constitue le thème central des articles et fictions réunis dans Tijuana mon amour. Qu’il retrace l’enquête sur la mort de la fille d’un présentateur de radio ou mette en scène Danny Getchell, l’intarissable rédacteur en chef de la gazette à sensation L’Indiscret, Ellroy n’aime rien tant qu’explorer la “jungle du glamour”, le coeur noir et scabreux de Los Angeles. Il en rapporte des trouvailles saisissantes, à l’odeur souvent nauséabonde. De Mickey Cohen à Lana Turner en passant par Frank Sinatra et quelques “people” de seconde zone, l’affiche est ébouriffante et la mise en scène spectaculaire, provocatrice, totalement brillante.“C’est du Ellroy pur jus. Survolté, excessif, délirant et jubilatoire.” (Bruno Corty, Le Figaro)“Ce qui unifie tout, c’est cette écriture électrique, physique, sexuelle, qui ne fait jamais relâche.” (Serge Kaganski, Les Inrockuptibles)

Du même auteurchez le même éditeur

Lune sanglanteÀ cause de la nuitLa Colline aux suicidésBrown’s RequiemClandestinLe Dahlia noirUn tueur sur la routeLe Grand Nulle PartL. A. ConfidentialWhite JazzDick Contino’s BluesAmerican TabloidMa part d’ombreCrimes en sérieAmerican Death TripMoisson noire 2003 (anthologie sous la direction

de James Ellroy)Destination morgue

Revue POLAR spécial James EllroyLa Trilogie Lloyd Hopkins

Underworld USALa Malédiction Hilliker

James Ellroy

Tijuana mon amour

Traduit de l’anglais (États-Unis) parJean-Paul Gratias

Collection dirigée parFrançois Guérif

Rivages/noir

Retrouvez l’ensemble des parutionsdes Éditions Payot & Rivages sur

www.payot-rivages.fr

© 2007, James Ellroy© 2007, Éditions Payot & Rivages

pour la traduction française© 2009, Éditions Payot & Rivages

pour l’édition de poche106, boulevard Saint-Germain – 75006 Paris

ISBN : 978-2-7436-3230-4

PREMIÈRE PARTIE

LES ARTICLES

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LET’S TWIST AGAIN

Les états de grâce, ça va, ça vient. On ne les per-çoit pas comme tels sur le moment. On les examinea posteriori, individuellement ou en groupe, et onleur superpose un schéma narratif. En définitive,cela se résume à ce qu’on a eu et qu’on a perdu.

Ces schémas s’appliquent à des nations, à desvilles, à des gens. Des photos en Kodachrome lescomplètent. Des couleurs délavées les rehaussent deleur halo. Une musique sirupeuse remplit le reste del’image et vous suggère ce qu’il faut en penser.

C’était mieux avant. Nous étions meilleurs à cetteépoque. J’étais plus jeune alors.

Ce ne sont qu’apparences trompeuses de bout enbout. C’est une reconstitution à l’eau de rose renduepossible parce qu’elle est vraisemblable. Elle obs-curcit les faits plus qu’elle ne les éclaire. Ellecontient juste assez de vérité incontestable pour res-ter viable.

Une saison définit tout un état d’esprit. Un nomemblématique la représente. Des chevaliers et desdemoiselles en une époque sans pitié. Un mélo quifait pleurer à chaudes larmes – sur scène, à l’écran etsur CD.

Une comédie musicale sentimentale et un conceptartistique usé jusqu’à la corde. Avec la croisée de

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1. Comédie musicale de Lerner et Loewe, qui présente un uni-vers de bonheur idyllique, un monde idéal dans le décor de lalégende Arthurienne. Par analogie, ce terme a été utilisépour désigner l’administration Kennedy après l’assassinat duprésident.

trois chemins dont l’image m’est chère et reste biennette dans ma tête.

