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Douleurs, 2007, 8, 6 345 FAITES LE POINT Douleur et analgésie périopératoires chez les patients toxicomanes Eric Viel (1) (photo), Mustapha Sebbane (2, 3) , Jean-Jacques Eledjam (3) Les modalités d’analgésie postopéra- toire chez les patients toxicomanes ne font l’objet d’aucune recommandation dans la littérature francophone ou anglophone à ce jour et les propositions de prise en charge sont essentiellement basées sur des cas cliniques isolés ou de courtes séries de patients. Dans la plupart des cas, le problème de l’analgé- sie postopératoire se pose dans le cadre d’une chirurgie d’urgence, habituellement traumatologique, et/ou d’une urgence obstétricale. La problématique des patients toxico- manes est complexe et, aux problèmes spécifiques liés à la variété des agents toxicomanogènes disponibles, s’ajoutent les particularités liées à divers statuts pathologiques selon qu’il s’agit de toxicomanes actifs, substitués ou sevrés. De plus, ces patients sont souvent difficiles à traiter et peu coopérants. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES Trois situations à risque doivent être redoutées : – Le syndrome de manque, qui aboutit à une recrudescence de la douleur et dont les conséquences sont redoutables, tant au plan organique que psychologique ; – un surdosage postopératoire en morphiniques, lié à une erreur de dose lors de la conversion d’un toxique opiacé à un médicament ; – un surdosage postopératoire en morphiniques lié à l’association des opiacés prescrits et d’éventuels apports extérieurs non contrôlés. Une surveillance plus fréquente de ces patients doit per- mettre de détecter et de traiter rapidement l’une et l’autre complication. Ces patients développent de surcroît, pour la plupart, une dépendance physique et une dépendance psychique, associées à une quête compulsive de drogues et/ou à des troubles du comportement. Les patients toxicomanes sont hospitalisés le plus souvent pour une urgence chirurgicale : – En chirurgie traumatologique et orthopédique à la suite d’un accident ou de violences diverses ; – dans un service d’urgences pour l’infection locale (abcès) d’un point d’injection ; – dans un service d’obstétrique à l’occasion d’un accouchement concluant le plus souvent une grossesse mal suivie. Leur prise en charge périopératoire doit répondre à quelques principes de base : – L’anesthésie et l’hospitalisation ne doivent pas être l’occasion d’un sevrage « sauvage » ; – l’accès aux soins doit être identique à celui offert à tout patient ; – l’analgésie postopératoire doit être mise en place en tenant compte de l’état du patient et de ses habitudes toxiques ; – un contrat doit être établi entre le patient toxicomane et l’équipe soignante (personnel infirmier, anesthésistes et chirurgiens), incluant une prise en charge psychologique de ces patients, en faisant, le cas échéant, appel aux équipes spécialisées (psychologues cliniciens, équipe d’addictologie ou Équipes de Coordination et d’Intervention auprès des Milieux Usagers de Drogues, dite ECIMUD). CARACTÉRISTIQUES DES PATIENTS TOXICOMANES Les patients se répartissent schématiquement en trois catégories distinctes [1] : – Le toxicomane actif est consommateur de substances toxicomanogènes illicites (cannabis, héroïne, cocaïne, crack, ecstasy et autres amphétamines…) qu’il associe fréquemment (notamment en période de difficultés d’approvisionne- ment) à des drogues légales de type alcool ou médicaments divers (benzodiazépines, codéine…). Les polytoxicomanies sont fréquentes. Le syndrome de sevrage est à craindre uniquement chez les patients prenant de l’héroïne, de la cocaïne et/ou du crack. Les intoxications aux agents de l’anesthésie (protoxyde d’azote ou N 2 O, kétamine, gamma- OH…), de plus en plus fréquentes, sont également le fait de cette catégorie de patients ; (1) Centre d’Évaluation et de Traitement de la Douleur, Pôle Anesthésie-Réanimation-Douleur-Urgences, Groupe Hospitalo- Universitaire Caremeau, Nîmes. (2) Service Urgences-SAMU 34, Hôpital Lapeyronie, Centre Hospitalier Universitaire, Montpellier. (3) Service d’Anesthésie-Réanimation B, Hôpital St-Eloi, Centre Hospitalier Universitaire, Montpellier.

