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DRAMATURGIE DES LECTURES AUTOUR DE 1830 Anthony Glinoer Armand Colin | Romantisme 2010/2 - n° 148 pages 135 à 144 ISSN 0048-8593 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-2-page-135.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Glinoer Anthony, « Dramaturgie des lectures autour de 1830 », Romantisme, 2010/2 n° 148, p. 135-144. DOI : 10.3917/rom.148.0135 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lakehead University - - 65.39.15.37 - 31/05/2013 20h29. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lakehead University - - 65.39.15.37 - 31/05/2013 20h29. © Armand Colin

Dramaturgie des lectures autour de 1830

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DRAMATURGIE DES LECTURES AUTOUR DE 1830 Anthony Glinoer Armand Colin | Romantisme 2010/2 - n° 148pages 135 à 144

ISSN 0048-8593

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-2-page-135.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Glinoer Anthony, « Dramaturgie des lectures autour de 1830 »,

Romantisme, 2010/2 n° 148, p. 135-144. DOI : 10.3917/rom.148.0135

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Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin.

© Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Anthony GLINOER

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Après une éclipse de plus d’un demi-siècle, la « parole vive » suscitede nouvelles recherches parmi les historiens de la littérature françaisedu XIXe siècle 1. Qu’elle ait été saisie au vol par un sténographe amateur,comme pour les causeries et les conversations mondaines, ou qu’elle aitété connue par l’intermédiaire de la presse, comme pour les chansons etles discours, la parole littéraire recouvre actuellement son statut dedocument primordial 2. Parmi ces paroles rapportées, il en est une dontl’examen a été laissé en friche. Il s’agit non de la parole « saisie dans sonénonciation pure et immédiate, improvisée et non préméditée, tellequ’elle sort de la bouche de l’écrivain » 3 au cours de causeries ou derécits de veillée, non plus que de la parole officielle retranscrite par lesjournaux, mais d’une parole intermédiaire qui s’exprime par la décla-mation de textes originaux au sein des lieux de sociabilité littéraire –salons et cénacles essentiellement. Or, un double constat plaide pourun examen plus approfondi : les lectures privées d’œuvres littéraires sesont multipliées dans les années 1820 et 1830, et elles ont fait l’objetd’un nombre croissant de comptes rendus, satiriques ou élogieux, dans lapresse. Comment celle-ci a-t-elle restitué ces événements d’ordre tout àla fois privé et mondain ? Peut-on dégager, au-delà des querelles dechapelle et des polémiques, une « scénologie » propre à ces comptesrendus ?

1. Les recherches qui ont mené à cet article ont bénéficié du soutien financier du Conseil derecherches en sciences humaines du Canada.

2. Voir notamment Stéphane Hirschi, Élisabeth Pillet et Alain Vaillant (dir.), L’Art de laparole vive, Presses universitaires de Valenciennes, 2006 ; Corinne Saminadayar-Perrin, LesDiscours du journal. Rhétorique et médias au XIXe siècle (1836-1885), Saint-Étienne, Publica-tions de l’université de Saint-Étienne, coll. « Le XIXe siècle en représentation(s) », 2007.

3. Vincent Laisney, « Choses dites : petite histoire de la parole au XIXe siècle », RHLF, 2003,n° 3, p. 641.

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DU SALON AU CÉNACLE

Avant d’entrer dans l’analyse des textes, il convient de préciser ce qu’ilfaut entendre par lectures mondaines et lectures cénaculaires à l’époqueromantique. Dans L’Espace public, Jürgen Habermas soutenait que lessalons français du XVIIIe siècle avaient acquis une fonction tout à fait par-ticulière, qui en faisait des chambres d’essai pour l’élite littéraire et philo-sophique. Les d’Alembert, les Diderot se devaient de soutenir devant l’undes grands salons parisiens leurs réflexions sous la forme d’une confé-rence, laquelle, assentiment reçu, pouvait alors être publiée sous la formed’un texte. Les philosophes et les hommes de lettres cédaient ainsi auxsalons le monopole de la première publication.

