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Lawrence J. CADA SM Une brève histoire de la Spiritualité Marianiste 1

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Lawrence J. CADA SM

Une brève histoire de la Spiritualité

Marianiste

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Traduction : Léo PAUELS SM - Kinshasa (R.D.C.)

Ed. Maison Chaminade Bordeaux 2003

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I. Considérations préliminairesTerminologie

1.1. Le mot « marianiste »Dans le présent ouvrage, le mot « marianiste » - à

la fois comme nom et comme adjectif – se rapporte à tout membre de la Famille marianiste. Il n’est pas réservé aux membres de la Société de Marie ou de l’Institut Filles de Marie. Par conséquent, la spiritualité marianiste, dont nous retraçons l’histoire, est aussi bien la spiritualité des religieux que des laïcs marianistes. Cet usage, qui s’est généralisé ces dernières années, est l’aboutissement actuel d’une évolution qui a commencé au milieu du 20e siècle.

Avant cette période, le terme de « marianiste » n’était guère utilisé, ni pour les religieux ni pour les laïcs. Le Père Chaminade ne l’utilisait pas. Les Constitutions de la Société de Marie ou des Filles de Marie du 19e siècle n’emploient pas ce mot, ni non plus le Père Joseph Simler, dans sa biographie du Fondateur.

Durant la première moitié du 20e siècle, l’usage de ce mot était peu fréquent. Des ouvrages classiques, comme L’Esprit de Notre Fondation ou Mon Idéal, Jésus, Fils de Marie, du Père Emile Neubert, parvenaient à définir la spiritualité marianiste de façon très pertinente sans jamais recourir au terme de « marianiste ».1  Cependant quand la cause du Père 1 En fait, les compilateurs de L’Esprit de Notre Fondation utilisent le mot à un seul endroit, quand ils signalent quelques emplois au 19e siècle. Une fois, en

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Chaminade est introduite à Rome, en 1918 , le titre de la positio est ainsi formulé : Fundatoris Societatis Mariae, vulgo Marianistarum. Entre 1915 et 1920, l’Encyclopédie espagnole Espasa a publié le volume qui traite de la Société de Marie et des Filles de Marie ; le terme « Marianistes » est utilisé pour désigner les membres des deux congrégations.2 En 1930, le Père Gadiou utilise le terme dans le sous-titre de sa brève histoire de la Société et dans la section centrale du livre, qui traite de la spiritualité marianiste.3 Cependant, les utilisations de ce terme sont encore peu nombreuses. Cette situation commence à changer à l’époque de la Seconde Guerre Mondiale, 1939-45. Les magazines et les périodiques publiés dans la Société de Marie commencent à s’appeler Le Marianiste ou Marianistes. Lorsqu’en 1947 les Filles de Marie prennent la décision de rétablir le vœu de stabilité à l’occasion de l’émission des vœux, elles prennent l’habitude de s’appeler de plus en plus souvent « Sœurs Marianistes ». Quand le Père Emile Neubert publie, en 1948, la biographie du Père Schellhorn, il l’appelle « Marianiste ».4

1837, quelqu’un s’est adressé au Père Chaminade comme Supérieur Général des Marianistes. En 1858, le Père Jean-Philippe Lalanne fait remarquer que les membres de la Société de Marie peuvent être appelés « Marianistes » pour les distinguer des « Maristes ». En 1877, un indult qui approuve un Propre  spécial pour la Société de Marie utilise ce terme. Voir E.F. 4, chap. 2 : La révision des observances monastiques.2 Je suis redevable au P. Eduardo Benlloch d’avoir relevé cette utilisation ancienne du terme « marianiste ». 3 Louis GADIOU , SM, La Société de Marie ( Marianistes), Paris, Letouzey et Ané, 1930 ; deuxième partie, pages 87-123.4 Emile NEUBERT, SM, Le Père Joseph Schellhorn, Marianiste. Un prêtre de Marie (1865- 1935), Paris, Centre de Documentation Scolaire, 1948.

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L’adjectif marianiste commence à être appliqué à des catégories de plus en plus nombreuses de réalités marianistes : écoles marianistes, éducation marianiste, apostolat marianiste, prières marianistes, associations marianistes, documents marianistes, études marianistes...5 Quand les Filles de Marie et la Société de Marie entreprennent la révision de leurs Constitutions, à la suite du deuxième concile du Vatican (1962-65), l’usage du terme est largement répandu. Les Constitutions de la SM de 1967 utilisent fréquemment ce terme. Il est utilisé librement dans les nouveaux textes pour définir l’identité, le charisme et la vie religieuse marianistes. A la même époque, le mot est utilisé pour désigner la Famille marianiste. Celle-ci comprend toutes les personnes et tous les groupes, de tous les états de vie, qui s’inspirent de la spiritualité marianiste.6 Très récemment, les membres des Communautés laïques ont revendiqué le substantif marianistes comme leur nom propre et ont commencé à s’appeler à leur tour marianistes.7

5 Les causes de l’émergence et de la diffusion du terme marianiste n’ont pas encore été pleinement élucidées par les historiens marianistes. Parfois l’expansion du terme s’est heurtée à des résistances. La nouvelle expression heurtait certains religieux des Etats-Unis comme un néologisme indésirable qui leur était imposé par une faction d’enthousiastes égarés. Dans leur effort de promouvoir une action contestable, ces derniers couraient le risque, sans y prendre garde, d’éliminer le titre vénérable et respecté de Frères de Marie.6 Règle SM, 1,1.7 Voir, par exemple, le compte-rendu en anglais, espagnol, français, de la Seconde Assemblée internationale des Communautés Laïques. Il encuentro international de communidades laicas marianistas. 3-10 Agosto 1997, Lliria, Valencia, España.

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1.2. La spiritualité marianiste est une spiritualité laïque

Il est souvent instructif de prêter attention aux changements de terminologie car ils font apparaître d’importants changements dans la conscience qu’ont les Marianistes de leur propre identité. Notre bref excursus sur le terme «marianiste » est un exemple du genre.8 La facilité avec laquelle nous appelons actuellement marianiste chaque membre de la Famille marianiste, est l’un des indices de la conviction que les valeurs que nous partageons tous, en tant que Marianistes, sont de la plus haute importance – assez importantes pour qu’un seul terme puisse désigner le sens profond de notre commune identité marianiste.

Sous cet éclairage, notre identité de Marianistes semble même plus fondamentale que notre appartenance à la catégorie des chrétiens laïcs ou à celle des consacrés. En réalité, cette croyance et cette conviction ne sont pas nouvelles. Les membres des Communautés Laïques Marianistes ont commencé depuis peu à s’appeler marianistes, mais il y a toujours eu une conscience implicite que la vraie identité marianiste n’est pas une propriété exclusive des religieux marianistes.

Le Père Joseph Simler a choisi de publier sa célèbre circulaire sur les vertus caractéristiques dans la Société de Marie, « à l’occasion, écrit-il, du premier centenaire de son origine ». La date de publication est 1894, non 1917. Dans le préambule de la circulaire, il 8 Plusieurs autres termes viennent à l’esprit : esprit de famille, piété filiale, frères ouvriers, éducation, communauté et Famille de Marie. A l’occasion, un changement dans l’utilisation d’expressions comme celles-ci indique des changements importants dans la conscience de l’identité des marianistes. L'essor et le déclin de l’expression piété filiale sera examinée plus loin dans cet ouvrage. Voir pp. 75-83.

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fait remarquer que « l’année 1889 inaugure une série de centenaires » qui rappellent les principaux événements de la Révolution Française avec ses séquelles, à la fin du 18e siècle et au début du 19e

siècle. Au cours de cette période, précisément, pense le Père Simler, la Société de Marie rencontre « différentes dates, révélatrices des phases successives de son origine. Ce fut en effet durant la Révolution Française que le Père Chaminade, obéissant à une vocation qui prenait son origine dans une époque antérieure, commença sa vie apostolique et fonda les œuvres de zèle dont la Société de Marie devait être l’âme, le centre et le couronnement ».9 Le point de vue du P. Simler concorde avec celui qui sera exprimé dans cet ouvrage.10 La spiritualité marianiste dont nous entreprenons de tracer l’histoire prend ses origines quelque vint cinq à trente années avant la fondation de la Société de Marie, en 1817.

Ce point de vue présuppose que la spiritualité marianiste est essentiellement une spiritualité

9 Joseph SIMLER , SM, Instruction sur les vertus caractéristiques de la Société de Marie…, Circ. N° 62, 10 Juillet 1894. 10 De nos jours, nous ne parlerions plus comme le P. Simler, qui qualifiait la Société de Marie comme « l’âme, le centre et le couronnement  » de la Famille Marianiste. Comme le frère Garcia de Vinuesa le fait remarquer, nous avons dépassé semblable conception de la Famille de Marie. « De fait, il n’y a pas si longtemps, dans les années 1960-1970, la Famille de Marie était souvent représentée graphiquement par des cercles concentriques. Au centre, on trouvait naturellement les religieux de la Société de Marie. Chose bizarre, dans ce schéma les Sœurs marianistes n’étaient même pas mentionnées. Aujourd’hui, une telle structure faussement hiérarchique, cléricale et manquant de partage, est remplacée par un schéma plus global et plus démocratique, fraternel et équilibré, où tous sont co-responsables de l’ensemble ». Cf. Francisco José Garcia de Vinuesa, SM, The Family of Mary, in Commentary on SM Rule, p. 446.

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laïque.11 C’est le fondement de la vie spirituelle aussi bien des religieux que des laïcs de la famille marianiste. Ses traits caractéristiques sont enracinés dans la vie nouvelle engendrée en tout chrétien par le baptême. Un Marianiste n’a pas besoin de prononcer des vœux de religion pour vivre pleinement la vie marianiste. La spiritualité des premiers membres de la Congrégation de Bordeaux, qui commencèrent à se 11 Les deux lecteurs de ma brochure et certains autres auteurs qui ont écrit sur la spiritualité marianiste sont en désaccord avec moi quand je définis la spiritualité marianiste comme une spiritualité laïque. Tous approuvent cependant l’idée, que je m’efforce de présenter, selon laquelle c’est la même spiritualité qui est vécue par les religieux et les laïcs. Mais pour différentes raisons, ils désapprouvent la formulation. Le Père Théodore Koehler estimait que ce que nous appelons « spiritualité marianiste » a débuté avec les laïcs et a été transformé par le P. Chaminade, poussé par des circonstances providentielles, en une spiritualité pour religieux. Nous avons ici une intuition du Fondateur qui l’a guidé depuis Mussidan. Ce n’était pas simplement la vie religieuse qui était essentielle à la vie de l’Eglise, mais une vie religieuse avec un esprit nouveau. Chaminade avait compris que restaurer les grands ordres religieux anciens était insuffisant. L’Esprit Saint était en train d’insuffler un nouvel esprit dans la vie religieuse. Le nouvel esprit exigeait de toute évidence de nouvelles structures.

Le Père Eduardo Benlloch trouve la terminologie historiquement incorrecte et anachronique. Le mot laïque s’utilisait au temps du P. Chaminade pour distinguer le laïcat du clergé, mais non point pour distinguer les laïcs des religieux. Le Père Benlloch préfèrerait qu’on dise que la spiritualité marianiste est fondamentalement une spiritualité chrétienne, qui peut être exprimée et vécue sur la base du baptême et de la confirmation seuls, ou alors aussi au moyen des vœux de religion.

Le Frère Hugh Bihl croit que le fait d’appeler la spiritualité marianiste une spiritualité laïque donne l’impression que les prêtres ne sont pas importants, et pas plus que les religieux.

Le P. José Maria Arnaïz estime qu'appeler la spiritualité marianiste une spiritualité laïque suscite quelque étonnement : comment les religieux marianistes vont-ils alors s’y prendre pour vivre cette spiritualité « laïque » ?

Le P. José Ramon Garcia Murga doute que la spiritualité marianiste soit une spiritualité laïque. Il pense que la structure de la vie religieuse implique

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réunir en 1800 et qui firent leur premier acte de consécration en 1801, était une spiritualité marianiste. Ces premiers Marianistes étaient des laïcs. Plusieurs d’entre eux avaient commencé leur collaboration avec le Père Chaminade quelques années auparavant, durant la Révolution. Certains germes de la spiritualité qu’il partageait avec eux remontent à ses dernières années à Mussidan. La profession des vœux de religion n’apporte pas de changement essentiel dans la spiritualité des religieux marianistes.

1.3. Capacité d’adaptation de la spiritualité marianiste après 1830

L’éventualité que certains laïcs marianistes deviendraient religieux s’est manifestée très tôt, c'est évident. Cependant de nombreuses années se sont écoulées avant que cela ne devînt réalité. Quand cela arriva, les membres de l’Etat de vie religieuse dans le monde et les premiers membres des Filles de Marie et de la Société de Marie ne cessèrent pas d’être congréganistes.12 Les premiers religieux marianistes ont continué à partager la même spiritualité avec les laïcs, qui constituaient la majorité des membres de la Famille marianiste à ses débuts.

La prépondérance numérique des laïcs marianistes ne fut pas de longue durée. Après la révolution de 1830, l’adhésion des adultes à la Congrégation une insertion plus grande dans le culte et qu'elle était considérée par le P. Chaminade, à travers la vœu de stabilité, comme le sommet de notre alliance avec Marie. 12 Rappelons que jusqu’en 1826 les registres des membres de la Congrégation de Bordeaux continuent d’enregistrer le payement des droits par tous les premiers membres de la petite Société. Le Chef de Travail payait ces droits par une somme forfaitaire, pour tous les membres de la Société de Marie. Les prêtres et les frères enseignants payaient le double des frères ouvriers.

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diminua progressivement et leurs rangs se réduisirent à un petit reste. D’autre part, un nombre toujours croissant de religieux marianistes se dévouèrent à l’éducation chrétienne et au ministère de l’enseignement, en plein développement. Ils s’adaptèrent aux conditions fluctuantes que le gouvernement imposait aux congrégations religieuses pour travailler comme des associations légalement habilitées à diriger des écoles. Un accent grandissant fut mis sur l’identité religieuse des membres de la Société de Marie, perçue comme un corps d’enseignants autorisé par l’Etat. La plupart des nouveaux membres, aussi bien de l’Institut des Filles de Marie que de la Société de Marie, se faisaient Marianistes parce qu’ils voulaient rejoindre une congrégation religieuse enseignante. De moins en moins avaient d’abord appartenu à un groupement marianiste de laïcs adultes ; de moins en moins avaient expérimenté la spiritualité marianiste en-dehors du contexte de la vie religieuse ou d’une école dirigée par les religieux marianistes. Cependant, la spiritualité marianiste se présentait comme assez large, assez souple, assez profonde pour convenir à cette nouvelle cohorte de Marianistes et pour inspirer leur vie et leur travail, tout à fait différents de ceux des premiers congréganistes de Bordeaux.

Le Père Chaminade mourut en 1850. Durant les cent années qui suivirent, la spiritualité marianiste fleurit et se répandit à travers le monde, véhiculée principalement par le succès de la Société de Marie comme l’une des principales congrégations

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enseignantes nées dans la France du 19e siècle.13 La spiritualité marianiste continuait à s’adapter. Elle était suffisamment riche et féconde pour servir de fondement à la vie et au travail de plusieurs milliers de religieux marianistes enseignants et pour influencer la foi du nombre encore plus grand des élèves de ces éducateurs marianistes.

Le terme de marianiste finit par s’imposa au milieu du 20e siècle. La spiritualité marianiste avait pris racines et fructifiait dans les cinq continents. Elle s’était adaptée aux différentes conditions rencontrées à travers le monde, dans des environnements géographiques et culturels divers.

Aujourd’hui, nous pouvons jeter un regard rétrospectif sur l’expansion de la spiritualité marianiste à partir de ses humbles origines bordelaises. Nous pouvons voir comment une spiritualité pour laïcs s’est adaptée pour devenir également une spiritualité pour religieux et, plus particulièrement, pour religieux voués au travail apostolique de l’éducation ; comment, en outre, elle a 13 Le Frère Hugh Bihl réagit au fait qu’en plusieurs endroits de mon travail j’affirme que, dans la Société de Marie, nous nous sommes engagés dans l’éducation, que nous avons connu le succès en devenant une congrégation enseignante et que ce succès fut une bonne chose. Selon lui, ce succès ne fut pas une bonne chose. Le succès dans le monde n’est pas toujours une bonne chose du point de vue de la foi. Ce succès a fait de nous des gens imbus d'eux-mêmes, ne voyant plus la nécessité de la foi, à cause même du succès. Peut-être y a t-il une relation de cause à effet, par exemple, entre notre succès croissant dans les écoles et notre abandon progressif du Système des vertus ? Parfois le succès dans le monde est un obstacle à la vie de foi. Pourquoi avons-nous perdu les communautés laïques (CLM) pendant si longtemps ? Si vraiment elles sont constitutives de notre identité c’est donc que nous avons été à côté de notre identité pendant plus de cent ans. Pourquoi avons-nous perdu notre identité pendant un siècle ?

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répondu à différents besoins particuliers à travers le monde.

Ces derniers temps, nous assistons à un nouvel essor de la spiritualité marianiste ; elle inspire la vie et l’œuvre d’un nombre croissant de laïcs marianistes, dont le nombre dépasse à nouveau celui des religieux.

1.4. Le terme de « spiritualité »Un autre terme qui a émergé et qui a subi une

évolution au cours du 20e siècle est le mot spiritualité. Le terme se rapporte à la compréhension et à la pratique de la vie spirituelle, telle qu’elle est expérimentée par un individu ou un groupe. Dans l’usage actuel, le terme va au-delà du contexte strictement chrétien.14 On peut parler, par exemple, de spiritualité hindoue, de spiritualité du New Age, ou même de spiritualités occultes. Dans le présent ouvrage nous l’emploierons dans le sens de spiritualité chrétienne.

Il est possible, de plus, de distinguer de ce mot deux significations proches. Il peut se rapporter à la vie et à la pratique de tout chrétien, comme dans le titre de Pierre Pourrat : La spiritualité chrétienne, ou

14 A strictement parler, le terme spiritualité n’est pas né au 20ème siècle ; il a alors refait surface. Le terme avait été utilisé en France pendant une brève période du 17e siècle, avec une signification proche de celle d’aujourd’hui. Le mot était interchangeable avec les termes de dévotion ou de piété, pour exprimer une relation avec Dieu personnelle, affective, telle que l’expérimentaient les premiers adhérents, les dévots et les dévotes, au milieu d’une multitude de spiritualités qui fleurissaient alors chez les aristocrates français. Quand, au début du 18e siècle, l’enthousiasme religieux, le quiétisme, et le mysticisme devinrent la cible de la dérision et de la suspicion le mot spiritualité ne fut plus utilisé et disparut. Il resta enfoui pendant deux cents ans. Voir Philip SHELDRAKE, SJ, Spirituality and History : Questions of interpretation and method, New York, Crossroad, 1992, pp. 34-36.

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dans celui de Louis Bouyer : Une histoire de la spiritualité chrétienne. Par ailleurs, le terme implique un centrage particulier de la vie spirituelle correspondant à un temps, un espace, un groupe, une tradition spirituelle.

Dans d’autres contextes, le terme signifie simplement le mystère chrétien. Mais avec des sens plus restreints, le mot peut désigner, par exemple, la spiritualité baroque, la spiritualité de la Contre-Réforme, la spiritualité des mystiques rhénans, la spiritualité franciscaine, une spiritualité sacramentelle ou liturgique, une spiritualité de l’Incarnation, une spiritualité anthropocentrique...

En ce second sens du mot, une spiritualité se centre et se focalise sur certains aspects de l’évangile, qui reçoivent une accentuation particulière à travers des dévotions et des pratiques, des méthodes de prière, l’approche d’une relation avec le Christ, une compréhension théologique et doctrinale, des attitudes à l’égard des chrétiens, de la communauté humaine, du monde, - toutes choses qui distinguent globalement ce chemin particulier de vie et d’expérience chrétiennes de celui d'autres personnes. Une spiritualité est une incarnation de ce que les écrits chrétiens appellent vie dans l’Esprit, ou vie en Christ. Cette spiritualité particulière est, face à la plénitude de la vie chrétienne, dans le même rapport que la personnalité d’un individu face à la plénitude de la vie humaine. C’est la personnalité chrétienne commune à un groupe de chrétiens qui cheminent ensemble sur une route chrétienne particulière.15

15 Le père Arnaïz utilise de façon créative la métaphore du chemin (camino) pour exprimer et donner du relief à la spiritualité marianiste. Jose Maria ARNAÏZ, Camino marianista de vida christiana. De même L. CADA.

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Quand on examine aujourd’hui toute l’ampleur et la plénitude du mot spiritualité, il n’est guère surprenant de constater que son histoire récente soit si brève. Avant la première guerre mondiale, le mot était quasiment inconnu dans son sens actuel. Le Père Chaminade et nos prédécesseurs marianistes n’utilisent jamais ce mot quand ils nous transmettent le précieux héritage de la spiritualité marianiste.

C’est seulement à l’époque où Henri Brémond publiait successivement les volumes de sa monumentale Histoire littéraire du Sentiment religieux en France (1916-33) que le mot refit surface. Certains théologiens et historiens de l’Eglise en France commencèrent à utiliser ce terme dans des revues respectables comme la Revue d’Ascétique et de Mystique, fondée en 1920, et le prestigieux Dictionnaire de Spiritualité, dont le premier volume parut en 1932. On écrivit des livres pour expliquer le terme de spiritualité ; ils contribuèrent à répandre son usage. Brémond lui-même utilise ce terme pour faire la synthèse des idées des successeurs et disciples de Bérulle ; il les présente non seulement comme les tenants d’une école de spiritualité parmi d’autres nées en France, mais comme l’Ecole française de spiritualité. Selon Brémond, les maîtres de la vie spirituelle ne constituaient pas seulement une école de théologie, mais une vraie école de vie intérieure, de haute spiritualité, qui prenait grand soin d’exploiter de façon exhaustive et exclusive les magnifiques prémisses élaborées par Bérulle.16 16 Henri BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux en France de la fin des guerres de religion à nos jours, 11 volumes. (Paris, Bloud et Gay, 1916-33).Vol 3 p. 4 : «Cependant, tous restaient invinciblement fidèles à la tradition originelle, heureux d’expliciter le contenu des merveilleuses prémisses proposées par le Cardinal de Bérulle. Vraiment une école, non de

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Le terme fut promu par des écrivains qui cherchaient à tracer de nouveaux sentiers dans le champ de la théologie ascétique. La doctrine dominante, appuyée sur des manuels largement répandus, comme La vie spirituelle de Adolphe Tanquerey, voyait une division fondamentale entre la vie spirituelle ordinaire de la plupart des chrétiens et la vie spirituelle extraordinaire d’un petit nombre de chrétiens favorisés par les dons extraordinaires de la prière mystique. La vie spirituelle ordinaire, dans une telle conception, se développe par la voie des commandements et la voie des conseils évangéliques. De nombreux chrétiens, sur le chemin des commandements, avancent en sainteté en observant les commandements et en recevant les sacrements. Un certain nombre de chrétiens ordinaires entrent dans l’état de perfection - qui comprend les religieux qui pratiquent les conseils évangéliques et les évêques. Contrastant avec la vie spirituelle commune de la plupart des chrétiens, la vie spirituelle extraordinaire de ceux qui reçoivent les dons rares et extraordinaires de la prière mystique, est considérée comme tout à fait exceptionnelle et réservée à un petit nombre.

Les défenseurs de la nouvelle vision espéraient dépasser cette théologie d’une vie spirituelle dédoublée, en mettant l’accent sur la continuité de la vie chrétienne dans toutes ses orientations et phases successives. Selon des écrivains comme Réginald Garrigou-Lagrange, Dieu offre les grâces de la prière mystique à chacun. La notion de vie mystique ne peut pas être limitée à des phénomènes exceptionnels et

théologie, mais de vie intérieure et de la plus haute spiritualité ».

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rares, mais doit être regardée comme le but de toute vie chrétienne.17 Pour ces auteurs, le terme de spiritualité, plus clair et plus global, embrassait cette étendue, cette variété, cette continuité plus large de la vie spirituelle telle que vécue par tous les chrétiens.18

Durant les décennies de l’après-concile Vatican II, il y a des changements considérables dans la théologie catholique. Celle-ci s’éloigne des synthèses intemporelles du passé au profit d’une réflexion plus approfondie sur l’expérience humaine et un retour à la source authentique de la révélation divine. Grâce à cette évolution, l’étude de la vie spirituelle a délaissé l’approche statique, courante précédemment en théologie ascétique ou spirituelle, pour entreprendre une étude de la spiritualité chrétienne fondée sur l’expérience et la conscience historique. Les accents les plus forts sont mis sur « la réalité historique de la révélation en Jésus et par conséquent de la tradition chrétienne », de même que sur « l’assimilation

17 SHELDRAKE , Spiritualité et sainteté, pp. 45-46.18 Quand l’usage du terme « spiritualité » se répandit, il commença à être employé comme synonyme d’école de spiritualité ou de tradition spirituelle pour désigner les spiritualités les plus connues. Ce second sens du terme ne progressa pas rapidement, du fait que la théologie catholique était encore dominée par l’approche néo-scolastique avec sa prédilection pour les concepts universels immuables et ses idées parfaites. Il ne restait que bien peu de place pour tenir compte de la diversité des expériences de sainteté parmi les chrétiens d’époques et de tendances diverses. Même Bouyer, qui prend ses distances par rapport à la théologie ascétique des manuels, hésite à parler de spiritualités différentes, malgré la conviction et les descriptions approfondies qu’il donne de ces différences. Il contraste avec soin les circonstances historiques particulières et les personnalités uniques des grandes figures, qui conduisent à la riche diversité des traditions spirituelles, mais il souligne l’unité essentielle de la spiritualité chrétienne et affirme que « nous devons être très réservés en parlant de spiritualités au pluriel ». Cf. Sheldrake , oc..

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personnelle par chaque personne du salut en Jésus-Christ dans le cadre des circonstances historiques, sociales et culturelles, soumises à des mutations, et qui, dès lors, requièrent une nouvelle approche de la conduite chrétienne. Comme résultat de ces changements de perspective, on s’est aperçu que les gens ont intériorisé dès le départ des traditions spirituelles particulières plutôt que la doctrine et assimilent plus rapidement ce qui surgit de la vie que des idées abstraites ».19

Notre étude tirera profit de la pertinence et du pouvoir expressif des termes marianiste et spiritualité dans le sens où nous les employons aujourd’hui. Il y a un anachronisme évident à transposer ces termes à l’époque du Père Chaminade et des premiers Marianistes. De plus, ce choix d’une terminologie introduira certainement une dualité dans le débat. Ces considérations préliminaires ont pour but de mettre en évidence quelques-uns des préjugés tacites qui se sont infiltrés dans une terminologie ambiguë. Sachant qu’il faut prendre ces précautions, nous pouvons bien prendre le risque de faire usage de ces termes. Nous savons que toute histoire est ambivalente et, plus important encore, nous sommes convaincus que la spiritualité marianiste dont nous parlons, est pour nous, comme elle l’a été pour les générations de Marianistes qui nous ont précédés, notre don de Dieu.

