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Année universitaire 2018-2019 DROIT CONSTITUTIONNEL Cours de M. le Professeur Dominique ROUSSEAU Chargée de TD : Mle Solène Grandjean DOCUMENTS DE TRAVAIL POUR LES TRAVAUX DIRIGES Sommaire Fiche n° 1 : Introduction au vocabulaire constitutionnel…………………................................................p.2 Fiche n° 2 : La Constitution, un acte écrit ? ………………...………………………………………..…..p.11 Fiche n° 3 : Les gardiens de la Constitution……………….......................................................................p.21 Fiche n° 4 : La Constitution, fondement de l’ordre social……………….................................................p.29 Fiche n° 5 : Les rapports entre la Constitution, les lois et les traités internationaux………………......p.36 Fiche n° 6 : La Constitution, fondement de l’ordre démocratique……………………………….…..…p.45 Fiche n° 7 : La IIIème République………………………………………………………………………..p.56 Fiche n° 8 : La IVème République…………………………………………………………….……….....p.65 Fiche n° 9 : Le régime parlementaire allemand……………………………...……………………..........p.74

DROIT CONSTITUTIONNEL · 2018-10-08 · 4 ci peuvent être recherchés et punis. Et c'est l'avantage de ce gouvernement sur celui de Gnide, où la loi ne permettant point d'appeler

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Année universitaire 2018-2019

DROIT CONSTITUTIONNEL Cours de M. le Professeur Dominique ROUSSEAU

Chargée de TD : Mle Solène Grandjean

DOCUMENTS DE TRAVAIL POUR LES TRAVAUX DIRIGES

Sommaire Fiche n° 1 : Introduction au vocabulaire constitutionnel…………………................................................p.2 Fiche n° 2 : La Constitution, un acte écrit ? ………………...………………………………………..…..p.11 Fiche n° 3 : Les gardiens de la Constitution……………….......................................................................p.21 Fiche n° 4 : La Constitution, fondement de l’ordre social……………….................................................p.29 Fiche n° 5 : Les rapports entre la Constitution, les lois et les traités internationaux………………......p.36 Fiche n° 6 : La Constitution, fondement de l’ordre démocratique……………………………….…..…p.45 Fiche n° 7 : La IIIème République………………………………………………………………………..p.56 Fiche n° 8 : La IVème République…………………………………………………………….……….....p.65 Fiche n° 9 : Le régime parlementaire allemand……………………………...……………………..........p.74

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FICHE  N°  1  :  INTRODUCTION  AU  VOCABULAIRE  CONSTITUTIONNEL  

Michel Debré posant le Sceau sur la Constitution de la Ve République. Source : www.gouvernement.fr

Sommaire I. La notion de Constitution Document n° 1 : L’article 16 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Document n° 2 : Le préambule de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Document n° 3 : MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, 1748, Livre XI, Chap. 6, De la Constitution d’Angleterre. Document n° 4 : Joseph BARTHÉLÉMY, Précis de droit constitutionnel, Paris, 1932. II. La notion de pouvoir constituant national Document nº 5 : SIEYES, Qu’est-ce que le tiers état ?, extrait du chapitre nº 5 Document nº 6 : Georges BURDEAU, Traité de science politique, Le Pouvoir constituant III. Les autres notions clés du droit constitutionnel Document n° 7 : Présentation élémentaire des Constitutions de la France. Document n° 8 : Définitions du droit constitutionnel. IV. L’extension du vocabulaire constitutionnel à la Cour européenne des droits de l’homme Document n° 9 : Le préambule de la Convention Européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950. Document n° 10 : Cour européenne des droits de l’homme, 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, n°15318/89 (extrait). Document n° 11 : Yannick LECUYER, Mémento de la jurisprudence de la CEDH, Hachette supérieur, 2012. Document n° 12 : Vincent BERGER, Les Cours constitutionnelles et la Cour européenne des droits de l’homme, Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 32, juillet 2011. Dissertation : Le principe de séparation des pouvoirs est-il le seul critère de définition de la notion de Constitution ?

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I. La notion de Constitution

Document  n°  1  :  L’article  16  de  la  DDHC  du  26  août  1789   Article 16 - Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution.

Document  n°  2  :  Le  préambule  de  la  DDHC  du  26  août  1789     Les représentants du peuple français, constitués en Assemblée nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'homme, afin que cette déclaration, constamment présente à tous les membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En conséquence, l'Assemblée nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être Suprême, les droits suivants de l'homme et du citoyen.

Document  n°  3  :  MONTESQUIEU,  De  l’esprit  des  lois  (Livre  XI  -­‐  Chap.  6  :  De  la  Constitution  d’Angleterre)   Il y a dans chaque État trois sortes de pouvoirs : la puissance législative, la puissance exécutrice des choses qui dépendent du droit des gens, et la puissance exécutrice de celles qui dépendent du droit civil. Par la première, le Prince ou le magistrat fait des lois pour un temps ou pour toujours, et corrige ou abroge celles qui sont faites. Par la seconde, il fait la paix ou la guerre, envoie ou reçoit des ambassades, établit la sûreté, prévient les invasions. Par la troisième, il punit les crimes, ou juge les différends des particuliers. On appellera cette dernière la puissance de juger, et l’autre simplement la puissance exécutrice de l’État. La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d’esprit qui provient de l’opinion que chacun a de sa sûreté; et pour qu’on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu’un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n’y a point de liberté ; parce qu’on peut craindre que le même monarque ou le même Sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n’y a point encore de liberté si la puissance de juger n’est pas séparée de la puissance législative et de l’exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. Tout serait perdu, si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçaient ces trois pouvoirs : celui de faire des lois, celui d’exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers. […] Des trois puissances dont nous avons parlé, celle de juger est en quelque façon nulle. Il n'en reste que deux; et comme elles ont besoin d'une puissance réglante pour les tempérer, la partie du corps législatif qui est composée de nobles est très propre à produire cet effet. Le corps des nobles doit être héréditaire. Il l'est premièrement par sa nature; et d'ailleurs il faut qu'il ait un très grand intérêt à conserver ses prérogatives, odieuses par elles-mêmes, et qui, dans un État libre, doivent toujours être en danger. Mais, comme une puissance héréditaire pourrait être induite à suivre ses intérêts particuliers et à oublier ceux du peuple, il faut que dans les choses où l'on a un souverain intérêt à la corrompre, comme dans les lois qui concernent la levée de l'argent, elle n'ait de part à la législation que par sa faculté d'empêcher, et non par sa faculté de statuer. J'appelle faculté de statuer, le droit d'ordonner par soi-même, ou de corriger ce qui a été ordonné par un autre. J'appelle faculté d'empêcher, le droit de rendre nulle une résolution prise par quelque autre; ce qui était la puissance des tribuns de Rome. Et, quoique celui qui a la faculté d'empêcher puisse avoir aussi le droit d'approuver, pour lors cette approbation n'est autre chose qu'une déclaration qu'il ne fait point d'usage de sa faculté d'empêcher, et dérive de cette faculté. La puissance exécutrice doit être entre les mains d'un monarque, parce que cette partie du gouvernement, qui a presque toujours besoin d'une action momentanée, est mieux administrée par un que par plusieurs; au lieu que ce qui dépend de la puissance législative est souvent mieux ordonné par plusieurs que par un seul. […] Si la puissance exécutrice n'a pas le droit d'arrêter les entreprises du corps législatif, celui-ci sera despotique; car, comme il pourra se donner tout le pouvoir qu'il peut imaginer, il anéantira toutes les autres puissances. Mais il ne faut pas que la puissance législative ait réciproquement la faculté d'arrêter la puissance exécutrice. Car, l'exécution ayant ses limites par sa nature, il est inutile de la borner; outre que la puissance exécutrice s'exerce toujours sur des choses momentanées. Et la puissance des tribuns de Rome était vicieuse, en ce qu'elle arrêtait non seulement la législation, mais même l'exécution: ce qui causait de grands maux. Mais si, dans un État libre, la puissance législative ne doit pas avoir le droit d'arrêter la puissance exécutrice, elle a droit, et doit avoir la faculté d'examiner de quelle manière les lois qu'elle a faites ont été exécutées; et c'est l'avantage qu'a ce gouvernement sur celui de Crète et de Lacédémone, où les cosmes et les éphores ne rendaient point compte de leur administration. Mais, quel que soit cet examen, le corps législatif ne doit point avoir le pouvoir de juger la personne, et par conséquent la conduite de celui qui exécute. Sa personne doit être sacrée, parce qu'étant nécessaire à l'État pour que le corps législatif n'y devienne pas tyrannique, dès le moment qu'il serait accusé ou jugé, il n'y aurait plus de liberté. Dans ce cas, l'État ne serait point une monarchie, mais une république non libre. Mais, comme celui qui exécute ne peut exécuter mal sans avoir des conseillers méchants et qui haïssent les lois comme ministres, quoiqu'elles les favorisent comme hommes, ceux-

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ci peuvent être recherchés et punis. Et c'est l'avantage de ce gouvernement sur celui de Gnide, où la loi ne permettant point d'appeler en jugement les amimones, même après leur administration, le peuple ne pouvait jamais se faire rendre raison des injustices qu'on lui avait faites. Quoiqu'en général la puissance de juger ne doive être unie à aucune partie de la législative, cela est sujet à trois exceptions, fondées sur l'intérêt particulier de celui qui doit être jugé. Les grands sont toujours exposés à l'envie; et s'ils étaient jugés par le peuple, ils pourraient être en danger, et ne jouiraient pas du privilège qu'a le moindre des citoyens, dans un État libre, d'être jugé par ses pairs. Il faut donc que les nobles soient appelés, non pas devant les tribunaux ordinaires de la nation, mais devant cette partie du corps législatif qui est composée de nobles. Il pourrait arriver que la loi, qui est en même temps clairvoyante et aveugle, serait, en de certains cas, trop rigoureuse. Mais les juges de la nation ne sont, comme nous avons dit, que la bouche qui prononce les paroles de la loi; des êtres inanimés qui n'en peuvent modérer ni la force ni la rigueur. C'est donc la partie du corps législatif, que nous venons de dire être, dans une autre occasion, un tribunal nécessaire, qui l'est encore dans celle-ci; c'est à son autorité suprême à modérer la loi en faveur de la loi même, en prononçant moins rigoureusement qu'elle. […] La puissance exécutrice, comme nous avons dit, doit prendre part à la législation par sa faculté d'empêcher; sans quoi elle sera bientôt dépouillée de ses prérogatives. Mais si la puissance législative prend part à l'exécution, la puissance exécutrice sera également perdue. Si le monarque prenait part à là législation par la faculté de statuer, il n'y aurait plus de liberté. Mais, comme il faut pourtant qu'il ait part à la législation pour se défendre, il faut qu'il y prenne part par la faculté d'empêcher. Ce qui fut cause que le gouvernement changea à Rome, c'est que le Sénat, qui avait une partie de la puissance exécutrice, et les magistrats, qui avaient l'autre, n'avaient pas, comme le peuple, la faculté d'empêcher. Voici donc la constitution fondamentale du gouvernement dont nous parlons. Le corps législatif y étant composé de deux parties, l'une enchaînera l'autre par sa faculté mutuelle d'empêcher. Toutes les deux seront liées par la puissance exécutrice, qui le sera elle-même par la législative. Ces trois puissances devraient former un repos ou une inaction. Mais comme, par le mouvement nécessaire des choses, elles sont contraintes d'aller, elles seront forcées d'aller de concert.

Document  n°  4  :  Joseph  BARTHÉLÉMY,  «  Précis  de  droit  constitutionnel  »,  Paris,  1932   78 - Définition. - Le principe de la séparation des pouvoirs est une règle d’art politique, d’opportunité, de bon aménagement des pouvoirs publics. Cependant certains publicistes, qui ont trouvé des continuateurs jusqu’à nos jours, ont considéré le problème sous un aspect, pour ainsi dire métaphysique. Ils ont cru que les « pouvoirs » existent avec, une sorte de réalité, et l’abstraction juridique en a poussé même certains à se demander si les pouvoirs ne seraient pas des personnes morales. À cette méthode se rattache la controverse classique sur le, point de savoir s’il y a seulement deux pouvoirs (législatif, exécutif), ou s’il faut en reconnaître un troisième (judiciaire). Avec notre méthode, nous disons qu’il y a autant de pouvoirs qu’on juge utile d’en créer ; depuis la Révolution, on estime généralement qu’il y en a trois. La constitution chinoise en compte cinq : exécutif, législatif, judiciaire, examen, contrôle. Lorsqu’on a posé, d’après l’opportunité, le principe de l’existence de ces pouvoirs, les conséquences qui en découlent ne sont pas déterminées par une logique mathématique, mais par l’opportunité pratique. Cette règle d’opportunité politique peut se formuler ainsi : il est convenable, il est opportun, tant au point de vue du bon fonctionnement des services publics qu’au point de vue du respect par l’État des libertés individuelles, que les diverses fonctions étatiques (législative, exécutive, judiciaire) soient exercées par des organes différents et jouissent, les uns à l’égard des autres, d’une certaine indépendance. Voilà tout. 79 - Sa formation historique. - Historiquement, le principe de la séparation des pouvoirs est apparu comme une arme de guerre contre le pouvoir absolu des rois. Le roi, réunissant en lui l’exécutif, le législatif et le judiciaire, les publicistes ont soutenu que c’était là un état de choses mauvais, qu’il fallait laisser au roi l’exécutif et détacher de lui le législatif et le judiciaire. Actuellement, le principe de la séparation des pouvoirs présente encore une certaine utilité contre les empiètements possibles des Assemblées parlementaires, sur le pouvoir exécutif et sur le pouvoir judiciaire. 80 - Son origine doctrinale. - En France, l’idée de séparation des pouvoirs ne peut pas être séparée du nom de Montesquieu. C’est lui qui l’a jeté dans la circulation, dans son livre le plus connu : l’Esprit des lois, qui a paru en 1748, au livre IX, chapitre VI. Là se lisent quelques formules célèbres : « Lorsque dans la même personne ou dans le même corps, la puissance législative est réunie à la puissance exécutive, il n’y a point de liberté ». Par conséquent, première affirmation de Montesquieu ; pas de liberté politique, si l’exécutif se confond avec le législatif. « Tout serait perdu, continue le célèbre philosophe, si le même corps, ou des principaux, ou des nobles, ou du peuple, gardait les trois pouvoirs ». Et il conclut : « Il faut que, par la force des choses ; le pouvoir arrête le pouvoir ». Il faut que les pouvoirs se fassent équilibre et opposition les uns aux autres; par cette opposition des pouvoirs, on évite le despotisme. 81 - La formule américaine des freins et contrepoids. - L’idée de séparation des, pouvoirs prend dans la langue politique américaine un aspect mécanique ; c’est le système des freins et des contrepoids. C’est l’idée de Montesquieu sous un autre aspect ; il faut qu’il y ait un ensemble de freins ou de contrepoids, qui empêchent un pouvoir de devenir prédominant et, en devenant prédominant, de devenir despotique. 82 - Rôle du principe sous la Révolution. Avec la Révolution, le principe théorique de Montesquieu a pris la dignité d’un dogme constitutionnel directement promulgué dans des textes. L’article 16 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen (en tête de la constitution du 3 sept. 1781) s’exprime ainsi : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la

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séparation des pouvoirs déterminée, n’a pas de constitution ». ‘ Cette formule est reproduite dans l’article 22 de la Déclaration des Droits en tête de la Constitution directoriale du 5 fructidor de l’an III. II. La notion de pouvoir constituant national

Document n°5 : SIEYES, Qu’est-ce que le tiers état ?, extrait du Chapitre n°5 « La nation existe avant tout, elle est l’origine de tout. Sa volonté est toujours légale, elle est la loi elle-même. Avant elle et au-dessus d’elle il n’y a que le droit naturel. Si nous voulons nous former une idée juste de la suite des lois positives qui ne peuvent émaner que de sa volonté, nous voyons en première ligne les lois constitutionnelles, qui se divisent en deux parties : les unes règlent l’organisation et les fonctions du corps législatif ; les autres l’organisation et les fonctions des différents corps actifs. Ces lois sont dites fondamentales, non pas en ce sens qu’elles puissent devenir indépendantes de la volonté nationale, mais parce que le corps qui existent et agissent par elles ne peuvent point y toucher. Dans chaque partie, la constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant. Aucune sorte de pouvoir délégué ne peut rien changer aux conditions de sa délégation. C’est en ce sens que les lois constitutionnelles sont fondamentales. Les premières, celles qui établissent la législature, sont fondées par la volonté nationale avant toute constitution ; elles en forment le premier degré. Les secondes doivent être établies par une volonté représentative spéciale. Ainsi toutes les parties du gouvernement se répondent et dépendent en dernière analyse de la nation (…) On conçoit facilement ensuite comment les lois proprement dites, celles qui protègent les citoyens et décident de l’intérêt commun, sont l’ouvrage du corps législatif, elles sont la fin dont les lois constitutionnelles ne sont que les moyens. Nous avons vu naître la constitution dans la seconde époque. Il est clair qu’elle n’est relative qu’au gouvernement. Il serait ridicule de supposer la nation liée elle-même par les formalités ou par la constitution auxquelles elle a assujetti ses mandataires. S’il lui avait fallu attendre, pour devenir une nation, une manière d’être positive, elle n’aurait jamais été. La nation se forme par le seul droit naturel. Le gouvernement, au contraire, ne peut appartenir qu’au droit positif. La nation est tout ce qu’elle peut être, par cela seul qu’elle est. Il ne dépend point de sa volonté de s’attribuer plus de droits qu’elle n’en a. À sa première époque, elle a tous ceux d’une nation. À la seconde époque, elle les exerce ; à la troisième elle les fait exercer par ses représentants. Si l’on sort de cette suite d’idées simples, on ne peut que tomber d’absurdités en absurdités. Le gouvernement n’exerce un pouvoir réel qu’autant qu’il est constitutionnel (…) La volonté nationale, au contraire, n’a besoin que de sa réalité pour être toujours légale, elle est l’origine de toute légalité. Non seulement la nation n’est pas soumise à une constitution, mais elle ne peut pas l’être, mais elle ne doit pas l’être, ce qui équivaut encore à dire qu’elle ne l’est pas. Elle ne peut pas l’être. De qui, en effet, aurait-elle pu recevoir une forme positive ? Est-il une autorité antérieure qui ait pu dire à une multitude d’individus : « je vous réunis sous telles lois ; vous formerez une nation aux conditions que je vous prescris ? » nous ne parlons pas ici brigandage ni domination, mais association légitime, c’est-à-dire volontaire et libre. Dira-t-on qu’une nation peut, par un premier acte de sa volonté, à la vérité indépendant de toute forme, s’engager à ne plus vouloir à l’avenir que d’une manière déterminée ? D’abord, une nation ne peut ni aliéner, ni s’interdire le droit de vouloir ; et quelle que soit sa volonté, elle ne peut pas perdre le droit de la changer dès que son intérêt l’exige. En second lieu, envers qui cette nation se serait-elle engagée ? (…) Peut-elle s’imposer des devoirs envers elle-même ? Qu’est-ce qu’un contrat avec soi-même ? Les deux termes étant la même volonté, elle peut toujours se dégager du prétendu engagement. Quand elle le pourrait, une nation ne doit pas se mettre dans les entraves d’une forme positive. Ce serait s’exposer à perdre sa liberté sans retour, car il ne faudrait qu’un moment de succès à la tyrannie, pour dévouer les peuples, sous prétexte de constitution, à une forme telle, qu’il ne leur serait plus possible d’exprimer leur volonté, et par conséquent de secouer les chaînes du despotisme. On doit concevoir les nations sur la terre comme des individus hors du lien social, ou, comme l’on dit, dans l’état de nature. L’exercice de leur volonté est libre et indépendant de toutes formes civiles. N’existant que dans l’ordre naturel, leur volonté, pour sortir tout son effet, n’a besoin que de porter les caractères naturels d’une volonté. De quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille ; toutes les formes sont bonnes, et sa volonté est toujours la loi suprême. Puisque (..) nous avons supposé aux volontés individuelles, purement naturelles, la puissance morale de former l’association, comment refuserions-nous de reconnaître une force semblable dans une volonté commune, également naturelle ? Une nation ne sort jamais de l’état de nature, et au milieu de tant de périls, elle n’a jamais trop de toutes les manières possibles d’exprimer sa volonté. Répétons-le : une nation est indépendante de toute forme ; et de quelque manière qu’elle veuille, il suffit que sa volonté paraisse, pour que tout droit positif cesse devant elle, comme devant la source et le maître suprême de tout droit positif. Mais il est une preuve encore plus pressante de la vérité de nos principes. Une nation ne doit ni ne peut s’astreindre à des formes constitutionnelles, car au premier différend qui s’élèverait entre les parties de cette constitution, que deviendrait la nation ainsi disposée à ne pouvoir agir que suivant la constitution disputée ? ».

Document  nº  6  :  G.  BURDEAU,  Traité  de  science  politique,  Le  Pouvoir  constituant  

L’étude du pouvoir constituant présente, au point de vue juridique, une difficulté exceptionnelle qui tient à la nature hybride de ce pouvoir. Quelle que ce soit, en effet, la subtilité dont on fasse preuve, il n’est pas possible de la plier au gabarit classique des pouvoirs. Un pouvoir, pour le juriste, s’adosse toujours à une compétence : sa nature, son étendue, les modalités de son exercice sont déterminées par une règle antérieure, de telle sorte que l’on peut le considérer comme une force domestiquée par le droit et, par conséquent, docile à l’analyse juridique. Avec le pouvoir constituant il en va autrement ; il est affecté d’une signification politique dont nulle exégèse ne peut la purifier. La puissance qu’il recèle est rebelle à une intégration totale dans un système hiérarchisé de normes et de compétences. C’est que le pouvoir constituant, s’il peut, par certains actes, s’insérer dans l’ordre

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juridique, lui demeure toujours extérieur par d’autres1. Il est la puissance créatrice de l’ordre juridique puisqu’il en fixe les principes et en établit les instruments. Il se trouve ainsi placé au point d’intersection entre la politique et le droit, entre la turbulence des forces sociales et la sérénité des procédures, entre l’apparent désordre révolutionnaire et l’ordre des régimes sûrs d’eux-mêmes. Quelle complexité dans ce pouvoir qui capte toutes les formes de la vie pour en nourrir, par une décision sans appel, l’ordonnancement juridique ! Et combien on conçoit le désarroi de la doctrine lorsqu’il faut adapter une théorie juridique à cette puissance qui fait et défait les systèmes juridiques ! L’essentiel, me semble-t-il, est de ne pas chercher à réduire artificiellement cette complexité ; c’est d’accepter dans le pouvoir constituant l’insubordination qui est sa nature même. (…) Le pouvoir constituant est un pouvoir initial, autonome et inconditionné. Il est initial pace qu’il n’existe au-dessus de lui, ni en fait ni en droit, aucun autre pouvoir. C’est en lui que s’exprime, par excellence, la volonté du souverain ; or nous savons que, dans une collectivité donnée, le souverain est l’instance la plus haute, aussi bien politiquement que juridiquement. Au point de vue politique, le pouvoir constituant incarne la force prépondérante puisque l’idée de droit qu’il exprime est celle qui est parvenue à s’imposer parmi le parallélisme ou la concurrence des idées de droit rivales. Au point de vue juridique, il est également autorité suprême puisque, d’une part, c’est lui qui décide quelle est l’idée de droit valable dans le groupe et, d’autre part, c’est lui est à l’origine de l’ordre juridique étatique en qualifiant les gouvernant et en fixant leur compétence. L’autonomie du pouvoir constituant est le corollaire de son caractère initial. Il appartient, en effet, au souverain seul de décider si l’idée de droit qui, à la suite du Pouvoir qui est institutionnalisé, va être incorporée dans l’État, est bien l’idée de droit selon laquelle entend vivre la collectivité. Nul individu, nul groupe, nul collège ne peut invoquer un titre quelconque à faire pression sur le souverain, ni, à plus forte raison, se substituer à lui. C’est en ce sens que l’on peut dire que le pouvoir constituant est inconditionné car, dans sa tâche, il n’est pas subordonné à aucune règle de forme ni de fond. En la forme, il est libre de se prononcer selon les modalités que lui seul a qualité pour fixer ; quant au fond, aucune considération ne vient limiter son indépendance. Il ne faudrait cependant pas conclure de ce triple caractère que le pouvoir constituant n’est pas un pouvoir de droit2. C’est une erreur de ne tenir pour pouvoir de droit que celui dont l’existence et l’exercice sont conditionnés par un statut juridique antérieur. De cette erreur la discussion sur la nature du pouvoir constituant est la plus évidente illustration, il semble paradoxal de refuser la qualité juridique à un pouvoir par lequel l’idée de droit se fait reconnaître et s’impose dans l’ordonnancement juridique tout entier. Ce qui est vrai, c’est que ce pouvoir de droit n’est pas commandé par le droit positif de l’État. Mais si l’on admet que le droit existe avant l’État, le pouvoir constituant doit être considéré comme le plus éclatant témoignage en faveur de ce droit, qui n’est antérieur à l’État que pour s’imposer à lui.

1 Cf. HEGEL, Philosophie de l’esprit, trad. Vera, 1867, p. 393 : « … se demander à qui, à quelle autorité constituée appartient le pouvoir de faire une constitution, c’est se demander à qui il appartient de faire l’esprit d’un peuple… Toute constitution est sortie de l’esprit d’un peuple et s’est développée identiquement avec lui et elle a traversé avec lui les changements divers et les divers degrés déterminés par la nécessité. C’est l’esprit immanent et l’histoire qui ont fait et font les constitutions. » - Voy. Dans le même sens le discours de Royer-Collard, à la Chambre, le 17 mai 1820 (Discours, 1863, t. II, p. 16). Même en tenant compte du fait que cette conception vise surtout ce que nous avons appelé la constitution naturelle, il faut reconnaître qu’elle conserve un élément de vérité applicable à la constitution juridique. Si celle-ci est la volonté du souverain, ne sera-t-on pas toujours tenté de déceler les facteurs qui déterminent cette volonté ? 2 On trouvera l’exposé de cette thèse qui dénie tout caractère juridique au pouvoir constituant originaire dans W. LEISNER, Le pouvoir constituant, Th. Pars, 1956, dactyl., p. 15 et s., à propos de l’analyse de la doctrine classique allemande.

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III. Les autres notions clés du droit constitutionnel

Document  n°  7  :  Présentation  élémentaire  des  Constitutions  de  la  France  

PRas€NtATtoN eLCvEl,,rralRE DEs colrsrrrutroNs DE !A FRANcE

R'igimc Consrirulion Durcc C.rlctcristiques pnncipales

ItloNAnctttE L 3 . l lJ scptcmbrc l?91 t79l- r792 - Reqin)€ rcDrds€trtllif- Suifmg€ fi;srreint (censittirc)- SdDrroliDn rccntude des pouvoirs- Sonvetaincla nationalc- Ddcl .rion dcs &oits dc l'Hommc ct du Citoyen

l" RdrulLreuElConvaaaion,Dir.ctoir.

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ll. De l'an I (24 juin 1793)

(1792.1795:

- Coofusion dcs pouvoiE (rdgimc d'asscmbla.)- Souvararnctd popullirc- Proclimation du suffrige univcrs€l- Inrcducdon du rcfircndum

lll. Dc l an III (5 fructidor)(?: ao0t 1795)

t795- 1799 - Siparation occentude des pouvoiG- Suffrlgc rcstrcint- Souveraincta nationale- Biclmansnlc

lV. Dc l'!n Vlll (22 lhneirc)(13 ddc, 1799) cl scnatus-consukc du l;l thcrmidorrn X (2 aoit l t02)

1799- t804 - Confuiion des pouvoirs au profil du prcmiq consul( i vic €n l 'sn X)

- Conlr6lc de constitutio[nalird des lois

l. EMrriE

I

v. De I rn Xll (sdrltus-consulrc du :J flor6rl)(18 mai 180.1)

ltor-lttt - Confurion d€s pouvoirs !u protit dc I'ernpcrcur (cisa-nsm€,

Vl. Actc addilionn.l ruraonyi(rtions de l Empircdu :2 rvri l l8l5

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- Rdgimc de collaboration dcs pouvoirs d'inspintionparlcm€ntlirc. sur lc m.xllle da la chffrc dc ltl.t

vll. Chanc du .l .iuin l8l.r (l) r8l{-18t5t8t5-1610

- R€rime dc collabor ion des Douvot3 fnrodsant l'lcclimaiion du rdgime parlam.nliin dullistc ou orridrirr.

- Sulfragc rcsrcinl {censirrire)- Souvcrainctd roul., en 18l.l. devenue driordL en ltlo.

Vlll. Chinc du lt tloot 1830 rt30- rE48SEcorDE

R'PUDUQUElX. 4 novcrnbr€ 1848 1848, t85l - Proclamrtrcn du suffrage unrvcrscl masculin

- S€plrlrrcn a.c.ntu& dcs Wtrvoits tr4th. prasid.n.i.l)- El...io. FDsl.iF

X, la j rnwi. . ta5l(modinac rar lc aan.turcons lrc dir ? nov. 1852qui rcbblit h digniGimpcnllc)

- Conruron c.s pouwoiG .s prclir du pd.tdcnr dc l.Rapubliqu.. purs de l cmPfitur (cassrih.)

- Contr6lc dc conslitutionnalita dcs lois

XL : l mai l t70 mai-scptcmbrc l8?0 - Rctour au ragime p,ldementtirc

I II. RTPUIUQUE Xll. Rdsirnc orovisoirt(rciolutidn du 17 Idvricrl87l l con$tirut ions Rivctet 'lc Bfirgli.: loi duscFcnnil()

Xlll. Lois constitutionnellesdes 24-25 f€vricr ctl6 jui l let 1875 (2)

t8?1. l8?5 - REBimc d'rss.mblae

It75- I940 - R6gime plr lementairc od€lnistc (1875-1879)- Rdlime parlementrirc rhonisr. crmouflant un /i8im.

l'dts.nbll. i panir de lE79 (constitut@n Gftv\t)

Er^T FMI{C^rs XlV. Actcs constitulionnahde 1940 i 1944

Il jui l ler 1940-9 aori. 19,1.1

.- REgime dc non-drot, Ir,ppc d incxisrcnaa pff |ord.du -9 roit 1944

- Ruqurc lvec le libdralilm. €t l'iodividuallsm.

GoUvETNEMENTPtovtsottE

DE IARlpurLreuEFr^NgarsE

XV. Loi constitutionnclledu 2 novcmbrc 1945

t945- t946 - Rdeimc d'lsscmbltc- hiension du droit de volc et d'aliSibilitd aux fcmrr|cj

IV. R.PUBLIQUE Xvl. 27 ocrobrr 1946 (3) t946- r95E - Rdgime parlementlirc rhonisrc camouflant un dgimcd'asscmbl6c

- Tcnrarive dc rationalisrrion dc l'activild dcs louvoirsDubl ics

- i'rocfamation dcs droitt tociaut

V. R€FUBLIQUE Xvll. 4 ocrobrc l95t (4) r95t- . - Ragim. parlehcnhirc r.tionalisd .n l95E- lnvcNion dc la hiararchic cnrc lcs poovoirs publics !u

omfit dc I'exdcutif ct contr6lc dc constiturionoalita dcsiois (CC)

- Rdgimc prtsidentiilislc (1962-1986)- R€gimc parlcmcntairc rccouvra dcpuis |rlars l9E6 (pc-

riode de la cosrtrl?rc. o[ de la cohabiaa,ion\

(l) L. conslitulion du 6 avril 18t4, vot{ par lc Santt imparial, n'cst pas entr{c en application.(2) Poliriqucmcnr, l. lll. Rapubliquc a pris [n le l0 ju'llet 1940 par lc vote d'unc loi constitutionncllc conf€ranl tous I.s pouvoirs au mat€chal

Palain. Mais cn rsNon dc la nulllrd origrnare cntechant cette lor. ce n cst quc lc 2l oclobrc 1945. par rcf€rcndum, quc juridiqucmcnt ct l6Sitimcmcn(lc dctmc dc l8?5 a ccssc d cxislcr. Li Rdoubliou. csl dcvcnuc la formc d4finiuva dc la Francc lors dc la rdvrsion constilutionncllc du 14 aoUt 1884.

(li Un Droict d. constituuon du 19 a;nl 1946 a dta rcDoussa Dat rdfirendum, lc 5 mar 1946.(4) Lr cbnilturron a ata modrfidc par la tor rdfdrcndai.c di 5 nov;brc 1962 ponant €lcction du prasident de la R€publiquc au suffragc univ.6cl

dircct.

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Document  n°  8  :  Définitions  du  droit  constitutionnel  

1/ Les normes juridiques :

La loi constitutionnelle : Loi de révision de la constitution adoptée selon la procédure prévue par cette dernière. Cette expression est aussi employée pour désigner la constitution elle-même. La loi référendaire : Loi résultant de l’adoption par référendum d’un projet de loi soumis au peuple par le président de la République, dans les cas et selon la procédure de l’article 11 de la Constitution de 1958. La loi organique : Loi qui, à la demande explicite du constituant, complète et précise la Constitution. La loi : « L'intelligence sans les passions aveugles » pour Aristote, expression de la volonté générale qui, selon J.-J. Rousseau, « est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique », la loi se définissait avant 1958 comme tout acte voté par le Parlement et promulgué par le président de la République, l'élection des parlementaires au suffrage universel suffisant à la placer sous la protection de la souveraineté nationale et à la rendre, de ce fait, incontestable (le droit constitutionnel antérieur à 1958 ignorait, et même plus, ne voulait pas connaître le contrôle de constitutionnalité des lois). Le décret : Acte par lequel le président de la République et le Premier ministre prennent, soit des mesures de caractère général et impersonnel (décrets réglementaires qui sont, soit des décrets en Conseil d'État, soit des décrets simples), soit des décisions individuelles (qui désignent leurs destinataires : décrets individuels), soit, mais beaucoup plus rarement, des décisions d'espèce (par ex. la dissolution de l'Assemblée nationale ou d'un conseil municipal).

2/ Les institutions juridiques :

Le Chef de l’Etat : Titre apparu dans les monarchies constitutionnelles, à une époque où le roi avait une situation prééminente dans l’Etat, et qui a subsisté, alors même que se sont amenuisées (jusqu’à l’effacement dans certains régimes) les fonctions correspondantes. Le Chef de l’Etat peut être héréditaire (roi) ou élu (président de la République), individuel ou collégial (Directoire, Présidium). Le Premier ministre : Nom donné dans certains Etats (France, Grande-Bretagne) au chef du gouvernement. Autres appellations : Président du Conseil (IIIe et IVe République), Chancelier (République fédérale d’Allemagne). Le Parlement : Le Parlement est une institution représentative et délibérative, représentative par sa composition, délibérative par son mode de travail. C'est en assurant la représentation de la population que le Parlement s'est progressivement imposé dans les institutions politiques. (…) [Sous la Ve République, le Parlement est composé de deux chambres : l’Assemblée nationale et le Sénat]. L’Assemblée nationale : Première chambre du Parlement français, élue au suffrage universel direct. L’assemblée nationale exerce (avec le Sénat) le pouvoir législatif et financier : elle contrôle le gouvernement (questions, enquêtes), dont elle peut seule mettre en jeu la responsabilité politique, soit spontanément (motion de censure) soit sur question de confiance posée par le gouvernement. En contrepartie, elle peut être dissoute par le président de la République. Le Sénat : Nom de la seconde chambre du Parlement. En France, depuis la IIIe République, le Sénat est élu au suffrage indirect et assure la représentation des collectivités territoriales. Le Sénat de la Ve République participe au pouvoir législatif (mais s’il est en désaccord avec l’Assemblée nationale le gouvernement peut donner le dernier mot à cette dernière) et possède des pouvoirs de contrôle (questions, enquêtes), mais sans pouvoir mettre en jeu la responsabilité politique du gouvernement. En revanche, il ne peut être dissous.

3/ Les institutions juridictionnelles :

Le Conseil constitutionnel : Organe institué par la Constitution de 1958 pour assurer le contrôle de constitutionnalité, notamment sur les lois avant promulgation, veiller à la régularité des référendums et des élections législatives ou présidentielles, jouer un rôle consultatif en cas de recours aux procédures exceptionnelles de l’article 16, constater l’empêchement pour le chef de l’Etat d’exercer ses fonctions, et décider de l’incidence du décès ou de l’empêchement d’un candidat à la présidence de la République sur le processus électoral. [Il est composé de] 3 membres nommés par le président de la République, 3 par le président de l’Assemblée nationale, 3 par le président du Sénat (pour 9 ans) ; les anciens présidents de la République en sont membres de droit. Le Conseil d’Etat : Juridiction la plus élevée de l’ordre administratif, divisée en « sections » possédant des attributions juridictionnelles (section du contentieux) et des attributions administratives consultatives au profit du gouvernement (sections administratives). La Cour de cassation : Juridiction placée au sommet de la hiérarchie pour les juridictions civiles et pénales de l’ordre judiciaire. (…) Chargée de favoriser l’unité d’interprétation, saisie par un pourvoi, ne peut connaître que des questions de droit et non des questions de fait abandonnées à l’appréciation souveraine des juges du fond.

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La Cour européenne des droits de l’homme : Juridiction créée dans le cadre de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Assure le contrôle du respect de la convention. Siège : Strasbourg. La Cour de justice de l’Union européenne : Organe juridictionnel chargé d’assurer le respect du droit dans l’interprétation et l’application des traités. (…) la Cour qui siège à Luxembourg est devenue une sorte de Cour suprême européenne (…)

4/ Les institutions juridiques européennes :

Le Parlement européen : Dénomination de l’assemblée représentant les peuples des Etats réunis dans l’Union européenne, et dont les membres sont élus au suffrage universel direct. Le Conseil européen : Réunion des chefs de l’Etat ou de gouvernement de l’Union européenne qui en constitue l’organe politique suprême, et dont la présidence est assurée par une personnalité choisie en dehors des membres du Conseil et élue pour un mandat de deux ans et demi renouvelable une fois, ceci depuis le traité de Lisbonne qui a ainsi mis fin au système de la présidence tournante tous les 6 mois. les impulsions nécessaires » au développement de l'Union et « en définit les orientations et les priorités politiques générales » (art. 15 TUE). Le Conseil européen n'est donc pas un organe de décision au sens juridique de l'expression, mais la logique politique de l'institution fait que les arbitrages rendus sont strictement respectés. La Commission européenne : Collège dont le président et les membres sont nommés selon une procédure faisant intervenir le Conseil européen (statuant à la majorité qualifiée) et le Parlement européen, Parlement devant lequel ils sont par ailleurs collégialement responsables (procédure de la motion de censure). La Commission a, notamment, des compétences : - de proposition (en général, le Conseil de l’Union ne peut délibérer que sur proposition formelle de la Commission, « moteur de l’intégration ») ; - d’exécution des décisions de l’Union ; - de gardienne des traités. La Commission peut ainsi saisir la Cour de justice si elle estime qu’un Etat membre a manqué à une obligation qui lui incombe : c’est le « recours en manquement » prévu par l’article 226 CE. Le Conseil de l’Europe : Organisation internationale créée en 1949 et ouverte aux Etats démocratiques d’Europe (…). N.B. La Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales (couramment appelée, « Convention Européenne des Droits de l’Homme » ou « Conv. EDH ») est issue du Conseil de l’Europe. Cette organisation internationale est distincte de l’« Union Européenne ».

5/ Autres mots clés :

L’élection : Choix par les citoyens de certains d’entre eux pour la conduite des affaires publiques. La nomination : Acte par lequel une institution désigne le titulaire d'une fonction ou d'un emploi déterminé. La jurisprudence : désigne « l'ensemble des solutions apportées par les décisions de justice dans l'application du droit » (G. Cornu, Vocabulaire juridique). IV. L’extension du vocabulaire constitutionnel à la Cour européenne des droits de l’homme

Document  n°  9  :  Le  préambule  de  la  Convention  Européenne  de  sauvegarde  des  droits  de  l’homme  et  des  libertés  fondamentales  du  4  novembre  1950  :  

Les gouvernements signataires, membres du Conseil de l’Europe, Considérant la Déclaration universelle des droits de l’homme, proclamée par l’Assemblée générale des Nations Unies le 10 décembre 1948 ; Considérant que cette déclaration tend à assurer la reconnaissance et l’application universelles et effectives des droits qui y sont énoncés ; Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres, et que l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; Réaffirmant leur profond attachement à ces libertés fondamentales qui constituent les assises mêmes de la justice et de la paix dans le monde et dont le maintien repose essentiellement sur un régime politique véritablement démocratique, d’une part, et, d’autre part, sur une conception commune et un commun respect des droits de l’homme dont ils se réclament ; Résolus, en tant que gouvernements d’Etats européens animés d’un même esprit et possédant un patrimoine commun d’idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit, à prendre les premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle (…). Document n° 10 : Cour européenne des droits de l’homme, 23 mars 1995, Loizidou c/ Turquie, Req. n° 15318/89 75. L’article 25 (art. 25) ne prévoit explicitement aucune autre forme de restriction (paragraphe 65 ci-dessus). Quant à l’article 46 par. 2 (art. 46-2), il précise que les déclarations "pourront être faites purement et simplement ou sous condition de réciprocité (...)" (paragraphe 66 ci-dessus).

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Si, comme le prétend le gouvernement défendeur, ces dispositions permettaient des restrictions territoriales ou sur le contenu de l’acceptation, les Parties contractantes seraient libres de souscrire à des régimes distincts de mise en oeuvre des obligations conventionnelles selon l’étendue de leurs acceptations. Un tel système, qui permettrait aux Etats de tempérer leur consentement par le jeu de clauses facultatives, affaiblirait gravement le rôle de la Commission et de la Cour dans l’exercice de leurs fonctions, mais amoindrirait aussi l’efficacité de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen. De surcroît, lorsque la Convention autorise les Etats à limiter leur acceptation en vertu de l’article 25 (art. 25), elle le précise expressément (voir, à cet égard, l’article 6 par. 2 du Protocole no 4 et l’article 7 par. 2 du Protocole no 7) (P4-6-2, P7-7-2). D’après la Cour, compte tenu de l’objet et du but du système de la Convention indiqués ci-dessus, les conséquences pour la mise en oeuvre de la Convention et la réalisation de ses objectifs auraient une si grande portée qu’il eût fallu prévoir explicitement un pouvoir en ce sens. Or ni l’article 25 (art. 25) ni l’article 46 (art. 46) ne renferment pareille disposition.

Document  n°  11  :  Yannick  Lécuyer,  Mémento  de  la  jurisprudence  de  la  CEDH,  Hachette  supérieur,  2012     L’affaire Loizidou va donner lieu à trois arrêts dont le plus retentissant est consacré aux exceptions préliminaires soulevées par le gouvernement défendeur. A l’origine, Mme Loizidou, ressortissante chypriote, avait été contrainte de quitter sa maison dans le nord de l’île suite à l’occupation par les forces armées turques puis empêchée d’accéder à ses biens et d’en avoir la jouissance. Afin d’écarter les exceptions préliminaires de la Turquie et d’étirer sa propre compétence ratione loci3, la Cour érige la Convention en instrument constitutionnel de l’ordre public européen. (…) Abus de langage ou identification inespérée, l’emploi du terme « constitutionnel » a fait couler beaucoup d’encre sur la nature du système conventionnel de protection des droits de l’homme. Mal compris, trop polémique, la Cour n’en a malheureusement plus jamais fait usage à l’exception d’une seule décision (déc. Bankovic et al., 12 décembre 2001). L’adjectif illustre pourtant parfaitement le phénomène de constitutionnalisation de l’office du juge européen.

Document  n°  12  :  Vincent  Berger,  Les  Cours  constitutionnelles  et  la  Cour  européenne  des  droits  de  l’homme  « Instrument constitutionnel de l'ordre public européen » : c'est en ces termes devenus célèbres que la Cour européenne des droits de l'homme (« la Cour ») a qualifié en 1995 la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (« la Convention »), dans un arrêt rendu en grande chambre4. Faut-il en déduire que la Convention serait assimilable à une Constitution et la Cour à une cour constitutionnelle ? Lors de sa signature à Rome le 4 novembre 1950 et même lors de son entrée en vigueur le 3 septembre 1953, seuls deux États contractants étaient dotés d'une juridiction constitutionnelle, à savoir l'Allemagne et l'Autriche. Depuis de nombreuses juridictions de ce genre sont apparues, dans la péninsule ibérique dans les années 1970 après la fin des dictatures et surtout en Europe centrale et orientales dans les années 1990, après la chute du mur de Berlin et l'éclatement de l'Union soviétique. Sans oublier que certaines juridictions suprêmes jouent un rôle de juge constitutionnel. Parallèlement, nombre de nouvelles constitutions d'États européens ont intégré des catalogues de droits fondamentaux très complets, allant souvent au-delà des droits et libertés garantis par la Convention. En pareil cas, elles ne se bornent donc pas à organiser les pouvoirs publics et les rapports entre eux et à en fixer les compétences. L'imprégnation du droit constitutionnel par les droits de l'homme conduit les cours constitutionnelles et la Cour à œuvrer dans le même domaine. Et pourtant, les différences entre ces deux types de juridiction ne manquent pas. L'institution ? Nationale dans un cas, internationale dans l'autre. Le cadre ? L'État d'un côté, une organisation internationale - le Conseil de l'Europe - rassemblant quarante-sept pays, de l'autre. Les textes ? Une Constitution ou Loi fondamentale nationale dans un cas, un traité international dans l'autre. Le contrôle ? De constitutionnalité d'un côté, de conventionnalité de l'autre. Le pouvoir ? Celui d'annuler une loi inconstitutionnelle dans un cas, celui de rendre des arrêts au caractère essentiellement déclaratoire dans l'autre, même si ces arrêts peuvent provoquer une modification de la Constitution. La saisine ? Un recours constitutionnel direct dans certains États, un recours individuel toujours ouvert à quiconque à Strasbourg. (…)

3 « Ratione loci » signifie « en raison du lieu ». 4 CEDH, 23 mars 1995, n° 15318/89, Loizidou c/ Turquie, AJDA 1995. 719, chron. J.-F. Flauss ; D. 1996. 201, obs. S. Perez (exceptions préliminaires), § 75.

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Fiche n°2 : La constitution, un acte écrit ?

Calvin par Bill WATTERSON

SOMMAIRE Document n°1 : Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, 1962, Chapitre XXVIII, Leçon

d’écriture pp. 359-353. Document n°2 : John Langshaw AUSTIN, Quand dire, c'est faire éditions Points, collection Essais, 1991 Document n° 3 : David LODGE, Un tout petit monde, éd. Rivages poches, 1992, pp. 52-54 Document n°4 : Eric VUILLARD, l’ordre du jour, Paris, Acte Sud, 2017, p. 52-54. Document n° 5 : « Une déclaration des droits de l'homme est-elle nécessaire, inutile, dangereuse, indifférente ? » Assemblée nationale, 26 août 1789, Document n° 6 : René CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », in RDP, juillet-décembre 1979, pp. 959-

970 (extraits) Document n° 7 : Pierre AVRIL, Les Conventions de la Constitution, normes non écrites du droit politique, PUF, 1997, pp. 103-122 (extrait) Document n°8 : Yves GAUDEMET et Jacques ROBERT, Le Monde, 18 avril 1986 Commentaire : Commentez les propos de M. Barnave dans le document n°5

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Document n°1 : Claude LEVI-STRAUSS, Tristes Tropiques, 1955, Pocket, 1962, pp. 349-353

[…] On se doute que les Nambikwara ne savent pas écrire ; mais ils ne dessinent pas davantage, à l’exception de quelques pointillés ou zigzags sur leurs calebasses. Comme chez les Caduveo, je distribuai pourtant des feuilles de papier et des crayons dont ils ne firent rien au début ; puis un jour je les vis tous occupés à tracer sur le papier des lignes horizontales ondulées. Que voulaient-ils donc faire ? Je dus me rendre à l’évidence : ils écrivaient ou, plus exactement cherchaient à faire de leur crayon le même usage que moi, le seul qu’ils pussent alors concevoir, car je n’avais pas encore essayé de les distraire par mes dessins. Pour la plupart, l’effort s’arrêtait là ; mais le chef de bande voyait plus loin. Seul, sans doute, il avait compris la fonction de l’écriture. Aussi m’a-t-il réclamé un bloc-notes et nous sommes pareillement équipés quand nous travaillons ensemble. Il ne me communique pas verbalement les informations que je lui demande, mais trace sur son papier des lignes sinueuses et me les présente, comme si je devais lire sa réponse. Lui-même est à moitié dupe de sa comédie ; chaque fois que sa main achève une ligne, il l’examine anxieusement comme si la signification devait en jaillir, et la même désillusion se peint sur son visage. Mais il n’en convient pas ; et il est tacitement entendu entre nous que son grimoire possède un sens que je feins de déchiffrer ; le commentaire verbal suit presque aussitôt et me dispense de réclamer les éclaircissements nécessaires. Or, à peine avait-il rassemblé tout son monde qu’il tira d’une hotte un papier couvert de lignes tortillées qu’il fit semblant de lire et où il cherchait, avec une hésitation affectée, la liste des objets que je devais donner en retour des cadeaux offerts : à celui-ci, contre un arc et des flèches, un sabre d’abatis ! à tel autre, des perles ! pour ses colliers… Cette comédie se prolongea pendant deux heures. Qu’espérait-il ? Se tromper lui-même, peut-être ; mais plutôt étonner ses compagnons, les persuader que les marchandises passaient par son intermédiaire, qu’il avait obtenu l’alliance du blanc et qu’il participait à ses secrets. Nous étions en hâte de partir, le moment le plus redoutable étant évidemment celui où toutes les merveilles que j’avais apportées seraient réunies dans d’autres mains. Aussi je ne cherchai pas à approfondir l’incident et nous nous mîmes en route, toujours guidés par les Indiens. […] Encore tourmenté par cet incident ridicule, je dormis mal et trompai l’insomnie en me remémorant la scène des échanges. L’écriture avait donc fait son apparition chez les Nambikwara ; mais non point, comme on aurait pu l’imaginer, au terme d’un apprentissage laborieux. Son symbole avait été emprunté tandis que sa réalité demeurait étrangère. Et cela, en vue d’une fin sociologique plutôt qu’intellectuelle. Il ne s’agissait pas de connaître, de retenir ou de comprendre, mais d’accroître le prestige et l’autorité d’un individu – ou d’une fonction –aux dépens d’autrui. […] C'est une étrange chose que l'écriture. Il semblerait que son apparition n'eût pu manquer de déterminer des changements profonds dans les conditions d'existence de l'humanité ; et que ces transformations dussent être surtout de nature intellectuelle. La possession de l'écriture multiplie prodigieusement l'aptitude des hommes à préserver des connaissances. On la concevrait volontiers comme une mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir. Après qu'on a éliminé tous les critères proposés pour distinguer la barbarie de la civilisation, on aimerait au moins retenir celui-là : peuples avec ou sans écriture, les uns capables de cumuler les acquisitions anciennes et progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assigné, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable d'un projet. Pourtant, rien de ce que nous savons de l'écriture et de son rôle dans l'évolution ne justifie une telle conception. Unes des phases les plus créatrices de l'histoire de l'humanité se place pendant l'avènement du néolithique : responsable de l'agriculture, de la domestication des animaux et d'autres arts. Pour y parvenir, il a fallu que, pendant des millénaires, de petites collectivités humaines observent, expérimentent et transmettent le fruit de leurs réflexions. Cette immense entreprise s'est déroulée avec une rigueur et une continuité attestées par le succès, alors que l'écriture était encore inconnue. Si celle-ci est apparue entre le quatrième et le troisième millénaire avant notre ère, on doit voir en elle un résultat déjà lointain (et sans doute indirect) de la révolution néolithique, mais nullement sa condition.