J’avais mon propre Camelot 1. Il coexistait avecles pièces de théâtre retransmises à la télé depuisBroadway et la présidence de John Kennedy. Jevivais dans un appartement minable avec mon pèrecoureur de jupons et notre chien qui chiait partoutsur le lino. J’avais un esprit corrompu par une ima-gination fertile et je ne savais pas très bien mecomporter en société. J’avais un vélo Schwinn Cor-vette à guidon surélevé, garde-boue chromés,bavettes incrustées de diamants fantaisie, sacoches àfranges, et un compteur de vitesse qui montait jus-qu’à 240 km/h. J’avais une ville géniale à explorer et,en tant que gamin, tout un apprentissage à assimiler.

Notre appartement jouxtait Hancock Park et lebas de Hollywood. Vers le sud et le sud-ouest : desmanoirs style Tudor, des châteaux à la française, deshaciendas espagnoles. Vers le nord : de petites mai-sons et des arrière-cours de studios de cinéma. Versl’est : des entrepôts en bois et des immeublesvétustes qui se succédaient sur un terrain vallonnéen ligne droite vers le centre-ville.

Le territoire que je parcourais englobait Holly-wood, jusqu’à Blackville. La frontière sud était uneligne de démarcation raciale que les gamins blancsne franchissaient jamais. C’était le Los Angelesd’avant les émeutes. La ville n’avait pas encoreconnu l’hystérie. Les parents disaient aux mômes dene pas s’aventurer au sud de Pico et laissaient leursmorveux vadrouiller.

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J’ai commencé à rôder à onze ans. C’était l’été 59.Je devais faire ma rentrée scolaire au collège en sep-tembre. J’en chiais dans mon froc.

Je rôdais en vélo. Je piquais dans les magasins desbonbons et des bouquins. Je rencontrais des mômesbizarres qui se déplaçaient en bandes à vélo et jerécoltais auprès d’eux des informations.

Ils m’apprenaient qu’une fille avait avalé de lacantharide et s’était empalée sur un levier devitesses. Et aussi qu’Hitler était toujours vivant. Lavérité sur l’aspirine et le Coca-Cola. La vérité surLiberace et Rock Hudson. La vérité sur les collègesdu coin.

Le Conte Junior High, alias « Le Con » : des typescool, des filles saute-au-paf. Partouzeville, USA.Une pépinière d’étalons pour les « Lochinvars » oules « Celtes ». À éviter, sauf si on est cool soi-même.

Virgil Junior High : c’est rempli de Latinos enchemise Sir Guy et pantalon kaki fendu au bas desjambes.

King Junior High : c’est rempli de Japs et de typeszarbis qui viennent de Silverlake – « ChochotteCity ». Un tas d’homos qui s’habillaient en vert lejeudi.

Louis Pasteur Junior High : c’est rempli de bron-zés bêcheurs qui se croient blancs.

Berendo Junior High : attention, danger.Bagarres entre Chicanos. C’est rempli de fillescatholiques qui fument de la marie-jeanne et ont desmômes sans être mariées.

Mount Vernon Junior High, alias « Mont Ver-mine », alias « Mau-Mau Vermont » : Nègreville,USA. Méfiance ! Méfiance ! Meurtres fréquents,émeutes raciales sur le campus.

J’étais inscrit à la John Burroughs Junior High,alias « J.B. ». Je posai des questions à son sujet. Per-sonne n’avait de commentaire précis à me proposer.

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J’ai passé trois ans à J.B. C’était la zone tamponentre mon enfance sinistre et ma ténébreuse post-adolescence. J.B., c’était Camelot en miniature, unCamelot restreint que ne troublaient pas encore lesimages bidon d’une innocence perdue. C’était monavant-goût du privilège acquis, d’un destin riche enpossibilités, et de la pulsion secrète, que je n’avaispas encore perçue comme telle, de mon équipéesauvage à Los Angeles.

J.B. se trouvait à l’angle de McCadden Place et dela 6e Rue. C’était la lisière sud-ouest de HancockPark. Casher Canyon commençait quelques pâtés demaisons plus loin. J.B. était à la frontière entre deuxblocs importants et bien distincts de la populationdu centre de Los Angeles.