1.5. Le mot « Nous »Je termine ces considérations préliminaires par

quelques mots d’explications sur la manière dont j’emploie le pronom nous. Dans des écrits de ce 19 Ibid. p. 33.

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genre, je n’utilise habituellement pas ce mot. Il détonne étrangement dans le langage impersonnel d’un écrit académique, avec des notes de bas de page. Parfois il peut sembler prétentieux, rappelant le nous papal ou constituant un pluriel de majesté. En d’autres circonstances, le mot semble paternaliste ou présomptueux.

En ce qui me concerne, comme auteur, je présume que vous, lecteur, vous m’autorisez à parler pour nous deux, à nous désigner ensemble par le même nous. Même quand aucune de ces objections ne s’applique, le nous est ambigu. Qui sont exactement ces nous qu’on ne nomme pas et auxquels je me réfère constamment ?

Dans ce livre, le mot nous se rapporte aux Marianistes d’aujourd’hui. Je suis un Marianiste parlant à d’autres Marianistes. Je pars du principe que nous partageons les mêmes attentes concernant l’avenir de la Famille marianiste, et j’ai pris la liberté d’utiliser le pronom nous parce que je crois que nous partageons aussi un intérêt commun à explorer ensemble l’histoire de notre spiritualité marianiste. Ce n’est pas que je veuille simplement me mettre à l’écart des conventions habituelles de l’écriture. Je propose ma manière de raconter l’histoire de la spiritualité marianiste et je vous invite à écouter. Et si l’un ou l’autre d’entre vous en éprouve le désir, à répondre par des additions et des corrections ou encore en racontant cette histoire à sa manière à lui.

Comme je l’ai dit dans le titre, cette présentation de l’histoire est une « petite histoire ». Elle est conçue comme un survol rapide de l’état de la question, tel qu’il est connu aujourd’hui. Chacun à sa manière,

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presque tous, nous reconnaissons que le monde marianiste traverse une période de mutations. De vieux modèles et exemples sont remplacés par de nouveaux rêves et de nouvelles visions ; mais il y a encore bien des incertitudes. Il nous faut discerner plus amplement les directions vers lesquelles la Providence nous entraîne en étant attentifs aux signes de notre ère de mutations comme aux intuitions qui nous viennent de l’assimilation de notre spiritualité marianiste.

La compréhension de l’histoire de notre spiritualité marianiste examinée à partir de notre situation présente, vient à notre aide dans ce discernement. - Comment nous, Marianistes au tournant des 20e-21e

siècles, voyons-nous notre passé marianiste ? - Comment comprenons nous l’origine et l’évolution de la spiritualité marianiste jusqu’aujourd’hui ? - Comment cette compréhension éclaire-t-elle la route sur laquelle la spiritualité marianiste sera vécue dans les années à venir ? - Comment percevons-nous notre propre rôle comme génération actuelle de la Famille marianiste, responsable de transmettre le flambeau de notre charisme à ceux qui viendront après nous ?

Ce petit livre n’est donc pas simplement un exercice académique. Je soulignerai, bien sûr, ce qui me paraît aujourd’hui être la meilleure interprétation mais j’explorerai aussi le passé de la spiritualité marianiste afin d’y déceler des potentialités pour l’avenir.

Où allons-nous ? Où Dieu nous appelle-t-il ? Où Marie nous conduit-elle ?

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Ces questions nous préoccupent tous. Notre souci commun et notre intérêt partagé sont symbolisés ici et exprimés par l’emploi du pronom nous.

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II. L’époque moderne, matrice

de la spiritualité marianiste

2.1. La spiritualité marianiste est une spiritualité moderne

Quand nous, les Marianistes, nous jetons un regard rétrospectif sur notre fondation au milieu des événements dramatiques de la Révolution française, il nous faut, pour comprendre les vues du P. Chaminade et des premiers marianistes, prendre en compte un bilan de deux siècles supplémentaires. Nous pouvons situer la Révolution quasiment vers le milieu de l’époque moderne, comme sommet d’une évolution historique qui avait commencé environ deux ou trois siècles auparavant et qui semble finalement parvenir à son achèvement de nos jours.20 Les historiens nous affirment qu'on trouve dans les cinq siècles qui s'étendent de 1500 à nos jours suffisamment d’éléments historiques convergents pour former un ensemble cohérent qu'on a raison de désigner cette longue période de la civilisation occidentale par une expression commune : l'« époque moderne ».

20 NDT. L’auteur critique la position de certains historiens qui pensent que l’ère moderne est dépassée. Il pense au contraire que nous sommes encore dans l’ère moderne.

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Cette division de l’histoire n’a pas qu’un intérêt académique pour les Marianistes.21 Notre spiritualité est une spiritualité moderne et nous pouvons mieux saisir l’histoire de notre spiritualité si nous comprenons l’histoire de la modernité. Pour tenter de relever ce défi, nous allons faire un survol rapide de cette période et repérer certains aspects importants de la spiritualité marianiste qui sont en relation avec 21 Le Père Benlloch et plusieurs auteurs impliqués dans la rédaction du projet de Spiritualité marianiste ont fait des commentaires sur ma prétention de faire de la spiritualité marianiste une spiritualité moderne. D’après le Père Benlloch, l’importance que j’attribue à l’ère moderne comme ayant exercé une influence sur Chaminade est hors de proportion avec la profonde expérience qu’il a vécue durant la Révolution et le temps passé à Saragosse. Ces expériences ont bien plus d’influence sur la naissance de la spiritualité marianiste que tous les théologiens, penseurs et mouvements que j’analyse dans cette partie de mon étude.

Le Père Roten souligne que d’importantes influences historiques se sont exercées sur la spiritualité marianistes, comme celle des bénédictins, donc antérieures à 1500 et à l’aurore de l’ère moderne. Il soutient aussi qu’il faut soigneusement distinguer entre la théologie de Chaminade et les moyens qu’il utilise. Sa théologie n’était pas une théologie moderne, mais les moyens employés étaient modernes.

Le Père Lorenzo Amigo juge problématique la qualification de Chaminade comme moderne. Ce n’est que de nos jours, après le Concile Vatican II, que nous jetons un regard positif sur la modernité. Il y a lieu de préciser à quels défis de la modernité le Père Chaminade était confronté.

Le Père J.M. Arnaïz demandait une meilleur relevé des caractéristiques d’une spiritualité moderne. Ensuite, on pourra décider dans quelle mesure la spiritualité marianiste peut être qualifiée de moderne.

Le père Garcia Murga estime ouverte la question de savoir si Chaminade était moderne ou non. Il est nécessaire de montrer plus clairement qu’il était ouvert à la modernité. Quelle est, par exemple la position de Chaminade par rapport à l’autorité ? Où en est-il avec le problème de l’autoritarisme et le bon usage de l’autorité, en relation avec les subjectivisme et la liberté et la volonté libre du sujet ? Chaminade n’était pas explicitement moderne ; et les théologiens baroques postérieurs au Concile de Trente qu’il lisait, n’étaient certainement pas très "modernes".

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les circonstances historiques dans lesquelles nous sommes nés et qui ont marqué la relation des Marianistes avec la culture ambiante tout au long de leur histoire. Ces relations sont comme omniprésentes et ont connu une durée suffisamment longue pour qu'on puisse considérer l’ère moderne comme une matrice de la spiritualité marianiste.22

2.2. L’aube d’une Ere NouvelleLe tournant du 16e siècle a fini par être considéré

comme une réorientation fondamentale de l’histoire européenne. Une énumération, même succincte, des personnalités et des événements surgissant alors, rappelle la multiplicité des nouvelles tendances et des nouveaux mouvements qui commençaient et qui ont contribué à transformer la culture en se prolongeant dans les siècles suivants.

Christophe Colomb découvrait l’Amérique et inaugurait l’âge des explorations. L’Espagne et les nations maritimes s’enrichirent par l’or ramené en Europe et l’imagination de tout ce contient se mit en ébullition en écoutant les récits étonnants qui parlaient des nouvelles terres existant au-delà des océans.

L’humanisme de la Renaissance associa le sens de la liberté et de la curiosité intellectuelle avec la 22 Plusieurs auteurs marianistes nous ont fourni des récits sur la France du 18 e

et 19e siècle, qui se voulaient des introductions au contexte dans lequel la Famille Marianiste est née et auquel elle apportait une réponse. Voir p. ex. Vincent R. Vasey, SM, Another portrait, chapitre 1 : Le climat. (Dayton, MRC, 1987, pp. 1-17. A voir aussi A. Windisch, SM, Le système social marianiste, selon les écrits du Père Chaminade , (1761-1850), chap. 1 :  «  Le siècle des Lumières françaises et l’eschatologie des Philosophes » ; et chap. 2 : «  Reconstruction et idéologies chrétiennes » ( Fribourg, Editions St Paul, 1964) pp. 13-57.

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redécouverte de la beauté et du génie de l’antiquité classique. Ce mouvement se répandit de l’Italie vers l’Espagne et le reste de l’Europe. Léonard de Vinci et Michel-Ange donnèrent une expression parfaite à la nouvelle conception de l’art et de l’architecture, comme le firent Roland de Lassus et Giovanni Pierluigi de Palestrina en musique.

A la même époque, la nouvelle technique de l’imprimerie permettait d'inonder le continent de livres et donc des idées qu'ils véhiculaient.

La publication posthume du « De revolutionibus orbium coelestium» de Nicolas Copernic fournit le détonateur pour la mise à feu de la Révolution scientifique entre les mains de Galileo Galilei, ou de Jean Kepler et, finalement, d’Isaac Newton.

2.3. La RéformeCependant, l’événement le plus important du 16e s.

et le choc le plus violent de tout le millénaire fut pour l’Eglise la Réforme. Martin Luther déclencha la révolte protestante en 1517. A partir de ce moment, elle déroula ses épisodes successifs avec un irrésistible élan, au point que le tissu de la chrétienté occidentale fut irrémédiablement déchiré. A la fin de la guerre de Trente Ans, en 1648, une fracture religieuse traversait l’Europe, séparant les régions protestantes du Nord des régions catholiques du Sud. Cette fracture est demeurée à peu près inchangée jusqu’à notre époque, couvrant une période bien plus longtemps que celle du Rideau de Fer. A cette époque, le processus de la sécularisation de la seconde moitié de l’ère moderne, n’avait pas encore débuté. La religion n’était pas encore reléguée dans la sphère étroite de la croyance

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privée. Elle était avant tout publique et c’était l’affaire de tous.

Aujourd’hui la plupart d’entre nous ont de la peine à comprendre à quel point la religion pénétrait chaque aspect de la vie et de la culture européenne de l’époque. Nous sommes obligés de faire un effort pour imaginer l’extension et la profondeur du pouvoir politique de l’Eglise et le sérieux avec lequel les législateurs européens du passé traitaient la religion. Tout le monde se préoccupait de religion avec passion et prenait parti dans le conflit qui ne cessait de s’élargir. A plusieurs reprises et parfois avec une cruauté barbare, la lutte dégénéra en guerre ouverte, devenant affaire de vie ou de mort.

La France fut dévastée par les guerres de religion durant la plus grande partie du 16e siècle. Quand, finalement, au 17e s., les catholiques y prirent le dessus sur les protestants, il n'en demeura pas moins un contentieux de souvenirs amers qui, depuis lors, ont marqué certains comportements dans ce pays.

Les protestants furent condamnés comme hérétiques. Ils ne constituaient qu’une petite minorité dans le Royaume de France. Si leur hérésie n’était pas totalement vaincue, elle était réduite à une zone de tolérance contrôlée, dans un pays qui continuait à se vanter d’être « la fille aînée de l’Eglise ».

Quand le Père Chaminade et les premiers religieux marianistes élaboraient leur programme d’action en réponse au désastre qui avait résulté de la Révolution, ils trouvaient tout à fait naturel d’évoquer le spectre de l’hérésie protestante qu’il fallait encore extirper. Quand, par exemple, en 1838, le Père Chaminade présentait les Constitutions des Filles de Marie et de la

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Société de Marie à Rome, il écrivit notamment, dans la lettre d’accompagnement au Pape Grégoire XVI :

[« Très Saint Père, s’il m’eût été permis de venir en personne me jeter humblement aux pieds de votre Sainteté, je lui eusse révélé les sentiments les plus intimes de mon cœur. Je lui eusse dit, avec une simplicité toute filiale,] combien grande est depuis longtemps ma douleur à la vue des efforts incroyables de l’impiété, du rationalisme moderne et du protestantisme conjurés à la ruine du bel édifice de la Révélation. Pour opposer une digue puissante au torrent du mal, le Ciel m’inspira, au commencement de ce siècle, de solliciter du Saint Siège les lettres patentes de missionnaire apostolique, [afin de raviver ou de rallumer partout le divin flambeau de la foi, en présentant de toute part au monde étonné des masses imposantes de chrétiens catholiques de tout âge, de tout sexe, de toute condition, qui, réunis en associations spéciales, pratiquassent sans vanité comme sans respect humain notre sainte religion dans toute la pureté de ses dogmes et de sa morale…]

La philosophie et le protestantisme, favorisés en France par le pouvoir, se sont emparés de l’opinion publique et des écoles, s’efforçant de répandre dans tous les esprits, surtout dans l’enfance et dans la jeunesse, ce libertinage de la pensée, plus funeste encore que celui du cœur, qui en est inséparable ».23

Dans ce document, bref mais significatif, dans lequel le Fondateur explique au pape le plan et les circonstances dans lesquels il fut conduit par la

23 Lettres 4, à Grégoire XVI, 16 sept. 1838. Voir aussi E.F. I, p.48-49.

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Providence à fonder les deux branches distinctes de la famille marianiste, il n’hésite pas à signaler le protestantisme - non pas une fois mais deux - comme une des raisons qui le poussent à fonder la famille marianiste. Il avait une conscience vive des circonstances historiques de son temps et il identifia à plusieurs reprises ces facteurs comme des signes du temps appelant à l’existence et inspirant le projet marianiste.

2.4. La Réforme catholiqueAprès le Concile de Trente - 1545-1563 -, l’Eglise

catholique fit de son mieux pour assurer sa force et son unité par les stratégies variées de la réforme catholique. De nouveaux ordres religieux virent le jour et, parmi eux, les Jésuites tinrent le haut du pavé. Ils inventèrent un tout nouveau style de vie religieuse, orienté vers le service apostolique actif, pour aider l’Eglise à triompher dans sa lutte contre l’hérésie protestante. Le mouvement de la Doctrine Chrétienne chercha à renouveler l’Eglise par une instruction systématique de la jeunesse dans les vérités élémentaires de la foi, en accord avec la méthode des nouveaux catéchismes. Les livres ne furent pas le seul support de la catéchèse. L’exubérance du nouveau style de l’art et de l’architecture baroques apportaient leur concours à la foi des catholiques en suscitant des émotions à couper le souffle, en présentant aux regards des fidèles le spectacle de la beauté, dans leurs églises, leurs chapelles et leurs sanctuaires.

La formation des prêtres se fait désormais dans les séminaires suscités par le Concile de Trente, et les candidats y reçoivent une instruction systématique, sur les plans humain et intellectuel. La théologie

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catholique traditionnelle est reformulée de telle sorte qu'elle intègre l’enseignement du Concile de Trente dans les manuels scolaires et les commentaires de la scolastique baroque et postérieure à la Réforme.

Si aujourd’hui nous jetons un regard rétrospectif sur ces activités, c’est à travers les lunettes du renouveau néo-thomiste qui s'est produit entre le premier et le second Concile du Vatican et où se sont illustrés des hommes comme le cardinal Cajetan, François Suarez, et Jean de Saint Thomas, représentants éminents de la scolastique postérieure à la Réforme et de l’âge baroque.24 Cependant, ces noms ne figurent pas en première ligne dans le monde du Père Chaminade et des premiers Marianistes. C’est qu’au 18e siècle d’autres auteurs traitant de la scolastique baroque étaient plus populaires et avaient une plus large audience.

Ces quarante dernières années, les recherches laborieuses de chercheurs marianistes, et tout spécialement du Père Armbruster,25 nous ont fourni un tableau assez complet des sources du Père Chaminade.26 Nous pouvons énumérer la plupart des théologiens et auteurs spirituels qu’il a lus, étudiés et 24 A ces trois noms, nous pouvons ajouter ceux de Melchior Cano, Gabriel Vásquez et Jean de Lugo, qui sont comptés aujourd’hui parmi les plus célèbres théologiens scolastiques baroques. Pour une analyse des motifs pour lesquels ces six théologiens ont été regardés durant la période du renouveau néothomiste du XXe siècle comme représentants importants de la scolastique baroque, on se reportera à l’ouvrage de Gérald A. McCOOL, SJ, Catholic theology in the Ninetheenth Century : The Quest for a Unitary Method, New-York, Seabury-Crossroad, 1977.25 On trouve des sommaires des recherches détaillées du père Armbruster dans la liste des sources des E.M. 1, p. 99- 105 ; E.D. 2, p. 239 –53 ; dans les Ecrits sur la Foi, de même dans les notes en bas de page ou à la fin des volumes de ces ouvrages. Dans la plupart de ses monographies récentes, le Père Armbruster poursuit la discussion de ces sources.

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cités dans ses lectures, instructions et conférences de retraites ; et, dans de très nombreux cas, nous connaissons les titres des livres qu’il a utilisés. Il n'est nulle part mentionné qu’il ait utilisé les auteurs scolastiques baroques auxquels nous avons fait allusion ci-dessus. Par contre, ses auteurs favoris étaient d’autres figures du même courant scolastique postérieur à la Réforme et au baroque, plus connus en son temps.

« En tête figure Jacques Marchant, prêtre belge (1587-1648). Chaminade a transcrit des passages entiers, en latin, de son Hortus pastorum, un livre écrit pour les prêtres, les prédicateurs, les catéchistes, et dans lequel on trouve, parmi d’autres développements, un long commentaire sur l’Ave Maria, dont le fondateur s’est inspiré librement. Marchant lui fournit aussi de nombreuses citations des Pères et de plusieurs auteurs anciens. A ceux-ci, nous devons ajouter un certain nombre de prédicateurs des 17e et 18e

siècles, tels que les évêques Jacques Bénigne Bossuet et Jean Louis Fromentières, les Jésuites Vincent Houdry, Louis Bourdaloue et Timoléon de Montaigu Cheminais et les Oratoriens Jacques Joseph Duguet et Jean-Baptiste Massillon ».27

Même les citations de théologiens médiévaux, tels que Saint Bernard, ou des Pères de l’Eglise, comme Saint Augustin, sont tirées de compilations établies par ces auteurs de la scolastique baroque et post-tridentine. Bien que le Père Chaminade ne fut ni un

26 Le Père Halter résume les sources du Fondateur à propos des Ecrits sur l’Oraison dans les commentaires et les notes de E.O.27 J.-B. Armbruster, La Dévotion à Marie, p. 5.

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théologien ni un écrivain, il est clair qu'il possédait cependant une excellente formation théologique, qu’il n’arrêtait pas de parfaire pas des études personnelles.

Cette toile de fond donne un fondement théologique solide et largement établi aux nombreux élément de la spiritualité marianiste qu’il nous a transmise, telles sa doctrine mariale28 et sa façon de comprendre la foi et son rôle dans la vie chrétienne.29

Dans la France du 17e siècle, le renouveau catholique, tel que souhaité par le Concile de Trente, se développa avec un élan particulier lorsque le pays entra dans ce qu’on appelle le grand siècle. Tous les maîtres de l’Ecole française étaient impliqués dans la réalisation du mouvement post-tridentin des séminaires. Ils se voyaient transposer en France le travail de pionnier réalisé par Charles Boromée pour l'Italie, tout en l’adaptant au contexte propre de ce pays. En agissant ainsi, il introduisirent en France une orientation et une loyauté à l’égard de Rome et de la papauté qui rejoignait celle des Jésuites et s’opposait aux attitudes qui avaient cours dans le Gallicanisme et le Jansénisme des 17e et 18e siècles. Les représentants de ces dernières tendances croyaient nécessaire, pour 28 La thèse du P. Cole sur la mariologie du Fondateur contient une longue investigation dans les sources mariologiques de ce dernier. Voir William J. Cole, sm, The Spiritual Maternity of Mary according to the Writings of William Joseph Chaminade: A Study of his Spiritual Doctrine, Cincinnati 1958.29 Le père Gascón a analysé récemment la théologie du Père Chaminade sur la foi et examiné une sélection d’auteurs que le Père Chaminade cite, indiquant leur place parmi les auteurs de la scolastique baroque et post-tridentine. Il souligne le travail de pionnier du Père Armbruster. Cf. Antonio Gascón, Defender y proponer la fe en la enseñanza, de Guillermo Jose Chaminade, Espiritualidad marianista, n° 13, Madrid 1998. Voir aussi les articles de Antonio Gascón dans la Revue internationale Marianiste, n° 17,.1-2 (Avril 1996).

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diverses raisons, de maintenir comme un espace de sécurité et une certaine indépendance à l’égard de Rome, alors que le nouvel esprit post-tridentin laissait présager l’ultramontanisme du 19e siècle.

La formation et les débuts de la vie active du Père Chaminade au petit séminaire de Mussidan le poussent fortement dans le courant du catholicisme français fidèle à Rome.

Le Collège de Mussidan avait été fondé dans le cadre des idées missionnaires telles que les concevait l’Eglise post-tridentine – conception qui s’appuyait sur l’exemple des Jésuites et des saints patrons du collège : Charles Borromée et Vincent de Paul. Etroitement dépendante du Saint Siège, l’Eglise post-tridentine, pour conduire la Contre-réforme, attachait beaucoup d’importance et donnait de vifs encouragements aux associations missionnaires qui se mettaient entièrement à la disposition du Saint-Siège pour travailler à la réforme. Ces groupes étaient particulièrement encouragés en France, où le Gallicanisme et le Jansénisme s’opposaient à la primauté romaine. Les séminaires étaient regardés comme l’institution de base pour atteindre les objectifs de la Contre-Réforme.

Déjà au XVIIe s., nous rencontrons chez les disciples de Saint Vincent de Paul la pensée et l’expression que le Père Chaminade fera siennes plus tard ; un supérieur du séminaire de Saint Lazare désignait le séminaire comme une mission permanente, pour le plus grand bien des séminaristes dont l’action, plus tard, devait porter

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des fruits sous la forme de missions prêchées dans la ville et les campagnes.30

De notre poste d’observation actuel, nous pouvons voir rétrospectivement comment certains aspects de la spiritualité marianiste ont été façonnés dans l’esprit et le cœur de notre fondateur bien longtemps avant la fondation de la Congrégation, en 1800, spécialement durant les 20 années qu’il passa à Mussidan.31

2.5. Le siècle des lumièresEn même temps que les nombreux courants de

l’ère moderne gagnaient en vigueur et s’étendaient, ils exerçaient l'un sur l'autre une influence mutuelle et donnaient naissance à une toute nouvelle perspective philosophique. L’histoire a conféré à René Descartes le titre de Père de la Philosophie Moderne parce qu’il réussit à donner forme à cette nouvelle conscience philosophique qui surgissait dans la pensée européenne. Cette pensée avait été implicite depuis déjà un certain temps, mais Descartes la formula en

30 David A. Fleming, S.M , « Mission », D.D.R., p.559, édition française.31 Grâce aux excellentes recherches du Père Joseph Verrier, nous avons actuellement une bien meilleure connaissance des années de Mussidan que nos prédécesseurs, qui n’avaient que la lecture de la Biographie du Fondateur par le Père Simler. Un chapitre et demi de Simler a été retravaillé et développé en 6 chapitres, avec plus de 500 notes de bas de page, dans les Jalons du P. Verrier. Comme le fait remarquer le Père Vasey,  «la période de Mussidan de la vie du Père Chaminade - si obscure pendant une longue période - a été plongée dans une nouvelle lumière par les découvertes du Père Verrier sur cette période ». (Vasey, Chaminade, p. 36). Pour connaître les résultats des remarquables recherches du Père Verrier, voir Jalons, 1, chap. 2-7 p. 15-113 et les notes p. 13-70. Voir aussi Simler, Chaminade, Dayton 1986. P. V. Vasey, Chaminade, p. 36-64. Philippe Pierrel, Sur les chemins de la mission avec G.-J. Chaminade, Dayton 1986, p. 2-27.

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un programme explicite qui fut repris par les philosophes modernes qui l’ont suivi.

Les sombres spéculations de la scolastique médiévale furent liquidées pour faire place aux idées claires et précises du rationalisme. La sorte de certitude qui est possible dans les mathématiques devint un idéal et un objectif que la philosophie elle-même cherchait à atteindre. L’optimisme concernant les capacités de la raison humaine prit de l’envol; dans la France du 18e siècle, qu’on appelle le siècle des Lumières, cet optimisme éclata dans la grande vision précisément des Lumières. Un véritable progrès humain n’était pas simplement une possibilité théorique. C’était un fait réel; il progressait avec son dynamisme propre de toute part, et il continuerait inévitablement dans la mesure ou la lumière de la raison aurait dispersé l’obscurité de l’ignorance et de la superstition.

La vision et les rêves des Lumières reçurent leur plus large diffusion à travers le forum de l’Encyclopédie. Cet ouvrage, comprenant de nombreux volumes, fut édité et publié durant une période de 25 ans au milieu du siècle, grâce aux efforts infatigables de Denis Diderot et de ses compagnons. Il sollicitait des articles des personnalités les plus éminentes, tels que Voltaire, Jean d’Alembert, et bien d’autres. La science et la technologie, l’astronomie et l’architecture, les mathématiques et l’industrie, - tout fut décrit d’une manière qui visait à introduire une nouvelle manière de penser. Mais c’était surtout la poussée philosophique de l’époque, animée par ceux qu’on appellera les Philosophes, qui s’est insinuée dans les

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volumes de l’Encyclopédie, et qui s’imposa parmi l’intelligentsia et les meneurs d’opinion en France.

C’est les loges des Francs-maçons qui devinrent le lieu idéal pour les discussion de toutes ces idées nouvelles. Là, dans le quasi secret des réunions de la loge, des nouveaux aspirants, membres de la classe moyenne émergeante, pouvaient entrer en contact limité avec la noblesse et la haute bourgeoisie, dans une espèce de fraternité. Le mouvement maçonnique connut une nouvelle prospérité et un nouveau prestige au 18e siècle, alors que plus de 700 loges virent le jour en France. L’enthousiasme des nouvelles idées des Lumières fut ainsi véhiculé de Parie vers la province.