Document n° 2 : John Langshaw AUSTIN , Quand dire, c'est faire éditions Points, collection Essais, 1991

"Toutes les énonciations que nous allons voir présenteront, comme par hasard, des verbes bien ordinaires, à la première personne du singulier de l'indicatif présent, voix active. Car on peut trouver des énonciations qui satisfont ces conditions et qui, pourtant, A) ne "décrivent", ne "rapportent", ne constatent absolument rien, ne sont pas "vraies ou fausses"; et sont telles que B) l'énonciation de la phrase est l'exécution d'une action (ou une partie de cette exécution) qu'on ne saurait, répétons-le, décrire tout bonnement comme étant l'acte de dire quelque chose. [...] Exemples: (E.a) "oui [je le veux] (c'est-à-dire je prends cette femme comme épouse légitime)" - ce "oui" étant prononcé au cours de la cérémonie du mariage. (E.b) "Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth" - comme on dit lorsqu'on brise une bouteille contre la coque. (E.c) "Je donne et lègue ma montre à mon frère" - comme on peut lire dans un testament. (E.d) "Je vous parie six pence qu'il pleuvra demain." Pour ces exemples, il semble clair qu'énoncer la phrase (dans les circonstances appropriées, évidemment), ce n'est ni décrire ce qu'il

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faut bien reconnaître que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais: c'est le faire. Aucune de ces énonciations citées n'est vraie ou fausse: j'affirme la chose comme allant de soi et ne la discute pas. [...] Quand je dis, à la mairie ou à l'autel, etc., "Oui [je le veux]", je ne fais pas le reportage d'un mariage: je me marie. Quel nom donner à une phrase ou à une énonciation de ce type? Je propose de l'appeler une phrase performative ou une énonciation performative ou - par souci de brièveté - un "performatif". [...] Ce nom dérive, bien sûr, du verbe [anglais] perform [...]; il indique que produire l'énonciation est exécuter une action. [...] En cherchant à établir la liste des performatifs explicites, nous avons découvert qu'il n'était pas toujours facile de distinguer entre énonciations performatives et énonciations constatives. [...] Comment décider qu'une énonciation est ou ou non performative, ou du moins, purement performative. [...] Nous avons reconnu, en premier lieu, l'ensemble de ce que nous faisons en disant quelque chose, et nous l'avons nommé acte locutoire. Nous entendons par là, sommairement, la production d'une phrase dotée d'un sens et d'une référence, ces deux éléments constituant à peu près la signification - au sens traditionnel du terme. Nous avons avancé, en second lieu, que nous produisons aussi des actes illocutoires: informer, commander, avertir, entreprendre, etc., c'est-à-dire de énonciations ayant valeur conventionnelle. Enfin, nous avons défini les actes perlocutoires - actes que nous provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose. Exemples : convaincre, persuader, empêcher et même surprendre ou induire en erreur. [...] Nous devons distinguer l'illocutoire du perlocutoire, faire la différence entre "en disant cela, je l'avertissais" et "par le fait de dire cela, je le convainquis, le surpris, le retins". Document n° 3 : David LODGE, Un tout petit monde, éd. Rivages poches, 1992, pp. 52-54

Comprendre un message, c’est le décoder. Le langage est un code. Or, tout décodage est un nouvel encodage. Si vous me dites quelque chose, je vérifie que j’ai bien compris votre message en vous le redisant avec mes propres mots, c’est-à-dire avec des mots différents de ceux que vous avez utilisés, car si je répète exactement vos paroles vous ne saurez pas si je vous ai vraiment bien compris. En même temps, si j’utilise mes propres mots, cela implique que j’ai changé votre sens, bien que très légèrement ; et à supposer même que, vicieusement, je vous renvoie votre message mot pour mot pour vous dire que je l’ai bien compris, cela ne garantirait nullement que j'ai enregistré le même sens que vous dans ma tête, car j’apporte à ces mots une expérience différente du langage, de la littérature et de la réalité non verbale, si bien que ces mots ont pour moi un sens différent de celui que vous leur donnez, Et si vous pensez que je n’ai pas compris le sens de votre message, vous ne vous contentez pas de le répéter avec les mêmes mots, vous essayez de l’expliquer avec des mots différents, différents du moins de ceux que vous aviez utilisés à l’origine ; mais alors votre message n’est plus exactement le même que celui que vous vouliez transmettre au début. Et, de ce fait, vous n’êtes plus, en tant que sujet parlant, celui que vous étiez au début. Il s’est écoulé du temps depuis que vous avez ouvert la bouche pour parler, les molécules de votre corps ont changé, ce que vous vouliez dire a été remplacé par ce que vous avez effectivement dit, et fait maintenant partie intégrante de votre histoire personnelle que votre mémoire a enregistrée très imparfaitement. La conversation est en somme une partie de tennis qu’on joue avec une balle en pâte à modeler qui prend une forme nouvelle chaque fois qu’elle franchit le filet.

La lecture est bien sûr différente de la conversation. Elle est plus passive dans la mesure où nous ne pouvons établir une interaction avec le texte, ou influencer le développement du texte par nos propres paroles, puisque les mots du texte sont donnés au départ. C’est peut-être ce qui nous pousse à interpréter. Si les mots sont fixés une fois pour toutes sur la page, leur sens ne serait-il pas fixe lui aussi ? Il n’en est rien, car l’axiome tout décodage est un nouvel encodage, s’applique à la critique littéraire avec encore plus de rigueur que dans le discours oral ordinaire. Dans celui- ci, le cycle sans fin de l’encodage-décodage-encodage peut être ponctué par une action, comme par exemple quand je dis : « La porte est ouverte », et que vous dites « Vous voulez dire que vous aimeriez que je la ferme ?» et je dis alors « Oui, je vous en prie », et vous fermez la porte — on peut estimer qu’à un certain niveau on a compris ce que je voulais dire. Mais si le texte littéraire dit « La porte était ouverte », je ne peux demander au texte ce qu’il veut dire par là, je ne peux que faire des conjectures sur la signification de cette porte — elle a été ouverte par quel agent, elle conduit à quelle découverte, à quel mystère, à quel but ? L’image du tennis ne convient pas pour expliquer l’activité de lecture ce n’est pas un processus de va-et-vient, mais une quête sans fin, un supplice de Tantale, un flirt sans consommation, ou, s’il y a consommation, c’est une consommation solitaire, masturbatoire. (A ces mots, les auditeurs manifestèrent des signes de nervosité.) Le lecteur joue avec lui-même tandis que le texte joue sur lui, sur sa curiosité, son désir, comme une strip-teaseuse joue sur la curiosité et le désir de son public.

Document n°4 : Eric VUILLARD, L’ordre du jour, Paris, Acte Sud, 2017, p. 52-54.

[Le 12 février 1938 Hitler convoque au Berghof le chancelier autrichien, Kurt Schuschnigg, afin que ce dernier signe un accord prévoyant la nomination d’un nazi notoire, Seyss-Inquart, au poste de ministre de l’Intérieur autrichien et doté des pleins pouvoirs.] « Je vous ferai seulement remarquer », ajouta Schuschnigg, dans un mélange perceptible de malice et de faiblesse qui dut le défigurer, « que [ma] signature ne vous avance à rien » (…). « Hitler eut un regard interloqué. Qu’était-il en train de lui dire ? « D’après notre Constitution », renchérit alors Schuschnigg, d’un ton doctoral, « c’est la plus haute autorité de l’Etat, c’est-à-dire le président de la République qui nomme les membres du gouvernement. De même que l’armistice est sa prérogative ».

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C’était donc cela, il ne se contentait pas de céder à Adolf Hitler, il lui fallait encore se retrancher derrière un autre. Lui, le petit autocrate, voici que soudain, au moment où son pouvoir devenait empoisonné, il acceptait de le partager. Mais le plus étrange fut dans la réaction d’Hitler. Il bredouilla à son tour : « Alors vous avez le droit… », comme s’il ne comprenait pas bien ce qui arrivait. Les objections de droit constitutionnel le dépassaient. Et lui qui, pour servir sa propagande, tenait à conserver les apparences, il dut se sentir brusquement désorienté. Le droit constitutionnel est comme les mathématiques, on ne peut pas tricher. Il bredouilla encore : « Vous devez… » Et Schuschnigg dut alors véritablement jouir de sa victoire ; enfin, il le tenait ! (…) Oui, le droit constitutionnel existe, et ce n’est pas pour les termites ou les souriceaux, non, c’est pour les chanceliers, les véritables hommes d’Etat, car une norme constitutionnelle, monsieur, vous barre la route aussi puissamment qu’un tronc d’arbre ou un barrage de police ! » Document n° 5 : « Une déclaration des droits de l'homme est-elle nécessaire, inutile, dangereuse, indifférente ? » Assemblée nationale, 26 août 1789,

M. le comte de Castellane : Messieurs, il me semble qu'il ne s'agit pas de délibérer aujourd'hui sur le choix à faire entre les différentes déclarations de droits qui ont été soumises à l'examen des bureaux ; il est une grande question préalable, qui suffira sans doute pour occuper aujourd'hui les moments de l'Assemblée : y aura-t-il une déclaration des droits placée à la tête de notre Constitution ? En me décidant pour l'affirmative, je vais tâcher de répondre aux différentes objections que j'ai pu recueillir. Les uns disent que ces vérités premières étant gravées dans tous les cœurs, renonciation précise que nous en ferions ne serait d'aucune utilité. Cependant, Messieurs, si vous daignez jeter les yeux sur la surface du globe terrestre, vous frémirez avec moi, sans doute, en considérant le petit nombre des nations qui ont conservé, je ne dis pas la totalité de leurs droits, mais quelques idées, quelques restes de leur liberté ; et sans être obligé de citer l'Asie entière, ni les malheureux Africains qui trouvent dans les îles un esclavage plus dur encore que celui qu'ils éprouvaient dans leur patrie ; sans, dis-je, sortir de l'Europe, ne voyons-nous pas des peuples entiers qui se croient la propriété de quelques seigneurs ; ne les voyons-nous pas presque tous s'imaginer qu'ils doivent obéissance à des lois faites par des despotes, qui ne s'y soumettent pas ? En Angleterre même, dans cette île fameuse qui semble avoir conservé le feu sacré de la liberté, n'existe-t-il pas des abus qui disparaîtraient si les droits des hommes étaient mieux connus ? Mais c'est de la France que nous devons nous occuper ; et je le demande, Messieurs, est-il une nation qui ait plus constamment méconnu les principes d'après lesquels doit être établie toute bonne Constitution ? Si l'on en excepte le règne de Charlemagne, nous avons été successivement soumis aux tyrannies les plus avilissantes. À peine sortis de la barbarie, les Français éprouvent le régime féodal, tous les malheurs combinés que produisent l'aristocratie, le despotisme et l'anarchie ; ils sentent enfin leurs malheurs ; ils prêtent aux rois leurs forces pour abattre les tyrans particuliers ; mais des hommes aveuglés par l'ignorance ne font que changer de fers ; au despotisme des seigneurs succède celui des ministres. Sans recouvrer entièrement la liberté de leur propriété foncière, ils perdent jusqu'à leur liberté personnelle ; le régime des lettres de cachet s'établit : n'en doutons pas, Messieurs, l'on ne peut attribuer cette détestable invention qu'à l'ignorance où les peuples étaient de leurs droits. Jamais, sans doute, ils ne l'auront approuvée, jamais les Français, devenus fous tous ensemble, n'ont dit à leur Roi : « Nous te donnons une puissance arbitraire sur nos personnes ; nous ne serons libres que jusqu'au moment où il te conviendra de nous rendre esclaves, et nos enfants aussi seront esclaves de tes enfants ; tu pourras à ton gré, nous enlever à nos familles, nous envoyer dans des prisons, où nous serons confiés à la garde d'un geôlier choisi par toi, qui, fort de son infamie, sera lui-même hors des atteintes de la loi. Si le désespoir, l'intérêt de ta maîtresse ou d'un favori convertit pour nous en tombeau ce séjour d'horreur, on n'entendra pas notre voix mourante ; ta volonté réelle ou supposée l'aura rendu juste ; tu seras seul notre accusateur, notre juge et notre bourreau. » Jamais ces exécrables paroles n'ont été prononcées ; toutes nos lois défendent d'obéir aux lettres de cachet ; aucune ne les approuve ; mais le peuple seul peut faire respecter les lois. Que pouvaient les parlements, ces soi-disant gardiens de notre Constitution ; que pouvaient-ils contre des coups d'autorité dont ils éprouvaient eux-mêmes les funestes effets ? Que pourraient même les représentants de la Nation contre les futurs abus qui s'introduiraient dans l'exercice du pouvoir exécutif, si le peuple entier ne voulait faire respecter les lois qu'ils auraient promulguées ? J'ai répondu, ce qui me semble, à ceux qui pensent qu'une déclaration des droits des hommes est inutile : il en est encore qui vont plus loin, et qui la croient dangereuse en ce moment, où tous les ressorts du gouvernement étant rompus, la multitude se livre à des excès qui leur en fait craindre de plus grands. Mais, Messieurs, je suis certain que la majorité de ceux qui m'écoutent pensera, comme moi, que le vrai moyen d'arrêter la licence est de poser les fondements de la liberté : plus les hommes connaîtront leurs droits, plus ils aimeront les lois qui les protègent, plus ils chériront leur patrie, plus ils craindront le trouble ; et si des vagabonds compromettent encore la sûreté publique, tous les citoyens qui ont quelque chose à perdre se réuniront contre eux. Je crois donc, Messieurs, que nous devons placer une déclaration des droits des hommes à la tête de notre Constitution. Quoique décidé dans mon opinion particulière entre celles qui nous ont été proposées, je pense que celle que nous adopterons doit être discutée avec soin, et que nous pourrons peut-être ne rejeter en totalité aucune de celles qui nous ont été proposées ; je crois que cette même déclaration doit être admise avant les lois, dont elle est la source, et dont elle réparera dans la suite les imperfections ou les omissions. En revenant donc à la question simple, pour opiner sur la question de savoir s'il faut ou non orner le frontispice de notre Constitution d'une déclaration des droits des hommes, je me décide entièrement pour l'affirmative. M. Barnave : La nécessité de la déclaration des droits a été démontrée avec évidence. Quelques-uns des préopinants ont pensé qu'elle pourrait être dangereuse ; d'autres ont craint de rétablir la liberté primitive des hommes sortant des forêts, de peur qu'ils n'en abusent ; mais il faut connaître leurs droits avant de les établir. Il faut donc une déclaration des droits. Cette déclaration a deux utilités pratiques : la première est de fixer l'esprit de la législation, afin qu'on ne la change pas à l'avenir ; la seconde est de guider l'esprit sur le complément de cette législation, qui ne peut pas prévoir tous les cas... On a dit qu'elle était inutile, parce qu'elle est écrite dans tous les cœurs ; dangereuse, parce que le peuple abusera de ses droits dès qu'il les connaîtra. Mais l'expérience et l'histoire répondent, et réfutent victorieusement ces deux observations.

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Je crois qu'il est indispensable de mettre à la tête de la Constitution une déclaration des droits dont l'homme doit jouir. Il faut qu'elle soit simplement à portée de tous les esprits, et qu'elle devienne le catéchisme national. M. Malouet : Messieurs, c'est avec l'inquiétude et le regret du temps qui s'écoule, des désordres qui s'accumulent, que je prends la parole. Le moment où nous sommes, exige plus d'action et de réflexion que de discours. La Nation nous attend ; elle nous demande l'ordre, la paix et des lois protectrices : que ne pouvons-nous, Messieurs, sans autre discussion, les écrire sous la dictée de la raison universelle qui, après l'expérience de vingt siècles, devrait seule parler aujourd'hui car elle a tout enseigné, et ne laisse plus rien de nouveau à dire aux plus éloquents, aux plus profonds publicistes. Mais lorsque, dans des circonstances pressantes, en présence de la nécessité qui s'avance, des hommes éclairés semblent essayer leurs forces, on doit céder à l'espoir ou au moins au désir d'arriver à un résultat précis, et d'accélérer votre travail. La question qui vous occupe présente encore, et tel est l'inconvénient de toutes les discussions métaphysiques, elle présente, dis-je, une somme égale d'objections et de motifs pour et contre. On veut une déclaration des droits de l'homme, parce qu'elle est utile, et le préopinant l'a démontré en en réduisant l'expression. Plus étendue, telle qu'on l'a proposée, on la rejette comme dangereuse. On vous a montré l'avantage de publier, de consacrer toutes les vérités qui servent de fanal, de ralliement et d'asile aux hommes épars sur tout le globe. On oppose le danger de déclarer d'une manière absolue les principes généraux du droit naturel, sans les modifications du droit positif. Enfin, à côté des inconvénients et des malheurs qu'a produits l'ignorance, vous avez vu les périls et les désordres qui naissent des demi-connaissances et de la fausse application des principes. Des avis si différents se réunissent sur l'objet essentiel ; car une différence de formule et d'expression, un résumé plus précis et une plus longue énumération des principes n'importent pas au bonheur, à la liberté des Français. Certes, je ne balance pas à dire qu'il n'est aucun des droits du citoyen qui ne doive être constaté et garanti par la Constitution. Les droits de l'homme et du citoyen doivent être sans cesse présents à tous les yeux. Ils sont tout à la fois la lumière et la fin du législateur ; car les lois ne sont que le résultat et l'expression des droits et des devoirs naturels, civils et politiques. Je suis donc loin de regarder comme inutile le travail présenté par le comité. On ne peut réunir en moins de paroles de plus profonds raisonnements, des idées plus lumineuses, de plus importantes vérités. Mais convertirons-nous en acte législatif cet exposé métaphysique, ou présenterons-nous les principes avec leur modification dans la Constitution que nous allons faire ? Je sais que les Américains n'ont pas pris cette précaution ; ils ont pris l'homme dans le sein de la nature, et le présentent à l'univers dans sa souveraineté primitive. Mais la société américaine, nouvellement formée, est composée, en totalité, de propriétaires déjà accoutumés à l'égalité, étrangers au luxe ainsi qu'à l'indigence, connaissant à peine le joug des impôts, des préjugés qui nous dominent, n'ayant trouvé sur la terre qu'ils cultivent aucune trace de féodalité. De tels hommes étaient sans doute préparés à recevoir la liberté dans toute son énergie : car leurs goûts, leurs mœurs, leur position les appelaient à la démocratie. Mais nous, Messieurs, nous avons pour concitoyens une multitude immense d'hommes sans propriétés, qui attendent, avant toute chose, leur subsistance d'un travail assuré, d'une police exacte, d'une protection continue, qui s'irritent quelquefois, non sans de justes motifs, du spectacle du luxe et de l'opulence. On ne croira pas sans doute que j'en conclus que cette classe de citoyens n'a pas un droit égal à la liberté. Une telle pensée est loin de moi. La liberté doit être comme l'astre du jour, qui luit pour tout le monde. Mais je crois, Messieurs, qu'il est nécessaire, dans un grand empire, que les hommes placés par le sort dans une condition dépendante voient plutôt les justes limites que l'extension de la liberté naturelle. Opprimée depuis longtemps et vraiment malheureuse, la partie la plus considérable de la Nation est hors d'état de s'unir aux combinaisons morales et politiques qui doivent nous élever à la meilleure Constitution. Hâtons-nous de lui restituer tous ses droits, et faisons l'en jouir plus sûrement que par une dissertation. Que de sages institutions rapprochent d'abord les classes heureuses et les classes malheureuses de la société. Attaquons dans sa source ce luxe immodéré, toujours avide et toujours indigent, qui porte une si cruelle atteinte à tous les droits naturels. Que l'esprit de famille qui les rappelle tous, l'amour de la patrie qui les consacre, soient substitués parmi nous à l'esprit de corps, à l'amour des prérogatives, à toutes les vanités inconciliables avec une liberté durable, avec l'élévation du vrai patriotisme. Opérons tous ces biens, Messieurs, ou commençons au moins à les opérer avant de prononcer d'une manière absolue aux hommes souffrants, aux hommes dépourvus de lumières et de moyens, qu'ils sont égaux en droits aux plus puissants, aux plus fortunés. C'est ainsi qu'une déclaration des droits peut être utile, ou insignifiante, ou dangereuse, suivant la Constitution à laquelle nous serons soumis. Une bonne Constitution est l'effet ou la cause du meilleur ordre moral. Dans le premier cas, le pouvoir constituant ne sait qu'obéir aux mœurs publiques. Dans le second, il doit les réformer pour agir avec efficacité. Car il faut détruire et reconstruire ; il faut élever le courage des uns en leur marquant un terme qu'ils ne doivent pas dépasser ; il faut diriger l'orgueil des autres sur de plus hautes destinées que celles de la faveur et du pouvoir, assigner de justes mesures aux avantages de la naissance et de la fortune, marquer enfin la véritable place de la vertu et des dons du génie. Tel est, Messieurs, vous le savez, le complément d'une bonne Constitution ; et comme les droits de l'homme en société doivent s'y trouver développés et garantis, leur déclaration doit en être l'exorde ; mais cette déclaration législative s'éloigne nécessairement de l'exposé métaphysique et des définitions abstraites qu'on voudrait adopter. Remarquez en effet, Messieurs, qu'il n'est aucun des droits naturels qui ne se trouve modifié par le droit positif. Or, si vous présentez le principe et l'exception, voilà la loi. Si vous n'indiquez aucune restriction, pourquoi présenter aux hommes dans toute leur plénitude des droits dont ils ne doivent user qu'avec de justes limitations ? Je suppose que, dans cette conception des droits, nous n'ayons aucun égard à ce qui est, que toutes les formes de gouvernement soient des instruments libres entre nos mains ; aussitôt que nous en aurons choisi une, voilà dans l'instant même l'homme naturel et ses droits modifiés. Pourquoi donc commencer par le transporter sur une haute montagne, et lui montrer son empire sans limites, lorsqu'il doit en descendre pour trouver des bornes à chaque pas ? Lui direz-vous qu'il a la libre disposition de sa personne, avant qu'il soit à jamais dispensé de servir malgré lui dans l'armée de terre ou de mer ? Qu'il a la libre disposition de son bien, avant que les coutumes et les lois locales qui en disposent contre son gré ne soient abrogées ? Lui direz-vous que, dans l'indigence, il a droit au secours de tous, tandis qu'il invoque peut-être en vain la pitié des passants, tandis qu'à la honte de nos lois et de nos mœurs aucune précaution législative n'attache à la société les infortunés que la misère en sépare ? Il est donc indispensable de confronter la déclaration des droits, de la rendre concordante avec l'état obligé dans lequel se trouvera l'homme pour lequel elle est faite. C'est ainsi que la Constitution française présentera l'alliance auguste de

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tous les principes, de tous les droits naturels, civils et politiques ; c'est ainsi que vous éviterez de comprendre parmi les droits des articles qui appartiennent à tel ou tel titre de législation. Telle est la considération qui m'avait fait adopter de préférence, dans le projet que j'ai présenté, un premier titre des droits et principes constitutifs. Car, encore une fois, tout homme pour lequel on stipule une exposition de ses droits appartenant à une société, je ne vois pas comment il serait utile de lui parler comme s'il en était séparé. J'ajoute, Messieurs, une dernière observation : les discussions métaphysiques sont interminables. Si nous nous y livrons une fois, l'époque de notre Constitution s'éloigne, et des périls certains nous environnent. Le gouvernement est sans force et sans moyens, l'autorité avilie, les tribunaux dans l'inaction ; le peuple seul est en mouvement. La perception des impôts est nulle, toutes les dépenses augmentent, toutes les recettes diminuent : toutes les obligations onéreuses paraissent injustes. Dans de telles circonstances, une déclaration expresse des principes généraux et absolus de la liberté naturelle peut briser des liens nécessaires. La Constitution seule peut nous préserver d'un déchirement universel.

Document n°6 : René CAPITANT, « La coutume constitutionnelle », in RDP, juillet-décembre 1979, pp. 959-970 (extraits) Les mots, comme les hommes, portent le poids du péché originel. C’est, du moins, ce que dit un auteur espagnol, qui, par moments, a du génie et toujours de l’éloquence. S’ils donnent à la pensée la vie, ils lui donnent aussi la chair, « ils la condamnent, dit notre auteur, au temps et à l’espace, au corps. Aussi, voyons-nous, dit-il encore, que le nom, corps du concept, à qui il donne la vie et la chair, finit souvent par l’étouffer, s’il ne sait pas trouver sa rédemption ». Il faut donc se méfier des mots, qui sont la tentation de l’esprit, et ne se livrer à eux qu’après les avoir rachetés du mensonge. Or, qu’est-ce que la coutume, si l’on se fie au mot ? C’est le droit prescrivant d’agir selon l’usage, perpétuant la tradition. C’est le droit lorsque, par sa persistance, il est devenu comme le reflet des mœurs qu’il a autrefois modelées. Mais la notion passe, la notion, rachetée, est tout autre. Elle s’oppose au droit écrit, et non pas au droit nouveau. Elle est le droit non écrit et non pas le droit vieilli. Certes, on ne méconnaît pas, en général, cette seconde définition, mais on ne se résout pas à faire abstraction de la première, et l’on en vient alors à définir la coutume par un double caractère. La coutume serait tout à la fois traditionnelle et non écrite. Mais le meilleur signe que la coutume ne contient pas en elle cette idée de tradition et s’absorbe tout entière dans l’opposition au droit écrit, c’est qu’on affirme tout aussi généralement qu’elle est susceptible de se modifier, que même on vante sa souplesse en face de la rigidité du droit écrit. N’est-ce pas qu’elle est capable de modifier les usages et non de les consacrer seulement ? N’est-ce pas quelle englobe tout le droit non écrit, novateur aussi bien que traditionnel, ou, pour être plus précis, tout le droit positif non écrit, car la notion de coutume se distingue de celle de droit naturel. Dans le cadre du droit positif, par conséquent, coutume et droit écrit sont seuls en présence, et chacun englobe tout ce qui n’est pas l’autre. [...] Les règles de valeur constitutionnelle sont celles qui s’imposent au législateur ordinaire, qui excèdent sa compétence, auxquelles les lois ordinaires ne peuvent valablement déroger. On a dit, et c’est une opinion que je n’ai rejetée qu’au terme des longues réflexions où m’a longtemps retenu l’admiration que j’éprouve pour l’œuvre de son défenseur, on a dit qu’il y avait contradiction entre la notion de constitution ainsi entendue et la notion de coutume, si bien qu’une règle coutumière ne saurait jamais avoir de valeur constitutionnelle. C’est, dit-on, que les lois constitutionnelles sont, par définition, écrites, parce qu’elles exigent pour leur modification la procédure spéciale de révision constitutionnelle comportant, dans la Constitution de Weimar, une majorité spéciale au sein des Chambres, dans la Constitution de 1875, la réunion des deux Chambres en Assemblée nationale. Mais cette opinion ne m’apparaît que l’affirmation injustifiée du principe qu’il n’y a de droit qu’écrit. Car définir les lois constitutionnelles, comme elle fait, par la procédure de leur création, c’est supposer d’abord qu’elles sont écrites, c’est donc poser au point de départ du raisonnement la proposition qu’il faut démontrer. Or, si l’on prend en considération la véritable notion de constitution, si l’on parle de force et non pas de forme constitutionnelle, si la constitutionnalité d’une règle réside non dans la procédure de sa création, mais dans le degré qu’elle occupe dans la pyramide juridique (et cette terminologie aurait bien dû éclairer ceux à qui je l’emprunte), alors la notion de coutume constitutionnelle cesse d’être contradictoire je peux même dire que la coutume est essentiellement constituante et que la constitution, dans ses degrés supérieurs, est nécessairement coutumière. Or, qu’est-ce que la coutume, sinon les règles directement posées par la nation, non écrites, c’est-à-dire écrites dans la pensée et la conscience des individus qui composent le groupe social, connues pour cette raison sans être publiées, obéies sans être imposées ? Qu’est-ce que la coutume, sinon la conscience et la volonté nationales ? Et si la nation est souveraine, si elle est le constituant suprême, et si tous les autres pouvoirs sont nécessairement constitués par elle, n’est-ce pas la coutume, par quoi elle s’exprime, qui est à la base de tout ordre juridique ? La source de toute constitution n’est-elle pas nécessairement coutumière ? Ainsi la force constituante de la coutume n’est qu’un aspect de la souveraineté nationale. Or, la nation est souveraine par nature et par définition même du droit positif. On entend souvent le principe de la souveraineté nationale comme un principe politique, consistant plutôt qu’en l’affirmation en la revendication de la souveraineté nationale, en l’appel à la démocratie. Dans ce sens, évidemment, la souveraineté n’est pas un caractère nécessaire de la nation, puisque, si celle-ci en jouit dans certains régimes politiques, elle en est privée dans d’autres. Mais, ce qu’on appelle alors souveraineté ou démocratie, c’est seulement, à y regarder de près, la participation de la nation à l’élaboration du droit écrit, l’organisation de moyens écrits de manifestation de la volonté nationale, et c’est évidemment toujours par un effet de cette tendance, déjà dénoncée, à absorber tout le droit dans le droit écrit qu’on a pu ainsi confondre la démocratie avec la législation populaire écrite. Mais si l’on considère le droit dans son ensemble, si

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l’on recherche quelle est la participation du peuple, non plus seulement à la législation écrite, mais à l’élaboration du droit positif tout entier, écrit ou coutumier, on voit alors que le principe de la souveraineté nationale change de signification. La nation n’a plus à revendiquer la souveraineté, elle la possède nécessairement, sous tous les régimes. Lors même qu’elle n’a pas le droit de manifester par écrit sa volonté, elle a néanmoins une volonté et qui s’impose. Elle reste au moins maîtresse de son obéissance, et par conséquent détient la positivité du droit, car le droit positif n’est autre que celui qui s’applique réellement et dont les prescriptions sont suivies, auquel se conforme la société qu’il régit. En cessant d’obéir à une règle, la nation lui retire donc son caractère positif, autrement dit, l’abroge ; en la reconnaissant valable et en se soumettant à ses prescriptions, elle lui confère le caractère positif, autrement dit, elle lui donne vigueur. Le droit peut bien recevoir son contenu du législateur, c’est de la nation qu’il tiendra toujours sa vigueur. Quels que soient les pouvoirs du législateur, ils ne sont rien sans la soumission de la nation, si bien que le monarque tient encore d’elle sa compétence. C’est en ce sens que la nation est souveraine et que la coutume, directement créée par la nation, est supérieure au droit écrit. La coutume possède donc la valeur constitutionnelle puisqu’elle s’impose au législateur ordinaire ; elle s’impose même au législateur constituant qui, malgré son nom, n’est qu’un pouvoir constitué, et à ce titre mérite le nom de super-légalité constitutionnelle dont s’est servi M. Hauriou. Mais qu’on n’oublie pas que cette coutume supra-constitutionnelle est nécessairement conforme au droit positif, dont elle forme le degré supérieur, car deux règles contradictoires ne peuvent être en vigueur simultanément. Elle n’est pas un ensemble de principes de droit naturel, il est donc contradictoire d’y chercher, comme tant d’auteurs l’ont fait, des raisons de condamner le droit positif. La théorie de la coutume constitutionnelle, pour une partie de la doctrine, n’est guère qu’une invitation adressée au juge de résister à l’évolution du droit positif, de condamner au nom de principes supérieurs certaines réformes introduites en matière sociale ou fiscale. Mais la coutume ne peut pas davantage être contraire à une jurisprudence établie qu’elle ne peut l’être au droit positif, et, dans la mesure où on l’invoque contre celui-ci, on lui attribue un contenu qu’elle n’a pas. Si la coutume constitutionnelle perd, du fait de cette observation, sa valeur militante, elle n’en reste pas moins pour le juriste une notion essentielle, sans laquelle on ne peut comprendre ni connaitre la véritable structure de l’édifice juridique. Si, en effet, elle est toujours conforme au droit positif, elle peut contredire le droit écrit, précisément dans la mesure où celui-ci n’est pas appliqué. Elle peut aussi le suppléer. Et enfin, quand même elle le confirme, cette confirmation n’est pas sans effet, car elle renforce la valeur de la règle écrite, fait échapper celle-ci à la sphère de compétence du législateur ordinaire, pour l’élever jusqu’à la sphère de compétence coutumière. Document n°7 : Pierre AVRIL, Les Conventions de la Constitution, normes non écrites du droit politique, PUF, 1997, pp. 103-122 (extrait)

Du bon usage des conventions Parmi les réserves qu’est susceptible d’inspirer la réception des conventions par la doctrine française figurent l’imprécision des règles de ce type et le risque d’arbitraire qui s’attacherait à la qualification : n’est-il pas tentant de baptiser « conventions de la Constitution » toutes sortes de pratiques, d’usages, de traditions ou d’habitudes, et de faire entrer sous ce pavillon une marchandise hétéroclite ?

La raison de cette réticence paraît souvent moins conceptuelle que méthodologique ; elle tient à une certaine indifférence à l’égard de la réalité qui contraste avec l’attitude de l’internationaliste qui recense pour les analyser avec attention les actes et les déclarations des Etats, parce que c’est de leur pratique que naît le droit international. Pour le constitutionnaliste français, les comportements des principaux acteurs (du Président de la République au président de la commission des finances appliquant l’article 40C) sont volontiers renvoyés à l’univers de la « politique » et donc traités comme anecdotiques, alors qu’ils sont la première source de sa discipline et méritent toute son attention : sous ce rapport, il serait bien inspiré de suivre l’exemple de son homologue britannique pour lequel le caractère largement non écrit de la Constitution représente une puissante incitation à ne pas se réfugier derrière les textes. La Constitution réelle est sous nos yeux — encore faut-il la regarder.

Pour ceux qui sont attentifs à la pratique, la notion de convention n’en reste pas moins suspecte parce qu’ils redoutent qu’elle ne dissolve, en quelque sorte, le concept de Constitution dans une espèce de behaviourisme, dont le droit finirait par être absent. L’objection a du poids et mérite considération. Disons qu’elle appelle une grande rigueur dans le maniement de la notion, à la fois dans la définition de ses rapports avec le droit (ce que l’on fera au chapitre suivant) et dans l’usage de la qualification.

A cet effet, il convient de s’en tenir à la stricte notion de norme non écrite et, à titre heuristique (faute de critères théoriques nationaux), de vérifier que sont remplies les conditions formulées par la doctrine britannique. Or les auteurs français qui ont eu recours à la notion de convention ne se sont pas toujours souciés de s’assurer que les pratiques visées répondaient aux exigences minimales requises.

1 / Pour commencer, il faut que l’on soit en présence de normes qui ne soient pas écrites. La condition parait tomber sous le sens, mais on a par exemple fait figurer, sous l’appellation de « conventions culturelles », le principe en vertu duquel tout département, quelle que soit sa population, est représenté par deux députés au moins ; or il est patent qu’il s’agit de dispositions qui figurent dans le Code électoral et qui, étant écrites, ne ressortissent pas à la catégorie des

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conventions : c’est un principe dont la permanence à travers les régimes ne change pas la nature, car il ne faut pas confondre avec la norme ce qui est en amont de celle-ci et qui relève de la tradition — pourquoi ne pas qualifier aussi, pendant qu’on y est, la règle du septennat de « convention » ? Dans le même registre des « conventions culturelles », on a mentionné à ce titre le cumul des mandats, bien que celui-ci relève d’une habitude qui ne présente aucun caractère normatif ; avant d’être réglementé, il s’inscrivait plutôt dans l’équilibre du système politico-administratif français traditionnel, que Maurice Hauriou caractérisait par « l’alliance du pouvoir administratif et du pouvoir politique » et par ce qu’il désignait comme « le syndicat du préfet et des hommes politiques du département » ; initialement en rapport avec la centralisation, la pratique demeure associée aux contraintes du scrutin uninominal qui incite à l’enracinement local et à la très forte incitation que le sort réservé aux parlementaires par la Vème République conduit à se replier sur leur circonscription.

Si le délai qu’observe le Président de la République avant de promulguer une loi pour ne pas empêcher une éventuelle saisine du Conseil constitutionnel, fait effectivement figure de « conventions complémentaires », on ne peut qualifier ainsi l’existence des commissions parlementaires ; elles n’étaient pas mentionnées en 1875 ni en 1946 dans les textes constitutionnels, mais elles étaient depuis longtemps prévues par les règlements des assemblées, de même que la procédure des questions orales a été introduite dans le règlement du Conseil de la République en 1949 comme on a eu l’occasion de le rappeler plus haut, Il s’agit donc de dispositions écrites qui ne présentent aucun caractère conventionnel.

2 / En second lieu, la norme doit en être une, et satisfaire pour cela au test de Jennings5. La prétendue « règle » de la IIIème République selon laquelle un Président ne briguerait jamais un second mandat (interdiction qui n’aurait été méconnue que par Albert Lebrun en 1939 en raison de la situation internationale), manque de consistance : les mésaventures de Jules Grévy après sa réélection en 1886 (qui est omise) ne permettent pas de tirer une telle conclusion, compte tenu de l’âge avancé de la plupart des locataires de l’Élysée et du caractère inconvenant d’une occupation répétée des lieux à la porte desquels attendaient de quasi-retraités — ceux qui disposaient encore de quelque force reprenaient volontiers du service actif, mais à Matignon, comme Poincaré ou Doumergue, parce qu’ils avaient souffert des frustrations qu’engendrait la « magistrature suprême ».

Dans sa très intéressante thèse précitée, Jean Rossetto a recherché les pratiques susceptibles d’être qualifiées de conventions de la Constitution, et il en a retenu à bon droit un certain nombre que l’on a évoquées plus haut ; d’autres exemples apparaissent plus problématiques.

C’est ainsi que la pratique des décrets-loi sous la IIIème République satisfait incontestablement à la première question de Jennings (les précédents sont nombreux) et à la troisième (l’impuissance du Parlement motivait ces abdications du législateur), mais le sentiment d’obligation semble faire défaut dans la mesure où de tels expédients ne cessaient d’être contestés, non seulement par la doctrine, mais par les acteurs eux-mêmes (…). On est donc là encore plutôt sur le terrain des aménagements circonstanciels, combinés cette fois avec une justification juridictionnelle, plutôt que sur celui des conventions.

Document n° 8 - Yves GAUDEMET et Jacques ROBERT, Le Monde, 18 avril 1986

5 Note pédagogique : pratiquement, pour savoir si une convention de la Constitution existe, il faut appliquer le "test de Jennings" qui revient à se poser trois questions : 1) "Quels sont les précédents ? 2) "Dans ces précédents, les acteurs se croyaient-ils liés par une règle?" 3) Y -a-t-il une raison à la règle ?"

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I. Quel gardien de la Constitution ? Document n° 1 : Carl SCHMITT, « Théorie de la Constitution », trad. L.DEROCHE, préf. O. BEAUD, PUF, 1993, p.256 s. Document n° 2 : Hans KELSEN, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP 1928, p. 197 s. II. Le débat révolutionnaire sur le choix du gardien

•   L’institutionnalisation d’un « moyen légal de réclamer » Document n°3: CONDORCET présentant son projet de Constitution devant la Convention (15 et 16 février 1793)

•   Le refus d’une assemblée « conservatrice de la Constitution » : l’exemple du jury constitutionnaire proposé par SIEYES et critiqué par THIBAUDEAU

Document n° 4 : L’intervention de THIBAUDEAU devant la Convention, 2 et 24 Thermidor An III III. Le choix du gardien : les citoyens, le chef de l’Etat, une assemblée élue, un juge constitutionnel Document n° 5 : La Constitution du 3 septembre 1791. Document n° 6 : La Constitution du 22 Frimaire an VIII (13 décembre 1799). Document n° 7 : La Constitution du 4 novembre 1848, la IIème République. Document n° 8 : La Constitution du 27 octobre 1946, la IVème République. Document n° 9 : La Constitution du 4 octobre 1958, la Vème République. Document n°10 : Dominique ROUSSEAU, Question prioritaire de constitutionnalité ; Vive la QPC ! La quoi ?, Gazette du Palais, 26 janvier 2010 n° 26, p. 13 s. IV. Dissertation : La Constitution doit-elle avoir plusieurs gardiens ?

FICHE N°3 – LES GARDIENS DE LA CONSTITUTION

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I. La controverse doctrinale : quel gardien de la Constitution ?

Document n° 1 : Carl SCHMITT6, « Théorie de la Constitution », trad. L.DEROCHE, PUF, 1993, p.256 s. Pour déterminer si une loi ou un décret est compatible avec les dispositions des lois constitutionnelles, on peut prévoir une procédure juridictionnelle spéciale où décide un tribunal qualifié de "Cour de justice" (Staatsgerichtshof) ou de "Cour constitutionnelle" (Verfassungsgerichtshof). (…) D’après l’art. 1 d’un projet de loi sur le contrôle de constitutionnalité des lois et décrets du Reich, le Staatsgerichtshof tranche pour le Reich allemand les doutes et les divergences d'opinions sur une éventuelle « contradiction d'une disposition du droit du Reich avec la constitution du Reich ». Reichstag, Reichsrat ou gouvernement du Reich peuvent saisir le Staatsgerichtshof. R. Grau distingue entre une véritable Cour de justice (Staatsgerichtshof), qui « est convoquée pour distinguer le bon grain de l'ivraie.... dans l'indépendance du juge envers les facteurs politiques », et une Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof), qui « a à trancher en général à la place des autres tribunaux pour les problèmes de droit constitutionnel, en qualité de tuteur de la constitution ». Dans le cas du Reich allemand, on pourrait naturellement prescrire -et ceci même par une loi de révision constitutionnelle- que n'importe quelle autorité, association ou même n'importe quel citoyen aurait la possibilité de provoquer une décision d'un tribunal sur l'éventuelle incompatibilité d'une loi ou d'un décret avec des dispositions de la constitution de Weimar. Devant l'abondance des cas douteux qu'engendrent les dispositions particulières des lois constitutionnelles de Weimar, il semble naturel de recommander la création d'une cour appelée à décider de l'interprétation de la constitution. Rudolf Gneist avait déjà émis la même opinion, présentée comme une condition de l'Etat de droit face à l'ambiguïté des anciennes constitutions de la monarchie constitutionnelle. Mais une telle Cour de justice, décidant de tous les conflits d'interprétation des lois constitutionnelles, serait en réalité une instance de haute politique, puisqu'elle aurait à trancher aussi -et surtout- ces doutes et divergences d'opinions qui résultent des particularités du compromis dilatoire de façade et devrait en fait prendre la décision de fond qui avait été ajournée par le compromis. Rien que pour cette raison, il serait impossible actuellement dans le Reich allemand de se passer d'une loi de révision constitutionnelle selon l'art. 76 RV pour instaurer une telle cour. Distinguer ici les problèmes juridiques et les problèmes politiques, supposer qu'une affaire de droit public (staatsrechtlich) pourrait être dépolitisée - c'est-à-dire en fait « désétatisée » (entstaatlichen)- est une fiction douteuse. Anschütz veut confier à une Cour de justice pour le Reich allemand le soin de trancher tous les conflits sur l'interprétation et l'application de la constitution du Reich, mais pense qu' « il va de soi » que le tribunal ne doit trancher que des problèmes juridiques, par opposition aux problèmes politiques. Selon ses propres mots, « je ne crois pas qu'il y ait davantage à dire sur ce point ». Je crains que ce ne soit à ce point que le problème commence. De ce fait, à la place d'un tribunal avec son apparence de « juridictionnalité », une instance politique décide plus honnêtement, comme un « Sénat » à la façon des constitutions napoléoniennes qui prévoyaient « un Sénat conservateur » pour protéger la constitution (…). On rencontre sinon le danger de voir surgir, au lieu d'une « juridicisation » (Juridifizierung) de la politique, une « politisation » (Politisierung) de la justice qui saperait le prestige de la justice.

Document n° 2 : Hans KELSEN, « La garantie juridictionnelle de la Constitution », RDP 1928 L’annulation de la loi se produit essentiellement en application des normes de la Constitution. La libre création qui caractérise la législation fait ici presque complètement défaut. Alors que le législateur n’est lié par la Constitution que relativement à sa procédure, d’une façon exceptionnelle seulement quant au contenu des lois qu’il doit édicter et seulement par des principes ou directions générales, l’activité du législateur négatif au contraire, de la juridiction constitutionnelle, est absolument déterminée par la Constitution. Et c’est précisément par-là que sa fonction ressemble à celle de tout autre tribunal en général ; elle est principalement application, dans une faible mesure seulement création du droit ; elle est par suite véritablement juridictionnelle. Ce sont donc les mêmes principes essentiels qui entrent en ligne de compte pour sa constitution que pour l’organisation des tribunaux ou des organes exécutifs. On ne peut pas à cet égard proposer une solution uniforme pour toutes les Constitutions possibles : l’organisation de la juridiction constitutionnelle devra se modeler sur les particularismes de chacune d’entre elles. Voici cependant quelques considérations de portée et valeur générales : le nombre de ses membres ne devra pas être trop élevé, étant donné que c’est sur des questions de droit qu’elle est appelée essentiellement à se prononcer, qu’elle doit remplir une mission purement juridique d’interprétation de la Constitution. Parmi les modes de recrutement particulièrement typiques, on ne saurait prôner sans réserves ni la simple élection par le Parlement, ni la nomination exclusive par le chef de l’Etat ou par le Gouvernement. Peut-être pourrait-on les combiner, en faisant par exemple élire les juges par le Parlement sur présentation du gouvernement, qui aurait à désigner plusieurs candidats pour chacun des sièges à occuper, ou inversement. Il est de la plus grande importance d’accorder dans la composition de la juridiction constitutionnelle une place adéquate aux juristes de profession. On pourrait y arriver par exemple en accordant aux Facultés de Droit

6 6La contribution de Carl Schmitt au droit constitutionnel a fait l’objet de controverses, du fait de la compromission de cet auteur avec le régime nazi. Nous paraphrasons ainsi, une partie de la préface à sa Théorie de la Constitution, écrite par O. Beaud, pour essayer de donner au lecteur des éléments de réflexion par rapport à ce penseur allemand. Au milieu des années trente, aux yeux des juristes français, Schmitt fait figure de principal juriste-théoricien du III Reich et plus précisément du nazisme. En effet, le penseur allemand s’est affilié au parti nazi dès 1933 et joua un rôle important dans la scène juridique et politique du III Reich (président de l'Union des juristes nationaux-socialistes, rédacteur en chef du Deutsche Juristen-Zeitung). Cette réception, sous le drapeau du nazisme, contribue à discréditer pour longtemps cet auteur. Ce n’est que très récemment que Schmitt a fait une réapparition dans la doctrine juridique française, grâce au travail de certains commentateurs qui cherchent à passer outre l’étiquette de penseur sulfureux et nazi pour essayer d’analyser l’influence et la portée de l’œuvre de Schmitt au droit constitutionnel. On lit donc au dos de l’édition française de la Théorie de la Constitution :« Carl Schmitt (1888-1985) fut professeur de droit public à Bonn, puis à Berlin sous la République de Weimar. Sa compromission avec le régime nazi le priva de sa chaire pendant la deuxième partie de sa vie, qu’il mena retiré à Plettenberg. Cet ouvrage d’un jeune et brillant professeur de la République de Weimar, publié en 1928, traduit en français en 1993, est l’un des grands textes de la littérature constitutionnelle et politique dont l’analyse devrait susciter l’intérêt de tous ceux qui examinent les problèmes épineux de la démocratie et du libéralisme ».