Le phénomène des lectures à haute voix s’est maintenu avec l’embour-geoisement et la massification du champ littéraire. Les jeunes roman-tiques royalistes de 1820, quand ils ne s’illustrent pas à la Société desBonnes-Lettres, ne dédaignent pas de fréquenter les salons du faubourgSaint-Germain. Sans être systématique, la récitation par la voix del’auteur est restée à l’époque romantique l’un des divertissements majeursdu public mondain et un moyen important de promotion. La grandeinnovation de cette époque consiste dans le déplacement partiel de l’acti-vité de lecture vers les cénacles littéraires. Le cénacle littéraire 4 hérite dusalon certaines de ses caractéristiques sociabilitaires : il s’agit là aussi de laréunion d’individus dans un espace privé – une maison particulière, ouplus rarement l’arrière-salle d’un café ou d’un restaurant – hors de toutcadre réglementaire (hiérarchie, statuts, etc.). L’analogie s’arrête là cepen-dant : à la différence du salon mondain, le cénacle n’est composé qued’écrivains et d’artistes et exclut tout élément exogène (homme dumonde, écrivain officiel, femme et amateur) : l’artiste n’admet désormaisde reconnaissance que de ses pairs, et c’est à eux qu’il compte désormaislivrer en toute première instance le fruit de son labeur. En outre, le cénaclelittéraire, à l’instar du cénacle apostolique dont il s’inspire ouvertement,fait groupe, c’est-à-dire que les individus régulièrement réunis formentensemble une entité humaine fondée sur une certaine homogénéité etune certaine cohésion, tendue, toujours avec des nuances, vers lareconnaissance d’une esthétique et d’une éthique communes.

Dès les premières années des cénacles romantiques royalistes, chez lesDeschamps notamment, les lectures à haute voix ont abondé. Dans lecénacle de la rue Notre-Dame-des-Champs et à l’Arsenal elles devien-dront une activité centrale : « Demain soir, à huit heures très précises, icichez Alfred, Jules, Les Mexicains et Émile vous attendent, cher Victor,

4. Voir pour une définition plus complète Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « Cénacle/Literary circle », dans J.-M. Grassin (éd.), Dictionnaire international des termes littéraires/Inter-national Dictionary of Literary Terms, http://www.ditl.info, article publié le 15 septembre 2006.

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dites-moi oui par la poste, ou plutôt sans réponse venez 5 », écrit ainsiVigny à Hugo en 1826, à l’occasion d’une tragédie de Lefèvre-Deumier.Le déroulement d’une soirée cénaculaire type est donné deux ans plustard par Victor Pavie :

La soirée de cette mémorable journée se passait chez Victor Hugo oùj’étais invité à dîner avec Boulanger, M. Foucher le père, et le pèred’Aluzon… Sainte-Beuve, De Musset et Paul [Foucher] sont venus après.On s’est assis, et Paul nous a donné lecture d’un étincelant drame en troisactes intitulé la Goule […]. Ensuite Victor Hugo nous a lu des Orientalesinouïes et doublement inouïes. Il en fait à mesure, il ne peut s’en décan-cher. […] Ensuite on a lu des vers de Lamartine adressés à Hugo enréponse aux siens. Grand Dieu ! que c’était beau ! […] Sainte-Beuve aterminé par des vers à Lamartine. Il est bon de te dire que Sainte-Beuvese place immédiatement après les trois colosses 6.

Généralement réservée à la poésie, la lecture intime au cénacle n’a paspour vocation de faire connaître des milliers de vers 7. Au contraire cha-cun se prête à l’exercice à tour de rôle, et chaque lecture entraîne, nondes applaudissements enthousiastes, mais des commentaires, des conseils,des réserves. Occasionnant non un jugement public mais au contraire unjugement prononcé dans l’intimité cénaculaire, ce moment confère àl’œuvre et à son auteur une première reconnaissance, un avènementencore virtuel grâce aux bons soins de la communauté interprétative pri-mordiale. Chaque camarade participe à la création, et c’est la lecture pri-vée qui lui confère ce rôle de premier plan : tout à tour auditeur,destinataire, commentateur, il se révèle en définitive co-créateur del’œuvre, partie prenante d’un processus créatif qui l’engage. Le cénacleremplit alors pleinement sa fonction de médiation littéraire.