La foi chrétienne mise en douteUn principe central de la vision des Lumières

était l’avancement constant du progrès humain dans la mesure où la lumière de la raison dissiperait les ténèbres de l’ignorance et de la superstition. Selon la nouvelle pensée, c’était la religion chrétienne et spécialement l’Eglise catholique qui étaient accusées d’être la première source d’ignorance et de superstition qu’il fallait chasser. Blâmer l’ensemble de la religion chrétienne était chose neuve et différente. Il ne s’agissait plus de l’activité connue où tel groupe de chrétiens accusait d’autres chrétiens d’erreur et d’hérésie. Un vent nouveau s’était mis à souffler. De nouveaux maîtres à penser s’étaient imposés dans l’ère moderne en ce début du 18e siècle. Dans les deux siècles précédents, les gens de la Réforme protestante et de la Réforme catholique ne mettaient pas en doute les vérités fondamentales du christianisme qu’ils fondaient sur la pierre angulaire

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de la Bible ou des déclarations magistrales de Rome. Des deux côtés de la division chrétienne, la foi était solide. Ce fut précisément cette forteresse d’une conviction chrétienne solide qui commençait à craquer et à s’effriter au 18e siècle. La France et certaines régions de l’Europe avaient leur première crise de foi collective.

Si nous acceptons l’analyse de l’historien français Paul Hazard, le changement eut lieu durant la période relativement brève d’environ 30 ans qui coïncide avec les dernières années de la vie et du règne de Louis XIV.32

Même si ses écrits remontent à plus de 50 ans, l’évocation magistrale que Hazard a proposée du tournant du 18e siècle, est très utile pour comprendre cette transition dramatique et décisive dans la pensée moderne. Elle prit les gens par surprise; ce n’était pas prévisible au siècle précédent, même pas chez Descartes et les premiers philosophes modernes. Comment se pouvait-il que la foi chrétienne vienne à se disloquer et à s’effondrer en Europe, forteresse du christianisme durant plus de 1000 ans ? Et comment cette révolution pouvait-elle se produire avec une soudaineté permettant de la situer dans l’espace d’une seule génération, à la jonction des 17e et 18e

siècles ?Des discordes concernant la foi chrétienne

n’étaient plus considérées suffisamment importantes pour entreprendre une guerre, et encore moins comme une raison de sacrifier sa vie. Au lieu de cela, l’ensemble de la foi chrétienne était convoquée

32 Voir Paul Hazard, La crise de la conscience européenne, 1685-1715 (Paris Boivin, 1935) et La pensée européenne au XVIIe siècle, 2 vol. (Paris Boivin 1946).

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devant une nouvelle instance supérieure, celle de la raison et de la religion philosophique naturelle, qui éliminait tout discours sur le surnaturel. Les certitudes de l’Age de la Foi s’évanouissaient ; et le monde se précipitait tête baissée dans une vaste étendue ouverte à perte de vue, où l’on se sentait libre d’inventer de nouveaux schémas, de nouvelles coordonnées, grâce à quoi on allait pouvoir s’orienter.

L’apparition de cette perspective radicalement nouvelle est significative pour nous qui l’observons à partir de notre temps. Nous savons que le 18e s. est celui où le Père Chaminade est né, et nous voyons dans cette crise culturelle de la foi une manifestation du projet de la Providence pour les Marianistes.

Un siècle et demi auparavant, des adeptes des mouvements de spiritualité de Paris se réunissaient dans le salon de Madame Acarie pour écouter dans un silence respectueux les conversations de François de Sales, Vincent de Paul et Pierre de Bérulle. Ces jours étaient passés et oubliés. Maintenant, les salons de Madame Lespinasse et Madame Geoffrin devenaient des lieux de rassemblement d’intellectuels et de philosophes qui charmaient l’aristocratie française à la mode avec de lumineuses explications des nouvelles mathématiques, avec d’enthousiastes discussions sur l’économie et la richesse, ou des réfutations accablantes de la foi religieuse, en la couvrant des pointes de leur humour et du ridicule de leurs sarcasmes. Le monde avait réellement changé et un aspect inquiétant de la modernité apparaissait pour la première fois.

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Les attaques cherchant à flétrir la religion utilisaient une arme trempée dans le vitriol ; elles faisaient apparaître une haine profonde et un antagonisme contre l’Eglise catholique qui ne fit que s’aggraver durant la seconde moitié du 18e s. « Bientôt il s’avéra que les Encyclopédistes n’étaient pas seulement des écrivains venimeux dont les catholiques instruits pouvaient approuver la pensée avec des réserves, mais qu’ils étaient des ennemis déterminés et implacables de l’Eglise catholique qu’il fallait combattre inlassablement ».33

La Révolution française

Quand les nuages annonçant la tempête de la Révolution française s’amoncelèrent, le Père Chaminade n’était pas ignorant de ces développements, malgré son apparente réclusion à Mussidan, loin du bouillonnement de Paris. Son frère aîné, Jean-Baptiste, l’ancien Jésuite, était revenu à Périgueux après la suppression de la Société de Jésus en France, en 1762. Au petit séminaire de Mussidan, il eut l’occasion de raconter à ses deux jeunes frères Louis et Guillaume Joseph sa manière de voir la suppression de la Société de Jésus et le changement du climat dans l’opinion.Les trois Frères Chaminade furent exposés à la pensée antireligieuse des philosophes. Louis possédait toute la collection des

33 Robert R. Palmer, Catholics and unbelievers in Eighteenth Century France (Princeton, Princeton University Press, 1939, p. 20, cité par Windisch, Marianist Social System. p. 16.

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volumes de l’Encyclopédie, acquise probablement avant la Révolution. C’est que l’Encyclopédie était consultable dans les bibliothèques privées de nombreux prêtres qui habitaient dans les environs de Périgueux avant la Révolution. Une liste de 40 souscripteurs pour l’Encyclopédie dans le Périgord, comprenait 24 curés de paroisses. 34 Périgueux avait trois loges maçonniques. François, un frère du Père Chaminade et Pierre Laulanie, son beau-frère, étaient tous deux francs-maçons. 35 Louis et Guillaume Joseph étaient membres correspondants du Musée de Paris, une société intellectuelle fondée par des francs-maçons et dont les principaux membres étaient francs-maçons.36 Louis et Guillaume Joseph étaient également électeurs pour la délégation du clergé qui se rendit en 1789 aux Etats Généraux, lesquels furent le départ de la Révolution. Aux rencontres des électeurs à Périgueux, les frères Chaminade entendirent des idées et des opinions politiques qui reflétaient la pensée antireligieuse des philosophes.

Au printemps de 1789, le Père Chaminade avait 28 ans ; il était passablement bien informé quand le rideau se levé sur les scènes d’ouverture de la Révolution française. Mais aucun pressentiment, si subtil fût-il, ne pouvait l’avoir préparé ni lui, ni personne d’autre, à ce qui allait se passer les 10 années suivantes. Les meilleurs et les pires aspects de la modernité se manifestèrent quand les événements se ruèrent à une vitesse vertigineuse vers le règne de

34 J. Simler, Chaminade, p. 163 ; voir aussi Jalons 1, chap. 5, pp. 58-59, notes 24 et 29, p. 43. 35 Jalons, 1, chap. 5, p 57-58 note 2, p. 41 et notes 14-20, p. 42.36 Jalons, chap. 3, p. 31, note 72, p. 25 ; et chap. 5, p. 58, note 21, p. 42.

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la Terreur et ses conséquences. La même assemblée qui fit la première proclamation mondiale des droits de l’homme, déclencha aussi une campagne de restriction, de persécution, et de franche déchristianisation de l’Eglise de France, à un point qu’on n’avait jamais vu auparavant en Europe. C’est vers notre siècle qu’il nous faut regarder, vers la guerre civile espagnole ou vers les persécutions religieuses des régimes communistes, pour trouver une semblable persécution de l’Eglise organisée par un gouvernement. Les lieux de résidence et les activités du Père Chaminade durant la période révolutionnaire sont bien connus des Marianistes. Sans reprendre en détail le récit de cette histoire qui nous est familière, nous sommes tous capables d’évoquer son départ de Mussidan, ses aventures comme prêtre clandestin, à Bordeaux, son exil à Saragosse, et son retour à Bordeaux pour fonder la Congrégation en 1800. Cette décennie déterminante est celle où la vaste matrice de l’Ere moderne s’est rétrécie comme peau de chagrin, dans laquelle la première manifestation historique de la spiritualité marianiste a été forgée. Cette décennie fut pour Chaminade le temps où la réalité obtuse et brutale de la modernité fit irruption dans sa vie. La fondation de la Famille marianiste fut les résultat de son expérience.

Il revenait en France, rempli du sens de la mission. Durant le reste de sa vie, il proclama à plusieurs reprises et avec insistance, que Dieu lui avait inspiré d’agir en réponse à son temps et aux changements qui avaient lieu dans l’Eglise et dans le monde de la modernité. Il se sentait appelé à lancer

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plusieurs fondations qui devaient permettre aux chrétiens de vivre et de croire dans ce nouveau monde moderne – une série de fondations ayant une mission, un ensemble d’objectifs et de méthodes et une spiritualité adaptée aux temps. Aujourd’hui, nous appelons ces fondations la Famille Marianiste. Depuis les origines, la spiritualité marianiste fut une spiritualité moderne.

Nous tournons maintenant à nouveau notre attention vers les premières manifestations de la spiritualité marianiste.

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L’aurore de la spiritualité marianiste

Au commencementEn 1800, quand le Père Chaminade retourna en

France, après son exil à Saragosse, il fonda la Congrégation de Bordeaux. C’était le point de départ de la Famille marianiste, et le début de la spiritualité marianiste. Le Père Lalanne nous a laissé la description suivante de cet événement plein d’avenir.

« On venait de rouvrir les églises, mais elles étaient encore dévastées et désertes : les chrétiens se trouvaient tellement épouvantés et isolés au point que, parmi les hommes qui dans cette grande ville avaient conservé une étincelle de foi, chacun se regardait comme un autre Tobie en allant au temple, et croyait y aller seul. De là aux éléments d’une société religieuse il y avait une distance infranchissable ; mais personne mieux que M. Chaminade ne connaissait la puissance du temps et de la patience. Il comparait souvent sa marche à celle d’un ruisseau paisible qui, rencontrant un obstacle, ne fait aucun effort pour le surmonter. C’est l’obstacle lui-même qui , en l’arrêtant le fait grandir et grossir au point que bientôt il s’élève au-dessus de son niveau, le surmonte, le déborde et poursuit son cours. Le sage et zélé missionnaire se borna donc à louer d’abord au centre de la ville (rue Saint- Siméon), une chambre qu’il transforma en oratoire. On sut qu’il y disait la messe et qu’il y prêchait ;

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quelques fidèles accoururent. Il remarqua dans l’assemblée deux hommes jeunes encore. Il les appela à l’heure de la messe, et, ayant appris d’eux qu’ils étaient inconnus l’un de l’autre, il les invita à se rendre ensemble dans la semaine auprès de lui afin de faire connaissance et de convenir de certaines pratiques communes. Ces deux hommes ayant acquiescé à ses bons conseils, il les engagea à chercher et à lui amener chacun un prosélyte. Ils y réussirent. Quand il y en eut quatre, on en fit venir facilement huit par le même moyen et en peu de temps ils se comptaient douze, animés des plus pieuses intentions. Partant de ce nombre qui pouvait être regardé comme mystique, M. Chaminade exerça un véritable apostolat et obtint des résultats tels que la petite chapelle ne put plus suffire à ses assemblées.0

Ce texte admirable fait partie de la tradition marianiste.0 Tout en conservant pour nous la 0 Lalanne, article « Société ou Institut de Marie », in Pierre Hippolyte Hélyot, Dictionnaire des ordres religieux, Paris Migne, 1859. Cité par J. Simler, Chaminade, p. 157.0 Le Père Joseph Verrier soumet ce texte à l’examen rigoureux de l’historien. Il signale que le Père Lalanne était connu pour ses erreurs multiples lorsqu’il s’agissait de détails historiques. En l’occurrence, il n’avait pas été un témoin oculaire des événements qu’il rapportait, sans compter qu’il les a rédigés 60 années après les faits. Le premier oratoire du Fondateur était certainement dans la rue Arnaud Miqueu, au coin de l’endroit de la rue Saint Siméon où la Congrégation avait son second lieu de réunion. Nous savons maintenant que les douze premiers congréganistes n’étaient pas complètement étrangers les uns aux autres ni non plus au Fondateur. Leurs noms nous sont conservés et il est certain que le Père Chaminade, avant de partir en Espagne en 1797, avait été en contact avec au moins deux ou trois d'entre eux. Probablement en connaissait-il quelques autres parmi les douze, et même un plus grand nombre parmi les 50 ou 60 qui ont rejoint la section des jeunes gens en l’année 1801. Cependant, nous pouvons nous rallier à l’avis du Père Verrier, à savoir que le Père Lalanne présente la geste

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comparaison bien connue d’un ruisseau tranquille que le Fondateur s’applique à lui-même, l’évocation du Père Lalanne attire notre attention sur l’anéantissement de la foi à la suite de la Révolution. Certes, les commencements de la famille marianiste furent accélérés par des événements de l’histoire qui eurent des conséquences de longue portée. Le texte reproduit la conscience et le sens de l’histoire qui imprègne le monde et l’expérience d’un Père Chaminade et des premiers Marianistes. Ce texte attire également l’attention sur la stratégie qu’ils adoptèrent pour faire face à cette situation historique : se soutenir mutuellement par la formation de communautés de foi.

Nous pouvons utiliser ce texte comme un point de départ commode pour notre description de la première manifestation historique de la spiritualité marianiste, durant la période qui s’étend de 1800 à 1850. Cette section traitera de trois thèmes majeurs : en complément de la considération du sens de l’histoire et du rôle des communautés de foi, éléments soulignés dans le texte ci-dessus, nous examinerons la place de Marie dans la spiritualité marianiste, durant ce demi siècle de nos origines. Les premiers Marianistes se sont efforcés de parler de tous ces thèmes en interconnexion réciproque et en relation avec les grands mystères de Jésus Christ, l’Incarnation et le Calvaire.

fondatrice sur le mode d’un conteur doué et que son texte, encore que inexact et orné d’embellissements imaginés, relève de la légende. Voir Jalons, 2, chap. 3 pp.  42-43 et les notes 10-15, pp.17-18.D’après le Père Stefanelli, il n’est pas possible d’unifier les données des archives concernant l’emplacement du premier oratoire de la Congrégation. Il se peut que celui de la rue Arnaud Miqueu n’ait été ouvert qu’après celui de la rue Saint Siméon. Voir aussi Stefanelli, SM, Melle de Lamourous, Dayton, NACMS,1998, pp. 158-160.

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Le sens de l’histoire chez les premiers Marianistes

Le Père Chaminade et les premiers Marianistes n’avaient pas la même perspective historique que nous, en cette fin du 20e siècle. Par exemple, ils n’auraient pas donné au mot moderne le même sens spécialisé qu’il a dans les livres d’histoire de notre siècle, quand nous parlons de l’Ere Moderne. Contrairement à l’usage que nous avons adopté dans cette étude, quand nous affirmons que la spiritualité marianiste est une Spiritualité Moderne, ( avec un « M » majuscule) le Père Chaminade utilisait ce terme simplement pour désigner son temps ou son siècle.0 Cependant, même si la perspective et la terminologie des premiers Marianistes sont différentes de la nôtre, ils avaient leur propre perspective sur la même réalité historique avec une terminologie et un cadre conceptuel que nous sommes capables de pénétrer et qui nous donne des aperçus précieux et de grande valeur sur notre spiritualité marianiste.

Le fossé qui, dans la modernité tardive, sépare le séculier et le sacré, et que nous acceptons comme une dimension incontournable de notre vie aujourd’hui, avait à peine commencé au temps du Père Chaminade. Il était conscient de ce fossé en voie de se créer, mais ce ne fut jamais une partie constitutive de sa propre vie et de sa pensée. Il ne comprenait pas l’histoire comme une histoire profane, ou le monde comme un monde séculier, où chacun peut prendre librement et sans difficulté ses distances par rapport à Dieu et le sacré. La foi, Dieu, le Christ, Marie, les écritures, les pouvoirs du démon, la divine providence, l’Eglise, - tout cela était présent explicitement ou implicitement, lorsqu’il parlait de l’histoire ou de son époque.

Qui d’entre nous, par exemple, ne se rappelle pas volontiers les images hautes en couleurs par lesquelles 0 Art. 339 des Constitutions de 1839 «  …  le philosophisme moderne. »

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le P. Chaminade décrit le rôle de Marie écrasant la tête du serpent, ou remportant la victoire sur les hérésies tout au long des siècles et en particulier au 19e

siècle.« Tous les âges de l’Eglise sont marqués par

les combats et les glorieux triomphes de l’auguste Marie. Depuis que le Seigneur a soufflé l’inimitié entre elle et le serpent, elle a constamment vaincu le monde et l’enfer. Toutes les hérésies, nous dit l’Eglise, ont incliné le front devant la très Sainte Vierge, et peu à peu elle les a réduites au silence du néant. Or, aujourd’hui, la grande hérésie régnante est l’indifférence religieuse, qui va engourdissant les âmes dans la torpeur de l’égoïsme et le marasme des passions. Le puits de l’abîme vomit à grands flots une fumée noirâtre et pestilentielle, qui menace d’envelopper toute la terre dans une nuit ténébreuse, vide de tout bien, grosse de tout mal, et impénétrable pour ainsi dire aux rayons vivifiants du Soleil de Justice. Aussi, le divin flambeau de la foi pâlit et se meurt dans le sein de la chrétienté ; la vertu fuit, devenant de plus en plus rare, et les vices se déchaînent avec une effroyable fureur. Il semble que nous touchons au moment prédit d’une défection générale et comme d’une apostasie de fait presque universelle (2 Th 2, 3-12).

Cette peinture si tristement fidèle de notre époque est loin toutefois de nous décourager. La puissance de Marie n’est pas diminuée. Nous croyons fermement qu’elle vaincra cette hérésie comme toutes les autres, parce qu’elle est, aujourd’hui comme autrefois, la femme par excellence, cette Femme promise pour écraser la tête du serpent ; et Jésus-Christ, en ne l’appelant jamais que de ce grand nom, nous apprend qu’elle est l’espérance, la joie, la vie de l’Eglise et

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la terreur de l’enfer. A elle donc est réservée de nos jours une grande victoire : à elle appartient la gloire de sauver la foi du naufrage dont elle est menacée parmi nous.… »0

Ce serait une erreur de rejeter le ton hautement dramatique de ce passage et d’autres, similaires, de la Lettre aux prédicateurs de retraite de 1839, comme de simples excès fleuris de la rhétorique de Narcisse Roussel. Les idées exprimées dans ces paragraphes sont pleinement chaminadiennes et marianistes, et leur perspective fondée sur la foi est caractéristique de l’expression primitive de la spiritualité marianiste. Les premiers Marianistes répétaient ces idées et méditaient leurs implications sans cesse durant les années clés entre 1800 et 1850.

L’idée particulière de la victoire de Marie sur toutes les hérésies est une idée centrale de la vision primitive des Marianistes concernant la mission de Marie à laquelle, nous, Marianistes nous nous vouons encore aujourd’hui. Suivant l’exemple des auteurs de la réforme catholique, le Père Chaminade identifie la femme qui a vaincu toutes les hérésies avec la Nouvelle Eve, la Femme promise de Genèse 3,15, qui écrasera la tête du serpent. Ces deux figures de Marie n’avaient pas été considérées comme identiques avant le 13e siècle. L’idée de Marie comme Nouvelle Eve ou Femme promise de la Genèse, avait été proposée par Saint Irénée et les Pères. D’autre part, l’idée de Marie remportant la victoire sur toutes les hérésies vient de l’antienne liturgique : « Réjouis-toi, Vierge Marie… » qui fit son apparition au 8e siècle, mais qu’on peut faire dériver des interprétations patristiques de l’Evangile de Saint Luc0. 0 Lettres V, Aux prédicateurs de retraite, 24 août 1839, n° 1163 ; cité dans Armbruster, L’Etat Religieux, n° 11 et 12.0 A l’instar d’autres auteurs des 17e et 18e siècles, le Père Chaminade estimait que l’idée de Marie victorieuse de toutes les hérésies pouvait remonter à un concile

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Le Père Chaminade a déjà écrit des paroles concernant Marie victorieuse de toutes les hérésies avant 1809.0 Il reprend ce thème bien souvent dans sa correspondance et ses conférences, et en 1844, il donne des directives au Père Fontaine d’écrire les paroles suivantes dans Notre connaissance de Marie.

« Chose admirable! Le ciel semble prendre à tâche, dans ces derniers temps surtout, de nous démontrer ce qu'est Marie pour le chrétien. C'est son nom, c'est aux pratiques de dévotion en son honneur qu'il accorde aujourd'hui tous les bienfaits, toutes les grâces. Qui ne voit que maintenant plus que jamais, tout se fait ici-bas par Marie ? Reine des Anges et des hommes, jamais le sceptre de miséricorde que lui a confié son divin Fils, ne brilla d'un éclat plus vif et plus beau que de nos jours; jamais la nécessité, l'efficacité puissante de sa médiation n'apparurent plus ostensiblement; jamais peut-être ne se montra-t-elle aussi évidemment la femme promise pour écraser la tête du serpent infernal. L'indifférence religieuse lui insulte vainement ; elle ne triomphera, comme elle a triomphé déjà de toutes les hérésies ». 0

Exactement comme la Lettre aux prédicateurs de retraite de 1839, ce paragraphe relie l’idée de Marie

général, habituellement au 4e Concile de Chalcédoine, ou encore au célèbre Concile de Constance. En réalité, le texte provient de la 7 ième antienne du 3ième

nocturne de l’ancien Office de la Vierge. Le Père Armbruster commente l’antienne dans Devotion to Mary, et une traduction anglaise de l’antienne se trouve dans les notes (p. 16 et 17, ainsi qu’aux notes 32 et 33, p. 40-41.) Œcuménique. Voir Armbruster, L’Etat Religieux marianiste, Etude et commentaire de la Lettre du 24 août 1839. pp.117 –22, et document 16.0 Notes dans Devotion to the blessed Virgin, and the text "Of her was born Jesus", Mt 1,16, Gray, Cahier n° 1 in E.M. 1.0 Notre connaissance de Marie, chap. 1 ; Importance et avantages de la connaissance de la Bienheureuse Vierge Marie, EM II, p. 164, n° 435.

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victorieuse de toutes les hérésies à l’image de Marie écrasant la tête du serpent. En fait, cette image de la tête du serpent écrasée par le talon de Marie, rappelle un parcours même plus long et plus large dans la vie de Chaminade. Elle apparaît à Mussidan, dans la pensée de l’exceptionnel élève du P. Chaminade, Bernard Dariès, qui rêvait de fonder une Société de Marie, sur le modèle de la Société de Jésus supprimée, dont les membres seraient invités à se consacrer à Marie et, par conséquent, constitueraient un peuple de la Vierge Marie qui, dans ces temps derniers, écraserait plus victorieusement que jamais la tête de l’antique serpent.0 De même que tous ses contemporains, le Père Chaminade suit la traduction de la Vulgate de Gn 3,15. C’est le talon de la femme, non celui de son fils, qui écrase la tête de l’antique serpent. Tous, nous nous rappelons la scène du Fondateur, allant rendre visite au Noviciat de Ste Anne, alors qu’il est très âgé. « Il tressaillait au chant du Magnificat, et quittant ensuite la chapelle, il se faisait conduire jusqu’au pied de la statue de Marie Immaculée qui se dressait au fond de la grande allée de tilleuls. Là, il portait sa main tremblante sur le pied de la Vierge et sur la tête du serpent, il accompagnait cet acte d’un geste énergique qu’un jour il traduisit ainsi: « malgré tout, elle t’a écrasé la tête et l’écrasera toujours ».0

Un autre trait du sens de l’histoire des premiers Marianistes peut être découvert dans ce passage ou d’autres similaires. Ceci est en rapport avec les allusions « aux siècles derniers », à la « fin des temps », aux « victoires finales réservées à Marie en notre temps ».

0 Dariès mourut en 1800, trop tôt pour devenir marianiste, Cependant ses rèves étaient étonamment semblables à ceux des premiers marianistes. Voir JB Armbruser, Connaître, aimer, servir Marie avec Guillaume Joseph Chaminade. 1986.0 Simler, Chaminade, p. 757.

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Par exemple, voici ce qu’écrivit le Père Chaminade au chanoine Valentini en 1839 :

« Nous croyons qu'à l'auguste Mère de Dieu, qui, d'après l'Eglise même, seule a vaincu toutes les hérésies, est réservée de notre temps une grande gloire, et un beau triomphe sur les efforts combinés du philosophisme moderne, de l'indifférence religieuse qui en résulte, et de l'enfer qui les a vomis du puits de l'abîme ». 0

De même, en 1817, le Père Chaminade disait ce qui suit au Père Lalanne, à propos du projet de fonder la Société de Marie :

« Faisons donc une association religieuse par l’émission des trois vœux de religion, mais sans nom, sans costume, sans existence civile, autant qu’il se pourra : Nova bella elegit Dominus. Et mettons le tout sous la protection de Marie Immaculée à qui son divin Fils a réservé les dernières victoires sur l’enfer : Et ipsa conteret caput tuum. Soyons, mon enfant, dit-il, enfin avec un enthousiasme qui ne lui était pas ordinaire, soyons, dans notre humilité, le talon de la Femme ».0

Ces allusions aux derniers temps n’étaient pas des allusions à la fin imminente du monde. Ce sont de simples allusions à son temps ou son siècle, où, selon son interprétation de la Providence, Marie devait jouer un rôle plus important et nouveau. Il est certain que quelques uns de ses contemporains voyaient la fin imminente du monde dans ces développements sur Marie. Le Père Chaminade n’était pas de ceux-là.0

0 Lettres, V, pp. 124-125, octobre 1831, au Chanoine Valentini.0 Simler, Chaminade p. 373.0 Voir l’analyse du père Armbruster : «  Marie dans les derniers temps chez le Père G.J. Chaminade, in Marie et la fin des temps, vol 3, (approche historico

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L’indifférence religieuse En généralisant, on peut dire à propos du sens de

l’histoire du Père Chaminade et des premiers Marianistes, qu’ils avaient un sens marial de l’histoire, on pourrait dire une lecture mariale de l’histoire. Cette conscience fondée sur la foi ne doit pas être méconnue comme une conscience a-historique ou une conscience hors de l’histoire. Les premiers Marianistes avaient avec nous des traits communs en ce sens qu’ils partageaient la conscience historique ou la réalité historique de leur temps, tout comme nous partageons le sens historique de notre temps. Toutefois, ce monde n’était pas un monde séculier ou sécularisé. C’était un monde où surabondaient les réalités de la foi. Ce monde se trouvait en mutation. Une différence radicale et qui faisait choc le distinguait du monde du siècle précédent. Cependant le monde du siècle précédent n’était pas non plus un monde séculier ou sécularisé, bien au contraire. Le monde historique qui précéda la Révolution française était un monde dans lequel une vague bouffée de doute laissait entendre que quelque chose de nouveau et de troublant était répandu dans le domaine religieux. Le monde historique d’après la Révolution était un monde dans lequel cette vague bouffée s’était épaissie en un immense nuage de brouillard noir et pestilentiel que vomissait l’abîme de l’enfer en couvrant le ciel des ténèbres sombres du mal. Un torrent d’incroyance recouvrait la France, «ce pays infortuné», et la foi elle-même était proche du naufrage.