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ou à une commission commune de toutes les Facultés de Droit du pays un droit de présentation pour une partie au moins des sièges, ou encore en accordant au tribunal lui-même le droit de faire une présentation pour chaque siège venant à vaquer ou de les pourvoir par élection, c’est-à-dire par cooptation ? Le tribunal a en effet le plus grand intérêt à renforcer lui-même son autorité en appelant à lui des spécialistes éminents. Il est également important d’exclure de la juridiction constitutionnelle les membres du Parlement ou du Gouvernement, puisque ce sont précisément leurs actes qu’elle doit contrôler. Il est aussi difficile qu’il serait désirable d’écarter toute influence politique de la jurisprudence de la juridiction constitutionnelle. On ne peut nier que les spécialistes peuvent aussi – consciemment ou inconsciemment – se laisser déterminer par des considérations politiques. Si ce danger est particulièrement grand, il est préférable d’accepter, plutôt qu’une influence occulte et par la suite incontrôlable des partis politiques, leur participation légitime à la formation du tribunal, par exemple en faisant pourvoir une partie des sièges par voie d’élections par le Parlement, compte tenu de la force relative des partis. Si les autres sièges sont attribués à des spécialistes, ceux-ci peuvent tenir beaucoup plus compte des considérations purement techniques, parce qu’alors leur conscience politique est déchargée par la collaboration des membres appelés à la défense des intérêts proprement politiques. II. Le débat révolutionnaire sur le choix du gardien

•   L’institutionnalisation d’un « moyen légal de réclamer »

Document n° 3 : CONDORCET présentant son projet de Constitution devant la Convention (1793) « Faut-il que pour toutes les lois il soit ouvert au peuple un moyen légal de réclamation, qui nécessite un nouvel examen de la Loi ? Faut-il que le peuple ait un moyen légal et toujours ouvert de parvenir à la réforme d’une Constitution qui lui paraîtrait avoir violé ses droits ? (…) Dans un moment où aucune loi n’a pour elle le sceau de l’expérience et l’autorité de l’habitude, où le Corps législatif ne peut borner ses fonctions à quelques réformes, et au perfectionnement de détail d’un code de lois déjà cher aux citoyens ; dans un temps où cette défiance vague, cette inquiétude active, suite nécessaire d’une révolution, n’a pu encore se calmer, nous avons pensé qu’une réponse affirmative à ces questions était la seule qui convînt au peuple français, la seule qu’il pût vouloir entendre. (…) Des réclamations partielles et spontanées, des réunions volontaires et privées, prenant à leur gré un caractère public, qu’elles ne tiennent pas de la loi, des assemblées municipales ou de la section, se transforment en assemblées primaires, voilà ce que nous avons voulu remplacer par des réclamations régulières et légales, par des assemblées convoquées au nom de la loi, et exerçant, suivant les formes légalement établies, des fonctions précises et déterminées. (…) Une déclaration des droits adoptée par le peuple, cette exposition des conditions auxquelles chaque citoyen se soumet à entrer dans l’association nationale des droits qu’il reconnaît dans tous les autres, cette limite posée par la volonté générale aux entreprises des autorités sociales, ce pacte que chacune d’elles s’engage à maintenir à l’égard des individus, est encore un puissant bouclier pour la défense de la liberté, pour le maintien de l’Égalité, et en même temps un guide sûr pour diriger les citoyens dans leurs réclamations ; c’est là qu’ils peuvent voir si une loi est contraire aux obligations que la société entière contracte à l’égard des individus, si une autre loi n’est pas un des devoirs des dépositaires de la volonté commune, si la Constitution actuelle offre une garantie suffisante des droits reconnus par elle ; car autant il serait dangereux que le peuple ne déléguât point la direction de ses intérêts, autant il le serait aussi qu’il abandonnât à d’autres mains la conservation de ses droits. (…) Le renouvellement très fréquent des corps législatifs, les réclamations que le peuple pourra faire contre les lois qu’il jugera contraires à sa liberté, le changement immédiat des assemblées qui refuseraient d’écouter sa voix, sont des préservatifs suffisants contre les projets d’usurpation de pouvoir, contre les systèmes destructeurs de la liberté que l’on pourrait craindre d’une seule assemblée, source unique de tous les pouvoirs sociaux ».

•   Le refus d’une assemblée « conservatrice de la Constitution » : l’exemple du jury constitutionnaire proposé par SIEYES et critiqué par THIBAUDEAU

Document n° 4 : L’intervention de THIBAUDEAU devant la Convention, 2 et 24 Thermidor An III [extrait]

Le 2 thermidor An III : « Sieyès place le Jury constitutionnaire, qu’il charge de veiller à ce que les institutions qui lui sont inférieures ne portent point atteinte à la constitution. Nous n’avons pas ce Jury dans notre [projet], mais nous y avons suppléé en ordonnant au pouvoir exécutif de ne pas exécuter les lois dans la création desquelles on n’aurait pas suivi les formes constitutionnelles. » Opinion sur le jury constitutionnaire - 24 thermidor an III : « Témoins des maux sans nombre qu’a versés sur la France la confusion de tous les pouvoirs, nous cherchons les moyens les plus capables de les maintenir tous dans les bornes qui leur sont prescrites. C’est dans cette intention qu’on vous a prescrit le Jury constitutionnaire. On ne lui déléguait (…) que la mission spéciale de prononcer sur les plaintes en violation de la constitution, qui seraient portées contre les décrets de la législature. (…) Cette institution (…) me paraît contraire au but que l’on se propose et nuisible aux intérêts de mon pays, je crois devoir vous soumettre mes réflexions. Il n’y a que la séparation des pouvoirs et leur indépendance qui constituent la liberté. Cette vérité est trop généralement reconnue pour avoir besoin d’être démontrée ici. (…) Tous les publicistes ont bien senti que c’était là le problème le plus difficile à résoudre en politique. Si on examine le résultat de leurs recherches, on verra qu’ils ont trouvé deux sortes de moyens de contenir les pouvoirs, les uns qui leur sont extérieurs, les autres qui leur sont inhérents. Parmi les premiers on peut classer l’appel au peuple, des censeurs ou tout autre corps établi pour juger les infractions à la Constitution. Le peuple étant la seule source de toute autorité légitime, et sa volonté seule pouvant établir la charte constitutionnelle, il paraitrait plus conforme aux principes de recourir à lui pour juger les usurpations réciproques des pouvoirs, et les atteintes portées à la constitution. Mais on sait combien il serait dangereux, ou au moins illusoire, de soumettre des questions constitutionnelles à la décision d’une grande nation : ce sont des épreuves qu’on ne tente pas souvent sans compromettre l’ordre social et la tranquillité publique. (….) Je ne conseillerai de recourir à cette mesure que lorsqu’il y aura une nation de philosophes. (…) Voyons maintenant si un corps institué

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au-dessus des pouvoirs publics, pour examiner leurs actes comme on le propose, est capable de garantir leur indépendance et l’intégrité de la constitution, et je me fais sur-le-champ cette question : si le jury constitutionnaire dont les fonctions seront déterminées par la constitution, en passe les limites, qui est-ce qui réprimera son usurpation ? (…) Examinons en effet le jeu de ce jury constitutionnaire, autant qu’il est possible toutefois de le présumer. Le Conseil des Cinq Cents a seul le droit de proposer les lois (…). S’il fait une proposition attentatoire à la constitution, le Conseil des Anciens est là pour la rejeter. Le jury constitutionnaire est donc inutile. Le Conseil des Anciens ne peut délibérer que sur une proposition du Conseil des Cinq Cents, il ne peut que l’adopter ou la rejeter, dire oui ou non ; on ne voit point encore ici l’utilité du jury constitutionnaire. Dans le plan de Sieyès, le Directoire exécutif peut réclamer en inconstitution ; mais que fera-t-il de ce droit ? Il ne l’exercera que dans le cas où les deux conseils se seraient accordés pour violer un article de la constitution. Mais (…) croirait-on que dans ce cas le jury constitutionnaire, réduit à un rôle très passif, aurait assez de puissance pour réprimer cette violation, et assez de force pour donner gain de cause au Directoire ? (…) Alors, au lieu d’une garantie, vous auriez institué un ordre des choses perpétuellement convulsif, et la liberté périrait dans des agitations sans cesse renaissantes. (…) Espère-t-on d’ailleurs que le jury resterait impartial dans ces luttes des pouvoirs ? Ne serait-il pas naturellement entraîné vers l’un d’eux par la corruption, par les intrigues et la séduction dont il serait environné, ou par ses propres passions ? (…) Alors ne pourrait-il pas affaiblir l’autorité des autres et modifier à son gré la Constitution ? (…) Les juges s’ennuient de ne pas juger, et l’établissement d’un tribunal permanent entretient l’envie de plaider, et le nombre des procès augmente. Ce plaideur est d’ailleurs tout trouvé dans le plan de la commission [des onze], c’est le Directoire à qui on donne un délai de cinq jours pour réclamer contre les actes du Corps législatif. (…) Dans le système Sieyès, c’est bien pis encore : chaque citoyen pouvant se pourvoir en inconstitution, le jury constitutionnaire pourra très facilement connaître de tous les actes du corps législatif, et ainsi s’évanouit la faible barrière qu’on avait cru mettre à son ambition, en lui interdisant de se prononcer spontanément. Sieyès introduit encore une sorte de pétitionnaire qui m’effraie bien plus que les autres ; c’est la minorité des conseils qu’il admet à se plaindre devant le jury des actes de la majorité, c’est la première fois que l’on propose d’établir une institution aussi contraire aux principes, aussi favorable aux factions, aussi destructive de l’ordre social ; elle ne pourrait convenir qu’à un peuple chez lequel il serait convenu que c’est la minorité qui a toujours raison et qui doit faire la loi. (…) ce pouvoir monstrueux serait tout dans l’Etat, et en voulant donner un gardien aux pouvoirs publics, on leur donnerait un maître qui les enchainerait pour les garder plus facilement. (…) C’est donc courir après une perfection chimérique, que de vouloir donner des gardiens à une constitution, et des surveillants aux pouvoirs constitués supérieurs. Les gardiens les plus sûrs et les plus naturels de toute constitution sont les corps dépositaires des pouvoirs, ensuite tous les citoyens. Les corps défendent la constitution en défendant leurs prérogatives et les droits qu’elle leur attribue. Ainsi pour prévenir la confusion ou l’usurpation des pouvoirs, il faut donner à ceux les exercent des moyens suffisants pour résister aux tentatives dirigées contre eux, qu’ils soient forcés de se respecter mutuellement par le sentiment de leur force et de leur dignité. (…) On appellera cela, si l’on veut, de l’équilibre. (…) On attache aujourd’hui trop peu d’importance à la division du corps législatif. Ceux qui, dans l’Assemblée constituante, voulaient affermir la monarchie, pensaient qu’il n’y avait que cette division qui pût la garantir ; je la considère aussi comme la seule garantie raisonnable et possible d’une constitution républicaine, de toute constitution ; c’est elle qui empêchera les erreurs, la précipitation et l’enthousiasme auquel une assemblée est entraînée par l’impression subite d’un discours éloquent, ou d’événements souvent préparés ; c’est elle qui atténuera l’esprit de faction, qui préservera des effets funestes de la paresse, de l’irréflexion ou de la terreur ; c’est elle qui mettra un terme à la mobilité de la législation, cette source malheureusement trop féconde des maux qui affligent la patrie. (…) » III. Le choix du gardien : les citoyens, le chef de l’Etat, une assemblée élue, un juge constitutionnel

Document n° 5 : La Constitution du 3 septembre 1791 [extrait] Titre premier - Dispositions fondamentales garanties par la Constitution

(…)Il sera établi des fêtes nationales pour conserver le souvenir de la Révolution française, entretenir la fraternité entre les citoyens, et les attacher à la Constitution, à la Patrie et aux lois.

Chap. III- De l’exercice du pouvoir exécutif / Section III. - De la sanction royale. Art. 1. - Les décrets du Corps législatif sont présentés au roi, qui peut leur refuser son consentement. Art. 3. - Le consentement du roi est exprimé sur chaque décret par cette formule signée du roi : Le roi consent et fera exécuter. - Le refus suspensif est exprimé par celle-ci : Le roi examinera. Art. 6. - Les décrets sanctionnés par le roi, et ceux qui lui auront été présentés par trois législatures consécutives, ont force de loi, et portent le nom et l'intitulé de lois.

Chap. V Du pouvoir judiciaire Art. 3. - Les tribunaux ne peuvent, ni s'immiscer dans l'exercice du Pouvoir législatif, ou suspendre l'exécution des lois, ni entreprendre sur les fonctions administratives, ou citer devant eux les administrateurs pour raison de leurs fonctions.

Titre VII - De la révision des décrets constitutionnels Art. 8.- (…) L'Assemblée nationale constituante remet le dépôt [de la Constitution] à la fidélité du Corps législatif, du roi et des juges, à la vigilance des pères de famille, aux épouses et aux mères, à l'affection des jeunes citoyens, au courage de tous les Français. (…)

Document n° 6 : La Constitution du 22 Frimaire an VIII (13 décembre 1799) – Le Consulat [extrait] Titre II - Du Sénat conservateur [de la Constitution]

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Art. 21. -[Le Sénat conservateur] maintient ou annule tous les actes qui lui sont déférés comme inconstitutionnels par le Tribunat ou par le gouvernement : les listes d'éligibles sont comprises parmi ces actes.

Titre III - Du pouvoir législatif Art. 28. - Le Tribunat discute les projets de loi ; il en vote l'adoption ou le rejet. - Il envoie trois orateurs pris dans son sein, par lesquels les motifs du vœu qu'il a exprimé sur chacun de ces projets sont exposés et défendus devant le Corps législatif. - Il défère au Sénat, pour cause d'inconstitutionnalité seulement, les listes d'éligibles, les actes du Corps législatif et ceux du gouvernement. Art. 37. - Tout décret du Corps législatif, le dixième jour après son émission, est promulgué par le Premier consul, à moins que, dans ce délai, il n'y ait eu recours au Sénat pour cause d'inconstitutionnalité. Ce recours n'a point lieu contre les lois promulguées.

Proclamation des Consuls de la République du 24 frimaire an VIII (15 décembre 1799) Art. 54. - Le Sénat règle par un sénatus-consulte organique, - 1° La constitution des colonies ; - 2° Tout ce qui n'a pas été prévu par la Constitution, et qui est nécessaire à sa marche ; - 3° Il explique les articles de la Constitution qui donnent lieu à différentes interprétations.

Document n° 7 : La Constitution du 4 novembre 1848, la IIème République [extrait] Art. 51. - [Le Président de la République] ne peut céder aucune portion du territoire, ni dissoudre ni proroger l'Assemblée nationale, ni suspendre, en aucune manière, l'empire de la Constitution et des lois. Art. 110. - L'Assemblée nationale confie le dépôt de la présente Constitution, et des droits qu'elle consacre, à la garde et au patriotisme de tous les Français.

Document n° 8 : La Constitution du 27 octobre 1946, la IVème République [extrait] Titre XI - De la révision de la Constitution

Art. 91. - Le Comité constitutionnel est présidé par le président de la République. Il comprend le président de l'Assemblée nationale, le président du Conseil de la République, sept membres élus par l'Assemblée nationale au début de chaque session annuelle à la représentation proportionnelle des groupes, et choisis en dehors de ses membres, trois membres élus dans les mêmes conditions par le Conseil de la République. Le Comité constitutionnel examine si les lois votées par l'Assemblée nationale supposent une révision de la Constitution. Art. 92. - Dans le délai de promulgation de la loi, le Comité est saisi par une demande émanant conjointement du président de la République et du président du Conseil de la République, le Conseil ayant statué à la majorité absolue des membres le composant. Le Comité examine la loi, s'efforce de provoquer un accord entre l'Assemblée nationale et le Conseil de la République et, s'il n'y parvient pas, statue dans les cinq jours de la saisie. Ce délai est ramené à deux jours en cas d'urgence. Il n'est compétent que pour statuer sur la possibilité de révision des dispositions des titres Ier à X de la présente Constitution. Art. 93. - La loi qui, de l'avis du Comité, implique une révision de la Constitution est renvoyée à l'Assemblée nationale pour nouvelle délibération. Si le Parlement maintient son premier vote, la loi ne peut être promulguée avant que la présente Constitution n'ait été révisée dans les formes prévues à l'article 90. Si la loi est jugée conforme aux dispositions des titres Ier à X de la présente Constitution, elle est promulguée dans le délai prévu à l'article 36, celui-ci étant prolongé de la durée des délais prévus à l'article 92 ci-dessus.

Document n° 9 : La Constitution du 4 octobre 1958, la Vème République [extrait] Art. 5. - Le Président de la République veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État. Il est le garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités. Art. 61. - Les lois organiques, avant leur promulgation, les propositions de loi mentionnées à l'article 11 avant qu'elles ne soient soumises au référendum, et les règlements des assemblées parlementaires, avant leur mise en application, doivent être soumis au Conseil constitutionnel qui se prononce sur leur conformité à la Constitution. Aux mêmes fins, les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale, le président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs. (…) Art. 61-1. - Lorsque, à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu'une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé. Une loi organique détermine les conditions d'application du présent article.

Document n° 10 : Dominique ROUSSEAU, Question prioritaire de constitutionnalité ; Vive la QPC ! La quoi ?, Gazette du Palais, 26 janvier 2010 n° 26, p. 13 s.

QPC : question prioritaire de constitutionnalité. Ce sigle résonne bizarrement et manque assurément d'élégance. Il va pourtant s'imposer rapidement dans les cabinets d'avocats, les salles d'audience, les revues de jurisprudence et les programmes d'enseignement. Bref, dans toutes les professions du droit. De quoi s'agit-il en effet ? De la possibilité pour tout justiciable de soulever devant son juge la question de la constitutionnalité de la loi applicable au litige dont il est partie. Et, si le juge est convaincu du bien-fondé de la question, il doit surseoir à statuer et la transmettre à sa Cour suprême qui décide de saisir ou non le Conseil constitutionnel. En cas de saisine, tout repose sur le Conseil : ou il juge la loi conforme à la constitution et le procès reprend devant la juridiction de base, ou il la juge contraire à la constitution et la loi est abrogée provoquant l'arrêt définitif du procès. L'affaire est donc importante. La QPC est un nouveau moyen à la disposition des justiciables et un moyen considérable puisqu'il détermine et conditionne la poursuite et l'issue du procès. Il est en conséquence de la responsabilité professionnelle des avocats

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d'élaborer désormais leur stratégie en discutant avec leur client de l'intérêt de faire valoir ce moyen devant le juge. Et ce, quelle que soit l'affaire litigieuse. Si un procès a pour objet un marché public, l'atteinte éventuelle au principe constitutionnel d'égal accès devant la commande publique peut être soulevée ; s'il a pour objet une disposition fiscale, peut être soulevée par le justiciable l'atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques ou/et au principe de non rétroactivité ; s'il a pour objet une disposition pénale, l'atteinte aux principes de nécessité, de proportionnalité et d'adéquation des peines ; s'il a pour objet une disposition sociale, l'atteinte aux principes de dignité de la personne humaine ou/et de protection de la santé ou/et de sécurité matérielle ou/et du droit des individus et des familles à bénéficier des conditions nécessaires à leur développement ; s'il a pour objet une affaire environnementale, l'atteinte au principe de précaution... Depuis la fameuse décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 (1) qui a accordé une valeur constitutionnelle, c'est-à-dire, supérieure à la loi, à la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946 et le développement de la saisine parlementaire à partir de 1974, les principes constitutionnels, les droits et libertés garantis par la constitution irriguent toutes les activités humaines et sociales. Au fil des décisions du Conseil et en presque quarante ans, s'est ainsi produite une constitutionnalisation des branches du droit. Ou, pour le dire autrement, le droit privé et le droit public sont aujourd'hui « branchés » sur les principes énoncés dans les Déclarations des droits et la constitution au point qu'il est devenu commun de parler d'un droit constitutionnel pénal, d'un droit constitutionnel des contrats, d'un droit constitutionnel fiscal, d'un droit constitutionnel de l'entreprise, d'un droit constitutionnel des personnes, d'un droit constitutionnel local... Sans doute, beaucoup l'ignore encore. Mais la raison en est simple : puisque le justiciable ne pouvait invoquer l'inconstitutionnalité de la loi lors d'un procès judiciaire ou administratif, il n'était utile ni pour son avocat ni pour son juge de connaître la jurisprudence constitutionnelle. Or, c'est précisément cela qui va changer le 1er mars 2010 : avocats et juges auront un intérêt professionnel à connaître cette jurisprudence car une affaire civile, pénale, fiscale, environnementale ne pourra plus être appréhendée seulement dans sa dimension civile, pénale, fiscale ou environnementale ; elle devra l'être aussi dans sa dimension constitutionnelle puisqu'il pourra être de l'intérêt du justiciable que soit soulevé le moyen de l'argument constitutionnel. Pour décider de cet intérêt, l'avocat conduit avec son client un raisonnement juridique dont les trois étapes sont définies par la loi organique du 10 décembre 2009 et éclairées par la décision du Conseil constitutionnel du 3 décembre 2009. D'abord, identifier la disposition législative dont la constitutionnalité est discutée. Si, en effet, la question peut être soulevée à l'encontre de toute loi quelle que soit sa date d'adoption, la critique ne peut être dirigée contre l'ensemble de la loi mais seulement la ou les dispositions applicables au litige ou à la procédure ou qui constituent le fondement des poursuites. Il convient donc pour l'avocat de s'assurer que la disposition contestée n'est pas marginale ou périphérique mais centrale pour l'intelligence du procès et que ce dernier ne peut en conséquence se poursuivre sans qu'ait été résolue la question de sa constitutionnalité. Ensuite, confronter cette disposition à la jurisprudence constitutionnelle. La loi organique interdisant, en effet, que soit contestée une disposition qui a déjà été déclarée conforme à la constitution dans le cadre du contrôle a priori, il revient à l'avocat de rechercher si un précédent existe et s'il est, le cas échéant, susceptible de bloquer ou non la recevabilité du moyen d'inconstitutionnalité. L'examen devra être d'autant plus minutieux que la loi organique a prévu une exception : même si le Conseil a déjà rendu une décision sur la disposition contestée, la question de constitutionnalité peut être soulevée en cas de « changements de circonstances » ; et le Conseil a précisé que cette notion comprenait aussi bien les changements de circonstances de droit – une révision de la constitution postérieure à la décision du Conseil, par exemple – que les changements de circonstances de fait – une évolution des techniques dans le domaine biologique, par exemple. Enfin, apprécier le caractère sérieux de l'atteinte portée par la disposition législative à tel ou tel droit garanti par la constitution. Si, en effet, le justiciable peut vouloir « faire feu de tout bois », il revient à l'avocat de... « faire la part du feu » en évaluant, au regard de la jurisprudence constitutionnelle française ou/et européenne et de ses évolutions possibles, la pertinence des arguments constitutionnels soulevés contre la disposition législative litigieuse. Mais le travail de l'avocat ne s'arrête pas là. En admettant que les trois conditions de la recevabilité de la QPC soient réunies, il lui faut apprécier l'intérêt respectif du moyen de constitutionnalité et du moyen de conventionnalité. Souvent, en effet, un droit garanti par la constitution est aussi un droit garanti par la Convention européenne des droits de l'homme ; le choix entre l'une ou l'autre voie se posera donc régulièrement. Sans doute, la tentation peut être grande de soulever devant le juge les deux moyens ; mais, dans cette hypothèse, la loi organique fait obligation au juge d'examiner en priorité le moyen de constitutionnalité. Le choix entre l'un ou l'autre moyen dépendra, évidemment, des données de chaque affaire et de la qualité du justiciable - personne physique, société... Mais, pour se déterminer, l'avocat devra évaluer les avantages et les inconvénients de chacun des deux moyens à partir de trois éléments : le moyen de conventionnalité peut être jugé directement par le tribunal, le moyen de constitutionnalité entraîne le sursis à statuer ; le moyen de conventionnalité subit une longue incertitude jusqu'à la décision de la Cour de Strasbourg, le moyen de constitutionnalité est définitivement tranché en neuf mois ; le moyen de conventionnalité admis entraîne la non-application de la loi au cas d'espèce, le moyen de constitutionnalité l'abrogation erga omnes de la loi. Sans prétendre proposer une solution transposable à tous les procès, il pourrait être sage de soulever d'abord le moyen de constitutionnalité, d'attendre qu'il soit tranché par le Conseil constitutionnel et, en cas d'échec, de soulever alors le moyen de conventionnalité. Ce qui serait conforme à la décision du Conseil qui, le 3 décembre 2009, juge que la priorité ne restreint pas la compétence de la juridiction saisie de veiller, « après avoir appliqué les dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité, au respect et à la supériorité sur les lois des traités et des normes de l'Union européenne ». Si, au terme de cette analyse, l'avocat choisit de soulever la QPC, il doit non pas l'indiquer dans ses conclusions mais, précise la loi organique, rédiger « un écrit distinct et motivé ». Dans cet écrit, il expose de manière argumentée les trois conditions – le lien, l'absence de précédent ou les changements de circonstances et le caractère sérieux du moyen – de la recevabilité de la QPC. Car, évidemment, le but de cet écrit est de convaincre le juge de la pertinence du moyen et donc de la nécessité de sa transmission à sa Cour suprême. Cette dernière, Cour de cassation pour l'ordre judiciaire, Conseil d'État pour l'ordre administratif, dispose d'un délai de trois mois pour décider si, outre les trois conditions précédentes de recevabilité, la question de constitutionnalité soulevée est « nouvelle » et, le cas échéant, saisir le Conseil constitutionnel. Chaque cour suprême joue ainsi le rôle d'un « filtre » sans pouvoir réel de blocage du système puisque la loi organique a prévu que si elle n'a pas statué dans le délai de trois mois, la QPC est automatiquement transmise au Conseil constitutionnel ; et, plus subtil encore, elle fait obligation aux cours suprêmes de transmettre au Conseil les décisions de renvoi comme de non renvoi, les deux types de décisions devant être l'une et l'autre motivées.

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Une fois saisi, le Conseil dispose à son tour d'un délai de trois mois pour trancher la question : s'il juge la disposition contestée effectivement contraire à la constitution, elle est abrogée et il peut décider des conditions et limites dans le temps de cette abrogation ; s'il la valide, le procès reprend devant le juge du fond. Voilà la QPC ! Une « révolution juridique » ! Jusque dans les années 1980, la constitution était un texte négligé ; à partir des années 1980, elle est devenue un objet d'études, de thèses, de colloques ; aujourd'hui, la constitution devient un moyen pour le justiciable de défendre ses droits contre la loi. La constitution sort de l'université pour entrer dans le quotidien des prétoires. Pour prendre la mesure de cette révolution, il faut se souvenir de... 1789 : parce que les parlements de l'Ancien Régime avaient bloqué les réformes initiées par le roi, les révolutionnaires interdirent aux juges de s'immiscer, sous peine de forfaiture, dans les affaires de l'exécutif et du législatif. Et commençait une longue période de toute puissance de la loi : une fois votée et promulguée, elle était inattaquable. En créant le Conseil constitutionnel, la constitution de 1958 rompait, timidement, avec ce qu'il était convenu d'appeler le légicentrisme. Composé de neuf membres, nommés pour neuf ans non renouvelables – trois par le Président de la République, trois par le président de l'Assemblée nationale et trois par le président du Sénat – renouvelés par tiers tous les trois ans, cette institution, que la doctrine hésitait alors à qualifier de « juridiction », avait pour fonction, selon l'article 61, de contrôler la conformité à la constitution des lois « avant leur promulgation ». Et sur recours de quatre autorités seulement : le Président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale et le président du Sénat. Autant dire que de 1958 à 1974, le Conseil fut très peu saisi : neuf décisions ! Mais, une logique était ouverte. En 1971, le Conseil, de lui-même, décidait d'inclure parmi ses normes de référence la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946 et, sur ces bases, découvraient des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, des principes constitutionnels et des objectifs de valeur constitutionnelle. En 1974, le constituant donnait à soixante députés ou soixante sénateurs le pouvoir de saisir le Conseil, pouvoir régulièrement utilisé et qui conduisait le Conseil à connaître des lois relatives à la matière pénale, fiscale, économique, administrative, civile et donc à introduire dans toutes les branches du droit la dimension constitutionnelle. Il manquait toujours le droit pour le justiciable de contester la constitutionnalité de la loi. Posée devant la Cour de cassation et le Conseil d'État, la question était repoussée au motif, discutable juridiquement (2), de leur incompétence ; et devant le Conseil constitutionnel, elle était exclue. Le contrôle de constitutionnalité restait un contrôle a priori que seul les autorités politiques pouvaient déclencher. Sans doute, depuis longtemps, des voix – dont celle du signataire de ces lignes – s'élevaient en faveur d'un contrôle a posteriori. Au fil du temps, en effet, la pratique révélait les insuffisances objectives du contrôle a priori : il atteint la loi au moment de sa conception alors que l'inconstitutionnalité d'une loi apparaît surtout au moment de son application ; il met face à face le législateur et le juge dans un climat politique encore marqué par les débats parlementaires entre majorité et opposition ; il peut laisser des lois sans contrôle si, pour une raison ou une autre, les politiques s'entendent pour ne pas saisir le Conseil. À ces manques, le contrôle a posteriori pallie puisqu'il est mis en œuvre par le justiciable qui a toujours intérêt à faire valoir qu'au moment où elle lui est appliquée la loi porte atteinte à tel ou tel de ses droits fondamentaux. Et le seul argument favorable au contrôle a priori – la sécurité juridique – est tombé quand les juges ordinaires ont développé le contrôle de conventionnalité qui leur permet d'écarter une loi à tout moment, y compris après que le Conseil l'ait déclarée conforme à la constitution. C'est pourquoi, à la fin des années 1980, un mouvement se dessine en faveur du contrôle a posteriori. Robert Badinter, alors président du Conseil, en fait la proposition dans un entretien au journal Le Monde du 3 mars 1989 et le Président de la République, François Mitterrand, la fait sienne dans sa traditionnelle causerie du 14 juillet en se déclarant « partisan d'une révision constitutionnelle qui permettrait à tout français de saisir le Conseil constitutionnel s'il estime ses droits fondamentaux méconnus ». Repoussée par les sénateurs en 1990, la proposition est reprise par le comité Vedel en 1993 mais, la même année, elle est à nouveau refusée par les parlementaires. Dix-huit ans plus tard, le comité Balladur redécouvre la proposition Badinter-Vedel et le constituant de juillet 2008 accepte enfin d'ouvrir aux justiciables le droit de contester la constitutionnalité de la loi dont il leur est fait application. La dénomination de ce nouveau contrôle a fait d'ailleurs débat : exception d'inconstitutionnalité ? Renvoi préjudiciel ? Question préjudicielle ? Les mots de l'article 61 pouvaient laisser penser à une procédure de renvoi puisqu'ils précisent que le Conseil constitutionnel peut être saisi « sur renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation ». Mais si le renvoi est un acte propre des cours suprêmes, son initiative ne l'est pas ; la possibilité du renvoi est, en effet, conditionnée par l'acte d'une partie au procès qui soutient devant ses juges l'inconstitutionnalité de la loi en cause. Trois acteurs sont donc engagés dans la mise en œuvre de ce nouveau contrôle : les parties qui doivent soulever la question de constitutionnalité, les cours suprêmes qui doivent décider de saisir le Conseil et ce dernier qui tranche la « question ». Ni recours direct du justiciable, ni recours autonome du juge, le nouvel article 61 institue un recours du justiciable médiatisé par le juge. Et puisque ce moyen doit être examiné avant tout autre, il fut décidé de l'appeler « question prioritaire de constitutionnalité », QPC. Incontestablement, une nouvelle ère s'ouvre. Pour trois raisons au moins. D'abord, alors qu'avec le contrôle a priori le contentieux de constitutionnalité est encastré dans la procédure d'élaboration de la loi, avec le contrôle a posteriori il s'enchâsse dans le contentieux général ; il est un moment du procès judiciaire ou administratif et un moment déterminant puisque la suite du procès en dépend. Ce changement de position aura pour effet nécessaire de soumettre désormais le contentieux de constitutionnalité aux exigences des règles du procès équitable et de parfaire la transformation juridictionnelle du Conseil constitutionnel. Ensuite, l'office des juges judiciaire et administratif d'assurer le « filtrage » des questions de constitutionnalité va non seulement les mettre dans l'obligation d'opérer une première analyse de constitutionnalité pour dire si la question soulevée est sérieuse ou non mais encore créer un lien organique entre les cours suprêmes des deux ordres de juridiction et le Conseil constitutionnel. À terme, le paysage juridictionnel français peut s'en trouver profondément modifié. Enfin, la constitution devient, comme le dit le Conseil dans sa décision du 3 décembre 2009, un « moyen ». C'est-à-dire, un instrument à la disposition des justiciables et de leur avocat pour défendre concrètement, pratiquement et au quotidien les droits fondamentaux qui sont le cœur de la démocratie, la « garantie des citoyens », disait Benjamin Constant. La QPC est maintenant là ; une nouvelle pratique du métier d'avocat commence ; un nouveau contentieux s'ouvre. La Gazette du Palais a décidé d'accompagner ce mouvement ; elle rendra compte de cette nouvelle jurisprudence, au travers d'une chronique, avec toujours le même souci de rigueur juridique et d'efficacité professionnelle.

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FICHE  N°  4  :  LA  CONSTITUTION,  FONDEMENT  DE  L’ORDRE  SOCIAL  

Eugène Delacroix, La liberté guidant le peuple (1830), Musée du Louvre

Sommaire Sources à consulter

-   Préambule de la Constitution du 4 octobre 1958. -   Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen du 26 août 1789. -   Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946. -   Charte de l'environnement du 24 juin 2004.

I. La controverse doctrinale sur la valeur à donner à la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen Document n° 1 : R. CARRE DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Sirey, II, pp. 580-582. Document n° 2 : A. ESMEIN, Eléments de droit constitutionnel français et comparé, Sirey, I, pp. 396-397. Document n° 3 : M. HAURIOU, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 2ème éd., 1929, p. 243. Document n° 4 : L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Paris, II, p. 200. Document n° 5: Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Tome II, La Documentation Française, p. 256. II. La reconnaissance de la valeur constitutionnelle de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen par le Conseil constitutionnel Document n° 6 : Conseil constitutionnel, 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, décision n° 71-44 DC. Document n° 7 : D. ROUSSEAU, Droit du contentieux constitutionnel, Paris, LGDJ, 2013, pp. 34-36. III. La remise en cause de la valeur constitutionnelle de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen Document n°8 : M. GAUCHET, «Les droits de l'homme paralysent la démocratie», interview d’ Eric Aeschimann, Libération, 16 février 2008 Document n°9 : C. LEFORT, « Droits de l’homme et politique », Libre, n°7, 1979, reproduit dans L’invention démocratique, Paris, Fayard, 1980, p. 68-69. Document n°10 : A. BARAK, « L'exercice de la fonction juridictionnelle vu par un juge : le rôle de la Cour suprême dans une démocratie », Revue française de droit constitutionnel 2006/2 (n° 66), p. 227-302. Document n°11 ; H. ROUSSILLON, « Rigidité de constitution et justice constitutionnelle : réflexions sur un paradoxe », Mélanges Philippe Ardant, LGDJ, 1999, p. 251-264. Document n°12 ; R. BADINTER, « Le pouvoir et le contre-pouvoir », Le Monde du 23 novembre 1993.

IV. Commentaire : Document n°3 Maurice Hauriou.

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I. La controverse doctrinale sur la valeur à donner à la DDHC

Document n° 1 : CARRE DE MALBERG, Contribution à la théorie générale de l’Etat, Sirey, II, p. 580 « La Déclaration de 1789 a été remplacée par celles de 1793. de l'an III. de 1848, dont personne n'a jamais dit qu'elles soient encore en vigueur aujourd'hui. De plus et surtout, l'argument tiré du caractère d'antériorité qui est propre aux Déclarations par rapport à la Constitution qu'elles conditionnent, se retourne contre la doctrine soutenue par M. Duguit. Il n'est pas possible d'admettre concurremment que la Déclaration de 1789 était située en dehors de la Constitution de 1791 et, cependant, qu'elle possède, aujourd'hui encore, la force de loi constitutionnelle et continue à former un élément de la Constitution française. De deux choses l'une : Ou bien elle faisait partie intégrante de la Constitution de 1791, et, en ce cas, elle a disparu avec cette Constitution. Ou, au contraire, elle était distincte de l'acte constitutionnel de 1791, et elle ne faisait qu’énoncer les idées essentielles et fondamentales qui devaient servir de base à la Constitution future. Mais alors, elle n'avait plus que la portée dogmatique d'une Déclaration de vérités philosophiques, ainsi que le montre M. Esmein (Eléments, 7 e éd., t. I, p. 553 et s.- V. cependant Redslob, Die Staatstheorien der franzosischenNationalversammlungvon 1789, p. 99 et s.); ou plutôt, elle se ramenait à l'énoncé de concepts de droit naturel, qui ont bien pu inspirer la Constitution de 1791 et dont la grande influence sur la formation du droit public français est, à cet égard, indéniable, mais qui ne sauraient être considérés comme des prescriptions juridiques ayant l'efficacité de règles de droit positif. Cette conclusion semble s'imposer avec d'autant plus de force que les Déclarations de l'époque révolutionnaire, en particulier celle de 1789, ne consistaient qu'en maximes abstraites ou axiomes théoriques, qui attendaient leur mise en œuvre des textes constitutionnels ou législatifs à venir et qui par eux-mêmes demeuraient, au point de vue pratique du droit, dénués de sanction. A la différence des garanties de droits, qui sont incorporées dans la Constitution même, et qui, d'ailleurs, ne présentent elles-mêmes d'utilité juridique positive qu'autant qu'elles déterminent avec précision l'étendue et les conditions d'exercice du droit individuel garanti, la Déclaration de 1789, ainsi qu'on en a souvent fait la remarque, n'est pas, à proprement parler, une déclaration de droits, mais seulement une déclaration de principes '' : elle ne formule pas des règles juridiques, qui soient susceptibles d'être appliquées pratiquement par un juge; elle ne met pas les citoyens en état de faire valoir devant les tribunaux telle ou telle faculté individuelle nettement délimitée; les vagues et générales affirmations auxquelles elle se borne, laissent entière la question de la réglementation législative des droits individuels qu'elle a pu implicitement consacrer: et par suite, elles laissent entière aussi la puissance du législateur à l'égard de cette réglementation (Esmein, loc. cit., p. 561 et s.; Hauriou, Précis, (5 e éd., p. 319). Il ne servirait donc à rien de démontrer que la Déclaration de 1789 demeure toujours en vigueur: quand encore il serait établi qu'elle survit actuellement, comme loi supérieure au pouvoir législatif et au pouvoir constituant lui-même, cela ne diminuerait en aucune façon la puissance inconditionnée, qui, dans le silence de la Constitution de 1875, appartient aux Chambres en ce qui concerne les droits individuels des citoyens. »

Document n° 2 : A. ESMEIN, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Sirey, I, pp. 396-397. « L'Assemblée Constituante, après avoir adopté le principe au commencement du mois d'août 1789, discuta et vota du 18 au 27 de ce même mois la Déclaration des droits de V homme et du citoyen en dix-sept articles qui sert de préambule à la Constitution de 1791. Dès lors, la tradition constitutionnelle était établie sur ce point, et les Constitutions postérieures qui suivirent le courant imprimé par la Révolution, continrent également à leur fronton une déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Celle de 1793 est très ample, en trente-cinq articles. Celle de la Constitution de l'an III est plus succincte), en vingt-deux articles ; mais elle est accompagnée d'une déclaration des devoirs de V homme et du citoyen en neuf articles, contrepartie de la déclaration des droits, que quelques orateurs avaient déjà réclamée à l'Assemblée Constituante en 1789. Avec la Constitution de l’an VIII ce premier courant prit fin. La foi en la puissance des vérités abstraites et générales était singulièrement affaiblie après le 18 brumaire, et ce n'était pas au moment où la liberté politique subissait en France une dépression profonde que l'on allait, dans la Constitution nouvelle, proclamer les principes de la liberté universelle. La Constitution de Tan VIII ne contint donc aucune déclaration des droits. L'on n'en trouve pas non plus, sauf une exception, dans les Constitutions postérieures de la France. Le plus souvent, d'ailleurs, l'idée et la possibilité même en étaient écartées par les conditions dans lesquelles la nouvelle Constitution faisait son apparition. Mais d'autres causes également ont contribué à démoder ce genre de productions plutôt philosophiques que constitutionnelles. C'est, d'un côté, la prédominance de l'esprit pratique, qui considère comme inutiles ces déclarations de principes, distinctes de leur application. C'est aussi un autre fait qui confirme après coup l'utilité réelle de notre première déclaration, celle de 1789. Celle-là, en effet, a été en quelque sorte définitive ; ses articles ont promptement pénétré dans les esprits et sont devenus des axiomes courants pour la conscience française. C'est à elle que l'on songe toujours lorsqu'on parle des droits de l'homme et du citoyen : elle est pour nous la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen par excellence, et c'est toujours elle que l'on désigne par ces termes employés sans aucune addition. Les déclarations postérieures, n'ayant point eu le même retentissement et la même importance historique, ont été en réalité des répétitions inutiles d'une proclamation

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déjà faite et qu'elles ne pouvaient faire oublier. Aussi ces déclarations de 1793 et de l'an III sont presque des curiosités de notre histoire constitutionnelle ; elles n'ont laissé aucune empreinte dans la mémoire nationale, tandis que celle de 1789 subsiste comme un titre toujours respecté. Elle n'a rien perdu de sa force, par suite des révolutions politiques ; car ce n'est qu'une déclaration de principes, et les principes, lorsqu'ils sont vrais et acceptés par l'esprit public, peuvent être méconnus, mais non effacés par les textes des lois. »

Document  n°  3  :  M.  HAURIOU,  Précis  de  droit  constitutionnel,  Sirey,  2ème  éd.,  1929,  p.  243.   « Les déclarations n’ont pas seulement une valeur morale, comme on le dit trop souvent, elles ont une valeur juridique. Sans doute elles ne suffisent pas à consacrer pratiquement les libertés qu’elles proclament parce qu’elles n’en contiennent que le principe et qu’elles n’en assurent pas l’organisation de détail sans laquelle toute application est impossible, mais la déclaration de principe qu’elles contiennent a une valeur ; elle établit juridiquement le principe de liberté proclamée et elle contient engagement de l’État : 1° à ne pas supprimer ce principe ; 2° à faire les lois organiques nécessaires pour l’aménagement pratique de la liberté. Ayant une valeur juridique, les déclarations des droits ont une valeur constitutionnelle. Sans doute, elles ne sont pas incorporées au texte même de la constitution, elles lui servent de préambule, mais cela signifie qu’elles contiennent des principes constitutionnels supérieurs à la constitution écrite. On a, en effet, appelé ceux-ci les principes de 1789, les immortels principes, les principes du droit public des Français (Const.14 janv.1852, art.1er). Ces principes des diverses libertés survivent avec leur valeur constitutionnelle, en tant que principes malgré le silence gardé par notre constitution actuelle de 1875 ; ils font partie de la légitimité constitutionnelle ».

Document n° 4 : L. DUGUIT, Traité de droit constitutionnel, Paris, II, p. 200 « On s'est demandé si la règle de la non-rétroactivité avait force de loi constitutionnelle, s'imposant par conséquent au législateur ordinaire. En général, on donne la solution négative et l'on dit que le législateur peut toujours décider, sans violer aucun principe constitutionnel, qu'une loi aura effet rétroactif. A mon avis, cette proposition ne saurait être admise sans certaines réserves. D'abord, si l'on croit comme moi que la Déclaration des droits de 1789 a encore force de loi supérieure aux lois ordinaires et même aux lois constitutionnelles, on doit dire que le législateur ne pourrait, sans violer une règle positive supérieure qui s'impose à lui, décider qu'une loi pénale aura un effet rétroactif ».

Document n° 5: Documents pour servir à l’histoire de l’élaboration de la Constitution du 4 octobre 1958, Tome II, La Documentation Française, p. 256

M. JANOT, commissaire du Gouvernement : « D’après la jurisprudence, le préambule de 1946 et la Déclaration de 1789 ont valeur législative, dans la mesure où ils contiennent les principes généraux des droits reconnus comme tels par la jurisprudence. Mais ni la Déclaration ni le préambule n’ont, dans la jurisprudence actuelle, valeur constitutionnelle. Leur donner valeur constitutionnelle aujourd’hui, au moment où on crée un Conseil constitutionnel, c’est aller au-devant de difficultés considérables, et c’est s’orienter dans une très large mesure vers ce Gouvernement des juges, que beaucoup d’entre vous croyaient redoutable. (…) Le préambule a une valeur juridique, mais n’a pas une valeur constitutionnelle. Il a une certaine valeur législative, il lie le Gouvernement, il ne lie pas le Parlement. II. La reconnaissance de la valeur constitutionnelle de la Déclaration de 1789 le Conseil constitutionnel

Document n° 6 : Conseil constitutionnel, 16 juillet 1971, Loi complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, décision n° 71-44 DC

Saisi le 1er juillet 1971 par le Président du Sénat, conformément aux dispositions de l'article 61 de la Constitution, du texte de la loi, délibérée par l'Assemblée nationale et le Sénat et adoptée par l'Assemblée nationale, complétant les dispositions des articles 5 et 7 de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; Vu la Constitution et notamment son préambule ; Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ; Vu la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association, modifiée ; Vu la loi du 10 janvier 1936 relative aux groupes de combat et milices privées ; 1. Considérant que la loi déférée à l'examen du Conseil constitutionnel a été soumise au vote des deux assemblées, dans le respect d'une des procédures prévues par la Constitution, au cours de la session du Parlement ouverte le 2 avril 1971 ;

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2. Considérant qu'au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le préambule de la Constitution il y a lieu de ranger le principe de la liberté d'association ; que ce principe est à la base des dispositions générales de la loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d'association ; qu'en vertu de ce principe les associations se constituent librement et peuvent être rendues publiques sous la seule réserve du dépôt d'une déclaration préalable ; qu'ainsi, à l'exception des mesures susceptibles d'être prises à l'égard de catégories particulières d'associations, la constitution d'associations, alors même qu'elles paraîtraient entachées de nullité ou auraient un objet illicite, ne peut être soumise pour sa validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ; 3. Considérant que, si rien n'est changé en ce qui concerne la constitution même des associations non déclarées, les dispositions de l'article 3 de la loi dont le texte est, avant sa promulgation, soumis au Conseil constitutionnel pour examen de sa conformité à la Constitution, ont pour objet d'instituer une procédure d'après laquelle l'acquisition de la capacité juridique des associations déclarées pourra être subordonnée à un contrôle préalable par l'autorité judiciaire de leur conformité à la loi ; 4. Considérant, dès lors, qu'il y a lieu de déclarer non conformes à la Constitution les dispositions de l'article 3 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel complétant l'article 7 de la loi du 1er juillet 1901, ainsi, par voie de conséquence, que la disposition de la dernière phrase de l'alinéa 2 de l'article 1er de la loi soumise au Conseil constitutionnel leur faisant référence ; 5. Considérant qu'il ne résulte ni du texte dont il s'agit, tel qu'il a été rédigé et adopté, ni des débats auxquels la discussion du projet de loi a donné lieu devant le Parlement, que les dispositions précitées soient inséparables de l'ensemble du texte de la loi soumise au Conseil ; 6. Considérant, enfin, que les autres dispositions de ce texte ne sont contraires à aucune disposition de la Constitution; Document  n°  7  :  D.  ROUSSEAU,  Droit  du  contentieux  constitutionnel,  Paris,  LGDJ,  2013,  pp.  34-­‐36  

La décision du 16 juillet 1971 est la « grande décision du Conseil constitutionnel, celle qui opère une véritable révolution politique en rompant avec les principes traditionnels du droit français et en particularité la souveraineté de la loi7. Son histoire mérite d'être connue. Le 25 janvier 1971, le tribunal administratif de Paris annule, conformément à une jurisprudence constante, le refus du Préfet de police de Paris, de délivrer au fondateur de l'Association « les Amis de la cause du Peuple » le récépissé de la déclaration des statuts, au motif que la loi du 1er juillet 1901 relative aux associations ne donne pas à l'autorité administrative le pouvoir d'apprécier préalablement la licéité de l'association et la légalité de ses statuts. Plutôt que de saisir le Conseil d'Etat, le gouvernement fait adopter par le Parlement le 23 juin 1971, une loi modifiant celle de 1901 et aux termes de laquelle est instauré à l'initiative du Préfet, un contrôle a priori des associations par l'autorité judiciaire8. Cette loi est adoptée malgré l'opposition du Sénat, emmenée par Pierre Marcilhacy qui considère que ces dispositions portent atteinte à la liberté de former des partis politiques reconnue à l'article 4 de la Constitution. Aussi, le Président de cette Assemblée, Alain Poher, est-il plus ou moins contraint de saisir le Conseil constitutionnel pour lui demander d'apprécier la constitutionnalité de cette réforme législative. Pour exercer son contrôle, le Conseil se réfère pour la première fois, et là se situe la « révolution », au Préambule de la Constitution de 1958 et par là même, à la Déclaration de 1789 et au Préambule de 1946 auquel il renvoie : « considérant qu'au nombre des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et solennellement réaffirmés par le Préambule de la Constitution, il y a lieu de ranger le principe de la liberté d'association ». Et, à la suite, le Conseil déclare contraire à la Constitution les dispositions instaurant un contrôle a priori au motif que ce principe implique que la constitution d'associations se fasse librement et ne puisse « être soumise pour sa validité à l'intervention préalable de l'autorité administrative ou même de l'autorité judiciaire ». […] Il n'est, dans le corps même de la Constitution de 1958, aucun article qui consacre la liberté d'association ; le Conseil était donc contraint, dès lors qu'il souhaitait exercer son contrôle, de rechercher « ailleurs », dans le Préambule, les fondements de son appréciation. Par cette démarche volontariste, ou stratégique, le Conseil ouvre à son contrôle de la constitutionnalité des lois, une étendue potentiellement illimitée lui permettant de s'imposer progressivement comme l'institution clé de la Ve République. La nouvelle dynamique jurisprudentielle. La conséquence majeure de cette décision du 16 juillet 1971 est de provoquer un déplacement de l'objet du contrôle. Jusqu'à cette date, le Conseil vérifie essentiellement la régularité externe de la loi contestée : respect de la procédure législative, de la répartition des compétences entre le Parlement et l'Exécutif... A partir de 1971, il s'engage principalement dans la voie d'un contrôle interne c'est-à-dire d'un contrôle portant sur le fond, sur le contenu même de

7 C.C. 71-44 D.C., 16 juillet 1971, R. p. 29 ; Jean RIVERO, note à l'AJDA 1971, p. 537 ; Jacques ROBERT, RDP 1971, p. 1171. Que cette audace jurisprudentielle ait eu pour ressort la déception du Président du Conseil, Gaston PALEWSKI, de n'avoir pas été élevé à la dignité de grand-croix de la Légion d'honneur par le Président POMPIDOU... le 14 juillet 1971 ravit toujours les auditoires ; mais l'anecdote ne saurait tenir lieu d'explication d'un tournant déjà amorcé dans la « petite » décision du 19 juin 1970, C.C. 70-39 D.C., 19 juin 1970, R. p. 15. 8 La procédure prévue était assez complexe : si le Préfet a un doute sur la licéité de l'association, il transmet la déclaration au Procureur de la République qui peut alors saisir le Président du tribunal de grande instance en référé ; si ce dernier n'a pas ordonné, dans un délai de rigueur de 8 jours, le sursis, le récépissé doit être immédiatement délivré ; s'il a ordonné le sursis, il dispose d'un délai de deux mois pour statuer au fond.