À l’est, des goys au pedigree long comme le braset aux maisons m’as-tu-vu. À l’est, des Juifs qui setuaient à la tâche pour vivoter dans des apparte-ments en duplex et des baraques en stuc. Un retran-chement légué par les générations précédentes etune prophétie qui promettait une émergence enforce. Une démographie qui portait en elle un lourdcontentieux. Deux patrimoines héréditaires pro-grammés pour produire des mômes agiles.

J.B. était construit pour durer – en brique rouge.Le bâtiment principal et le bâtiment Nord étaientjointifs et formaient un « L ». Bureaux et salles declasse couvraient deux niveaux, reliés par de largesescaliers.

À côté du bâtiment principal se trouvait un grandauditorium. Un terrain de sport bitumé s’étendaitvers le sud jusqu’à Wilshire Boulevard. Adjacentsau bâtiment principal et au bâtiment Nord, et per-pendiculaires à ces derniers, deux gymnases etdivers ateliers complétaient l’ensemble. Ils enca-draient « La cour à casse-dalle », un espace pavémuni de bancs et de poubelles vert et or.

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1. De pork (viande de porc) et du verbe dodge (esquiver, évi-ter).

J.B. avait pris le nom d’un type mort en 1921,vaguement célèbre en botanique pour avoir tripa-touillé quelques plantes dont le soja. Personne nemettait en avant ses découvertes ni ne lui accordaitbeaucoup de crédit en tant qu’icône. Il était passéde mode.

Les élèves de l’établissement étaient juifs à 80 %.Je ne savais rien des Juifs. Mon père les appelait lesPork Dodgers 1. Mon pasteur luthérien les accusaitde complicité dans l’assassinat de Jésus-Christ.

Quinze pour cent des élèves venaient de HancockPark. Leurs parents préféraient J.B. aux prestigieuxétablissements secondaires privés. Mon hypothèse :ils voulaient mettre leurs mômes en concurrenceavec des élèves juifs pour qu’ils s’aguerrissent au fildes ans et deviennent performants avant d’entrersur le marché du travail.

Le dernier élément des effectifs : des goys fauchéset quelques mômes noirs qui voulaient échapper auxlois discriminatoires sur l’accès au logement et à unemort certaine à Mont Vermine.

Voilà J.B. en 59. Je pars à l’assaut de Camelot,juché sur mon coursier – un véhicule de cirque àdeux roues.

Je suis grand pour mon âge. Mon chien chie sur leplancher du salon. Je me cure le nez avec énergie.Devant les mômes de ma classe, ostensiblement, jeme fourre des crayons dans les oreilles pour enextraire du cérumen.

Tous les êtres vivants me font peur. Je joue lesbarjos en public pour attirer l’attention et pourdécourager les pédophiles. Mon numéro de givréfonctionne depuis trois ou quatre années scolaires.Les limites entre mon état normal et mes bouf-fonneries commencent à devenir floues. Je ne sais

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plus à quel moment je fais marcher mon auditoire età quel moment je suis sincère.

On est en 59. Le Performance Art n’a pas encoreété conceptualisé. Je suis visionnaire et avant-gardiste et je n’ai pas conscience que la chance vientde me sourire. L’art nécessite un public. Pour leursprestations, les histrions ont besoin d’une scène,petite ou grande. Le hasard m’avait envoyé dans leseul endroit susceptible de tolérer et parfoisd’apprécier mon numéro parfaitement minabled’excité permanent.

Je ne le savais pas en y entrant, mais J.B. étaitsoumis à la discipline rigoureuse de son règlementintérieur.

Les consignes concernant la tenue vestimentaireet l’apparence physique étaient strictement appli-quées. Les jeans, les pantalons corsaires et lesT-shirts étaient interdits. Les garçons devaient avoirles cheveux courts et bien coupés – sinon, c’était lafessée à coups de pagaie. Les filles portaient deschaussures lacées à talons plats, et des jupeslongues.