Les événements concrets et les expériences que vécurent les premiers Marianistes, auxquels ils donnèrent une interprétation mariale et remplie de foi, sont les mêmes événements historiques que nous théologique), Etudes mariales : Bulletin de la Société française d’études mariales, Paris, Ed. de l’O.E.I.OL, 1987) pp. 67-81.

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étudions quand nous jetons un regard en arrière aujourd’hui avec notre sens de histoire marqué par la sécularisation. Ils avaient vécu directement le temps de la Révolution ou ils étaient en contact direct avec des personnes qui l’avaient vécu. Ils faisaient les mêmes efforts que nous pour saisir les causes de ces événements catastrophiques. Nous trouvons les racines de ces événements dans les « Lumières » et la pensée des philosophes ; ils en faisaient autant. Dans la Congrégation de Bordeaux, il y avait un programme systématique d’instructions sur les événements actuels et les forces sociales à l’œuvre en leur temps. Nous savons par exemple que Pierre Pierre, le commissaire de la police secrète de Napoléon à Bordeaux, avait infiltré des informateurs dans les rencontres de la Congrégation pour faire rapport sur des activités politiques dangereuses qui pourraient s’y tenir. Voici un échantillon d’un rapport qu’il écrivit à la fin de 1802.

« La congrégation dédiée au culte de Marie sous la direction de Chaminade augmente jour après jour. On y tient de fréquentes conférences et l’on y exhume de manière injurieuse la mémoire de Voltaire, d’Alembert, Diderot et de ceux qu’ils nomment « philosophes »…0

En réalité, l’analyse du Père Chaminade et des premiers marianistes concernant les racines historiques de l’indifférence religieuse, ressemble à celle que nous faisons aujourd’hui, même avec notre sens de l’histoire sécularisé. L’expression « indifférence religieuse » était déjà communément utilisée par les Catholiques de la première moitié du 19e siècle en référence aux premières manifestations d’un phénomène qui avait grandi et s’était développé sans cesse depuis lors. Plusieurs personnages assez célèbres de cette époque ont traité de ce phénomène de l’indifférence religieuse. 0 Jalons, 2, chap.10, p. 196 ; note 58, p. 62. .

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L’archevêque D’Aviau a écrit des lettres pastorales à son troupeau à propos de l’indifférence religieuse. Félicité de Lamennais a écrit un livre sur ce sujet. Et quand le pape Grégoire XVI écrivit Mirari vos pour condamner le journal de Lamennais L’Avenir, il mentionna l’indifférence religieuse comme une des racines et des causes de la pensée erronée. Le pape alla jusqu’à appeler hérésie cette indifférence religieuse et proclama que Marie vaincra cette hérésie moderne comme elle a vaincu les hérésies du passé.0

Depuis lors, ce phénomène a continué et s’est développé, mais son nom a changé. Au cours du 19e

siècle, on l’appela libéralisme et plus tard sécularisme. Cela signifie l’évolution progressive, mais constante d’une séparation entre les aspects séculiers de la réalité culturelle et politique et les aspects religieux et sacrés.

L’une des prémisses majeures de l’ère moderne, à savoir l’autonomie de l’ordre séculier fut mise en valeur, promue, et défendue comme un authentique progrès de l’humanité. Ce processus a pu prendre parfois une allure militante et antireligieuse, et ce militantisme antireligieux fut taxé habituellement par Chaminade et les premiers marianistes comme une manifestation d’hérésie et du mal par rapport à leur conception de l’histoire, imprégnée de foi et mariale.

Tout au long du 19e siècle, la réponse prédominante et habituelle de l’Eglise à l’indifférence religieuse, au libéralisme et au sécularisme était la résistance et l’hostilité. Ce phénomène apparaît clairement dans « certaines erreurs du siècle » énumérées dans le Syllabus des Erreurs du pape Pie IX. Quand le pape Pie X condamna le mouvement du Sillon, qui prenait la défense d’un gouvernement démocratique 0 Voir la discussion sur Mirari vos et la comparaison de ces idées avec la Lettre aux prédicateurs de retraite de 1839 dans Armbruster, L’Etat religieux marianiste, pp. 132-133.

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basé sur les principes chrétiens de la démocratie et l’autonomie de l’ordre séculier, des critiques du mouvement accusèrent les adhérents du mouvement d’être teintés de modernisme, l’hérésie des hérésies, celle qui combinait les erreurs de toutes les hérésies. La lutte de l’Eglise contre la modernité resta fondamentalement inchangée jusque dans notre siècle (20e), jusqu’à l’époque du Concile Vatican II. Alors, pour la première fois il s’y produisit une rupture dans la position officielle de l’Eglise ; elle reconnut clairement, officiellement, qu’il pouvait y avoir quelque chose de bon et de valable dans l’ère moderne et le monde moderne. En particulier, le sécularisme n’était plus défini comme le mal absolu. C’était une excroissance sauvage du processus de laïcisation, qui était considéré à la longue comme bénéfique et qui valorise le monde comme un bien authentique créé par Dieu qui nous en fait le don.

Quand, aujourd’hui, nous jetons un regard en arrière sur la réponse marianiste à ce phénomène de la modernité, qui a été désigné sous des termes différents tels que indifférence religieuse, sécularisme, sécularisation, nous ne devons pas oublier que ce phénomène s’est étendu sur plusieurs siècles et que depuis nos origines, nous avons réagi et cherché une réponse à cette réalité fondamentale de la modernité. Lorsque l’Eglise finalement s’est laissé fléchir et avait commencé depuis quelque 35 ans, à manifester une attitude prudemment favorable à l’égard du monde moderne, nous, Marianistes, paraissions prêts à aller de l’avant, car nous avions anticipé depuis longtemps cette ouverture à l’égard de tout le bien que la Modernité pouvait offrir, tout en restant vigilants et attentifs aux avertissements de la période de la fondation.

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La foi et Marie. Remèdes à l’indifférence religieuse

Au tout début de notre histoire marianiste, nous semblions déjà manifester une approche plus modérée et plus discrète dans notre résistance à l’hérésie dite de l’indifférence religieuse. Avec notre sens de l’histoire intégrant la place de Marie, nous croyions que la Providence a réellement voulu procurer un remède pour ce nouveau développement historique, cette nouvelle hérésie. Ce remède était à la fois ancien et nouveau. Le remède était la foi, un bouclier qui peut paraître fragile aux yeux du monde. Cependant, aux yeux de Dieu, la foi est, et a toujours été, quelque chose de fort. Tel est le message de la conférence du Père Chaminade sur le texte Nova bella elegit Dominus, au cours de la mémorable retraite de fondation de 1818.

Quelqu’un trouvera peut-être que, contre le monde surtout où les ennemis de Dieu sont si nombreux, l’arme de la foi est une arme faible. Mais qu’il apprenne que Dieu ne combat pas à la manière des hommes. Le Seigneur se plaît à vaincre ses ennemis par les instruments qui leur semblent les plus faibles et les plus méprisables, alors même qu’ils déploient contre lui tout l’appareil de leur puissance.

Pour les premiers Marianistes, la manifestation la plus évidente de cette force de la foi était la douce puissance de Marie, qui ne craint pas les artifices et les mensonges de l’antique serpent, qui dans sa foi était si radicalement libre du péché et de l’emprise du péché, qu’elle n’était pas trompée par les enchantements trompeurs du mal et de ses séductions. Au contraire, faisant bloc ensemble avec elle dans sa mission, en faisant front à l’antique ennemi, les premiers Marianistes sentaient qu’il y avait une manière de se donner eux-mêmes dans un effort qui avait des possibilités mystérieuses mais concrètes de succès, même dans des circonstances historiques nouvelles qui

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menaçaient la foi au début du 19e siècle. Cette mission de Marie avait de plus la faculté de procurer des conséquences favorables inespérées, à partir de circonstances historiques évidemment mauvaises et stériles.

 S’il en est ainsi de toutes les vérités de la foi, que nous devons toutes croire de cœur, même celles qui sont les plus effrayantes, avec quelle affection et tendre affection nous croirons celles qui nous donnent pour Mère, la Mère de Jésus Christ ; celle qui nous a engendrés en engendrant Jésus Christ, parce que la vie qu’elle communiquait à son adorable Fils était une vie d’influence.

Tous ces mystères d’amour n’ont pas été opérés en Marie sans son active participation. Ils ne s’opérèrent en elle qu’après qu’elle eut prononcé son « fiat » qui fait le bonheur du ciel et de la terre. C’est son admirable foi qui la met dans la disposition actuelle de recevoir tous ces bienfaits du Très-Haut. « Bienheureuse toi qui as cru : ce qui t’a été dit de la part du Seigneur s’accomplira » ( Lc 1,45).

Quelle admirable foi que celle de l’auguste Marie. Elle croit aux mystères qui lui sont annoncés, et ces mystères s’accomplissent en elle, et ils ne s’accomplissent que parce qu’elle a cru : Credidisti, perficientur. : foi, accomplissement ; quelle instruction pour nous ! Les mêmes mystères nous sont annoncés, ils s’accompliront si nous avons la foi. Notre foi les renferme substantiellement. C’est ce qui paraît que Saint Paul a voulu nous apprendre en nous disant que la foi était la substance des choses que

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nous avions à espérer : « substantia sperandarum rerum. ( Héb 11,1).0

Les premiers Marianistes, sensibles à la réalité de ce sens de l’histoire mariale, se sentaient appelés à unir leurs efforts à ceux de Marie dans l’accomplissement de sa mission au plus épais des circonstances historiques de leur temps. Ils étaient saisis par l’esprit de Marie, cet esprit intérieur qui s’abreuvait de manière mystérieuse à sa force, puissante et douce à la fois.

Chaque ordre a un esprit qui lui est propre, qui est un effet de l’inspiration divine et qui est en quelque sorte approprié aux circonstances et aux besoins de chaque siècle. Or, voyez dans quel temps Dieu a suscité l’établissement de l’Institut de Marie. Jetez un regard sur le siècle : grand Dieu ! quelles affreuses ténèbres, quelle épouvantable dépravation, quelle désolante indifférence pour le salut : Dans les siècles précédents, la corruption ne s’était introduite que dans le cœur, mais aujourd’hui l’esprit et le cœur sont gangrenés, et le mal de l’esprit est infiniment plus dangereux et plus incurable que celui du cœur. C’est dans ces temps de désolation, et lorsque la génération qui ne fait que naître menace d’être dévorée avec celles qui lui succéderont par l’irréligion et l’impiété, que Dieu fonde l’ Institut de Marie. Dieu nous appelle donc, non seulement à nous sanctifier, mais à contribuer à relever la foi en France, dans l’Europe, dans le monde entier. Que l’entreprise est grande, qu’elle est sainte et généreuse ! Qu’elle a d’attraits pour une âme éprise de la

0 EM II, n° 634-635, p. 236-237. Le Père Verrier consacre les chapitres 9 et 10 de Jalons 4 à la retraite de 1818.

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gloire de Dieu et du salut de ses semblables ! Et c’est pour cela, qu’entre tant d’autres, Dieu vous a choisis ! (Cité dans Simler, Chaminade p. 395 ; la deuxième partie manque dans Simler) 0.

[Passage manquant (non traduit) à la suite du précédent: « The spirit of the children of Mary …Do whatever he tells you] pp. 67 et 68 de l’original anglais!]

C’était dans ce cadre et ce sens de l’histoire mariale et basé sur la foi, que les premiers Marianistes se consacrèrent à deux programmes ou stratégies d’actions pratiques pour répondre à ce qu’ils percevaient comme des circonstances nouvelles. Les deux programmes ou stratégies étaient liées aux circonstances historiques particulières que nous pouvons appeler aujourd’hui la problématique de l’Ere Moderne. Ces deux programmes étaient : 1) former des communautés de foi en lançant les congrégations de Bordeaux et des communautés laïques marianistes originales ; 2) combattre le mal et encourager le bien dans la nouvelle réalité historique, en groupant le nouveau mouvement d’éducation et d’instruction. Nous examinerons ici la première stratégie consistant à former des communautés de foi. Dans la partie suivante de notre étude, nous traiterons la seconde partie sur l’éducation et l’enseignement.

Former des Communautés de foi et être transformés en Christ

L’ « hérésie » de l’indifférence religieuse était un genre particulier d’hérésie, et les moyens d’en venir à

0 Retraite de 1821, 18e méditation, Chaminade, Ecrits Marials ; Voir, Chaminade, Notes de retraite, vol 1. pp. 175-77 ; voir Simler, Chaminade, p.277.

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bout étaient différents également. Dans l’ancien temps, l’Eglise combattait souvent l’hérésie en recourant à la force et à la violence. Il arrivait parfois que des croisades étaient lancées et des guerres étaient menées pour tuer les hérétiques, ou pour les rassembler et les livrer aux autorités civiles, afin qu’ils puissent être brûlés sur le bûcher. Au début du 19e

siècle, l’Eglise n’avait guère la possibilité de recourir à ces vieilles méthodes, même si elle l’avait souhaité. Le pouvoir politique de l’Eglise avait été réduit de façon drastique en Europe et, tout au long du siècle, les restes de ce pouvoir politique furent réduits davantage, au point de disparaître presque complètement à la fin du siècle. Finis les jours où l’Eglise pouvait tuer ses ennemis.

Dès le départ, la Congrégation de Bordeaux était tout autre chose. Elle était construite sur le paradoxe que la douceur est plus forte que la violence, que la douceur n’est pas synonyme de faiblesse. Quand le Père Chaminade parlait de la Congrégation à Adèle, il faisait remarquer que ces nouvelles communautés travaillaient avec une dynamique totalement nouvelle, la dynamique de la contagion du bien.0 Le bien possède une telle beauté, expliquait-il, qu’il attire et entraîne les gens. La vertu, affirmait-il, est contagieuse. Telle était la force puissante qui était à l’œuvre dans les nouveaux combats contre l’ « hérésie ». C’était la méthode de Marie.

Et en quoi consistait, pourrait-on demander, cette puissante beauté dans ces communautés de congrégation ? Une fois, en 1806, le Père Chaminade chercha à répondre à cette question dans une allocution qu’il donnait à la section des hommes mariés de la Congrégation de Bordeaux.0 Il rappelle l’histoire du 0 Chaminade, lettres I, à Adèle de T. 19 mars, 1817.n° 89, p. 1560 L’allocution du Père Chaminade aux Pères de Famille, en 1806, consiste en une série de commentaires sur des passages de l’histoire de Balaam (Chap. 23 et

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Prophète Balaam, de l’Ancien Testament, appelé pour proférer une malédiction contre les tentes d’Israël. Quand Balaam se tint sur la montagne et contempla l’alignement des tentes d’Israël, il tomba en extase devant la beauté du spectacle. « Comme elles sont belles, tes tentes, Jacob ! et tes demeures, Israël ! …un héros grandit dans sa descendance, il domine sur des peuples nombreux (Nb 24, 5,7). Non seulement, Balaam ne maudit pas Israël, mais il le bénit pour sa beauté et avant tout pour le fait que d’Israël doit sortir quelqu’un qui sera encore plus beau. D’Israël devait sortir le Messie, Jésus, le Christ. Telle est, disait le Père Chaminade, la raison de la beauté de la Congrégation. Marie est en train de former les membres de la Congrégation parmi ses enfants; elle veut qu’ils soient formés réellement à l'intérieur du Corps mystique du Christ qui est par dessus tout beau et attrayant.

Cette dynamique était radicalement différente, paradoxalement différente, de celle qu’utilisait l’Eglise autrefois pour vaincre les hérésies. C’était la voie douce, mais puissante de Marie. Ces convictions n’étaient pas simplement du lyrisme spirituel. Une fois que le Père Chaminade parvint à formuler les plus profondes réalités de la spiritualité marianiste, celle qui animait les premiers religieux marianistes, en rédigeant les Constitutions de 1839, il insista sur la vérité fondamentale que le Christ a associé Marie à tous ses mystères et il faisait de cette vérité spirituelle le cœur même de notre dévotion mariale.

« C'est une vérité révélée que Jésus-Christ est né de Marie (Mt 1, 16). Ce ne doit pas être en vain pour un Directeur, que le Saint Esprit a daigné révéler cette vérité. Nous avons été tous conçus

24 des Nombres) et sur la nature des Congrégations ; il compare le Peuple d’Israël avec l’ensemble de l’organisation de la Congrégation de Bordeaux  . Le texte complet se trouve dans Ecrits et Paroles I, 57, pp. 148-63

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en Marie, nous devons naître de Jésus Christ afin que nous ne vivions que de la vie de Jésus-Christ, que nous soyons comme avec Jésus Christ d'autres Jésus, fils de Marie ». 0

"Marie fut alors la première qui fut conçue en Jésus-Christ selon l'esprit (sic), comme Jésus-Christ était lui-même conçu selon la nature dans son sein virginal, C'est-à-dire. Marie fut formée intérieurement sur la ressemblance de Jésus-Christ, son adorable fils et associée dès lors à tous ses mystères, soit dans ce qu'ils ont d'extérieur, soit dans ce qu'ils ont d'intérieur…". 0

Maria de qua natus est Jesus 0

Dans le texte final des Constitutions, il poursuivait et proclamait :

"La profession que fait la Société d'être dévouée à Marie, comme l'indique son nom, ne déroge pas à cette vérité : c'est de Marie que Jésus est né; nourri et élevé par elle, il ne s'en est point séparé dans tout le cours de sa vie mortelle;

0 E.M. II n° 678 ou Dir II n° 420 p. 178-179) Ecrit de Direction, Document K ; Cahier D. voir EF II , parag 893, p. 472 ( Ed. anglaise)0

Principes de direction, Document L dans le Cahier D, MD 3, par. 467, p. 156. Egalement dans MW 2, par. 681, pp. 263-64. Ces lignes proviennent de trois paragraphes que le Père Chaminade a insérés dans un passage plus long qu’il copiait ou paraphrasait du 1er chapitre de l’ouvrage d’Olier Introduction à la vie et aux vertus chrétiennes. Exemple typique d’une pratique du Fondateur signalé par les Pères Cole et Vasey. Quoique le Père Chaminade ait considéré le Père Olier comme un maître de la vie spirituelle dont il importait que nous, marianistes, suivions les idées en les faisant nôtres, une fois qu’il s’agissait d’expliquer le rôle de Marie dans la vie spirituelle, le Père Olier, aux yeux du Père Chaminade, ne semble jamais avoir fait le poids. Les exemples ne manquent pas où le Fondateur fait précisément des insertions de son crû dans des textes d’Olier, comme c’est le cas dans la citation ci-devant. Et ces insertions concernent presque toujours Marie. Voir Cole : Spiritual Maternity, pp. 322-23., voir aussi Vasey : Another Portrait, pp. 199-200. 0 Marie de laquelle Jésus est né

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il lui a été soumis, et il l'a associée à tous ses travaux, à toutes ses douleurs et à tous ses mystères. La dévotion à Marie est donc le point le plus saillant de l'imitation de Jésus-Christ ; et, en se dévouant à l'imitation de ce divin modèle, sous le nom bien-aimé de Marie, la Société entend faire élever par elle chacun de ses membres, comme Jésus fut élevé par ses soins, après avoir été formé dans son sein virginal." 0

L’imitation du Christ, - la transformation de chaque Marianiste en un autre Christ, en Jésus-Christ, Fils de Marie, - se trouve au cœur de la spiritualité marianiste dans ses expressions historiques les plus anciennes, durant les années 1800- 1850.

L’expérience et la vie des premiers Marianistes durant la période de 50 ans sont d’une importance capitale pour nous aujourd’hui. Ils jouent un rôle exemplaire , à l’instar du rôle joué pour l’ensemble de l’Eglise, par la communauté de Jérusalem et les premières communautés chrétiennes de la seconde moitié du premier siècle. A cette époque, les Apôtres étaient encore en vie et annonçaient l’Evangile à travers l’Empire romain. Les précieux écrits du Nouveau Testament ont fixé la première manifestation historique de la spiritualité chrétienne, dans la vie et l’expérience des premiers chrétiens. A partir de là, à travers les siècles de la chrétienté, cette expérience a joué et continue à jouer un rôle emblématique pour l’Eglise.

Semblablement, l’expérience des premiers Marianistes présente le nouveau modèle de vie évangélique que leur a transmis le Père Chaminade. Ce modèle nous montre la spiritualité marianiste comme ils l’ont expérimentée. Ils entendirent le Père Chaminade dire que le Seigneur a choisi de nouvelles batailles et ils se sentaient appelés à se joindre à Marie 0 Constitution 1839, art. 5 EM II, art 576, note 73.

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dans sa mission et de se laisser transformer par elle en Christ, son Fils.

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Développement de la Spiritualité marianiste après

1850

Un mot sur les sourcesFaisons abstraction de l’examen de la période de

fondation de la spiritualité marianiste (1800 – 1850) et tournons-nous vers l’étude de son histoire et de son développement durant la période suivante (après 1850) ; nous sommes immédiatement frappés par la chute rapide du nombre d’ouvrages qui ont été écrits par les auteurs marianistes portant sur cette période. Bien des étagères ou rayons dans les bibliothèques marianistes sont remplis à déborder avec des histoires et des analyses de la spiritualité de la période de la fondation, mais un seul rayon peut suffire pour tenir tous les livres et les monographies qui ont été écrites à ce jour sur l’histoire de la spiritualité marianiste après 1850. La plupart de ces ouvrages décrivent l’histoire de notre dévotion marianiste à Marie durant ces années, ou bien ils racontent l’histoire des études mariales ou mariologiques écrites par des Marianistes. Aucune d’entre elles ne traite de la vaste histoire et du développement de la spiritualité marianiste telle que nous la concevons dans notre étude. Et encore, la présente étude n’est pas autre chose qu’un essai préliminaire pour survoler le terrain et poser quelques jalons, comme disent les français, pour baliser les sentiers en vue de recherches ultérieures. L’histoire marianiste, en général, est encore un domaine

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incomplètement développé de recherches et d’études. Quand nous nous limitons à l’histoire de la spiritualité marianiste, le nombre de sources se réduit à une poignée.

Face à cette situation particulière, je débuterai cet examen de l’histoire de la spiritualité marianiste après 1850, par une brève critique de ces sources et une évaluation de l’état actuel de la littérature. L’une des meilleures sources se trouve dans les 25 pages que le Père Neubert consacre à ce sujet dans son livre Notre Don de Dieu. 0 Il écrivait à l’époque où le terme piété filiale était encore à l’honneur dans la Société de Marie, comme l’appellation spéciale que nous, Marianistes, donnons à notre dévotion caractéristique à Marie. C’est la raison pour laquelle il commence son histoire en expliquant comment il se fait que ce terme n’intervient jamais sous la plume du Père Chaminade ni chez les Marianistes de la période de la fondation. Il jette un voile pudique sur quelques unes des erreurs et des essais tâtonnants du Père Simler pour « améliorer » le vœu de stabilité. C’est parfaitement dans la ligne du Père Neubert lorsqu’il dépeint le Père Simler comme un des principaux héros de son histoire, méritant pleinement le titre de « Second Fondateur ».

Il existe deux brèves histoires de notre dévotion marianiste à Marie après 1850 qui traitent des mêmes événements que ceux traités par le Père Neubert dans son chapitre de Notre Don de Dieu, cité plus haut. L’une est ‘Le sens originel et les changements dans notre vœu de stabilité’ du Père Paul Verrier, et l’autre est ‘Histoire de notre dévotion apostolique envers Marie’, par le Père John G. Leies.0 Les deux furent publiées dans La Série documentaire de l’Apôtre de Marie, de l’université de Dayton, vers la fin de la seconde guerre 0 Emile NEUBERT , Notre Don de Dieu.0 Paul VERRIER, Esquisse…John G. LEIES , SM, History of Our Apostolic Devotion to Mary, Dayton, 1944.

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mondiale, quand elle était sous la direction du Père Ferree. Le Père Paul Verrier est plus catégorique que le Père Neubert dans son évaluation affirmant que le Père Simler a failli nous faire perdre le vœu de stabilité. Je n’ai jamais vu l’original français de l’esquisse du Père Paul Verrier sur l’histoire de notre vœu de stabilité. Pour autant que je sache, elle n’a jamais été publiée dans l’original français. Une note sur la petite page de la traduction indique que le manuscrit original a été écrit à Sion en 1925 et à Strasbourg en 1937. J’ignore si des copies privées ont été largement répandues, ni quel accueil leur a été réservé. Le Père Paul Verrier connaissait personnellement le Père Simler, comme aussi toutes les autres grandes figures du réveil de la spiritualité marianiste au début du siècle ( Klobb, Lebon, Cousin, Schellhorn, etc.) Peut-être est-ce pour cette raison, qu’il ne se sentait pas obligé de minimiser les erreurs faites par le Père Simler.

Cette franchise de ton se trouve également dans la brève monographie du P. John G. LEIES. Il la rédigea durant la seconde guerre mondiale, probablement pendant qu’il était Maître des novices de la Province de Saint Louis. Il ne parle pas du fait que notre vœu de stabilité a failli disparaître, mais il caractérise les généralats du Père Caillet et du Père Chevaux comme un temps d’obscurcissement pour ce qui est de notre dévotion mariale. Selon le P. Leies, cet obscurcissement ne s’est trouvé levé que partiellement par les instructions du P. Simler sur la piété filiale, qui n’embrassent pas toute la largeur et la profondeur de la doctrine du Fondateur. Pour le P. Leies, le champion qui dissipa les ténèbres fut le Père Klobb qui, au cours des cinq dernières années de sa vie, réussit à ranimer la flamme de notre véritable dévotion mariale apostolique.

Chacune de ces deux monographies mérite d’être lue à cause de l’appréciation positive, sans équivoque, qu’elles donnent à notre dévotion mariale apostolique et

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la conviction ferme que ce précieux trésor a été transmis avec succès jusqu’à nous par nos prédécesseurs marianistes, malgré quelques moments précaires dans notre histoire quand il fut obscurci ou même perdu.0 Deux études que j’ai trouvées en préparant la présente étude se sont révélées utiles ; elles traitent de l’histoire de la pensée mariale et de la mariologie chez les Marianistes après 1850. L’une est une monographie de Bruno Ferrero. L’autre est un travail encore en gestation, écrit par Emilio Cardenas en Pologne.0 Indirectement, ces deux études jettent un rayon de lumière sur l’évolution de la spiritualité marianiste depuis 1850.

Malgré sa brièveté, cette énumération épuise pratiquement la liste des principales sources0. Après ces ouvrages, il faut aller vers les histoires marianistes générales ou vers les biographies de frères marianistes pour compléter la peinture de l’histoire de la spiritualité marianiste après 1850. Il n’existe pas encore d’histoire générale définitive des Marianistes ou de la Société de Marie. Les histoires populaires des Pères Lebon et Gadiou, complétées par le Père Délas, sont utilisables comme source provisoire.0 L’histoire des Constitutions du P. Délas est utile également.0 A ces ouvrages historiques, on peut ajouter également les essais

0 Bruno Ferrero, Evoluzione del pensiero mariano nella storia della Societa di Maria, Quaderni Marianisti, N° 23, (Marianisti : Provincia Italiana, 1965).0 Emilio CARDENAS, SM, 150 années d’études de la mariologie de G.J. Chaminade (1850), manuscrit inachevé, Czestochowa ( Pologne) Janvier 1998. 0 Il existe probablement d’autres sources dont je n’ai pas eu connaissance. Je n’ai pas eu l’occasion de faire une enquête systématique sur les documents marianistes espagnols et italiens. Par exemple, je ne connaissais pas la monographie de Bruno Ferrero jusqu’à ce que Emilio Cardenas m’y rendît attentif. 0 Louis GADIOU, SM, et Jean Claude DELAS, SM, Marianistes et mission permanente (Paris, 1972)0 Jean Claude DELAS , SM, Histoire des Constitutions de la Société de Marie, (Fribourg, Etudes Marianistes, 1964).