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la loi. Sans doute la coupure n'est pas aussi nette, et le Conseil a-t-il invalidé, avant 1971, des dispositions législatives jugées contraires à des règles de fond, en particulier le principe d'inamovibilité des magistrats posé à l'article 64 de la Constitution. La décision de 1971 représente cependant un saut qualitatif important en ce qu'elle augmente le nombre et surtout modifie profondément la valeur des textes au regard desquels une loi peut être appréciée. En effet, la déclaration de 1789, comme le Préambule de 1946, contient avant des principes relatifs aux droits et libertés de l'homme et du citoyen amenant ainsi nécessairement le Conseil à s'en faire le gardien, le protecteur et le défenseur en sanctionnant les lois qui, selon lui, y porteraient atteinte. L'affaire qui a donné lieu à la décision du 16 juillet est, à cet égard, significative du changement de portée du contrôle : ce qui est sanctionné, c'est le choix du législateur. Ce dernier considérait le principe de la liberté d'association garanti par le fait de confier à l'autorité judiciaire, gardienne de la liberté individuelle, selon la tradition libérale et l'article 66 de la Constitution, le pouvoir d'apprécier la légalité d'une association. A cette conception, juridiquement défendable, le Conseil oppose et impose un autre choix : celui qui fait reposer la garantie de la liberté d'association non sur la qualité de l'autorité investie du contrôle, mais sur l'absence de tout contrôle préalable. Le Conseil change ainsi de rôle : il n'est plus seulement le régulateur de l'activité des pouvoirs publics, il devient surtout, selon la formule consacrée, le gardien des droits et libertés contre la volonté législative d'une majorité gouvernementale. La seconde conséquence de cette décision du 16 juillet 1971 est d'accroître l'autorité et la légitimité du Conseil constitutionnel. Avec le recours contre la loi sur les associations, avait-on averti, le Conseil joue son destin9. Allait-il une nouvelle fois se déclarer incompétent, refuser de sanctionner un choix considéré politiquement important par l'exécutif, ou allait-il enfin faire preuve d'indépendance et d'audace ? C'est par la formulation de cet enjeu, par sa dramatisation que la décision du 16 juillet s'est construite comme le mythe fondateur du Conseil constitutionnel : en donnant un coup d'arrêt à la politique du gouvernement, il se pose, de manière spectaculaire, comme pouvoir propre, libre, allié ni de l'exécutif ni du législatif, mais des droits et libertés des gouvernés. III. La remise en cause de la valeur constitutionnelle de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen

« Vous semblez partager le constat de Žižek d’une crise de la démocratie en général et de ses fondements juridiques en particulier : les droits de l’homme. Oui, il y a une crise de la démocratie, une crise profonde. Mais, contrairement à Slavoj Žižek, je ne parlerais pas d’une crise des fondements de la démocratie que sont les droits de l’homme. Tout au contraire, ceux-ci se portent si bien qu’ils sont en train de mettre en péril ce dont ils sont supposés être le socle. C’est la poussée ininterrompue et généralisée des droits individuels qui déstabilisent l’édifice. La crise actuelle a ceci d’extraordinaire qu’elle résulte d’une prise de pouvoir par les fondements : à être invoqués sans cesse, les droits de l’homme finissent par paralyser la démocratie. Si la démocratie peut être définie comme le pouvoir d’une collectivité de se gouverner elle-même, la sacralisation des libertés des membres de la dite collectivité a pour effet de vider ce pouvoir de sa substance. Est-ce une crise sans précédent? On peut la comparer à la crise que connurent les démocraties parlementaires européennes au début du XXe siècle et qui ne s’est vraiment résorbée qu’avec la fin de la Seconde Guerre mondiale. Ces deux crises ont en commun une affirmation forte des principes démocratiques. C’est pourquoi je parle de "crise de croissance". Mais, en 1900, l’ordre du jour, c’est l’entrée des masses en politique, la question sociale, la revendication de tirer toutes les conséquences du suffrage universel. Dans les années 2000, à l’opposé, le problème, c’est le triomphe des droits individuels et l’éclipse des collectifs, qu’il s’agisse des masses, des classes ou des nations. On a l’impression que, pour vous, la démocratie est l’horizon indépassable de l’humanité. La démocratie n’est peut-être pas l’horizon indépassable de l’humanité - ce serait bien présomptueux de le dire - mais elle est certainement celui de la séquence historique à laquelle nous appartenons. Le travail démocratique à l’œuvre dans nos sociétés vient de très loin, s’inscrit dans un processus extrêmement puissant, engagé depuis au moins cinq siècles. La sortie de la religion, qui constitue le cœur de cette révolution moderne, se poursuit. Je ne vois pas ce qui serait en train d’introduire une direction nouvelle. Je dirais même que les choses se sont clarifiées. Il y a quarante ans - en Mai 68 - on pouvait raisonnablement se demander si l’horizon du monde était le socialisme (démocratique ou non) ou la démocratie (sociale ou non). La marche des événements nous a apporté la réponse : c’est la démocratie. »

9 Olivier DUPEYROUX, « La loi de 1901 et le destin du Conseil constitutionnel », Le Monde du 16 juillet 1971.

Document  n°  8  ;  M.  GAUCHET,  «Les  droits  de  l'homme  paralysent  la  démocratie»,  interview  d’Eric  Aeschimann,  Libération,  16  février  2008  

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Document  n°9  ;  C.  LEFORT,  «  Droits  de  l’homme  et  politique  »,  Libre,  n°7,  1979,  reproduit  dans  L’invention  

démocratique,  Paris,  Fayard,  1980,  p.  68-­‐69.    

« Nous pouvons nous risquer à reposer à présent la question dont nous étions parti. Mais peut-être convient-il de la reformuler plus prudemment : la lutte pour les droits de l’homme rend-elle possible un nouveau rapport à la politique ? (…) A cette question, il semble qu’on doive donner une réponse positive et la soutenir sans hésiter en regard des sociétés démocratiques où nous vivons. Impossible, en effet de limiter l’argument à l’observation du totalitarisme comme nous paraissions d’abord le faire. Là, nous voyons bien que les droits de l’homme sont annulés et qu’en luttant pour les faire reconnaître, des dissidents s’attaquent au fondement politique du système. Mais ce serait entretenir encore une équivoque que d’affirmer : ici où nous sommes ces droits existent. Autant, en effet, l’on est fondé à juger qu’il est de l’essence du totalitarisme de les récuser, autant on doit se garder de leur conférer une réalité dans notre propre société. Ces droits sont un des principes générateurs de la démocratie. De tels principes n’existent pas à la manière d’institutions positives, dont on peut inventorier les éléments de fait, même s’il est sûr qu’ils animent des institutions. Leur efficacité tient à l’adhésion qui leur est apportée, et cette adhésion est liée à une manière d’être en société, dont la simple conservation des avantages acquis ne fournit pas la mesure. Bref, les droits ne se dissocient pas de la conscience des droits : telle est notre première observation. Mais il est non moins vrai que cette conscience des droits se trouve d’autant mieux partagée quand ils sont déclarés, que le pouvoir affirme s’en faire le garant, que sont rendus visibles par les lois les repères des libertés ».

Document  n°10  ;  A.  BARAK,  «  L'exercice  de  la  fonction  juridictionnelle  vu  par  un  juge  :  le  rôle  de  la  Cour  suprême  dans  une  démocratie  »,  Revue  française  de  droit  constitutionnel  2006/2  (n°  66),  p.  227-­‐302  

« Nous vivons à une époque des droits de l’homme. Nous faisons l’expérience d’une révolution des droits de l’homme en conséquence de la Seconde Guerre mondiale et de l’Holocauste. En effet, la sauvegarde des droits de l’homme tant au niveau de la constitution, des lois ou de la common Law, constitue un élément central de la démocratie moderne. Sans ces droits, il ne peut y avoir de véritable démocratie. Ôtez les droits de l’homme de la démocratie, et celle-ci est dépourvue d’âme ; elle devient une coquille sans contenu. C’est la tâche du juge de protéger et de sauvegarder les droits de l’homme. Ces droits sont aussi bien ceux de l’homme individuel que ceux de l’homme en tant que membre d’un groupe minoritaire. Les juges doivent protéger ces droits. Les juges doivent résoudre les cas de conflit entre les droits individuels et les droits collectifs propres à un groupe. Les droits de l’homme ne sont pas absolus : les droits d’une personne sont limités par les droits de l’autre. Les droits de l’individu sont limités aussi par les besoins de la société : chaque système juridique a ses propres formules de limitation pour équilibrer le droit de l’individu face aux exigences de la société. Qu’elles figurent dans une Constitution écrite ou dans la jurisprudence, de ces limitations il ressort que les droits de l’homme ne sont pas ceux d’une personne sur une île déserte. Robinson Crusoé n’a pas besoin de droits de l’homme. Les droits de l’homme sont les droits de l’être humain faisant partie de la société. Les droits individuels doivent se conformer à l’existence de la société, à l’existence d’un gouvernement, et à l’existence d’objectifs nationaux. Le pouvoir de l’État est indispensable à l’existence de l’État et à l’existence même des droits de l’homme. Il s’ensuit que les limitations des droits de l’homme correspondent à un compromis national entre les besoins de l’État et les droits de l’individu. Ce compromis résulte de la reconnaissance que les droits de l’homme doivent être sauvegardés sans porter atteinte à l’infrastructure politique. Cet équilibre a pour but d’empêcher que l’État soit sacrifié sur l’autel des droits de l’homme. De même, les droits de l’homme ne doivent pas être sacrifiés sur l’autel de l’État. Après tout, ces droits sont des droits naturels ayant précédé l’État. La sauvegarde des droits de l’homme requiert la préservation du cadre socio-politique, qui repose à son tour sur la reconnaissance de la nécessité de sauvegarder les droits de l’homme. Les besoins de l’État et les droits de l’homme font, tous deux, partie d’une même structure constitutionnelle, qui tout en prévoyant les droits de l’homme permet en même temps de les limiter. Un aspect unique de la démocratie est que l’étendue et les limites des droits de l’homme proviennent de la même source. Telle est la dialectique constitutionnelle. Les droits de l’homme et leurs limites proviennent de la même source et reflètent les mêmes valeurs. Les droits de l’homme peuvent être limités, mais il y a des limites aux limitations. Le rôle du juge dans une démocratie consiste à sauvegarder ces deux limitations. Les juges doivent garantir la sécurité et l’existence de l’État en même temps que la réalisation des droits de l’homme. Les juges doivent déterminer et sauvegarder l’intégrité de l’équilibre approprié. »

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Document  n°  11  ;  H.  ROUSSILLON,  «  Rigidité  de  constitution  et  justice  constitutionnelle  :  réflexions  sur  un  paradoxe  »,  Mélanges  Philippe  Ardant,  LGDJ,  1999,  p.  251-­‐264.  

« Nous abordons là un des plus grands thèmes de la pensée juridique et politique contemporaine qui est celui de la menace du « Gouvernement des juges », suivant la formule célèbre du professeur français Edouard Lambert [...] En effet, à quoi servirait de mettre la constitution à l’abri de la loi ordinaire, voire des décisions du Gouvernement, si c’était pour la placer dans la main du juge fût-il d’une nature particulière, constitutionnelle en l’occurrence ? [...] Dénoncer cela ne revient pas à porter un jugement de valeur sur ce qui sort des mains de ce juge et il faudrait être bien injuste envers ce dernier pour ne pas voir les progrès accomplis grâce à lui dans le domaine de la protection des droits fondamentaux. Il s’agit simplement de prendre conscience des conséquences de la reconnaissance au juge d’un tel pouvoir, ou « contre-pouvoir » pour reprendre une expression contestable du président Robert Badinter. Que faut-il penser, dans ce sens, de l’affirmation du professeur Dominique Rousseau selon laquelle « en 1994 (à propos des lois sur la bioéthique) le Conseil crée (sic) la « protection de la dignité humaine » comme principe constitutionnel ? Certes, selon cet auteur, il ne le fait pas unilatéralement, discrétionnairement mais par une « décision argumentée prenant en charge l’accord de la communauté politique et juridique... ». Mais alors où se trouvent les traces de cet hypothétique et introuvable « accord » qui semble avoir autant de réalité juridique, voire sociologique, que le fameux « contrat social » cher à Jean-Jacques Rousseau ? Et si « accord » il y a, pourquoi ne serait-ce pas au pouvoir politique démocratiquement désigné de reconnaître cet accord et de dire quel en est le contenu ? D’ailleurs, le professeur D. Rousseau, après avoir rapporté ce qu’il considère comme la pensée « prudente » de R. Badinter à propos de la reconnaissance d’une valeur constitutionnelle à ce principe de dignité de la personne humaine, finit par admettre que : « écrit ni dans la Déclaration de 1789, ni dans le Préambule de 1946, ni dans la Constitution de 1958, ni même dans la Convention européenne des droits de l’homme, le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine est créé (sic), c’est-à-dire amené à l’existence par les juges constitutionnels en 1994... ». De tels juges, dont le professeur Michel Troper a montré qu’ils étaient devenus de véritables « co-législateurs », seraient, également et beaucoup plus gravement, des « co-constituants ». L’aveu est de taille ! mais surtout la situation est inadmissible. »

Document  n°  12  ;  R.  BADINTER,  «  Le  pouvoir  et  le  contre-­‐pouvoir  »,  Le  Monde  du  23  novembre   « La mise en cause du Conseil constitutionnel lors de la réunion du Parlement en Congrès m'amène à rappeler quelques données qui me paraissent avoir été perdues de vue. Nul ne disputera cette évidence : dans une démocratie, seul le Parlement a le pouvoir de faire la loi. Et je suis de ceux qui considèrent que dans la V République, il convient de rendre au Parlement la plénitude d'un pouvoir législatif trop entravé aujourd'hui. Mais dans tout Etat démocratique, rien ne peut empêcher que le juge soit source de droit. Et le citoyen a tout lieu de s'en féliciter. Ainsi la Cour de cassation, à partir de quelques articles du code civil de 1804, a élaboré le droit moderne de la responsabilité civile. De même, le Conseil d'Etat, en formulant les principes généraux du droit, a assuré aux citoyens les garanties nécessaires à leurs libertés, et fait du droit administratif français un modèle. La même inspiration préside depuis 1971 à la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Du droit d'association au droit d'asile, il a toujours veillé au respect des libertés publiques et des droits fondamentaux de l'homme et du citoyen, et cependant, à chaque alternance, et plus particulièrement au début de la législature, la même accusation est reprise avec d'autant plus d'éclat que la majorité nouvelle est plus forte : le Conseil constitutionnel s'opposerait à la volonté des citoyens. Au gouvernement des élus du peuple succéderait le gouvernement des juges. En vérité, l'impatience qui saisit toute majorité politique face au juge constitutionnel est celle de tout pouvoir face à un contre-pouvoir. Certains opposent au juge constitutionnel son origine en quelque sorte "bâtarde". Il ne serait pas légitime parce qu'il n'est pas élu. Faut-il rappeler que la légitimité d'une institution inscrite dans la Constitution ne procède pas du mode de désignation de ses membres, mais de la volonté du constituant, le peuple souverain qui a voté la Constitution. D'autres soutiennent que le contrôle du juge constitutionnel ne devrait pas s'exercer au regard du préambule de la Constitution, qui se réfère à la déclaration des droits de l'homme de 1789 et au préambule de la Constitution de 1946. Mais en 1971, sous la présidence de Gaston Palewski, le Conseil constitutionnel, seul interprète autorisé de la Constitution en cette matière, en a jugé autrement, à l'approbation générale. Et le Parlement, en étendant à la demande du président Giscard d'Estaing en 1974 la saisine du Conseil constitutionnel, s'est rallié à cette interprétation. Le Parlement de l'époque savait en effet que, saisi par soixante députés ou soixante sénateurs de l'opposition, le Conseil constitutionnel se prononcerait sur la constitutionnalité des lois votées au regard des principes qui forment " le bloc de constitutionnalité " et qui découlent pour une grande part du préambule de la Constitution.

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Après deux décennies d'application de ce préambule, des voix s'élèvent encore pour contester cette évolution et enlever sa valeur constitutionnelle à la déclaration des droits de l'homme de 1789. Lorsqu'on reproche au Conseil constitutionnel de veiller au respect de la déclaration, vise-t-on le principe d'égalité devant la loi, l'affirmation du pluralisme des moyens de communication, l'obligation de définir les infractions pour exclure l'arbitraire, la non-rétroactivité de la loi pénale plus dure, ou le droit de propriété, pour citer quelques prescriptions de la déclaration à plusieurs reprises invoquées par le Conseil depuis vingt ans ? Quant à ceux qui s'en prennent à la référence au préambule de 1946, regrettent-ils qu'aient été consacrés sur son fondement la liberté d'association en 1971, les droits de la défense en 1976, la liberté d'enseignement et la liberté de conscience en 1977, le droit de grève en 1979, l'indépendance de la juridiction administrative en 1980, la liberté syndicale en 1981, la protection de la santé en 1991, le droit à une vie familiale normale ? Autant revenir alors sur la révision de 1974. Car c'est elle qui a transformé le Conseil constitutionnel d'instance de régulation en juge des différends constitutionnels entre la majorité et l'opposition. Le respect des libertés s'impose au législateur En effet, quand les parlementaires de la majorité dénoncent le gouvernement des juges à propos d'une décision censurant une loi votée par elle, ils négligent le fait essentiel que ce sont d'autres parlementaires qui ont saisi le Conseil constitutionnel aux fins de voir prononcer cette inconstitutionnalité. Le Conseil est ainsi appelé à prendre sa décision au regard d'argumentations contraires formulées par des groupes parlementaires opposés : l'un, minoritaire, soutient que la loi votée méconnaît la Constitution en totalité ou sur certains points; l'autre, majoritaire, a considéré que la loi votée est conforme à la Constitution. Pourquoi l'interprétation juridique de la majorité parlementaire devrait-elle dans tous les cas prévaloir en droit sur celle de la minorité, sauf à admettre l'axiome : " toute minorité a juridiquement tort parce qu'elle est politiquement minoritaire. " Il faudrait alors supprimer tout contrôle de constitutionnalité et méconnaître par là les exigences de l'Etat de droit dans une démocratie moderne. Car tout Etat de droit implique le respect de la hiérarchie des normes. Au sommet de cette hiérarchie s'inscrivent la Constitution et les principes qui la fondent. Ainsi, le respect des libertés et des droits fondamentaux des citoyens s'impose au législateur. Et comme dans sa difficile fonction il lui faut mettre en œuvre ces principes dans des lois et les concilier quand ils s'avèrent contradictoires, la question se posera souvent de savoir s'il n'a pas méconnu les principes constitutionnels. En cas de conflit à ce sujet, seul un juge a qualité pour décider entre des points de vue opposés. S'il opine en faveur des arguments invoqués par la minorité parlementaire, en quoi méconnaît-il les droits de la majorité ? A titre d'exemple, l'actuel premier ministre a saisi de 1988 à 1993, avec d'autres députés de la minorité de l'époque, à dix reprises le Conseil constitutionnel, en invoquant notamment les principes tirés du préambule de la Constitution contre la loi votée par la majorité. A sept reprises, le Conseil constitutionnel a censuré en tout ou partie la loi attaquée. En accueillant ainsi l'argumentation présentée par la minorité que faisait alors le Conseil constitutionnel : du droit ou de la politique ? Que le citoyen, auquel il convient toujours de revenir, trouve dans le contrôle de la constitutionnalité des lois son avantage, il suffit de regarder l'Europe d'aujourd'hui pour en être assuré. Il n'est point de démocratie naissante qui ne se soit dotée d'une Cour constitutionnelle. L'Allemagne fédérale et l'Italie au lendemain de la guerre, l'Espagne et le Portugal émergeant du fascisme, les Etats d'Europe centrale et orientale après l'effondrement du communisme ont institué des cours constitutionnelles. A comparer d'ailleurs la jurisprudence du Conseil constitutionnel avec celles des autres cours constitutionnelles en Europe et de la Cour européenne des droits de l'homme, c'est plutôt la réserve que l'audace qui paraît sa marque. La Cour constitutionnelle italienne a prononcé l'inconstitutionnalité de la répression pénale de l'interruption de grossesse. La Cour constitutionnelle allemande a imposé au législateur d'assurer l'égalité de traitement entre enfants légitimes et enfants naturels. La Cour constitutionnelle de Hongrie a déclaré en 1990 contraire à la Constitution la peine de mort parce qu'elle méconnaît le droit à la vie et au respect de la dignité humaine. Bien d'autres illustrations pourraient être citées de telles avancées jurisprudentielles des Cours constitutionnelles en Europe. Il est remarquable, d'ailleurs, de constater, s'agissant de la Cour européenne des droits de l'homme, que ses décisions, même lorsqu'elles condamnent la France, sont accueillies sans protestation par les autorités nationales. Ainsi, par un paradoxe révélateur, le contrôle du juge européen suscite moins de réactions de la part des majorités successives que celui exercé par le Conseil constitutionnel. C'est sans doute que ce dernier s'inscrit dans une conception de la démocratie fondée sur un équilibre complexe de pouvoirs et de contre-pouvoirs, qui innove au regard de la tradition politique française. Quant aux décisions du Conseil constitutionnel, il en va d'elles comme de toute décision de justice, elles sont œuvres humaines et, comme telles, soumises à la critique de la raison, qui ne saurait être confondue avec la passion ou l'intérêt politique. »

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FICHE  N°  5  :  LES  RAPPORTS  ENTRE  LA  CONSTITUTION,  LES  LOIS  ET  LES  TRAITES  INTERNATIONAUX  

Le 5 septembre 1992, le caricaturiste allemand Walter Hanel illustre les enjeux du

référendum organisé le même mois en France pour l’autorisation de la ratification du traité de Maastricht. Mots clés : Traité international – Contrôle de conventionnalité – Contrôle de constitutionnalité – Contrôle de compatibilité – Article 54 de la Constitution – Article 55 de la Constitution – Article 61 de la Constitution

Sommaire Document n°1 : M. GAUTIER et F. MELLERAY, « Sources internationales et hiérarchie des normes », Jurisclasseur Administratif, Fascicule n° 21, avril 2013 (extraits). I. L’exigence de conformité des traités internationaux à la Constitution Document n°2 : CC, n° 92-308 DC, 9 avril 1992, Traité sur l’Union européenne (Maastricht). Document n° 3 : CC, n° 99-412 DC, 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales et minoritaires. II. Le contrôle de la conformité des lois aux traités internationaux 1. Le Conseil constitutionnel, incompétent pour contrôler la conventionnalité des lois Document n° 4 : CC, n° 74-54 DC, 15 janvier 1975, Loi relative à l’interruption volontaire de grossesse. Document n° 5 : CC, n° 2010-605 DC, 12 Mai 2010, Loi relative à l’ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d’argent et de hasard en ligne. 2. Les juges ordinaires, compétents pour contrôler la conventionnalité des lois Document n° 6 : Cour de cassation (Ch. Mixte), 24 mai 1975, n° 73-13556, Société Jacques Vabre (extrait). Document n°7: Conseil d’État, 20 octobre 1989, Nicolo, n° 108243, Rec. Lebon p. 190. 3. L’affirmation européenne de la primauté des traités internationaux sur le droit interne Document n° 8 : CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal, aff. 106/77. III. La primauté discutée du droit des normes internationales sur la Constitution Document n° 9 : Conseil d'Etat, assemblée, du 30 octobre 1998, Sarran Document n° 10 : Cour de Cassation, assemblée plénière, du 2 juin 2000, Fraisse Document 11 : CC, n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, Loi pour la confiance dans l'économie numérique Document 12 : CC, n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Loi relative au droit d'auteur et aux droits voisins dans la société de l'information Document n° 13 : CC, n° 2013-314P QPC du 4 avril 2013, M. Jeremy F. [Absence de recours en cas d'extension des effets du mandat d'arrêt européen - question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne] IV. Dissertation : Les traités internationaux ont-ils fait perdre à sa Constitution sa place ?

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Document  n°    1  :  M.  GAUTIER  et  F.  MELLERAY,  «  Sources  internationales  et  hiérarchie  des  normes  »   7. Position du problème – La primauté des normes conventionnelles sur les normes de valeur législative est, dans l’ordre juridique français, un principe clairement posé par les normes constitutionnelles depuis 1946. L'article 26 de la Constitution de 1946 (“les traités diplomatiques (...) ont force de loi dans le cas même où ils seraient contraires à des lois françaises”) comme l'article 55 de la Constitution de 1958 (“Les traités ou accords (...) ont (...) une autorité supérieure à celle des lois”) affirment en effet cette primauté de manière a priori incontestable […]. 8. Incompétence du Conseil constitutionnel – Le Conseil constitutionnel a été saisi pour la première fois de la question de la compatibilité d'une loi avec un engagement international en 1975 lors de l'adoption de la loi relative à l'interruption volontaire de grossesse que d'aucuns estimaient contraire à l'article 2 de la Convention européenne des droits de l'homme qui pose “le droit de toute personne à la vie”. Mais le juge constitutionnel s'est refusé à examiner ce moyen estimant qu'il ne lui appartenait pas de contrôler la conformité d'une loi à une convention internationale. Cette solution reposait pour le Conseil constitutionnel sur le fait que, à la différence de la supériorité de la Constitution sur la loi, la primauté des traités internationaux n'est que relative (puisque limitée au champ d'application de l'engagement international considéré) et contingente (puisque subordonnée à la condition de réciprocité et donc susceptible d'évolutions). Or, sa compétence pour contrôler la loi n'est qu'une compétence d'attribution fixée par l'article 61 de la Constitution. Le Conseil constitutionnel a alors déduit de ces éléments que l'article 61, qui lui donne le pouvoir de prendre des décisions absolues et définitives, n'était pas adapté au contrôle de conventionalité et que, élément central de son raisonnement, une loi contraire à un traité n'est pas pour autant contraire à la Constitution. 9. Jurisprudence discutable – Que la jurisprudence IVG soit logiquement non fondée ne fait à notre sens aucun doute. Une loi contraire à un traité est de ce fait contraire à l'article 55 de la Constitution et devrait donc, sur la base de l'article 61, être censurée par le Conseil constitutionnel quelles que puissent être par ailleurs les particularités du contrôle de conventionnalité. C'est d'ailleurs bien ce que reconnaît partiellement le Conseil constitutionnel lorsqu'il accepte de contrôler la "violation directe" de l'article 55, c'est-à-dire de vérifier que la loi ne méconnaît pas le cadre dans lequel le principe de primauté des traités est énoncé. 10. – Maintien du principe de la jurisprudence IVG – Quels que soient les arguments avancés, force est de constater que jusqu'à aujourd'hui la position du Conseil constitutionnel demeure inchangée – sauf en ce qui concerne le cas du droit de l'Union européenne – et qu'il refuse de sanctionner le principe de la supériorité des traités sur les lois. Il est vrai que l'abandon de la jurisprudence IVG ne se justifie peut-être plus eu égard à la position désormais adoptée par les juridictions administratives et judiciaires. En outre le juge constitutionnel, dont le contrôle a priori est enfermé dans des délais très brefs (un mois en principe, huit jours en urgence), n'est probablement pas le plus à même d'opérer un contrôle de conventionalité des lois (eu égard à la quantité de normes internationales introduites dans l'ordre juridique français et aux investigations que leur mise en oeuvre exige) exercé désormais sans difficultés par une pluralité de juridictions ordinaires. Si la solution retenue par le Conseil constitutionnel a sans doute contribué à sa marginalisation (mouvement que la création de la question prioritaire de constitutionnalité a toutefois permis d'en partie inverser), elle a aussi abouti, par une sorte de ruse de l'Histoire, à ce que le respect de l'article 55 de la Constitution soit désormais probablement mieux assuré que s'il avait choisi l'option inverse. Le Conseil constitutionnel a en effet ouvert la voie à un contrôle de conventionnalité des lois par les juridictions ordinaires, contrôle dont les conséquences sur le texte législatif sont certes moins énergiques que celles induites par la reconnaissance d'une inconstitutionnalité par le Conseil constitutionnel sur la base de l'article 61 de la Constitution, mais qui est beaucoup plus facile à déclencher (opéré par voie d'exception devant toutes les juridictions ordinaires et non pas réalisé a priori par un organe uniquement susceptible d'être saisi par des personnalités politiques). […] 23. – Ambiguïté des normes constitutionnelles – À l'inverse des normes législatives pour lesquelles l'article 55 de la Constitution fournit une réponse claire quant à leur rapport hiérarchique avec les normes internationales, la Constitution ne comporte aucune solution tranchée quant aux positions respectives de celles-ci et des normes constitutionnelles. En effet, la seule indication sur ce point est fournie par l'article 54 de la Constitution qui dispose que “Si le Conseil constitutionnel (...) a déclaré qu'un engagement international comporte une clause contraire à la Constitution, l'autorisation de ratifier ou d'approuver l'engagement international en cause ne peut intervenir qu'après la révision de la Constitution”. Or, si des membres éminents de la doctrine estiment que cette disposition pose implicitement la supériorité de la Constitution sur les engagements internationaux, une telle interprétation nous paraît aller au-delà de ce que dit le texte constitutionnel. En effet, l'article 54 ne constitue pas une clause de résolution des conflits de normes mais bien une clause de prévention des conflits de normes. Par ailleurs, il n'indique nullement à laquelle des deux normes il convient de donner la priorité puisqu'en cas de contrariété il est tout aussi admissible au regard des exigences de l'article 54 de modifier la Constitution ou de ne pas ratifier le traité. Enfin, l'une des normes concernées (l'engagement international) n'est en réalité qu'une norme en devenir puisque l'examen auquel doit procéder le Conseil constitutionnel intervient avant la ratification de l'engagement international et donc, en principe, avant son entrée en vigueur. Les normes constitutionnelles nous semblent dès lors ne contenir aucune indication claire et définitive quant à leur position hiérarchique au regard des traités. 24. – Contrôle préventif du Conseil constitutionnel – Les traités ne sont en principe soumis qu'à un contrôle préventif dévolu au Conseil constitutionnel. Sur la base de l'article 54, mais aussi sur celle de l'article 61 qui permet de déférer au juge constitutionnel une loi portant autorisation de ratification d'un engagement international, le Conseil constitutionnel examine les potentialités de contrariété entre normes conventionnelles et constitutionnelles mais ne connaît jamais de conflits avérés entre ces normes. Par suite, il n'est pas nécessaire qu'il se prononce très nettement sur la prévalence des unes ou des autres : il se borne à souligner l'existence du conflit potentiel, lequel sera éliminé par révision de la Constitution (comme ce fut le cas pour les traités de Maastricht ou d'Amsterdam qui n'ont été ratifiés qu'après les révisions constitutionnelles du 25 juin 1992 et du 25 janvier 1999) ou absence de ratification du traité (comme en ce qui concerne la charte européenne des langues régionales ou minoritaires).

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I.   L’exigence de conformité des traités internationaux à la Constitution

Document  n°  2  :  CC,  n°  92-­‐308  DC,  9  avril  1992,  Traité  sur  l’Union  européenne  (Maastricht)  

Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 11 mars 1992, par le Président de la République, conformément à l’article 54 de la Constitution, de la question de savoir si, compte tenu des engagements souscrits par la France et des modalités de leur entrée en vigueur, l’autorisation de ratifier le traité sur l'Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992 doit être précédée d’une révision de la Constitution ; Le Conseil constitutionnel, Vu la Constitution du 4 octobre 1958 ; Vu le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ; […] 7. Considérant que le quatorzième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, auquel se réfère le préambule de la Constitution de 1958, proclame que la République française "se conforme aux règles du droit public international" ; qu'au nombre de celles-ci figure la règle Pacta sunt servanda qui implique que tout traité en vigueur lie les parties et doit être exécuté par elles de bonne foi ; que l'article 55 de la Constitution de 1958 dispose, en outre, que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie" ; 8. Considérant qu'il appartient au Conseil constitutionnel, saisi, au titre de la procédure instituée par l'article 54 de la Constitution, d'un traité qui modifie ou complète un ou plusieurs engagements internationaux déjà introduits dans l'ordre juridique interne de déterminer la portée du traité soumis à son examen en fonction des engagements internationaux que ce traité a pour objet de modifier ou compléter ; - SUR LES NORMES DE REFERENCE DU CONTROLE INSTITUE PAR L'ARTICLE 54 DE LA CONSTITUTION : 9. Considérant que le peuple français a, par le préambule de la Constitution de 1958, proclamé solennellement "son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946" ; 10. Considérant que dans son article 3 la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen énonce que "le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation" ; que l'article 3 de la Constitution de 1958 dispose, dans son premier alinéa, que "la souveraineté nationale appartient au peuple qui l'exerce par ses représentants et par la voie du référendum" ; 11. Considérant que le préambule de la Constitution de 1946 proclame, dans son quatorzième alinéa, que la République française se "conforme aux règles du droit public international" et, dans son quinzième alinéa, que "sous réserve de réciprocité, la France consent aux limitations de souveraineté nécessaires à l'organisation et à la défense de la paix" ; 12. Considérant que, dans son article 53, la Constitution de 1958 consacre, comme le faisait l'article 27 de la Constitution de 1946, l'existence de "traités ou accords relatifs à l'organisation internationale" ; que ces traités ou accords ne peuvent être ratifiés ou approuvés par le Président de la République qu'en vertu d'une loi ; 13. Considérant qu'il résulte de ces textes de valeur constitutionnelle que le respect de la souveraineté nationale ne fait pas obstacle à ce que, sur le fondement des dispositions précitées du préambule de la Constitution de 1946, la France puisse conclure , sous réserve de réciprocité, des engagements internationaux en vue de participer à la création ou au développement d'une organisation internationale permanente, dotée de la personnalité juridique et investie de pouvoirs de décision par l'effet de transferts de compétences consentis par les Etats membres ; 14. Considérant toutefois qu’au cas où des engagements internationaux souscrits à cette fin contiennent une clause contraire à la Constitution ou portent atteinte aux conditions essentielles d’exercice de la souveraineté nationale, l’autorisation de les ratifier appelle une révision constitutionnelle ; 15. Considérant que c’est au regard de ces principes qu'il revient au Conseil constitutionnel de procéder à l’examen du traité sur l’Union européenne ; […] - SUR L'ETABLISSEMENT D'UNE POLITIQUE MONETAIRE ET D'UNE POLITIQUE DE CHANGE UNIQUES : 36. Considérant que l'article B du traité sur l'Union européenne fait figurer au nombre des objectifs que se donne l'Union la promotion d'un progrès économique et social équilibré et durable par l'établissement en particulier d'une Union économique et monétaire comportant à terme "une monnaie unique" ; 37. Considérant que la nouvelle rédaction de l'article 2 du traité de Rome intègre parmi les missions de la Communauté la réalisation d'une "union économique et monétaire" ; que l'article 3 A stipule, en son paragraphe 2, que l'action des Etats membres et de la Communauté comporte, dans les conditions et selon les rythmes et les procédures prévus par le traité, "la fixation irrévocable des taux de change conduisant à l'instauration d'une monnaie unique, l'Ecu, ainsi que la définition et la conduite d'une politique monétaire et d'une politique de change uniques" ; que l'article 4 A institue, selon les procédures prévues par le traité, un Système européen de banques centrales et une Banque centrale européenne ; que les modalités de mise en oeuvre de l'action engagée dans le sens prescrit par l'article 3 A font l'objet d'un titre VI intitulé "la politique économique et monétaire", lequel est inséré dans le traité instituant la Communauté européenne ; que ce titre VI est composé de quatre chapitres consacrés respectivement à la politique économique, à la politique monétaire, à des dispositions institutionnelles et à des dispositions transitoires ; […] 41. Considérant que, s'agissant de la politique monétaire, il convient de relever qu'est posé par l'article 107 le principe de l'indépendance tant de la Banque centrale européenne que des banques centrales nationales, lesquelles constituent le Système européen de banques centrales ; qu'il revient à ce dernier, conformément aux dispositions combinées de l'article 105, paragraphe 2, et de l'article 3 du protocole n° 3, de "définir et mettre en œuvre la politique monétaire de la Communauté" ; que la Banque centrale européenne (B.C.E.) est, en vertu du paragraphe 1 de l'article 105 A, "seule habilitée à autoriser l'émission de billets de banque dans la Communauté" ; que le paragraphe 2 du même article ne permet aux Etats membres d'émettre des pièces que "sous réserve de

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l'approbation, par la B.C.E., du volume de l'émission" ; qu'en outre, suivant le deuxième alinéa de l'article 109 G, "dès le début de la troisième phase, la valeur de l'Ecu est irrévocablement fixée, conformément à l'article 109 L, paragraphe 4" ; que selon ce texte, le jour de l'entrée en vigueur de la troisième phase, le Conseil des ministres des Communautés, statuant à l'unanimité des Etats membres non dérogataires, "arrête les taux de conversion auxquels leurs monnaies sont irrévocablement fixées et le taux irrévocablement fixé auquel l'Ecu remplace" les monnaies des Etats concernés ; que l'Ecu deviendra ainsi "une monnaie à part entière" ; que suivant la même procédure, le Conseil "prend également les autres mesures nécessaires à l'introduction rapide de l'Ecu en tant que monnaie unique" des Etats membres non dérogataires ; 42. Considérant que, s'agissant de la politique de change, le paragraphe 1 de l'article 109 investit le Conseil des ministres des Communautés, statuant à l'unanimité des Etats membres non dérogataires, du pouvoir de conclure des "accords formels portant sur un système de taux de change pour l'Ecu, vis-à-vis des monnaies non communautaires" ; qu'il lui revient aussi, en se prononçant à la majorité qualifiée des Etats membres non dérogataires, d'"adopter, modifier ou abandonner les cours centraux de l'Ecu dans le système des taux de change" ; que cette procédure de décision est également applicable, en vertu du paragraphe 2 de l'article 109, à l'effet de permettre au Conseil de formuler les orientations générales de politique de change vis-à-vis d'une ou de plusieurs monnaies non communautaires, en l'absence de système de taux de change ; 43. Considérant qu'il résulte des dispositions applicables à compter du début de la troisième phase de l'Union économique et monétaire que la réalisation d'un semblable objectif se traduira par la mise en œuvre d'une politique monétaire et d'une politique de change uniques suivant des modalités telles qu'un État membre se trouvera privé de compétences propres dans un domaine où sont en cause les conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale ; 44. Considérant que, dans leur état, les dispositions de la Constitution font obstacle à ce que la France s'intègre à l'Union économique et monétaire instituée par le traité ; 45. Considérant que, pour ces motifs, sont contraires à la Constitution :-l'article B du traité sur l'Union européenne en tant qu'il prévoit l'établissement d'une union économique et monétaire comportant à terme une monnaie unique ; […] 51. Considérant qu'aucune des autres dispositions de l'engagement international soumis au Conseil constitutionnel au titre de l'article 54 de la Constitution n'est contraire à celle-ci ; 52. Considérant que, pour les motifs ci-dessus énoncés, l'autorisation de ratifier en vertu d'une loi le traité sur l'Union européenne exige une révision constitutionnelle ; Décide : Article premier : L’autorisation de ratifier en vertu d'une loi le traité sur l’Union européenne ne peut intervenir qu’après révision de la Constitution. Article 2 : La présente décision sera notifiée au Président de la République et publiée au Journal officiel de la République française.

Document  n°  3  :  CC,  n°  99-­‐412  DC,  15  juin  1999,  Charte  européenne  des  langues  régionales  et  minoritaires   Le Conseil constitutionnel a été saisi, le 20 mai 1999, par le Président de la République, sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, de la question de savoir si la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, signée à Budapest le 7 mai 1999, doit être précédée, compte tenu de la déclaration interprétative faite par la France et des engagements qu’elle entend souscrire dans la partie III de cette convention, d’une révision de la Constitution ; Le Conseil constitutionnel, Vu la Constitution du 4 octobre 1958 ; Vu l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment ses articles 18, alinéa 2, 19 et 20 ; Le rapporteur ayant été entendu ; - SUR LA CONFORMITÉ DE LA CHARTE À LA CONSTITUTION : 9. Considérant qu’aux termes du quatrième alinéa de son préambule, la Charte reconnaît à chaque personne "un droit imprescriptible" de "pratiquer une langue régionale ou minoritaire dans la vie privée et publique" ; […] 11. Considérant que ces dispositions sont également contraires au premier alinéa de l’article 2 de la Constitution en ce qu'elles tendent à reconnaître un droit à pratiquer une langue autre que le français non seulement dans la "vie privée" mais également dans la "vie publique", à laquelle la Charte rattache la justice et les autorités administratives et services publics ; 12. Considérant que, dans ces conditions, les dispositions précitées de la Charte sont contraires à la Constitution; 13. Considérant que n’est contraire à la Constitution, eu égard à leur nature, aucun des autres engagements souscrits par la France, dont la plupart, au demeurant, se bornent à reconnaître des pratiques déjà mises en œuvre par la France en faveur des langues régionales ; Décide : Article premier : La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires comporte des clauses contraires à la Constitution.

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II. Le contrôle de la conformité des lois aux traités internationaux

1. Le Conseil constitutionnel, incompétent pour contrôler la conventionnalité des lois

Document  n°  4  :  CC,  n°  74-­‐54  DC,  15  janvier  1975,  Loi  relative  à    l’interruption  volontaire  de  grossesse  

Le Conseil constitutionnel, Vu la Constitution, et notamment son préambule ; Vu l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment le chapitre II du titre II de ladite ordonnance ; Ouï le rapporteur en son rapport ; 1. Considérant que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ; 2. Considérant, en premier lieu, qu’aux termes de l’article 55 de la Constitution : "Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l’autre partie." ; 3. Considérant que, si ces dispositions confèrent aux traités, dans les conditions qu'elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution prévu à l'article 61 de celle-ci ; 4. Considérant, en effet, que les décisions prises en application de l'article 61 de la Constitution revêtent un caractère absolu et définitif, ainsi qu'il résulte de l'article 62 qui fait obstacle à la promulgation et à la mise en application de toute disposition déclarée inconstitutionnelle ; qu'au contraire, la supériorité des traités sur les lois, dont le principe est posé à l'article 55 précité, présente un caractère à la fois relatif et contingent, tenant, d'une part, à ce qu'elle est limitée au champ d'application du traité et, d'autre part, à ce qu'elle est subordonnée à une condition de réciprocité dont la réalisation peut varier selon le comportement du ou des Etats signataires du traité et le moment où doit s'apprécier le respect de cette condition ; 5. Considérant qu'une loi contraire à un traité ne serait pas, pour autant, contraire à la Constitution ; 6. Considérant qu'ainsi le contrôle du respect du principe énoncé à l'article 55 de la Constitution ne saurait s'exercer dans le cadre de l'examen prévu à l'article 61, en raison de la différence de nature de ces deux contrôles; 7. Considérant que, dans ces conditions, il n'appartient pas au Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi en application de l'article 61 de la Constitution, d'examiner la conformité d'une loi aux stipulations d'un traité ou d'un accord international ; 8. Considérant, en second lieu, que la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse respecte la liberté des personnes appelées à recourir ou à participer à une interruption de grossesse, qu'il s'agisse d'une situation de détresse ou d'un motif thérapeutique ; que, dès lors, elle ne porte pas atteinte au principe de liberté posé à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ; 9. Considérant que la loi déférée au Conseil constitutionnel n'admet qu'il soit porté atteinte au principe du respect de tout être humain dès le commencement de la vie, rappelé dans son article 1er, qu'en cas de nécessité et selon les conditions et limitations qu'elles définit ; 10. Considérant qu'aucune des dérogations prévues par cette loi n'est, en l'état, contraire à l'un des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ni ne méconnaît le principe énoncé dans le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, selon lequel la nation garantit à l'enfant la protection de la santé, non plus qu'aucune des autres dispositions ayant valeur constitutionnelle édictées par le même texte ; 11. Considérant, en conséquence, que la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse ne contredit pas les textes auxquels la Constitution du 4 octobre 1958 fait référence dans son préambule non plus qu'aucun des articles de la Constitution ; Décide : Article premier : Les dispositions de la loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse, déférée au Conseil constitutionnel, ne sont pas contraires à la Constitution. Article 2 : La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

Document  n°  5  :  CC,  n°  2010-­‐605  DC,  12  Mai  2010,  Loi  relative  à  l’ouverture  à  la  concurrence  et  à  la  régulation  du  secteur  des  jeux  d’argent  et  de  hasard  en  ligne  

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL, Vu la Constitution ; Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ; Vu la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l'application de l'article 61-1 de la Constitution, ensemble la décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 ; Vu le Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, notamment son article 267 ; Vu le code général des impôts ; Vu le code de la sécurité sociale ; Vu la loi du 2 juin 1891 ayant pour objet de réglementer l'autorisation et le fonctionnement des courses de chevaux ; Vu la loi du 18 avril 1924 modifiant l'article 2 de la loi du 21 mai 1836 portant prohibition des loteries ; Vu les observations du Gouvernement, enregistrées le 20 avril 2010 ; Vu les observations complémentaires présentées par les députés requérants, enregistrées le 28 avril 2010, et l'arrêt de la Cour de cassation du 16 avril 2010, n° 12003 ND ;

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Vu les nouvelles observations du Gouvernement, enregistrées le 30 avril 2010 ; 9. Considérant que les requérants soutiennent que « le droit communautaire n'impose nullement une telle ouverture à la concurrence puisque la Cour de justice de l'Union européenne admet au contraire le maintien des monopoles dès lors qu'ils sont justifiés par les objectifs de protection de l'ordre public et de l'ordre social » ; qu'ils invitent le Conseil constitutionnel à vérifier que la loi « n'est pas inconventionnelle » en se référant à l'arrêt de la Cour de cassation du 16 avril 2010 susvisé qui indique que le Conseil constitutionnel pourrait exercer « un contrôle de conformité des lois aux engagements internationaux de la France, en particulier au droit communautaire » ; - QUANT A LA SUPERIORITE DES ENGAGEMENTS INTERNATIONAUX ET EUROPEENS SUR LES LOIS : 10. Considérant, d'une part, qu'aux termes de l'article 55 de la Constitution : « Les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie » ; que, si ces dispositions confèrent aux traités, dans les conditions qu'elles définissent, une autorité supérieure à celle des lois, elles ne prescrivent ni n'impliquent que le respect de ce principe doive être assuré dans le cadre du contrôle de la conformité des lois à la Constitution ; 11. Considérant, d'autre part, que, pour mettre en œuvre le droit reconnu par l'article 61-1 de la Constitution à tout justiciable de voir examiner, à sa demande, le moyen tiré de ce qu'une disposition législative méconnaît les droits et libertés que la Constitution garantit, le cinquième alinéa de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée et le deuxième alinéa de son article 23-5 précisent l'articulation entre le contrôle de conformité des lois à la Constitution, qui incombe au Conseil constitutionnel, et le contrôle de leur compatibilité avec les engagements internationaux ou européens de la France, qui incombe aux juridictions administratives et judiciaires ; qu'ainsi, le moyen tiré du défaut de compatibilité d'une disposition législative aux engagements internationaux et européens de la France ne saurait être regardé comme un grief d'inconstitutionnalité ; 12. Considérant que l'examen d'un tel grief, fondé sur les traités ou le droit de l'Union européenne, relève de la compétence des juridictions administratives et judiciaires ; 13. Considérant, en premier lieu, que l'autorité qui s'attache aux décisions du Conseil constitutionnel en vertu de l'article 62 de la Constitution ne limite pas la compétence des juridictions administratives et judiciaires pour faire prévaloir ces engagements sur une disposition législative incompatible avec eux, même lorsque cette dernière a été déclarée conforme à la Constitution ; (…) Décide : Article premier.- Les articles 1er, 26, 47 et 48 de la loi relative à l'ouverture à la concurrence et à la régulation du secteur des jeux d'argent et de hasard en ligne sont conformes à la Constitution.

