26

Dreyfus - L'Atelier - Zone libreexcerpts.numilog.com/books/9782742731510.pdf · marque dans l’histoire du XXe siècle –, incarnées par des personnages impliqués dans cette histoire,

Embed Size (px)

Citation preview

PRÉSENTATION

Dreyfus… (1974), L’Atelier (1979), Zone libre (1990), ces trois pièces réunies dans cette édition tissent entre elles une dimension fondamentale de l’œuvre de Jean-Claude Grumberg. Traversées par la disparition de la communauté juive d’Europe centrale – question qui inscrit à tout jamais sa marque dans l’histoire du XXe siècle –, incarnées par des personnages impliqués dans cette histoire, ces pièces abordent de plain-pied le thème du Yiddishland. La première en propose un visage d’avant la Shoah, et les deux autres en transmettent la mémoire à travers le destin des survivants. Mobilisé par un affect exigeant – une empathie et une sensibilité à une culture –, Jean-Claude Grumberg construit une forme théâtrale dont les multiples résonances prolongent un monde qui ne vit plus que dans les œuvres artistiques ou les archives de l’histoire.

(Extrait de la postface de Jean Caune)

ACTES SUD–PAPIERS Éditorial : Claire David

JEAN-CLAUDE GRUMBERG

Né à Paris en 1939, jean-Claude Grumberg est un écrivain, auteur dramatique et scénariste distingué par de nombreux prix.

DU MÊME AUTEUR

L’AUTEUR

Les Autres, 1985.L’Atelier, Actes Sud - Papiers, 1985 ; Répliques, 1993. L’Indien

sous Babylone, 1985.La nuit tous les chats sont gris, roman, Calmann-Lévy, 1987.

Amorphe d’Ottenburg, 1989.Demain une fenêtre sur rue, suivi de Chez Pierrot, 1990. Zone

libre, 1990.Dreyfus…, 1990.

En r’venant d’l’Expo, 1992.Linge sale précédé de Maman revient pauvre orphelin, 1993. Maman

revient pauvre orphelin suivi de Commémora-tions, 1994.Les Courtes, Babel, 1995.

“Sortie de théâtre, un soir de pluie”, Du théâtre (la revue), n° 13, 1996.

Adam et Eve, 1997.

L’ADAPTATEUR

Mort d’un commis voyageur, Miller, 1987.Les Trois Sœurs, Tchekhov, 1988.

Le Chat botté, Tieck, 1988.En cas de meurtre, Joyce Carol Oates, 1995.

Photographie de couverture : Young Worker in the Lodz Ghetto© The Jewish Heritage Project, New York

© ACTES SUD, 1990, 1985, 1990ISSN 0298-0592

ISBN 978-2-330-02691-2978-2-330-06866-0

JEAN-CLAUDE GRUMBERG

DREYFUS…

suivi de

L’ATELIER

suivi de

ZONE LIBRE

théâtre

postface de Jean Caune

ACTES SUD

DREYFUS…

Première pièce traduite du yiddish, écritedirectement en français par quelqu’unqui ne sait pas le yiddish et connaît malle français…

JEAN-CLAUDE GRUMBERG

PERSONNAGES

MichelMotel

MauriceArnoldZina

ZalmanMyriam

WasselbaumDeux Polonais

Dreyfus de Jean-Claude Grumberg a été créée le 31 janvier 1974au Théâtre national de l’Odéon à Paris dans une mise enscène de Jacques Rosner.

Dans la banlieue nord d’une petite ville de Polognevers 1930…

La scène représentera, de préférence, l’intérieurd’une salle de réunion qui à l’occasion sert dethéâtre. La salle est en bois, deux fenêtres au fondlaissent découvrir d’autres maisons de bois, entreles fenêtres, au centre, encombrant, majestueux,un poêle de faïence. Au mur des photos, des affichesen yiddish, quelques chaises et quelques tables çàet là. Derrière le poêle une pile de bancs.

scène 1

La scène est dans la pénombre, seul le coin de lasalle des fêtes qui fait certainement office de scèneest éclairé. Dans la lumière Michel et Motel. A côtéd’eux, très près, Maurice. Les autres sont assisprès du poêle et regardent Motel qui présentement

9

s’efforce d’arracher à Michel d’imaginairesgalons et de non moins imaginaires boutons. Michelsuit des yeux chacun de ses gestes, sans aucuneexpression. Motel tend les bras, Michel mécani-quement fait le geste de tirer un sabre. Motels’empare du sabre, lève un genou et mime le brisdu sabre d’un coup sec. Puis il se redresse, contentde lui, semble-t-il, et attend.