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historiques régionaux qui ont vu le jour ces dernières années. Finalement, les diverses biographies et les esquisses biographiques de personnes de marque dans l’histoire de la spiritualité marianiste contiennent un complément d’informations.

Au terme de cette évaluation des sources et de l’état actuel de la littérature concernant la spiritualité marianiste après 1850, nous pouvons rapidement passer en revue cette histoire.

La transformation de la Société en Congrégation enseignante

Quand nous jetons un regard sur le monde marianiste en 1850, juste après la mort du Père Chaminade, nous trouvons le Père Caillet à la barre de la Société. Il occupait la fonction de Supérieur Général depuis le Chapitre Général de 1845. Les Filles de Marie étaient encore en communion avec la Société, mais les relations commençaient à se tendre et les liens administratifs entre les deux congrégations de religieux marianistes finirent par se rompre durant le mandat du Père Caillet.

Quant aux communautés laïques, elles avaient pratiquement cessé d’exister. Les Congrégations marianistes avaient été déclarées hors la loi par la Révolution de 1830 et elles ne se sont jamais relevées comme telles. Leur place fut occupée par des confréries mariales où des survivants des premières communautés laïques continuaient leur expérience de spiritualité marianiste quand ils avançaient en âge. Cependant, les Communautés laïques adultes dans la forme classique ou elles étaient nées dans la première partie du siècle appartenaient au passé.

Les centres de spiritualité marianiste vivante étaient désormais les nombreuses communautés de la Société, qui d’année en année se multipliaient et renforçaient leur identité et leur compétence en tant

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que congrégation enseignante prospère dans l’efflorescence de l’enseignement catholique au 19e

siècle. Il existait un certain malaise en ce qui concerne les dernières années du Fondateur, malaise qui ne s’est dissipé que lentement chez les religieux ordinaires de la Société de Marie. Bien des questions concernant son abdication de la fonction de Supérieur Général, ses fortes divergences avec le Père Caillet, et les curieuses initiatives de plusieurs des chefs de la Société restaient sans réponse. Les nouveaux Supérieurs généraux firent de leur mieux pour maintenir un silence discret sur beaucoup d’affaires. Sans aucun doute, étaient-ils secrètement soulagés que le Père Roussel ait décidé non seulement de quitter la Société de Marie, après ses efforts infructueux de devenir Supérieur Général, mais aussi qu’il se soit repenti à Notre Dame des Victoires, qu’il se soit excusé du mal qu’il avait fait et qu’il ait commencé une nouvelle vie en rejoignant les rangs des prêtres diocésains dans son diocèse d’origine.

D’autre part, le Père Lalanne se sentait à l’aise à Paris, où il travaillait encore pour éponger les dettes de Layrac, et ou sa qualité de Marianiste se raffermissait, se dilatait et se montrait plus contagieuse que jamais. Il était toujours à l’avant garde de ceux qui s’efforçaient d’insuffler de nouvelles orientations à l’éducation chrétienne et aux écoles catholiques. Bien qu’il eût contribué pour sa part aux ennuis du Fondateur durant les dernières années de celui-ci, il n’y voyait pas un motif pour remettre en question sa loyauté à l’égard du P. Chaminade ou pour douter de son engagement total à l’idéal marianiste. En 1852, il dirigeait le petit groupe de religieux marianistes qui prenaient en charge l’institution Sainte Marie, Rue Bonaparte, à Paris. Avec ce changement, il voyait la Société de Marie établir une tête de pont dans la capitale et déployer ses efforts au service de la mission de Marie d’une manière qui était parfaitement appropriée et adaptée. Nous pouvons

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évaluer la signification que prenait dans sa pensée cette expansion pour la spiritualité marianiste en en citant des passages du discours qu’il prononça en se présentant lui-même et les Marianistes, comme remplaçants du Père Leboucher, quand ils furent arrivés pour prendre en charge l’administration de l’établissement.

« Quand vous avez conduit vos enfants sur le seuil de cette maison qui porte un nom béni, vous savez bien, vous surtout, Mesdames, qui êtes toujours heureusement inspirées pour l’éducation du premier âge, vous savez en quelles mains vous remettez un dépôt si cher. La reconnaissance et l’affection des familles les plus chrétiennes vous avaient dit que vous trouverez ici un homme dévoué à l’enfance, par des sentiments tendres et puisés à la source de tout amour pur et de la vraie sagesse. Or, aujourd’hui que, par des raisons qui vous sont connues, un notable changement s’est opéré dans le personnel de cette maison, qu’avons-nous d’abord à vous dire, - nous, les successeurs d’un tel homme de bien, et les continuateurs d’une œuvre entreprise avec de si bonnes intentions et poursuivie avec succès., - qu’avons-nous à vous dire de nous-mêmes ?… Ainsi, nous pouvons dire que, nous aussi, un sentiment religieux nous a dévoués à l’enfance ; et ce n’est pas seulement la profession d’enseigner, que nous avons embrassée dès notre jeunesse et pour le reste de la vie, mais la profession de servir le Dieu que nous croyons, en le faisant connaître et aimer de ses enfants, que seul il peut rendre heureux et sauver, s’ils lui sont fidèles. Oui, Messieurs, apprendre au enfants en général, et de préférence aux plus petits, à connaître et à aimer Dieu, je puis le dire sans respect humain, comme sans ostentation, et

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uniquement parce qu’il faut le dire, telle est l’humble profession des frères de Marie.

Oh ! vous savez, vous tous qui avez eu le bonheur de puiser aux sources de la foi chrétienne les principes de la vérité, vous savez tous ce que le christianisme symbolise sous ce nom vénéré de Marie. Marie ! c’est la tendresse maternelle, élevée à la dignité de vertu surnaturelle. Marie ! c’est la pureté de l’innocence, sauvegardée par la puissance d’une grâce privilégiée de Dieu. Marie ! c’est le zèle de la charité divine, alliée à la patience du travail et à la générosité du sacrifice. Marie ! c’est le contentement de la joie du cœur, dans la simplicité et dans l’obscurité du plus humble ministère. Heureux d’avoir compris et d’avoir cru tout ce que ce pieux symbole signifie d’enseignements sages et de bons exemples, ceux dont je suis ici l’intermédiaire, l’ont adopté depuis longtemps, et posé, comme un cachet, sur leurs maisons et sur leurs œuvres…..Parce que, chemin faisant, ensemble dans la vie, ils voient passer la figure du monde, retirés sous le même toit, rompant le même pain, priant aux mêmes autels, - il leur a plu par dessus tout de prendre, et ils ont pu à bon droit se donner, sous la tutelle maternelle de Marie, le nom de frères. »0

Il continue en démontrant que la vie religieuse n’a pas rabougri l’intelligence et l’affectivité de ces Marianistes éducateurs; elle ne les a pas poussés à regarder le monde avec mépris, comme l’affirmaient à cette époque ceux qui n’acceptaient pas que des religieux deviennent des éducateurs. «  Nous rejetons

0 Jean Baptiste Lalanne, SM, Discours de la cérémonie de distribution des prix, Institution Sainte Marie , Rue Bonaparte, Paris, 1852. cité dans EF III p. 572-574.

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catégoriquement l’accusation d’être indifférents à l’égard du progrès de la science humaine. Bien que nous ne soyons pas des hommes du monde, nous ne sommes pas pour autant, des hommes d’un autre âge ou des hommes d’un autre pays. Notre vie n’est pas cachée, nous ne vivons pas relégués dans le désert ; elle ne se déroule pas entre les étroites limites d’une cellule. Pour travailler dans le monde, nous sommes persuadés que nous devons le connaître ; il en résulte que notre vie est mêlée avec tous les mouvements qui influencent la marche du temps et appellent un nouvel ordre d’exigences ».0

Ces changements de langage signalent l’évolution progressive de l’expérience de la spiritualité marianiste qui accompagne la transformation de la Société de Marie en Congrégation enseignante. Cette transformation visait la participation au vaste mouvement récent en faveur de l’éducation universelle, une de principales manifestations de la modernité au 19e siècle. Le fait de devenir une Congrégation enseignante a entraîné de la sorte une certaine détente dans la résistance militante contre le monde moderne et l’hérésie d’indifférence religieuse qui avait marqué les Marianistes durant la période de fondation. La transformation en Congrégation enseignante était un processus qui avait commencé avant la mort du Fondateur. Lui même avait guidé et dirigé la Société de Marie dans son entrée dans le monde scolaire. Le 19e

siècle fut l’époque où les populations de l’Europe et des Amériques passèrent de l’état d’analphabétisme généralisé à une situation dans laquelle la majorité était alphabétisée. Le rêve du progrès de l’humanité était attaché à l’instruction, et l’école était l’invention sociale qui se perfectionnait d’année en année, pour réaliser ce développement moderne. Comme beaucoup d’autres 0 Ibid. p. 569

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religieux en France, les premiers Marianistes voyaient dans la généralisation de l’école un formidable moyen qui pouvait être utilisé pour l’évangélisation des masses populaires et retrouver le terrain qui avait été perdu au profit de la déchristianisation qui avait résulté de la Révolution.

Durant les années 1820, l’apostolat par l’éducation existait côte à côte avec la direction des congrégations. Le Père Chaminade pouvait encore écrire que l’une des circonstances qui conduisirent à la naissance de l’Institut de Marie était la nécessité de trouver pour la Congrégation un Directeur qui ne fût pas sujet à la mort. Ce « Directeur » qui ne meurt pas ne pouvait être une personne individuelle, mais une société de personnes « se consacrant elle- mêmes à cette œuvre pour la gloire de Dieu, tout au long de leur vie adulte, après avoir été formés à cela par la sainte obéissance, et transmettant le même esprit et la même méthode à leurs descendants. »0 La Société de Marie et les Filles de Marie étaient censées être cette « direction » des Congrégations mariales qui ne mourraient jamais. Durant les années 1820, le nombre total des religieux marianistes était encore relativement petit. Environ 30 membres de la section masculine de la Congrégation rejoignirent la petite congrégation naissante. C’est de ce groupe que sortirent les premiers religieux marianistes qui donnèrent au Père Chaminade la plus grande assistance dans la direction de la Congrégation. Cependant, et curieusement, cette trentaine de religieux marianistes qui avaient appartenu à la Congrégation furent aussi les enseignants les plus en vue parmi les premiers Marianistes. Le Père Lalanne, par son envergure, les dépassait tous. A l’époque où il composa le discours ci-dessus aux parents et étudiants de l’Institution Sainte Marie, rue Bonaparte à Paris, il 0 Réponses aux objections ordinairement faites à la Congrégation (1824) Ecrits Et paroles 1, par. 154.23; p. 665.

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avait déjà oeuvré 35 ans comme religieux marianiste consacré au ministère des écoles et de l’enseignement. Les années ou il connut les plus brillants succès comme premier directeur marianiste du Collège Stanislas, devaient seulement venir. Le fait qu’il soit considéré comme l’un des plus importants éducateurs marianistes dans l’histoire de la Société, trouve ici sa justification.

Les documents officiels de la Société de Marie et des Filles de Marie qui ont été écrits par le Père Chaminade ou composé sous sa direction, établissent clairement que les religieux marianistes sont destinés à l’éducation. Les statuts civils de 1825, concédés par le gouvernement français, donnaient la reconnaissance à la Société de Marie comme une association éducative, légalement autorisée à diriger des écoles. Les Constitutions de 1839 cherchent à sanctionner et à établir le caractère éducatif de la Société en donnant au mot éducation un sens particulier dans la Société de Marie. Dans la Société, ainsi en décidaient les constitutions, le mot ne signifiait pas simplement l’instruction et la conduite des écoles; en fait, le sens du mot était élargi jusqu’à comprendre tous les sens de l’implantation et du développement de la foi des chrétiens depuis le berceau jusqu’à la tombe.0Ainsi l’éducation incluait à la fois les œuvres dans lesquelles les religieux marianistes étaient effectivement engagées et celles dans lesquelles ils pourraient s’engager à l’avenir. La Société pouvait se consacrer à n’importe quel travail d’évangélisation de l’Eglise. L’éventail des œuvres dans lesquelles les membres de la Société s’engageaient était en principe et potentiellement

0 SM, Constitutions de 1839, article 251. Titre 2 : « L’Education chrétienne. Sous ce titre sont compris tous les moyens par lesquels la religion peut être inculquée dans l’intelligence et le cœur des hommes, et par lesquels ils peuvent être entraînés depuis leur première enfance jusqu’à l’âge le plus avancé dans une fervente et fidèle profession de foi de la vie chrétienne. »

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universel, et dans la Société, toutes ces œuvres devaient être appelées œuvres d’éducation. Ce sens un peu exagéré du terme éducation était également utilisé dans les Constitutions de Simler en 1891.0 Malgré ces prescriptions des Constitutions, la plupart des Marianistes continuaient à utiliser le mot éducation dans le sens ordinaire, se rapportant à l’enseignement, l’instruction, les études scolaires. Cependant lorsque, souhaitant souligner la profonde importance d’être éducateurs marianistes, il leur arrivait à l’occasion d’user de l’aphorisme apparemment tautologique des Constitutions : « La Société de Marie enseigne seulement en vue d’éduquer ».0

Durant les années 1830-1850, alors que les Congrégations Marianistes déclinaient lentement, le nombre des écoles marianistes et le nombre des religieux enseignant dans celles-ci était en croissance. Vers 1850, il y avait presque 500 membres dans la Société de Marie, et ils étaient pratiquement tous employés dans l’apostolat scolaire. Seulement un petit nombre d’entre eux avaient vécu directement les origines de la Société dans la Congrégation de Bordeaux. Parmi cette nombreuse troupe de jeunes éducateurs marianistes, il y avait encore un petit reste de la trentaine de membres anciens qui avaient rejoint

0 SM, Constitutions de 1891, article 261. « Le terme éducation comprend tous les moyens qui nous rendent capables de semer, cultiver, et rendre fécond l’esprit chrétien dans les âmes, dans l’intention de les conduire à une sincère et publique profession de la foi chrétienne. »0 SM, Constitutions 1891, Article 272. « La Société de Marie enseigne seulement en vue d’éduquer ; c’est pourquoi les frères accueillent et instruisent des enfants dans le but d’en faire de bons et fervents chrétiens ».

Le père Lackner a recherché la distinction fondamentale entre instruction et éducation parmi les premiers membres de la Société de Marie et la vision fondatrice de l’éducation marianiste. Voir Joseph Lackner, SM, William Joseph Chaminade, His apostolic intent and His Engagement with Schools, instruction, and Education. An Historical Portrait. (Dayton NACMS, Monograph Series, Document n° 42, 1999) pp. 31-36.

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la Société à partir de la congrégation.0 Ceux qui n’avaient pas quitté la Société et qui étaient encore en vie, pouvaient occasionnellement raconter des anecdotes à leurs jeunes frères, concernant le temps où se constituait la Congrégation quand le Père Chaminade était à ses débuts. Mais dans les années après 1850, les principales énergies de chacun étaient orientées vers le développement de la Société en une Congrégation enseignante, caractérisée par la compétence et le succès.

Le Manuel de pédagogie chrétienne, composé par des Marianistes et publié en deux volumes en 1856 et1857, est une illustration révélatrice de ces efforts. Cet ouvrage fut écrit par le Père Fontaine et rassemblait la science accumulée par différentes méthodes d’enseignement pratiquées durant les trente années précédentes par une génération d’éducateurs marianistes.0 Nombreux furent les frères ayant rédigé des manuels à l’usage des élèves ; ils ne cessaient pas 0 Selon mon étude concernant les premiers membres de la SM, il y avait 470 membres en 1850, 511 en 1851, 550 en 1852, 609 en 1853, et 669 en 1854. Durant ces cinq années, l’âge moyen dépassait tout juste les 30 ans. Il y avait 11 membres seulement qui, dans leur jeunesse, avaient appartenu à la Congrégation de Bordeaux. Lawrence J. CADA, SM. Early members of the Society of Mary. (Dayton, NACMS Monograph Series, Document n° 40, (1999) pp. 550-51.0 Le Manuel fut publié à Bordeaux par Gounouilhou et Lafargue en 1856-57. Durant les années 1880 plusieurs parties des deux volumes furent traduits en anglais sous la direction du Fr. Kim, et reproduits par un procédé primitif de duplication à l’alcool, pour être employées dans les programmes de formation de la Province américaine. Une adaptation du premier volume fut publiée par la province américaine sous le titre Manual of Christian pedagogy for the Use of the Brothers of Mary, en 1899. Une version abrégée de cette traduction, supprimant toute allusion explicite à la Société de Marie, fut publiée par la Province américaine en 1910 comme manuel de pédagogie générale à l’usage des écoles catholiques dans l’ensemble des Etats Unis.

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cependant de les revoir et d’améliorer les diverses méthodes d’enseignement en vue d’établir les lignes directrices d’une éducation de qualité dans la tradition marianiste. Ils étaient convaincus que l’esprit marianiste rehaussait les écoles marianistes et l’enseignement marianiste grâce à un ensemble de caractères qui distinguaient l’éducation marianiste de l’éducation en général. Lors de la parution du Manuel dans les années 1850, celui-ci rencontra un accueil très positif et reçut des éloges pour le soin avec lequel il articulait les principes et la pratique de la pédagogie marianiste.

« Cet ouvrage, dû au zèle infatigable du Père Fontaine, le Second Assistant, surpassait de loin les modestes essais de l’époque précédente par la largeur des vues et le choix des matériaux. Il ne constituait plus une simple méthode, moins encore une banale compilation de règlements, mais plutôt un vrai traité de pédagogie. »0

C’était surtout le premier volume consacré aux principes de la pédagogie marianiste qui reçut les plus grands éloges. Ce volume était en usage dans la formation des religieux marianistes pendant des décennies, et développait les principes de l’éducation marianiste contenus dans les Constitutions de 1839 et dans toutes les révisions des Constitutions élaborées entre 1839 et 1891.0

0 Spirit, 3, Par. 257, pp. 328-29.0 Christopher KAUFFMAN a fait une longue analyse du Manuel, soulignant le traitement élaboré des capacités humaines et le mettant en contraste avec le Manuel correspondant des Frères Chrétiens ( FEC ?). Voir Christopher KAUFFMAN , Education et transformation, des ministères marianistes en Amérique depuis 1849 ( New York, Crossroad 1999) pp. 123-29.

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Une recommandation du manuel qui est relevée comme spécialement caractéristique de la méthode pédagogique préconisée dans la Société est le conseil de faire le lien entre l’intelligence et le cœur dans une bonne éducation. Le Père Fontaine écrivait avant le renouveau néo-thomiste des années 1890. Il ne trouve donc pas de difficultés à affirmer que l’âme possède non pas deux mais trois facultés : l’intelligence, le cœur et la volonté.

« Education de l’intelligence. L’homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu. De même qu’en Dieu il y a la trinité de personnes, de même dans l’âme humaine il y a une trinité, qui ressemble à la trinité céleste, unie dans une mystérieuse unité. Dieu est Père, Fils et Esprit ; l’âme est Intelligence, Cœur et Volonté. L’âme, par conséquent possède trois facultés distinctes. »0

Un bon maître doit se rendre expert dans l’art de relier les deux premières facultés en vue de développer la première, c’est à dire, pour développer l’intelligence ou la pensée de l’étudiant.

« Le chemin vers l’esprit de l’ élève passe par son cœur ; le maître, à moins de toucher le cœur, ne pourra jamais contrôler sa pensée. Un maître qui n’est pas aimé parlera en vain à une classe hostile.

Le cœur de l’élève ne se prend pas d’assaut comme une forteresse, ni par la famine, comme on prend des villes. Le cœur humain se rend seulement à la gentillesse. La peur ferme la porte du cœur, la confiance seule l’ouvrira. Que l’enseignant religieux conquière le jeune cœur par son amabilité et le gouverne par l’amour. » 0

0 (Jean Baptiste Fontaine) Manuel de Pédagogie chrétienne à l’usage des Frères de Marie ( Dayton : Nazareth, 1899).0 Ibid ; p. 28

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Cet avis rappelle la distinction du Père Chaminade entre la foi de l’intelligence et la foi du cœur. Un jour qu’il écrivait au Père Lalanne, il faisait remarquer que la foi de l’intelligence et la soumission de l’intelligence à ce que nous croyons est un don de Dieu, et même un don très grand ; cependant, ce n’est pas le tout de la foi. C’est la foi du cœur qui conduit à la justification. «  La soumission de l’intelligence est déjà une grande faveur de Dieu, mais c’est seulement une préparation pour la soumission du cœur ; et le cœur se soumet seulement par amour. Du moins est-ce ainsi que je vois et il me semble dangereux de ne pas le voir ainsi dans la pratique ».0

Les recommandations du Manuel sont très concrètes, détaillées et pratiques. Ainsi, par exemple, il y a le conseil de ne jamais recourir au châtiment corporel ou à une discipline corporelle ; l’interdiction de celle-ci est relevée également comme une caractéristique de la pédagogie marianiste .

« N’inflige pas de punitions humiliantes, comme de rester à genoux durant un temps prolongé, demeurer dans une position inconfortable, faire jeûner etc. Pincer, frapper le visage ou la tête, tirer par le nez, les oreilles ou par les cheveux, frapper avec le poing, donner des coups de pied : ce sont des traitements indignes auxquels aucun enfant ne doit être soumis. Un tel traitement brutal est non seulement incompatible avec le caractère d’un religieux enseignant, bien plus, c’est de la lâcheté, un manque de virilité, et passible de la loi criminelle. »0

0 Lettres 3, Chaminade à Lalanne, 23 Janvier 1833, n° 661. p. 227. Cité dans Simler, Chaminade, p. 309.0 (Fontaine) Manuel p.23

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Une lecture attentive du Manuel révèle bien des traces de la pensée et du sentiment marianiste qui reflètent ou évoquent des caractéristiques de la spiritualité marianiste explicitées ailleurs et qui nous ont été transmises par nos prédécesseurs marianistes.

Il est clair que les années entre 1850 et 1875, qui correspondent plus ou moins au généralat du Père Caillet et à celui du Père Chevaux dans la Société de Marie, sont une période où la tonalité de la spiritualité marianiste ainsi que l’imagerie et le langage qui servent à l’exprimer et à l’expérimenter étaient en train de changer. A cette époque, on oublia certains aspects de la vie marianiste qui auparavant avaient été de première importance, tels que les Communautés laïques et l’esprit militant, apostolique avec lequel les premiers Marianistes se consacraient à la mission de Marie, portés par un zèle enthousiaste. Le Père Neubert appelle cette période « une éclipse partielle de notre Doctrine mariale ».0 Pour comprendre et apprécier ce jugement, il est nécessaire d’examiner des développements ultérieurs dans la spiritualité marianiste qui sont apparus durant le généralat du Père Simler.

Cependant le fer de lance du développement de la spiritualité marianiste durant les années 1850–1875 est plus explicitement l’apparition de l’identité de la Société de Marie comme Congrégation enseignante. Elle atteignait le niveau d’excellence qui devenait courant dans le mouvement des écoles catholiques de la France du 19e siècle. La dévotion marianiste à Marie devint plus tendre, et les attitudes marianistes à l’égard de la modernité devinrent plus ouvertes.

0 Neubert, Notre Don de Dieu, pp. 106-11

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Les années de SimlerLe Père Simler, « le second Fondateur », succéda

au Père Chevaux comme Supérieur Général de la Société en 1876. Il mourut dans l’exercice de sa charge 29 ans plus tard, en 1905. Son généralat est l’un des plus importants dans l’histoire de la Société pour plusieurs raisons.0 L’une d’elles, celle qui nous intéresse dans cette étude, est le profond impact que son gouvernement a eu sur le développement de notre spiritualité marianiste. En simplifiant, disons qu’il y a deux parties ou deux phases dans son influence sur la spiritualité marianiste.

D’abord, c’est en l’appelant désormais piété filiale que notre dévotion spéciale à Marie allait être plus consciente et plus claire dans l’esprit des religieux. Il parvint d’ailleurs à introduire la formule dans la rédaction des Constitutions de la Société de 1891, dans les articles décisifs qui tracent le contour et explicitent la quintessence de la dévotion et de l’esprit marial chez les Marianistes.

En second lieu, il réhabilita la mémoire du Père Chaminade en publiant la biographie du Fondateur, qui fut une révélation pour le monde marianiste. Les Marianistes virent une fois de plus toute l’ampleur de la vision du Père Chaminade sur la mission marianiste et un étonnement ému provoqué par cette redécouverte 0 L’histoire définitive du généralat du Père Simler n’a pas encore été écrite. Il existe cependant de bons résumés partiels dans la biographie du Frère Cousin, dans les vulgarisations du Père Lebon, du Père Gadiou, et du Père Délas ainsi que dans une masse d’autres sources comme les biographies d’autres marianistes, résumés du développement de la Société au cours du 19e siècle, histoires des constitutions et les histoires de notre dévotion mariale d’Emile Neubert, Paul Verrier, et John G. Leies, que nous avons citées dans cet ouvrage. Récemment, ces sources ont connu un accroissement significatif grâce à la publication du journal privé du Père Simler. Voir (Louis Cousin) Joseph Simler, Quatrième Supérieur général de la Société de Marie ( Dayton St Marys Convent, 1913). Voir aussi Joseph Simler SM Journal intime et notes, édités par Ambrogio Albano, SM ( Rome Agmar, Collection «  La Gerbe », 1996)

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merveilleuse parcourut le monde marianiste durant les premières années du 20e siècle. A partir de 1901, année où Simler publia sa biographie du Fondateur, cette redécouverte de l’interprétation chaminadienne de l’esprit marianiste a continué et s’est amplifiée jusqu’à nos jours.

Nous savons que le Père Simler avait une dévotion spéciale et fervente à la Vierge Marie avant de devenir Supérieur Général. C’est probablement durant son noviciat dans les années 1853-55 qu’il découvrit Saint Grignion de Montfort et sa « Vraie dévotion à Marie ». Le livre lui fit une profonde impression. Il partagea sa découverte avec son ami intime Louis de Lagarde, et ensemble ils découvrirent que la dévotion mariale qui caractérise la Société de Marie dans laquelle ils étaient entrés, portait une profonde ressemblance avec celle de Grignion de Montfort.0 Les deux amis partagèrent encore bien d’autres expériences dont les effets eurent une grande répercussion, y compris la découverte des manuscrits du Père Chaminade, pendant qu’ils étaient assignés à résidence dans les locaux de l’administration générale à Paris, durant le siège de la ville en 1870-1871, lors de la guerre franco-prussienne. Voici le propre récit du Père Simler de cet événement significatif.