2.   Les juges ordinaires, compétents pour contrôler la conventionnalité des lois

Document  n°  6  :  Cour  de  cassation  (Ch.  Mixte),  24  mai  1975,  n°  73-­‐13556,  Société  Jacques  Vabre   SUR LE PREMIER MOYEN PRIS EN SES DEUX BRANCHES : Attendu qu'il résulte des énonciations de l'arrêt déféré (paris, 7 juillet 1973) que, du 5 janvier 1967 au 5 juillet 1971, la société cafés Jacques Vabre (société Vabre) a importé des Pays-Bas, Etat membre de la Communauté économique européenne, certaines quantités de café soluble en vue de leur mise a la consommation en France ; que le dédouanement de ces marchandises a été opéré par la société j. Weigel et c. (société Weigel), commissionnaire en douane ; qu'à l'occasion de chacune de ces importations, la société Weigel a payé a l'administration des douanes la taxe intérieure de consommation prévue, pour ces marchandises, par la position ex 21-02 du tableau a de l'article 265 du code des douanes ; que, prétendant qu'en violation de l'article 95 du traité du 25 mars 1957 instituant la communauté économique européenne, lesdites marchandises avaient ainsi subi une imposition supérieure à celle qui était appliquée aux cafés solubles fabriqués en France à partir du café vert en vue de leur consommation dans ce pays, les deux sociétés ont assigné l'administration en vue d'obtenir, pour la société Weigel, la restitution du montant des taxes perçues et, pour la société Vabre, l'indemnisation du préjudice qu'elle prétendait avoir subi du fait de la privation des fonds versés au titre de ladite taxe; […] SUR LE DEUXIEME MOYEN : Attendu qu'il est de plus fait grief à l’arrêt d'avoir déclaré illégale la taxe intérieure de consommation prévue par l’article 265 du code des douanes par suite de son incompatibilité avec les dispositions de l'article 95 du traite du 24 mars 1957, au motif que celui-ci, en vertu de l'article 55 de la constitution, a une autorité supérieure a celle de la loi interne, même postérieure, alors, selon le pourvoi, que s'il appartient au juge fiscal. d'apprécier la légalité des textes règlementaires instituant un impôt litigieux, il ne saurait cependant, sans excéder ses pouvoirs, écarter l'application d'une loi interne sous prétexte qu'elle revêtirait un caractère inconstitutionnel; que l'ensemble des dispositions de l'article 265 du code des douanes a été édicté par la loi du 14 décembre 1966 qui leur a conféré l'autorité absolue qui s'attache aux dispositions législatives et qui s'impose à toute juridiction française; mais attendu que le traité du 25 mars 1957, qui, en vertu de l'article susvisé de la constitution, a une autorité supérieure à celle des lois, institue un ordre juridique propre intégré à celui des Etats membres; qu'en raison de cette spécificité, l'ordre juridique qu'il a créé est directement applicable aux ressortissants de ces Etats et s'impose à leurs juridictions; que, des lors, c'est à bon droit, et sans excéder ses pouvoirs, que la cour d'appel a décidé que l'article 95 du traite devait être applique en l'espèce, à l'exclusion de l'article 265 du code des douanes, bien que ce dernier texte fut postérieur; d'où il suit que le moyen est mal fondé ; […] Document  n°  7  :  Conseil  d’État,  20  octobre  1989,  Nicolo,  n°  108243,  Rec.  Lebon  p.  190.  

Vu la requête, enregistrée le 27 juin 1989 au secrétariat du Contentieux du Conseil d'Etat, présentée par M. Raoul Georges Z..., demeurant ..., et tendant à l'annulation des opérations électorales qui se sont déroulées le 18 juin 1989 en vue de l'élection des représentants au Parlement européen,

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Vu la Constitution, notamment son article 55 ; Vu le Traité en date du 25 mars 1957, instituant la communauté économique européenne ; Vu la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 ; Vu le code électoral ; Considérant qu'aux termes de l'article 4 de la loi n° 77-729 du 7 juillet 1977 relative à l'élection des représentants à l'Assemblée des communautés européennes "le territoire de la République forme une circonscription unique" pour l'élection des représentants français au Parlement européen ; qu'en vertu de cette disposition législative, combinée avec celles des articles 2 et 72 de la Constitution du 4 octobre 1958, desquelles il résulte que les départements et territoires d'outre-mer font partie intégrante de la République française, lesdits départements et territoires sont nécessairement inclus dans la circonscription unique à l'intérieur de laquelle il est procédé à l'élection des représentants au Parlement européen ; Considérant qu'aux termes de l'article 227-1 du traité en date du 25 mars 1957 instituant la Communauté Economique Européenne : "Le présent traité s'applique ... à la République française" ; que les règles ci-dessus rappelées, définies par la loi du 7 juillet 1977, ne sont pas incompatibles avec les stipulations claires de l'article 227-1 précité du traité de Rome ; Considérant qu'il résulte de ce qui précède que les personnes ayant, en vertu des dispositions du chapitre 1er du titre 1er du livre 1er du code électoral, la qualité d'électeur dans les départements et territoires d'outre-mer ont aussi cette qualité pour l'élection des représentants au Parlement européen ; qu'elles sont également éligibles, en vertu des dispositions de l'article L.O. 127 du code électoral, rendu applicable à l'élection au Parlement européen par l'article 5 de la loi susvisée du 7 juillet 1977 ; que, par suite, M. Z... n'est fondé à soutenir ni que la participation des citoyens français des départements et territoires d'outre-mer à l'élection des représentants au Parlement européen, ni que la présence de certains d'entre-eux sur des listes de candidats auraient vicié ladite élection ; que, dès lors, sa requête doit être rejetée ; 3. L’affirmation européenne de la primauté des traités internationaux sur le droit interne.

Document n° 8 : CJCE, 9 mars 1978, Simmenthal. Dans l’affaire 106/77 Ayant pour objet une demande adressée à la Cour par le Pretore de Susa (Italie) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant ce juge entre l’administration des finances de l’État et la société Simmenthal, une décision à titre préjudiciel sur l’interprétation de l’article 189 du Traité CEE, et plus particulièrement, sur les conséquences en cas de conflit avec d’éventuelles dispositions contraires de la loi nationale. […] 17. En vertu du principe de primauté du droit communautaire, les dispositions du traité et les actes des institutions directement applicables ont pour effet, dans leurs rapports avec le droit interne des États membres, non seulement de rendre inapplicable de plein droit, du fait même de leur entrée en vigueur, toute disposition contraire de la législation nationale existante, mais encore – en tant que ces dispositions font partie intégrante, avec rang de priorité, de l’ordre juridique applicable sur le territoire de chacun des États membres – d’empêcher la formation valable de nouveaux actes législatifs nationaux dans la mesure où ils seraient incompatibles avec des normes communautaires. 18. Qu’en effet, le fait de reconnaître une efficacité juridique quelconque à des actes législatifs nationaux empiétant sur le domaine à l’intérieur duquel s’exerce le pouvoir législatif de la Communauté, ou autrement incompatibles avec les dispositions du droit communautaire, reviendrait à nier le caractère effectif d’engagements inconditionnellement et irrévocablement assumés par les États membres, en vertu du traité, et mettrait ainsi en question les bases mêmes de la Communauté. […] 21. Qu’il découle de l’ensemble de ce qui précède que tout juge national, saisi dans le cadre de sa compétence, a l’obligation d’appliquer intégralement le droit communautaire et de protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant inappliquée toute disposition éventuellement contraire de la loi nationale, que celle-ci soit antérieure ou postérieure à la règle communautaire. […] 24. Qu’il y a donc lieu de répondre à la première question que le juge national chargé d’appliquer, dans le cadre de sa compétence, les dispositions du droit communautaire, a l’obligation d’assurer le plein effet de ces normes en laissant au besoin inappliquée, de sa propre autorité, toute disposition contraire de la législation nationale, même postérieure, sans qu’il ait à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. III. La primauté discutée du droit des normes internationales sur la Constitution

Document  n°  9  :  Conseil  d'Etat,  assemblée,  du  30  octobre  1998,  Sarran   Considérant que l'article 76 de la Constitution ayant entendu déroger aux autres normes de valeur constitutionnelle relatives au droit de suffrage, le moyen tiré de ce que les dispositions contestées du décret attaqué seraient contraires aux articles 1er et 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, à laquelle renvoie le préambule de la Constitution ou à l'article 3 de la Constitution ne peut qu'être écarté ; Considérant que si l'article 55 de la Constitution dispose que "les traités ou accords régulièrement ratifiés ou approuvés ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois sous réserve, pour chaque accord ou traité, de son application par l'autre partie", la suprématie ainsi conférée aux engagements internationaux ne s'applique pas, dans l'ordre interne, aux dispositions de nature constitutionnelle ; qu'ainsi, le moyen tiré de ce que le décret attaqué, en ce qu'il méconnaîtrait les stipulations d'engagements internationaux régulièrement introduits dans l'ordre interne, serait par là même contraire à l'article 55 de la Constitution, ne peut lui aussi qu'être écarté ;

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Considérant que si les requérants invitent le Conseil d'Etat à faire prévaloir les stipulations des articles 2, 25 et 26 du pacte des Nations unies sur les droits civils et politiques, de l'article 14 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de l'article 3 du protocole additionnel n° 1 à cette convention, sur les dispositions de l'article 2 de la loi du 9 novembre 1988, un tel moyen ne peut qu'être écarté dès lors que par l'effet du renvoi opéré par l'article 76 de la Constitution aux dispositions dudit article 2, ces dernières ont elles-mêmes valeur constitutionnelle ;

Document  n°  10  :  Cour  de  Cassation,  assemblée  plénière,  du  2  juin  2000,  Fraisse   Sur les deuxième et troisième moyens réunis : Attendu que Mlle X... fait grief au jugement attaqué (tribunal de première instance de Nouméa, 3 mai 1999) d'avoir rejeté sa requête tendant à l'annulation de la décision de la commission administrative de Nouméa ayant refusé son inscription sur la liste prévue à l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie des électeurs admis à participer à l'élection du congrès et des assemblées de province et d'avoir refusé son inscription sur ladite liste, alors, selon le moyen : 1° que le jugement refuse d'exercer un contrôle de conventionnalité de l'article 188 de la loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie au regard des articles 2 et 25 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 16 décembre 1966, 3 du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et F (devenu 6) du traité de l'Union européenne du 7 février 1992, l'article 188 étant contraire à ces normes internationales en tant qu'il exige d'un citoyen de la République française un domicile de dix ans pour participer à l'élection des membres d'une assemblée d'une collectivité de la République française ; 2° qu'il appartenait subsidiairement au tribunal de demander à la Cour de justice des Communautés européennes de se prononcer à titre préjudiciel sur la compatibilité de l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 avec l'article 6 du traité de l'Union européenne ; Mais attendu, d'abord, que le droit de Mlle X... à être inscrite sur les listes électorales pour les élections en cause n'entre pas dans le champ d'application du droit communautaire ; Attendu, ensuite, que l'article 188 de la loi organique du 19 mars 1999 a valeur constitutionnelle en ce que, déterminant les conditions de participation à l'élection du congrès et des assemblées de province de la Nouvelle-Calédonie et prévoyant la nécessité de justifier d'un domicile dans ce territoire depuis dix ans à la date du scrutin, il reprend les termes du paragraphe 2.2.1 des orientations de l'accord de Nouméa, qui a lui-même valeur constitutionnelle en vertu de l'article 77 de la Constitution ; que la suprématie conférée aux engagements internationaux ne s'appliquant pas dans l'ordre interne aux dispositions de valeur constitutionnelle, le moyen tiré de ce que les dispositions de l'article 188 de la loi organique seraient contraires au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales doit être écarté ; Document  n°  11  :  CC,  n°  2004-­‐496  DC  du  10  juin  2004,  Loi  pour  la  confiance  dans  l'économie  numérique  

7. Considérant qu'aux termes de l'article 88-1 de la Constitution : " La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences " ; qu'ainsi, la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle à laquelle il ne pourrait être fait obstacle qu'en raison d'une disposition expresse contraire de la Constitution ; qu'en l'absence d'une telle disposition, il n'appartient qu'au juge communautaire, saisi le cas échéant à titre préjudiciel, de contrôler le respect par une directive communautaire tant des compétences définies par les traités que des droits fondamentaux garantis par l'article 6 du Traité sur l'Union européenne ; Document  n°  12  :  CC,  n°  2006-­‐540  DC  du  27  juillet  2006,  Loi  relative  au  droit  d'auteur  et  aux  droits  voisins  dans  la  société  de  l'information  

17. Considérant qu'aux termes du premier alinéa de l'article 88-1 de la Constitution : " La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituées d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences " ; qu'ainsi, la transposition en droit interne d'une directive communautaire résulte d'une exigence constitutionnelle ; 18. Considérant qu'il appartient par suite au Conseil constitutionnel, saisi dans les conditions prévues par l'article 61 de la Constitution d'une loi ayant pour objet de transposer en droit interne une directive communautaire, de veiller au respect de cette exigence ; que, toutefois, le contrôle qu'il exerce à cet effet est soumis à une double limite ; 19. Considérant, en premier lieu, que la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti ; 20. Considérant, en second lieu, que, devant statuer avant la promulgation de la loi dans le délai prévu par l'article 61 de la Constitution, le Conseil constitutionnel ne peut saisir la Cour de justice des Communautés européennes de la question préjudicielle prévue par l'article 234 du traité instituant la Communauté européenne ; qu'il ne saurait en conséquence déclarer non conforme à l'article 88-1 de la Constitution qu'une disposition législative manifestement incompatible avec la directive qu'elle a pour objet de transposer ; qu'en tout état de cause, il revient aux autorités juridictionnelles nationales, le cas échéant, de saisir la Cour de justice des Communautés européennes à titre préjudiciel ;

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Document  n°  13  :  CC,  n°  2013-­‐314P  QPC  du  4  avril  2013,  M.  Jeremy  F.  [Absence  de  recours  en  cas  d'extension  des  effets  du  mandat  d'arrêt  européen  -­‐  question  préjudicielle  à  la  Cour  de  justice  de  l'Union  européenne]  

7. Considérant que, pour juger de la conformité du quatrième alinéa de l'article 695-46 du code de procédure pénale aux droits et libertés que garantit la Constitution, il appartient au Conseil constitutionnel de déterminer si la disposition de ce texte qui prévoit que la chambre de l'instruction « statue sans recours dans le délai de trente jours. . . À compter de la réception de la demande » découle nécessairement de l'obligation faite à l'autorité judiciaire de l'État membre par le paragraphe 4 de l'article 27 et le c) du paragraphe 3 de l'article 28 de la décision-cadre de prendre sa décision au plus tard trente jours après la réception de la demande ; qu'au regard des termes précités de la décision-cadre, une appréciation sur la possibilité de prévoir un recours contre la décision de la juridiction initialement saisie au-delà du délai de trente jours et suspendant l'exécution de cette décision exige qu'il soit préalablement statué sur l'interprétation de l'acte en cause ; que, conformément à l'article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, la Cour de justice de l'Union européenne est seule compétente pour se prononcer à titre préjudiciel sur une telle question ; que, par suite, il y a lieu de la lui renvoyer et de surseoir à statuer sur la question prioritaire de constitutionnalité posée par M. F. ; Le CJUE a déclaré la question préjudicielle recevable.

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FICHE  N°  6  :  LA  CONSTITUTION,  FONDEMENT  DE  L’ORDRE  DEMOCRATIQUE    

La Constitution après avoir assuré les droits de l'homme, ayant à ses côtés la Liberté, la Justice, et pour base l'impartialité,

garantit à tous les citoyens leurs droits respectifs...] : [estampe] / Monnet ivenit [sic] ; A.J. Duclos aquaforti 1792

Sommaire I. La définition renouvelée de la « démocratie » Document nº 1 : D. ROUSSEAU, « Constitutionnalisme et démocratie », Séminaire donné au Collège de France le 14 mai 2008 dans le cadre de la chaire "Histoire moderne et contemporaine du politique" du professeur Pierre ROSANVALLON Audio : http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/his_pol/dominique_rousseau.jsp Texte : http://www.laviedesidees.fr/Constitutionnalisme-et-democratie.html Document n° 2 : « Le pouvoir contre l’intérêt général. Entretien avec Pierre ROSANVALLON », Le Monde, 20 sept.2010. II. Les controverses doctrinales Document nº 3 :P. BRUNET, « La démocratie, entre essence et expérience. Réponse à Dominique ROUSSEAU », La Vie des idées, 9 octobre 2008. ISSN : 2105-3030 + Réponse de D. Rousseau Texte : http://www.laviedesidees.fr/La-democratie-entre-essence-et.html Document nº 4 : J. M. DENQUIN, « Situation présente du constitutionnalisme. Quelques réflexions sur l’idée de démocratie par le droit », Jus Politicum, nº1, Le droit politique, juillet 2008, disponible sur http://www.juspoliticum.com/Jean-Marie-Denquin-Situation.html Document n°5 : B. FRANCOIS, « Justice constitutionnelle et « démocratie constitutionnelle ». Critique du discours constitutionnaliste européen », in Droit et politique, PUF, 1993, p.54-63 (extraits) III. Commentaire : Doc n°4 J.-M. Denquin

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I. La définition renouvelée de la « démocratie »

Document  nº  1:  D.  ROUSSEAU,  «  Constitutionnalisme  et  démocratie  »   Quelques cas concrets – des « hard cases », diraient les Américains – pour introduire la réflexion. À la suite d’un référendum ou après un vote majoritaire des représentants élus du peuple, le droit des femmes à avorter est abrogé. Cette volonté politique du peuple peut-elle s’accomplir du seul fait qu’elle est volonté du peuple et que le suffrage universel est l’instrument de légitimité des gouvernants et des décisions dans un système démocratique ? Ou bien, cette volonté peut-elle être empêchée, non par une discussion ou une contestation mobilisant des arguments de morale, de philosophie ou de sociologie, mais par un recours juridictionnel mobilisant des arguments de droit ? Très précisément, est-il possible et, plus encore que possible, est-il légitime au regard de la démocratie, d’empêcher le peuple – ou ses représentants – de supprimer l’avortement en lui opposant le droit constitutionnel de la femme à disposer librement de son corps ? Bien sûr, ce cas est fictif et nul ici n’imagine qu’il puisse un jour devenir réalité. Pour autant, il n’est pas dépourvu de toute ressemblance avec des cas ayant réellement existé. En août 1993, le Conseil constitutionnel censure certaines dispositions de la loi relative à la maîtrise de l’immigration au motif qu’elles portent « des atteintes excessives aux droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ». Aussitôt, le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, qui avait porté le projet de loi, accuse les juges constitutionnels d’empêcher le gouvernement d’appliquer une politique d’immigration qui a été soumise au débat national, approuvée lors des élections législatives de mars 1993 et adoptée « à l’unanimité de la majorité à l’Assemblée nationale et au Sénat ». En septembre 2005, le ministre de la Justice, Pascal Clément, défend devant les députés un projet de loi instaurant une mesure de sûreté – le bracelet électronique – avec effet rétroactif, c’est-à-dire, applicable aux personnes en cours de détention ; conscient, selon ses propres termes, « du risque d’inconstitutionnalité », il déclare que « les événement récents (deux violeurs récidivistes ont été mis en cause au cours de la semaine) vont me pousser à prendre ce risque et tous les parlementaires pourront le courir avec moi ; il suffira pour eux de ne pas saisir le Conseil constitutionnel et ceux qui le saisiraient prendront la responsabilité politique et humaine d’empêcher la nouvelle loi de s’appliquer au stock de détenus »10. Ce qui vaudra au ministre la réplique suivante du président du Conseil constitutionnel, Pierre Mazeaud : « le respect de la constitution est non un risque mais un devoir ». En février 2008, le Conseil constitutionnel juge contraire au principe de non rétroactivité de la loi l’application, à l’expiration de la peine, de la mesure de placement en rétention de sûreté aux personnes actuellement condamnées ; aussitôt, le Président de la République, Nicolas Sarkozy, prend à témoin l’opinion pour affirmer que le principe de non rétroactivité ne doit pas être mis au service des criminels les plus dangereux et que « l’application immédiate de la rétention de sûreté aux criminels déjà condamnés reste un objectif légitime pour la protection des victimes »11 ; et il écrit au premier président de la Cour de Cassation pour lui demander de trouver les voies juridiques pour atteindre cet objectif. Dans tous ces « cas », le propos est toujours le même : au juge qui rappelle aux élus le respect des droits constitutionnels et, le cas échéant, sanctionne leurs violations, les élus répondent suffrage universel, majorité parlementaire et opinion publique. Au nom de quoi, en effet, interdire au peuple de vouloir ce qu’il veut ? La limitation du pouvoir du peuple trouve sa justification dans un système libéral où le principe de légitimité est l’équilibre, dans un système dictatorial où le principe de légitimité est le parti, dans un système théocratique où le principe de légitimité est Dieu, etc. Mais, dans un système démocratique où le principe de légitimité est le suffrage universel, où trouver le fondement d’une limitation du pouvoir du peuple ? Pour avoir exprimé de manière triviale ce dilemme, un député socialiste est passé à la postérité par cette forte sentence adressée en 1981 à l’opposition : « vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaires » ! (…) Gardant présent à l’esprit ces cas et partant de leur récit – aux deux sens du mot partir : m’appuyant sur eux et/mais m’éloignant d’eux – il convient de mettre au jour les présupposés qui les informent, les philosophies tout à la fois politique et sociale qui les animent et les mutations politiques et constitutionnelles qu’ils peuvent déterminer. Bref, il s’agit d’opérer une régression dans la mémoire de ces cas pour mieux saisir leur compréhension contemporaine et découvrir leurs devenirs possibles. […]

Qu’est-ce qu’une constitution ? Resitués ainsi dans le registre d’intelligibilité constitutionnel, les cas précédents ne prennent sens que si la constitution est pensée comme un instrument de limitation du pouvoir. Or, cette représentation présuppose une fonction politique particulière de la constitution – limiter le pouvoir – qui n’appartient pas à l’essence de la constitution mais qui a été forgée par l’histoire au gré des besoins stratégiques des hommes politiques et stabilisée ou rationalisée par la doctrine. Pour les positivistes par exemple, la constitution est, simplement, ce document particulier qui organise le statut de l’État et dont la validité juridique tient à son rapport à la norme fondamentale hypothético-déductive qui énonce qu’il faut obéir à la constitution. Non pas à la constitution qui limite le pouvoir, mais à la constitution quel que soit son contenu. Car, pour les positivistes, la fonction politique d’une constitution est une question de politique, non une question de droit, et donc une question indifférente à la qualité et à la validité de la constitution ; juridiquement, le terme « constitution » couvre tout document organisant le statut de l’État, que ce document organise la séparation ou la confusion des pouvoirs, qu’il reconnaisse ou non les droits fondamentaux, qu’il limite ou facilite l’arbitraire du pouvoir. Evidemment, dans cette compréhension-là du mot « constitution », la constitution n’implique pas la démocratie et le constitutionnalisme n’est qu’une doctrine énonçant la nécessité d’une constitution formelle. Pour continuer dans la mise au jour des présupposés, les cas précédents ne prennent sens que si la constitution est pensée comme une norme, c’est-à-dire, du droit et du droit dur énonçant des commandements, des interdits, des obligations de faire ou de ne pas faire. Or, cette représentation présuppose une normativité de la constitution qui n’appartient pas à la texture de la constitution mais qui est construite par les acteurs sociaux, et en particulier l’acteur juridictionnel. Pour les réalistes, par exemple, la constitution est, simplement, un ensemble de mots – « marks on papers » – au mieux, des « propositions subjectives de normes » pour reprendre la formule de Kelsen, mais pas une norme. La constitution « ne dit rien », écrit ainsi Pierre Avril ; elle devient une norme par le travail d’interprétation des mots produit par ceux qui en font usage et en priorité les juges ; la norme n’est pas dans l’énoncé textuel de la

10Libération, 28 septembre 2005. 11Communiqué de l’Élysée, 22 février 2008.

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constitution, elle est dans la signification allouée à cet énoncé. Dès lors, si la constitution ne dit rien, elle ne peut informer sur la qualité démocratique d’un régime politique comme elle ne peut être une limite ou une contrainte pour l’exercice du pouvoir. L’intérêt de ce retour préalable sur les présupposés juridiques est de faire apparaître que, contrairement aux idées reçues, constitution et démocratie ne sont pas des notions consubstantielles. Pour les juristes positivistes et les réalistes, ces notions sont séparées, autonomes et sans relation ni influence réciproque l’une sur l’autre. Ce qui explique sans doute que, l’école positiviste ayant longtemps dominé le champ juridique – et restant encore très forte – les juristes aient délaissé les études, les recherches et les réflexions sur la démocratie12, abandonnant cette notion aux philosophes, aux historiens, aux sociologues, etc. En d’autres termes, les notions de constitution et de démocratie ne sont mises en relation que dans le cadre épistémologique d’une doctrine, le constitutionnalisme, qui pense la constitution comme moyen de la démocratie – « la démocratie par le droit ». Cette fonction politique attendue de la constitution est présentée comme la conséquence nécessaire des trois propriétés de la constitution. Une constitution est, d’abord, un texte écrit et cette écriture des règles d’exercice du pouvoir permet au peuple de voir si la pratique du pouvoir s’inscrit ou non dans le respect du texte et, le cas échéant, de sanctionner une violation. Ce qui est le projet explicite des hommes de 1789 affirmant rédiger la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen « afin que les actes du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ». Une constitution est, ensuite, un texte qui organise la séparation des pouvoirs dont le mécanisme interne – poids et contrepoids – empêche pratiquement une institution de confisquer tous les pouvoirs, produisant ainsi un équilibre institutionnel favorable à la liberté politique des citoyens. Une constitution est, enfin, un texte qui énonce les droits dont les citoyens peuvent se prévaloir pour réclamer contre les agissements des pouvoirs publics. Ce que dit aussi la Déclaration de 1789 rédigée « afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de tous ». Par ces trois propriétés – écriture, séparation des pouvoirs, droits fondamentaux – la constitution est, selon la formule célèbre de Benjamin Constant, « la garantie d’un peuple ». La crise de sens du constitutionnalisme Telle est l’idée de constitution que porte le constitutionnalisme et qui en fait une doctrine de la démocratie. Aujourd’hui, ce constitutionnalisme-là est en crise, ou, pour éviter un mot compromis tant il est utilisé, le sens de ce constitutionnalisme fait question. La première raison tient aux modifications de l’équilibre entre les propriétés de la constitution. À l’origine, c’est-à-dire au XVIIIe siècle, la séparation des pouvoirs est celle qui domine et donne son sens à la notion de constitution : une constitution, c’est la détermination de la séparation des pouvoirs. Sans doute, la troisième propriété, la garantie des droits et libertés des citoyens, n’est pas oubliée mais elle ne bénéficie d’aucun mécanisme propre de protection car elle est considérée comme la conséquence nécessaire de la limitation des pouvoirs obtenue par leur division : tout serait perdu pour la liberté politique, écrit Montesquieu, « si le même homme ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs, celui de faire la loi, celui d’exécuter les résolutions publiques et celui de juger les crimes ». Progressivement, cette propriété perd en force et en autorité sous l’effet des pratiques politiques qui montrent que, quelle que soit l’organisation constitutionnelle retenue, les pouvoirs législatif et exécutif sont, par la grâce de la logique électorale majoritaire, réunis entre les mains du chef de l’Exécutif, qu’il soit président de la République comme en France, ou premier ministre comme en Espagne, en Allemagne ou au Royaume-Uni. Et il apparaît en conséquence que la constitution-séparation des pouvoirs n’est plus le moyen d’assurer la démocratie et la liberté politique des citoyens. Cet effacement relatif produit une montée en puissance de la troisième propriété, la garantie des droits, et surtout fait émerger une institution propre à en assurer le respect : la juridiction constitutionnelle. Puisque la protection des droits n’est pas mécaniquement garantie par le jeu de la séparation des pouvoirs, elle le sera donc par un mécanisme spécial, le contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois, c’est-à-dire, la possibilité pour un juge de sanctionner les atteintes portées par le législateur aux droits constitutionnels. La constitution qui porte la démocratie n’est donc plus la constitution qui garantit les droits fondamentaux par la séparation des pouvoirs, mais qui les garantit par le contrôle de constitutionnalité ; ce n’est plus la constitution-séparation des pouvoirs mais la constitution-droits fondamentaux. À ce premier glissement « interne », portant sur le réaménagement des propriétés de la notion de constitution, s’en ajoute un second, « externe », portant sur la « cible » de la constitution. Au XVIIIe siècle, le conditionnement constitutionnel de l’exercice des pouvoirs s’adresse à des institutions qui ne sont pas issues du suffrage universel ; il a pour « cible » des institutions héréditaires – le Roi – ou censitaires – les assemblées parlementaires. En ce sens, la constitution peut être présentée comme une « garantie pour le peuple » : elle protège le peuple contre la tyrannie possible de pouvoirs qu’il ne contrôle pas. Aujourd’hui en revanche, avec l’extension et la généralisation du suffrage universel, le conditionnement constitutionnel pèse sur des institutions issues du vote populaire. De sorte que si la constitution peut toujours se définir comme un « acte de défiance », la cible de la défiance est devenue le suffrage universel et les institutions qui en émanent. En ce sens, la constitution se présente comme une « garantie contre le peuple » : elle protège les droits constitutionnels contre la volonté du peuple ou des élus du peuple. Ces deux glissements signifient la crise de sens du constitutionnalisme. Alors que la constitution s’inventait comme mécanisme politique de séparation des pouvoirs pour encadrer et limiter l’exercice de pouvoirs ne disposant pas de la légitimité électorale, elle « fonctionne » aujourd’hui comme mécanisme juridictionnel de protection des droits fondamentaux contre l’exercice de pouvoirs disposant de la légitimité électorale. Ce renversement radical de perspective oblige donc à reprendre la question du sens du constitutionnalisme car la formule « la démocratie par la constitution » n’a pas la même signification selon que les pouvoirs encadrés par la constitution ont ou non une origine électorale. La tentation est grande d’interroger le sens contemporain du constitutionnalisme en confrontant la notion nouvelle de constitution – garantie des droits fondamentaux et contrôle de constitutionnalité – à la notion de démocratie électorale présentée, implicitement ou explicitement, comme la notion légitime et naturelle de la démocratie qui est d’être « le gouvernement du peuple ». Cette tentation sera pourtant repoussée car elle présuppose une définition a priori de la démocratie, le plus souvent formulée avant la naissance de la justice constitutionnelle, qui fonctionne comme un obstacle épistémologique à l’intelligibilité de la modernité constitutionnelle et démocratique. Si le propos est celui du présent, si, pour paraphraser Michel Foucault commentant le WasistAufklärung ? (Qu’est-ce que les Lumières ?) de Kant, le propos est de comprendre ce qui se passe maintenant dans la démocratie, il convient de renverser la question pour s’interroger sur la notion de démocratie que la constitution-garantie des droits fondamentaux produit et qui donne son sens au constitutionnalisme d’aujourd’hui. 12Voir l’étude de Stéphane Pinon, « La notion de Démocratie dans la doctrine constitutionnelle française », Politeia, 2006, n°10, p. 408.

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Dans cette logique de recherche, l’hypothèse proposée est que la constitution-garantie des droits fondamentaux produit une démocratie qui se distingue par trois éléments : l’écart, la délibération, l’individualité. 1. Constitution et écart La constitution-garantie des droits est au principe d’une rupture radicale de la représentation des relations gouvernants/gouvernés : là où la constitution-séparation des pouvoirs produit une fusion du corps des représentants et du corps des représentés, la constitution-garantie des droits institue un écart, une distance entre les deux corps. Cette différenciation est la conséquence logique du contrôle de constitutionnalité. Dans chaque décision du Conseil constitutionnel se joue, en effet, la même scène : les actes votés par le corps des représentants – les lois – sont jugés au regard des droits du corps des représentés – la constitution. Ce qui implique de concevoir deux espaces distincts, celui des représentants et celui des représentés, porteurs de deux volontés normatives potentiellement contradictoires. Concrètement, la constitution définit progressivement un espace assurant symboliquement et pratiquement – par la censure de la loi – l’autonomie des représentés par rapport aux représentants. Et cet espace s’agrandit et se renforce au fur et à mesure que le Conseil « découvre » des droits constitutionnels nouveaux – le principe du respect de la dignité de la personne humaine, le droit à un logement décent, la liberté du mariage, le droit à une vie familiale normale, etc. Cette logique de l’écart est clairement à l’œuvre dans la décision du 16 janvier 198213 où le Conseil oppose à la volonté des élus du peuple de nier la valeur constitutionnelle du droit de propriété, la volonté inverse du peuple qui « par le référendum du 5 mai 1946 a rejeté une Déclaration des droits comportant notamment l’énoncé de principes différents de ceux proclamés en 1789 par les articles 2 et 17 » et a, en revanche, « par les référendums du 13 octobre 1946 et du 28 septembre 1958, approuvé des textes conférant valeur constitutionnelle aux principes et droits proclamés en 1789 ». Le contrôle de constitutionnalité produit ainsi une figure nouvelle de mise en distance des gouvernés et des gouvernants, en constituant les droits des premiers en corps séparé des droits des seconds : la charte jurisprudentielle des droits et libertés constitutionnels symbolise l’espace des gouvernés, la loi l’espace des gouvernants. Cette figure de l’écart est profondément différente de la figure de la fusion qui prévaut encore dans les mentalités. Dans sa formulation la plus banale, en effet, l’idéal démocratique exige l’implication toujours plus grande du peuple dans le pouvoir – par l’extension du suffrage universel, par exemple – et se réalise pleinement par la fusion du peuple dans le corps politique de la représentation nationale. (…) Raymond Carré de Malberg, notamment, a parfaitement décrit le fonctionnement de ces régimes parlementaires qui reposent sur l’identification des gouvernés aux gouvernants, sur la confusion entre le peuple et ses représentants, entre la volonté générale et la volonté parlementaire, faisant du Parlement l’égal du souverain, ou plutôt, comme l’écrit le maître de Strasbourg, l’érigeant effectivement en souverain14.[…] La constitution-garantie des droits, par le contrôle de constitutionnalité qu’elle appelle, casse cette fusion. Avant l’existence et le développement de la jurisprudence constitutionnelle, l’activité législative des représentants est directement imputée à la volonté du peuple sans que celui-ci puisse protester puisque, par définition constitutionnelle, il n’existe pas de manière séparée et indépendante, il ne peut avoir de volonté hors celle exprimée par les représentants. Avec le contrôle de constitutionnalité, les représentants sont toujours habilités à exprimer la volonté du peuple mais la fusion des deux volontés n’est plus possible : par la charte des droits fondamentaux qu’il construit et qui dessine l’espace de la représentation autonome de la souveraineté du peuple, le juge constitutionnel est toujours en position de montrer – « au vu de la constitution » est-il écrit dans les visas des décisions – et, le cas échéant, de sanctionner l’écart entre les exigences constitutionnelles et leur traductions législatives par les représentants. […] 2. Constitution et délibération La constitution-garantie des droits est encore au principe d’une rupture radicale avec la représentation du mode de production de la volonté générale : là où la constitution-séparation des pouvoirs favorise un régime monopolistique de production de la volonté générale, la constitution-garantie des droits ouvre sur un régime d’énonciation concurrentiel de la volonté générale. Et ce basculement est clairement redevable au contrôle de constitutionnalité puisque le juge constitutionnel en a posé lui-même les règles par une nouvelle définition de la loi. Dans sa décision du 23 août 198515 en effet, le Conseil précise que « la loi votée n’exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution ». Or, selon la définition donnée par l’article 6 de la Déclaration de 1789, « la loi est l’expression de la volonté générale ». Ce changement de définition de la loi – le passage de l’affirmatif au négatif et l’introduction de la condition de constitutionnalité – implique et légitime à la fois un changement du mode de fabrication de la volonté générale16. Le mode impliqué par l’article 6 de la Déclaration de 1789 est celui d’une confection de la loi par le Parlement seul ; les représentants sont les seuls habilités à exprimer la volonté générale et les lois expriment la volonté générale du seul fait qu’elles sont produites par eux ; la qualité de loi et la validité normative ne dépendent d’aucune autre instance ; la sanction parlementaire suffit pour faire de la loi l’expression de la volonté générale. Au contraire, le mode impliqué par la nouvelle définition de la loi donnée par le Conseil dans sa décision du 23 août 1985 est celui d’une confection de la loi par une pluralité d’acteurs, l’acteur gouvernemental et parlementaire bien sûr, mais aussi l’acteur juridictionnel. Il résulte, en effet, de cette nouvelle définition que la « fabrication » parlementaire de la loi ne suffit plus à garantir sa validité normative ; la loi ne pourra prétendre exprimer la volonté générale que si et seulement si elle respecte la constitution. Autrement dit, que si et seulement si le Conseil constitutionnel juge que le texte voté par le Parlement ne porte pas atteinte à tel ou tel droit ou principe constitutionnel ; car s’il en était ainsi, c’est-à-dire, si le texte était jugé contraire à la constitution, il ne pourrait exprimer la volonté générale et, en conséquence, la qualité de loi ne pourrait lui être reconnue. Ce mode concurrentiel de production de la volonté générale a pour principe de fonctionnement nécessaire la délibération. Dès lors, en effet, que la volonté générale n’est pas « située » dans une seule institution, dès lors que la volonté des représentants n’est pas, par elle-même, volonté générale, dès lors que la volonté générale se construit par la confrontation du texte voté par les représentants aux exigences constitutionnelles, la volonté générale ne peut être que le produit d’un processus délibératif, d’un échange

13CC 81-132 DC, 16 janvier 1982, R. p. 18. En l’espèce, le Conseil était appelé à se prononcer sur la conformité à la constitution et en particulier au droit de propriété inscrit dans les articles 2 et 17 de la Déclaration de 1789 de la loi nationalisant un certain nombre d’entreprises et de banques. 14Raymond Carré de Malberg, La loi, expression de la volonté générale, Paris, Economica, 1984. 15CC 85-197 DC, 23 août 1985, R. p. 70. 16Voir par exemple Philippe Blacher, Volonté générale et contrôle de constitutionnalité, Paris, Dalloz, 1999.

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argumentatif entre les différents acteurs du régime de fabrication de la loi. (…) [Q]uand les corps sont séparés et qu’aucun ne peut revendiquer détenir seul la volonté générale, la délibération s’impose comme principe constitutif du mode de production de la loi. […]Par ce fonctionnement délibératif, le régime concurrentiel de production de la volonté générale a deux caractéristiques « démocratiques » – ou qu’il est permis de qualifier de « démocratiques ». La première est que la norme ne peut pas être transformée en « fétiche » ni en vérité intouchable ; issue, après délibération, d’un choix entre plusieurs significations concurrentes, elle reste toujours objet de discussion et peut changer si de nouvelles délibérations « font droit » à des significations qui n’avaient pas été précédemment retenues. Ce que les juristes appellent, pudiquement, revirement de jurisprudence ! À cette première caractéristique qui fait du régime concurrentiel un régime constamment ouvert sur la société, s’ajoute la nécessaire reconnaissance des droits fondamentaux. Puisque la volonté générale n’est pas délivrée par une autorité qui la posséderait en elle mais est construite par la délibération entre acteurs concurrents, une des conditions nécessaires de la formation de la volonté générale est que soient garanties les libertés permettant cette délibération : liberté d’expression pour défendre les différentes significations qu’un principe constitutionnel peut recevoir, liberté d’aller et venir pour aller défendre partout ces différences, droits de la défense pour être protégée, liberté de manifestation, d’association, pluralisme, etc. Sans ces droits, dont les uns garantissent la personne dans ses activités privées et les autres dans ses activités publiques mais qui se conditionnent et se renforcent réciproquement, le principe de délibération resterait lettre morte. (…) Reste, évidemment, une question, qui revient sans cesse, celle du gouvernement des juges : dès lors que les juges constitutionnels interviennent dans ce régime concurrentiel pour dire si le texte voté par les parlementaires mérite de recevoir la qualité de loi, dès lors qu’ils peuvent refuser cette qualité à un texte voté par les élus du peuple, n’est-ce pas transférer le pouvoir normatif réel des élus aux juges ? Souvent polémique, cette critique doit cependant être prise au sérieux en ce qu’elle place la réflexion devant une alternative : soit le souverain est considéré capable de produire, directement et sans médiation, la volonté générale, soit le juge est censé créer, discrétionnairement et sans contrainte, la signification qui s’imposera comme norme ; soit la loi est ce que le Roi – ou le Président, ou le Parlement – dit qu’elle est, soit la loi est ce que le juge dit qu’elle est. Il faut sortir de cette alternative simpliste. La parole du souverain ne prend consistance et n’acquiert une efficacité que dans une relation complexe entre cette parole telle qu’elle est transcrite en mots dans la constitution et tous ceux qui ont à en faire usage ; et c’est dans cette relation, et non dans le geste unilatéral, volontaire et solitaire d’une des parties à cette relation, que se construit le sens des énoncés constitutionnels et que la parole du souverain devient agissante. Et dans ce jeu complexe de production de sens, la juridiction constitutionnelle n’est qu’un des acteurs, celui qui oblige les autres à argumenter leur lecture de tel ou tel énoncé, à étayer la prétention à la validité de leur interprétation, qui soumet à la critique la pertinence des arguments et qui sanctionne par sa décision la signification de l’énoncé constitutionnel à laquelle, au moment où elle intervient, l’échange a permis d’aboutir. […] 3. Constitution et société des individus La constitution-garantie des droits est enfin au principe d’une rupture radicale dans la représentation de la « chose commune » : là où la constitution-séparation des pouvoirs a pour objet l’État, la constitution-garantie des droits a pour projet la société des individus. Ce glissement est également la conséquence logique du contrôle de constitutionnalité. Parce que le juge constitutionnel est saisi de lois relatives à la famille (le Pacs), au travailleur (les 35 heures), au consommateur (le conseil de la concurrence), au malade (Sécurité sociale), aux étudiants (Université), au téléspectateur (concentration des entreprises de presse), à l’administré, il est, en effet, nécessairement conduit à poser ce que le doyen Vedel appelait « les bases constitutionnelles » des activités sociales et privées des individus et non plus seulement les bases constitutionnelles de l’activité des hommes politiques. La constitution n’est donc plus constitution de l’État, mais constitution de la société, puisque toutes les activités des individus saisies par le droit peuvent être rapportées à la constitution ; ce qui, dans le langage juridique, se traduit par les expressions « constitutionnalisation » du droit civil, du droit du travail, du droit social, du droit commercial, du droit administratif, du droit pénal, etc., c’est-à-dire, par l’idée que toutes les branches du droit, et pas seulement le droit politique, trouvent leurs principes dans la constitution.[…] Indirectement mais nécessairement, cette conception « sociétale » de la constitution emporte aussi des effets sur le domaine d’application de la séparation des pouvoirs. Tant que l’objet de la constitution est réduit à l’État, l’exigence de séparation posée par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ne porte que sur les pouvoirs d’État : les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Mais si la constitution a pour champ la société, l’exigence de séparation s’applique à tous les pouvoirs à l’œuvre dans la société : les pouvoirs économique, médiatique, religieux,… Et la constitution doit donc se saisir de ces pouvoirs, de ces tiers-pouvoirs qui, pour faire écho à la célèbre brochure de Siéyès à la veille de la Révolution, sont tout dans le fonctionnement d’une société, rien jusqu’à présent dans l’ordre constitutionnel et doivent y devenir quelque chose. Que, par exemple, la constitution prenne en charge le « quatrième pouvoir » et pose les principes de nature à garantir pour les citoyens son indépendance par rapport aux pouvoirs politique et économique ; qu’elle donne, par exemple, à un Conseil économique et social transformé les moyens de faire participer la société civile organisé à la formation de la volonté générale. En s’adressant à la société, la constitution s’adresse aussi aux individus qui la composent et participe ainsi, dans un moment particulier de l’histoire politique, à la construction de leur identité. La question politique aujourd’hui n’est pas, en effet, la question de l’individu ni même celle d’une société qui serait faite d’individus fluides pour reprendre l’expression de Pascal Michon17. Le capitalisme, avec sa mystique de l’intérêt individuel, ses mécanismes d’individualisation des contrats de travail et son droit de propriété, a sans doute façonné ce processus individualiste, mais le socialisme ne l’a pas contrarié puisque, selon Marx lui-même, la société concrète à venir serait celle « où le libre épanouissement de chacun est la condition du libre épanouissement de tous ». Si donc le processus social et historique est celui d’une société d’individus, la question politique est celle de l’organisation de cette fluidité sociale, de la mise en cohérence de cette fluidité pour qu’elle ne produise pas une société chaotique, de l’instrument permettant de construire du commun, de la généralité dans cette société fluide. Or, cette question est, aujourd’hui, sans réponse. Ou, plus exactement, les réponses d’autrefois ne « fonctionnent » plus : Dieu, la Nation, l’État, les classes sociales qui ont donné aux individus un sentiment d’appartenance commune – à la communauté chrétienne, à la communauté nationale, à la communauté socio-professionnelle – ne sont plus les opérateurs efficaces du sens commun des individus. Dans cette configuration historique, la constitution, telle qu’elle s’est renouvelée sous l’effet du contrôle de constitutionnalité, peut être cet instrument commun aux individus dans lequel ils puissent se reconnaître dans leur particularité, leur rythme propre mais aussi dans les valeurs partagées, ces 17 Pascal Michon, Les rythmes de la politique, Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, 2008.

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valeurs constitutionnelles communes qu’Habermas appelle « patriotisme constitutionnel ». Véritable miroir magique, la constitution s’offre comme texte laïc, comme ensemble de principes partagés, comme lieu où l’individu moderne « désenchanté » peut reconstruire une identité commune. Travailleur, consommateur, électeur, parent, propriétaire, croyant, libre penseur, etc., toutes ces qualités, tous ces rythmes de vie se trouvent précipités – au sens chimique du terme – dans l’être de droit, dans le sujet de droit que l’individu rencontre dans la constitution. Si les individus sont devenus fluides, la constitution est ce texte qui les empêche de flotter en leur donnant un point fixe où toutes leurs activités peuvent être articulées. Où elles peuvent aussi être réfléchies, discutées, critiquées, jugées. Car l’image que la constitution renvoie à chacun est davantage investie de désirs et de promesses que d’objectivité : l’égalité entre les hommes et les femmes, la liberté individuelle, la fraternité sont, parmi d’autres, les traits souhaités, espérés, rêvés de la figure du sujet de droit que l’exclusion, les inégalités, les injustices et la domination démentent quotidiennement. Et c’est précisément de cet écart entre les promesses constitutionnelles d’égalité, de liberté et de solidarité et la misère du monde que naît la possibilité d’une critique de cette réalité et d’une action politique pour la changer. Et c’est pourquoi, l’identité constitutionnelle reste devant chacun, comme « à-venir », comme horizon de l’exigence démocratique. Conclusion : la démocratie comme horizon Écart au lieu de fusion, délibération au lieu de révélation, société des individus au lieu d’État, ces traits nouveaux qui distinguent le constitutionnalisme contemporain et transforment la configuration démocratique font, évidemment, débat. Loin d’y voir une doctrine plus exigeante de la démocratie, certains analysent cette « démocratie par la constitution » comme le retour du théologico-politique avec le droit comme religion et le juge constitutionnel dans la position du grand prêtre18. D’autres dénoncent une conception libérale19 ou aristocratique du pouvoir qui, par le contrôle de constitutionnalité, cherche à tenir le peuple en dehors du jeu politique20. Et certains sociologues croient pouvoir déceler dans l’idée de démocratie constitutionnelle une volonté de pouvoir des juristes et en particulier des professeurs de droit au service d’un mécanisme sophistiqué de dépossession du pouvoir des citoyens au profit des juges et de légitimation de cette nouvelle délégation de pouvoir21. Il faut prendre au sérieux ces analyses différentes du sens du constitutionnalisme contemporain. D’abord, parce que, pour parler comme Montaigne, « on n’est jamais sûr de son arrière-boutique » ; ensuite, parce qu’elles obligent à toujours plus de rigueur académique dans la présentation de ce nouveau constitutionnalisme ; enfin, parce qu’elles invitent à une réflexion sur les raisons de ces registres différents d’intelligibilité de ce constitutionnalisme. Sans prétendre les identifier toutes, il en est une qui ressort clairement de tous ces écrits critiques : l’adhésion à une définition essentialiste de la démocratie. C’est, en effet, au nom de la démocratie électorale et du suffrage universel comme seul principe de légitimité démocratique que la « démocratie par la constitution » est jugée établir un régime politique libéral, aristocratique ou contre les citoyens. Cette manière d’appréhender le sens du constitutionnalisme contemporain conduit à la naturalisation d’une forme historique de démocratie qui empêche de penser le temps présent. La forme électorale de la démocratie, produit de l’histoire, est une forme dépassable de la démocratie, tel est l’esprit de la notion de « démocratie continue » que j’ai proposée en 1992. « Continue » pour dire que la démocratie ne s’arrête pas aux seuls moments électoraux, pour dire qu’elle se construit en démultipliant les rythmes politiques, pour dire que cette démultiplication prend des formes variées dont la forme juridictionnelle, pour dire que la constitution est ce lieu où ces différents rythmes, électoraux et non électoraux, peuvent être mis en cohérence et prendre sens. Pour dire aussi, et plus modestement, que la démocratie reste un horizon !

