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DIX FRAGMENTS SUR BLAKE Lire Blake, c’est avoir le visage aspergé par une eau qui jaillit d’une fontaine inépuisable de beauté. WILLIAM BUTLER YEATS («William Blake et l’imagination», 1897) Il entendait chanter les anges. Il en rencontrait souvent sur sa route, et des démons aussi. Jusqu’à sa mort, il s’entretint régulièrement avec son jeune frère Robert, dont il avait achevé l’éducation à la mort de leur père, et qui mourut prématurément. Dans sa chambre il reçut plus d’une fois la visite de Milton, qu’il admirait et auquel il ne ménagea pas ses remontrances et ses reproches pour avoir suivi de trop près la Bible en donnant de la Femme une image inférieure, servile et coupable. Certains jours, William Blake se croyait au Paradis ; ou plutôt, il y était déjà, car le Paradis était fait pour lui de toutes choses vivantes, et tout ce qui vivait possédait à un degré éminent la sainteté. Si l’un ou l’autre des traits que je viens d’énoncer choquent ceux qui m’écoutent, il ne faut pas qu’ils lisent William Blake : ils peuvent aimer superficiellement ses gravures mais ils ne les comprendront jamais et sa poésie n’est pas faite pour eux. Pour aimer Blake, il faut laisser de côté et même refuser obstinément un certain nombre de choses qui ont commencé de son temps, et qui ont presque gagné la partie dans le monde où nous vivons. Contre elles, il aura passé toute sa vie à se battre avec les moyens à la fois dérisoires et sublimes qu’offrent la plume, les encres de toutes les couleurs, et les pointes à graver. Ou plutôt avec cet unique moyen qu’est la Pensée, mais la Pensée complète, qui n’est pas pour lui esprit plutôt que matière, âme plutôt que corps, mais les deux pensant ensemble, indissolublement. Pensant à la pauvreté dans laquelle vécut Blake, je songe à son contemporain Beethoven répondant à son neveu Karl qui lui avait envoyé une carte de visite ridicule où il se présentait comme un « propriétaire foncier » : « Luwig van Beethoven, propriétaire d’un cerveau ». Blake et Beethoven, si différents qu’ils soient, ont un grand point commun : ce sont de farouches servants de la liberté. Cette liberté immense nous semble aujourd’hui au-dessus de nos forces. Elle exige de comprendre que l’homme est d’essence divine. Quelles sont ces choses que Blake refuse ? Le matérialisme, le rationalisme qui est une compréhension trop étroite de la raison, l’esprit techniciste des Lumières. Tout ce qui, en dépit du romantisme, n’a cessé de renforcer son emprise sur notre monde.

Dix Fragments Sur Willim Blake

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  • DIX FRAGMENTS SUR BLAKE

    Lire Blake, cest avoir le visage asperg par une eau qui jaillit dune fontaine inpuisable de beaut.

    WILLIAM BUTLER YEATS (William Blake et limagination, 1897)

    Il entendait chanter les anges. Il en rencontrait souvent sur sa route, et des dmons aussi. Jusqu sa mort, il sentretint rgulirement avec son jeune frre Robert, dont il avait achev lducation la mort de leur pre, et qui mourut prmaturment. Dans sa chambre il reut plus dune fois la visite de Milton, quil admirait et auquel il ne mnagea pas ses remontrances et ses reproches pour avoir suivi de trop prs la Bible en donnant de la Femme une image infrieure, servile et coupable. Certains jours, William Blake se croyait au Paradis ; ou plutt, il y tait dj, car le Paradis tait fait pour lui de toutes choses vivantes, et tout ce qui vivait possdait un degr minent la saintet. Si lun ou lautre des traits que je viens dnoncer choquent ceux qui mcoutent, il ne faut pas quils lisent William Blake : ils peuvent aimer superficiellement ses gravures mais ils ne les comprendront jamais et sa posie nest pas faite pour eux. Pour aimer Blake, il faut laisser de ct et mme refuser obstinment un certain nombre de choses qui ont commenc de son temps, et qui ont presque gagn la partie dans le monde o nous vivons. Contre elles, il aura pass toute sa vie se battre avec les moyens la fois drisoires et sublimes quoffrent la plume, les encres de toutes les couleurs, et les pointes graver. Ou plutt avec cet unique moyen quest la Pense, mais la Pense complte, qui nest pas pour lui esprit plutt que matire, me plutt que corps, mais les deux pensant ensemble, indissolublement. Pensant la pauvret dans laquelle vcut Blake, je songe son contemporain Beethoven rpondant son neveu Karl qui lui avait envoy une carte de visite ridicule o il se prsentait comme un propritaire foncier : Luwig van Beethoven, propritaire dun cerveau . Blake et Beethoven, si diffrents quils soient, ont un grand point commun : ce sont de farouches servants de la libert. Cette libert immense nous semble aujourdhui au-dessus de nos forces. Elle exige de comprendre que lhomme est dessence divine.