J.B. était dirigé par le principal adjoint en chargedes élèves garçons. Il s’appelait John Hunt. C’étaitun petit bonhomme qui bombait le torse. Il avait lesyeux injectés de sang, le visage couperosé, et sepavanait comme un Duce au rabais.

Hunt insistait beaucoup sur la nécessité de travail-ler dur, de jouer virilement, et d’infliger des châti-ments corporels à ceux qui déconnaient gravement.Quand il s’adressait aux mômes inscrits à l’associa-tion sportive, son discours frisait le scabreux. Ildisait des trucs du genre : « Vous êtes de vrais petitshommes, maintenant. Bientôt vous découvrirez queles femmes qui ont les idées larges n’ont pas delarges que les idées », et aussi : « Je sais qu’en coursde biologie vous étudiez les gamètes. J’espère quevous savez où il faut que les gars mettent. »

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Hunt infligeait les fessées avec une pagaie high-tech, dont la pale était perforée. L’air sifflait par lesorifices pendant le mouvement descendant. Il vousobligeait à baisser votre pantalon. L’impact étaitmoins redoutable que les séquelles. Les marques, lesbleus, les brûlures restaient loooongtemps.

Hunt avait un prof/garde-chiourme nomméArthur Shapero. Hunt mesurait 1 mètre 68 ; Sha-pero, 1 mètre 93. Il ressemblait à Lurch, le major-dome de la famille Addams, et à Renfield, leserviteur de Dracula. Je m’attendais toujours à cequ’il dise : « Oui, Maître, me voici ! »

Shapero rôdait dans la cour. Hunt le tenait enlaisse au bout d’une longue chaîne fixée à un collierétrangleur. Shapero commandait les Space Cadets,la Space Legion et les Solarons – des élèves-flics àqui il avait donné pour mission de cafter les autresmômes qui jetaient des détritus par terre et enfrei-gnaient le code vestimentaire.

Ces petits salauds abusaient de leur pouvoir.Hunt et Shapero les soutenaient à fond. C’était undrame en miniature digne de Camelot – et aussifutile que les tentatives de JFK pour éliminer FidelCastro.

À J.B., il était impossible d’étouffer l’exubérancede l’élève de base. On pouvait infiltrer son imagina-tion en espérant que la leçon porterait. À J.B., leprof de base savait cela. Il était conscient de seconfronter à un ego démesuré et à un esprit pareil àune éponge, prêt à absorber les connaissances lesplus récentes et les plus géniales – si elles lui étaientvendues dans un emballage promettant aux mômesqu’ils ne s’ennuieraient pas une seconde. Il appre-nait à s’écarter du programme officiel pour desdigressions abordant des sujets d’actualité. Jamais iln’abaissait son niveau d’exigence devant ses élèves.

Je faisais mon numéro. Les profs faisaient le leur.Nous partagions le même public.

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1. (Yiddish) Autrefois, communauté juive des petites villesd’Europe de l’Est.

J’infiltrai ce public en tant qu’élève de J.B. Jem’en singularisais en tant que lépreux hors-classeredoutant ses pairs.

C’est l’automne 59. J’entre à J.B. J’examine leslieux et j’élimine toute idée d’assimilation. Je suisvraiment un étranger en terre étrangère. Ike estencore à la Maison Blanche. Je ne sais rien deCamelot. Je ne sais pas que je suis sur le pointd’embarquer pour ma première saison, la plus for-matrice, d’échanges verbaux.

Avec :Des petits filous au regard vorace, une édition

bon marché d’Exodus dans leur poche revolver.Des petits comiques qui disaient : « Tu savais queMarlon Brando était juif ? Il roule en AlpineCoupé. » Des gamins de douze ans qui avaient luplus de livres que je n’en possédais, et qui étaientcapables de réciter les performances des joueurs debaseball en remontant jusqu’à l’époque où lesNazis avaient fait fuir Papa et Maman de Pologne.Des surfers de Hancock Park qui faisaient des glis-sades à sec sur le sol du bâtiment principal grâceaux semelles toutes lisses de leurs mocassins. Desfilles aux traits superbes coulées dans le moule dusex-appeal depuis des générations dans le shtetl 1.Des filles belles et blondes à vous couper le souffleélevées dans le raffinement du Country Club deWilshire. Des mômes qui avaient du bagout, de larepartie, qui faisaient le guignol sans se dévalori-ser.