"Avant-Propos"."Enfermé dans Paris pendant le long siège de

1870-1871, nous occupions nos loisirs à parcourir les archives de la Société de Marie, lorsque notre attentions se porta sur les pièces qui concernaient le fondateur de la Société, M. Chaminade. La lecture de ces documents fut pour nous une révélation. En vérité, disions-nous en nous-même, M. Chaminade a été et est encore, plus qu'on le

0 Neubert, Notre Don de Dieu, p. 112.

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pense (sic), un inconnu, non seulement dans les régions où il a exercé son apostolat, mais même dans les familles religieuses où l'on continue à vivre de son esprit et, en quelque sorte, sous sa direction.

Nous savions bien que, de tout temps, il avait recommandé à ses disciples et pratiqué lui-même cette maxime éminemment chrétienne : "Aime à être ignoré et compté pour rien " (Imitation de Jésus-Christ, I.I, c II) ; et cet amour de la vie cachée expliquait comment il avait pu vivre sans attirer sur lui l'attention du public, et mourir sans qu'on prît garde à sa disparition ; mais justifiait-il le silence qui planait depuis lors sur la personne et les œuvres de cet homme apostolique ? Ce silence prolongé et cet oubli apparent étaient-ils encore louables ? N'étaient-ils pas plutôt regrettables, surtout dans les Instituts dont il était le fondateur ? La Providence, en mettant entre nos mains les nombreux documents jusqu'alors renfermés dans leurs cartons, ne nous invitait-elle pas à les produire au grand jour, afin que M. Chaminade nous apparût tel qu'il était, tel qu'il se révélait dans ses lettres et dans les actes de sa vie ?"

Durant le long siège de Paris…(Simler, Guillaume-Joseph CHAMINADE… cf. Note 25 p. 90. ) 0

Il n’y a aucun doute, le Père Simler trouva dans ces précieux manuscrits bien des éléments concernant la manière dont le Fondateur présente la dévotion marianiste à Marie. Ce sont bien les manuscrits qui le firent rêver d’une biographie du Fondateur qui, un jour, serait écrite par lui-même ou par quelqu’un d’autre. De fait, lui et son secrétaire, le P. Klobb furent les auteurs

0 Simler, Chaminade p. XXV.

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qui se mirent à rédiger la biographie, publiée trente ans plus tard.

Avec ces expériences en toile de fond, le Père Simler fut élu Supérieur général au chapitre général de 1876. Parmi d’autres choses, les membres de la Société de Marie retiennent de ce Bon Père nombre de circulaires longues et ennuyeuses. Dans la plupart des bibliothèques marianistes, les 94 circulaires de Simler sont reliées en trois gros volumes. Un assez grand nombre de ces circulaires comptent plus de cent pages et constituent des petits traités des sujets qu’il aborde. Nous examinerons deux de ces longues circulaires qui ont joué un rôle de choix dans le développement de la spiritualité marianiste : L’Instruction sur la Piété (Circulaire n° 10, 28 juin 1878) ; et l’Instruction sur les vertus caractéristiques de la Société de Marie.

(Circulaire n° 62 ; 10 juillet 1894). C’est dans la circulaire sur la Piété que le P. Simler commence la tâche de préciser le sens de l’expression piété filiale, propre aux Marianistes.0

La Piété filiale Le Père Chaminade et les Marianistes de la période

de la fondation n’emploient jamais le terme de piété filiale dans le sens particulier que le Père Simler allait lui donner. De même, les Marianistes dans les premières années après la mort du Fondateur, ne l’utilisèrent pas non plus. Par exemple, le Manuel de pédagogie chrétienne du Père Fontaine largement répandu, consacre un paragraphe à la piété filiale dans le chapitre sur le rôle de l’amour dans l’éducation chrétienne. Cependant, ici le terme signifie seulement le grand respect et le tendre amour qu’ont les enfants pour leurs parents. De tous les sentiments naturels, « c’est le premier et le plus profondément enraciné dans le cœur. L’éducation ne doit donc pas l’implanter, mais 0[ Note sur la traduction anglaise].

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seulement le renforcer et le purifier ». Cependant, le Père Fontaine ne s’écarte pas de la signification commune et ordinaire de ce terme.0

Le Père Caillet utilise une fois dans une circulaire l’expression piété filiale pour Marie comme synonyme de dévotion à Marie. A la fin du généralat du P. Caillet, en 1867, le frère Girardet, le respecté et saint directeur du Noviciat d’Ebersmunster, publia L’art de devenir meilleur, un livre de méditations à l’usage des novices et des jeunes religieux.0 Dans ce livre, il utilise à plusieurs reprises l’expression « dévotion ou piété filiale à l’égard de la bienheureuse Vierge », ou simplement « piété filiale à l’égard de la bienheureuse Vierge », en se référant aux attitudes que les Marianistes doivent avoir à l’égard de Marie. De même, pendant que le Père Chevaux était Supérieur Général, il dirigea la composition d’une collection d’examens particuliers pour de jeunes Marianistes.

Il y inséra un examen sur la dévotion à Marie, ou la fidélité à pratiquer et propager cette dévotion, c’est à dire, « la piété filiale à l’égard de la bienheureuse Vierge Marie ». Ces utilisations éparses en petit nombre au cours des généralats du P. Caillet et du Père Chevaux étaient des indices de ce qui allait venir, mais ce n’était pas encore la formule pleinement mûrie : « l’imitation la plus parfaite et la reproduction de la piété filiale de Jésus à l’égard de Marie, sa Mère », que le Père Simler allait canoniser et utiliser pour désigner la première et la plus saillante des vertus caractéristiques des Marianistes.0

Le Père Simler sortit des sentiers battus avec son « Instruction sur la Piété », la première de ses longues circulaires. Ici, pour la première fois, il donna au terme piété filiale la signification nouvelle, propre aux 0 Fontaine, Manuel pp.67-680 (François Girardet), SM  L’art de devenir meilleur ou Séries de méditations…0 Neubert, Notre Don de Dieu, pp. 106-7 (éd. anglaise)

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Marianistes. La circulaire traite de la piété sur une large base. Voici, selon les paroles mêmes du Père Simler, le plan de la circulaire.

"Notre sujet est immense, il comprend l'étude

de la piété dans l'homme, c'est-à-dire l'histoire de ce penchant naturel que Dieu a mis en nous, ses transformations successives sous l'empire de la volonté, qui en fait une vertu, sous l'action de la grâce divine, qui en fait une vertu surnaturelle, sous le mouvement du Saint-Esprit, qui élève cette vertu à la dignité d'un don ; puis, montant plus haut encore, nous aurons à étudier la piété dans la Très Sainte Trinité, dans la personne et dans les œuvres du Sauveur Jésus ». 0

Le Père Simler commence avec des considérations sur la piété dans l’ordre naturel, qui se manifeste d’abord comme le sentiment d’affection réciproque et d’amour qui unit les membres de la famille entre eux, ensuite il parle des actes que cette piété inspire. La piété des enfants à l’égard de leurs parents est la piété filiale dont avait parlé le Père Fontaine dans le Manuel. La famille naturelle est le modèle de toutes les autres familles auxquelles les êtres humains se rattachent : ménages, communautés, associations plus importantes, sociétés civiles, nations, et la famille universelle de l’humanité. Toutes ces manifestations de la famille forment la base naturelle sur laquelle la grâce peut construire et élever la piété au niveau d’une vertu surnaturelle.

Prenant appui sur la piété dans l’ordre surnaturel, le Père Simler s’élève à la piété en Dieu, c’est à dire, la divine piété dans la Très Sainte Trinité. 0 Simler, Instruction sur la Piété, 1e partie, pp 1-2. dans Circulaire n° 10 du 28 juin 1878.

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"Ainsi, l'amour du Père pour le Fils, l'amour du Fils pour le Père, l'amour du Père et du Fils dans le St-Esprit, tout ce que le Père fait pour le Fils, tout ce que le Fils fait pour le Père, tout ce que le Père et le Fils opèrent par le St-Esprit, tout peut et doit être désigné sous le nom de piété, car il s'agit des relations, des inspirations, des opérations, des liens d'amour entre les personnes d'une même famille. 0

L’amour du Fils pour le Père et tout ce que le Fils fait pour le Père constitue la divine piété filiale. Avec ces considérations, le Père Simler touche avec crainte au traité de l’Incarnation, ce grand mystère de la divine piété et la première invention de la piété filiale divine.

"L'Incarnation est le grand mystère de la piété, parce qu'elle est le grand acte, la pieuse invention du Fils pour l'honneur et la gloire de son Père. […] (p. 19 :) (Saluons…) Ce mystère ineffable, c'est l'invention magistrale du pieux Jésus, c'est l'œuvre de son Cœur." 0

En Christ, la piété filiale humaine devient divine, et la piété filiale divine devient humaine. Et, puisque Marie est inextricablement mêlée à l’Incarnation, elle est la seconde invention de la piété filiale du Fils à l’égard du Père. Elle est le chef-d’œuvre de la piété divine. La piété filiale du Christ à l’égard de son Père s’étend à la piété filiale à l’égard de sa Mère. Cette piété filiale du Christ, le Fils de Dieu, à l’égard du Père, est le modèle et l’exemplaire pour toute piété filiale humaine, y compris sa piété filiale à l’égard de Marie. C’est aussi le modèle pour notre propre piété filiale à l’égard de Marie. Quand nous aimons Marie, quand nous manifestons notre piété filiale à son égard, nous sommes intégrés dans le mystère de l’Incarnation, en participant au mystère de la piété filiale du Christ à 0 Ibid. 1e partie p.130 Ibid 1e partie, p.16,19.

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l’égard de Marie. Par la grâce mystérieuse grâce d’une participation exemplaire, nous reproduisons la piété filiale du Christ le divin Fils, pour Marie, sa Mère.0

Après avoir exploré la piété naturelle, la piété surnaturelle, la piété divine, et la piété filiale du Christ envers sa Mère, le Père Simler se tourne vers un examen de l’esprit de piété dans la Société de Marie. Il rappelle d’abord l’explication du vœu de stabilité qui se trouve dans les Constitutions de la Société. « Par le vœu de stabilité, le profès entend se constituer dans un état permanent et irrévocable de serviteur de Marie. C’est proprement un dévouement à la bienheureuse Vierge Marie avec le pieux propos de propager sa connaissance et de perpétuer son amour et son culte autant que possible à travers eux-mêmes et à travers autrui dans toutes les circonstances où la vie les placera ». En tenant compte de tout ce qui a été dit sur la piété et la piété filiale du Christ à l’égard de Marie, le père Simler demande : « Ne comprenez-vous pas, mes chers enfants, que le vœu de stabilité ainsi compris est, pour ainsi dire le vœu de la piété filiale envers Marie ? »0

Il rappelle que dans plusieurs ordres ou congrégations l’Eglise autorise la profession d’un 4e

vœu.

Les Instituts qui ont demandé et obtenu l'émission d'un quatrième vœu ont généralement voulu marquer par ce vœu ce qui constitue leur physionomie propre dans la grande famille religieuse, ou au moins ce qu'il y a de plus saillant dans cette physionomie.

Pour la Société de Marie, le vœu de stabilité indique précisément ce qu'on doit trouver à l'état habituel et dominant comme trait essentiellement caractéristique dans chaque religieux.

0 Ibid. 1e partie pp. 20-24.0 Ibid. 2e partie p.37

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Et quel est ce trait saillant ? Est-il besoin de le dire ? Il domine tellement qu'il se met partout en évidence… [..] Tout par Marie, tout pour Marie, tout avec Marie, toujours et partout Marie. [..] Par le vœu de stabilité, nous allons au-delà de ce que font les simples chrétiens et les religieux des autres Instituts.

Nous consacrons à Marie, nous lui donnons tout ce que nous avons et tout ce que nous sommes : nos personnes, nos œuvres, notre temps et notre vie… […] Donner tout à Marie, attendre tout de Marie, montrer hautement par nos actes que telle est la disposition continue, habituelle et raisonnée de notre âme, voilà notre caractère spécial et saillant. […] Propager la connaissance de Marie, perpétuer son amour et son culte, c'est notre suprême ambition. Telle est la vraie signification de notre vœu de stabilité…[…] Notre vœu de stabilité est donc, je le répète, le vœu de piété filiale envers Marie." (Simler Circulaire N°10, Instruction sur la piété, 28 juin 1878, p. 75-76) 0

Avec l’analyse spirituelle et théologique de cette première de ses longues circulaires, ‘L’Instruction sur la Piété’, le Père Simler était convaincu qu’il avait pénétré jusqu’aux sublimes secrets de la dévotion marianiste à Marie et qu’il avait fait la démonstration qu’ils coïncident avec la Piété filiale envers Marie. Les mots Piété filiale envers Marie émergèrent comme un bref résumé qu’on pouvait utiliser comme une appellation appropriée et théologiquement pertinente pour désigner la dévotion à Marie caractéristique des Marianistes. Comme Supérieur général nouvellement élu, il était désormais responsable de la continuation du processus de rédaction des Constitutions de la Société à 0 Ibidem 2e partie, p. 37-38

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soumettre à l’approbation de Rome ; il ne voyait pas de raison pourquoi la piété filiale caractéristique ne devrait pas être mentionnée explicitement dans le texte des nouvelles Constitutions. Le Chapitre Général de 1876 avait donné à son administration le mandat de compléter la révision du texte et de le soumettre à Rome. Le Père Simler profita de cette possibilité et introduisit la nouvelle expression dans plusieurs articles choisis.

La nouvelle version de l’article 3 disait : « Les membres profès de la Société de Marie, comme vertu caractéristique, s’efforcent de reproduire en eux-mêmes avec une visible complaisance la piété filiale du Divin Modèle envers Marie, sa très sainte Mère ». Cet article était complété par l’article 293 , proche de la fin du livre 1, qui répétait l’idée de l’article 3 et l’amplifiait par d’autres considérations qui étaient extraites de la circulaire sur la Piété.

( Article 293 des "Constitutions de la Société de Marie", 1891)

« Tous les pieux Instituts se proposent une même perfection, mais ils n'ont pas tous la même vocation spéciale ; chacun reçoit de Dieu un don propre, l'un celui-ci, l'autre celui-là : "Chacun reçoit de Dieu un don particulier, l'un celui-ci, l'autre celui-là" (I Co 7, 7). Ce qui est, pour la Société de Marie, comme le don de Dieu, ce qui constitue sa physionomie et forme son cachet distinctif, c'est la piété toute filiale envers la bienheureuse Vierge Marie.

Cet article devait plus tard inspirer le Père Neubert dans le choix du titre de son livre Notre Don de Dieu.

L’article qui contient le passage le plus souvent cité des Constitutions de Simler est l’article 6.

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A raison du second objet de la Société, le zèle du salut des âmes est une disposition qui doit se trouver dans tous ses membres ; d'autre part, la piété filiale envers Marie constitue et exprime, par suite d'une intention manifeste, primordiale et toujours soigneusement entretenue, la physionomie propre et le signe distinctif des membres de la Société. Mais il est à remarquer que ces deux qualités sont au nombre des traits les plus caractéristiques du divin Modèle ; la Société de Marie n'a donc réellement qu'une seule fin, l'imitation la plus fidèle de Jésus-Christ, Fils de Dieu devenu Fils de Marie, pour le salut des hommes. (Art 6, Constitutions de 1891, Cada p. 96-97, sans note).

Après l’approbation des Constitutions de 1891, la dernière ligne de cet article devint la déclaration la plus populaire de l’idéal marianiste qui était utilisé et cité dans la Société. Quand un membre de la Société était interrogé sur ce qu’était actuellement la piété filiale, il répondait le plus souvent,  « la plus parfaite imitation de Jésus-Christ, Fils de Dieu, devenu Fils de Marie, pour le salut des hommes. »

Pour un motif non signalé, le Père Simler n’introduisit pas dans le texte révisé des Constitutions la formule « Le vœu de stabilité est le vœu de piété filiale envers Marie » telle qu’elle figure dans sa circulaire sur la piété. Cependant il conclut le premier livre par une description idyllique du membre typique de la Société, le présentant comme un homme qui

"… à l'exemple de Jésus, et sous l'inspiration de la piété filiale envers Marie, il passe en s'occupant des choses de son Père céleste, en travaillant à glorifier sa Mère et en faisant du bien

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à ses frères". P. 97 note 36 de Cada, art. 305, fin, Constitutions 1891 .0

Avec l’approbation des Constitutions par Rome en 1891, la piété filiale devint rapidement le terme habituel utilisé dans la Société de Marie pour se référer à sa dévotion caractéristique à l’égard de Marie. Cet usage dura 75 ans jusqu’au lancement de la dernière révision des Constitutions de la Société de Marie. Le chapitre Général de 1961 commença ce processus. Il parvint à son achèvement quand, 22 ans plus tard, le Chapitre de 1981 accepta le texte de la Règle de vie qui reçut l’approbation du Vatican en 1983. Il n’y eut pas de décision formelle pour faire abandonner le terme piété filiale. Cependant, il n’apparaît pas dans la Règle de 1983. A partir des années soixante, les Marianistes cessèrent simplement et tranquillement d’utiliser cette expression par un consensus apparemment tacite.0 Il serait intéressant pour des historiens marianistes de rechercher s’il existe quelque enregistrement de discussions ou d’échanges informels qui eurent lieu pour l’élimination de l’usage du terme.

La longue procédure en vue d’obtenir l’approbation du Vatican pour les Constitutions de 1891, avait connu de multiples difficultés. Le plus gros problème auquel le P. Simler eut à faire face fut le risque de perdre le vœu de stabilité. Il obtint l’approbation du Chapitre Général de 1881 pour créer une classe de vétérans dans la Société, choisis parmi les membres de plus de 35 ans, profès perpétuels depuis moins de dix ans, et qui seraient les seuls à prononcer le vœu de stabilité. Le texte des Constitutions fut révisé en ce sens et soumis au Vatican. Le Vatican, dans les 0 SM Constitutions de 1891, article 305.0 Les Constitutions intérimaires de 1967 utilisent le terme en deux brèves mentions ( Articles 5 et 95) et dans le chapitre sur les vertus caractéristiques qui fut conservé sans changement et à titre provisoire des Constitutions de Simler de 1891. Cependant, une nouvelle terminologie centrée sur le mot communauté a marginalisé ces usages isolés du terme piété filiale.

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animadversions de 1882, rejeta ce changement et donna comme consigne de supprimer complètement le vœu de stabilité. Cette solution fut accueillie comme une désagréable et douloureuse surprise par le Père Simler et ses conseillers. Il se rendirent compte qu’ils étaient partiellement responsables de cette crise, parce qu’ils avaient essayé d’altérer le vœu de stabilité.0 On alla en appel et, après des négociations, le Vatican permit à la Société de conserver la pratique qui prévalait depuis 1865, c’est à dire que le vœu de stabilité soit réservé aux membres quand ils faisaient leur profession perpétuelle.0 Cependant, une autre révision des Constitutions fut encore mise en route et soumise au Vatican en 1885. C’est le texte qui reçut finalement l’approbation canonique le 10 juillet 1891.0

Trois années plus tard, quand le Père Simler publia son Instruction sur « Les vertus caractéristiques de la Société de Marie », il désigne une forte piété filiale à l’égard de Marie comme «  la caractéristique première et distinctive de la Société de Marie ».0 Dans les 16 années depuis 1878, quand il avait publié la circulaire sur la piété, bien des événements étaient arrivés sous la direction du Père Simler. Il y avait des succès et des échecs au milieu de la croissance constante et de l’expansion de la Société. L’une des réalisations incontestables fut l’élévation de la piété filiale envers Marie à un statut prééminent  dans la Société de Marie: 0 Voici la remarque du Père Paul Verrier quand il rapporte ce développement. « Il serait intéressant de relire le minutes des réunions du Conseil de l’Administration Générale au moment où la décision de Rome avait été communiquée et commentée. Ils durent d’abord être stupéfaits; imaginez donc quelle émotion ils durent ressentir à la pensée que le vœu de stabilité était sur le point de disparaître complètement ».  Paul Verrier, Essais, p.14.0 En plus du récit de cet épisode par le père Paul Verrier, rappelé ci-dessus, il existe une description détaillée chez le P. Délas, Histoire des Constitutions ». Voir aussi, Neubert, Notre don de Dieu, pp. 114-9.0 Jean Claude Délas, SM, Règle de vie, in Commentary on SM Rule, pp. 1058-61.0 Simler, Instruction sur les vertus caractéristiques. pp. 34-67

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cela supposait à la fois vivre dans le quotidien cette dévotion marianiste à Marie et utiliser le terme « piété filiale » pour la désigner et en parler. Même si nous n’utilisons plus guère ce terme, nous connaissons la réalité qui nous a été transmise comme l’une des dimensions centrales de la spiritualité marianiste.

Réhabilitation et redécouverte du Père Chaminade

Du point où nous observons les choses, nous voyons que la plus importante contribution du Père Simler au développement de la spiritualité marianiste ne s’est manifestée qu’aux dernières années de son généralat. Quand il eut obtenu l’approbation finale des Constitutions, il avait enfin assez de temps pour se tourner vers la réalisation de son rêve  : écrire une biographie du Fondateur. Durant l’hiver 1870-1871, en lisant attentivement pour la première fois les manuscrits dans les archives, le Père Simler avait tiré la conclusion que le Père Chaminade était un inconnu dans le monde marianiste. Deux décennies plus tard, en 1891, cette situation avait à peine changé. Au printemps de cette année, le Père Simler avait fait un petit pas en vue de rectifier cette situation par la publication de la « Notice historique sur la Société de Marie. » (Circulaire N° 55, 12 mars 1891) qui renfermait des faits et des informations sur la vie et les œuvres du Fondateur qui étaient restés inconnus jusqu’alors de bien des membres de la Société. Cependant la majeure partie du travail par rapport à la biographie restait encore à faire.

« Son travail l'obligeait à étudier à fond les documents primitifs enfouis dans les archives de la Société, et aussi une foule de points plus ou moins obscurs de l'histoire de l'Eglise en France de 1780 à 1850. L'entreprise était par trop vaste pour un seul homme, qui avait en même temps à

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gouverner une importante société religieuse. Mais la Providence lui fournit un (sic) aide extrêmement précieux dans la personne de son secrétaire, M. l'abbé Charles Klobb. M. Klobb, qui avait fait de fortes études classiques, historiques et théologiques, était une âme toute mariale et toute apostolique ». 0

La rigueur historique professionnelle et le niveau d’érudition de la biographie se sont révélés d’un niveau bien différent, bien plus élevé que celui de « la Notice historique sur la Société de Marie ». Cette supériorité était due aux talents et à la compétence du Père Klobb. Il devint le secrétaire du Père Simler en 1895 et, grâce à cette fonction, le co-auteur de la biographie du Fondateur. En 1899, le Père Simler confia au Père Klobb le travail qu’il avait déjà accompli en vue de la biographie

« …et lui donna comme directive d’étudier et de coordonner ce qu’il avait collectionné tout en continuant et en complétant le travail de recherche. C’est ainsi que le Père Klobb entreprit une série de voyages sur les pas du Père Chaminade, rassemblant une vaste documentation. Le Père Simler souhaitait écrire un ouvrage simple sans les multiples références imposées par la méthode historique moderne. Mais le Père Klobb s’y opposa et insista sur une documentation rigoureuse. Son point de vue l’emporta, et le Père Simler, n’ayant pas de goût pour une rédaction aussi méticuleuse, remit le projet au Père Klobb. Au printemps de 1901, le texte de base était achevé, et en automne de la même année, le livre fut publié, ayant reçu sa forme définitive du Père Simler».0

0 Neubert, Notre Don de Dieu, p 148, Mame, 1954.

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Le livre parut juste deux années avant la Loi du gouvernement français sur les Associations qui allait fermer une partie importante des écoles marianistes en France, exiler l’administration générale en Belgique, obliger le transfert du nouveau séminaire d’Antony à Fribourg, contraindre à donner une nouvelle affectation à un bon nombre de membres de la Société et précipiter la sortie de la Société de nombreux autres. C’était une vraie restructuration.

En dépit de cette tourmente, le livre circulait et commençait son effet transformateur sur les Marianistes de l’époque. S’ils ne lisaient pas le livre eux-mêmes parce que trop long et trop érudit, ou parce qu’il était écrit en français, ils en entendirent parler par d’autres Marianistes. Des écoles marianistes et des bâtiments à travers le monde commencèrent à être appelés « Chaminade », des images et des peintures du Fondateur commencèrent à être reproduites et distribuées, des statues furent dressées dans des cours et des propriétés marianistes. Des épisodes de la vie du Fondateur furent racontés dans des causeries et des conférences aux religieux marianistes, et répétés aux élèves et aux étudiants des écoles marianistes. Les religieux marianistes apprirent l’histoire de la Congrégation de Bordeaux et de l’association d’Adèle. Ils relevèrent la similitude de ce travail de formation auprès d’adultes, avec des efforts similaires faits par une poignée de religieux marianistes de cette époque qui travaillaient directement avec des adultes laïcs catholiques dans le mouvement du Sillon0. 0 Thomas A. Stanley, SM, The mystical Body of Christ According to the Writings of Father William Joseph Chaminade ( Fribourg, St Pauls Press, 1952) p. 15, note 38.0 Le compte-rendu du Frère Cousin sur le Mouvement du Sillon dans la biographie qu’il consacra au Père Simler, publiée quelques mois après sa mort en 1905, illustre ce point. Au moment où il écrivait, l’Eglise n’avait pas encore condamné ce mouvement. Le Frère Cousin fait le commentaire suivant sur la façon dont le Père Simler traite ce nouvel apostolat. « En vue, selon les mots de

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Une impression encore plus profonde fut produite par les conférences et les retraites du P. Klobb au cours desquelles il expose et explique la pensée et la vision du Père Chaminade telles qu’il les avait découvertes dans ses recherches en vue de la biographie.

« En 1904, M. l'abbé Klobb vint prêcher la retraite annuelle au Séminaire de Fribourg. Il avait pris pour sujet unique, l'apostolat. Venant à parler de l'apostolat dans la Société de Marie, il expliqua les idées du P. Chaminade sur la mission apostolique de Marie, sur la fondation de la Société en vue de lui fournir une armée de soldats, sur notre participation à la mission de la Vierge Immaculée et la confiance illimitée dans le succès que cette participation devrait nous donner. Ce fut une révélation pour tous les séminaristes. Aucun d'eux n'avait jamais entendu expliquer ces vues.

notre Fondateur, d’ étendre son action sur l’homme durant toute sa vie, le prenant en charge depuis l’âge le plus tendre et le laissant seulement pour le remettre dans la main de Dieu (SM, Constitutions, art. 281) pour élargir la sphère de son apostolat, partout où c’est possible, la Société de Marie trouva approprié de prendre sur elle ce qu’aujourd’hui on appelle les œuvres ’sociales’. Ce travail correspond à celui des Congrégations du Père Chaminade, et occupe une place de plus en plus grande dans la régénération chrétienne des vieilles sociétés européennes aussi bien que des organisation récentes dans le nouveau monde. Cette entreprise de l’apostolat social présupposait un certain tâtonnement. Il requérait une compétence spéciale qui ne s’inculquait pas par des mesures administratives,  mais qui grandirait et se développerait sur le tas. Aussi, le Père Simler ne donna-t-il pas d’instructions les concernant. Découvrant dans la Société des vocations particulières pour ce genre d’œuvres, il encourageait leurs efforts et leurs initiatives ».  La mention que fait le Frère Cousin dans la dernière phrase, de vocations particulières, est une référence indirecte à son propre cas, de même qu’à celui du Père Leber et d’autres. Voir (Cousin), Simler pp. 161-68 ; le passage cité se trouve page 163. Dans le texte original français, on parle du Sillon, pp. 158-166. le passage cité est à la page 160-161.