Sans s’y substituer complètement, un troisième type de lectures, situéà mi-chemin des lectures mondaines et des lectures cénaculaires intimes,prolifère dans les rangs romantiques à la fin des années 1820. La vogueen avait été lancée quelques années plus tôt notamment par Mérimée,qui lit tout le Théâtre de Clara Gazul chez Delécluze, et par Victor Hugolui-même avec son Cromwell, lu chez son beau-père au début de 1827.Une véritable campagne de performances romantiques s’ouvre alors quiaccompagne l’investissement des grands noms du mouvement littérairedans le drame, et à travers lui le début d’une conquête agressive des

5. Lettre à V. Hugo du 27 novembre 1826, dans Alfred de Vigny, Correspondance, éd.M. Ambrière (dir.), Paris, PUF, 1989, t. I, p. 245.

6. Lettre de Victor Pavie à son frère du 6 décembre 1828, dans André Pavie, Médaillonsromantiques, Paris, Émile Paul, 1909, p. 49-51.

7. La lecture par Musset de ses Contes d’Espagne et d’Italie, à l’Arsenal, constitue uneexception, puisque Musset, se souvient Dumas, « au lieu de lire quelques pièces, lut tout levolume » (Dumas, Mes mémoires (1852-1854), Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 2002,t. II, p. 521).

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instances de consécration. Le 9 juillet 1829 a lieu chez Hugo la plus célèbred’entre elles, celle d’Un duel sous Richelieu ; le 17, devant moins d’écri-vains et plus de marquises, Vigny lit chez lui sa traduction d’Othello ; le30 septembre : retour chez Hugo pour la lecture d’Hernani. Ces grand-messes n’ont plus grand-chose de commun avec les lectures faites dans laconfidence du cénacle. Elles ont lieu sur invitation : y sont conviés nonplus seulement les fidèles mais aussi tout le ban et l’arrière-ban du mou-vement romantique ainsi que quelques parcelles du public mondain.Elles instaurent aussi un protocole qui contraste avec la familiarité ducénacle : heure de début précise, préparatifs abondants, etc. La finalitédiffère enfin : à l’instar des lectures mondaines d’Ancien Régime, ellesdoivent constituer la première étape du lancement d’un futur succès etun grand moment d’affirmation pour l’auteur-récitant. Le cénacledevient de ce fait un lieu de promotion et de galvanisation : les camaradesdu cénacle y perdent leur privilège de pouvoir commenter ou intervenirdans la création, parce que la lecture d’une œuvre achevée demande leplébiscite, non l’exégèse amicale. Chaînon entre les manifestations publiqueset privées, ces lectures-là fissurent le cercle des intimes et précipitentl’émergence d’une avant-garde combative, prête à livrer bataille. Sainte-Beuve, brodant sur le thème de l’innocence cénaculaire sacrifiée surl’autel de la célébrité, a parfaitement fait la part de ces trois types delectures :

Quand les soirées littéraires entre poètes ont pris une tournure régulière,qu’on les renouvelle fréquemment, qu’on les dispose avec artifice, et qu’iln’est bruit de tous côtés que de ces intérieurs délicieux, beaucoup veulenten être ; les visiteurs assidus, les auditeurs littéraires se glissent ; lesrimeurs qu’on tolère, parce qu’ils imitent et qu’ils admirent, récitent àleur tour et applaudissent d’autant plus. Et dans les salons, au milieud’une assemblée non officiellement poétique, si deux ou trois poètes serencontrent par hasard, ô la bonne fortune ! vite un échantillon de cesfameuses soirées ! le proverbe ne viendra que plus tard, la contredanse estsuspendue, c’est la maîtresse de la maison qui vous prie, et déjà tout uncercle de femmes élégantes vous écoute ; le moyen de s’y refuser 8 !