Douleur et analgésie périopératoires chez les patients toxicomanes

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Douleurs, 2007, 8, 6

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F A I T E S L E P O I N T

Douleur et analgésie périopératoires chez les patients toxicomanes

Eric Viel

(1)

(photo), Mustapha Sebbane

(2, 3)

, Jean-Jacques Eledjam

(3)

Les modalités d’analgésie postopéra-toire chez les patients toxicomanes nefont l’objet d’aucune recommandationdans la littérature francophone ouanglophone à ce jour et les propositionsde prise en charge sont essentiellementbasées sur des cas cliniques isolés oude courtes séries de patients. Dans laplupart des cas, le problème de l’analgé-

sie postopératoire se pose dans le cadre d’une chirurgied’urgence, habituellement traumatologique, et/ou d’uneurgence obstétricale. La problématique des patients toxico-manes est complexe et, aux problèmes spécifiques liés à lavariété des agents toxicomanogènes disponibles, s’ajoutentles particularités liées à divers statuts pathologiques selonqu’il s’agit de toxicomanes actifs, substitués ou sevrés.De plus, ces patients sont souvent difficiles à traiter et peucoopérants.

CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES

Trois situations à risque doivent être redoutées :– Le syndrome de manque, qui aboutit à une recrudescencede la douleur et dont les conséquences sont redoutables,tant au plan organique que psychologique ;– un surdosage postopératoire en morphiniques, lié à uneerreur de dose lors de la conversion d’un toxique opiacé àun médicament ;– un surdosage postopératoire en morphiniques lié àl’association des opiacés prescrits et d’éventuels apportsextérieurs non contrôlés.Une surveillance plus fréquente de ces patients doit per-mettre de détecter et de traiter rapidement l’une et l’autrecomplication. Ces patients développent de surcroît, pourla plupart, une dépendance physique et une dépendance

psychique, associées à une quête compulsive de drogueset/ou à des troubles du comportement.Les patients toxicomanes sont hospitalisés le plus souventpour une urgence chirurgicale :– En chirurgie traumatologique et orthopédique à la suited’un accident ou de violences diverses ;– dans un service d’urgences pour l’infection locale (abcès)d’un point d’injection ;– dans un service d’obstétrique à l’occasion d’un accouchementconcluant le plus souvent une grossesse mal suivie.Leur prise en charge périopératoire doit répondre à quelquesprincipes de base :– L’anesthésie et l’hospitalisation ne doivent pas être l’occasiond’un sevrage « sauvage » ;– l’accès aux soins doit être identique à celui offert à toutpatient ;– l’analgésie postopératoire doit être mise en place entenant compte de l’état du patient et de ses habitudestoxiques ;– un contrat doit être établi entre le patient toxicomane etl’équipe soignante (personnel infirmier, anesthésistes etchirurgiens), incluant une prise en charge psychologiquede ces patients, en faisant, le cas échéant, appel aux équipesspécialisées (psychologues cliniciens, équipe d’addictologieou Équipes de Coordination et d’Intervention auprès desMilieux Usagers de Drogues, dite ECIMUD).

CARACTÉRISTIQUES DES PATIENTS TOXICOMANES

Les patients se répartissent schématiquement en troiscatégories distinctes [1] :– Le toxicomane actif est consommateur de substancestoxicomanogènes illicites (cannabis, héroïne, cocaïne, crack,ecstasy et autres amphétamines…) qu’il associe fréquemment(notamment en période de difficultés d’approvisionne-ment) à des drogues légales de type alcool ou médicamentsdivers (benzodiazépines, codéine…). Les polytoxicomaniessont fréquentes. Le syndrome de sevrage est à craindreuniquement chez les patients prenant de l’héroïne, de lacocaïne et/ou du crack. Les intoxications aux agents del’anesthésie (protoxyde d’azote ou N