Document  n°  2  :  «  Le  pouvoir  contre  l’intérêt  général.  Entretien  avec  Pierre  ROSANVALLON  »   Dans " La Contre-Démocratie " (2006), vous analysiez la dissociation entre légitimité des gouvernants et confiance des gouvernés. Ce qui s'est passé en France depuis quelques années confirme-t-il ce grand écart ? Oui, la défiance s'est renforcée. Tout d'abord pour des raisons structurelles. Premièrement, la confiance peut se définir comme le fait d'être capable de faire une hypothèse sur les comportements futurs. Quand on était dans un monde politique organisé autour de grands partis, de programmes bien arrêtés et de débats d'idées tranchés, l'avenir politique était relativement prévisible. Or nous sommes désormais dans un monde davantage régi par le jeu des personnalités. Cela change de fond en comble l'exercice de la confiance, c'est-à-dire de la prévisibilité. Le deuxième élément est que le monde de la nouvelle révolution industrielle et de la globalisation dans lequel nous sommes entrés est un monde beaucoup plus incertain, plus mobile, plus diffus, donc plus inquiétant. La crise financière et économique a accentué cette dangerosité depuis deux ans. Cela pèse sur tous les domaines de la décision, qu'elle soit économique ou politique, et jusque sur les décisions individuelles et les choix personnels. Nous vivons donc dans un monde plus menaçant et moins régulé. Il s'agit là du cadre commun à tous les pays démocratiques. Qu'en est-il de la situation française ? Une deuxième cause de défiance est plus spécifique à l'univers politique : c'est la dissociation entre une démocratie d'action et une démocratie d'élection. Le but de la démocratie d'élection est de choisir une personne ou d'en chasser une autre, puisque les élections sont autant des " désélections " que des choix positifs. Mais cela fonctionne plus ou moins bien dans les différents pays. A cet égard, la présidentielle de 2007 a été, en France, un moment réussi de démocratie d'élection : le contraste entre les personnalités des candidats, les images et les programmes, était suffisamment marqué pour que les électeurs aient le sentiment d'effectuer un choix qui faisait sens ; les langages et les projets étaient aussi fortement incarnés. Mais la démocratie d'action est d'un autre ordre. Elle doit employer un langage tout à fait différent. Alors que la démocratie d'élection s'exprime sur le registre de la volonté et de la proximité, la démocratie d'action est au contraire confrontée à la complexité et à la contrainte. Le propre d'une rhétorique électorale est de dire " Yes, we can " et de convaincre que la politique peut beaucoup, alors que dans l'action on doit au contraire être plus réaliste et admettre que la politique peut beaucoup moins. Cette démocratie d'action

18Stéphane Rials, « Entre artificialisme et idolâtrie. Sur l’hésitation du constitutionnalisme », Le Débat, 64, 1991, p. 163. 19Jean-Marie Denquin, « Eléments pour une théorie constitutionnelle », Annales de la faculté de droit de Strasbourg, 2006, n°8 ; Quelques réfléxions sur l’idée de démocratie par le droit, Juspoliticum/Situation.html. 20Pierre Brunet, « Le juge constitutionnel est-il un juge comme les autres ?», in La notion de justice constitutionnelle, Dalloz, 2005, p115 21Bastien François, «Justice constitutionnelle et ‘démocratie constitutionnelle’. Critique du discours constitutionnaliste contemporain », Droit et Politique, PUF, 1993.

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fait immédiatement sens s'il ne s'agit que de nommer des personnes à des postes déterminants de l'appareil d'Etat, et l'on sait que c'est un pouvoir essentiel du président de la République. Mais, au-delà, les choses sont moins évidentes. Au-delà de la rhétorique, cela pèse-t-il sur le mode de gouvernement ? La démocratie électorale met l'accent sur la personnalisation, l'incarnation et la simplification : c'est une démocratie polarisée. Au contraire, dans le cadre de la démocratie de décision ou de régulation, les choses sont tout à fait différentes. Pour qu'elle fonctionne bien, elle doit accepter la démultiplication des instances de débat et de contrôle, assumer la complexité des problèmes et des interactions. Or les institutions françaises nous placent à cet égard dans une situation singulière : la présidentialisation croissante renforce sans cesse la prétention à l'incarnation et à la polarisation. Du coup, elle engendre presque mécaniquement la défiance et la désertion civique. On en voit la traduction dans l'ordre constitutionnel : l'élargissement du pouvoir du Parlement et celui des droits des citoyens, à travers la question prioritaire de constitutionnalité, ont pu donner le sentiment que l'on faisait plus de place à l'intervention du droit. Mais ce ne sont que des concessions à la démocratie libérale. Car, dans le même temps, le pouvoir n'a cessé de sacraliser le principe majoritaire : par exemple, en nommant directement les présidents de l'audiovisuel public, ou en imposant une certaine vision du rôle des parquets. Le ressort de la vision sarkozienne est que la démocratie signifie : " Puisque je suis élu, je suis la volonté générale ", ce qui est, me semble-t-il, difficilement acceptable. Un des principaux problèmes de l'exercice actuel du pouvoir est de projeter une définition dangereuse de la démocratie, qui me semble se rapprocher sur certains points des théories de la " démocratie souveraine " de Poutine ou renvoyer à la philosophie politique du Second Empire, invoquant l'appui des masses au plébiscite pour s'estimer seul détenteur de l'intérêt général. Car, en démocratie, personne ne peut se prétendre seul propriétaire de l'intérêt public et incarner la volonté générale.

Il faut donc distinguer deux sortes de légitimité ? Tout à fait. Cette philosophie de la " démocratie " ne fait pas la distinction, essentielle, entre la légitimation des personnes par l'élection, d'ordre procédural, et la légitimation de leur action, d'ordre substantiel. L'élection donne une légitimité à gouverner sur la durée du mandat - et c'est une bonne chose pour ne pas être otage de la démocratie d'opinion. Mais la légitimité se joue aussi sur le terrain du contenu des décisions. C'est cela que le pouvoir présidentiel actuel n'accepte pas ; il confond en permanence légitimité de nomination et légitimité de décision. C'est une grande faute : la légitimité n'est pas simplement de l'ordre d'un statut acquis une fois pour toutes, elle est une qualité qui doit s'éprouver, se construire en permanence. Cette erreur déteint sur l'ensemble du fonctionnement démocratique en France aujourd'hui. En dehors du pouvoir présidentiel lui-même, on voit bien par exemple que des autorités de régulation sont mises en place pour répondre à une forme de demande sociale, mais que l'on refuse d'en tirer les conséquences dans l'action.

Par exemple ? L'idée qu'il n'y a pas besoin d'autorité indépendante pour nommer les présidents de chaînes de télévision est une terrible régression. Hélas, je suis aussi obligé de constater que, dans cette affaire, la gauche était indignée, mais qu'elle n'avait pas la théorie de son indignation. Quelle est la place du peuple ? Dans les démocraties, le peuple est introuvable, par définition. Il est multiforme, en recomposition permanente. Il faut donc essayer de le saisir de façon plurielle : à travers des principes qui le rassemble, à travers sa manifestation électorale numérique, ou encore à travers les forces sociales vives qui lui donnent à certains moments un visage. Ce sont autant d'expressions du peuple qui doivent trouver leur représentation spécifique.

Ces forces sociales ne sont-elles pas dangereusement affaiblies en France ?

Ce qui me frappe énormément, c'est que l'on considère aujourd'hui qu'il n'y a plus de légitimité de la démocratie sociale. Le fait qu'une réforme comme celle des retraites ait été pilotée depuis l'Elysée avec le seul sceau de la majorité parlementaire est une façon de procéder qui marque, sur un sujet aussi important, une rupture historique avec les pratiques de la démocratie sociale en France. Y compris telle qu'elle avait été mise en œuvre par la droite en 2003. Comment expliquez-vous cette absence de négociation ? Dans la vision sarkozienne, les syndicats sont des institutions particulières de la société civile, alors que le pouvoir d'Etat se prétend le seul représentant de la généralité sociale. Eh bien, ce n'est pas vrai. La démocratie sociale veut dire que, pour des raisons de proximité et d'histoire, il y a une forme de représentation du monde social organisé (les syndicats), mais aussi du monde social diffus (les manifestations) qui vaut représentation démocratique légitime. Or on fait comme si la légitimité électorale absorbait toutes les autres formes de légitimité et de représentation. Il y a donc une prétention qu'il faut combattre, non pas simplement au regard des décisions qui sont prises, mais au regard même de la méthode mise en œuvre et des prétentions qu'elle traduit. C'est ce qui me semble extrêmement grave. Voire dangereux, car cela renforce cette espèce d'évidement de la vie sociale entre le superpouvoir du sommet et une société atomisée qu'on ne veut pas voir exister à travers ces organisations intermédiaires que sont les syndicats ou les associations. Au bout du compte, il y a une sorte de superposition d'impuissance et d'omnipotence au sommet du pouvoir. Pourtant, les leaders syndicaux reconnaissent que la porte du président de la République a rarement été aussi ouverte... Mais c'est de la communication. La porte est ouverte, mais ce n'est pas de la considération institutionnelle. Les syndicats ne sont pas considérés comme des acteurs importants de la démocratie française. Ce n'est pas du tout une stratégie de l'empowerment, selon laquelle il faudrait que les syndicats jouent mieux leur rôle. C'est une stratégie d'enveloppement et de neutralisation. La démocratie, ce n'est pas simplement aspirer le pouvoir vers le sommet en espérant qu'il sera celui d'un " jacobin bienveillant ". Cela consiste au contraire à donner du pouvoir aux gens, à faire descendre le pouvoir, à le faire circuler dans la société. Le monde moderne est d'ailleurs dans une contradiction : on y attend de plus en plus des individus qu'ils se prennent en charge eux-mêmes et qu'ils soient responsables dans tous les domaines, alors qu'en politique on assiste à une sorte de captation du pouvoir et à une déresponsabilisation des individus (" Faites-moi confiance, je m'occupe de tout "). Nous manquons de contre-pouvoirs ?

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A chaque élection, les citoyens font provision d'espérances, mais en même temps la démocratie fonctionne de plus en plus à la défiance. Le citoyen essaie de récupérer par ces formes de contre-démocratie ce qu'il ne peut pas accomplir dans l'ordre politique. C'est un réflexe parfaitement sain ; il faudrait en quelque sorte institutionnaliser la défiance, si cette défiance signifie que le citoyen ne veut pas faire de chèque en blanc. La démocratie n'est pas la légitimation du chèque en blanc. […] II. Les controverses doctrinales

Document  nº  3  :  P.  BRUNET,  «  La  démocratie,  entre  essence  et  expérience.  Réponse  à  D.  ROUSSEAU  »   La conciliation de la justice constitutionnelle avec la démocratie constitue sans doute aujourd’hui l’une des questions théoriques les plus délicates à résoudre en même temps qu’elle apparaît comme un excellent moyen de prendre la mesure des changements de paradigmes que vivent nos sociétés modernes. Dans le texte qu’il a publié à la Vie des Idées, Dominique Rousseau enrichit et approfondit l’analyse proposée en 1992 d’une « démocratie continue » et qui s’articule autour de deux thèses. La première porte sur les origines du constitutionnalisme contemporain que caractérise l’avènement du contrôle de constitutionnalité dans les démocraties contemporaines. Selon Dominique Rousseau, la nécessité d’assurer le respect des droits individuels par la juridiction constitutionnelle résulterait de ce que le constitutionnalisme classique – qui conçoit la constitution comme un texte écrit, établissant une séparation des pouvoirs et garantissant des droits – n’a pas su se préserver de pratiques politiques tendant à la réunion de l’exécutif et du législatif dans les mains du chef de l’exécutif. La seconde thèse se veut conceptuelle : cette constitution comme garantie des droits assurée par le contrôle de la constitutionnalité de la loi produit non seulement un nouveau concept de démocratie, mais une démocratie « plus démocratique » si l’on peut se permettre ce pléonasme car la présence du juge constitutionnel rendrait au peuple la souveraineté que lui aurait captée la démocratie représentative classique. Aussi brillant que profond, son texte ne manque pas d’impressionner par sa densité et son ampleur. Sa conclusion surprend pourtant le lecteur : faisant part des critiques que certains expriment à l’adresse de ce « constitutionnalisme contemporain » et qu’il défend, Dominique Rousseau juge qu’elles sont le fruit d’une « conception essentialiste de la démocratie » qui tendrait à la « naturalisation d’une forme historique de démocratie » (p. 18). Autrement dit, trop attachées à une conception de la démocratie que Dominique Rousseau appelle lui-même « démocratie électorale » – où le suffrage universel serait « le seul principe de légitimité démocratique » – et à laquelle il oppose la « démocratie par la constitution » dont le principe de légitimité serait… différent, ces critiques s’empêcheraient de penser le temps présent. Au contraire, explique Dominique Rousseau, il n’est plus nécessaire de s’interroger sur les moyens de concilier la démocratie électorale à l’ancienne avec le contrôle – moderne – de constitutionnalité mais il convient de s’intéresser au concept de démocratie que l’apparition du contrôle de constitutionnalité a produit. Ainsi, plutôt que de partir d’un concept a priori (et donc essentialiste) de démocratie, il convient de montrer les évolutions que ce concept subit sous l’effet du renouvellement des institutions politiques et juridiques et donc de la pratique. À s’en tenir là, quiconque entend décrire le système juridique réel ne pourrait que souscrire à une méthode qui semble satisfaire aux canons d’un empirisme trop souvent délaissé par les juristes au profit des cathédrales de papier au sommet desquelles ils ont la fâcheuse habitude de se réfugier. Il y a cependant chez Dominique Rousseau un hiatus entre la démarche annoncée et celle réellement suivie, hiatus qui suscite une objection majeure et en quelque sorte préalable au point que les deux thèses qu’il défend ne sont guère recevables. Certes, ce que l’on appelle les « démocraties » contemporaines connaissent presque toutes un contrôle de la constitutionnalité de la loi. Certes encore, ce contrôle remet en cause la conception classique de la « démocratie » dans nos sociétés contemporaines. Mais peut-on en conclure, comme le fait Dominique Rousseau, que ce contrôle est d’autant plus légitime qu’il améliore la « démocratie » ? On le voit, le seul fait de poser cette question permet de mesurer deux éléments que la démonstration de Dominique Rousseau passe par pertes et profits : la polysémie du terme « démocratie » et la tentation de faire prévaloir les jugements de valeurs sur la description. Si l’on y regarde à deux fois, on se rend compte que le mot « démocratie » tel que l’emploie Dominique Rousseau ne désigne aucune forme politique identifiée répondant à une définition qui aurait été préalablement posée soit par stipulation soit par description d’un usage quelconque. Il est même parfois employé de façon purement métaphorique. À cet égard, sa conclusion selon laquelle « la démocratie reste un horizon » (p. 18) est assez éloquente. Mais lorsqu’il affirme s’intéresser aux changements que le contrôle de constitutionnalité produit sur le concept de démocratie, Dominique Rousseau ne conçoit nullement cette dernière comme un « horizon » et semble au contraire la tenir pour une réalité institutionnelle ou encore sociale. De même, quand il affirme que « le juge constitutionnel dévoile ce que la représentation voulait cacher : l’oubli du peuple » (p. 10), on a peine à imaginer qu’il ne parle pas du peuple comme d’une entité concrète sinon tangible. Autrement dit, si le mot « démocratie » n’est pas explicitement défini, on ne peut contester que Dominique Rousseau en ait une idée et peut-être même, osons le mot, un préjugé. Or, si elle n’est pas explicitement identifiée, il n’empêche que la forme politique qu’il qualifie de démocratie est identifiable par qui veut bien se donner la peine de l’identifier : c’est un système politique dans lequel la volonté du peuple est produite par deux entités distinctes – le Parlement et le juge constitutionnel – dont les rôles ne sont pas exactement identiques puisque le Parlement est chargé d’exprimer une volonté tandis que le juge constitutionnel est, lui, chargé de vérifier que cette volonté est conforme la constitution. Si elle l’est, la volonté exprimée par le Parlement et soumise au contrôle du Conseil constitutionnel sera imputée au peuple. Si elle ne l’est pas, cette volonté restera celle du Parlement. Ici, la question se pose de savoir à quelle entité sera imputée ce jugement par lequel le juge constitutionnel aura déclaré la volonté du Parlement contraire à la constitution. La constitution elle-même ne fournit pas de réponse. Comme le fait remarquer Dominique Rousseau lui-même (p. 10), le Conseil constitutionnel juge « au vu de la constitution », comme l’indique les visas de ses décisions. Mais qu’importe : pour Dominique Rousseau, il semble ne pas faire de doute que le Conseil constitutionnel se prononce lui aussi au nom du peuple et que sa volonté lui sera donc imputée. Le peuple parle donc à travers le juge constitutionnel. Ainsi, le Conseil constitutionnel est-il un représentant du peuple et le contrôle de constitutionnalité une garantie de la démocratie.

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Dans ces conditions, l’affirmation selon laquelle le contrôle de constitutionnalité produit un nouveau concept de démocratie ne consiste pas seulement en une thèse descriptive : elle est également très largement persuasive sinon prescriptive. Elle est persuasive parce qu’elle laisse entendre qu’il est tout à fait légitime d’employer le mot de « démocratie » pour désigner un système politique dans lequel est exercé le contrôle de constitutionnalité. Or, puisque c’est précisément la légitimité de cet emploi ce qui fait problème ici, on ne saurait prétendre avoir démontré quoi que ce soit en tenant ce problème pour résolu avant même de l’avoir posé. La thèse défendue par Dominique Rousseau est également prescriptive puisqu’il ne fait aucun doute, à le lire, que cette « démocratie par la constitution » ou cette « démocratie continue » est bien évidemment préférable à la « démocratie électorale » à laquelle elle succède, parce qu’elle est, selon lui, tout simplement plus démocratique. Or, parmi les critiques auxquels fait allusion Dominique Rousseau, il en est (ici, je parle pour moi) qui n’ont aucune difficulté à admettre que le système politique désigné habituellement du nom de démocratie a profondément changé depuis qu’a été introduite la justice constitutionnelle. Mieux, le changement est tellement profond que cette démocratie-là n’a que le nom de commun avec la démocratie représentative classique, tout comme cette dernière n’avait que le nom de commun avec celle de la Grèce antique. Dès lors, il serait peut-être plus éclairant de ne pas employer le même mot pour désigner deux réalités aussi différentes ou, du moins, on ne peut employer le même mot sans s’interroger sur les conséquences (pragmatiques) de cet emploi. Dire cela ne signifie pas du tout que l’on soit attaché à une conception essentialiste de la démocratie et que l’on tende à en naturaliser une forme historique. Au contraire ! C’est reconnaître que l’on est tellement détaché d’une quelconque essence que l’on serait même prêt à reconnaître qu’il y a autant de sens du mot « démocratie » qu’il y a de gens pour l’employer. Mais parce que c’est un nom et non une essence, chacun de ces emplois doit être analysé et évalué à l’aune des fins poursuivies par celui-là même qui l’utilise. Or, il en est de ce nom comme de beaucoup d’autres : les usages peuvent en être descriptifs mais aussi prescriptifs. Quand Dominique Rousseau cherche à prouver que le système politique qu’il qualifie de « régime concurrentiel d’énonciation de la volonté générale » (p. 12 et p. 14) ou encore de « régime concurrentiel de production de la volonté générale » (p. 12) est plus démocratique qu’un autre, il ne décrit rien : son propos consiste à dissimuler une norme sous un jugement de valeur et à faire un usage prescriptif du mot démocratie. En effet, si le contrôle de constitutionnalité améliore la démocratie, et si la démocratie est bonne, alors, il faudrait être bien mal intentionné pour ne pas reconnaître que ce contrôle est bon. Il n’empêche que si la prémisse majeure ne décrit rien et n’est elle-même ni vraie ni fausse, la conclusion à laquelle on aboutit ne saurait constituer une quelconque vérité. Autrement dit, de ce que j’aime les fraises, je ne peux prétendre logiquement déduire qu’il est vrai que je dois reprendre de la tarte… Réponse à Pierre Brunet, par Dominique ROUSSEAU La contribution de Pierre Brunet au débat sur le sens du constitutionnalisme contemporain mériterait – et méritera – une réponse plus longue et surtout plus argumentée que celle proposée ici. Pour l’heure, je me limiterai à en faire l’esquisse. Qui, j’espère, ne sera lue comme une esquive ! Pierre Brunet me reproche de partir dans la réflexion sur constitutionnalisme et démocratie sans avoir défini préalablement la notion de démocratie qui me sert de référence. Il me serait évidemment facile de relever que Pierre Brunet ne précise jamais lui-même la notion de démocratie qui lui permet de dire que toutes les constructions doctrinales se donnant pour objet de justifier démocratiquement la justice constitutionnelle échouent et dissimulent en réalité « une conception aristocratique de la démocratie »22. Pour dire cela, pour dire que la doctrine n’arrivera jamais à convaincre que le contrôle de constitutionnalité n’est pas autre chose que « l’ultime moyen de tenir le peuple, même représenté, en dehors du jeu politique », il faut bien avoir, au moins dans son arrière-boutique, une idée de ce qu’est la « vraie » démocratie. Mais je ne le ferais pas car tel n’est pas mon registre. Mon propos, en effet, n’est pas de répondre à la question ‘pourquoi faut-il nécessairement confier à des juges le soin de contrôler la loi’, ou, ‘est-il démocratique de confier à des juges le contrôle de la loi » ; il est ‘les juges ayant reçu compétence pour contrôler la loi, quelle forme de démocratie est engagée par cette nouvelle propriété constitutionnelle’. Je ne dis pas qu’il ‘faut nécessairement’ confier aux juges le soin de contrôler la loi pour qu’une société soit vraiment démocratique ; je dis que ce soin leur ayant été confié, quelles conséquences sur la notion de démocratie ? Et pour distinguer la forme de démocratie sans contrôle de la forme avec contrôle, j’appelle la première « démocratie électorale » parce que l’élection est son principe actif et la seconde « démocratie continue » parce que le contrôle, dont le contrôle par le juge n’est qu’un élément, est son principe actif. Et bien sûr, mon propos n’est pas de dire que la seconde est « plus démocratique » que la première ; il est seulement de faire apparaître les propriétés de cette démocratie continue : l’écart et non la fusion, la délibération et non la révélation, les citoyens et non l’État. Je suis bien d’accord avec Pierre Brunet sur le fait qu’on pourrait dénommer autrement que ‘démocratie’ un régime constitutionnel où des juges contrôlent la constitutionnalité des lois ; mais on pourrait aussi appeler autrement que ‘démocratie’ un régime où le peuple par son vote peut faire tout ce qu’il veut. Sauf, et il faut bien revenir à l’arrière-boutique, si Pierre Brunet considère que seul mérite le nom de démocratie le régime où le peuple règne par le suffrage universel. Pour ma part, par défaut d’imagination sans doute, je garde le mot démocratie mais je le définis, car je le définis !, différemment selon qu’il comprend ou non un contrôle de constitutionnalité de la loi. Et je considère qu’il est aussi légitime de parler de démocratie dans l’un et l’autre cas alors que Pierre Brunet laisse penser que c’est légitime dans un cas, celui où le peuple règne par le suffrage universel, mais pas dans l’autre, celui où la loi est contrôlée par des juges. Où on retrouve sans cesse ce présupposé, qui ne peut s’avouer sous peine de ruiner la critique, selon lequel, quelle que soit la manière de présenter les choses, le contrôle de la loi par des juges, ce n’est pas démocratique. Si ma thèse est persuasive, ma foi – si j’ose dire – tant mieux. Est-elle prescriptive ? Mais oui, bien sûr ! Je ne dissimule rien, contrairement à ce qu’écrit Pierre Brunet et alors que je ne suis pas sûr que Pierre Brunet ne dissimule pas, lui, un jugement de valeur derrière une apparente neutralité descriptive de la pensée des autres. Oui, après – après et non avant – avoir étudié, dans la limite des moyens qui sont les miens, les deux formes de démocraties, après avoir identifié les propriétés des deux formes de démocratie, je dis ma préférence pour la démocratie continue. Serait-ce un crime de lèse-scientificité ? Serait-ce là la preuve du caractère idéologique de mon propos ? Serait-ce là la preuve que tout mon raisonnement est faussé et donc ne vaut rien ? Débat classique ! Pour ma part, je considère que mon travail de constitutionnaliste ne s’arrête pas à la ‘description’ des systèmes et formes

22Le juge constitutionnel est-il un juge comme les autres ? in La notion de « Justice constitutionnelle », Dalloz, 2005.

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constitutionnels ; qu’il continue, à partir de ce travail, dans une appréciation assumée, revendiquée, exposée à la critique publique, de ces systèmes et formes ; que cette appréciation, dès lors qu’elle est, précisément, exposée publiquement n’enlève rien à la qualité ‘scientifique’ d’un raisonnement ; qu’elle en est peut-être même la condition de possibilité. Autrement dit, pour inviter Pierre Brunet à une table plus garnie que par une pauvre tarte aux fraises, je peux décrire les poires, les pommes, les cerises et les fraises et affirmer ma préférence pour les fraises sans que ma description des poires, des pommes et des cerises soit « plombée » par l’affirmation de cette préférence… Et en plus je préfère finir sur le fromage ! Document  nº  4  :  J-­‐M.  DENQUIN,  «  Situation  présente  du  constitutionnalisme.  Quelques  réflexions  sur  l’idée  de  

la  démocratie  par  le  droit  »   Il est possible en premier lieu d’entendre démocratie au sens étymologique de « gouvernement du peuple ». Cette définition exigerait d’être précisée, car elle peut recevoir des interprétations très diverses, mais une telle démarche n’est pas nécessaire au point de vue ici considéré. En effet quel que soit le sens, extensif ou restrictif, utopique ou métaphorique, qui lui est conféré, l’idée de gouvernement du peuple implique certainement le recours au droit. La démocratie ne saurait être le produit de la spontanéité sociale. Laissée à elle-même, celle-ci engendre toujours une oligarchie : les Athéniens l’avaient déjà compris et en avaient tiré les conséquences. Donner un rôle, même modeste, au « peuple », suppose des institutions. Plus généralement le « peuple » n’est jamais une donnée immanente. La notion ne peut qu’être construite à l’aide de catégories juridiques. Dans cette acception le droit est donc consubstantiel à la « démocratie ». Il est constitutionnel au sens fort, car il implique l’artificialisme : il crée ex nihilo des institutions sans lesquelles la mise en œuvre du projet démocratique serait inconcevable. Ainsi entendue, l’idée de démocratie par le droit présente donc un sens clair. Celui-ci mériterait d’être minutieusement décrit. Mais tel n’est pas l’objet de ces brèves remarques. Nous voudrions examiner les implications d’une autre acception, non moins courante aujourd’hui, du terme « démocratie ». Nul n’ignore en effet que ce mot est très souvent pris dans un sens tout différent. La « démocratie » est fréquemment définie comme le régime qui fonde et garantit le règne des « droits fondamentaux ». On objectera sans doute que les deux définitions ne sont pas incompatibles. Mais ce credo concordataire, dont se contente une certaine vulgate politico-journalistique, est évidemment faux. Car l’utopie des droits fondamentaux est justement construite - et l’on retrouve ici l’inspiration profonde du constitutionnalisme libéral - sur une méfiance de principe envers la démocratie au premier sens. Les passions populaires sont soupçonnées de mettre en cause, actuellement ou virtuellement, les valeurs dont le droit est le gardien. Même si les deux acceptions coexistent en général sans que leur contradiction principielle se manifeste, il n’en reste pas moins vrai que leurs logiques sont incompatibles. La démocratie au second sens est présentée comme la valeur suprême à l’aune de laquelle doit être jugée, éventuellement écartée, la démocratie au premier sens. Le gouvernement par le peuple cesse d’être regardé comme un impératif catégorique et se trouve relégué au niveau de valeur relative. L’importance de cette guerre des dieux, comme eût dit Max Weber, ne saurait être surestimée. C’est toutefois sur un autre aspect de la question, moins immédiatement perceptible, que nous voudrions mettre l’accent. Si l’on admet en effet cette seconde définition de la démocratie, la formule initiale change complètement de sens. Le slogan « la démocratie par le droit » se traduit maintenant « les droits fondamentaux par le droit », autrement dit « le droit par le droit ». Le caractère tautologique de cette formulation lui permet d’échapper à toute réfutation et rend inutile un effort de définition du « droit » symétrique de la tentative pour définir la « démocratie ». Ne sait-on pas déjà ce qu’est le droit ? Il est la valeur suprême, la fin et le moyen de l’existence collective. En revanche il devient difficile de reconnaître dans la formule initiale une pensée exaltante, puissamment mobilisatrice. La réduction de celle-ci à une tautologie est-elle le seul inconvénient de la nouvelle définition de la démocratie ? Il est permis d’en douter. Car la conclusion à laquelle conduisent nécessairement les prémisses - le constitutionnalisme a pour objectif la démocratie par le droit, mais la démocratie n’est pas autre chose que le droit - manifeste un fait plus fondamental : le droit est seul. Seul fondement et seul gardien de lui-même, il ne renvoie à rien qui lui soit extérieur. […]

Document  nº  5  :  B.  FRANCOIS,  «  Justice  constitutionnelle  et  «  démocratie  constitutionnelle  ».  Critique  du  discours  constitutionnaliste  européen  »  

« Comme l’indiquent de nombreux travaux de sociologie politique, si l’on s’accorde à penser la question de la représentation comme un mécanisme de dépossession qui autorise certains à parler au nom des autres et, dans le même temps, le système des raisons qui vient justifier cette délégation, on peut envisager la relation du constitutionnalisme et de la démocratie comme le rapport, d’une part, entre des techniques, des techniciens et des discours sur la technique de mise en forme (ou d’organisation) de la dévolution et de l’exercice du pouvoir au nom des autres, et d’autre part les mécanismes de légitimation de la délégation politique. Dès lors, traiter des relations entre constitutionnalisme et démocratie c’est (…) rendre compte (…) de la division sociale, jamais achevée, du travail politique qui aboutit à faire admettre comme acceptable, parce que nécessaire, la dépossession qui est à son fondement, et analyser dans ce contexte la contribution qu’ont pu y apporter, et qu’y apportent aujourd’hui, ces techniciens de la bonne forme politique que sont les spécialistes de droit constitutionnel. (…) Dominique Rousseau fait du Conseil constitutionnel le promoteur d’un nouvel ordre démocratique où le Conseil, acteur d’un régime d’énonciation concurrentiel de la volonté générale, devient le véritable garant d’une souveraineté populaire dévoyée par la trahison originelle du système représentatif. Il fait du Conseil constitutionnel, en quelque sorte, un représentant à l’égal des représentants politiques élus. (…) A cet égard, la « démocratie continue » équivaut à un contrôle continu de l’action des gouvernants en dehors des moments électoraux. (…) [L]a revendication de juridiction des néo-constitutionnalistes positivistes conduit (…) à modifier le système des raisons qui équipe la légitimité de la démocratie représentative. En effet, si cette revendication ne saurait être comprise indépendamment d’intérêts proprement juridiques, c’est-à-dire propres à l’univers relativement autonome de la production du droit, elle tend dans le même temps à promouvoir un transfert de la représentation légitime des citoyens et du langage dans laquelle elle s’exprime. Or ce discours

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de la « démocratie constitutionnelle » – sans doute à l’encontre même des intentions de leurs auteurs –, n’est qu’une forme de dépossession, accentuant qui plus est celle que la sociologie politique a pu mettre au jour dans les mécanismes de la démocratie représentative classique ; et ce en raison du surplus d’objectivité et d’auto-légitimation par l’universalisation que procure tout discours « en droit » dès lors qu’il réussit à se confondre avec l’horizon pratique des acteurs sociaux tout en étant réservé à certains. (…) [L]e Conseil constitutionnel devient le gardien d’un droit immanent à la société, qui lui est transcendant ; prétendant parler directement au peuple au nom du peuple et par là s’appropriant sa force symbolique, il devient le révélateur d’un texte jusqu’alors caché, dont lui seul est habilité à définir les principes de lecture. Y aurait-il alors des risques que cette jurisprudence ne soit pas accordée aux transformations d’une société dont elle entend faire rendre justice, en particulier, aux professionnels de la politique ? Nulle crainte ici, affirment les nouveaux thuriféraires de la « démocratie constitutionnelle » : c’est aux spécialistes du droit constitutionnel, et aux plus savants d’entre eux – la « doctrine » – que revient la tâche de contrôler la cohérence et la justesse de cette parole révélée. Dès lors, dans ce schéma, l’équivalent du contrôle des citoyens sur leurs représentants à chaque échéance électorale est assuré ici par les spécialistes de droit constitutionnel dans leur critique de la jurisprudence. En fait de progrès de la démocratie, il est fort à craindre qu’il ne s’agisse alors que des succès d’une église et de ses clercs. L’ennui, comme le disait Paul Thibaud, ancien directeur de la revue Esprit, à propose du Conseil constitutionnel, c’est qu’à confier la garde des valeurs démocratiques à un clergé, on les affaiblit. Pour le dire plus brutalement, à la « dictature du suffrage universel » (…) il est clairement proposé que se substitue le magistère des savants. Il est à redouter que la démocratie n’y gagne pas grande chose. Tout au contraire. »

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FICHE  N°  7  :  LA  IIIEME  REPUBLIQUE  :  La  crise  du  16  mai  1877  

« Henri Wallon, sortant des nuées, présente le bébé Constitution coiffé du bonnet phrygien »

L'Éclipse, 6 mars 1875 (source : http://www.assemblee-nationale.fr/histoire/amendement_wallon_1875.asp)

Sommaire Document n° 1 : L. Favoreu, P. Gaïa, R. Ghevontian, O. Pfersmann, A. Roux, G. Scoffoni, J.-L. Mestre, Droit constitutionnel, Précis Dalloz, 17e éd., 2014, pp. 568 et s. I. La mise en place de la IIIème République Document n° 2 : Proclamation de la République en date du 4 septembre 1870 Document n° 3 : Résolution du 17 février 1871 ayant pour objet de nommer M. Thiers, Chef du Pouvoir exécutif de la République française Document n° 4 : Nomination du Maréchal de Mac-Mahon à la Présidence de la République (séance de l’Assemblée nationale du 24 mai 1873, extraits) Document n° 5 : Loi du 20 novembre 1873 ayant pour objet de confier le Pouvoir exécutif pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon (extraits) Document n° 6 : L’amendement « Wallon » adopté par l’Assemblée nationale le 30 janvier 1875 II. Le régime de la IIIème République Document n° 7 : Loi constitutionnelle du 24 février 1875 relative à l’organisation du Sénat Document n° 8 : Loi constitutionnelle du 25 février 1875 relative à l’organisation des pouvoirs publics Document n° 9 : Loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 sur les rapports des pouvoirs publics III. L’évolution de la IIIème République Document n° 10 : Lettre du Maréchal de Mac-Mahon à Jules Simon du 16 mai 1877 Document n° 11 : Intervention de Léon Gambetta à la Chambre des députés Document n° 12 : Message aux Chambres du Président de la République, le Maréchal de Mac-Mahon, en date du 18 mai 1877 Document n° 13 : Décret du 25 juin 1877 portant dissolution de la Chambre des députés Document n° 14 : Composition de la Chambre des députés à la suite des élections des 14 et 28 octobre 1877 (source : J.-J. Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958, 9e éd., 2009, p. 317) Document n° 15 : Composition du Sénat à la suite des élections du 5 janvier 1879 (source : J.-J. Chevallier, Histoire des institutions et des régimes politiques de la France de 1789 à 1958, préc., pp. 326 et 327) Document n° 16 : Message au Sénat du Président de la République, M. Jules Grévy, en date du 6 février 1879, dit « Constitution Grévy » IV. Dissertation. Qu’est-ce que la Constitution Grévy ?

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Document  n°  1  :  L.  Favoreu,  P.  Gaïa,  R.  Ghevontian,  O.  Pfersmann,  A.  Roux,  G.  Scoffoni,  J.-­‐L.  Mestre,  Droit  constitutionnel,  Précis  Dalloz,  17e  éd.,  2014,  pp.  568  et  s.  

§ 1. Une République constituée par une assemblée monarchiste L'échec des tentatives de restauration monarchique. Peu après l'élection de Mac Mahon, la « fusion » des deux branches des Bourbons semble acquise. Le prétendant orléaniste, le comte de Paris, s'efface devant le prétendant légitimiste, le comte de Chambord. Celui-ci régnerait, puis à sa mort, puisqu'il n'a pas de descendant, le comte de Paris lui succéderait. Mais l'intransigeance du comte de Chambord, son attachement aux conceptions de l'Ancien Régime, sa fidélité au drapeau blanc, rebutent les députés royalistes libéraux et Mac Mahon lui-même. Une solution temporaire est trouvée : la durée du mandat de celui-ci comme président de la République est portée à sept ans par la loi du 20 novembre 1873, avec l'espoir que le comte de Chambord céderait sur ses exigences ou décéderait d'ici 1880. Le quinquennat, qu'avait préconisé Thiers et que Laboulaye avait fait adopter par la Commission des Trente, chargée de préparer la Constitution, se trouve ainsi écarté pour une raison politique conjoncturelle (V. Azimi, 2000). La consécration de la République par l'amendement Wallon (1875). Pendant que les royalistes se morfondent, des républicains, conduits par Gambetta, se montrent clairvoyants. Atténuant le radicalisme des projets élaborés sous le Second Empire, ceux d'une révolution sociale, sans renier les principes de 1789, ils font preuve d'opportunisme. Ils séduisent les « couches (sociales) nouvelles », les détachant des notables et du clergé. Ils acceptent l'idée de passer des compromis avec une partie des députés royalistes, préoccupés par un regain du bonapartisme. Cette stratégie s'avère fructueuse, lorsque le débat sur l'élaboration des « lois constitutionnelles » ne pourra plus être retardé. Elle aboutit, le 30 janvier 1875, à l'adoption à une voix de majorité (353 contre 352), d'un amendement capital, fixant les conditions d'élection du « président de la République » par la Chambre des députés et le Sénat réunis. Cet amendement, proposé par un historien de la Sorbonne, Henri Wallon, a pour effet de dissocier la présidence de la République de la personne de Mac Mahon. Des députés du centre-droit ont voté avec les républicains ce texte qui avait, pour eux, l'avantage de consacrer la création d'un Sénat, gage de modération pour l'avenir. La consécration du bicaméralisme. La première loi constitutionnelle, celle du 24 février 1875, est relative au Sénat. Ce fait montre à quel point la création d'une seconde chambre a été décisive dans le compromis qu'ont conclu certains orléanistes, lassés par l'attitude du comte de Chambord, et les républicains qu'a convaincus Gambetta. Cette seconde chambre est destinée à contenir les éventuels excès d'une majorité de députés trop avancés qui sortirait des urnes. Elle comprend 75 sénateurs à vie – les inamovibles – qui doivent être élus par l'assemblée qui est en train d'élaborer les lois constitutionnelles, puis par le Sénat lui-même. Les 225 autres sénateurs seront élus pour neuf ans par un collège électoral favorisant la représentation des campagnes, jugées plus conservatrices, avec renouvellement partiel tous les trois ans. Gambetta saura justifier l'existence de ce Sénat en voyant en lui « le grand Conseil des communes de France ». Cette chambre est dotée d'attributions importantes. Elle partage l'initiative des lois. Elle les vote, pouvant tenir en échec les mesures adoptées par la majorité des députés. Elle détient de même un droit de veto en cas de révision constitutionnelle. Elle fait fonction de Cour de Justice, si la Chambre des députés met en accusation le président de la République pour haute trahison ou un ministre pour forfaiture. Enfin, elle peut permettre au président de la République de dissoudre la Chambre des députés. Celle-ci, élue au suffrage universel direct pour quatre ans, se trouve placée sous la surveillance du Sénat, qui rappelle les Chambres des pairs, mais avec une différence essentielle : les sénateurs sont issus du suffrage universel indirect, au lieu d'être nommés par le chef de l'État. Mais celui-ci dispose d'autres attributions importantes, qui avaient appartenu aux monarques constitutionnels. De sorte que les lois constitutionnelles de 1875 auraient pu être facilement adaptées au rétablissement d'un tel régime au profit du comte de Paris. Mais Mac Mahon s'est trouvé dans l'incapacité d'y parvenir et son échec a gravement affecté la fonction présidentielle. § 2. L'effacement du président de la République au profit du président du Conseil L'importance de la présidence de la République dans les lois constitutionnelles de 1875. Élu pour sept ans par les deux chambres réunies en Assemblée nationale, le président de la République est irresponsable, sauf en cas de haute trahison. Mais tous ses actes doivent être contresignés par un ministre, qui en assume la responsabilité. Il nomme les ministres, détient le pouvoir exécutif, le pouvoir réglementaire et le droit de grâce. Il négocie les traités internationaux, qu'il ratifie après l'approbation des chambres. Il partage l'initiative des lois et des révisions de la Constitution. Avec l'accord du Sénat, il peut dissoudre la Chambre des députés. La situation des ministres et l'absence de mention d'un président du Conseil. La responsabilité politique des ministres devant les chambres est expressément prévue par la Constitution, en plus de leur responsabilité pénale. Les ministres doivent donc donner leur démission en cas de mise en minorité. Le principe de leur solidarité est même formellement posé. La loi constitutionnelle du 25 février 1875 tire ainsi les conséquences de la pratique du régime parlementaire issue des Monarchies constitutionnelles française et anglaise. Mais aucune mention n'est faite dans les trois lois constitutionnelles d'un président du Conseil. A priori, cette absence n'a rien de surprenant, puisque ce titre avait disparu depuis 1849 et que les réunions des ministres – les « Conseils des ministres » – se tenaient sous l'autorité du président de la République. Le duc de Broglie, auquel Mac Mahon avait confié la direction de la politique gouvernementale et sa défense à l'Assemblée nationale depuis son élection, ne portait que le titre de vice-président du Conseil. Mais précisément, le rôle tenu par de Broglie montrait bien que le président de la République pouvait éprouver le besoin de confier à l'un des ministres le soin d'unifier concrètement l'action des différents membres du cabinet et d'incarner le Gouvernement devant le Parlement et le pays. La Constitution aurait pu prévoir l'existence d'un « principal ministre », selon une vieille expression. Existence qui va se concrétiser dès mars 1876, lorsque se mettent en place les deux assemblées créées par les lois constitutionnelles dans un contexte politique nouveau. La crise du 16 mai 1877 et l'échec de Mac Mahon. Les élections déçoivent Mac Mahon et de Broglie. Au Sénat, l'alliance contre nature de l'extrême droite et des républicains assure à ces derniers 55 sièges de sénateurs inamovibles, de sorte que les royalistes ne détiennent en définitive qu'une faible majorité au sein de cette assemblée. L'élection des députés donne une vaste différence en faveur des républicains. Ils ont 350 sièges contre 150 aux conservateurs, dont la moitié sont des bonapartistes. Mac Mahon désigne alors, comme « président du Conseil », un ancien ministre de Louis-Philippe et de Thiers, Dufaure, puis un républicain conservateur,

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Jules Simon. Mais celui-ci ne réagissant pas à un vote de la Chambre des députés hostile à la papauté, Mac Mahon lui adresse une lettre de blâme, le 16 mai 1877. Pour Mac Mahon, les ministres doivent avoir à la fois la confiance du Parlement et celle du chef de l'État, comme sous la Monarchie de Juillet. La crise éclate : Simon démissionne. Mac Mahon le remplace par le duc de Broglie. 363 députés adoptent un manifeste refusant de reconnaître un Gouvernement « appelé aux affaires contrairement à la loi des majorités, qui est le principe du régime parlementaire ». Mac Mahon réplique en procédant à la dissolution de la Chambre des députés, avec l'accord du Sénat. La campagne électorale se déroule dans un climat extrêmement tendu, le gouvernement usant de fortes pressions administratives. Gambetta riposte : « Quand le pays aura parlé, il faudra se soumettre ou se démettre ». C'est l'une, puis l'autre de ces deux attitudes, qu'adopte Mac Mahon après le nouveau succès électoral des républicains. Après avoir désigné des ministres acceptables par la majorité des députés, il donne sa démission le 30 janvier 1879. La majorité du Sénat étant acquise aux républicains à la suite du premier renouvellement partiel d'un tiers des sièges, ne pouvant donc plus espérer dissoudre la Chambre des députés, il se retire plutôt que de signer des mesures prises à l'encontre d'officiers qu'il appréciait. Jules Grévy est élu à sa place par une large majorité. La République est désormais entièrement aux mains des républicains, qui procèdent à une révision des dispositions adoptées en 1875 : la loi constitutionnelle du 14 août 1884 dispose que « la forme républicaine du Gouvernement ne peut faire l'objet d'une proposition de révision » et rend inéligibles à la présidence de la République les membres d'une famille ayant régné sur la France. « La Constitution Grévy ». L'équilibre des institutions va se trouver fortement modifié à la suite de l'élection de Grévy. Celui-ci, qui avait combattu l'instauration d'une présidence de la République en 1848, estime que son rôle doit rester limité. Un président républicain ne doit pas se comporter comme Mac-Mahon. Il doit s’incliner devant la volonté des élus du suffrage universel, au lieu de les affronter au moyen d'une dissolution. C'est la Chambre des députés qui décide de la politique de la France, car elle exprime la volonté nationale. Cette conception restrictive du rôle du président de la République s'impose. D'autant plus que Grévy lui-même est forcé de démissionner, lorsqu'il se heurte à l'hostilité des parlementaires, son gendre étant compromis dans un scandale : il monnayait les nominations dans l'ordre de la légion d'honneur ! Jamais, tout au long de la IIIe République, les présidents n'ont essayé à nouveau de procéder à une dissolution. Leur rôle est resté faible, même s'ils ont pris quelque part à la conduite de la politique étrangère de la France. L'un d'eux, Millerand, a été contraint de donner sa démission. À la suite du succès électoral du Cartel des Gauches aux élections législatives de 1924, il se heurte à un front du refus de la part des parlementaires de la nouvelle majorité : aucun d'entre eux n'accepte d'être nommé ministre ! Certes, il peut influer sur le choix des ministres, mais ce choix est essentiellement effectué par le président du Conseil. Ce dernier devient véritablement le chef de l'exécutif, mais d'un exécutif très affaibli vis-à-vis du Parlement. § 3. Longévité du régime et instabilité des ministères La première cause de longévité : l'affaiblissement des royalistes. Le régime organisé en 1875, mais fonctionnant selon les conceptions de Grévy, dure jusqu'en 1940. Il n'est pas difficile de trouver les causes essentielles de cette longévité, qui contraste avec la rotation rapide des régimes de 1789 à 1870. La première de ces causes tient à l'impuissance des adversaires de la forme républicaine du régime, laquelle est déclarée insusceptible d'être changée par la révision constitutionnelle du 14 août 1884. Les bonapartistes perdent tout espoir après le décès du jeune prince impérial. Quant aux royalistes, ils se remettent très mal du refus du comte de Chambord. Son décès en 1883 ne suffit pas pour les placer en position de force. Certes, le premier tour des législatives de 1885 est un succès pour eux. Mais la « discipline républicaine » se manifeste au second tour et provoque leur défaite globale. Le soutien apporté par leurs chefs au général Boulanger, dont la popularité ébranle le régime en 1888- 1889, n'apparaît habile qu'un moment. Certes, cette popularité s'étend au-delà de la droite, dans les milieux populaires, élargissant la contestation du régime. Mais la fuite de Boulanger en Belgique et son suicide sur la tombe de sa maîtresse atteignent la crédibilité des royalistes. Le souhait émis par le pape Léon XIII, du ralliement des catholiques à la République, puis la condamnation par Pie XI de l'Action Française de Charles Maurras, intellectuel incroyant mais royaliste fervent, affaiblissent encore les partisans de la restauration monarchique. Seconde cause de longévité : un régime issu d'une longue maturation. La IIIe République, c'est essentiellement un régime parlementaire fondé sur le suffrage universel. Les lois constitutionnelles de 1875 renferment les éléments fondamentaux de ce type de régime : un chef de l'État irresponsable, des ministres politiquement responsables devant le Parlement, le droit de dissolution. Certes, l'échec de Mac Mahon a altéré l'équilibre instauré en 1875. D'un régime parlementaire dualiste, d'inspiration orléaniste, dans lequel le chef de l'État joue un rôle important, dans lequel les ministres ont besoin de sa confiance comme de celle des chambres, on est passé à un régime parlementaire moniste, où le Parlement tient le rôle principal. Mais on est resté dans le cadre général du régime parlementaire. Quant au suffrage universel, il apparaît intangible à la très large majorité des parlementaires comme des électeurs. C'est l'extension du droit de vote aux femmes qui pose problème. Elle ne se réalise pas, car beaucoup d'élus de gauche redoutent que les femmes soient trop sensibles à l'in- fluence du clergé. Mais si le régime persiste, les ministères ne durent guère. L'instabilité ministérielle. Cette instabilité procède de nombreux facteurs. La multiplicité des partis, des groupes parlementaires, rend fragiles les coalitions qui se forment pour soutenir un gouvernement. Les divergences idéologiques comme les conflits d'intérêts ou d'ambitions sont autant de raisons de la dislocation de ces coalitions. La fragilité des ministères est accrue par la facilité avec laquelle la responsabilité politique des ministres peut être mise en jeu. Les interpellations se multiplient. Elles provoquent une quinzaine de fois la chute du gouvernement, de 1879 à 1914. Les gouvernements, quant à eux, ont souvent recours à la question de confiance, qui leur est parfois fatale. Mais ils démissionnent même en dehors d'une mise en minorité dans le cadre de ces deux procédures, à cause de simples critiques émanant de parlementaires, ou du départ d'un ministre, que suivent ses collègues. L'instabilité est enfin accrue par l'attitude du Sénat. Forts du texte même de la Constitution, les sénateurs estiment qu'ils peuvent contraindre un ministère à la Démission. Leur opinion prévaut à partir de 1890, avec la chute du cabinet Bourgeois. En moyenne, la durée de vie d'un gouvernement ne dépasse pas neuf mois. Mais certains ne tiennent que quelques jours, la confiance leur étant refusée de suite par les chambres ! Cette situation suscite de vives critiques contre l'omnipotence du Parlement, ses divisions, sa versatilité, même si l'instabilité des gouvernements s'accompagne d'une contrepartie : certaines personnalités font partie de nombreux gouvernements. Briand en a dirigé onze, se chargeant souvent du même portefeuille. Mais les résultats obtenus dans de tels cas – par Delcassé par exemple – montrent a contrario les inconvénients de l’instabilité pour la conduite des affaires de l’Etat. Cette instabilité s'aggrave après la fin de la Grande Guerre, plus précisément à partir de la victoire du Cartel des Gauches en 1924.