Tout à la fois pratique proprement cénaculaire et activité héritée dans lessalons, la lecture littéraire constitue l’une des scènes de la vie littéraire pri-vilégiées de l’époque romantique. Mais par quelles voies est-elle parvenuejusqu’à nous ? Pour restituer l’atmosphère de ces scènes, la critique s’estgénéralement fiée aux livres de souvenirs qui ont commencé à fleurirdans les années 1850 – sans tenir compte de la part d’idéalisation que cesécrits tardifs comportent – ou dans le meilleur des cas elle a pris en compte

8. Sainte-Beuve, « Des soirées littéraires ou Les poètes entre eux », repris dansAnthony Glinoer, La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurscontemporains, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2008, p. 145.

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les correspondances et les écrits intimes, lesquels ne fournissent jamaisque des bribes d’informations. Dans la littérature de fiction en revanche,la scène de lecture n’aurait guère trouvé d’écho, à l’exception notabled’Illusions perdues 9. Cette assertion ne se vérifie toutefois que dans lecorpus romanesque. En fait la scène de lecture ne cessera d’engendrer dudiscours dans la presse et la littérature périodique. Réalité sociale, elles’impose également comme une réalité textuelle. Dans ce corpus de tex-tes 10 on distinguera, dans un premier inventaire, deux types. Il y a d’uncôté les textes à valeur référentielle : il s’agit des comptes rendus dans lapresse des lectures mondaines, comme celle par Chateaubriand de sonMoïse, à laquelle Latouche consacre un article dans la Revue de Paris en1829, ou encore celle par Delphine de Girardin de L’École des journalistes,dont Alphonse Karr tire l’une de ses Guêpes en décembre 1839. À ce pre-mier ensemble s’ajoute celui des fictions à caractère « parabolique » 11 quiportent sur cette même institution de la lecture, par exemple l’article deSophie Gay intitulé « Les trois lectures » et publié dans le Livre des Cent-et-un en 1832, ainsi que « Les litanies romantiques » de Balzac. Enfin, ona fait un cas particulier du texte écrit par le débutant Émile Souvestre etparu dans Le Lycée armoricain en 1829, dans lequel il se risque à mettreen scène une lecture romantique pour mieux louer le recueil de son com-patriote Édouard Turquety. Présenté comme un authentique document,l’article est en fait une mystification, puisque Souvestre n’est pas entrédans un salon romantique, à l’Arsenal en l’occurrence, avant 1830. Cerécit émerveillé de la poésie en marche par les yeux d’un jeune provincials’installe ainsi à la frontière des textes à vocation référentielle et des textesà vocation fictionnelle.

9. Voir Joëlle Mertès-Gleize, « Lectures romanesques », Romantisme, n° 47, 1985, p. 107-118.

10. Il s’agit, par ordre chronologique, de : Victor-Joseph-Estienne de Jouy avec la collabo-ration de J.-T. Merle, « Lectures et succès de salons », dans L’Hermite de la Chaussée-d’Antinou Observations sur les mœurs et les usages parisiens au commencement du XIXe siècle, n° 62,27 janvier 1812, Paris, Pillet, 1817, t. III, p. 37-48. Stendhal, « Lettres de Paris, par le petit-neveu de Grimm », 18 mai 1825, dans Paris-Londres, éd. Renée Denier, Paris, Stock, 1997,p. 413-417. Henri de Latouche, « Lecture de “Moïse” à l’Abbaye-aux-Bois », Revue de Paris,t. III, 1829, p. 248-266. Émile Souvestre, « Souvenir. Un nouveau poète », Le Lycée armoricain,14e volume, 1829, 83e livraison, p. 315-321. [Honoré de Balzac et Frédéric Soulié] « Des salonslittéraires et des mots élogieux », La Mode, 20 novembre 1830, repris dans Honoré de Balzac,Œuvres diverses, Conard, 1938, t. II, p. 199-203. Alfred Coudreux [Honoré de Balzac], « Leslitanies romantiques », La Caricature, 9 décembre 1830, repris dans Honoré de Balzac, Œuvresdiverses, éd. Castex (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, t. II,p. 822-827. Anonymes, « Soirées littéraires romantiques », Figaro, 22 décembre 1831, p. 3.Sophie Gay, « Les trois lectures », dans Paris ou le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat,t. IV, 1832, p. 227-259. Alphonse Karr, « La comédie de Madame de Girardin », Les Guêpes,numéro de décembre 1839, repris chez Michel Lévy, 1859, t. I, p. 61-65. Ils seront désormaisnotés dans le texte respectivement Jouy, Stendhal, Latouche, Souvestre, Balzac et Soulié, Balzac,Figaro, Gay ou Karr, suivis de la pagination.