Je m’adaptai.J’écoutai. J’appris. Je me donnai en spectacle.J’observai.Les apprentissages scolaires ne me posèrent pas

de problèmes. Je lisais vite et retenais facilement.

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Mon père me faisait mes devoirs de maths et mefournissait des antisèches. Je faisais des exposésoraux sur de vrais livres et sur des bouquins quej’inventais impromptu. Je dévoilai ma ruse à quel-ques copains et les regardai hurler de rire. Aucunprof ne m’a jamais puni pour avoir triché sur mesrapports de lecture.

À J.B., il y avait quelques profs très branchés.Lepska Verzeano était l’ex d’Henry Miller. Jedemandai à mon père ce que cela voulait dire. Il meregarda en fronçant les sourcils.

Walt Macintosh avait tué des Rouges en Corée.Le canon de son arme avait fondu pendant uneattaque suicide des Rouges. Il nous expliqua la cam-pagne présidentielle de 1960 et organisa une élec-tion dans ma classe. Les élèves juifs votèrent pourKennedy. Les mômes de Hancock Park préférèrentNixon. Moi aussi, je choisis Richard le Roublard –parce que mon père m’avait dit que JFK étaient auxordres de Rome.

Laurence Nelson me donna le virus de la musiqueclassique. Beethoven est l’auteur de la bande-son demes années de collège.

Je tombai amoureux d’une prof d’anglais quis’appelait Margaret Pieschel. Les élèves l’appe-laient « Mlle Pie-Shell » (Mlle Pâte-à-Tarte). Elleétait mince et brune. Elle souffrait d’une acnésévère. Les mômes de J.B. la trouvaient moche. Jepressentais son tourment intérieur et je recevais 5sur 5 ses vibrations sexuelles. C’était Beethovenien.Je la fixais des yeux et je tentais de communiqueravec elle par télépathie. J’essayais de lui dire : Jesais qui vous êtes. En la regardant, je comprenaisce que cela voulait dire d’aimer à mort une femmesolitaire.

Les profs de J.B., on pouvait les classer en deuxcatégories. Disons, les Vivants et les Morts.

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1. Organisation composée de volontaires pour l’aide aux paysen voie de développement.

2. Satiriste percutant qui commença à se produire en publicdès 1951 et servit de modèle, entre autres, à Woody Allen etLenny Bruce.

3. Frank Sinatra et sa bande (Dean Martin, Sammy Davis Jr.,Peter Lawford).

Les profs du contingent des Vivants étaient bran-chés. Ils aimaient les Peace Corps 1, le jazz cool, etMort Sahl 2. Ceux du contingent des Morts étaientmollassons – âgés, sincères, et contents de se repo-ser sur l’excellente réputation de l’établissement.Les Morts étaient l’aiguille de phono coincée dansle sillon d’un disque de looooongue durée. LesVivants étaient confrontés à un dilemme Camelo-tien : travailler pour des clopinettes dans le systèmescolaire de L.A., ou bien s’arracher au carcan et ten-ter de réussir dans la vraie vie.

Les élèves de J.B., on pouvait les classer en deuxcatégories. Disons, les Nus et les Morts.

Les élèves du contingent des Morts étaientconformistes – pas de bagout, pas de repartie, aucuntalent pour les singeries, et aucune angoissesexuelle. Les Morts ne pratiquaient pas les échangesverbaux. Les Morts acceptaient la stratificationsociale de J.B. – sans se soucier de leur statut. Lesélèves du contingent des Nus étaient passionnés –volubiles, ergoteurs, déséquilibrés sur le plan hor-monal, et au courant du fait que le monde actuelvibrait au rythme du Rat Pack 3 et que beaucoup degens se faisaient posséder. Les Nus étaient confron-tés à un dilemme Camelotien : soit ils accédaientaux réalités de la stratification sociale, capitulantdevant cette règle qui veut que tout réside dans lesapparences, niant leur propre voracité pour se satis-faire du conformisme, mettant une sourdine à leurbagout, leurs reparties, leurs singeries et à leurtalent d’acteur pour le remodeler afin qu’il plaise à

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un plus large public – soit ils devenaient radicale-ment iconoclastes en écrasant ce besoin démesuréqu’ont les adolescents d’APPARTENIR à ungroupe.