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O, kétamine, gamma-OH…), de plus en plus fréquentes, sont également le faitde cette catégorie de patients ;

(1) Centre d’Évaluation et de Traitement de la Douleur, PôleAnesthésie-Réanimation-Douleur-Urgences, Groupe Hospitalo-Universitaire Caremeau, Nîmes.(2) Service Urgences-SAMU 34, Hôpital Lapeyronie, CentreHospitalier Universitaire, Montpellier.(3) Service d’Anesthésie-Réanimation B, Hôpital St-Eloi,Centre Hospitalier Universitaire, Montpellier.

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– le toxicomane substitué est consommateur de produitsdits de substitution, administrés sur prescription médicale.En France, deux ont une indication pour le traitement despharmacodépendances majeures aux opiacés. Il s’agit demorphiniques de longue durée d’action, caractérisés parune action peu euphorisante (pas de flash) : la méthadone etla buprénorphine (sous forme de dosage élevé, commercialiséesous le nom de Subutex

®

) ;– le toxicomane sevré est un ancien toxicomane actif ousubstitué qui ne prend plus de drogues illicites. Nombreuxsont ceux qui continuent à recourir à des toxicomanies« autorisées » : tranquillisants, tabac, alcool…

DOULEUR ET ANALGÉSIE PÉRIOPÉRATOIRES CHEZ LE PATIENT TOXICOMANE ACTIF [1]

Il faut à la fois éviter la survenue d’un syndrome de sevrageet d’une overdose. Deux circonstances peuvent favoriser lasurvenue d’une overdose lors d’une hospitalisation :– Lorsque le patient s’administre sa dose quotidienne àl’insu du praticien ;– lorsque le médecin surestime involontairement la consom-mation quotidienne du patient toxicomane, soit du fait de don-nées – volontairement ou non – erronées fournies par lepatient, soit du fait d’une conversion à des doses trop élevées.Les complications cardiovasculaires potentielles en rapportavec l’utilisation de la cocaïne et/ou des amphétamines et/oudu LSD (

diéthyl-amine de l’acide lysergique

) doivent êtreconnues et prévenues.

En période pré-opératoire

Le premier entretien conditionne toute la relation médecin-malade. Il faut tenter de mettre le patient en confiance, de lerassurer sur les possibilités d’analgésie postopératoire efficaceet d’établir un véritable « contrat de soins »entre ce patient particulier et l’équipesoignante. L’interrogatoire et l’examenclinique sont d’une importance capi-tale et doivent s’attacher à plusieurspoints :– Quantifier l’importance et l’anciennetéde la toxicomanie : nature des produits,doses usuelles, horaire de la dernièreprise, modalités d’usage, recours à uneauto-substitution (codéine, benzodiazé-pines, alcool…) ;– considérer (avec la morphine, l’héroïneou tout autre opiacé) la dose usuelle comme besoin « physio-logique » de base et l’administrer à dose équivalente sousforme d’un dérivé morphinique ;– rechercher des signes de dénutrition, d’amaigrissement,de déshydratation, de complications infectieuses (cutanées,veineuses, cardiaques, pulmonaires, rénales et hépatiques) ;

– évaluer le capital veineux et poser une voie d’abord, depréférence périphérique.Une dose de produit de substitution équivalente à la doseusuelle doit être prescrite chez l’héroïnomane, si on est loin(3 heures ou plus) de la dernière prise. La méthadone seraitl’agent de choix, mais elle n’est pas accessible en France endehors des programmes de substitution. La morphine peutêtre employée par voie sous-cutanée et la buprénorphinepar voie sub-linguale. Cette dernière prévient le syndromede manque, évite un surdosage (effet plafond) et est facilementmaniable. Néanmoins, cet agent possède 2 inconvénients :son délai d’action (2-3 heures) et son action agoniste partiellegênant l’action des morphiniques utilisés en peropératoire.Compte tenu des propriétés de la buprénorphine, la substitu-tion est plus aisée par le chlorhydrate de morphine, selonl’intensité prévisible des douleurs postopératoires. Si on doitavoir recours à des morphiniques en postopératoire, il estpréférable d’utiliser la morphine dès la période préopératoire[2].