11. Voir à ce propos le livre de Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétiquesjournalistiques au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2007.

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Une autre ligne de fracture, qui recoupe la première, sépare égalementce corpus de textes en deux : d’une part se trouvent les articles à vocationsoit informative, soit promotionnelle, voire apologétique. C’est le cas ducompte rendu de Latouche et du faux compte rendu de Souvestre, quil’un comme l’autre font alterner le récit et de larges extraits de l’œuvrelue 12. D’autre part figurent, en nettement plus grand nombre, les textesà valeur satirique, qu’il s’agit de replacer dans le contexte climatériquedes années 1829-1835 et de la querelle de la camaraderie littéraire 13.

POUR UNE ANALYSE DRAMATURGIQUEDES SCÈNES DE LECTURE

Fictions pourvues d’allusions à des personnes réelles ou mises enscènes d’événements vécus sur un mode quasi fictionnel, les comptes rendusde lectures publiques dans les journaux des années 1820-1840 sontfondés sur un même substrat textuel et peuvent donc être soumis à unmême exercice de lecture, en l’occurrence à une analyse « dramaturgique »telle que proposée par Erving Goffman dans La Mise en scène de la viequotidienne 14. Cette lecture sociologique ne pourra bien entendu êtremise en œuvre sans aménagements : Goffman s’intéressait aux organisa-tions et aux configurations sociales réelles et non à leur représentation ouà leur reconstitution plus ou moins fidèle. Toutefois, dans la mesure oùle cadre mondain impose aux acteurs sociaux, réels et figurés dans letexte, la tenue d’un rôle relativement stable qui consiste à régler sesactions sur une sorte de bienséance factice tout en feignant le naturel, ilsemble possible d’identifier là des représentations 15 et de les analyser dansla perspective avancée par le sociologue américain. La composition narra-tive de la plupart des textes prête le flanc, au surplus, à une telle lecture.Chez Latouche et Souvestre, ainsi, le narrateur se met en situationd’observation participante : « retirons-nous vers cette place demi-cachée », se propose l’un (Latouche, 250), tandis que l’autre, trop heu-reux de rencontrer enfin ses idoles poétiques, déclare : « Je m’étais retirédans un coin du salon, d’où mes regards se promenaient partout, et où je

12. « Des litanies romantiques » de Balzac brouille les pistes à ce sujet : lue par le « poètepar excellence », la pièce qui y est récitée est un pastiche des motifs et traits stylistiques dont lesromantiques sont friands (Balzac, 824-827).

13. Voir notre livre La Querelle de la camaraderie littéraire. Les romantiques face à leurscontemporains, op. cit.

14. Erving Goffman, La Mise en scène de la vie quotidienne. 1. La présentation de soi (titreoriginal : The Presentation of Sel in Everyday Life, 1959), trad. A. Accardo, Paris, Éd. de Minuit,coll. « Le sens commun », 1973.