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L'année suivante, il fut appelé à donner les exercices de la retraite des Supérieurs, à Fayt-Manage, en Belgique. Y assistaient, outre les membres des administrations générale et provinciale, quelques directeurs de maisons particulièrement importantes. Il parla des enseignements du Fondateur sur la Société, son esprit, son apostolat. De nouveau, l'étonnement et l'enthousiasme gagnèrent les retraitants. "C'était comme si, à une famille pauvre, on venait d'apprendre qu'elle était héritière d'immenses richesses." (note : Impression rapportée par le P. Kieffer, alors directeur de la Villa Saint-Jean, Fribourg) Il fut décidé que le résumé de cette retraite serait polycopié pour être distribué à tous les prédicateurs de retraites de cette année ». 0

Le Père Neubert qui écrivit les lignes ci-dessus, était l’un des séminaristes en 1904. Cette citation est donc, pour une part, un compte rendu d’un témoin oculaire, rédigé 50 ans après les faits. Sans aucun doute, la retraite des séminaristes de 1904 est le départ de l’influence déterminante et de l’impact que le Père Klobb exerça sur lui, selon ce qu’il a toujours affirmé. 0 Les échos de la retraite aux séminaristes ont dû remonter le moral au Père Simler dans ses derniers

0 Neubert, Notre Don de Dieu, pp. 149.0 Un événement encore plus important pour la carrière du jeune prêtre fut la découverte de l’héritage spirituel de G.J. Chaminade, fondateur de la Société de Marie. En 1904, le P. Klobb, alors secrétaire du P. Simler, supérieur général, lui révéla la pensée du fondateur sur la nature originale de la Société de Marie… Dans une lettre à un confrère américain (15 mars 1960), à la fin de sa carrière, Neubert écrivait que, depuis qu’il en eut connaissance, « cette idée a été constamment reprise dans toute ma prédication mariale et mes écrits. » Théodore Koehler, « Neubert (Emile) » in Dictionnaire de Spiritualité, Vol. 11, col. 151. Le marianiste américain était le Frère Gerald Jarc. L’idée sur laquelle le Père Neubert revenait constamment durant toute sa vie était la mission apostolique de Marie.

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jours ; tout comme l’accueil positif réservé à la biographie dont il avait rêvé durant tant d’années et qui avait été réalisée de façon aussi brillante avec l’aide du Père Klobb, a dû être une consolation face aux troubles infligées à la Société de Marie par le gouvernement français. Llle Père Simler mourut le 4 février 1905.

Emergence de la spiritualité marianiste du 20e

siècleDeux mois après la mort du Père Simler, le Père

Klobb prêcha la retraite de Pâques aux Supérieurs de la Société à Fayt et les étonna avec la vision du Père Chaminade. Le succès de la retraite influa sur la décision de publier davantage d’écrits, propres à communiquer la vision dynamique du Fondateur au monde marianiste. En plus de la diffusion des notes de retraites0, des plans furent faits pour deux nouvelles publications en complément de la biographie du Père Chaminade, déjà publiée : la première, un développement du texte du Père Klobb,  Les Enseignements du Fondateur par rapport à la Société et à son esprit ; et la seconde, Les Lettres du Père Chaminade.

Le premier était un manuscrit, « contenu dans deux grands cahiers que le Père Klobb transportait avec lui et dont il se servait pour donner de nombreuses conférences et retraites dans beaucoup de maisons de la Société »0. Il consacrait beaucoup de temps à développer ces notes et il continua ce travail après son élection comme Chef d’Instruction au Chapitre Général tenu en août 1905 à Rêves, Belgique. Malheureusement sa mort prématurée interrompit ce travail. Le Père Lebon reprit la tâche, qui aboutit à la publication de 0 Ces notes de retraite ont été publiés récemment par AGMAR. Charles Klobb, SM, L’Esprit de la Société : retraite de Fayt, Semaine de Pâques 1905 (Rome AGMAR, Collection «  La Gerbe », n° 9, 1999). 0 Stanley, Mystical body, p. 16 note 38.

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l’Esprit de notre Fondation, durant la période 1910 - 1916. Le Père Lebon compléta aussi l’œuvre du Père Klobb, en triant et publiant les Lettres du Père Chaminade, les cinq premiers volumes furent publiés entre 1930 et 1934.

Ces publications produisirent un énorme accroissement des écrits du Fondateur à la disposition des Marianistes à travers le monde. Des membres de la Société commencèrent à étudier et à méditer sur la vision fondatrice et l’inspiration, d’une manière qui n’avait pas été possible avant ce temps. Toute cette activité favorisa l’extension de la spiritualité marianiste qui était bien plus en contact direct avec la pensée du Père Chaminade que tout ce qui avait été fait durant la seconde moitié du 19e siècle.

La redécouverte de la Lettre aux prédicateurs de retraite de 1839, illustre le changement qui se produisit. En 1839, des copies manuscrites de la Lettre furent envoyées aux trois prédicateurs de retraites et à chaque communauté de la Société et des Filles de Marie. Certaines de ces copies furent lues par les religieux. Le Père Friedblatt écrivit une lettre enthousiaste au Fondateur après avoir vu des copies à Saint Remy et à Courtefontaine. Mais après la fin de cette année, il existe bien peu d’indices que les copies de la Lettre aient été lues de fait, même après sa publication en 1863 dans le Recueil du Père Caillet, la collection de ses propres circulaires jusqu’à cette date, et quelques unes du Père Chaminade. Ni le Père Caillet ni le Père Chevaux ne firent la moindre citation de la Lettre dans leurs circulaires ou documents officiels. Il en fut de même du Père Simler avant 1891. C’est l’année où il publia la Notice historique sur la Société de Marie », dans laquelle il cita longuement un passage de la Lettre. Trois années plus tard, dans son « Instruction sur les Vertus caractéristiques », il cita même des passages plus longs. Ce ne fut donc qu’après un silence de 51 années que la

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Lettre émergea de l’obscurité.0 A partir de cette période, cependant, il y eut un complet renversement, causé par la redécouverte du Père Chaminade au tournant du siècle et la publication des documents marianistes depuis lors.

Aujourd’hui, la Lettre est regardée comme le document individuel le plus important des écrits parvenus jusqu’à nous de la part du Père Chaminade, et son meilleur commentaire sur la mission de Marie dans la vision marianiste et la participation des Marianistes à cette mission. Le Père Klobb disait que le texte de la Lettre devrait être gravé en lettres d’or sur les murs des maisons de formation de la Société.0 Le Père Neubert l’appelle l’écrit le plus beau du Fondateur0. La Lettre a été publiée et republiée dans de nombreuses éditions et traductions. Récemment, le Père Armbruster, dans son merveilleux commentaire sur la Lettre, nous a pourvus de plus de 400 pages d’une analyse textuelle méticuleuse. De nos jours, alors que la Lettre occupe une place aussi prépondérante depuis si longtemps, il est à peine croyable que pendant un demi siècle elle avait virtuellement disparu de la conscience marianiste.

Les publications seules de la biographie du Fondateur, ou de l’Esprit de la Fondation ou des Lettres n’étaient pas l’unique cause de la progression de la conscience et de la spiritualité marianiste au cours du 20e siècle. Certains Marianistes exercèrent une influence particulière sur ce développement. En Europe, le Père Schellhorn fut l’un des plus éminents propagateurs de l’esprit et de la spiritualité marianiste. Il était un ami intime du Père Klobb, lequel avait trois ans de plus que lui. Leur amitié commença en 1891, à Rome, où ils étaient séminaristes et continua à Cannes après 1894. Le Père Schellhorn apprit de première main et 0 Neubert, Notre Don de Dieu, pp. 110,1210 J. Verrier, « Stabilité Marianiste », in Commentary on SM Rule, p. 752.0 Neubert, Notre Don de Dieu, p. 110.

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directement de son ami les passionnantes découvertes concernant la vision du Fondateur.

En 1903, à la suggestion du père Klobb, le Père Schellhorn fut nommé maître des Novices du noviciat nouvellement réorganisé en Belgique. C’est là, pendant les 32 années qui allaient suivre, qu’il forma toute une génération de membres français, belges et suisses de la Société. Il utilisait les documents marianistes en voie de publication pour inculquer aux novices une forte et profonde conscience de la vision du Père Chaminade et la dévotion marianiste à Marie. A ces documents, il ajouta des livres qu’il composait pour l’usage des novices : le Catéchisme de la vie intérieure, le Catéchisme de l’Etat religieux et le Petit Traité de Mariologie. Il mourut en 1935, ayant succombé, comme son ami le Père Klobb, aux ravages de la tuberculose.

Durant ces mêmes années, après la première guerre mondiale, il y avait un mouvement parmi les meneurs d’opinion de la Société en vue de restaurer tout ce qui avait été perdu du rôle originel et de la signification du vœu de stabilité, lorsque le P. Simler avait failli faire perdre ce vœu dans les années 1880. Se distinguèrent parmi eux le Père Paul Verrier, le Frère Cousin, le Père Lebon, le Père Schellhorn et le jeune Père Neubert. Ils avaient le plein soutien de l’Administration Générale.

Au moment de la reformulation des Constitutions afin de les rendre conformes au nouveau Code de Droit Canon, ces promoteurs d’un vœu de stabilité renouvelé, introduisirent avec succès une version révisée de l’article 55 dans les Constitutions de Simler de 1891. L’article 54 des Constitutions de 1891 disait : « En ajoutant le vœu de stabilité aux trois vœux ordinaires, le profès entend expressément manifester sa détermination de remplir cette obligation à l’égard de la Société de Marie (l’obligation de persévérer en elle et de ne jamais refuser sa coopération) ». L’ancienne version

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de l’article 55 continuait ainsi : « En second lieu, il entend se constituer lui-même de façon permanente et irrévocable dans l’état de serviteur de Marie à qui la Société est spécialement consacrée ». La nouvelle version de 1922 de l’article 55 disait

« Par dessus tout, il entend se constituer de façon permanente et irrévocable dans l’état de serviteur de Marie, celle à qui la Société est spécialement consacrée. Le vœu est en réalité une consécration à la bienheureuse Vierge Marie, avec le pieux dessein de la faire connaître, et de perpétuer son amour et son culte ». Les mots en italiques sont les modifications et les additions. Les défenseurs de cette nouvelle version de l’article 55 la saluèrent comme une grande victoire qui reconquérait le terrain perdu trente ans auparavant par les efforts imprudents du Père Simler de vouloir changer le vœu. Dans cette ambiance euphorique, ils pressèrent tous les membres de la Société de se pénétrer de l’esprit nouvellement retrouvé du vœu de stabilité, qu’ils définissaient comme un vœu de consécration à Marie comme l’affirmait le nouveau texte de l’article 55.

Bien des années plus tard, le Père Joseph Verrier, neveu du père Paul Verrier, et historien marianiste de première importance, revint avec un œil critique, sur les efforts de son oncle et des autres promoteurs du vœu de stabilité renouvelé. Il soutenait que leur travail était marqué par des exagérations et des confusions qui ont introduit des incertitudes et des divergences d’interprétations au point d’égarer et dérouter certains Marianistes. Pire même, il entrevoyait le risque que les exagérations et les confusions continuent à nous dérouter et à nous égarer, enchâssées qu’elles sont dans des textes et des documents que nous avons fini par regarder comme des trésors de famille.0 Voici, en 0 Cette remarque est essentielle .En a-t-on suffisamment tenu compte jusqu’ici ? Il ne semble pas. Autrement, aurions-nous au sujet de notre vœu de stabilité tant

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ses propres termes, les conclusions qu’il introduisit dans un long mémorandum qu’il écrivit en 1984, mais qui ne fut jamais publié.

Que ressort-il de ce débat ?Faute de comprendre exactement la pensée de notre Fondateur, faute de distinguer le plan ascétique et moral du plan juridique et canonique, faute aussi de tenir compte de l’évolution survenue dans la législation de l’Eglise au sujet des congrégations à vœux simples, on a trop insisté, au dam de la nature de la Société de Marie et de l’Institut des Filles de Marie, sur l’importance du vœu de stabilité dans ces deux sociétés

En contemplant l’arc-boutant, on a négligé la cathédrale ; en voyant l’ancre, on a oublié le paquebot ; l’arbre a caché la forêt.

Indépendamment de tout vœu de stabilité, les membres de la Société de Marie et ceux de l’Institut des Filles de Marie Immaculée sont consacrés à Marie par le fait même de leur profession religieuse.

Toute profession religieuse, en effet, outre la promesse faite à Dieu de vivre dans la pauvreté, la chasteté, l’obéissance aux Supérieurs d’une société religieuse reconnue par l’Eglise et juridiquement désignée, comporte un contrat implicite par lequel le profès exprime sa volonté d’être incorporé dans cette société religieuse, tandis que, de son côté, cette société l’agrée comme membre.

d’incertitudes ? tant d’interprétations diverses, qui déroutent ou égarent et risquent malheureusement de dérouter et d’égarer encore à l’avenir, étant regardées et classées comme des documents de famille ? » ( Joseph Verrier, SM, « Notre Don de Dieu », p.1. Ce document est un manuscrit dactylographié de 55 pages complété à Rome le 10 janvier 1984. Je suis redevable au Père Edouardo Benlloch, qui a porté ce document à mon attention et m’a donné une copie de son exemplaire, qui a été placé dans la librairie de recherche de NACMS.

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Puisque la Société de Marie et l’Institut des Filles de Marie Immaculée sont officiellement et constitutionnellement des sociétés religieuses consacrées à Marie, et comme la ‘ propriété de Marie’, il est obvie que tous et chacun de leurs membres sont ipso facto consacrés à Marie par l’emprise effective et réelle que Marie a sur tous et chacun d’eux, par l’intermédiaire des Supérieurs de ces Sociétés.

Cette consécration est complète. Le vœu de stabilité n’y ajoute rien. Ce qu’il a de propre, c’est de la rendre plus ferme, plus irrévocable, plus inébranlable, plus solide en un mot aux yeux de la

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conscience et du monde. 0 (Verrier, Notre don de Dieu, p. 48, cité en français)

Ces opinions du Père Joseph Verrier ont trouvé une forme plus adoucie et plus atténuée dans son article « Stabilité marianiste » dans le Commentaire de la Règle de Vie. Cependant, dans un mémorandum de 1984 assez long, il s’oppose systématiquement à la position des promoteurs d’un vœu de stabilité rénové. Sa monographie  « détaille les consultations insistantes et tenaces auprès du Vatican et avec des théologiens que le Père Paul Marie Verrier entreprit en vue de justifier son explication du vœu de stabilité comme l’expression d’une consécration directe à la

0 J. Verrier, « Notre Don de Dieu , » p.48. « Que ressort-il de ce débat ? Faute de comprendre exactement la pensée de notre Fondateur, faute de distinguer le plan ascétique et moral du plan juridique et canonique, faute aussi de tenir compte de l’évolution survenue dans la législation de l’Eglise au sujet des congrégations à vœux simples, on a trop insisté, au dam de la nature de la Société de Marie et de l’Institut des Filles de Marie, sur l’importance du vœu de stabilité dans ces deux sociétés.« En contemplant l’arc-boutant, on a négligé la cathédrale ; en voyant l’ancre, on a oublié le paquebot ; l’arbre a caché la forêt.« Indépendamment de tout vœu de stabilité, les membres de la Société de Marie et ceux de l’Institut des Filles de Marie Immaculée sont consacrés à Marie par le fait même de leur profession religieuse.« Toute profession religieuse, en effet, outre la promesse faite à Dieu de vivre dans la pauvreté, la chasteté et l’obéissance aux Supérieurs d’une société religieuse reconnue par l ‘Eglise et juridiquement désignée, comporte un contrat implicite par lequel le profès exprime sa volonté d’être incorporé dans cette société religieuse, tandis que, de son côté, cette société l’agrée à titre de membre.« Puisque la Société de Marie et l’Institut des Filles de Marie Immaculée sont officiellement et constitutionnellement des sociétés religieuses consacrées à Marie et comme ‘la propriété de Marie,’ il est obvie que tous et chacun de leurs membres sont ipso facto consacrés à Marie par l’emprise effective et réelle que Marie a sur tous et chacun d’eux par l’intermédiaire des Supérieurs de ces Sociétés.« Cette consécration est complète. Le vœu de stabilité n’y ajoute rien. Ce qu’il a de propre, c’est de la rendre plus ferme, plus irrévocable, plus inébranlable, plus solide en un mot aux yeux de la conscience et du monde. »

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Bienheureuse Vierge Marie. Les réponses furent toujours claires, refusant catégoriquement cette interprétation. L’auteur reproduit aussi une série de lettres échangées avec des Marianistes d’alors concernant la polémique : le Père Joseph Verrier lui-même, le Père Resch, le Père Hoffer, et le Père Neubert. »0 Cette controverse est passée à l’arrière-plan ces dernières années. Très peu de personnes étaient au courant du désaccord entre le Père Joseph Verrier et son oncle, et peu nombreux sont ceux qui pensent qu’il est important d’insister sur le fait que notre vœu de stabilité est une consécration indirecte plutôt qu’une consécration directe à la Vierge Marie.

Un autre grand apôtre de la vision mariale et apostolique du Fondateur fut le Père Neubert. Comme déjà mentionné, lui aussi fut fortement influencé par le Père Klobb. En 1907, il fut envoyé dans la Province américaine pour participer à la formation de nouveaux membres de la Société. Il devint le premier maître des novices de la Province de Saint Louis quand celle-ci fut érigée en 1908, et plus tard, il passa plusieurs années au Mont Saint Jean à Dayton, où il apporta son aide au noviciat et au scolasticat.

Arrivé d’Europe, il avait apporté avec lui les manuscrits de l’ « Esprit de notre Fondation », ainsi qu’un enthousiasme contagieux et communicatif pour la spiritualité marianiste et la vision marianiste. Durant les 14 années qu’il passa aux Etats Unis, il fut pour les Marianistes américains le lien le plus direct avec la grande redécouverte du Père Chaminade qui était en train de se déployer de l’autre côté de l’Atlantique. Quand il retourna en Europe en 1921, il laissa derrière lui son « Livre de Vie intérieure » ; celui-ci fut utilisé durant de nombreuses années dans les noviciats des provinces américaines.0 Commentaires que le Père Benlloch envoya au P. L. Cada en Mars 1999. Voir dans l’Appendice de cet ouvrage le contexte de ces commentaires.

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En Europe, il fut nommé supérieur du Séminaire de Fribourg, poste qu’il occupa jusqu’en 1949. Après cela, il continua de vivre au séminaire jusqu’à sa retraite en 1962.0 Durant son séjour de 40 ans au séminaire, il continuait à promouvoir sa vision marianiste auprès des séminaristes de toutes les provinces de la Société. Il se concentra spécialement sur la pensée mariale du Père Chaminade et devint un spécialiste de la théologie mariale reconnu par ses pairs. Sa principale contribution à l’expansion de la spiritualité marianiste fut son petit chef d’œuvre : Mon idéal, Jésus Fils de Marie.

La publication des documents marianistes a continué sans interruption tout au long du siècle jusqu’à présent. L’introduction de la cause de béatification du Père Chaminade stimula davantage encore cette sortie en masse de publications. Quand les objections de l’avocat du diable bloquèrent la cause en 1936, des membres de la Société se mirent à étudier les documents pour comprendre le Fondateur et pour réexaminer et confirmer l’évidence de sa sainteté.

Ce furent les années des synthèses. Le Père Neubert écrivit une Synthèse de nos traits caractéristiques en 1940. Le Père Ferree écrivit deux synthèses – la première synthèse qui a été publiée en plusieurs éditions successives, entre les années 1942 et 1954 sous différents titres, tels que Programme d’études des documents marianistes ; et la deuxième synthèse, qui a paru également en diverses éditions et révisions, à partir de 1961 et connut différents titres, tels que Textes d’importance capitale dans la synthèse de la pensée du Père Chaminade. Le premier interprète non français du Père Chaminade, d’importance majeure 0 (NDT) Cette information n’est pas exacte : le Père Neubert fut aumônier au noviciat de la province de France durant plusieurs années. En 1953-54 Il était aumônier à La Tour de Scay.

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dans l’histoire de la Société, fut le Père Ferree. Durant et après la seconde guerre mondiale, il était supérieur de Mont Saint Jean, la maison de formation à Dayton, utilisée par toutes les provinces américaines à cette époque. Durant toutes les années de son mandat, et encore longtemps après, il encouragea toute une génération de jeunes Marianistes américains à se consacrer eux-mêmes à l’étude « des documents », dans lesquels ils pouvaient apprendre sans intermédiaire la profondeur et l’extension du génie apostolique du Fondateur. Les études marianistes fleurirent et les publications se multiplièrent. L’influence du Père Ferree sur les jeunes Marianistes américains au milieu du siècle peut être comparée à l’influence du Père Klobb sur les jeunes Marianistes européens au début du siècle.

Le séminaire de Fribourg devint pareillement un centre d’études et de publications marianistes dans les années entre la seconde guerre mondiale et Vatican II. Une série de dissertations fut publiée qui traitait des thèmes variés dans les écrits du Père Chaminade. Des éditions provisoires des Notes d’Instructions et des Notes de retraites furent publiées. Le Père Armbruster mit en chantier la première série des Ecrits, les Ecrits de Direction. Ceux-ci furent suivis par les Ecrits Marials et les Ecrits d’Oraison. Ces publications prolongèrent la vague qui avait été mise en mouvement par la biographie du Père Simler en 1901.

La poursuite active de la cause du Père Chaminade fut reprise en 1968, quand le Père Vasey devint postulateur. Il donna une réponse aux objections faites par l’avocat du diable en 1936, et rassembla les arguments en faveur de l’héroïcité des vertus du Père Chaminade. Le Fondateur fut déclaré vénérable en 1973. Aujourd’hui, en 1999, il semble que nous sommes

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à la veille du jour où le Père Chaminade sera déclaré bienheureux (NDT. Ce fut fait le 3 septembre 2000).

Le flot ininterrompu de publications marianistes durant le 20ième siècle n’est que l’un des courants dans le développement de la spiritualité marianiste. La spiritualité marianiste de ce siècle a été un mélange et une rencontre de nombreux autres courants, entre autres de ceux qui seront suggérés dans la dernière section de cette brochure aux historiens marianistes et auteurs comme terrains possibles pour des recherches des études futures. Quand les résultats de cette recherche seront disponibles, il sera possible d’écrire une histoire globale de la spiritualité marianiste de ce siècle. Dans l’intervalle, cette brève histoire de la spiritualité marianiste peut servir d’outil provisoire et de tremplin pour des travaux complémentaires.

Peut-être le côté le plus ardu dans la rédaction d’une histoire de la spiritualité marianiste est-il de pénétrer suffisamment loin dans l’esprit et le cœur de nos ancêtres pour saisir réellement le zèle et l’amour qui les avait inspirés à se donner à la vison et au rêve marianistes. Cette étude n’a pas fait autre chose que de saisir quelques bribes passagères dans leur esprit et dans leur cœur mais ces bribes paraissent suffisamment vivantes pour nous faire saisir la passion et l’aventure de cette expérience de la vie marianiste et, pour nous faire sentir notre parenté avec eux dans la spiritualité marianiste que nous partageons avec eux.

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Chemins possibles pour des recherches

futuresIl y a de nombreuses lacunes dans cette histoire.

En conclusion, je voudrais indiquer un échantillon de domaines qui méritent des recherches plus poussées pour une inclusion future dans une histoire plus complète de la spiritualité marianiste.

La spiritualité des Educateurs marianistes du 20e siècle

Les années depuis la première guerre mondiale jusqu’au Concile Vatican II, approximativement donc de 1920 à 1960, peuvent être regardées comme le point culminant du succès apostolique par les religieux marianistes, hommes et femmes, dans des réseaux d’écoles catholiques prospères qu’ils dirigeaient à travers le monde. Durant ces années, les religieux marianistes menaient une vie active qui était partagée entre le temps passé à l’école et le temps passé au couvent ou à la résidence des religieux. La vie spirituelle était nourrie par un zèle apostolique pour l’œuvre d’éducation auprès des étudiants et par un riche programme de prières, exercices spirituels, pratiques, direction spirituelle, lecture spirituelle et tout ce qui était proposé dans le calme du couvent ou de la résidence des religieux. 0 Personne n’a encore examiné 0 Christopher KAUFFMAN consacre plusieurs chapitres de son histoire de la Société de Marie en Amérique du Nord aux années 1920 à 1960, chapitres dans lesquels il décrit la spiritualité des frères et prêtres marianistes américains à l ‘époque où les écoles marianistes américaines étaient au sommet de leur rayonnement. Il traite du double plan sur lequel se déroule la vie des religieux

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les différentes composantes de cette spiritualité des religieux marianistes durant cette période de grand succès scolaire dans les écoles, en vue de décrire comment ces différentes composantes s’harmonisaient. Quand ces Marianistes priaient ou faisaient leur méditation, quelles images, quels thèmes constituaient la quintessence de leur prière ? Quand ils priaient pour leurs élèves, ou les uns pour les autres, quels sentiments spirituels remplissaient leurs cœurs? Quelle était leur expérience, leur relation avec Dieu, avec le Christ, avec Marie ? Cela demanderait un travail méticuleux de la part de plusieurs historiens dans les différents pays ou les Marianistes se sont développés durant ces années, afin de reconstruire cette phase de l’histoire de la spiritualité marianiste vécue par les religieux .

Les prières vocales marianistes Cet exemple en suggère un autre. Personne

encore n’a fait d’étude systématique des prières vocales marianistes et de leur histoire. Il existe des articles isolés, dispersés dans des périodiques marianistes tels que le vieil Apôtre de Marie ou l’actuelle Revue Marianiste internationale, qui racontent l’histoire de certaines prières isolées, tels que l’Office de l’Immaculée Conception ou de la prière de Trois Heures. Le Père Armbruster, par exemple, a écrit un article sur

marianistes : l’école et la communauté. Entre ces deux éléments, il voit comme une contradiction, voire comme un antagonisme. L’attitude à l’égard des étudiants et de l’enseignement dans les écoles suppose l’acceptation du monde et la collaboration avec le monde. L’attitude dans la résidence des religieux, d’autre part, est méfiante et soupçonneuse à l’égard du monde; elle exclut le monde et le rejette. Il illustre toutes ces attitudes par de nombreuses citations directes de documents originaux. Il avance aussi la thèse que pour les marianistes américains (c’est-à-dire les membres américains de la Société de Marie) la spiritualité de l’école, ouverte au monde avec une vue positive du monde, l’emportait de loin sur la spiritualité de rejet du monde de la résidence des religieux.