En période per-opératoire

Sauf contre-indication de nature infectieuse ou agitationexcessive, l’anesthésie loco-régionale (ALR) doit être préférée.En l’absence de calme et de coopération de la part du malade,on aura bien évidemment recours à l’anesthésie générale(AG). L’ALR n’offre pas de particularités dans ce contexteet les blocs périphériques seront privilégiés toutes les foisque possible. L’administration de morphiniques et de cloni-dine, employés pour augmenter la durée du bloc est possible.Une sédation de complément est quasi impérative dans cecontexte, sauf contre-indication majeure. Lors de l’utilisationdes anesthésiques locaux, il faut garder à l’esprit la notiond’effet potentialisant de la cocaïne sur les convulsions,en cas d’injection intravasculaire accidentelle.

Si l’on a recours à une AG, le choix desagents doit être modulé selon le(s)produit(s) de la toxicomanie en raisondes répercussions hémodynamiqueset/ou arythmogènes de certains produits(héroïne, cocaïne, amphétamines…). Lorsde l’induction de l’AG, chez les patientshéroïnomanes et, a fortiori, chez lestoxicomanes substitués et chez les ancienstoxicomanes, il faut éviter d’injecter lemorphinique en premier dans la mesureoù le patient peut se souvenir du« shoot ». Il est préférable d’utiliser le

narcotique avant le morphinique.

En période post-opératoire

L’analgésie loco-régionale est théoriquement une bonneindication. Toutefois, la pose d’un cathéter n’est pas toujoursfacile, ni la possibilité de le conserver, surtout si les patients

Il faut tenter de mettre le patient en confiance,

de le rassurer sur les possibilités

d’analgésie postopératoire efficace et d’établir

un véritable « contrat de soins ».

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sont agités. Il existe en outre le risque d’une utilisationdétournée du cathéter par le malade. La clonidine et lesmorphiniques peuvent être employés en injection uniquepour augmenter la durée d’action des anesthésiques locaux.

Lorsqu’il devient nécessaire de recourir à l’administrationparentérale de morphiniques, l’administration systématiqueest préférable, réadaptée en fonction des besoins exprimésdes patients. L’analgésie contrôlée par le patient (ACP) n’estpas une contre-indication formelle, mais le patient confondsouvent les buts de cette technique (analgésie

versus

assurance de couvrir les habitudes toxiques). Le toxicomanene représente pas une contre-indication absolue à l’ACP [3],qu’il s’agisse de la voie intraveineuse ou d’une voie loco-régionale. Plusieurs risques existent, dont celui d’un cumuldes opiacés autorisés selon la programmation de la pompeet d’éventuels apports extérieurs incontrôlés. Le risqued’effraction du matériel n’est pas négligeable. Si un contratmoral ferme peut être passé avec l’opéré, l’ACP est l’optionde choix, en privilégiant si possible la voie locorégionaleaux anesthésiques locaux. Si les opiacés sont indispensables,il peut être nécessaire d’associer une perfusion de base auxbolus, comme chez les patients chroniquement traités parles morphiniques [4, 5]. L’administration de morphine pourl’analgésie s’ajoute à la dose utilisée pour substituer lespatients qui en ont besoin. Afin de réduire les doses de mor-phiniques, il est souhaitable de mettre en place un protocoled’analgésie multimodale. Chez les patients toxicomanes,le tramadol présente quelques avantages non négligeables :(i) : mode d’action mixte associant une action sur lesrécepteurs morphiniques et un renforcement des contrôlesinhibiteurs descendants sérotoninergiques ; (ii) : disponibilitésous formes parentérale et orale facilitant l’observance dutraitement antalgique.

La surveillance postopératoire des patients toxicomanesdoit être plus fréquente avec trois buts précis : la recherched’un syndrome de manque, la recherche d’un syndrome desurdosage, le contrôle de l’efficacité des stratégies analgé-siques.