15. La terminologie propre à La Mise en scène de la vie quotidienne sera notée en italiquesdans le texte. Nous donnerons à la première occurrence de chaque terme une définition abrégéeen note. Par représentation, on entendra la totalité de l’activité d’une personne donnée, dans uneoccasion donnée, pour influencer d’une certaine façon un des autres participants.

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pouvais, dans l’isolement, recevoir chaque impression et en jouir à l’aise »(Souvestre, 316). Le protagoniste se place dans une position peu enga-geante pour lui et se choisit un poste d’observation adéquat. De là pour-ront être scrutés puis relatés les faits et gestes non seulement du récitant,mais aussi du public, c’est-à-dire des deux équipes 16 en présence qui, cha-cune à sa manière, se mettent en scène.

Qu’il s’agisse du salon ou du cénacle, la lecture prend place dans unlieu choisi, étudié et décoré pour l’événement. Le jeune auteur, dans« Les trois lectures » réorganise ainsi sa petite chambre et l’érige « ensalon de lecture » (Gay, 232) : il se fait prêter des chaises par la voisine etplace son unique table au centre de la pièce. Au salon, l’atmosphère estplus guindée, toute pleine de « solennité sans faste » (Latouche, 249),mais le décor vise également la « simplicité riche et élégante » (Karr, 62) :ici « le guéridon, la lampe voilée, le manuscrit fermé encore » (Latouche,251), là « une table, où deux candélabres et le verre d’eau classiqueannonçaient le genre de plaisir qui menaçait l’assemblée » (Gay, 241-242). Au cours de cette solennité de soirée, la nourriture constitue unimportant élément de décor : au cénacle on boit « du punch, du thé, oude l’eau sucrée » (Figaro, 3) ou on se ruine pour proposer aux invités le« pâté fondamental, et [les] sceaux où la glace irrite le feu pétillant du vinde Champagne » (Gay, 232), autrement dit « on multiplie les effets pourarriver à l’effet » (ibid.). Au salon, en revanche, on se contente selon lacoutume de biscuits et de thé, qui doivent eux aussi mettre le public dansde bonnes conditions d’écoute.

Pour assurer le succès de la lecture, les invités sont soigneusementtriés. « La maîtresse de la maison et l’auteur ont fait ensemble leur liste :un certain nombre de personnes, que le hasard double presque toujours,sont appelées pour écouter et trouver bon l’ouvrage qu’on va leur lire »(Jouy, 86). Le jeune Amaury réunit chez lui un « aréopage dramatique,romantique, et critique » (Gay, 230) et plus tard, madame de Ramesayl’accueille avec « plusieurs hommes spirituels, qui faisaient le fond de sasociété quotidienne » (Gay, 250). D’autres, pour marquer l’événement,invitent le tout-Paris à la lecture : « Les intérêts de la cour, les arts, laliberté, la littérature, sont ici représentés par ambassadeurs, écrit Latouche,comme si l’on avait voulu que M. de Chateaubriand reconnût tout àl’heure tous les rivaux qu’il a surpassés dans ses divers genres de succès »(Latouche, 249). Il s’agit donc, selon une première logique, de désignerune assemblée restreinte, initiée et privilégiée, et selon une seconde logiquede préparer un véritable événement mondain comparable aux bals. Dansles deux cas, le public aura soin de chercher la meilleure place disponible

16. L’équipe de représentation désigne tout ensemble de personnes coopérant à la mise enscène d’une routine particulière.

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quand la lecture s’annonce : « Le grand cercle, banni des salons fashionables,se forma d’après le même ordre que sous l’empire : les jeunes femmes aupremier rang, les vieilles au second, les hommes entassés par derrière, etregardant d’un air triste toute la place perdue au centre, et commeimmolée à l’étiquette de la tradition » (Gay, 242).