MICHEL (sans conviction, d’une voix neutre). Surla tête de ma femme, sur la tête de mes enfants, jejure que je suis innocent. (Voix normale.) Voilà…

Silence. Motel, toujours en place, regarde autour delui, plutôt gêné, tout en toussotant. Maurice, sansrien dire, tourne autour de Motel et de Michel. Il estsoucieux, il se frotte machinalement le menton.

MOTEL (n’y tenant plus, avance timidement).Quand il aura le costume, le sabre, les boutons… etpuis les bruits de la foule…

Maurice, sans répondre, tourne toujours, puis s’ar-rête soudain face à Michel.

MAURICE. Ça va pas ! (Michel hoche la tête affir-mativement. Il est un peu peiné. Maurice repre-nant.) Ça va pas du tout !

MICHEL (approuve toujours, puis murmure). Jene sens toujours rien qui…

Maurice hausse les épaules, puis se remet à tourner.Nouveau silence. Motel se racle la gorge, il s’agite

10

sur place, comme si ses pieds s’endormaient. Michelreste sur place, désolé.

MAURICE (prenant sur lui). Bon… Ça fait rien…reprenons, juste après la lecture de la sentence.(A Michel.) Tu es dans la cour de la caserne, enplein vent, autour de toi des troupes, des officiers,des journalistes, au-delà des grilles la foule hos-tile… Essaie simplement de convaincre tous cesgens de ton innocence, essaie simplement ça… pourl’émotion, la douleur, l’honneur bafoué on verraaprès, essaie d’abord simplement de crier toninnocence, puis ensuite, lorsqu’il t’a arraché tesgalons, tes boutons, brisé ton arme, tu dis pour toiseul : “Je suis innocent”, tout simple… tout bête…d’accord ? On essaie comme ça ? (Michel lève lesbras au ciel en signe d’impuissance.) Très bien :on vient de lire la sentence, le sous-officier s’ap-proche de toi pour te dégrader, tu lui fais face, tule regardes, très bien, maintenant vas-y…

MICHEL (se concentre, puis hurle). Soldats, ondégrade un innocent ! Soldats, on déshonore uninnocent ! Vive la France ! Vive l’armée !…

Motel alors mime sur le simple complet-veston deMichel tout le cérémonial de la dégradation. Mau-rice mime avec lui à distance, puis voyant Motelhésiter il murmure :

MAURICE. Les boutons… les boutons. (Motel, com-plètement perdu, se tourne vers lui. Maurice, unpeu plus fort.) Les boutons, et puis le sabre… vas-y…

11

ça vient… ça vient… très bien, Michel, continuecomme ça… (Michel ne suit plus des yeux Motel,il semble hors du temps, absorbé, concentré, loin-tain, Maurice encourage Motel à voix basse.) Lesabre maintenant… le sabre… voilà… digne, mépri-sant, pas trop, légèrement méprisant, vas-y Michel.(Michel tend machinalement son sabre à Motel,celui-ci fait le geste de le casser d’un coup sec.Maurice, retenant son souffle.) Bien… prends tontemps… Voilà. Maintenant vas-y calme, précis, net,pour toi seul : “Je suis innocent.”

MICHEL (de plus en plus concentré, il reste uninstant muet, puis dans un souffle). Pourquoi il acrié : “Vive l’armée” ?

MAURICE. Quoi ?

MICHEL (sur le même ton). Pourquoi il a crié :“Vive l’armée” ?

MAURICE. Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi tu dispas ta réplique avant de poser les questions ?

MOTEL (timidement). Tu sais, Maurice, quandmême, je suis sûr qu’avec le costume, les acces-soires…

MAURICE. Oui, oui, pas la peine de répéter, lecostume et tout est dit !…

ARNOLD (de sa place près du poêle). Peut-êtreque Michel malgré toute sa bonne volonté ne peutpas jouer le rôle de Dreyfus… le manque d’expé-rience…

12

MAURICE. Ça y est, c’est parti, la soirée est fou-tue…

ARNOLD (à Michel). Ne prends pas ça mal,Michel, je dis les choses comme je les pense, jeparle jamais en dessous, moi !…

ZINA (de sa place également). Et qui parle endessous ici, s’il te plaît ?