Cas particuliers

Avec l’héroïne, un traitement substitutif est obligatoire et ils’agit de prescrire en équivalent-morphine, la dose nécessairepour répondre aux besoins journaliers du patient. Le pour-centage d’héroïne-base variant d’un «

dealer

» à l’autre etd’une dose à l’autre en fonction de la qualité de la substancefournie, la substitution est par définition approximative. Dansla mesure où le patient peut également être approvisionnéde l’extérieur, il est préférable d’utiliser les doses les plusfaibles proposées dans les tableaux de conversion et deprescrire une surveillance régulière et rigoureuse de ce patientafin de détecter rapidement un syndrome de sevrage ou, àl’inverse, un syndrome de surdosage.

Avec la cocaïne, les amphétamines, l’ecstasy et autressubstances hallucinogènes, aucun traitement substitutif n’estobligatoire. Par contre, il existe souvent des états d’agitationqui doivent être traités par l’administration de benzodiazépineset/ou de neuroleptiques.

DOULEUR ET ANALGÉSIE PÉRIOPÉRATOIRES CHEZ LE PATIENT TOXICOMANE SUBSTITUÉ

Ce sont des anciens héroïnomanes et il existe très souventune polytoxicomanie. Il faut toujours s’interroger sur l’usaged’autres drogues par ce patient substitué, souvent à l’insude ses thérapeutes. L’équipe médicale en charge de la subs-titution du patient doit être contactée. L’interrogatoirepermet de déterminer la nature, la dose et l’horaire de prisedes produits de substitution. Il doit également rechercherles autres produits consommés, « hors substitution ».En pré-opératoire, la substitution doit être poursuivie avecle même produit, les mêmes doses et aux mêmes horaires.Avec la méthadone, la substitution doit être maintenueaux doses habituelles. Avec la buprénorphine, il n’est pascliniquement utile de retarder l’intervention par crainte d’uneinterférence entre cet agent et l’agoniste qui sera employépendant l’anesthésie. Il suffit en général d’augmenter lesdoses de ce dernier et d’employer un morphinique lipo-soluble puissant comme le fentanyl ou le sufentanil.En per-opératoire, les considérations présidant au choix del’anesthésie sont identiques à celles proposées pour le patienttoxicomane actif. Il convient d’insister sur le problèmeéthique de l’utilisation du morphinique après la narcose, defaçon à ce que le patient n’expérimente pas un « shoot ».En post-opératoire, les règles générales sont identiques,notamment la nécessité d’administrer le traitement substitutif,en respectant autant que possible la dose et l’horaire de prise.On tiendra également compte des interférences médica-menteuses potentielles :– L’association de la méthadone avec le dextropropoxyphèneexpose au risque de mort subite ;– la méthadone potentialise la somnolence liée à l’utilisationdes morphiniques, des benzodiazépines, des neuroleptiques,des antidépresseurs, des barbituriques et de la clonidine ;– il est inutile d’associer le Subutex

®

à d’autres morphiniques.Si l’intensité des douleurs n’est pas majeure, il est préférabled’augmenter la dose de Subutex

®

. Si cela reste insuffisant ilfaut préférer la morphine pour la substitution et le traitementantalgique.

DOULEUR ET ANALGÉSIE PÉRIOPÉRATOIRES CHEZ LE PATIENT TOXICOMANE SEVRÉ

Bien qu’anciens toxicomanes, il n’est pas rare que cespatients aient recours, régulièrement ou non, à des produits