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Bien que minoritaire en voix, cette coalition des diverses fractions radicales et des socialistes remporte un net succès en sièges : 328 sur 582. Mais aucun des 105 députés socialistes de la Section Française de l'Internationale Ouvrière (SFIO) n'entre dans le gouvernement du radical Édouard Herriot : Léon Blum, leur nouveau chef, a fait prévaloir la thèse du soutien sans participation au ministère. Il est vrai que les socialistes sont soumis à la pression des communistes, qui les accusent de trahir la cause du prolétariat en pactisant avec les radicaux. Majoritaires en 1920 au Congrès de Tours, qui a entraîné la scission entre eux et les socialistes, les communistes s'en tiennent strictement à la ligne fixée par Moscou : la lutte classe contre classe, laquelle exclut tout arrangement avec les députés, même de gauche, qui leur apparaissent comme les représentants ou les « valets » de la bourgeoisie. La crise financière s'accentuant, le gouvernement Herriot est renversé par le Sénat en avril 1925. Six ministères se succèdent en seize mois, avant que le Cartel ne se disloque au profit d'un gouvernement d'Union nationale, que forme l'ancien président de la République Raymond Poincaré et qui parvient à redresser la situation financière de l'État. Vainqueur des élections législatives de 1928, mais malade, Poincaré démissionne en juillet 1929. Pas moins de neuf ministères se succèdent jusqu'aux élections législatives de mai 1932, lesquelles donnent la victoire au second Cartel des Gauches. Mais celui-ci s'avère fragile comme le premier : six gouvernements se suivent en vingt mois. L'antiparlementarisme s'aggrave, d'autant plus qu'éclate l'affaire Stavisky. Il culmine le 6 février 1934, lorsque des manifestations d'anciens combattants se transforment en émeutes devant le Palais-Bourbon. Le régime apparaît menacé par les Ligues. Il faut qu'un ancien président de la République, Gaston Doumergue, forme un nouveau gouvernement d'Union nationale, pour que la crise s'atténue. Mais ce gouvernement ne dure que neuf mois et sa chute ouvre une nouvelle période d'instabilité : quatre ministères en dix-huit mois. Le succès du Front Populaire en mai 1936 entraîne la formation d'un gouvernement à direction socialiste, celui de Léon Blum. Mais les communistes, qui font désormais partie de la majorité parlementaire, refusent de participer à ce gouvernement, bien qu'il menât une politique sociale d'envergure. Renversé par le Sénat inquiet de l'aggravation de la crise financière, Blum cède la présidence du Conseil au radical Emile Chautemps, qui forme deux gouvernements successifs. Un second ministère Blum ne dure guère, se heurtant de nouveau au Sénat. Le radical Édouard Daladier constitue alors un nouveau gouvernement, sans la participation des socialistes, mais avec celle de plusieurs modérés, dont Paul Reynaud, qui s'efforce de redresser la situation des finances publiques à un moment où s'accentue la terrible menace hitlérienne. Une fois de plus, la majorité issue de l'élection des députés s'est disloquée au cours de la législature, révélant les défauts du régime. L'échec des perspectives de réforme constitutionnelle. Les remèdes proposés pour remédier à l'instabilité ministérielle visent à renforcer le pouvoir exécutif. Doumergue propose en 1934 de faciliter le recours à la dissolution, dont la menace devrait rendre les députés plus prudents dans leurs assauts contre les gouvernements. Il suggère aussi de restreindre l'initiative des membres des deux assemblées en matière financière, car cette initiative conduit à la multiplication des dépenses publiques. Mais son gouvernement doit démissionner, la gauche de sa coalition désapprouvant sa politique. La très grande majorité des parlementaires est convaincue que la démocratie passe par la primauté des chambres issues du suffrage universel. La seule procédure qui améliore la situation des gouvernements, c'est celle des décrets-lois : le Parlement autorise le gouvernement à prendre par décrets des mesures de nature législative, qui lui seront ensuite présentées pour ratification. Mais cette pratique est impuissante à enrayer la crise du régime qui s'aggrave à la suite de la première Guerre Mondiale, qui a cependant prouvé qu'une République pouvait l'emporter sur des Empires prestigieux. Cette crise culmine en juin-juillet 1940, avec l'écrasement militaire qu'inflige à la France l'Allemagne d'Hitler I. La mise en place de la IIIème République

Document  n°  2  :  Proclamation  de  la  République  en  date  du  4  septembre  1870   Français ! Le Peuple a devancé la Chambre, qui hésitait. Pour sauver la Patrie en danger, il a demandé la République. Il a mis ses représentants non au pouvoir, mais au péril. La République a vaincu l'invasion en 1792, la République est proclamée. La Révolution est faite au nom du droit, du salut public. Citoyens, veillez sur la Cité qui vous est confiée ; demain vous serez, avec l'armée, les vengeurs de la Patrie ! Hôtel de ville de Paris, le 4 septembre 1870. Emmanuel Arago, Adolphe Crémieux, Pierre-Frédéric Dorian, Jules Favre, Jules Ferry, Guyot-Montpayroux, Léon Gambetta, Louis-Antoine Garnier-Pagès, Joseph-Pierre Magnin, Francisque Ordinaire, Pierre-Albert Tachard, Eugène Pelletan, Ernest Picard, Jules Simon.

Document  n°  3  :  Résolution  du  17  février  1871  ayant  pour  objet  de  nommer  M.  Thiers   L’Assemblée nationale, dépositaire de l’autorité souveraine, considérant qu’il importe en attendant qu’il soit statué sur les institutions de la France, de pourvoir immédiatement aux nécessités du gouvernement et à la conduite des négociations, décrète : M. Thiers est nommé chef du Pouvoir exécutif de la République française ; il exercera ses fonctions sous l’autorité de l’Assemblée nationale, avec le concours des ministres qu’il aura choisis et qu’il présidera.

Document  n°  4  :  Nomination  du  Maréchal  de  Mac-­‐Mahon  à  la  Présidence  de  la  République     Il résulte des procès-verbaux de l'Assemblée nationale que, dans sa troisième séance du 24 mai 1873, l'Assemblée a nommé M. le maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, Président de la République française, en remplacement de M. Thiers, démissionnaire.

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Document  n°  5  :  Loi  du  20  novembre  1873  ayant  pour  objet  de  confier  le  Pouvoir  exécutif  pour  sept  ans  au  

Maréchal  de  Mac-­‐Mahon  (extraits)   Art. 1er Le pouvoir exécutif est confié pour sept ans au maréchal de Mac-Mahon, duc de Magenta, à partir de la promulgation de la présente loi ; ce pouvoir continuera à être exercé avec le titre de Président de la République et dans les conditions actuelles jusqu'aux modifications qui pourraient y être apportées par les lois constitutionnelles. Art. 2 Dans les trois jours qui suivront la promulgation de la présente loi, une commission de trente membres sera nommée en séance publique et au scrutin de liste, pour l'examen des lois constitutionnelles.

Document  n°  6  :  L’amendement  «  Wallon  »  adopté  par  l’Assemblée  nationale  le  30  janvier  1875   « Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. » II. Le régime de la IIIème République

Document  n°  7  :  Loi  constitutionnelle  du  24  février  1875  relative  à  l’organisation  du  Sénat   Art. 1er Le Sénat se compose de trois cent membres : deux cents vingt cinq élus par les départements et les colonies et soixante quinze élus par l'Assemblée nationale. […] Art. 3 Nul ne peut être sénateur s'il n'est français, âgé de quarante ans au moins et s'il ne jouit de ses droits civils et politiques. […] Art. 5 Les sénateurs nommés par l'Assemblée, sont élus au scrutin de liste, et à la majorité absolue des suffrages. Art. 6 Les sénateurs des départements et des colonies sont élus pour neuf années et renouvelables par tiers tous les trois ans. Au début de la première session, les départements seront divisés en trois séries contenant chacune un égal nombre de sénateurs. Il sera procédé, par la voie du tirage au sort à la désignation des séries qui devront être renouvelées à l'expiration de la première et de la deuxième période triennale. Art. 7 Les sénateurs élus par L'assemblée sont inamovibles. En cas de vacance par décès, démission ou autre cause, il sera, dans les deux mois, pourvu au rem�placement par le Sénat lui-même. Art. 8 Le Sénat a, concurremment avec la Chambre des députés l'initiative et la confection des lois. Toutefois les lois de finances doivent être, en premier lieu présentées à la Chambre des députés et votées par elle. Art. 9 Le Sénat peut être constitué en Cour de justice pour juger soit le Président de la République, soit les ministres, et pour connaître des attentats commis contre la sûreté de l'Etat. Art. 10 Il sera procédé à l'élection du Sénat un mois avant l'époque fixée par l'Assemblée nationale pour sa séparation. Le Sénat entrera en fonctions et se constituera le jour même où l'Assemblée nationale se séparera. Art. 11 La présente loi ne pourra être promulguée qu'après le vote définitif de la loi sur les pouvoirs publics.

Document  n°  8  :  Loi  constitutionnelle  du  25  février  1875  relative  à  l’organisation  des  pouvoirs  publics   Art. 1er Le pouvoir législatif s'exerce par deux assemblées : la Chambre des Députés et le Sénat. La chambre des Députés est nommée par le suffrage universel, dans les conditions déterminées par la loi électorale. La composition, le mode de nomination et les attributions du Sénat seront réglées par une loi spéciale. Art. 2 Le Président de la République est élu à la majorité absolue des suffrages par le Sénat et la Chambre des députés réunis en Assemblée nationale. Il est nommé pour sept ans. Il est rééligible. Art. 3 Le Président de la République a l'initiative des lois, concurremment avec les membres des deux chambres. Il promulgue les lois lorsqu'elles ont été votées par les deux chambres ; il en surveille et en assure l'exécution. Il a le droit de faire grâce. Les amnisties ne peuvent être accordées que par une loi. Il dispose de la force armée. Il nomme à tous les emplois ci�vils et militaires. Il préside aux solennités nationales : les envoyés et les ambassadeurs des puissances étrangères sont accrédités auprès de lui. Chacun des actes du Président de la République doit être contresigné par un ministre. […] Art. 5 Le Président de la République peut, sur l'avis conforme du Sénat, dissoudre la Chambre des députés avant l'expiration légale de son mandat. En ce cas, les collèges électoraux sont convoqués pour la nouvelle élection dans le délai de trois mois. Art. 6 Les ministres sont solidairement responsables devant les chambres de la politique générale du gouvernement et individuellement de leurs actes personnels. Le Président de la République n'est responsable qu'en cas de haute trahison. Art. 7 En cas de vacance par décès ou toute autre cause, les chambres réunies procèdent immédiate�ment à l'élection d'un nouveau Président. Dans l'intervalle, le Conseil des ministres est investi du pouvoir exécutif. Art. 8. Les chambres auront le droit, par délibérations séparées prises dans chacune à la majorité absolue des voix, soit spontanément, soit sur la demande du Président de la République, de déclarer qu'il y a lieu de réviser les lois constitutionnelles. Après que chacune des deux assemblées aura pris cette résolution, elles se réuniront en Assemblée nationale pour procéder à la révision. Les délibérations por�tant révision des lois constitutionnelles, en tout ou partie, de�vront être prises à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée nationale. Toutefois, pendant la durée des pouvoirs conférés par la loi du 20 novembre 1873, à M. le Maréchal de Mac-Mahon, cette révision ne peut avoir lieu que sur proposition du Président de la République. Art. 9. Le siège du pouvoir exécutif et des deux chambres est à Versailles.

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Document  n°  9  :  Loi  constitutionnelle  du  16  juillet  1875  sur  les  rapports  des  pouvoirs  publics   Art. 1er Le Sénat et la Chambre des députés se réunissent chaque année le second mardi de janvier, à moins d'une convocation antérieure faite par le Président de la République. Les deux Chambres doivent être ré�unies en session cinq mois au moins chaque an�née. La session de l'une commence et finit en même temps que celle de l'autre. Le dimanche qui suivra la rentrée, des prières publiques seront adressées à Dieu dans les églises et dans les temples pour appeler son se�cours sur les tra�vaux des Assemblées. Art. 2 Le Président de la République prononce la clôture de la session. Il a le droit de convoquer extraordinaire�ment les Chambres. Il devra les convoquer si la demande en est faite, dans l'intervalle des sessions, par la majorité absolue des membres composant chaque Chambre. Le Président peut ajourner les Chambres. Toutefois, l'ajournement ne peut excéder le terme d'un mois ni avoir lieu plus de deux fois dans la même session. Art. 3 Un mois au moins avant le terme égal des pouvoirs du Président de la République les Chambres devront être réunies en Assemblée nationale pour procéder à l'élection du nouveau Président. A défaut de convocation, cette réunion aurait lieu de plein droit le quinzième jour avant l'expiration de ces pouvoirs. En cas de décès ou de démission du Président de la République, les deux Chambres se réunissent immédiatement et de plein droit. Dans le cas où, par application de l'article 5 de la loi du 25 février 1875, la Chambre des députés se trouverait dissoute au moment où la présidence de la République deviendrait vacante, les collèges électoraux seraient aussitôt convoqués, et le Sénat se réunirait de plein droit. Art. 4 Toute Assemblée de l'une des deux Chambres qui serait tenue hors du temps de la session commune est illicite et nulle de plein droit, sauf le cas prévu par l'article précédent et celui où le Sénat est réuni comme Cour de justice; et, dans ce dernier cas, il ne peut exercer que des fonctions judiciaires. Art. 5 Les séances du Sénat et celles de la Chambre des députés sont publiques. Néanmoins, chaque Chambre peut se former en comité secret, sur la demande d'un certain nombre de ses membres, fixé par le règlement. Elle décide en�suite, à la majorité absolue, si la séance doit être reprise en public sur le même sujet. Art. 6 Le Président de la République communique avec les Chambres par des messages qui sont lus à la tribune par un ministre. Les ministres ont leur entrée dans les deux Chambres et doivent être entendus quand ils le demandent. Ils peuvent se faire assister par des commissaires désignés, pour la discussion d'un projet de loi déterminé, par décret du Président de la République. Art. 7 Le Président de la République promulgue les lois dans le mois qui suit la transmission au gouvernement de la loi définitivement adoptée. Il doit promulguer dans les trois jours les lois dont la promulgation, par un vote exprès de l'une et l'autre Chambre, aura été déclarée urgente. Dans le délai fixé, pour la promulgation, le Président de la République peut, par un message motivé demander aux deux Chambres une nouvelle délibération qui ne peut être refusée. Art. 8 Le Président de la République négocie et ratifie les traités, il en donne connaissance aux Chambres aussitôt que l'intérêt et la sûreté de l'Etat le permettent. Les traités de paix, de commerce, les traités qui engagent les finances de l'Etat, ceux qui sont relatifs à l'état des personnes et au droit de propriété des Français à l'étranger, ne sont définitifs qu'après avoir été votés par les deux Chambres. Nulle cession, nul échange, nulle adjonction de territoire ne peut avoir lieu qu'en vertu d'une loi. Art. 9 Le Président de la République ne peut déclarer la guerre sans l'assentiment préalable des deux Chambres. Art. 10 Chacune des Chambres est juge de l'éligibilité de ses membres et de la régularité de leur élection : elle peut, seule, recevoir leur démission. Art. 11 Le bureau de chacune des deux Chambres est élu chaque année pour la durée de la session, et pour toute session extraordinaire qui aurait lieu avant la session ordinaire de l'année suivante. Lorsque les deux Chambres se réunissent en Assemblée nationale, leur bureau se compose du Président, des vice-présidents et secrétaires du Sénat. Art. 12 Le Président de la République ne peut être mis en accusation que par la Chambre des députés et ne peut être jugé que par le Sénat. Les ministres peu�vent être mis en accusation par la Chambre des députés pour crimes commis dans l'exercice de leurs fonctions. En ce cas, ils sont jugés par le Sénat. Le Sénat peut être constitué en Cour de Justice par un décret du Président de la République, rendu en Conseil des ministres, pour juger toute personne prévenue d'attentat contre la sûreté de l'Etat. Si l'instruction est commencée par la justice ordinaire, le décret de convocation du Sénat peut être rendu jusqu'à l'arrêt de renvoi. Une loi déterminera le mode de pro�céder pour l'accusation, l'instruction et le jugement. Art. 13 Aucun membre de l'une ou de l'autre Chambre ne peut-être poursuivi ou recherché à l'occasion des opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions. Art. 14 Aucun membre de l'une ou de l'autre Chambre ne peut, pendant la durée de la session, être poursuivi ou arrêté en matière criminelle ou correctionnelle qu'avec l'autorisation de la Chambre dont il fait partie, sauf le cas de flagrant délit. La détention ou la poursuite d'un membre de l'une ou de l'autre Chambre est suspendue pendant la session, et pour toute sa durée, si la Chambre le requiert.

III. L’évolution de la IIIème République

Document  n°  10  :  Lettre  du  Maréchal  de  Mac-­‐Mahon  à  Jules  Simon  du  16  mai  1877  Monsieur le Président du Conseil, Je viens de lire dans le Journal Officiel le compte rendu de la séance d'hier. J'ai vu avec surprise que ni vous ni le garde des Sceaux n'aviez fait valoir à la tribune toutes les graves raisons qui auraient pu prévenir l'abrogation d'une loi sur la presse votée il y a moins de deux ans, sur la propositions de Monsieur Dufour et dont tout récemment vous demandiez vous même l'application aux tribunaux ; et cependant dans plusieurs délibérations du Conseil et dans celle d'hier matin même, il avait été décide que le président du Conseil et le garde des Sceaux se chargeraient de la combattre. Déjà on avait pu s’étonner que la Chambre des députes, dans ses dernières séances, eut discute toute une loi municipale, adopte même une disposition dont au Conseil des ministres vous avez vous-même reconnu tout le danger, comme la publicité des délibérations des conseils municipaux, sans que le ministre de l’intérieur eut pris part à la discussion. Cette attitude du Chef du Cabinet fait demander s'il a conservé sur la Chambre l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues. Une explication à cet égard est indispensable car, si je ne suis pas responsable comme vous envers le parle�ment, j'ai une responsabilité envers la France, dont aujourd'hui plus que jamais je dois me préoccuper. agréez, Monsieur le

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Président du Conseil, l'assurance de ma plus haute considération. Le Président de la République Maréchal de Mac-Mahon

Document  n°  11  :  Intervention  de  Léon  Gambetta  à  la  Chambre  des  députés  (débats  du  17  mai  1877,  extraits)   M. Gambetta : Eh bien, messieurs, que venons-nous faire aujourd'hui à cette tribune ? Nous venons demander à la Chambre de s'élever au dessus des premiers sentiments que font naître dans les esprits les brusques incidents de la vie politique. Ne jugeons pas ce qui s'est fait hier, ce qui figure aujourd'hui au Journal Officiel avec les premières impressions de la spontanéité. Non ! Il faut savoir aller au fond des choses. Messieurs, vous pouvez très bien, vous devez loyalement, sincèrement, en res�tant des serviteurs dévoués et pacifiques du pays, dire au Président de la République : on vous a conseillé une mauvaise politique, et nous, nous qui ne sollicitons en aucune manière de nous asseoir dans vos conseils, nous venons vous conjurer de rentrer dans la vérité constitutionnelle, elle est à la fois notre protection et la votre ! (Vifs applaudissements au centre et à gauche). Et en effet, qu'est-ce que nous venons demander ? Que la Constitution soit une réalité : que le gouvernement du pays par le pays, ce gouvernement pour lequel la nation française combat depuis bientôt quatre-vingt-dix-ans, soit loyalement et réellement pratique. Et nous disons à M. le Président de la République : Non ! Elle n'est pas vraie elle n'est pas vraie cette phrase que vous ont suggérée des conseillers bien connus, et dans la�quelle vous prétendez que vous auriez une responsabilité en dehors de votre responsabilité légale, une responsabilité au-dessus de la responsabilité du parlement, au dessus de la responsabilité de vos ministres, au-dessus de la responsabilité qui vous est départie et qui est déterminée, limitée par la Constitution ! (Vive approbation à gauche). Ce sont ces conseillers qui vous engagent, qui vous précipitent dans la voie fatale, en étendant votre responsabilité au-delà des limites protectrices que lui assigne la Constitution du 25 février 1875 : ce sont eux qui sont vos véritables ennemis et qui vous mènent à votre perte ! Messieurs, il faut en finir avec cette situation, et il vous appartient d'y mettre un terme par une attitude à la fois virile et modérée. Demandez, la Constitution à la main, le pays derrière vous, demandez qu'on dise enfin si l'on veut gouverner avec le parti républicain dans toutes ses nuances, ou si, au contraire en rappelant des hommes repoussés trois ou quatre fois par le suffrage populaire, on prétend imposer à ce pays une dissolution qui entraînerait une consultation nouvelle de la France ! Je vous le dis, quant à moi, mon choix est fait, et le choix de la France aussi : si l'on se prononçait pour la dissolution, nous retournerions devant le pays qui nous connaît, qui nous apprécie, qui sait que ce n'est pas nous qui troublons la paix au dedans, ni qui compromet�tons la paix au dehors. Je le répète, le pays sait que ce n'est pas nous ; et si une dissolution intervient, une dissolution que vous aurez machinée, que vous aurez provoquée, prenez garde qu'il ne s'irrite contre eux qui le fatiguent et l’obsèdent ! Prenez garde que, derrière des calculs de dissolution, il ne cherche d'autres calculs et ne dise : La dissolution c'est la préface à la guerre ! Criminels seraient ceux qui la poursuivent dans cet esprit ! Messieurs, voici l'ordre du jour qui a été délibéré par la représentation parlementaire de tous les groupes de cette Chambre qui forment la majorité républicaine. "La Chambre, Cons. qu'il lui importe dans la crise actuelle et pour remplir le mandat qu'elle a reçu du pays, de rappeler que la prépondérance du pouvoir parlementaire, s’exerçant par la responsabilité ministérielle, est la première condition du gouvernement du pays par le pays, que les lois constitutionnelles ont eu pour but d’établir : Déclare que la confiance de la majorité ne saurait être acquise qu'à un cabinet libre de son action et résolu a gouverner suivant les principes républicains qui peuvent seuls garantir l'ordre et la prospérité au dedans et la paix au dehors, Et passe à l'ordre du jour ..." Le scrutin est ouvert et les votes sont recueillis. M. le président. Voici les résultats du scrutin : Nombre de votants : 496 Majorité absolue : 249 Pour l'adoption : 347 Contre : 149

Document n° 12 : Message aux Chambres du Président de la République, le Maréchal de Mac-Mahon, du 18 mai 1877

Messieurs les sénateurs, Messieurs les députes,

J'ai du me séparer du ministère que présidait M. Jules Simon et en former un nouveau. Je dois vous faire l’expose sincère des motifs qui m'ont amène à prendre cette décision. Vous savez tous avec quel scrupule, depuis le 25 février 1875, jour où l’assemblée nationale a donné à la France une constitution républicaine, j'ai observé, dans l'exercice du pouvoir qui m'est confié, toutes les prescriptions de cette loi fondamentale. Avec les Elections de l’année dernière, j'ai voulu choisir pour ministres des hommes que je supposais être en accord de sentiments avec la majorité de la Chambre des Députes. J'ai formé, dans cette pensée, successive�ment deux ministères. Le premier avait à sa tête M. Dufaure, vétéran de nos assemblées politiques, l'un des auteurs de la Constitution, aussi estimé pour la loyauté de son caractère qu'illustre par son Eloquence. M. Jules Simon, qui a préside le second, attache de tout temps à la forme républicaine, voulait, comme M. Dufaure, la concilier avec tous les principes conservateurs. Malgré le concours loyal que je leur ai prêté, ni l'un ni l'autre de ces ministères n'a pu réunir dans la Chambre des députes, une majorité solide acquise à ces propres idées. M. Dufaure a vainement essayé l’année dernière, dans la discussion du budget, de prévenir des innovations qu'il regardait justement comme très fâcheuses. Le même échec était réservé au Président du dernier cabinet sur des points de législation très graves au sujet desquels il était tombé d'accord avec moi qu'aucune modification ne devait être admise. Après ces deux tentatives, également dénuées de succès, je ne pourrais faire un pas de plus dans la même voie sans faire appel ou demander appui à une autre frac�tion du parti républicain, celle qui croit que la République ne peut s'affermir sans avoir pour complément et pour conséquence la modification radicale de toutes nos grandes institutions administratives, judiciaires, financières et militaires. Ce programme est bien connu, ceux qui le professent sont d'accord sur tout ce qu'il contient. Ils ne diffèrent entre eux que sur les moyens à employer et le temps opportun pour l'appliquer. Ni ma conscience, ni mon patriotisme ne me per�mettent de m'associer, même de loin et pour l'avenir, au triomphe de ces idées. Je ne les crois opportunes ni pour aujourd'hui ni pour demain. A quelque époque qu'elles dussent prévaloir, elles n'engendreraient que le désordre et l'abaissement de la France. Je ne veux ni en tenter l'application moi-même, ni en faciliter l'essai à mes successeurs. Tant que je serais dépositaire du pouvoir j'en ferais usage dans toute l'étendue de ses limites légales, pour m'opposer à ce que je regarde comme

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la perte de mon pays. Mais je suis convaincu que ce pays pense comme moi. Ce n'est pas le triomphe de ces théories qu'il a voulu aux élections dernières. Ce n'est pas ce que lui ont annoncé ceux qui étaient presque tous les candidats qui se prévalaient de mon nom et se déclaraient résolus à soutenir mon pouvoir. S'il était interrogé de nouveau et de manière à prévenir tout malentendu, il repousserait, j'en suis sûr, cette confusion. J'ai donc du choisir, et c’était mon droit constitutionnel, des conseillers qui pensent comme moi sur ce point qui est en réalité le seul en question. Je n'en reste pas moins, aujourd'hui comme hier, fermement résolu à respecter et à maintenir des institutions qui sont l’œuvre de l’assemblée de qui je tiens le pouvoir et qui ont constitué la république. Jusqu'en 1880 je suis le seul qui pourrait proposer d'y introduire un changement et ne médite rien de ce genre. Tous mes conseillers sont comme moi, décidés à pratiquer loyalement les institutions et incapables d'y porter aucune at�teinte. Je livre ces considérations à vos réflexions comme au jugement du pays. Pour laisser calmer l’émotion qu'ont causée les derniers incidents je vous inviterai à suspendre vos séances pendant un certain temps. Quand vous les reprendrez, vous pourrez vous mettre, toute autre affaire cessante, à la discussion du budget, qu'il est si important de mener bientôt à terme. D'ici là, mon gouvernement veillera à la paix publique : au dedans il ne souffrirait rien qui la compromette. Au dehors, elle sera maintenu, j'en ai la confiance, malgré les agitations qui troublent une partie de l'Europe, grâce aux bons rapports que nous entrete�nons et voulons conserver avec toutes les puissances, et à cette politique de neutralité et d'abstention qui vous a été exposée tout récemment et que vous avez confirmée par votre approbation unanime. Sur ce point, aucune différence d'opinion ne s’élève entre les partis. Ils veulent tous le même but par le même moyen. Le nouveau ministère pense exactement comme l'ancien, et pour bien attester cette conformité de sentiment la direction politique étrangère est restée dans les mêmes mains. Si quelques imprudences de parole ou de presse compromettaient cet accord que nous voulons tous, s’emploierais, pour les réprimer, les moyens que la loi met en mon pouvoir et, pour les prévenir, je fais appel au patriotisme qui, dieu merci, ne fait défaut en France à aucune classe de citoyens. Mes ministres vont vous donner lecture du décret qui, conformément à l'article 2 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875, ajourne les chambres pour un mois. "Le Président de la République française, Vu l'article 2 de la loi du 16 juillet 1875, Décrète : Art. 1er Le Sénat et la Chambre des députes sont ajournés au 16 juin 1877. Art. 2 Le présent décret sera porté au Sénat par le Président du Conseil et à la Chambre des députes par le Ministre de l’intérieur." Fait à Versailles, le 18 mai 1877 Par le Président de la République Maréchal de Mac-Mahon, Duc de Magenta Le Président du Conseil, garde des sceaux, Ministre de la justice Broglie Le Ministre de l'intérieur De Fourtou

Document  n°  13  :  Décret  du  25  juin  1877  portant  dissolution  de  la  Chambre  des  députés   Le Président de la République française, Vu l’article 5 de la loi du 25 février 1875 ; Vu l’avis conforme du Sénat, en date du 22 juin 1877, Décrète : Art. 1er La Chambre des députés est dissoute. Art. 2 Les collèges électoraux seront convoqués pour de nouvelles élections dans le délai de trois mois. Art. 3 Le président du conseil, garde des sceaux, ministre de la justice, et le ministre de l’intérieur sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l’exécution du présent décret. Fait à Versailles, le 25 juin 1877. Mal de Mac Mahon, duc De Magenta. Par le Président de la République, Le président du conseil, garde des sceaux, ministre de la justice, Broglie. Le ministre de l’intérieur, De Fourtou.

Document  n°  14  :  Compositiode  la  Chambre  des  députés  à  la  suite  des  élections  des  14  et  28  octobre  1877    

-   Républicains : 323 sièges -   Conservateurs : 208 sièges

Document  n°  15  :  Composition  du  Sénat  à  la  suite  des  élections  du  5  janvier  1879    

-   Républicains : 174 sièges -   Conservateurs : 126 sièges

Document  n°  16  :  Lettre  de  démission  du  Président  de  la  République,  le  Maréchal  de  Mac-­‐Mahon  

Monsieur le président Dès l'ouverture de cette session, le ministère vous a présenté un programme des lois qui lui paraissaient, tout en donnant satisfaction à l'opinion publique, pouvoir être votées sans danger pour la sécurité et la bonne administration du pays. Faisant abstraction de toute idée personnelle, j'y avais donné mon approbation, car je ne sacrifiais aucun des principes auxquels ma conscience me prescrivait de rester fidèle. Aujourd'hui, le ministère, croyant répondre à l'opinion de la majorité dans les deux Chambres, me propose, en ce qui concerne les grands commandements militaires, des mesures générales que je considère comme contraires aux intérêts de l'armée, et , par suite, à ceux du pays. Je ne puis y souscrire : en présence de ce refus, le ministère se retire. Tout autre ministère pris dans la majorité des assemblées m'imposerait les mêmes conditions. Je crois, dès lors, devoir abréger la durée du mandat qui m'avait été confié par l'Assemblée nationale. Je donne ma démission de président de la République.

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En quittant le pouvoir, j'ai la consolation de penser que durant les cinquante trois années que j'ai consacrées au service de mon pays comme soldat et comme citoyen, je n'ai jamais été guidé par d'autres sentiments que ceux de l'honneur et du devoir, et par un dévouement absolu à la patrie. Je vous invite, Monsieur le président, à communiquer ma décision à la Chambre des députés. Veuillez agréer l'expression de ma haute considération. Maréchal de Mac-Mahon duc de Magenta

Document  n°  17  :  Message  au  Sénat  du  Président  de  la  République,  M.  Jules  Grévy,    du  6  février  1879,  dit  «  Constitution  Grévy  »  

L’assemblée nationale, en m'élevant à la présidence de la République m'a imposé de grands devoirs. Je m'appliquerai sans relâche à les accomplir, heureux, si je puis, avec le concours sympathique du Sénat et de la Chambre des députes, ne pas rester en dessous de ce que la France est en droit d'attendre de mes efforts et de mon dévouement.Soumis avec sincérité à la grande loi du régime parlementaire, je n'entrerai jamais en lutte contre la volonté nationale exprimée par ses organes constitutionnels. . […]

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FICHE N°8 : LA IVème REPUBLIQUE

I.   Les prémices de la rationalisation du parlementarisme

Document 1. Ordonnance n° 45-1836 du 17 août 1945, instituant une consultation du peuple français par voie de référendum et fixant le terme des pouvoirs de l'Assemblée consultative provisoire (extraits) Document 2. C. Général de Gaulle, discours du 4 septembre 1945, à l’occasion du 75e anniversaire de la République (extraits) Document 3. Résultats du référendum du 21 octobre 1945

II.   La tentative de rationalisation du parlementarisme Document 4. Rapport Coste-Floret, Assemblée nationale constituante, 9 août 1946 (extraits) Document 5. Constitution du 27 octobre 1946 (extraits) Document 6. Michel-Henry Fabre, « Un échec constitutionnel : l’investiture du président du Conseil des ministres », RDP, 1951, p.185-186

III.   L’échec de la rationalisation du parlementarisme Document 7. C. de Gaulle, Discours d’Epinal, 29 septembre 1946 (extraits)

A.   Le système partisan Document 8. Bernard Lefort, « Les partis et les groupes sous la IVe République », Pouvoirs, 1996, n°76, p.61-79 (extraits)

B.   La double investiture Document 9. La double investiture. René Capitant, « Naissance de la double investiture », in Les grands débats parlementaires de 1875 à nos jours (dir. Michel MOPIN), La documentation française, 1988 (extraits) Document 10. V. Auriol, « Le doigt du mécanisme est dans l’engrenage… », in Mon septennat, Gallimard, 1970 (extraits)

C.   La question de confiance Document 11. C.-A. Colliard, La pratique de la question de confiance sous la IVe République, RDP 1948, pp. 220-237 s. (extraits) Document 12. G. Vedel « le détournement de la question de confiance », in Cours - introduction aux études politiques du Doyen G. Vedel à l’IEP de Paris, Année 1963-1964 (extraits)

D.   La dissolution Document 13. R. Capitant, « Le conflit de la souveraineté populaire et de la souveraineté parlementaire », Les écrits constitutionnels, Avril-Juin 1954, C.N.R.S.

IV.   Commentaire : Doc n°10 : Vincent Auriol

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I.   Les prémices de la rationalisation du parlementarisme

Document 1. Ordonnance n° 45-1836 du 17 août 1945, instituant une consultation du peuple français par voie

de référendum et fixant le terme des pouvoirs de l'Assemblée consultative provisoire (extraits) Article premier : Le corps électoral des citoyens français sera consulté le 21 octobre 1945, par voie de référendum. Il décidera à la majorité des suffrages exprimés. (…) Deux questions seront posées. Article 2 : La première question sera ainsi exprimée : « Voulez-vous que l'Assemblée élue ce jour soit constituante ? » Article 4 : La deuxième question sera ainsi exprimée : « Si le corps électoral a répondu « Oui » à la première question, approuvez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu'à la mise en œuvre de la nouvelle Constitution, organisés conformément au projet de loi ci-contre ». Article 5 : S'il est répondu « Oui », par le corps électoral, aux deux questions, le projet de loi suivant, qui aura été inséré au verso des bulletins de vote à employer pour le référendum, aura force constitutionnelle et sera immédiatement promulgué en ces termes : Projet de loi portant organisation provisoire des pouvoirs publics Article premier : L'Assemblée constituante, issue du scrutin du 21 octobre 1945, élit aussitôt, au scrutin public et à la majorité absolue des membres la composant, le président du Gouvernement provisoire de la République. Celui-ci constitue son gouvernement et le soumet à l'approbation de l'Assemblée, en même temps que le programme du Gouvernement. Le gouvernement est responsable devant l'Assemblée ; mais le rejet d'un texte ou d'un crédit n'entraîne pas sa démission. Celle-ci n'est obligatoire qu'à la suite du vote distinct d'une motion de censure intervenant au plus tôt deux jours après son dépôt sur le bureau de l'Assemblée et adoptée au moyen d'un scrutin à la tribune par la majorité des membres composant l'Assemblée. Article 2. : L'Assemblée établit la Constitution nouvelle. Article 3. : La Constitution adoptée par l'Assemblée sera soumise à l'approbation du corps électoral des citoyens français, par voie de référendum, dans le mois qui suivra son adoption par l'Assemblée. Article 4. : L'Assemblée a le pouvoir législatif. Elle a l'initiative des lois concurremment avec le Gouvernement. Dans le délai d'un mois imparti pour la promulgation des lois, le Gouvernement a le droit de demander une seconde délibération. Si, à la suite de celle-ci, le premier vote est confirmé à la majorité absolue des membres composant l'Assemblée, la loi est promulguée dans les trois jours. (…)

Document 2. C. Général de Gaulle, discours du 4 septembre 1945, à l’occasion du 75e anniversaire de la République (extraits)

« IIIe République ! (…) Sous son règne de 70 ans, la France s’était relevée après les désastres de 1870-71. Elle avait (…) évité tout désordre intérieur grave, développé l’enseignement, mis en vigueur de bonnes lois sociales, assuré à chacun, dans sa pensée, dans ses croyances, dans son activité, une très large somme de liberté. C’est que dans la IIIe République, il y avait d’abord la République, c’est-à-dire ces principes puissants, généreux et féconds qui s’appellent : la liberté, la justice, la souveraineté du peuple, et sans lesquels il n’y a ni force durable, ni solidité, ni lumière. Mais il y avait aussi, comment et pourquoi le nier, certains vices de fonctionnement qui, faute d’avoir été guéris dès l’origine, avaient fini par aboutir (…) à une sorte de paralysie (…). Ces vices, tout le monde les connaît et presque tous les reconnaissant. C’était d’abord, dans les pouvoir, une sorte de déséquilibre marquant l’exécutif d’un caractère d’instabilité qui lui ôtait beaucoup de son efficience et de son autorité. Littéralement, nous avions fini par nous trouver en état permanent de crise politique. (…) C’est pourquoi, dès le 18 juin 1940, jour où commença la résistance française, il fut proclamé que si l’ennemi devait être chassé de chez nous les armes (…), le but à atteindre comportait également le retour à la souveraineté du peuple, le règne des principes sur lesquels nos pères avaient naguère bâti les droits de l’homme et du citoyen, la victoire de la glorieuse devise : « Liberté, Egalité, Fraternité » ; bref, le triomphe de la République. Mais, en même temps, il fut proclamé que la République à refaire serait une République renouvelée, oui, la IVe République ! Eh bien ! Nous voici à pied d’œuvre. Le 21 octobre prochain (…), le peuple français va (…) prendre la parole et décide de son destin. Mais, cette fois, par une innovation capitale qui s’appelle le référendum, il va (…) marquer directement sa volonté quant au sens qu’il veut voir donner à ses propres institutions. Deux questions lui seront, en effet, posées. La première est celle-ci : Voulez-vous que l’Assemblée que vous élisez aujourd’hui soit une Assemblée Constituante ? En répondant oui, le peuple français signifiera qu’il veut un système nouveau par rapport à celui qu’on pratiquait avant la guerre. La seconde question est celle-ci : Si l’Assemblée est Constituante, acceptez-vous que les pouvoirs publics soient, jusqu’à la mise en vigueur de la nouvelle constitution, organisés suivant le projet que voici ? En répondant : oui, le peuple français voudra dire qu’il entend, dès le départ, que ses affaires soient organisées et qu’elles ne soient pas livrées aux crises continuelles, c’est-à-dire aux aventures. Je suis tout à fait convaincu qu’à une majorité immense, le peuple français répondra : oui aux deux questions. (…)

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L’œuvre grandiose qui s’offre à nous est par avance tracée. Certes, pour la réussir il ne suffirait pas de bâtir des institutions, si bonnes qu’elles soient théoriquement. Car, les grandes choses se font par la valeur des hommes, bien plutôt que par des textes. Mais le cadre aide ou contrarie le travail des ouvriers. Français, Françaises, vous allez donner le départ à la IVe République ! Vive la République ! Vive la France ! »

Document 3. Résultats du référendum du 21 octobre 1945

Oui Non Question n°1 18 584 764 699 136 Question n°2 12 794 945 6 449 206

II.   La tentative de rationalisation du parlementarisme

Document 4. Rapport Coste-Floret, Assemblée nationale constituante, 9 août 1946 (extraits) Le 19 avril 1946, l’Assemblée nationale constituante adoptait, par 309 voix contre 249, un projet de loi portant constitution de la République française. Mais le 5 mai suivant, ce projet était repoussé par le peuple français par 10 583 724 voix contre 9 453 675. Enfin, aux termes de la loi constitutionnelle du 21 octobre 1945, votre Assemblée constituante était élue pour établir la Constitution de la République française. La Commission de la Constitution, aussitôt nommée, s’est mise immédiatement à l’ouvrage. Elle s’est efforcée d’établir le projet de loi, qui vous est présenté aujourd’hui, en tenant compte des volontés du suffrage universel. Préoccupée d’aboutir dans le laps de temps le plus bref, elle a été unanime à prendre comme base de discussion le projet de Constitution adopté par l’Assemblée nationale constituante le 19 avril 1946. Aussi bien, dans l’œuvre nouvelle, fallait-il tenir compte de la très large minorité qui, au référendum du 5 mai, avait accepté le projet. Il demeure cependant que la loi de la démocratie c’est, dans le respect des droits de la minorité, le gouvernement de la majorité. C’est pourquoi, soucieuse de sauvegarder la volonté clairement exprimée du suffrage universel, la Commission de la Constitution ne s’est pas contentée d’apporter au projet rejeté par le peuple de simples amendements, mais elle vous présente un projet nouveau. Elle a adopté un système de gouvernement parlementaire qui constitue en France le climat traditionnel d’épanouissement de la démocratie. Il s’agit en effet, à la faveur de la Constitution nouvelle, de réaliser dans notre pays un progrès nouveau sur la route d’une démocratie véritable. Il faut essayer d’établir la république démocratique ; non seulement dans le domaine politique, mais encore sur le terrain économique et social. (…) Pour réaliser la démocratie politique, économique et sociale, il ne faut pas travailler dans l’abstrait ; mais il faut s’efforcer au contraire de tenir compte de la réalité vivante. Pour atteindre ce but, quelles sont les solutions possibles ? Examinons du point de vue de la République française les divers systèmes de gouvernement démocratique qui ont fonctionné dans notre pays. Impossibilité du régime présidentiel L’histoire de France montre à tout observateur impartial que le régime présidentiel n’est point dans notre pays un instrument de réalisation de la démocratie véritable, mais qu’il constitue au contraire l’une des avenues qui mènent au pouvoir personnel. Rappelons que le régime présidentiel a pour critère la responsabilité des ministres devant le chef de l’État. Or c’est aujourd’hui un véritable truisme de constater que les adversaires de la République ont toujours en France été partisans d’un tel régime. Sans vouloir discuter si la Seconde République constituait ou non un régime présidentiel, il est sûr que le pseudo-gouvernement de Vichy avait bien pour critère la responsabilité des chefs des divers départements ministériels devant le maréchal félon. Cette expérience est trop récente et trop cruelle pour qu’il soit permis d’insister. (…) Impossibilité du gouvernement d’assemblée Au régime présidentiel fondé sur la séparation absolue des pouvoirs s’oppose le gouvernement d’assemblée qui se fonde sur le principe de la confusion des pouvoirs. La souveraineté, dit-on, est une. Elle réside tout entière dans le peuple. Comme dans un grand pays comme la France, le peuple n’a matériellement pas la possibilité de l’exercer par lui-même, force lui est de la déléguer à ses représentants. La souveraineté étant une, elle ne peut être déléguée que tout entière. C’est donc l’intégralité des trois fonctions – législative, exécutive et judiciaire – que le peuple doit déléguer à l’assemblée unique et souveraine qu’il est appelé à élire. Un tel système de gouvernement, comme l’écrit le rapporteur général du projet du 19 avril, « est adapté aux exigences de l’action révolutionnaire parce qu’il est en quelque sorte destiné aux périodes révolutionnaires, et parce que la France ne se trouve pas dans une période révolutionnaire, il ne pouvait pas même être question de la proposer à l’Assemblée constituante. Pour reprendre les mots de Robespierre, la France de 1946 a besoin d’un gouvernement constitutionnel ». Au surplus, l’une des raisons pour lesquelles la Nation a repoussé le projet du 19 avril à plus d’un million de suffrages, c’est, à tort ou à raison, sa conviction que ce texte instituait le gouvernement d’assemblée. Il ne pouvait donc être question de reconstruire sur ces bases.

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Nécessité d’adopter le régime parlementaire Le régime présidentiel condamné, le gouvernement d’assemblée impossible, force est d’adopter le régime parlementaire qui constitue le troisième type possible de réalisation d’une démocratie véritable. Il est la solution médiate entre un système présidentiel fondé sur la séparation absolue des pouvoirs et un gouvernement d’assemblée fondé sur la confusion des pouvoirs. Puisqu’il est indubitable que la souveraineté est une, il est impossible d’admettre avec le système présidentiel qu’il existe trois pouvoirs séparés. Mais parce que la souveraineté est une, il ne faut pas conclure que toutes les fonctions de l’État doivent être nécessairement confondues. Pour réaliser une organisation harmonieuse des pouvoirs publics, il faut au contraire la bâtir sur le principe de la différenciation et de la collaboration des trois fonctions de l’État : fonction exécutive, fonction législative et fonction judiciaire. Pour emprunter une comparaison simple à l’ordre biologique, il est vrai par exemple que le corps humain est un et pourtant l’homme ne fait pas avec les yeux ce qu’il est habitué à faire avec les mains. Il faut qu’au principe de l’unité organique s’ajoute la règle de la différenciation des fonctions. Il y a longtemps que la règle de la séparation des pouvoirs imaginée en d’autres temps par Montesquieu comme un moyen de lutter contre l’absolutisme monarchique a perdu toute raison d’être. Il y a longtemps aussi que le régime parlementaire ne se fonde plus sur la séparation des pouvoirs, mais bien sur la distinction des fonctions. Définissant le régime parlementaire, Duguit écrivait déjà en 1911 : « On ne doit point parler alors de séparation des pouvoirs parce que les pouvoirs sont les différents éléments de la souveraineté démembrée entre différents organes de représentation, et qu’ici la souveraineté, si elle existe, n’est point démembrée. » Et ailleurs : « Le régime parlementaire repose essentiellement sur l’égalité des deux organes de l’État, le Parlement et le Gouvernement, sur leur totale collaboration à toute l’activité de l’État et sur l’action qu’ils exercent l’un sur l’autre dans le but de se limiter réciproquement. » Fondé sur la distinction et la collaboration des trois fonctions de l’État, le régime parlementaire a pour critère la responsabilité du Conseil des ministres devant les élus de la Nation. C’est devant eux et non pas devant le chef de l’État qu’ils ont des comptes à rendre. La Constitution de 1875 a institué dans notre pays un système de ce genre. Elle constitue une étape importante sur la route de la démocratie totale, et dans l’histoire des institutions parlementaires. En instituant la responsabilité des ministres devant les élus du suffrage universel, elle réalise à peu près la démocratie politique. Mais l’organisation des pouvoirs publics est défectueuse ; en faisant du Sénat, élu au suffrage restreint, l’égal et peut-être même le supérieur de l’assemblée élue au suffrage universel, elle réintroduit dans le système un vice grave qui en fausse le fonctionnement régulier. Les élus du suffrage restreint peuvent par leur seule inertie s’opposer aux réformes voulues par le suffrage universel. Par ailleurs, l’existence de deux assemblées politiques devant lesquelles le Gouvernement est également responsable est l’une des sources de l’instabilité ministérielle, car le Conseil des ministres doit résoudre cette difficile équation qui consiste à trouver au sein de deux assemblées de majorité différente la confiance et l’appui nécessaires au Gouvernement du pays. Si elle réalisait d’une façon d’ailleurs imparfaite une démocratie politique, la Constitution de 1875 était beaucoup plus défectueuse encore en ce qui concerne la démocratie sociale ou la démocratie économique. Du point de vue social, elle n’instituait que le seul suffrage des électeurs de sexe masculin, âgés de 21 ans, suffrage improprement appelé universel. Du point de vue économique, aucune réforme importante n’était sérieusement tentée. Il semble que, pour les auteurs de la Constitution de 1875, la démocratie soit un système politique qu’il est vain et peut-être même dangereux de vouloir introduire dans le monde économique. Il faut aujourd’hui, où il s’agit de reconstruire, partir du cadre parlementaire. Mais il ne s’agit en aucune manière de rétablir la Constitution de 1875 que le pays, au référendum du 21 octobre 1945, a condamnée à plus de 90 % des suffrages. Il faut, en tenant compte des traditions républicaines et démocratiques de la France, des leçons de la guerre, de celles de la Résistance et des nécessités du moment, s’efforcer dans un cadre parlementaire de réaliser enfin, dans la République restaurée, une démocratie politique, économique et sociale. Tels sont les principes qui ont inspiré votre Commission.