ARNOLD. Je dis simplement que si Michel n’yarrive pas, c’est que peut-être il ne peut pas jouerle rôle… C’est un grand rôle, un grand person-nage et les grands personnages, c’est… c’est diffi-cile… un capitaine, c’est un capitaine !… Mêmeun capitaine juif. Et un débutant, c’est un débu-tant, même un débutant juif…

MOTEL. Et qui pourrait le jouer selon toi ?

ARNOLD. Je ne sais pas, un acteur plus expéri-menté, plus brillant, avec de la prestance et une cer-taine élégance naturelle… Un capitaine, quoi !…

MOTEL. Toi, par exemple ?

ARNOLD. Moi ?… Oui, au fait, pourquoi pas ?

MOTEL. Bien sûr, tu peux tout jouer, toi !…

ARNOLD. Tout ? Non… Mais beaucoup de choses !D’ailleurs, sans vouloir me vanter, quand MauriceSchwartz m’a vu jouer le rôle du père dans Le Filset l’Assassin, il m’a pris à part, pour ne pas gêner lesautres, et il m’a dit : “Arnold, tu es le meilleur…”Textuel !…

13

MOTEL. Il t’a pas pris à part !…

ARNOLD. Si, il m’a pris à part ! Pour ne pas gênerles autres !…

MOTEL. Non, j’étais là, il t’a dit exactement etdevant tout le monde : “Arnold, tu es le meilleurde la banlieue nord de Vilno.”

ARNOLD (se fâchant). Il n’a pas parlé de banlieue,ni de nord, ni de Vilno, d’ailleurs ça se passaità Lublin…

MOTEL. A Lublin, oui, oui, c’est bien ça… à Lublinjustement qu’il t’a parlé de la banlieue nord deVilno !…

Il rit.

ARNOLD. Il a dit : “Tu es le meilleur”, sans pré-cision.

MOTEL. J’étais là, Arnold, j’étais là… il riaitcomme un bossu et tu venais de jouer un sombredrame, pourquoi à ton avis ? Pourquoi ?

ARNOLD. Il ne riait pas, monsieur, non, il cachaitson émotion ; il était bouleversé, il sanglotaitpresque…

MOTEL. Oui, de rire !… Il a failli en crever, safemme lui tapait dans le dos, j’étais là je te dis,j’étais là… Il étouffait…

ARNOLD. Arrête, Motel, arrête, quand on va troploin avec moi, on va trop loin pour la vie… Neplaisante pas avec ça… Je suis un artiste, moi, un

14

vrai. Je vis pour mon art, moi ! Ne touche pas àmon art, sinon…

MAURICE. D’accord, d’accord, on peut répétermaintenant…

ARNOLD. Excuse-moi, Maurice, je m’emballe unpeu, mais… Vois-tu, Michel, c’est tellement sim-ple à jouer un capitaine, pas besoin de se mettre latête à l’envers ni la rate au court-bouillon, “je sensle personnage, je le sens pas”, qu’est-ce que çaveut dire “sentir” un personnage ? Je n’ai jamaisrien senti, moi… ça m’a pas empêché de jouerdes tas et des tas de personnages… On sent lesharengs, pas les personnages… Un capitaine, çahurle, ça donne des ordres. (Il fait le geste debrandir son sabre et hurle.) “A mon commande-ment chargez ! A la baïonnette ! Sus à l’ennemi !Mort aux vaches !” Et voilà, on s’occupe pasd’autre chose. “Sabre au clair”, “en avant”, “à moila Légion”, etc.