Les Nus constituaient la majeure partie des effec-tifs de J.B. Moi, j’étais un Nu superlatif. J’étaisgénétiquement programmé pour l’iconoclasmeautodestructeur des ados. Je l’exprimais par desbouffonneries qui me désignaient comme inoffensif.Mes pitreries amusaient parfois. Elles rappelaientaux élèves lambda qu’ils n’étaient pas aussi givrésque moi. Cela leur procurait un sentiment desécurité. Ils me récompensaient par leur tolérance etquelques tapes dans le dos. J’écoutais leur bagout,leurs reparties, leurs singeries. Je me donnais enspectacle sans crier gare ou sur commande. Pendantmes trois ans à J.B., ma prestation fut rarementinteractive.

Je me comportai de façon suicidaire. Je ridiculisailes convictions libérales et dénigrai JFK. Je ridiculi-sai les convictions juives et hurlai : « Libérez AdolfEichmann ! » En classe, j’assistais à des débats sin-cèrement passionnés, je pesais les valeurs mises enavant, puis j’exprimais des opinions issues d’un rai-sonnement ridicule dont le but était de provoquerl’agitation et de déclencher des ricanements. Monexemple inspira quelques pauvres bougres quin’avaient pas encore de répertoire personnel. Ondevint amis. Ensemble, on disséqua les autres gar-çons de J.B. et on pista les filles que l’on convoitait.

Je hantais la cour avec mon acolyte, Jack Lift. Onrôdait, on traînait, on reluquait les filles, on tendaitl’oreille.

Voici David Friedman. Il a ramassé un sacrépaquet à sa bar-mitsvah, et il a tout mis dans desplacements de père de famille. Il y a Bad John etson bras droit, « Le Mastard ». La rumeur dit qu’ils

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enduisent des chats de glu et d’éclats de verre etqu’ils les font exploser à l’aide de pétards. VoiciTony Blankey – un môme bizarre qui a un accentbritannique. Il est plus ou moins acteur – on peut levoir dans un film de Bogart, Plus dure sera la chute.Voici Jamie Osborne. Lui aussi, il a un accent bri-tannique. Il dit qu’il est le neveu de James Mason.

Voici Leona Walters. C’est une grande fille noire.J’ai dansé avec elle au « Rassemblement », la réu-nion obligatoire des deux classes de gym du ven-dredi matin. Les élèves noirs sont généreusementacceptés. Ils atteignent des sommets sur le baro-mètre de la branchitude. Les profs comme les élèvesaiment leur statut de victimes et tâchent de ne passe montrer condescendants envers eux. J’ai racontéà mon père que j’avais dansé avec Leona, le rougeaux joues du début à la fin. Il m’a dit : « Une foisque tu as goûté aux Noires, tu ne peux plus reveniren arrière. »

Howard Swancy est le mâle dominant du cheptelnoir de J.B. Il est abrupt, il ne mâche pas ses mots,et c’est un athlète d’exception. Il recherche sanscesse les faiblesses chez les mômes blancs. C’est undanseur incroyable. Il a dansé le Twist avecMlle Byers – la prof d’anglais rousse qui a lesjambes de Cyd Charisse. Les autres twisteurs se sontfigés sur place pour les regarder. Dans le gymnasedes garçons, on n’a plus jamais dansé de la mêmefaçon après ça.

Steve Price est un petit Lenny Bruce manqué.C’est le baratin personnifié. Il est toujours à larecherche d’auditeurs coincés. Il est doué pourdéclencher des éclats de rire en commentant l’actua-lité.

