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Sheikh mat, le roi est pris Madame la Présidente du Sénat, Monsieur le sénateur, Mesdames, messieurs, Quand Sabine m’a demandé si j’étais d’accord de parler de son livre au Sénat, j’ai été surprise et très honorée de sa confiance. C’est un exercice nouveau pour moi, aussi est-ce avec une certaine émotion que je me présente devant vous aujourd’hui. Sabine Bordon et moi sommes amies depuis près de 35 ans. J’ai eu le plaisir de connaître ses grands-parents et je garde de Jacques Verheyden le souvenir d’un homme jovial, aimant la plaisanterie. D’aussi loin que je m’en souvienne, elle m’avait dit que son grand-père avait été résistant pendant la seconde guerre mondiale et qu’il était très pudique, voire taiseux, sur le sujet. Au fil des ans, j’ai vu naître chez elle le désir, puis la nécessité, l’urgence même

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Sheikh mat, le roi est prisMadame la Présidente du Sénat,Monsieur le sénateur,Mesdames, messieurs,

Quand Sabine m’a demandé si j’étais d’accord de parler de son livre au Sénat, j’ai été surprise et très honorée de sa confiance. C’est un exercice nouveau pour moi, aussi est-ce avec une certaine émotion que je me présente devant vous aujourd’hui.

Sabine Bordon et moi sommes amies depuis près de 35 ans. J’ai eu le plaisir de connaître ses grands-parents et je garde de Jacques Verheyden le souvenir d’un homme jovial, aimant la plaisanterie. D’aussi loin que je m’en souvienne, elle m’avait dit que son grand-père avait été résistant pendant la seconde guerre mondiale et qu’il était très pudique, voire taiseux, sur le sujet. Au fil des ans, j’ai vu naître chez elle le désir, puis la nécessité, l’urgence même d’interroger ce témoin et acteur direct des évènements avant qu’il ne soit trop tard. J’ai été l’observatrice privilégiée de la germination de son ouvrage, de ses questions, de ses nombreuses recherches.

Car s’il est un point par lequel il faut commencer, c’est bien celui-là, auquel ma formation de base en histoire m’a rendue sensible : l’extrême précision des informations historiques du récit. Tout a été vérifié dans les moindres détails par ses soins, tant il lui était essentiel de ne commettre aucune faute d’anachronisme ou de toute autre nature. Sabine a fait des centaines de kilomètres, passé un nombre incalculable d’heures en consultations d’archives, visites de musées, et entrevues pour documenter son roman de la manière la plus rigoureuse qui soit. C’est un premier aspect qui fait

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de cet ouvrage, à mes yeux, une référence.

Quant à la forme, on se trouve, dès les premières pages, plongé dans une histoire haletante qu’il est difficile de déposer sans l’avoir terminée. Les descriptions sont si précises qu’elles nous font percevoir les odeurs des plus fraîches aux plus fétides, entendre le vacarmes des armes et les cris des martyrs, frissonner dans les couloirs de Breendonk, serrer les dents durant les interrogatoires musclés, accélérer les battements de coeur au plus fort des actions des jeunes résistants, et, je l’avoue sans honte, verser d’abondantes larmes dans les camps de la mort, entre autres. Cela, sans une once de voyeurisme, mais dans le plus grand respect des personnes et des faits qui ont inspiré le récit de l’auteur.

Si j’étais encore professeur d’histoire et de religion en 5e et 6e humanités, je ferais lire Sheikh Mat à mes élèves sans hésitation. Et cela pour 2 raisons, en plus de toutes celles déjà évoquées, l’une d’ordre historique, l’autre d’ordre éthique.

D’abord, et de manière presque évidente, parce qu’il s’agit d’un témoignage vivant et précieux d’événements majeurs et dramatiques du 20e siècle. Plus que jamais, il nous faut entretenir la mémoire de ceux qui se sont battus pour que nous restions libres, de ceux qui ont été massacrés pour leur simple appartenance à un peuple ou que la vie a rendus « différents » du plus grand nombre. Aujourd’hui, malheureusement, nous ne sommes pas si loin des conditions qui ont permis l’émergence de telles dérives. Si l’on n’y prend garde, si l’on ne fait pas retentir la sonnette d’alarme, on pourrait se laisser envoûter par le chant des mêmes sirènes. C’est un livre garde-fou qui nous rappelle où sont les limites à ne pas franchir si l’on ne veut pas que surgisse à nouveau le masque grimaçant de la barbarie.

Je dis « on », de manière indéfinie, à dessein. En effet, c’est la 2e raison pour laquelle je travaillerais ce livre avec de grands

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adolescents, je ne suis pas certaine que nous puissions d’emblée nous situer dans le camp des « bons ». Jacques lui-même le dit, et cela transparaît à travers tout le récit : sans Edouard (E. Hoeylaerts, un ami d’enfance, dont la fille et marraine de Sabine est présente parmi nous aujourd’hui), il ne sait pas ce qu’il serait devenu. De même, face à son cousin collaborateur, il a la lucidité et l’honnêteté douloureuse de reconnaître qu’il aurait pu se trouver du mauvais côté. C’est un peu le hasard, beaucoup son ami Edouard, l’inconscience et l’insouciance de la jeunesse qui l’ont mis du « bon ».

Je ne me rappelle pas avoir lu ou entendu évoquer cette question délicate avec autant de clairvoyance. Ce n’est pas, habituellement, un sujet abordé avec une telle franchise. Or, pour moi, c’est cela aussi qui donne à Sheikh Mat son importance et sa valeur pédagogique. Les jeunes gens de cette histoire ne sont pas tous devenus résistants après mûres réflexions et en toute connaissance de cause. Non. Ils y ont été entraînés par un ami, quasi malgré eux, comme dans un jeu de grands enfants avant que tout cela ne devienne grave et sérieux, avant que des vies humaines ne soient menacées sinon ôtées.

Très souvent, en entendant ma tante raconter comment ses parents avaient caché des anglais dans leur ferme, je me suis demandée ce que je ferais en pareille situation, étant maman de 2 enfants. Aurais-je le courage de prendre de tels risques? Je l’espère et le souhaite, mais au fond, tout au fond de moi, en me scrutant avec le plus de lucidité possible, je n’en suis pas certaine à 100%.

La lucidité de Jacques nous invite, comme elle l’a fait pour l’auteur, à nous poser cette question de l’engagement et je trouve capital que nos jeunes y soient confrontés. Si entrer en résistance est nécessaire, vital même, cela ne va pas de soi, ce n’est pas facile, ce n’est pas un jeu. De grands risques sont encourus, des vies sont fauchées, des « choses horribles », pour reprendre les

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propos de Jacques, sont commises. Cela marque à jamais. Le grand-père de Sabine n’aimait pas être traité en héros. Ce n’était pas par fausse modestie. C’était, si je l’ai bien compris, parce qu’il avait une conscience aigüe et sensible. C’est cela, à mes yeux, qui en fait un véritable héros, de ceux dont l’humanité nous les rendent accessibles et qui peuvent devenir des exemples à suivre.

Je suis reconnaissante à Sabine pour son travail et le talent avec lequel elle a rappelé l’indicible, fait émerger les questions et réfléchir sur ces sujets essentiels.

Je vous remercie pour votre attention.