MICHEL. Oui, mais là on le dégrade, on le fouten taule et tout ça… il peut pas…

ARNOLD (le coupant). Pareil, c’est pareil. (Il hurleavec emphase en faisant des gestes très théâtraux.)“Soldats, on dégrade un innocent, on déshonore uninnocent, du haut de ces pyramides je clame moninnocence à la face de Dieu ! Présentez armes !”(D’une voix normale.) Et après, si tu mets destrompettes, tout le monde chiale dans la salle,garanti !… A quoi ça sert de réfléchir ? Il faut

15

y aller, bon Dieu, foncer droit devant soi sans poserde questions… Mais pour ça je le sais, je sais, ilfaut… (Il se tape sur la poitrine.) Enfin si tu n’yarrives pas tant pis, ça fait rien, si ça arrange toutle monde, bon, on change de rôle, tu joues EmileZola et moi, le capitaine Dreyfus !

MAURICE (sèchement). T’as fini de marchander ?C’est moi le metteur en scène, c’est moi qui fais ladistribution… Dreyfus n’était pas un capitainecomme tu envisages, toi, les capitaines !… Il negueulait pas comme un âne, il était plutôt effacé,timide, modeste…

ARNOLD. Ça veut dire que moi je peux pas êtreeffacé et timide quand je veux ? (Il se jette à genoux,prend aussitôt une attitude implorante et mélodra-matique tout en geignant.) Innocent, je suis inno-cent, monsieur le général, croyez-moi, ayez pitié,ma carrière, pensez à ma carrière…

Il pleure presque.

MAURICE (n’y tenant plus). Fous-nous la paix !Merde ! Laisse-nous répéter… D’ailleurs je n’aipas besoin de toi ce soir, tu peux rentrer…

ARNOLD. Non, non, je préfère rester, j’aime voirrépéter les autres… Il y a toujours quelque chose àapprendre, si, si, même… enfin il y a toujoursquelque chose à apprendre…

MAURICE. D’accord, on peut y aller maintenant,ça ne te dérange pas trop ?

16

ARNOLD. Me déranger, moi ? Mais pas du tout…Va, va… Je cherche simplement à vous aider…L’expérience, quoi que tu en penses, dans certainscas, enfin… bon…

Silence.

MAURICE. Bien, alors on va reprendre…

ARNOLD. Maurice…

MAURICE. Comment ?

ARNOLD. Si tu permets, j’ai juste, puisqu’oncause et c’est pas souvent, une petite remarque àfaire, je te demande encore une seconde, je peux ?

MAURICE. Non, mais ça fait rien, va toujours…

ARNOLD. Tu sais, j’ai lu la pièce, toute la pièce,si, si… J’aime beaucoup… je te l’ai déjà dit et…bon… j’aurais préféré jouer Dreyfus, bon… tum’as collé Emile Zola, Chmola, bon, c’est pasgrave, n’y pensons plus, n’en parlons plus ; seule-ment il faut quand même être juste : Dreyfus,comme tu dis, c’est un personnage effacé, timide,d’accord, admettons, mais on le voit quand mêmeavec sa femme, on le voit dans des momentsd’émotion, d’amour presque, ça, le public aime…Et Emile alors ? Il a pas de femme ? Pas d’enfants ?Pas d’amis ? Pas de famille ? Qu’est-ce que c’estque cet homme-là ? Pourquoi, pourquoi il n’yaurait pas une scène, une petite scène où on le ver-rait simplement chez lui, ne gueulant pas pour une

17

fois, calme, détendu, discutant gentiment avec safemme de la pluie ou du beau temps, ou faisant unrami avec un ami, ou jouant du violon ou de l’ac-cordéon, ça, le public aime aussi… (Il porte brus-quement ses mains à sa tête.) Oï ! J’y penseseulement, dis-moi, il n’y a pas une seule chan-son, pas une seule danse ? Oï, oï, oï… Mais qui vavenir voir une pièce où il n’y a pas le moindrepetit brin de musique ?… Je sais, je sais, tu veuxmettre du clairon et des marches militaires, maisça ici, le public n’aime pas beaucoup, je préfère teprévenir…

MAURICE. Faites-le taire, par pitié, faites-le taire…

ARNOLD. Zola, il ne pourrait pas chanter un peu aulieu de dire tout son grand machin, là : “J’accuse…”

MAURICE. Ce n’est pas un machin, c’est unelettre ouverte à monsieur Félix Faure, président dela République française, une lettre admirable…

ARNOLD (profitant de ce que Maurice reprendson souffle). Je sais, je sais, admirable, admirable,mais, crois-moi, c’est trop long, c’est bavard, oui,bien sûr, t’en as déjà coupé un bout mais c’estencore long, trop long ; une petite chanson simple,directe, qui restera dans la tête des gens et qu’ilsfredonneront le matin en se levant, sans mêmesavoir d’où elle sort, voilà ce qu’il nous faut…

Il improvise un petit bout de chanson avec desyo bo boï et des oï, oï, oï tout en esquissant

18

quelques pas de danse. Il s’arrête et attend le verdictde Maurice ; celui-ci, très sombre, garde le silenceet tourne ostensiblement la tête d’un autre côté.