Jay Jaffe a véritablement une double personna-lité. C’est un môme très populaire, une vraie boulede nerfs, avec une sorte d’appétit effréné. Très àl’aise en société, c’est aussi un très bon joueur de

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1. Kookie, Kookie, Lend Me Your Comb, gros succès del’année 1959, chanté en duo par Edd Byrnes (alias Kookie) etConnie Stevens.

baseball. Il a le talent qu’il faut pour réussir, mêlé àun vrai grain de folie. Je l’observe de façon obses-sionnelle. Si je pouvais le mordre au cou pourmélanger son ADN au mien, il me serait possible deme reconstruire sans renoncer à ma propre essence.

Lizz Gill est une fille de Hancock Park, pareille àun petit lutin. Ce qu’elle cherche à obtenir, ce sontdes rires francs et sans ambiguïté. Elle connaît laGrande Vérité des Mômes de J.B. : tout ce quicompte, dans la vie, c’est cette chose ridicule et quivous dévore – le sexe. Il y a quelque chose de sub-versif dans ses antécédents. Elle ne porterait sansdoute pas de jugement sur moi à cause des merdesde chien sur le plancher de mon salon.

Richard Berkowitz parle de lui à la troisième per-sonne. Il dit couramment : « Moi, le Grand Berko,j’ai décrété... » ou bien : « Le Noble Berko vous sou-haite le bonjour. » À part ça, il ne parle pas beau-coup. C’est un maître-bouffon qui reste maître delui-même dans une foule frénétique. Son ambitiondéclarée : garçon de bain à perpétuité dans le gym-nase des filles.

Le gymnase des filles est contigu à celui des gar-çons. Il n’existait pas de passages secrets entre lesbâtiments. C’étaient deux avant-postes séparés deCamelot. Le gymnase des garçons, c’était le cabaretdes petits comiques. L’empire des monomaniaques.Le seul et unique sujet de plaisanterie, c’était lesexe. La même blague dura trois années entières :les copains ébouriffaient leur toison pubienne etroucoulaient : « Kookie, Kookie, prête-moi tonpeigne 1 ! »

À J.B., l’émoi sentimental le plus répandu était lebéguin en série. Les histoires d’amour naissaient et

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mouraient sans contact physique et sans que lesdeux personnes concernées en soient informées. Lesfilles qui suscitaient la convoitise apprenaient rare-ment qu’elles étaient convoitées. Tout cela restaitplatonique, à la limite du voyeurisme, et encouragépar les intermédiaires.

Les adorateurs adoraient leurs adorées et détail-laient leurs désirs aux confidents de leurs émois.Personnellement, j’accordais tant d’importance àmes devoirs de confident et à mes propres émoisque je pratiquais une surveillance permanente.

Prenez Leslie Jacobson. Elle est grande et svelte.Ses cheveux noirs crêpés attirent les regards. Monacolyte, Dave, est amoureux d’elle. Dans la cour, illa suit à la trace. Moi, je pars en éclaireur, et jetraîne pas trop loin d’elle dans la file d’attente de lacantine. Leslie, c’est la quintessence de l’adoles-cente sexy. Dave n’a pas le cran de lui adresser laparole. Nous parlons d’elle, et nous dénigrons cha-cun de ses aspects systématiquement. Le béguin deDave s’éteint de lui-même, puis il s’enflamme à nou-veau – pour une autre fille. Il inscrit sur son bras, aucouteau, les initiales de l’adorée et trouve en luil’audace nécessaire pour les lui montrer. Elles’enfuit épouvantée.

J’ai passé trois ans à Camelot sans cesser de meconsumer. Je me suis enflammé pour Jill Warner,pour Cynthia Gardner, Donna Weiss et KathyMontgomery.