    Quelles sont ces choses que Blake refuse ? Le matrialisme, le

    rationalisme qui est une comprhension trop troite de la raison, lesprit techniciste des Lumires. Tout ce qui, en dpit du romantisme, na cess de renforcer son emprise sur notre monde.

  • Pour comprendre Blake, il faut et il suffit daccder, force de le lire, la dfinition implicite de lhomme que propose son uvre : lhomme nest pas une crature suprieure la fleur ou au ver de terre, mais il est celui qui dans la cration est en charge de tout ce qui est, parce quil possde la facult de limagination, qui lui permet de poursuivre luvre de la cration. LImagination est la reine des facults : elle est en lhomme la signature de Dieu, la preuve que ltre humain a t cr son image. Limagination est la facult du possible. Elle existe en dehors de lhomme (le monde entier est image, ses formes naissent dune puissance continue dinvention qui est au cur de la Nature cratrice), mais lhomme y participe par tout le sommet de son tre : il a reu le pouvoir de crer son tour. La posie, la peinture, la sculpture, reprsentent lexercice conscient de ce pouvoir qui sexerce en chaque homme de faon inconsciente par les moyens du Rve. La posie de Blake, lore du romantisme, la premire grande protestation de lEsprit europen contre tout ce qui dans le monde moderne pourtant issu de ce mme Esprit et cen est tout le paradoxe et toute la tragdie , asservit et dtruit lhumain. Et cette protestation passe avant tout par le Rve.

    Blake est le contemporain de la Rvolution industrielle, la vritable

    grande Rvolution qui prcde un peu, prolonge et excde la Rvolution franaise, assure le triomphe de la bourgeoisie, et accomplit un bouleversement radical de la socit qui aboutira la disparition dfinitive du monde paysan, et qui mettra deux sicles saccomplir, rvler les ultimes consquences que nous observons prsent autour de nuit. Cest ce bouleversement quil prophtise, car il est plus urgent pour lui dtre prophte que dtre pote, et sa posie en a sans doute parfois pay le prix. Keats, lui, avec la mme conscience, restera fidle exclusivement sa tche de pote. Blake, lui, est ptri de philosophie : autodidacte, courant sans peur le risque dtre confus, et pourtant de ce fait mme libre de tout asservissement la philosophie officielle, capable de ramener de ses explorations dans le monde des Ides des clairs de vision qui illuminent la Caverne. Est-il besoin de prciser quil est radicalement platonicien ?

    Blake assiste donc la rvolution industrielle, cest--dire dabord la

    mcanisation des filatures, dont la consquence directe est lasservissement des femmes et surtout des enfants la toute-puissance de la Machine : on les emploie dans les filatures parce que seuls des tres de petite taille peuvent se glisser sous les mtiers mcaniques pour mettre et remettre en place les fils, la fin de la bobine ou quand le fil a cass. Cette mcanisation de lhumain est la

  • consquence directe, matrielle, tangible, du rationalisme technologique des Lumires. Cest le dbut du rgne du Progrs. Non pas la fin de lesclavage, comme lavait cru Aristote, mais un esclavage dun autre ordre qui narrache lhomme la glbe que pour faire de lui un prolongement des bras et des rouages terrifiants de la mcanique infernale qui ne dort jamais. Lusine, qui tourne sans sarrter, refuse par essence le rve. Elle tue chez ltre forc dy travailler pour se nourrir la possibilit mme de rve ; et ainsi, elle dshumanise lhomme. La posie de Blake, ds les Chants de linnocence puis dans les Chants de lexprience, nat sous le signe dune protestation contre cette volution irrversible. Cette protestation nest pas moins ncessaire aujourdhui.