Non ? Remarque, ce n’est peut-être pas l’endroitidéal mais toi, tu trouveras bien où mettre une oudeux petites chansons… Pas une seule pièce quej’ai jouée, et j’en ai joué, où il n’y avait pas aumoins une petite chanson, ou un petit air mêmesans paroles, juste fredonné, avec des chœurs,bouche fermée, très joli ça, bouche fermée, lepublic aime beaucoup…

Il fredonne bouche fermée Les Bateliers de la Volga.

ZINA (jusque-là assise près du poêle, se lève etintervient). Maurice, puisque je vois que c’est lesoir où tout le monde déballe son paquet, moiaussi je vais cracher ce qui me tourne dans leventre depuis pas mal de temps…

ARNOLD. Zina, on interrompt pas les gens, c’estpas correct…

ZINA. Et qui a jamais pu en placer une sans t’in-terrompre ?

ARNOLD. Zina, tu cherches quoi au juste ?

ZINA. Juste dire un mot à Maurice, je peux ?

ARNOLD. Mais comment donc, parle, je t’enprie, on dirait que j’empêche les gens de parlerici… c’est formidable, non ?

MOTEL (tout bas). Ta gueule…

19

ZINA. Maurice, pourquoi, pourquoi je joue pas unrôle dans cette pièce, hein ?

MAURICE. Mais tu joues, Zina, tu joues…

ZINA. Oui, je passe deux fois en gueulant “Mortaux juifs”, un bon rôle, ouais, je vais être bien vueaprès ça dans le quartier, je vois déjà ce quemadame Fanny va dire et madame… bon, ça faitrien… mais moi, personnellement, j’appelle pas çaun rôle : la foule ! Pourquoi on ne verrait pas lamère de Dreyfus ? Il avait bien une maman, non ?(Brusquement, elle se jette sur Michel qu’elleenlace et qu’elle serre avec une passion toutematernelle, puis lyrique et elle déclame.) Soldat !Soldat ! Mon fils veut devenir soldat ? (Levant lesyeux au ciel.) Mais qu’est-ce que j’ai fait, qu’est-ceque j’ai fait ? (Elle sanglote, puis reprend volubile.)Mais ils te battront, ils te battront ! Ils te feront dumal ! Ils t’aimeront pas, jamais ! Tu es juif, juif, tucomprends ?… Pourquoi tu deviendrais pas tailleurcomme ton père ? Tu apprendrais le métier, tutravaillerais un peu avec lui et après, après… tu tra-vaillerais pour toi… tu aurais ta petite affaire à toi,tu serais ton maître !… Dans l’armée, jamais monfils, jamais tu ne seras à ton compte, si grand que tusois il y aura toujours un plus grand que toi et cesera toujours, justement, un antisémite ! Et tonpère, tu as pensé à ton père ? Son chagrin ? Sa dou-leur ? Et moi ? Et moi ?… Ta mère ? (Elle lui caresseles cheveux.) Oï mon enfant, mon enfant, mon Drey-fusselé, mon fils, mon Alfred, mon garçon ne