L’auteur-récitant peut compter sur quelques adjuvants. Ici un com-parse (« Charles Maubert, craignant que son ami ne perdît courage,interpellait de temps à autre quelques vieux amateurs du Gymnase »(Gay, 243)), là un amphitryon encourageant (« Nodier semblait presserle jeune homme qui se défendait mollement ; enfin, il me parut qu’ill’avait fait consentir à l’objet de sa demande » (Souvestre, 318)), là encoreun leader charismatique (« Victor Hugo vint se placer près du jeunepoëte et lui fit un signe d’encouragement » (ibid.)). L’essentiel du succèsde la lecture dépend toutefois, outre le tri efficace d’un public gagnéd’avance, de la qualité de la performance du récitant. Le lieu et le décorconstituent en effet un élément de façade 17 que complète la façade person-nelle du récitant. Celui-ci doit veiller à son apparence physique, mais ildoit surtout avoir le talent de poser et de moduler sa voix, « un accentmême de la lyre, […] un lien vivant entre son cœur et le nôtre » (Latouche,252). Le talent d’acteur est alors mis à contribution : varier les tons, fairepasser au mieux « les points d’orgue, les soupirs et les œillades » (Balzac,824), ménager ses effets seront la voie royale pour remporter l’adhésion.« Mlle Gay, l’air égaré, les yeux hagards et exorbités, déclama deux centsvers, s’amuse Stendhal. Jamais pythonisse ne fut plus inspirée par uneflamme plus ardente » (Stendhal, 413).

Revenons au public. En règle générale, la représentation s’étale surtrois actes. Au premier acte les invités arrivent et se placent tandis que lerécitant et ses coéquipiers éloignent les gêneurs et organisent la scène 18.Le deuxième acte voit la préparation de la lecture et le début de celle-ci,et est centré sur l’acteur principal. Le troisième et dernier acte, enfin, estconsacré aux réactions du public. Jusque-là, en effet, l’attention, ou lacharge satirique, porte principalement sur l’auteur-récitant. Le public,lui, est aussi patient que passif. Limitée à « l’attitude de lamantinshumant l’air frais sur le rivage » (Balzac, 824), l’assistance n’a pas encored’existence textuelle propre. C’est elle pourtant qui détient le plus grandpouvoir d’évocation. Là encore, le contexte produit une pluralité deconfigurations possibles. Dans le cadre mondain, où la lecture représentegénéralement une solennité inévitable mais pénible, un obstacle qui

17. La façade est la partie de la représentation qui a pour fonction normale d’établir et defixer la définition de la situation qui est proposée aux observateurs.

18. E. Goffman parle plutôt de région antérieure, la région étant définie comme tout lieuborné par des obstacles à la perception (vitres, rideaux, murs, etc.) La région postérieure, en cecas, correspond aux coulisses.

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empêche temporairement de s’adonner au jeu, à la danse et à la causerie,le public s’ennuie, profite de toute perturbation pour s’éclipser, semontre turbulent ou s’endort carrément : « en vain s’efforcent-ils dedonner à l’assoupissement l’air de réflexion : la paupière se ferme, la têtetombe, se relève, et retombe sur la poitrine » (Jouy, 87). Ce n’est qu’à lafin de la lecture que, réveillés à grand-peine par les applaudissements, lesdormeurs se trouvent contraints de déposer à leur tour un petit compli-ment aux pieds du chatouilleux récitant. Si le succès final, bienséanceoblige, fait peu de doute, il peut donner lieu à davantage de ferveur :Delphine Gay voit ainsi, sa lecture achevée, s’approcher « les principalespersonnes présentes, les prêtres en particulier […] pour la féliciter dusuccès de son poème. Plusieurs de ses amis [vont] même jusqu’à se jeterà ses pieds, comme transportés d’admiration ; et tout cela dans une églisecatholique ! » (Stendhal, 413-414). Le silence est tout chargé d’émotionaprès la lecture de Turquety à l’Arsenal : « Il y eut peu d’applaudisse-ments après cette pièce ; mais des yeux humides, des exclamations viveset interrompues, un serrement de main de Victor Hugo durent flatter lejeune poëte bien autrement que n’auraient pu le faire de bruyants éloges »(Souvestre, 320).