    LImagination nest pas le contraire de la Raison, ni autre chose que la

    Raison ; cest la Raison qui est une partie de lImagination. Telle est la Rvlation blakienne, et le renversement copernicien quil opre entre les deux entits : rduire lhomme ses facults rationnelles, cest ne pas voir quon pense toujours partir des images et non pas contre elles. Descartes, pourtant si fascin par le rve et les songes, mais qui redoutait leur puissance trompeuse et, du mme mouvement, tout ce qui nous vient de lenfance, avait chass des terres de la pense limagination, la Folle du logis ; Blake rinstalle cette souillon fantasque la place de reine. Cest ce qui donne la posie cet air enfantin, car limagination nest jamais si vive que dans lenfance, elle a produit les mythes, qui sont les contes de lenfance de lhumanit. Puis le travail de la Raison a appauvri les mythes, tu les dieux, referm le Ciel. Il faut donc renchanter lunivers : cest le projet potique de Blake. Il rhabilite, lun des premiers avant le romantisme, lenfance comme pouvoir perptuel dinvention, force magique dont lhomme devenu adulte et libre de ses choix doit augmenter en lui et purifier la redoutable puissance. Ce nest donc pas quil faille nier la pense rationnelle, la dialectique : bien au contraire. La dialectique est libratrice. Mais les concepts ne peuvent pas tout. Ils ne donnent pas accs au sommet de lchelle de Jacob par laquelle lEternel descend dfier ltre qui a commenc de slever vers lui et tant mieux si llu en demeure jamais bless damour irrmdiable, et boitant dun pas dlgie. Seule lImagination, prenant le relais de la Raison, peut vraiment mettre en marche les forces suprmes de lEsprit.

    Blake cre autour de lui pour toujours un collge invisible . Les esprits

    qui se reconnaissent dans son uvre (sans forcment tout apprcier de lui) constituent une sorte de socit secrte. Pour moi, cette compagnie quasi clandestine a t plus particulirement reprsente par quelques visages : jvoquerai Kathleen Raine et Pierre Leyris. Il faut bien sr y joindre au moins

  • Yeats, qui tait avec Blake le trait dunion entre nous, et que bien sr je nai pas connu, mais que jai traduit avec leurs encouragements.

    Sans Kathleen Raine je naurais sans doute pas t conduit lire Blake comme je lai fait, ni surtout le comprendre, je naurais pas traduit Yeats, je naurais pas rencontr Pierre Leyris. Je nai jamais traduit Blake parce que Leyris le faisait admirablement. Je me suis concentr sur Yeats, mais Yeats est le pote qui lon doit (avec Swinburne) la redcouverte, en fait la vritable dcouverte de William Blake, lextrme fin du XIXe sicle. Les deux William : affinits profondes, celles de deux serviteurs de lEsprit.

    Si Blake a choisi lpope cest parce quil est le pote dune guerre. Car

    guerre il y a, et cest la guerre de lesprit, non pas contre la matire, car la matire comme toute chose relle est sainte et bienfaisante, mais contre le matrialisme qui ne comprend rien lessence de la matire, et qui teint en elle toute lumire. La matire est esprit, le dualisme na pas de sens entre deux. Le corps est me et lme est corps.

    Le danger est de rduire lunivers pique de Blake au dictionnaire mythologique qui se chargerait de lexpliquer, ce quon peut faire tout aussi trompeusement avec Wagner le mot injuste de Debussy le dit bien, qui, un jour dhumeur antiwagnrienne excusable de sa part seulement, appela la Ttralogie le Bottin des dieux . Ce faisant, on rduit les symboles des allgories, et lon perd lessentiel. Et supposer quil soit utile ou invitable de passer par ce stade de lecture (encore nest-ce pas certain), il faut savoir le dpasser. Chez Blake, les quatre Zoas sont les quatre formes de la spiritualit humaine : oui, Urizen reprsente la Raison troite, le rationalisme born ; Los au contraire (son ennemi) est la posie, parole divine dpose en lhomme, imagination cratrice figure comme un dmiurge-forgeron. Tharmas est le matrialisme (consquence de lactivit desschante du rationalisme), et Urthonah le spectre chthonien de Los, son incarnation fantomatique sur la Terre. Autres personnages qui entourent les quatre Zoas : Enitharmon est la Beaut, pouse de Los. Ils ont des enfants : parmi eux, Orc anagramme de Cor reprsente lnergie rvolutionnaire qui sera, comme Promthe, enchane sur une montagne aprs avoir produit la Rvolution amricaine et la Rvolution franaise, tout en conservant intacte la puissance de son imagination. Los, son pre, a difi Golgonooza, une cit spirituelle qui est et nest pas Londres : qui est seulement la Londres des esprits crateurs, celle des peintres, des potes, des artistes et des savants.