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licites (tranquillisants, tabac, alcool…) ou illicites (canna-bis…). Le risque de rechute à l’occasion d’une interventionchirurgicale et d’une anesthésie est éva-lué à 20 % environ. En période préopé-ratoire, le recours aux morphiniquesn’est donc justifié que s’il existe unedouleur.En per-opératoire, l’ALR doit être privilé-giée. Les morphiniques et la clonidinepeuvent être utilisés pour accroître ladurée d’action des anesthésiqueslocaux. Le recours à l’AG pose toujoursle problème éthique du « shoot », quel’on évitera en débutant par l’induction de la narcose.Pour l’analgésie post-opératoire, les techniques loco-régio-nales (blocs plexiques ou tronculaires, infiltration d’AL

insitu

) doivent être privilégiées lorsque l’indication existe. Sil’on utilise la morphine par voie parentérale, il paraît pluslogique de préférer l’administration sous-cutanée à l’ACP,pour des raisons purement éthiques et afin d’éviter unreconditionnement psychique aux effets des bolus intra-veineux de morphiniques.

HYPERALGÉSIE ET CONSOMMATION CHRONIQUE D’OPIACÉS : LA KÉTAMINE A-T-ELLE UNE PLACE ?

Deux situations particulières, – consommateurs chroni-ques d’opiacés d’une part, toxicomanes aux opiacés d’autrepart –, posent des problèmes d’analgésie en situationaiguë (périopératoire ou post-traumatique), en raison dudéveloppement d’une hyperalgésie induite par les mor-phiniques. Il en résulte une inefficacité relative des opia-cés, liées à des modifications intracellulaires («

lazyreceptors

» ou récepteurs opiacés paresseux, activation desrécepteurs NMDA, «

dark neurons

» ou neurones necomportant plus qu’une faible densité de récepteursopiacés) de la corne postérieure de la moelle épinière[6]. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un phénomènede tolérance, mais d’une hyperalgésie d’origine iatro-gène. Cette situation est également présente (et proba-blement définitive) chez les patients sevrés, Cetteapparente tolérance aux opiacés peut être reversée parles antagonistes du récepteur NMDA (

N-méthyl-d-aspar-tate

), notamment par la kétamine [7, 8]. De Leon-Casa-sola [9, 10] propose un schéma de prise en charge del’analgésie périopératoire des malades chroniquementtraités par les morphiniques. Ce schéma est basé d’unepart sur l’emploi du sufentanil (moins générateur d’hype-ralgésie et possédant une forte activité intrinsèque) etd’autre part sur la kétamine. Les auteurs insistent égalementsur une large utilisation des modalités contrôlées par lepatient (ACP). Par voie intraveineuse, le protocole d’ACP

proposé associe le sufentanil (débit continu 2 à 4

μ

g/h,bolus 2

μ

g, période d’interdiction 6 minutes) à la kétamine(10

μ

g/kg/min). Lorsque le contextel’indique, l’analgésie péridurale contrô-lée par le patient (APCP ou PCEA) doitêtre employée, associant la ropiva-caïne 0,2 % et la morphine 0,02 % audébit continu de 3 à 5 ml/h, des bolusde 2 ou 3 mL et une période d’inter-diction de 10 minutes. Si l’analgésieobtenue est insuffisante, la mor-phine est remplacée par le sufentanil(2

μ

g/mL).

CONCLUSION

La mise en œuvre d’une analgésie efficace chez unpatient toxicomane pose un problème difficile en prati-que clinique courante en raison d’une relative mécon-naissance des particularités propre à ce terrain. Auxproblèmes posés par la survenue d’une douleur aiguë,s’ajoute le problème des douleurs chroniques dont souf-frent fréquemment ces patients avec une prévalence accruepar comparaison à une population de patients non phar-macodépendants [11, 12] Une prise en charge inappro-priée de ces patients peut avoir des conséquences gravescomme une automédication par des produits illicites et/ou par des antalgiques inadaptés ou encore le déséquili-bre d’une substitution en cours [13]. Le mécanisme dece qu’il était autrefois convenu de nommer « toléranceaux opiacés » est désormais décrypté : il s’agit d’une véri-table dérégulation de l’homéostasie des systèmes pro- etanti-nociceptifs [13], dysfonctionnement qui peut être expli-qué par l’induction d’une hyperalgésie par les opiacés, chezles toxicomanes consommant ce type d’agents. Ce méca-nisme est commun avec celui de l’hyperalgésie dévelop-pée par les patients chroniquement traités par lesmorphiniques [14] et repose en grande partie sur l’impli-cation des récepteurs NMDA et du système des acidesaminés excitateurs. Ceci explique l’efficacité de la kéta-mine, seul agent antagoniste NMDA disponible dans lapharmacopée anesthésique. Cet agent fait l’objet depuisde protocoles thérapeutiques chez les patients toxicoma-nes aux opiacés en situation de douleur aiguë et de relative« résistance » aux morphiniques administrés à fortes doses. Lakétamine représente à l’heure actuelle l’agent de choixdans ce contexte spécifique, en attendant le développe-ment d’agents antagonistes NMDA plus spécifiques. Laméthadone, qui possède également des propriétés anti-NMDA, pourrait être utile [15] mais aucune étude clini-que ne vient pour l’heure appuyer l’hypothèse d’une uti-lisation dans ce contexte.