Jill est une petite blonde effrontée. Elle adresse laparole à n’importe quel garçon et le noie sous undéluge de paroles. Le fait qu’elle soit à ce pointabordable est un signe manifeste d’imperfection, etc’est pourquoi je me sens proche d’elle. Elle est dif-ficile à pister. Elle me repère à chaque fois. Elleentame des conversations qui m’intimident et elleme force à réagir. Jill déborde d’audace, mais elle

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manque singulièrement d’orgueil. Je rêve defemmes insaisissables et mystérieuses. C’est ça quime fait fantasmer et qui alimente mes savoureusesconversations avec mes copains pisteurs.

Cynthia, Donna et Kathy rayonnent d’une beautésaine et laissent deviner un caractère sévère. Je lespiste à l’intérieur de l’école, et à l’extérieur aussi,c’est-à-dire dans un vaste secteur de L.A.

Jack Lift me seconde dans ma surveillance. Ilhabite en face de chez Cynthia, au carrefour de la6e Rue et de Crescent Heights. Nous cirons leschaussures au coin de la rue, au Royal Market, etnous utilisons l’endroit comme poste d’observation.Nous suivons Cynthia à vélo pendant tout l’été 61.

Je sais que mon amour est voué à l’échec. Je saisque cette histoire de Mur de Berlin peut à toutmoment dégénérer en Troisième Guerre mondiale.Los Angeles a peur. Les mômes de J.B. font desprovisions d’épicerie au Royal Market. On discutede la crise et je conclus que nos jours sont comptés.Je dis aux copains que j’attends l’Apocalypse avecimpatience. Ils me traitent de cinglé. Jack et moi, onleur bousille leurs godasses sous le prétexte de lescirer gratuitement.

La planète survit à la menace. Mon béguin pourCynthia Gardner n’y survit pas. J’entre dans unephase de monogamie béguinesque avec Donna puisKathy et je consume jusqu’à la dernière braise lesjours qu’il me reste à passer à J.B.

Donna a de grands yeux et une coupe à la Jeanned’Arc. Elle habite au carrefour Beverly-Gardner –le cœur même de Casher Canyon. Je m’installe unposte d’observation voyeuristique près du cinémaPan Pacific et je l’observe après les cours et pendantle week-end.

Je surveille sa porte d’entrée. Je regarde les gensqui entrent dans la synagogue de Beverly Boule-

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vard. Jack a dit que ces gens-là étaient des réfugiésde la dernière guerre. Perché près du Pan Pacific, jeregarde passer la parade. Mentalement, je me trans-porte dans le passé jusqu’à la Deuxième Guerremondiale. Je sauve la vie de ces gens coiffés dedrôles de petites galettes ou bien de hauts-de-forme.Donna me donne son amour pour me remercier demes exploits – jusqu’à ce que je la quitte pourKathy.

Je revois mes ambitions à la hausse, puisque jeremplace Donna par une brune à taches de rousseurqui habite une grande maison à l’angle de la 2e Rueet de Plymouth Street. Je vole un blazer et un panta-lon pour paraître un peu plus Hancock Park. Lamétamorphose me ravit. L’ère JFK ne m’a jamaissemblé aussi géniale. J’ai une crise de croissance,dépasse le mètre quatre-vingts, ce qui rend mes nou-velles fringues désuètes. Mon pantalon en veloursmille-raies s’arrête au-dessus de mes chevilles etdéclenche les quolibets au carrefour Ply-mouth-2e Rue. Jamais je ne franchirai les marchespour jouer les John Kennedy auprès de ma Jackie àmoi qui s’appelle Kathy.

Je commence à comprendre le système :Camelot est un club privé et une plaisanterie pour

initiés – et je ne connais ni le mot de passe, ni lachute de l’histoire.

Je me rends au bal de fin d’année de J.B. le 14 juin1962. Je porte le costume de flanelle grise de monpère, modèle 1940. Sur le chemin, je bois avec uncopain du gros rouge qui tache, au goulot.

Je crève de chaleur dans ma flanelle grise. Quandje traverse la piste, mes chaussures en toile marroncouinent sur le parquet. J’invite Cynthia Gardner àdanser. Elle accepte de bonne grâce comme le fontdans le monde entier les jeunes filles bien élevées.Je la couvre de transpiration et lui souffle au visagemon haleine qui sent la vinasse.