    Toute cette mythologie est domine par Luvah (Love), lAmour, qui contient toutes les motions (lAmour contient mme la Haine, Blake est en avance de cent ans sur Freud). Son manation fminine est Vala, la Voile, la desse de la Nature ; elle est la mre dUrizen, qui la trahie. Et puis il y a

  • Beulah, la Terre promise, et Albion, un gant qui a conquis lAngleterre et qui incarne ses rveils et ses assoupissements.

    Une fois quon a dit cela, on a fourni une sorte de catalogue, ici bien incomplet : mais le monde Blake nest pas cette collection de figures mythologiques, car ces figures vivent, avec leur force symbolique propre. Thel, par exemple, fille des Sraphins, cest lme, mais cest tout le destin de cette me, sa place dans la nature, qui est dtermine par son alliance avec un corps mortel. On npuise pas les pomes sur Thel est les traduisant en langage clair. Mais il faut pour le comprendre accepter de ne pas rduire le symbole une allgorie.

    Choses grandes et belles , cest lincipit et le titre dun pome de

    Yeats, qui est un pome-catalogue. Chacun peut dresser pour son propre une liste du mme genre. Je compterai pour ma part au nombre des choses grandes et belles de ma vie, beautiful lofty things , le souvenir de Kathleen Raine commentant un pome de Blake, assise sous la gravure de Samuel Palmer La Tour solitaire , devant une baie vitre donnant sur un jardin de Londres rempli doiseaux. Elle avait cultiv en elle la force spirituelle et elle avait pntr au plus profond de la pense de Blake quelle savait rendre lumineuse. Il ne subsistait plus aucune obscurit dans le pome, non pas parce quelle lavait traduit en langage clair, mais parce quelle lavait allum comme une lampe et quil ny avait plus qu le regarder briller. Kathleen Raine a crit sur Blake les livres et les articles les plus justes qui soient ; qui veut comprendre Blake na qu se laisser guider par elle, par sa lecture certes savante, mais toujours potique, le contraire mme de lrudition acadmique qui se dploie pour elle-mme. Quon aime ou non Blake autant quelle (je ne suis pas sr de le placer absolument aussi haut dans la hirarchie des potes quelle le faisait), la diffrence entre le commentaire quelle donnait de luvre de Blake ou de Yeats et un commentaire de type positif comme celui que pratique la critique anglo-saxonne est la suivante : elle lit Blake et Yeats en se demandant si ce quils disent est vrai ou non, et en quoi cela peut transformer le regard que nous portons sur le monde. Seule lanthropologie de limaginaire fonde en France par Gilbert Durand, et applique par Danile Chauvin1 la lecture de Blake, peut rendre compte des enjeux existentiels de cette transformation et approcher du mystre de la construction potique dune uvre. Car la cration nest pas lennemi de la critique mais ce qui appelle une critique comprhensive, capable de discerner aussi ce qui, dans tant duvres de Blake, en a interdit la poursuite. La lecture positive (positiviste) est incapable de saisir l autre chose que des

    1 Danile Chauvin : Luvre William Blake, apocalypse et transfiguration. Grenoble, Ellug, 1992.

  • faits froidement dissqus renvoyant dautres faits, un contexte, des contingences.

    Kathleen Raine ntait nullement universitaire. Il ny a rien dtonnant ce que ses livres sur Blake, dont deux pourtant ont t traduits en franais2, ne soient mme pas cits dans le catalogue de lExposition du Petit Palais, si riche par ailleurs en informations, mais avant tout conu par des spcialistes acadmiques. Ces ouvrages ne figurent mme pas dans la bibliographie. Il ny a pas sen tonner : cest dans lordre des choses. Le collge invisible mrite bien son nom.