Le risque de rechute à l’occasion

d’une intervention chirurgicale

et d’une anesthésie est évalué à 20 % environ.

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Résumé

La prise en charge périopératoire des patients toxicomanes répondà des principes de base : l’accès aux soins doit être identique à celuide tout patient ; l’anesthésie et l’hospitalisation ne doivent pas êtrel’occasion d’un sevrage « sauvage » ; un contrat doit être établi entre lepatient toxicomane et l’équipe soignante, incluant une prise encharge psychologique. Les techniques locorégionales doivent êtreprivilégiées toutes les fois que possible. Chez un toxicomane sevré,ancien héroïnomane, le risque de rechute à l’occasion d’une anes-thésie générale avoisine 20 %. Il faut tenter de quantifier la nature,l’importance et l’ancienneté de la toxicomanie et les modalitéséventuelles de recours à une auto-substitution. Avec la morphine,l’héroïne ou tout autre opiacé, la dose quotidienne usuelle doit êtreconsidérée comme besoin « physiologique » de base et être admi-

nistrée sous forme d’un dérivé morphinique à dose équivalente.Chez les toxicomanes substitués, il convient toutes les fois quepossible sans introduire un risque supplémentaire de mener l’anal-gésie postopératoire à l’aide du produit de substitution dédié(méthadone ou buprénorphine). Les toxicomanes aux opiacésposent des problèmes d’analgésie liés à l’existence d’une hyperal-gésie induite par les morphiniques. Celle-ci peut être reversée parles antagonistes du récepteur NMDA, notamment la kétamine.

Mots-clés :

analgésie postopératoire, toxicomane : actif, sevré,substitué, sevrage, surdosage, hyperalgésie, kétamine.

Summary: Perioperative pain and analgesia in drugabusers

Spectific features of perioperative care for drug abusers include:access to care the same as for any other patient; “uncontrolled”withdrawal is not an objective of anesthesia and hospitalization;a contract must be established between the drug abuser and thecaregiver staff, including psychological support. Regional tech-niques should be favored whenever possible. For severe caseswith a former history of heroin use, the risk of relapse sub-sequent to general anesthesia is 20%. It is thus important to quan-tify the nature of the drug abuse, its severity and duration, andany self-substitution attempts. For morphine, heroin, or any oth-er opiate, the usual daily dose should be considered as the "phy-siological" baseline and should be administered as a dose-equivalent morphine derivative. For substituted patients, thededicated substitution product (methadone or buprenorphine)should be used, whenever possible and without introducing sup-plementary risk, for anesthesia. Anesthesia is a specific problem foropiate abusers due to the morphine-induced hyperalgesia. Thiscan be reversed with NMDA receptor antagonists, particularlyketamine.

Key-words:

postoperative analgesia, drug abuse: active, weaned,substituted, withdrawal, overdose: hyperalgia, ketamine.

Correspondance : E. VIEL,Centre d’Evaluation et de Traitement de la Douleur,

Pôle Anesthésie-Réanimation-Douleur-Urgences,Groupe Hospitalo-Universitaire Caremeau,

30029 Nîmes cedex 9.e-mail : [email protected]