Le phénomène qu’ont principalement retenu les mémorialistes et qui,du coup, a conféré une petite célébrité à ces scènes dans l’histoire de lalittérature française du XIXe siècle, consiste en l’usage par le public de« mots interrupteurs », selon l’expression de Balzac. Chaque compterendu les remarque, pour les fustiger ou s’en servir comme témoins dutriomphe en court. Ainsi de Latouche relevant les « mille interruptionsadmiratives » pendant la lecture de Moïse (Latouche, 252), ainsi de Karrqui croque Émile Deschamps répétant « à chaque vers, ainsi qu’il le faità toutes les lectures : châmant ! châmant ! » (Karr, 63). Pour mieux raillerle ridicule de ces mots interrupteurs, Balzac et Soulié ont recours à deuxtraits stylistiques : les phrases nominales en « C’est » d’une part, qui per-mettent les comparaisons les plus intempestives (« C’est le colosse mesuréà sa hauteur ! – C’est le passé qui se lève ! C’est l’avenir qui se dévoile ! –C’est le monde ! – C’est l’univers ! – C’est Dieu ! » (Balzac et Soulié,203)) ; d’autre part les superlatifs farfelus qui ont pour fonction derenouveler le lexique laudatif. Balzac et Soulié s’amusent de cette petitecompétition dans l’incongru :

Tout se mêle soudainement ; on se précipite vers le lecteur, un long crid’admiration, mêlé de battements de mains et de trépignements fréné-tiques, occupe d’abord l’oreille étonnée ; et puis, dans un murmure uni-versel et violent, passent et brillent comme des éclairs à travers latempête : « Ravissant ! – Miraculeux ! – Immense ! Prodigieux ! » Un cer-tain soir, j’avais préparé avec adresse : Renversant ! Le mot fut accueilli,

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mais je fus détrôné par Étourdissant ! qui fut mieux lancé et plus goûté.(Balzac et Soulié, 203)

Dans les textes à visée satirique, le délire laudatif s’accomplit avec desexclamations plutôt qu’avec des mots. La fin de la lecture des « Litaniesromantiques » déclenche un déluge d’acclamations, mais dans la confu-sion et le débridement de l’admiration, la succession de phrases en« c’est » vire ici à l’absurde (« C’est tout Platon dans une page coloriée » ;« c’est plein de mots » (Balzac, 826)). Les mots finissent même par seperdre dans la cacophonie, par n’être plus que bruits : « Scott, – Crott, –Bon, – Tal, – Pal, – Zschokke !… » (Balzac, 827) L’intertextualité avecles deux pages d’onomatopées de l’Histoire du roi de Bohème de Nodier 19

apparaît ici et dénote une transition vers le récit excentrique 20. Et peut-être est-ce, sur un mode nécessairement parodique, le point par lequel laquerelle de la camaraderie quitte le terrain du journalisme pour entrerdans celui de la littérature.

La lecture publique d’œuvres littéraires a vécu tout au long del’époque romantique sur une double dimension réelle et textuelle.Médiation au sein du cénacle, elle a été utilisée à des fins de promotionet de médiatisation dans ces mêmes cénacles, dans les salons mais encoredans les publications périodiques qui rendaient compte de ces événe-ments. Par le truchement du compte rendu, satirique ou non, la perfor-mance de lecture, événement privé par nature, a passé au rang despectacle, l’auteur à celui d’acteur et le public à celui d’instrument plusou moins manipulé de leur triomphe. Sans doute est-il impossible, enl’espèce, de faire la part du fictionnel et du référentiel, de l’événementrapporté avec emphase et de la fiction à clés. Mais l’enjeu n’est-il pasjustement, à l’orée d’une ère médiatique qui saura faire de l’écrivain unevedette, l’effacement de ces frontières ?

(Université de Toronto)

19. Charles Nodier, Histoire du Roi de Bohème et de ses sept châteaux (1830), Plasma,1979, p. 377-378.

20. Voir Daniel Sangsue, Le Récit excentrique, Paris, José Corti, 1987.

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