    Pierre Leyris avait form le projet, avec Jacques Blondel, de traduire en

    franais toute la posie de Blake : il nest pas arriv au bout de son entreprise. Je le revois, tout indign, me dire quon lui avait expliqu, aprs quatre volumes duvres parus aux ditions Aubier, quil ny en aurait pas de cinquime parce quon avait perdu assez dargent avec Monsieur Black . Il put poursuivre sa tche grce la librairie Jos Corti, o Bertrand Fillaudeau accueillit ensuite bon nombre de ses traductions et publia, aprs sa mort, le livre personnel quil avait trs tardivement consenti esquisser aprs avoir obstinment refus, toute sa vie, dtre autre chose quun traducteur. Mais le temps ou lenvie ont manqu Pierre Leyris pour achever de traduire la totalit de luvre de Blake, et il faut esprer quArmand Himy, aprs avoir crit tout rcemment la meilleure biographie de Blake dont on dispose en franais3, puisse enfin nous donner une traduction complte de la Jrusalem dont Leyris na traduit que des extraits.

    Il y avait en Pierre Leyris une flamme vive que la conversation sur ses auteurs favoris rallumait infailliblement. Je parlerai un jour des visites que je lui fis Meudon, o il vivait avec sa femme dans une grande maison remplie de livres, rue de la Rpublique. Quand on lui parlait de son uvre, il rpondait, sans doute avec raison, que seuls les auteurs ont une uvre et quun tel mot employ propos dun traducteur tait tout fait dplac. Avec raison, dis-je, mais si un traducteur na par dfinition pas duvre propre, les traductions dun traducteur tel que Pierre Leyris, envers lesquels lui-mme ntait souvent pas tendre ds lors qu loccasion dune rdition il tait amen les reprendre et les rviser, forment malgr tout une sorte de constellation du mme ordre que les livres prfrs dun grand lecteur : nos prfrences, pour reprendre un mot cher Julien Gracq, tracent les contours dune personnalit. Blake est au centre de la constellation que forment les auteurs traduits par Pierre Leyris ; parmi eux, Kathleen Raine et Yeats, bien sr, mais aussi par exemple Michel Ange, vers 2 Limagination cratrice de William Blake, trad. sous la dir. de Jacqueline Genet, Paris, Berg International, coll. LIle verte , 1982 (cet ouvrage est une traduction partielle de Blake and Tradition, Princeton University Press,1962) ; et, plus accessible au lecteur non averti, William Blake, trad. N. Tisserand et M. Oriano, Paris, d. du Chne, 1975 (d. originale Londres, Thames and Hudson, 1970). 3 Armand Himy : William Blake, Paris, Fayard, 2008.

  • lequel il alla parce que Blake ladmirait et parce quil avait su discerner en lui, infailliblement, la saveur particulire qui sattache ceux qui ont frquent la pense noplatonicienne.

    Pierre Leyris, cest certain, a sa chaise rserve la table du collge invisible. Il est dans notre langue au vingtime sicle lune des incarnations minentes de ce personnage invisible de la vie des lettres, le traducteur. Il tait mort depuis peu de temps lorsque je tombai, en visitant Venise lexposition Balthus au Palazzo Grassi4, sur le portrait que Balthus fit de Pierre et Betty Leyris au temps o, tout jeune peintre, en 1932, il partageait leur appartement Paris. Quon me permettre de lvoquer ici, sans mattarder sur lmotion quil y a dcouvrir le visage quavaient dans leur jeunesse deux personnes quon a connues ges et dont on se souvient avec affection. Pierre est reprsent en veste noire, en train de fumer la pipe, assis, en train de rver. Betty, derrire lui, joue au bilboquet.

    Il y a dans ce tableau toutes les allusions quon veut lamour de ces deux

    tres lun pour lautre, et aux jeux charnels dun jeune couple : lrotisme du bilboquet, dont la symbolique nest pas un mystre, est bien dans la manire de Balthus. Mais jy vois pour ma part autre chose encore. Le traducteur se livre sa rverie, et il est permis de contempler dans cette jeune femme la fois srieuse et joueuse qui se tient derrire lui une image de sa conscience linguistique et lme mme de son travail. Betty Leyris, qui ne perdit jamais tout fait son dlicieux accent britannique, tait aussi Anglaise quon peut ltre, et dune exquise amabilit. Le jeu auquel elle se livre (et o il y a du plaisir, oui), cest lanalogue de ce jeu prilleux de la traduction : il faut que cela tombe juste, et pour cela il faut lesprit agilit, souplesse, mobilit. Et que cela tombe juste, dun mouvement heureux, cest chaque fois un petit miracle, qui ne saurait se produire tous coups. Mais il y a un secret ultime de ce jeu : cest quil est,

    4 Le catalogue de cette exposition, d Jean Clair, a paru chez Flammarion en 2001. Pierre Leyris est mort le 4 janvier 2001, Balthus un peu plus dun mois plus tard le 18 fvrier. Lexposition du Palazzo Grassi sest ouverte Venise le 9 septembre suivant.