20

deviens pas un goy… Reste avec nous, reste avecnous… On est pas très riches, on est pas très heu-reux, on est pas très tranquilles mais on est libres,libres… Le jour où ça va pas, un pogrom ? Hop, ons’en va plus loin, bonsoir la compagnie, Dieu vousjuge… Comment, monsieur le porc galonné, vousn’aimez pas les youpins ? A votre bonne santé, queDieu vous fasse crever lentement dans d’affreusessouffrances, qu’il vous remplisse les tripes deplomb fondu et qu’il vous constipe jusqu’à votredernier jour et que le plomb fondu tourne, tournedans vos boyaux et vous remonte jusqu’à la gueulesans jamais trouver la bonne sortie… Nous, enattendant, on s’en va ; où ? Plus loin, encore plusloin, ailleurs, n’importe où ; on a toujours besoind’un tailleur, d’un coiffeur, d’un fourreur, d’un cor-donnier ou même, pourquoi pas, qui sait ? d’un bonperceur de coffres-forts ; mais un capitaine, uncapitaine, qui a besoin d’un capitaine, quel paysmanque d’un capitaine et voudrait d’un capitainejuif ? Et puis, il peut même pas partir : on le traitede sale youpin, on lui arrache ses boutons, on luicasse son épée, il doit rester là, au garde-à-vous,saluer, dire : “Oui mon général, merci mon général,vive la France ! Vive l’armée, vive le pape, vive lesantisémites, vive l’Inquisition, vive les pharaons…”Non, non, non, reste avec ton père, reste avec tamère, ne deviens ni soldat ni capitaine ; c’est pas unmétier pour un vrai juif. (Elle embrasse Michel unedernière fois, elle renifle, s’essuie les yeux et pour-suit, calme, sûre d’elle et dominatrice.) Il faut une

21

scène à peu près comme ça au début de ta pièce,Maurice, que les gens sachent au moins que samère n’était pas d’accord.

MAURICE. Mais sa mère était d’accord, ma belle !

ZINA (faisant non de la tête). Ça, c’est pas possible !

MAURICE. Pourtant…

ZINA (le coupant). Bon, admettons que ça se soitpassé comme ça dans l’histoire vraie, admettons,mais au théâtre, dans une pièce, personne jamaispourra croire qu’une vraie mère juive…

MAURICE. Zina, une fois pour toutes et définiti-vement : la mère d’Alfred Dreyfus n’était pas unevraie mère juive !

ZINA. Quoi ? Alors pourquoi tu nous fais jouercette saleté ?

MAURICE. Je veux dire que les Dreyfus de Franceen 1895 n’étaient pas des juifs comme nous, ici,en Pologne, aujourd’hui en 1930… Eux ils se sen-taient français comme les autres Français ; AlfredDreyfus n’a eu aucun mal à faire ses études dansdes écoles françaises et il est devenu officier aussifacilement que n’importe quel autre jeune Fran-çais aussi riche que lui car son père n’était pas unpauvre petit tailleur ni un petit cordonnier, c’étaitun industriel, un filateur…

ZINA. Filateur ? C’est quand même le textile, non ?Je suis sûre que ses parents ont dû pleurer quand ils’est engagé dans cette saloperie d’armée…

22

MOTEL. Je connais un filateur, pas un très gros,pas un tout petit non plus, un moyen, enfin peuimporte… Il vit à L/ odz, c’est une sorte de cousin, ila deux fils, jamais, jamais, au grand jamais, ça, jepeux vous le jurer, il ne laisserait l’un d’eux deve-nir militaire, même dans l’armée française.

MAURICE. Je ne veux pas parler des parents deDreyfus, ni de la vie de famille de Zola, je veuxmontrer comment dans un pays hautement civi-lisé, où les juifs se sentaient en sécurité, comment,du jour au lendemain, à la faveur d’une modesteerreur judiciaire, une campagne antisémite a pus’étendre, se développer au point de diviser lepays en deux camps, balayant et submergeant toutbon sens et toute justice.

ARNOLD (applaudissant). Parfait !… C’est vrai-ment ce que tu veux raconter ?

MAURICE. Essayer en tout cas…

ARNOLD. Formidable !… Le meilleur moyen alorspour raconter ça, c’est de faire une petite réunion,une sorte de conférence avec buffet ou sans buffet,avec orchestre ou sans orchestre, tu viens, turacontes ton truc simplement comme tu viens dele faire, sans chichis, sans tralala… tu développesquand même un peu, bien sûr, pendant une demi-heure, une heure, après on danse un peu si on veut,ou on laisse les vieux faire quelques discours, pour-quoi pas ? on est pas des sauvages ! Et après cha-cun rentre chez soi content ! Mais un machin