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les origines et l’évolution de la prière de Trois Heures ;0 et le Père Lebon, parmi d’autres auteurs, a écrit plusieurs articles sur les prières marianistes et les dévotions dans l’ancien Apôtre de Marie, dont il fut l’éditeur durant de nombreuses années. D’autres références sont dispersées dans les appendices et les notes en bas de page de documents marianistes, sur des sujets tels que les différents actes de consécration qui ont été utilisés par les Marianistes au cours des années. Jusqu’aux changements introduits par Vatican II, introduisant la prière de La Liturgie des Heures, les Religieux marianistes et les Filles de Marie se servaient de livres de prières particuliers ou de formulaires pour la récitation quotidienne de leurs prières. Ces formulaires passèrent par plusieurs éditions et révisions durant les 150 années depuis 1816 et 1817. Personne n’a encore fait une enquête systématique sur ces formulaires marianistes. L’histoire des prières vocales marianistes s’insère dans celle des dévotions et des pratiques marianistes qui, à son tour, est un thème ou une composante importante dans l’histoire de la spiritualité marianiste.

Les particularités nationales de la spiritualité marianiste

Pour donner un autre exemple, les années 1980 virent la publication d’une avalanche de livres et de monographies en espagnol sur l’histoire de la Société en Espagne pour marquer la célébration du centenaire marianiste. Peu de personnes dans la zone marianiste anglophone connaissent l’ampleur, la profondeur et la qualité de ces publications. Même, la béatification de nos martyrs espagnols n’a guère changé cette situation chez les Marianistes de langue anglaise. L’histoire complexe de la Société de Marie en Espagne racontée 0 Jean-Baptiste ARMBRUSTER,SM, « La prière de Trois Heures : histoire et propositions », Marianist International Review, n° 3 (Avril 1985, pp. 19-31)

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dans ces ouvrages renferme maintes peintures de la spiritualité de religieux marianistes et de leurs élèves durant ces cent années. A ma connaissance, personne n’a encore fait la synthèse de ces travaux historiques ni extrait de celles-ci une description et une analyse de la spiritualité marianiste espagnole et de son évolution durant ce siècle. Dans la même veine, personne n’a encore analysé l’évolution de la spiritualité marianiste parmi d’autres nationalités. Comment, par exemple, les spiritualités marianistes italienne, ou française, ou autrichienne, ont-elles évolué au cours de l’histoire marianiste ? Quand l’histoire de ces différentes spiritualités marianistes nationales aura été écrite, il sera possible de faire des études comparatives entre les spiritualités nationales. En quoi, par exemple la spiritualité (nord-) américaine se distingue-t-elle de la spiritualité espagnole ? Est-ce que l’éthique américaine a colorié la spiritualité marianiste au point qu’elle puisse être distinguée de la spiritualité espagnole ?

Le système des vertus Le système des vertus est un thème mineur,

mais qui ne manque pas d’importance. Il y a eu comme un renouveau d’intérêt pour le système des vertus en plusieurs parties du monde marianiste durant les 40 dernières années depuis la publication des volumes des Ecrits de Direction. Ce renouveau est la phase la plus récente de l’histoire du système des vertus. Cette histoire n’a pas encore été étudiée systématiquement et une enquête complète sur cette histoire est encore à écrire. Cependant, les lignes de force de cette histoire peuvent être glanées dans différentes sources. Il paraît clair que l’approche historique du système des vertus chez les Marianistes a bien des points de ressemblance avec la (re)découverte chez eux du Père Chaminade. Aux années de fondation, quand le Père Chaminade

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était vivant, et que les religieux le connaissaient personnellement et directement, le système des vertus fit son apparition à l’époque de la fondation des deux congrégations religieuses. Il était bien connu et largement utilisé par les religieux marianistes de cette époque. Ils avaient une expérience directe et personnelle du système à travers des pratiques comme l’examen particulier quotidien. Bien des pages du Grand Institut sont consacrées à l’exposé du système. David Monier et Jean Baptiste Lalanne écrivirent leurs manuels sur le système sous la direction du Père Chaminade. Lors des premières retraites de la Société, il y avait toujours une conférence quotidienne sur telle ou telle partie du système.

Quelle est l’origine du système des vertus ? Il semble être une invention originale du Fondateur ; il ne semble pas l’avoir copié d’une autre source. Parmi ceux qui ont étudié le système, quelques uns émettent l’hypothèse que certains auteurs spirituels peuvent être retenus comme sources lointaines ou comme ayant fourni au Fondateur certaines suggestions pour l’élaboration du système. Le Père Robert Hughes (de la Province du Pacifique) se pose la question si Lorenzo Scupoli ne serait pas une source lointaine ayant pu exercer une influence sur le système. Germán Doig, l’un des fondateurs de la Sodalitium Christianae Vitae, au Pérou, pose la question si Louis de Grenade pouvait être une lointaine source ou influence.0 Dans les années 1830 et 1840 encore, le Père Chaminade met les dernières touches au système. Dans ce qu’on appelle le Premier Jet0, il introduit le texte de 1 P 1, 5-8, comme base scripturaire du système, et il continue à écrire des

0 Germán DOIG KLINGE , Dos maestros espirituales : Guillermo José Chaminade y fray Louis de Granada ( Lima, Fondo Editorial, 1990).0 Document V, parag 1230-1243, pp. 365-70, ED 1 Document 12, pp. 97-100, …EF par. 85, pp 213-16. Le Père Armbruster appelle ce document le résumé le meilleur et le plus complet laissé par le Fondateur sur le Système des Vertus.

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esquisses et des brouillons pour un grand manuel de Direction qui, s’il avait été achevé, aurait inclus, suppose-t-on, une section sur le système.

Après 1850, l’intérêt porté au Fondateur diminuait dans la conscience des Marianistes, et parallèlement, le système des vertus tombait en désuétude. Les documents rassemblés dans le dernier volume des Ecrits de Direction, illustrent ²la progressive dissolution et la baisse d’intérêt pour le système des vertus parmi les Marianistes. Après le renouveau de l’intérêt pour le Fondateur à la suite de la publication de la biographie en 1901, les Marianistes furent aussi rebranchés sur le système des vertus grâce à plusieurs sections de l’Esprit de notre Fondation et d’autres ouvrages qui furent publiés. Cependant, ce renouveau de l’intérêt pour le système des vertus était plus théorique que pratique ; ce n’était pas un retour à la pratique active du système tel qu’il était pratiqué durant la période de fondation.

La première moitié du 20e siècle connut une redécouverte limitée, sporadique et partielle du système. Elle allait de pair avec la redécouverte et l’intérêt grandissant pour le Père Chaminade et sa manière de voir les choses. Beaucoup de novices marianistes entendirent parler des cinq silences sans apprendre nécessairement qu’ils faisaient partie du système.0 Lorsqu’il était séminariste à Fribourg, le Père Ferree donna une conférence sur le système, qui fut mise par écrit et circulait largement parmi les religieux 0 Le livre de la vie intérieure du Père Neubert, qu’il composa durant son séjour aux Etats Unis, fut très populaire, et fut utilisé durant de nombreuses années dans les noviciats américains. Il contient un excellente introduction sur les cinq silences, qui sont présentés comme la théorie du Père Chaminade sur le silence, et comme la première des vertus préparatoires. Cependant, les autres vertus préparatoires ne sont pas présentées,  ni non plus le Système des vertus comme un tout. Voir Emile Neubert : A study of the interior life according to the spirit of the Society of Mary (Kirkwood, Mo : Maryhurst Press, 1959, par. 360-75 ; pp. 114-20.

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américains.0 Le Frère Greimer et le Père Clemens ont écrit des brochures sur le système des vertus qui furent utilisées par de nombreux membres américains de la Société dans les années après la seconde guerre mondiale. En ces années, il y eut aussi un renouveau d’intérêt pour ce système au séminaire de Fribourg, qui conduisit le Père Armbruster à éditer et à publier les volumes successifs des Ecrits de Direction. Depuis lors, le plus célèbre promoteur du Système des vertus fut sans doute le Père Hakenewerth, dont les nombreux livres sont utilisés aussi bien par les laïcs que par les religieux marianistes. Il y a même une référence importante au système des vertus dans la Règle de Vie de la Société de Marie de 19830. Ce bref survol de l’histoire du système des vertus donne seulement un rapide balayage. Un exposé systématique et bien fouillé reste encore à écrire.

La renaissance des communautés laïques marianistes

Voici encore un autre exemple d’un terrain non exploré de l’histoire de la spiritualité marianiste : personne n’a encore écrit l’histoire de la renaissance des communautés laïques d’adultes après la seconde guerre mondiale, dans les différents pays, et l’évolution de la spiritualité marianiste qui a accompagné cette croissance. Le Père Benlloch nous a procuré un très bon récit préliminaire et une enquête sur l’éclosion récente de communautés laïques dans son livre El mensaje

0 Cette conférence fut donnée en 1936. Elle commente la passage suivant d’une lettre du Fondateur aux novices des Filles de Marie à Agen. Dans l’Institut, les vertus de préparation sont celles qui ont formé des grands saints ailleurs ; les vertus de purification sont suggérées aux prédestinés ; et le troisième ordre de vertus, celles de consommation, ce sont les vertus de Jésus Christ et de Marie. Voir Lettre I, 1 janvier 1822, n° 186a, p. 316. 0 SM, Règle , art. 4,17. Voir aussi Serge Hospital “Le système des vertus » commentaire de la Règle, pp. 1145-72

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Chaminde hoy.0 Il reproduit le relevé de toutes les communautés laïques dans le monde, extrait du rapport du Père Hackenewerth au Chapitre général de 1986. A cette époque, il y avait plus de 300 groupes avec un total d’environ 6.500 membres. Aujourd’hui, en 1999, le nombre est plus élevé. Pour écrire une histoire globale de la renaissance des communautés laïques marianistes à travers le monde, il sera nécessaire d’écrire les histoires régionales de ce développement. La thèse du frère Garcia Vinuesa comprend un récit du début des CEMI en Espagne, mais ne donne pas l’histoire subséquente.0 Des articles récents0 dans la Revue Marianiste internationale traitent de la croissance des communautés laïques marianistes en France0, au Chili0, dans la province de Saragosse0, et dans celle de Madrid.0 D’autres histoires régionales doivent être écrites pour compléter le tableau et préparer une histoire complète de la renaissance des communautés laïques marianistes depuis la seconde guerre mondiale. Peut-être ces histoires seront-elles écrites par des laïcs marianistes, ce qui enrichirait certainement les 0 Eduardo BENLLOCH, SM, El mensaje Chaminade hoy. (Madrid, Ediciones SM, 1987), chp. 5, pp. 121-42.0 Francisco José GARCIA DE VINUESA ZABALA, SM, Relations of the Society of Mary with the Sodality-State, MRC Monograph Series, Doc 21 (Dayton, MRC, Janvier 1977, chap. 3, pp 121-64.0 Je dois au P. Benlloch d’avoir attiré mon attention sur ces articles.0 Marie Laure JEAN, Les fraternités marianistes de la province de France (Retour aux sources et nouvelles moissons) Marianist International Review, n° 1 mars 1984, pp. 52-70.0 Alvaro LAPETRA ET Francisco Garcia de VINUESA , sm , Movimiento marianista in Chile, Marianist International Review, n° 2, october 1984, p. 60-75.0 Mariano ZUAZO, SM, Orígenes y formatión de las Fraternidades marianistas de la Provincia de Zaragoza » Marianist International Review, n° 6, (Octobre 1986), p. 36-43. (NDT erreur : 1896)

0 Ignacio ZABALA SM, Nuestra collaboratión con las fraternidades marianistas en la Provincia de Madrid » Marianist International Revew, n° 9 (avril 1988) pp. 18-30.

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perspectives et élargirait les considérations pouvant contribuer à l’histoire de la spiritualité marianiste.

La spiritualité des religieux marianistes après Vatican II

Une autre zone à explorer est le formidable changement dans la spiritualité marianiste parmi les religieux marianistes, hommes et femmes, depuis le Concile Vatican II. C’est la période où de nouvelles Règles de vie furent adoptées. Des changements importants inspirés par le Concile ont transformé la vie des religieux marianistes des années 1930, 1940, 1950, en une réalité totalement nouvelle. C’est aussi la période au cours de laquelle il y a eu une constante diminution du nombre des religieux marianistes. Le nombre des membres des deux Instituts religieux marianistes est actuellement inférieur à la moitié de ce qu’il était il y a trente ans, et la majorité des membres actuels sont des gens âgés. La Société de Marie et les Filles de Marie Immaculée ne sont plus ces congrégations enseignantes efficaces et récoltant succès sur succès qu’elles furent avant Vatican II. Quels ont été les éléments de base de la spiritualité des religieux marianistes au cours de ces trente dernières années aux mutations importantes ? Quelles images et quels thèmes animent leur vie de prière ? Que leur reste-t-il en fait de spiritualité et de zèle apostolique devant la disparition des succès et de l’efficacité du passé ? Comment vivent-ils leur relation avec Dieu, avec le Christ, avec Marie ?

L’ histoire de la formation des religieux marianistes

Lors de la rencontre des auteurs chargés d’écrire le projet de spiritualité marianiste, le Père Amigo évoqua un autre domaine de recherches ultérieures qui jetterait de la lumière sur l’histoire de la

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spiritualité marianiste : il visait l’histoire de la formation dans la Société de Marie et chez les Filles de Marie. Une telle histoire précisera comment notre spiritualité a été enseignée et pratiquée. Par exemple, quels furent les maîtres et maîtresses de novices qui sortaient de l’ordinaire ; sur quels points insistaient-ils dans l’enseignement et la direction qu’ils dispensaient. Quels livres de textes, quels manuels ou autres documents ont été utilisés dans la formation des religieux marianistes ? Qui en sont les auteurs ? Quelle image de la spiritualité marianiste contiennent-ils ?

Marie dans la spiritualité récenteUn aspect particulièrement important du

changement survenu après le Concile Vatican II dans la spiritualité marianiste concerne notre dévotion à Marie. Personne encore n’a entrepris une étude systématique de ce qui a changé et comment cela s’est manifesté. Il est possible, néanmoins, de mettre en avant certaines impressions qui pourraient servir d’hypothèses en vue d’une vérification selon une bonne méthode de recherche historique. Il semble que la dévotion à Marie est restée forte parmi les Marianistes durant les quelque 30 années écoulées depuis le Concile Vatican II. Cependant, elle semble aussi avoir changé de nuance. Le langage et la trame théologique conceptuelle, servant à son expression, semblent focalisés davantage sur Marie comme première disciple et modèle de vie chrétienne et de foi. En même temps, il semble qu’on fait davantage usage des idées et du langage du Père Chaminade dans des textes comme dans les actes du Chapitre Général de 1971 et dans la nouvelle Règle de la Société de Marie et des Filles de Marie. Malgré cette tendance, il semble qu’on trouve moins d’insistance sur la maternité spirituelle de Marie. La pensée marianiste concernant Marie semble puiser davantage dans une solide érudition scripturaire. Contrairement à la

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tendance des catholiques progressistes, immédiatement après le Concile, de minimiser Marie dans la spiritualité catholique, les Marianistes ont continué à lui donner une place de choix dans leur spiritualité. Et contrairement à une tendance plus récente parmi les catholiques traditionalistes, qui cherchent dans des soi disantes apparitions une grande source d’inspiration, la plupart des Marianistes semblent maintenir une position respectueuse, mais neutre au sujet des apparitions mariales et des révélations privées.

La spiritualité marianiste en dehors de l’Europe et de l’Amérique du Nord

Cette brève histoire de la spiritualité marianiste est concentrée sur l’Europe et l’Amérique du Nord, ce qui constitue une lacune de plus de notre étude. Un récit complet de l’histoire doit prendre en compte le développement de la spiritualité marianiste au Japon, en Amérique latine, en Corée, dans l’Afrique francophone et anglophone et en Inde. Les historiens marianistes qui entreprendront ce travail seront sans doute des hommes originaires des pays et continents dont ils traiteront.

L’Ecole Française de SpiritualitéCette brochure n’a pas traité les connexions

importantes qui relient la spiritualité marianiste au large fleuve de l’Ecole française de spiritualité. Initialement il m’avait été demandé de laisser de côté ce thème dans mon étude vu qu’il serait traité par l’un des autres auteurs collaborant à la rédaction du Projet de spiritualité marianiste. Mais par suite de malentendus, ceci ne s’est pas réalisé. Pour cette raison, il y a lieu ici, à la fin de cette étude, de reconnaître que l’une des lacunes sérieuses est l’absence d’un récit racontant comment l’Ecole française a contribué au

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développement de la spiritualité marianiste. Une future histoire complète de la spiritualité marianiste devra inclure un tel développement.

Cette rapide esquisse de sujets possibles pour de futures recherches et études, suggère des thèmes qui figureront dans l’histoire d’une spiritualité marianiste plus pertinente et plus complète que l’essai préliminaire présenté dans cette brochure. Nous attendons avec impatience le jour où ces possibilités deviendront réalité.

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Appendice : Critique du Père Benlloch

Je suis parvenu à la conclusion que deux traditions spirituelles ont existé dans l’histoire de la spiritualité marianiste que j’explique brièvement ainsi.

1. Une relecture de Chaminade qui commence avec Simler et passe par Neubert et Paul-Marie Verrier. Selon cette tradition, notre don de Dieu est le vœu de stabilité.

Ils tentèrent de faire de notre vœu de stabilité une consécration directe à la Vierge Marie. Selon eux, la piété filiale est plus une attitude personnelle avec une dose certaine de sentimentalisme. Les dimensions communautaires et missionnaires de notre alliance avec Marie restent pour une grande part dans le brouillard et en marge. Il est curieux de voir que dans le fameux chapitre XXX des Constitutions de 1891 on ne parle aucunement de la mission, ni du fait que le Fils de Marie est essentiellement missionnaire.

Le texte du Père Joseph Verrier, cité plus haut, relate les insistances et les consultations tenaces auprès du Vatican et auprès des théologiens que fit le Père Paul-Marie Verrier, pour justifier son explication du vœu de stabilité comme expression d’une consécration directe à la Vierge Marie. Les réponses furent toujours claires, niant radicalement cette explication. L’auteur reproduit également une série de lettres qui s’échangèrent entre Marianistes de cette époque par rapport à cette polémique : le même Père Joseph Verrier, le Père Resch, le Père Hoffer et le Père Neubert.

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L’exposé le plus clair et le plus répandu de cette position est le livre du Père Neubert Mon idéal, Jésus Fils de Marie.

2. Il existe une autre tradition qui est restée dans l’obscurité après 1850, oubliée et mise de côté par l’expansion grandissante et l’inflation de la piété filiale. Cette tradition commence à récupérer chaque fois avec plus de force, à partir des années 50 du 20ième siècle, grâce à une série de causes, parmi lesquelles nous pouvons citer :

- L’intérêt croissant pour les écrits du Père Chaminade lui-même. C’est à Fribourg, que l’on a commencé à les publier et à les répandre. On oublie l’Esprit de Notre Fondation tandis que les Ecrits de Direction, les Ecrits marials, les Ecrits d’oraison et les Notes d’Instruction... commencent à sortir.

- Plusieurs séminaristes rédigent des thèses de doctorat sur les écrits mêmes du Père Chaminade. Il me semble juste de dire de la thèse du P. Thomas Stanley, SM, The mystical Body of Christ, according to the writings of Father William Joseph Chaminade (1952) qu’elle est aussi importante pour son contenu relatif au Corps Mystique du Christ, que pour sa description et son essai de classement des Ecrits du Père Chaminade.

- Le Père Joseph Verrier lui-même, par son enseignement et ses écrits, est devenu un guide pour la connaissance directe du Père Chaminade.

- Moi-même, j’ai été témoin des efforts de justification théologique et canonique de ce qu’on appelle la piété filiale et vœu de stabilité comme consécration directe à Marie. Ces efforts se soldèrent toujours par des échecs.

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On ne put trouver de fondement ni théologique ni canonique. Tout ceci eut comme résultat un intérêt croissant pour souligner les aspects communautaires et missionnaires de notre alliance avec Marie.

- Le chapitre général de 1966-6, et surtout celui de 1971, appuient une claire récupération d’une lecture plus authentique et directe de la pensée et de la spiritualité du Père Chaminade.

- Je trouve que l’exposé le plus clair de cette tradition autre est la Règle de Vie de 1983 (Voir spécialement Nos origines, les art. 5,6,7,8,14,15, le chapitre V…)

La position du Père Joseph Verrier est claire : notre don de Dieu est la nature mariale de la Société de Marie.

Le vœu de stabilité, par lui-même n’est pas marial. Il comporte un caractère marial du fait de son lien avec la Société de Marie. Indirectement, il est par conséquent une consécration à Marie parce qu’il nous lie à une congrégation religieuse qui est essentiellement mariale.

Cette tradition souligne fortement le caractère communautaire de notre consécration à Marie, notre Mère, (et non ma Mère). Elle montre aussi à l’évidence la dimension radicalement missionnaire de notre alliance avec Marie.

Je crois sincèrement que cette tradition nous relie bien plus au charisme fondateur du Père Chaminade. Par ailleurs, il est bien plus facile de l’appliquer aujourd’hui à l’ensemble de la famille marianiste. Nous tous, Marianistes, que nous soyons religieux ou séculiers, Marie nous choisit pour constituer une famille et pour collaborer avec elle à sa mission. Mais si notre

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don de Dieu est le vœu de stabilité, qu’en sera-t-t-il des Marianistes laïcs ? Il faut se souvenir par ailleurs qu’à l’époque de la piété filiale il n’y avait pas de Famille marianiste comme nous la connaissons maintenant. A mesure que se développaient les Communautés laïques marianistes, se renforçait aussi cette autre tradition.

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TABLE DES MATIERES

CONSIDÉRATIONS PRÉLIMINAIRES 2

LE MOT « MARIANISTE »...................................................................LA SPIRITUALITÉ MARIANISTE EST UNE SPIRITUALITÉ

LAÏQUE..........................................................................................LA CAPACITÉ D’ADAPTATION DE LA SPIRITUALITÉ

MARIANISTE....................................................................................LE TERME « SPIRITUALITÉ »...............................................................LE MOT « NOUS ».........................................................................

L’ÉPOQUE MODERNE : MATRICE DE LA SPIRITUALITÉ MARIANISTE..........................................15

LA SPIRITUALITÉ MARIANISTE EST UNE SPIRITUALITÉ MODERNE. (P.37)..........................................................................

L’AUBE D’UNE ERE NOUVELLE.........................................................LA RÉFORME................................................................................LA RÉFORME CATHOLIQUE...............................................................LE SIÈCLE DES LUMIÈRES.................................................................LA FOI CHRÉTIENNE MISE EN DOUTE..................................................LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.............................................................

L’AURORE DE LA SPIRITUALITÉ MARIANISTE..................................................................................30

AU COMMENCEMENT.......................................................................LE SENS DE L’HISTOIRE CHEZ LES PREMIERS MARIANISTES.

..................................................................................................L’INDIFFÉRENCE RELIGIEUSE.............................................................LA FOI ET MARIE. REMÈDES À L’INDIFFÉRENCE RELIGIEUSE.

..................................................................................................

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FORMER DES COMMUNAUTÉS DE FOI ET ÊTRE TRANSFORMÉS EN CHRIST........................................................DÉVELOPPEMENT DE LA SPIRITUALITÉ

MARIANISTE APRÈS 1850............................................48UN MOT SUR LES SOURCES........................................................LA TRANSFORMATION DE LA SOCIÉTÉ EN

CONGRÉGATION ENSEIGNANTE...................................................(P. 76)......................................................................................LES ANNÉES DE SIMLER.............................................................LA PIÉTÉ FILIALE........................................................................RÉHABILITATION ET REDÉCOUVERTE DU PÈRE

CHAMINADE...............................................................................EMERGENCE DE LA SPIRITUALITÉ MARIANISTE DU

20E SIÈCLE................................................................................CHEMINS POSSIBLES POUR DES RECHERCHES

FUTURES....................................................................88APPENDICE : CRITIQUE DU PÈRE BENLLOCH.

.................................................................................98

Passages transcrits à la page [65] mais ne figurant pas l’ouvrage en langue anglaise :

(634) S'il en est ainsi de toutes les vérités de la foi, que nous devons toutes croire de cœur, même celles qui sont les plus effrayantes avec quelle affection et tendre affection nous croirons celles qui nous donnent pour Mère, la Mère de Jésus Christ; celle qui nous a engendrés en engendrant Jésus Christ, parce que la vie qu'elle communiquait à son adorable Fils était une vie d'influence. [ ..]

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(635) Tous ces mystères d'amour n'ont pas été opérés en Marie sans son active participation. Ils ne s'opèrent en elle qu'après qu'elle a prononcé le "Fiat" qui fait le bonheur du Ciel et de la terre. C'est son admirable foi qui la met dans la disposition actuelle de recevoir tous ces bienfaits du Très-Haut. "Beata quae credidisti, quoniam perficientur quae dicta sunt tibi a Domino". Vous êtes bienheureuse d'avoir cru, tout ce que le Seigneur vous a dit s'accomplira" (Lc 1, 45).

Quelle admirable foi que celle de l'auguste Marie. Elle croit aux mystères qui lui sont annoncés, et ces mystères s'accomplissent en elle, et ils ne s'accomplissent que parce qu'elle a cru. "Credidisti, perficientur" : foi, accomplissement ; quelle instruction pour nous ! Les mêmes mystères nous sont annoncés, ils s'accompliront si nous avons la foi ; ils s'accompliront pour ainsi dire, en proportion de notre foi. Notre foi les renferme substantiellement. C'est ce qu'il paraît que Saint Paul a voulu nous apprendre en disant que la foi était la substance des choses que nous avions à espérer : "Substantia sperandarum rerum" (Hb 11, 1)0

D’abord, il fit monter la prise de conscience et la compréhension de notre dévotion spéciale à Marie, en lui donnant le nom de piété filiale qu’il introduisit avec succès dans la rédaction des Constitutions de la Société de 1891, dans les articles décisifs qui tracent le contour et

0 Notes du Père Lalanne sur la 11e Instruction de la Retraite de 1818. Voir Jalons, 4, chapitre 10, pp 225-26. Voir aussi Notes de retraite vol. 1, Fribourg, Séminaire marianiste 1964, pp 70-71 Ecrits et Paroles VoL 5 pp 466-67 ; Le P. Verrier consacre les chapitres 9 et 10 de Jalons 4 à la retraite de 1818.

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développent le noyau de la dévotion et de l’esprit marial marianiste.

D’abord, c’est en l’appelant désormais piété filiale que notre dévotion spéciale à Marie allait être désormais plus consciente et plus claire dans l’esprit des religieux. Il parvint d’ailleurs

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