  • prcisment, un jeu, et quil nest pas dautre moyen dy devenir habile que de toujours recommencer.

    Lire Blake, regarder ses gravures ses fresques , puisquil aimait les

    prsenter ainsi quest-ce que cela signifie ? Sil faut respecter lesprit dans lequel il uvra, et qui nest pas si loign dune tentative de traduction ( ceci prs que ce qui est traduire nest pas un texte prexistant, mais une vision), cest, je crois, prendre appui sur la matrialit de ces ralisations souvent fragmentaires, abandonnes, pour slancer vers la vision. Certains jours, Blake voyait le monde entirement rnov ; il avait la vision prophtique de ce que Rimbaud, bien longtemps aprs lui, appellera le nouvel amour . On ose peine comparer Rimbaud quelque autre pote que ce soit, et joserai pourtant dire que plus dune fois, en lisant Blake, il me semble prouver comme une prmonition de ce quallait accomplir Rimbaud, demandant la posie dinventer le nouvel amour . Rimbaud esquissant une rcriture de lvangile de Jean dans ce que lon appelle souvent ses proses vangliques nest pas si loign de Blake sefforant, quatre ou cinq gnrations avant lui, de mettre au jour lvangile ternel par tous les moyens de la rcriture. Il ne faut pas forcer le parallle, sans doute, mais il est tentant de lesquisser, jusqu certaines des chansons de Blake qui semblent annoncer les chansons nantes de Rimbaud. Lun des sens possibles du titre des Illuminations ne renvoie-t-il pas ce que dsigne ce mot en anglais, des gravures du genre de celles de Blake ? ceci prs, bien sr, qui nest pas mince, que la force rnove de la parole suffit Rimbaud l o Blake a, justement, besoin de limage : une image qui toutefois vaut davantage parce quelle donne pressentir que par ce quelle montre effectivement ; ou plutt, qui ne montre que pour veiller chez celui qui la regarde le pouvoir de vision, en un mot pour que souvre, par-del les yeux de chair, lil de lesprit. Tous deux ont fait dans leur chair et leur me lexprience de lEnfer, et souhait rouvrir lhomme les portes du Paradis. Tous deux ont cru devoir et pouvoir ouvrir en lhomme les portes de la perception , cette expression de Blake qui sapplique si bien une part (mais une part seulement, et vite dpasse), du parcours de Rimbaud, et que le titre de Huxley lie un peu trompeusement lusage des hallucinognes (auxquels Blake, que lon sache, neut jamais recours).

    Que ce projet me paraisse plus accompli, plus triomphal, plus dfinitif chez Rimbaud dont labandon de la posie ne peut tre simplement qualifi dchec ou de renoncement sans considrer la splendeur des rsultats mis au jour (mais fragmentaires, mais eux aussi abandonns, eux aussi clandestins et offerts avant tout lavenir), cela tient sans doute, prcisment, ce que Rimbaud joue toute son existence sur les mots du pome alors que Blake fait deux un

  • tremplin, malgr tout, vers un au-del du sensible, un monde hors du monde, et au nom de cela les complte ou les prolonge ou les accompagne dimages.

    Il nempche ; cest partir de Blake en Angleterre comme, en France, partir de Baudelaire, de Nerval et de Rimbaud, que la posie cesse dtre un discours pour devenir le jaillissement dune source puise mme lexprience la plus intime de lme humaine. Notre poque a toutes les raisons de la refuser puisque, si elle en comprenait non pas seulement lambition mais la ralit vivante, elle se trouverait renvoye son nant spirituel. Pourtant la parole chemine, elle rveille les esprits, elle nous rappelle que nous sommes irrductibles notre capacit de production ou notre valeur marchande ; elle nous libre. Je le redis ici : si Blake mrite le nom de pote cest parce quil sest vou exclusivement, avec ses moyens propres, entretenir la petite tincelle divine qui sommeille au cur de lhomme celle-l mme que Schiller appelle la Joie.

    Jean-Yves Masson Texte indit command par la Mel loccasion de la rencontre du 16 mai 2009