23

comme ta pièce, sans musique, avec des lettres, deschmordereaux, des bordereaux, des cérémonies,des appels, des contre-appels, des procès, desreprocès, des Zola, des Chmola, des Mathieu, desAlfred, des Picquart, des Henry et des autres etencore des autres et des autres… fé ! (Il crache.)Personne n’y comprendra rien, personne n’y croiraet personne ne sera content !… D’abord, faisl’expérience dans la rue, chez nous, demande s’ilsont entendu parler d’un capitaine juif qui a eu desennuis en France il y a trente-cinq ans, ceux qui neriront pas à en pisser par terre te diront : “Bien faitpour lui, on s’en fout, un juif n’a rien à faire dans lapeau d’un capitaine français.” Et ils te planteront làet ils rentreront chez eux s’occuper de leurs affaireset ils auront raison ! Voilà…

MAURICE. Et si je leur dis qu’à cinquante kilo-mètres d’ici quelques nationalistes polonais onttapé sur quelques juifs polonais, ont brûlé leursmaisons après les avoir pillées, histoire de purifierun peu cette terre que nous souillons par notreseule présence, ils ricaneront aussi et rentrerontégalement chez eux en se congratulant : “Ici, ça nerisque pas de nous arriver, parce que nous, noussavons rester à notre place.” Eh bien non, c’estfaux, nous n’avons pas de place, tant que la hainesera encore vivante dans le cœur des hommes, nousn’aurons pas de place ! Pourquoi Zola a défenduDreyfus ? Il ne le connaissait même pas, il ne l’avaitjamais vu ! Il n’était même pas juif !… Pour la

24

justice ? Pour sa propre gloire ? Non, non, il alutté contre la bêtise, contre la haine, contre lespréjugés, comme il le faisait chaque jour en écri-vant ses livres… Tant que les hommes ne ferontpas tous comme Zola, tant que chacun se foutraroyalement de ce qui arrive aux autres, tout iramal… partout… et pas seulement pour les juifs. Ilfaut que tous les hommes s’aiment et se respec-tent, voilà ce que leur dira Zola dans ma pièce…L’amour ! L’amour !

ZINA (chantonnant). L’amour, toujours l’amour…

MAURICE. Oui !

ARNOLD. Pich-pach !

MAURICE (ne se maîtrisant plus et hurlant main-tenant comme un dément). Oui, monsieur, et si çane te plaît pas, on se passera de toi…

ARNOLD. Ts, ts, ts… Maurice, allons, tu t’énerves,tu t’énerves ; bien sûr que ça me plaît, ta pièce esttrès bonne, si, si, tu veux dire des choses très bien,si, si… seulement quand ils seront là, assis, devantnous, s’ils viennent, ils comprendront ce qu’ilspourront et ce qu’ils voudront aussi… Tiens, il y aune dizaine d’années, je jouais dans la troupe deBlomski, à Varsovie, une pièce, enfin une mau-vaise pièce, je ne sais même plus le titre… Il fautvous dire, je jouais un salopard terrible, vicieux,méchant, borné et tout…

MOTEL. Un rôle de composition, quoi !…

25

ARNOLD. Oui, j’étais pas mal, merci, je m’ensortais… Alors ce terrible salopard battait toujourssa femme pour un oui ou pour un non, et alors àun moment un voisin entre et lui demande :“Pourquoi tu bats ta femme, Yankelé ?” et le salo-pard répondait : “C’est ma femme, non ?” Eh bienc’était applaudi, mes enfants, applaudi, un vraitriomphe… C’était la seule réplique applaudiedans cette pourriture de pièce dont j’ai mêmeoublié le titre, voilà…

ZINA. Voilà quoi ?

MOTEL. Oui, au fait, voilà quoi ?

ARNOLD. Les gens comprennent ce qu’ils ontenvie de comprendre, ce qui les arrange et riend’autre !…

ZINA. A Varsovie peut-être, mais pas ici !…

ARNOLD. Ici aussi, ici aussi, partout !

ZINA. Non, monsieur ! Non ! Pas partout ! Pas ici !

ARNOLD. Si, madame ! Si ! Partout ! Des imbé-ciles ou des salauds partout !

MAURICE (jetant brusquement sa brochure entreZina et Arnold, il hurle). Vous allez arrêter degueuler ? (Silence confus de tout le monde. Ilreprend plus calme.) La répétition est terminée.(Motel lui ramasse sa brochure. Maurice la prend etmurmure entre ses dents, tout en sortant.) Bonsoir !

26