Document 5. Constitution du 27 octobre 1946 (extraits) Article 45. - Au début de chaque législature, le président de la République, après les consultations d'usage, désigne le président du Conseil. Celui-ci soumet à l'Assemblée nationale le programme et la politique du Cabinet qu'il se propose de constituer. Le président du Conseil et les ministres ne peuvent être nommés qu'après que le président du Conseil ait été investi de la confiance de l'Assemblée au scrutin public et à la majorité absolue des députés, sauf cas de force majeure empêchant la réunion de l'Assemblée nationale. Il en est de même au cours de la législature, en cas de vacance par décès, démission ou toute autre cause, 104 sauf en ce qui est dit à l'article 52 ci-dessous. Aucune crise ministérielle intervenant dans le délai de quinze jours de la nomination des ministres ne compte pour l'application de l'article 51.

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Article 46. - Le président du Conseil et les ministres choisis par lui sont nommés par décret du président de la République. Article 47. - Le président du Conseil des ministres assure l'exécution des lois. Il nomme à tous les emplois civils et militaires, sauf ceux prévus par les articles 30, 46 et 84. Le président du Conseil assure la direction des forces armées et coordonne la mise en œuvre de la défense nationale. Les actes du président du Conseil des ministres prévus au présent article sont contresignés par les ministres intéressés. Article 48. - Les ministres sont collectivement responsables devant l'Assemblée nationale de la politique générale du Cabinet et individuellement de leurs actes personnels. Ils ne sont pas responsables devant le Conseil de la République. Article 49. - La question de confiance ne peut être posée qu'après délibération du Conseil des ministres ; elle ne peut l'être que par le président du Conseil. Le vote sur la question de confiance ne peut intervenir qu'un jour franc après qu'elle a été posée devant l'Assemblée. Il a lieu au scrutin public. La confiance ne peut être refusée au Cabinet qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée. Ce refus entraîne la démission collective du Cabinet. Article 50. - Le vote par l'Assemblée nationale d'une motion de censure entraîne la démission collective du Cabinet. Ce vote ne peut intervenir qu'un jour franc après le dépôt de la motion. Il a lieu au scrutin public. La motion de censure ne peut être adoptée qu'à la majorité absolue des députés à l'Assemblée. Article 51. - Si, au cours d'une même période de dix-huit mois, deux crises ministérielles surviennent dans les conditions prévues aux articles 49 et 50, la dissolution de l'Assemblée nationale pourra être décidée en Conseil des ministres, après avis du président de l'Assemblée. La dissolution sera prononcée, conformément à cette décision, par décret du président de la République. Loi constitutionnelle du 7 décembre 1954 Article 8. - Les deuxième et troisième alinéas de l'article 45 de la Constitution sont abrogés et remplacés par les dispositions suivantes : " Celui-ci choisit les membres de son Cabinet et en fait connaître la liste à l'Assemblée nationale devant laquelle il se présente afin d'obtenir sa confiance sur le programme et la politique qu'il compte poursuivre, sauf en cas de force majeure empêchant la réunion de l'Assemblée nationale. - Le vote a lieu au scrutin secret et à la majorité simple. - Il en est de même au cours de la législature, en cas de vacance de la présidence du Conseil, sauf ce qui est dit à l'article 52. "

Document 6. Michel-Henry Fabre, « Un échec constitutionnel : l’investiture du président du Conseil des ministres », RDP, 1951, p.185-186

Si l’arsenal des adversaires de la procédure [de l’article 45] était bien fourni, ses défenseurs ne manquaient pas davantage d’arguments techniques qui balançaient ou même réfutaient les critiques (…) : I° l’investiture personnelle permettra l’établissement d’un programme ministériel en fonction du seul intérêt national. En effet, le président du conseil se présentera seul devant l’assemblée nationale, avant que son cabinet ne soit sur pied, avant que les contours de sa majorité ne soient dessinés. Il pourra donc rédiger son programme sans tenir compte des intérêts particuliers des groupes politiques, ni des exigences des dosages ministériels ; (…) III° le risque de contradictions que renferme le système est largement compensé par le fait qu’il doit assurer la stabilité du pouvoir exécutif. Tandis que la IIIe République a souffert chroniquement de l’instabilité ministérielle, on trouve dans l’article 45 de la constitution des raisons d’espérer difficile le retour de ce mal : a) la meilleure division du travail parlementaire. Sous la IIIe République quand un cabinet tombait devant la chambre des députés, ce n’était pas le plus souvent sur une question de personnes mais sur une question de programme. A l’avenir, quand le cabinet prendra contact avec l’assemblée nationale, son programme aura été antérieurement approuvé : le nouveau système élimine donc la principale cause des crises ministérielles ; b) la place spéciale faite au président du conseil. Les lois de 1875 visaient le gouvernement dans son ensemble et ignoraient le président du conseil. Or, un exécutif stable et puissant capable de remplir ce rôle d’impilsion qui est le propre de l’action gouvernemental, suppose la primauté constitutionnelle du président du conseil par rapport aux autres membres du cabinet. Avec l’article 45, la désingation spéciale du président du conseil, le débat personnel dont il sera l’objet devant l’assemblée nationale, le vote parlementaire qui portera suir lui seul, auront pour conséquence indéniable de lui conférer cette primauté ; c) plus que par le droit de dissoudre l’assemblée nationale, prérogative gouvernementale qui exerce sur celle-ci une sorte de chantage sans s’attaquer à la racine du mal, la stabilité ministérielle sera assurée préventivement, dès la formation du cabinet, par la prise du maximum d’accord et de garanties entre le président du conseil, chef de l’exécutif et l’assemblée nationale qui incarne le suffrage universel.

III.   L’échec de la rationalisation du parlementarisme

Document 7. C. de Gaulle, Discours d’Epinal, 29 septembre 1946 (extraits)

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(…) Depuis que le travail constituant a commencé de s'accomplir, la grande voix du peuple a pu se faire entendre directement à deux reprises et chaque fois dans le sens de ce qu'il faut réaliser. Voici que, de nouveau, les constituants viennent de terminer leur travail. Il convient maintenant d'en juger. Quant à nous, nous déclarons que malgré quelques progrès réalisés par rapport au précédent, le projet de Constitution qui a été adopté la nuit dernière par l'Assemblée nationale ne nous paraît pas satisfaisant. Nous même, d'ailleurs, serions surpris qu'en fussent aucunement satisfaits beaucoup de ceux qui l'ont voté pour des raisons bien éloignées, sans doute, du problème constitutionnel lui-même. Car, c'est une des caractéristiques étranges de la vie politique d'aujourd'hui que les questions s'y traitent, non dans leur fond et telles qu'elles se posent, mais sous l'angle de ce qu'il est convenu d'appeler la « tactique » et qui conduit parfois, semble-t-il, à abandonner les positions qu'on avait juré de défendre. Mais nous, qui ne pratiquons point un art aussi obscur et qui pensons, au contraire, que pour la France rien n'est plus important que de restaurer au plus tôt l'efficience et l'autorité de l'État républicain, nous estimons que le résultat acquis ne peut être approuvé parce qu'il ne répond pas aux conditions nécessaires. Car enfin, alors qu'il apparaît à tous à quel point l'État est enrayé, à la fois par l'omnipotence et par la division des partis, est-il bon de faire en sorte que ces partis disposent en fait, directement, à leur gré et sans contrepoids, de tous les pouvoirs de la République? Alors que tout le monde constate les fâcheux effets qu'entraînent la dépendance des ministres par rapport aux divers partis et le défaut de leur solidarité, est-il bon de faire en sorte que ce système devienne définitif ? Or, que sera l'indépendance du Gouvernement si c'est de l'investiture de son chef par les partis que procède l'exécutif avant même d'être constitué ? Que sera sa solidarité si chaque ministre est responsable séparément et pour son compte devant l'Assemblée nationale ? Alors que tout révèle la gravité de la situation financière du pays, est-il bon d'attribuer à l'Assemblée nationale l'initiative des dépenses, de refuser au Conseil de la République la possibilité de s'y opposer et de faire élire celui-ci de telle manière qu'il ne fasse que refléter l'autre Assemblée ? (…) Alors que nos institutions doivent avoir pour base le libre choix des citoyens, est-il bon que ceux-ci ne soient pas consultés sur la manière générale dont ils voudraient élire leurs mandataires et que, pour l'avenir, on dépouille le peuple du droit qu'il s'était réservé de décider lui-même par référendum en matière constitutionnelle ? Franchement non ! Un pareil compromis ne nous paraît pas être un cadre qui soit digne de la République. (…).

Document 8. Bernard Lefort, « Les partis et les groupes sous la IVe République », Pouvoirs, 1996, n°76, p.61-79 (extraits)

[L]es causes et les manifestations de cette crise de régime tiennent en premier lieu au caractère fugitif des majorités successives. La situation, au cours de ces douze années, est toujours la même : l’Assemblée investit un président du Conseil. Dès le lendemain, la majorité gouvernementale se réduit. Quelques mois, voire quelques semaines plus tard, elle n’existe plus : la crise éclate. Tel a été le destin de tous les ministères depuis 1946, sans exception. (…) L’opposition est « dans la majorité » Si la majorité gouvernementale ne conservait que pendant un temps limité sa cohésion, c’est qu’elle était animée, dès sa naissance, de tendances contradictoires. (…) Pendant dix ans, l’Assemblée nationale siège aux deux tiers. Tout président du Conseil qui sollicitait l’investiture devait tenir compte d’une véritable « opposition institutionnelle » qui, quel que soit son programme, lui refusait ses suffrages. (…) [L]’équilibre parlementaire et la survie des gouvernements dépendaient de quelques députés ou d’une petite formation. Cela explique l’importance, dans ces derniers cas, de ce que l’on appelait, dans le jargon du Palais-Bourbon, les « groupes charnières » (…). Le pouvoir était ainsi remis à une faible minorité dans la majorité. Pas de plate-forme gouvernementale, mais une série de compromis sur des bases négatives : 400 députés environ, sur 600, acceptaient les règles du jeu parlementaire normal. Si l’on considère qu’ils se partageaient en quatre grandes familles politiques, et si l’on constate qu’ils appartenaient à une douzaine de groupes différents, on conçoit combien la notion de majorité était relative en France. En réalité, le terme de « majorité » apparaissait impropre lorsqu’on parlait de la vie politique française. Aucun gouvernement, et la démonstration est évidente pour ceux que j’ai étudiés, ne pouvait se constituer sur une plate-forme véritable. (…) L’exécutif n’exerce qu’un pouvoir théorique Sans majorité véritable, sauf, dans la meilleure des hypothèses, pendant les premières heures de son existence, l’équipe gouvernementale souffrait à la fois d’incohérence et d’impuissance. (…) On retrouvait ainsi au Gouvernement, atténuée ou accentuée, l’incohérence profonde de la majorité. Si bien que, dans maintes circonstances, il était victime d’une autodestruction et tombait quasiment de lui-même. (…) Le président du Conseil n’est plus un chef mais un arbitre : l’« immobilisme », tant de fois raillé, apparaissait dans le cadre que je viens de tracer, comme une conséquence logique de notre système. (…) Cet arbitre, il est vrai, avait fort à faire, puisque le Gouvernement était devenu lui-même un second Parlement, un nouvel organe délibératif où les heurts rejoignaient parfois la violence des débats parlementaires. On se trouvait ainsi placé devant un phénomène dont on n’a connu l’équivalent dans aucun pays : sans assises parlementaires, le président du Conseil devait s’efforcer de dégager, au sein de son équipe, la majorité qui lui permettrait de gouverner. La dualité législatif/exécutif se prolongeait en France au sein de l’exécutif même, ce qui était un défi véritable au principe même du parlementarisme. (…) [Q]uelle peut être dans ces conditions l’action du Gouvernement ? Des compromis, des efforts de conciliation lui permettent de passer les caps difficiles, mais la condamnation à mort est prononcée à plus ou moins long terme.

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Document 9. R. Capitant, « Naissance de la double investiture », in Les grands débats parlementaires de

1875 à nos jours (dir. Michel MOPIN), La documentation française, 1988 (extraits) Assemblée nationale, 28 janvier 1947 M. Capitant. Mesdames, messieurs, je remercie M. le Président du Conseil d’avoir bien voulu accepter la discussion immédiate de mon interpellation et je voudrais, au début de mes explications, souligner en quelques mots le sens que j’attache à celle-ci. Si j’ai déposé une demande d’interpellation sur la composition du Gouvernement, c’est essentiellement pour donner à ce dernier l’occasion — et je le remercie de l’avoir saisie — de se présenter à l’Assemblée au lendemain même de sa constitution et pour permettre à la majorité ainsi qu’à l’opposition de se définir et de se compter. Cette Constitution entre, sur ce point précis, en application pour la première fois et il n’est pas étonnant que certains doutes ou hésitations apparaissent quant à l’interprétation à lui donner et à la pratique qu’il convient d’établir, d’autant que les textes et les procédures prévues sont, chacun le reconnaît, singulièrement complexes et souvent obscurs. Dans ces dernières journées, l’idée semblait s’accréditer, dans la presse et dans d’autres milieux, à la suite de la publication de certaines opinions qu’à tort ou raison on prêtait au Gouvernement, que ce dernier, à la différence de ce qui se passait dans les régimes antérieurs, n’avait pas l’obligation constitutionnelle de se présenter devant l’Assemblée, de provoquer un large débat et de se soumettre à un vote, J’estime qu’une telle opinion est erronée, et la décision qui vient d’être prise paraît me donner raison. Dans notre Constitution comme dans la précédente, l’obligation existe pour le Gouvernement de se présenter devant l’Assemblée et de se soumettre à son jugement. On a fait valoir qu’une telle obligation n’est pas formellement prévue. Mais elle ne l’était pas davantage dans la Constitution de 1875, ni dans la Constitution provisoire qui nous a régis en 1945 et 1946. Et pourtant, le Gouvernement n’a jamais manqué de se conformer à cette pratique, ou plutôt à cette obligation, et toujours un débat marqué sa présentation devant la ou devant les assemblées. C’est que cette obligation découle de la responsabilité même du Gouvernement. On ne saurait concevoir qu’un gouvernement responsable pût s’y soustraire. Un gouvernement responsable est celui qui recherche une majorité, qui admet une opposition, qui reconnait que majorité et opposition se forment et se définissent librement et, par voie de conséquence, à la suite d’un débat public et libre. Un tel gouvernement ne peut donc se former sans que, immédiatement, majorité et minorité soient appelées à se définir et à s’affirmer. Ainsi, mesdames, messieurs, le débat qui va s’ouvrir aujourd’hui ne fait pas double emploi avec celui qui s’est déroulé le 21 janvier et qui avait pour objet de désigner le Président du Conseil. (…) D’après ce système, le Président du Conseil est nommé par une double investiture celle du Président de la République et celle de l’Assemblée. Mais quelles que soient les règles finalement adoptées pour la nomination du Chef du Gouvernement, quelles que soient les procédures qui aient prévalu, cette désignation ne se confond pas avec la constitution du ministère. Le Président du Conseil ne cumule pas en lui-même toute l’autorité et toute la responsabilité du Cabinet. La Constitution, au contraire, prévoit formellement la responsabilité collective des ministres. Elle n’a pas abandonné le système du gouvernement collégial. Les votes que les uns et les autres avons émis mardi dernier valaient donc pour le choix du Président du Conseil, mais non pour la composition du Cabinet qui, à ce moment, n’était pas encore formé. Telle est la seule interprétation logique que l’on puisse donner des textes constitutionnels. Je remarque, d’ailleurs, qu’elle est celle de M. Coste-Floret. Parlant au nom d’un des groupes de l’Assemblée, il disait : « Nous voterons pour tous, monsieur le Président du Conseil, mais nous réservons notre attitude à l’égard du Gouvernement jusqu’au moment où vous aurez constitué votre équipe. Lorsque nous la connaitrons — et ce jour- là seulement — nous lui donnerons ou lui refuserons notre confiance ». L’opinion et le vote de M. Paul Coste-Floret ne sont pas douteux aujourd’hui (Sourires). Mais il ne parlait pas, ce jour-là, seulement en son nom personnel, il parlait au nom de son groupe. L’opinion qu’il formulait était ainsi celle de beaucoup de membres de cette Assemblée appartenant ou non au mouvement républicain populaire. Depuis, le Gouvernement s’est constitué. Il est aujourd’hui, suivant une tradition qu’il renoue, assis sur les bancs du Gouvernement. Il est non seulement opportun, mais encore nécessaire qu’un débat s’institue, et je n’ai d’autre ambition, en déposant mon interpellation, que de permettre à cette règle de s’appliquer.

Document 10. V. Auriol, « Le doigt du mécanisme est dans l’engrenage… », in Mon septennat, Gallimard, 1970 (extraits)

28 janvier 1947 – 11 heures : Je suis très mécontent. J’apprends que Ramadier va accepter cet après-midi la discussion des interpellations concernant la composition de son gouvernement.

-   Mais, lui dis-je au téléphone, c’est contraire à l’esprit de la Constitution. Autrefois, lorsque le Gouvernement prenait contact avec la Chambre, celle-ci se prononçait à la fois sur le programme et sur la composition du gouvernement. Aujourd’hui, tu as la confiance de l’Assemblée pour l’exécution d’un programme et l’orientation d’une politique. C’est toi, et toi seul, qui as la responsabilité des actes de tes collaborateurs, donc de leur choix, Explique cela à l’Assemblée en refusant tout débat et tout vote – sauf plus tard sur la non-conformité des actes du Gouvernement à la déclaration ministérielle, c’est-à-dire sur sa politique. Ne recommençons pas les jeux de massacre. Ne sois pas un « vieux de la IIIe». -   Mais, me répondit-il, je suis plus jeune que toi ! En tout cas l’Assemblée est souveraine et c’est un principe de tout temps ; je ne peux méconnaître cette souveraineté... -   Je ne l’ignore pas. Rappelle-lui seulement que, dans une démocratie, la souveraineté est définie et limitée par la Constitution. Demande le renvoi des interpellations sine die...

Peine perdue... ! Le doigt du « mécanisme » est dans l’engrenage. Qu’y puis-je. Je ne peux pourtant pas le révoquer... !

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19 heures : Dieu des Auvergnats, tu l’emportes ! Ramadier vient d’obtenir son vote de confiance – le deuxième en huit jours – par 521 voix contre 12. En est-il plus fort ? En tous cas je ne peux l’en féliciter, puisque je n’ai pas approuvé cette incartade.

Document 11. C.-A. Colliard, La pratique de la question de confiance sous la IVe République, RDP 1948, pp. 220-237 s. (extraits)

La pratique constitutionnelle contemporaine montre qu'à côté de la question de confiance au sens strict, le Président du Conseil, au lieu de poser formellement la question de confiance, se borne à une déclaration différente à laquelle il entend donner une portée en quelque sorte équivalente. Cette pratique doit être d'abord rappelée avant d'indiquer les conséquences et d'en apprécier la légalité constitutionnelle. Au cours de l'existence du cabinet Ramadier, la question de confiance a été posée plusieurs fois formellement (…). Mais, à côté de la véritable question de confiance, a été posée, à diverses reprises, ce qu'on pourrait appeler la pseudo-question de confiance. La pseudo-question de confiance est une déclaration par laquelle le Président du Conseil affirme que le cabinet se retirera si le texte est voté, ou au contraire n'est pas voté. L'affirmation peut être quelquefois moins précise, le Président du Conseil indique par exemple : "si le projet n'est pas voté,... le gouvernement ne pourra poursuivre sa politique et tirera, le moment venu les conséquences qui s'imposent". Mais malgré ces subtilités de langage, le sens de la pseudo-question de confiance est clair : le gouvernement donnera à un vote de l'Assemblée un sens politique précis et considérera comme un désaveu de sa politique générale le vote émis par l'Assemblée contrairement à ses désirs propres. (…) Elle marque l'importance de la fonction de Président du Conseil qui peut l'utiliser à son gré. Parfois aussi elle signifie l'impuissance du Président, non pas dans le Conseil des Ministres ou dans le gouvernement mais au sein de son propre parti dont il devient prisonnier (...). C'est l'affirmation par laquelle le Gouvernement, par la bouche du Président du Conseil, agissant seul, indique qu'il considère que le vote qui sera émis par l'Assemblée nationale est un vote qui concerne non pas la question technique en cause mais la politique générale du gouvernement et qu'en conséquence si la solution adoptée par l'Assemblée est contraire à ce qu'il souhaite, il se retirera. Ce faisant, le Président du Conseil limite en quelque sorte la stabilité constitutionnelle du gouvernement. En appliquant la constitution, le gouvernement n'est contraint juridiquement de se retirer que si votent contre lui plus de la moitié des membres de l'Assemblée, au cours d'un scrutin public intervenu un jour franc après la question de confiance. En adoptant la pseudo-question de confiance, le gouvernement entend se retirer si intervient, immédiatement un scrutin au cours duquel la majorité des membres présents de l'Assemblée se prononce contre lui. Ainsi, l'instabilité ministérielle contre laquelle s'efforçait de lutter, d'une manière d'ailleurs discutable l'article 49 va se trouver accentuée (...). Si, sur la question de confiance, une majorité contenant la majorité absolue des députés de l'Assemblée, se prononce contre le gouvernement, celui-ci a l'obligation juridique de démissionner. Dans tous les autres cas, aucune obligation juridique ne pèse sur lui. Mais la réalité politique n'est-elle pas différente ? Un gouvernement se maintiendra-t-il au pouvoir, s'il est battu sur la question de confiance, sans que, du fait de congés ou d'abstentions la majorité absolue des députés se soit prononcée contre lui ? Certainement non. Et c'est ce qui explique précisément la technique politique de la pseudo-question de confiance, l'engagement que prend le gouvernement de démissionner si une majorité se prononce contre lui, même inférieure à la majorité absolue des membres de l'Assemblée.

Document 12. G. Vedel « le détournement de la question de confiance », in Cours - introduction aux études politiques du Doyen G. Vedel à l’IEP de Paris, Année 1963-1964 (extraits)

Répétons-le : la question de confiance est à l’origine une arme aux mains du gouvernement ; elle témoigne que le gouvernement n’est pas tenu d’exécuter une politique à laquelle il ne croit pas, et il n’est pas tenu de rester au pouvoir si l’Assemblée ne lui donne pas les moyens de faire sa politique. Redisons que la question de confiance n’est jamais un vote sur le point de savoir si l’Assemblée accorde ou non sa confiance au gouvernement, mais un vote sur le point de savoir si l’Assemblée décide sur une question concrète comme le gouvernement désire, étant entendu, et c’est toute la question de confiance, que le gouvernement attache la signification de la confiance à cette décision. Le gouvernement ne demande pas : l’Assemblée a-t-elle confiance dans le gouvernement ? Il dit : l’Assemblée doit voter tel texte, tel impôt, tel crédit, faute de quoi le gouvernement considérera qu’il n’a plus la confiance de l’Assemblée. Or, et c’est une malfaçon de la Constitution que les députés se refusèrent toujours à corriger, l’on donna au jeu de la question de confiance un régime symétrique à celui de la motion de censure. En d’autres termes, on admit que la question de confiance n’était repoussée que si l’Assemblée la rejetait à la majorité absolue. Or, ceci ouvrait un hiatus. En effet, supposons que le gouvernement demande, par exemple, en posant la question de confiance, le vote d’un impôt. Trois situations peuvent se produire : Ou bien l’Assemblée vote à la majorité simple ou à la majorité absolue, peu importe l’impôt demandé dans ce cas, l’impôt est voté et le gouvernement reste en place ;

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Ou bien l’Assemblée repousse l’impôt à la majorité absolue des membres la composant : dans ce cas, tout est simple : l’impôt est rejeté et la confiance est refusée au gouvernement ; le gouvernement démissionne. Mais, et ceci se produisait le plus souvent, une troisième situation se présentait : l’impôt était refusé à la majorité simple. Par exemple, l’Assemblée se composant dans cette hypothèse de 627 membre, la majorité absolue est de 314 : le projet d’impôt était repoussé par 280 voix contre 260, le reste de l’Assemblée s’abstenant. Quelle était la situation ? L’impôt n’était pas voté, mais le gouvernement n’était pas officiellement renversé puisqu’il n’avait pas eu la majorité absolue contre lui. On était dans une situation hypocrite : l’Assemblée : l’Assemblée refusait au gouvernement les moyens de sa politique, mais était censée ne pas le renverser. C’était une situation dans laquelle l’Assemblée ne prenait pas ses responsabilités. Le gouvernement quant à lui était dans la situation de Maître Jacques à qui Harpagon demandait de faire bonne chère avec peu d’argent : il démissionnait, mais cette démission se trouvait marquée de deux traits : Le premier, c’était que le gouvernement était censé s’être retiré volontairement, et devant les électeurs, les députés avaient beau jeu dire qu’ils n’avaient pas voulu renverser le gouvernement puisqu’ils n’avaient pas voté à la majorité absolue contre lui ; les abstentionnistes en particulier avaient beau jeu de dire que le gouvernement était parti volontairement. Le deuxième est qu’il faut se rappeler que la dissolution était liée aux crises ministérielles. En effet, le gouvernement ne pouvait proposer la dissolution au Président de la République que si, dans un délai de 18 mois, deux crises ministérielles étaient intervenues. Mais aux termes mêmes de la Constitution, on ne comptait comme crises ministérielles valables que celles qui étaient provoquées par le vote d’une motion de censure ou par le rejet de la question de confiance. Il s’ensuivait que, puisque ces décisions ne pouvaient être prises qu’à la majorité absolue, les questions de confiance repoussées à la majorité simple n’entraient pas en ligne de compte pour la dissolution. On était donc dans une situation d’une monumentale hypocrisie : l’Assemblée nationale était censée ne pas renverser le gouvernement en repoussant à la majorité simple une question de confiance encore qu’il fût bien évident que le gouvernement était obligé en fait de démissionner. Mais elle ne courait aucun risque car le droit de dissolution étant suspendu aux crises ministérielles en bonne et due forme ne pouvait pas jouer à l’occasion de ce genre de crise ministérielle.

Document 13. R. Capitant, « Le conflit de la souveraineté populaire et de la souveraineté parlementaire », Les écrits constitutionnels, Avril-Juin 1954, C.N.R.S.

La dissolution est une institution démocratique qui permet au peuple, sinon de voter lui-même la loi, comme par le référendum, du moins d'arbitrer un conflit entre deux pouvoirs constitués. C'est la reconnaissance d'un pouvoir populaire d'arbitrage souverain. C'est un hommage – imparfait sans doute, mais réel – rendu à la souveraineté populaire. En ce sens, il est normal que le grand mouvement démocratique de 1945 ait cherché à introduire la dissolution dans la Constitution et à lui donner une efficacité pratique. Mais, il est normal aussi que la tradition représentative ait voulu neutraliser cette tentative, comme elle y avait déjà réussi dans le régime précédent. Or, il suffit de se reporter au texte des articles 51 et 52 pour constater que cette neutralisation a été parfaitement accomplie. Les conditions posées à la validité du décret de dissolution rendent celui-ci pratiquement impossible, ou du moins, elles font de la dissolution un acte volontaire de l'Assemblée, puisque celle-ci n'a qu'à renverser le ministère dans des formes autres que les formes constitutionnelles – ce qui est toujours possible en droit et en fait – pour enlever au gouvernement le droit de dissoudre, même après l'expiration des 18 premiers mois de la législature. L'Assemblée est donc maîtresse de sa propre dissolution, en vertu de l'article 51. Et cette première conclusion donne sa vraie signification à l'article 52, selon lequel, en cas de dissolution -prononcée avec l'accord de l'Assemblée- le gouvernement chargé de faire les nouvelles élections devra être dirigé par le Président de l'Assemblée Nationale. C'est clairement montrer que la dissolution, dans l'esprit des constituants, ne doit pas remplir la fonction d'arbitrage populaire qui lui donne une valeur démocratique, elle ne doit être qu'un procédé de renouvellement anticipé de l'Assemblée, et rien d'autre.

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Fiche n°9 : Le régime parlementaire allemand

Le Parlement allemand, le 02 juin 2016, photo RTS.

SOMMAIRE

Document n°1 : « La nouvelle Allemagne (depuis 1945) », in FROMONT Michel, Grands systèmes de droit étrangers,

Dalloz LMD, 7e éd., 2013, p. 23-25. Document n°2 : Le système électoral allemand (schéma). Document n° 3 : LE DIVELLEC Armel, Le gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie

générale, Paris, LGDJ, 2004, p. 335-340 (extraits) Document n° 4 : extraits de presse sur la motion de défiance constructive de 1982. Document n°5 : « La notion d’abus de droit au service de la controverse constitutionnelle », Laurent ECK, Université

Jean-Moulin Lyon 3, VIe congrès français de droit constitutionnel, 2005, p. 18-19, en ligne sur le site de l’Association française de droit constitutionnel.

Document n°6 : Fourmont Alexis, « La nouvelle loi électorale fédérale allemande. Réflexions sur la réforme adoptée

le 21 février 2013 », Juspoliticum, N°11, en ligne.

Document n°7 : Résultats des élections législatives allemandes 2017 Document n°8 : « Merkel et Schulz condamnés à la grande coalition à perpétuité », l'Humanité, jeudi 8 février 2018, article de Bruno Odent Document n°9 : Merkel IV : un gouvernement sous pression, Le Figaro, mercredi 14 mars 2018, article de Nicolas Barotte Dissertation : La motion de défiance constructive

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Document n°1 : « La nouvelle Allemagne (depuis 1945) », in FROMONT Michel, Grands systèmes de droit étrangers, Dalloz LMD, 7e éd., 2013, p. 23-25. « §4. La nouvelle Allemagne (depuis 1945). I-De l’amputation et la division à l’unité du peuple allemand (1945-1990). A-Amputation et division (1945-1949). En 1945, l’Allemagne fait l’objet d’amputations territoriales considérables : les territoires de l’Est, que les Allemands ont colonisés au Moyen Âge et qu’ils évacuent de force, sont annexés par la Russie soviétique (une partie de la Prusse) et par la Pologne (l’autre partie de la Prusse, la Posnanie et Dantzig, la Silésie) ; en outre, les Allemands installés en Bohème depuis le Moyen Age sont expulsés. Au total, il y eut 14 millions de réfugiés et de déplacés. De 1945 à 1949, le reste de l’Allemagne est divisé en quatre zones d’occupation et administré en principe par les quatre Alliés en commun. Les zones d’occupation américaine, britannique et française firent l’objet d’une restauration progressive de la démocratie libérale au niveau local, puis au niveau régional (création de nouveaux Länder). Puis des délégués des Parlements des Länder adoptèrent le 23 mai 1949 la constitution d’un nouvel État, la République fédérale d’Allemagne (Bundesrepublik Deutschland). De son côté, la zone d’occupation soviétique fut progressivement transformée en État communiste : le 7 octobre 1949, la Constitution de la nouvelle République démocratique allemande (Deutsche Demokratische Republik) entrait en vigueur. B-La coexistence des deux États allemands (1949-1989). Les deux États allemands s’ignorèrent complètement de 1949 à 1972. Sur la base du traité fondamental interallemand du 21 décembre 1972, des contacts limités s’établirent entre les 61 millions de citoyens de la RFA et les 18 millions de citoyens de la RDA. De son côté, la Cour constitutionnelle fédérale de Karlsruhe estima que l’ancien Reich continuait néanmoins d’exister et que les deux États allemands n’étaient pas des États étrangers l’un à l’autre. C-L’unité de l’Allemagne (depuis 1990) Le Traité d’union de l’Allemagne fut signé le 31 aout 1990 entre les deux États et entra en vigueur le 3 octobre 1990. Selon ce traité, cinq Länder de l’ex-RDA adhéraient à la République fédérale d’Allemagne et les districts orientaux de Berlin rejoignaient le Land de Berlin (ouest). Pour montrer que le processus de l’unification est achevé, le texte de la Constitution de 1949 a été amputé des dispositions relatives à l’unification. Le Traité d’union rendait immédiatement applicables à l’est la Constitution de la République fédérale d’Allemagne ainsi que les lois fédérales de celle-ci. Le droit de l’ancienne RDA a ainsi pratiquement totalement disparu au profit de la législation de la RFA. Toutefois de nombreuses annexes au Traité ont apporté à cette législation des dérogations temporaires ou permanentes lorsque celle-ci s’applique dans les nouveaux Länder. II-Le droit de la République fédérale d’Allemagne. A-La restauration de la démocratie et du fédéralisme. -La démocratie libérale qui est instaurée est de type représentatif et parlementaire. Considérés comme des défauts de la Constitution de Weimar, l’élection du Président de la République au suffrage universel et le référendum sont abandonnés. Des partis démocratiques puissants se développent. -Le fédéralisme est, à la demande des Alliés, moins centralisateur que sous la République de Weimar ; il se caractérise certes par l’attribution de la quasi-totalité du pouvoir législatif à la Fédération, mais aussi par l’attribution de la quasi-totalité des compétences administratives aux Länder. B-L’exaltation de l’État de droit. -De nombreux droits fondamentaux sont reconnus aux citoyens par la Constitution ; pour la première fois, ils lient les trois pouvoirs et spécialement le pouvoir législatif (contrôle de constitutionnalité des lois). -Une juridiction constitutionnelle puissante est créée ; elle est chargée principalement du contrôle de la constitutionalité des lois et de la protection des droits fondamentaux contre tous les actes de l’État, y compris les actes administratifs et les jugements. -Les juridictions civiles et pénales furent restaurées et sur leur modèle furent établies trois juridictions administratives, l’une à compétence générale et deux à compétences spéciales (fiscales, sociales). Toutes ces juridictions constituent, avec la juridiction constitutionnelle, le pouvoir judiciaire. C-La fidélité à la tradition juridique La république fédérale maintint en vigueur les différents codes de la période wilhelmienne, y compris le Code de commerce, le droit commercial demeurant toujours distinct du droit civil. Elle se contenta de moderniser ces codes, notamment la partie du Code civil consacrée à la famille ainsi que le Code pénal qui avait besoin d’être profondément modernisé ; elle y ajouta seulement quelques lois spéciales dont les plus célèbres sont les lois sur les pratiques restrictives de la concurrence (1957) et la loi sur les conditions générales d’affaires (1976). Au contraire, la RDA abrogea le Code civil en raison de son caractère "bourgeois" ainsi que le Code pénal. Depuis la réunification, la nouvelle République fédérale d’Allemagne s’est efforcée d’incorporer le droit de la consommation dans le Cod civil et a profondément remanié le droit de l’exécution des contrats, de la prescription et de la réparation du dommage (réformes 2001/2002) ainsi que le droit de l’insolvabilité (réforme de 1994).

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Document n°2 : Le système électoral allemand (document AFP, sur internet)

Document n°3 : LE DIVELLEC Armel, Le gouvernement parlementaire en Allemagne. Contribution à une théorie générale, Paris, LGDJ, 2004, p. 335-340 « La question de confiance. La procédure de l’article 68 LF ne peut être déclenchée que par une demande du Chancelier adressée au Bundestag, en vue d’obtenir la confiance de celui-ci […]. Cette décision est une compétence propre du chef de gouvernement et, à ce titre, ne nécessite pas, en droit strict, l’accord ni même la délibération préalable du Conseil des ministres. Cette demande peut être couplée avec un projet de loi. Une motion déposée à l’initiative des députés et tendant à exprimer la confiance au Chancelier fédéral ne saurait constituer l’équivalent de la requête de l’article 68. Son rejet, en particulier, n’ouvre pas les conséquences constitutionnelles qui s’attachent à la procédure officielle. Enfin, un Chancelier démissionnaire au sens de l’article 69LF n’est pas habilité à poser la question de confiance. Un débat parlementaire peut être engagé sur la demande de confiance. La seule contrainte constitutionnelle concerne le délai de réflexion, typique du parlementarisme rationalisé : le vote ne peut intervenir qu’au bout de 48 heures après le dépôt de la demande de confiance (art. 68-II LF). Compte-tenu du caractère conditionné de certaines compétences constitutionnelles, la question se pose de savoir si l’article 68 LF crée une obligation de vote pour le Bundestag. Il serait difficilement admissible en effet que les parlementaires puissent, par leur abstention, bloquer l’ensemble d’une procédure visant précisément à la résolution d’un conflit. Aussi la doctrine allemande admet-elle qu’un "délai raisonnable" s’impose aux deux parties. Si le Bundestag n’a pas procédé au vote sur la demande de confiance, son abstention équivaut à un rejet […] Contrairement au scrutin relatif à la censure constructive, le vote de confiance est public […]. La confiance est accordée à la majorité des membres du Bundestag, c’est-à-dire de la majorité de l’effectif légal (art. 121 LF). Les abstentions et votes nuls s’ajoutent donc aux votes contre la confiance. Si la confiance lui est refusée par le Bundestag, quatre solutions s’offrent au Chancelier : -demander la dissolution au Président fédéral -demander au Bundesrat et au Président fédéral la proclamation de l’"état de détresse législative" [Il s’agit d’une procédure complexe qui permet au cabinet, minoritaire, de rester en place alors qu’il s’est fait renverser, si le Parlement n’arrive pas à le remplacer] -se retirer. Dans ce cas, l’ensemble du cabinet est démissionnaire et peut être chargé par le Président fédéral de gérer les affaires

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courantes (art. 69-III LF) jusqu’à l’élection d’un nouveau Chancelier par le Bundestag selon la procédure de l’article 63 LF. -se maintenir (au besoin de procédant à un remaniement du cabinet fédéral). Telle est la première originalité majeure de la procédure de la question de confiance dans la Loi fondamentale : le rejet de la confiance n’oblige pas le Chancelier à démissionner, contrairement à (presque) toutes les constitutions ayant adopté une forme rationalisée de parlementarisme. Cette solution s’explique par le but même de l’introduction, dans la Constitution allemande, d’une procédure spécifique de vérification de la confiance, à savoir la possibilité de déclencher des mécanismes de résolution de crises et tout particulièrement la dissolution de la chambre basse. 234. La dissolution doublement conditionnée – Si le Chancelier opte pour la dissolution du Bundestag, ce qui représente l’hypothèse politiquement la plus probable, la décision doit être prise dans un délai de vingt et un jours et reste ensuite soumise à deux conditions. Elle est subordonnée à l’accord du Président fédéral et, en quelque sorte, à l’accord du Bundestag lui-même. En premier lieu, le couplage entre le refus de confiance et la dissolution, hypothèse bien connue de résolution d’une crise dans le parlementarisme classique, est en effet affecté d’une manière originale dans le système de laLoi fondamentale : il ne peut jouer que sous une restriction non négligeable, celle d’une abstention du Bundestag dans l’exercice de sa fonction élective. Après avoir repoussé une question de confiance, la Diète peut en effet immédiatement procéder elle-même à la désignation d’un nouveau Chancelier. La dernière phrase de l’alinéa premier de l’article 68 dispose que "le droit de dissolution s’éteint dès que le Bundestag a élu un nouveau chancelier à la majorité de ses membres. Il s’agit d’une autre hypothèse de censure constructive, exercée dans le délai des vingt et un jours suivant le rejet de la question de confiance. Le règlement du Bundestag précise que la proposition d’élection d’un nouveau Chancelier doit être déposée par un quart des députés et votée dans les mêmes conditions qu’une motion de l’article 67 LF. La majorité requise est donc évidemment la majorité absolue des membres du Bundestag. Bien que l’article 68 LF ne le précise pas, cette élection impose au Président fédéral, comme aux articles 63 et 67 LF, de nommer la personnalité désignée dans la motion. Il s’agit d’un nouveau moyen de règlement parlementaire d’une crise. Il est concevable en effet que les députés n’aient pas voulu prendre eux-mêmes l’initiative de la crise (en utilisant l’article 67 LF) mais que le Chancelier les ait placés devant leurs responsabilités. Ainsi "sollicité", le Parlement dispose des moyens de répondre par le refus de confiance et le remplacement du gouvernement. Il s’agit bien d’un changement de Chancelier, et non pas d’une confirmation de l’ancien, contrairement à ce qu’a pu écrire la doctrine ancienne : les termes de l’article 68 sont clairs : il s’agit "d’un nouveau Chancelier". On voit d’ailleurs mal quelle logique il y aurait à réélire un Chancelier à qui l’on vient de refuser la confiance et qui, malgré le rejet de celle-ci, est juridiquement toujours en place et n’a pas besoin d’être réélu […]. Il est […] dans l’esprit de l’article 68, corroboré par les articles 67 et 63 LF, de réserver la dissolution au seul cas de l’absence d’une majorité constructive. Il existe donc une primauté de la résolution par voie parlementaire d’une crise. Au besoin, un Président fédéral saisi d’une demande de dissolution devrait attendre la fin d’un scrutin d’élection du Chancelier. Ajoutons qu’en cas de "rapidité suspecte" du chef de l’État d’ordonner la dissolution alors qu’un processus de désignation d’un nouveau Chancelier est en cours, il n’est pas inconcevable que sa décision soit déférée à la Cour constitutionnelle. Les nouvelles élections ne pouvant se dérouler avant un certain délai, celle-ci aurait le temps d’annuler (par une ordonnance de référé) l’acte de dissolution abusive sans porter atteinte à l’expression du corps électoral. [Si le Bundestag renonce] à utiliser sa fonction élective […] il demeure que la dissolution souhaitée par le Chancelier est soumise à une décision du Président fédéral. […] La Cour constitutionnelle fédérale a confirmé ce point de vue en 1983, tout en apportant des précisions sur la nature de cette compétence. Il faut voir ici un cumul des effets de la rationalisation des procédures et de la juridiciarisation du droit de la Constitution : il est difficile pour une juridiction de s’appuyer sur une règle non écrite (conventionnelle) pour diminuer un droit nominal. Aussi la Cour précise-t-elle d’emblée que la lettre de l’article 68 LF confère incontestablement un pouvoir de décision propre au Président fédéral, même s’il est constitutionnellement limité […] Le pouvoir du Président fédéral ne s’explique guère que comme un moyen d’éviter les abus : il peut refuser la dissolution s’il estime que la crise peut être résolue par des moyens parlementaires qui n’auraient pas été encore explorés. L’interprétation dominante relative au pouvoir présidentiel a en tous cas pour conséquence d’ajouter aux importantes limites imposées à l’usage de la dissolution par la Constitution ». Document n°4 : extraits de presse sur la motion de défiance constructive de 1982. [Le seul exemple de motion de défiance constructive réussie est celle du 1er octobre 1982 contre Helmut Schmidt, qui amena Helmut Kohl au pouvoir. Le 27 avril 1972, une autre motion avait été déposée par le groupe CDU/CSU. Elle tentait de faire élire Rainer Barzel à la place de Willy Brandt. Mais elle a échoué à peu de voix.] « Difficultés dans l’opposition pour un accord de gouvernement », Sud-Ouest, mardi 28 septembre 1982, p. 3 SITOT CONNUS, les résultats des élections pour le renouvellement du Parlement du land de j Hesse ont provoqué la confusion en Allemagne fédérale. Déroute des libéraux (3,1%) qui ne seront plus représentés à Wiesbaden ; succès des écologistes (7,2%), qui remportent neuf sièges ; échec des chrétiens-démocrate s d'Helmut Kohl (45,2 %), qui en perdent un, et surprenante résistance des sociaux-démocrates du chancelier Schmidt (44,1 %), qui perdent également un siège. Ce tableau inattendu laisse mal augurer de la formation du futur gouvernement du land, aucun parti n'ayant la majorité absolue. Il remet également en cause les projets des partis qui préparent la succession de M. Schmidt à Bonn. Désavoués par les électeurs de Hesse, les dirigeants libéraux, M. Genscher en tête, sont en mauvaise posture. Les parlementaires du parti sont divisés. Pour renverser le chancelier Schmidt et prendre sa place. M. Helmut Kohl, chef de la C.D.U., a besoin du vote de 23 des 53 députés libéraux en faveur de sa « motion de défiance constructive ». Il a également besoin de l'appui de son incommode allié bavarois, M. Strauss (52 députés). Or, on sait que Franz-Joseph Strauss et la C.S.U. bavaroise sont opposés aux projets de M. Kohl. Du moins jusqu'à hier. Ils souhaitent des élections générales rapides, ainsi d'ailleurs que le chancelier Schmidt. Ce dernier s'est ouvertement

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réjoui de la défaite du Parti libéral "traître" et envisage le recours aux urnes avec confiance après le relatif succès de Hesse. Un sondage récent donne d'ailleurs un gain de cinq points aux sociaux-démocrates et confirme l'écroulement des libéraux. Bonn n'est pas à l'ordre du jour ». Cependant, M. Kohl veut arriver à tout prix avec ses partenaires, M. Genscher (F.D.P.) et M. Strauss (C.S.U.) à un accord de gouvernement. Les trois partis d'opposition ont entamé tard hier soir une négociation marathon. D'emblée, Franz-Josef Strauss a posé ses conditions : d'accord pour soutenir, l'opération de renversement du gouvernement Schmidt, mais à condition que quarante des cinquante-trois députés libéraux du Parlement de Bonn y participent. Cette barre de quarante députés est assez élevée dans la mesure où les libéraux sont divisés sur l'opportunité de renverser l'actuel chancelier. "Nous siégerons, s'il le faut, pendant toute la nuit" a annoncé Helmut Kohl, car "le dépôt de la motion de défiance destinée à renverser vendredi le chancelier Schmidt doit intervenir au plus tard mardi soir". Un délai de quarante-huit heures est, en effet, nécessaire entre le dépôt de la motion et le vote du Bundestag. Conséquence immédiate de l'incertitude qui règne à Bonn, la Bourse de Francfort a fortement baissé, hier, et le mark est en recul par rapport au dollar, qui cotait 2,5320 DM. « Assuré d'avoir une majorité Kohl monte à l'assaut », Sud-Ouest, mercredi 29 septembre 1982, p. 1 et 3 LA « MOTION de défiance constructive » sera bien déposée contre M. Helmut Schmidt, vendredi à Bonn, au cours de la séance extraordinaire du Parlement fédéral. C'est ce qu'a annoncé hier le chrétien-démocrate Helmut Kohl à l'issue du vote de 34 députés libéraux sur 53 en sa faveur. Le candidat chancelier chrétien-démocrate estime que la majorité dont il dispose désormais -- 34 députés libéraux auxquels s'ajoutent 226 députés C.D.U.-C.S.U. -est suffisante pour lui permettre de venir à bout d'Helmut Schmidt et de lui succéder à la tête du gouvernement, cette fois-ci constitué d'une coalition chrétiens-démocrates - libéraux. La situation paraît donc se simplifier, mais il ne faut pas oublier l'apparition d'un nouvel élément dans le jeu politique allemand : l'irruption des écologistes qui ont réalisé aux élections de Hesse une étonnante performance. La motion contre Schmidt sera déposée LE CHRÉTIEN-DÉMOCRATE Helmut Kohl a annoncé hier, à l'issue du vote favorable de 34 députés libéraux sur 53 en sa faveur, qu'il allait déposer une motion de défiance constructive auprès du Parlement fédéral contre le gouvernement du chancelier Helmut Schmidt. Le candidat-chancelier chrétien-démocrate estime, en effet, que la majorité dont il dispose — 226 députés C.D.U.-C.S.U et 34 députés libéraux — est suffisante pour obtenir vendredi prochain la majorité absolue de 249 voix au Bundestag nécessaire pour renverser M. Schmidt et lui succéder à la tête d’un gouvernement de coalition chrétien-démocrate-libéral. Divergences de vues Malgré les graves divergences de vues entre les députés libéraux du F.P.D., Ivl. Hans Dietrich Genscher, chef de ce parti, est parvenu à convaincre 34 d'entre eux, sur 53, de se prononcer au cours d'un scrutin secret, pour M. Helmut Kohl, alors que 18 se sont prononcés contre. Pour obtenir la majorité absolue de 249 voix au Parlement fédéral, nécessaire pour renverser le 1er octobre prochain M. Helmut Schmidt, M. Kohl n'a besoin que de 23 députés libéraux. Chrétiens-démocrates et libéraux se sont mis d'accord dans la nuit de lundi à mardi sur un programme commun de gouvernement qui couvre le domaine économique et social et la politique étrangère. […] Crise politique La réunion du Parlement fédéral, en séance extraordinaire, vendredi, à Bonn, pour le dernier acte de la crise politique en R.F.A., qui s'est ouverte le 17 septembre dernier, avec la démission des quatre ministres libéraux du gouvernement de M. Helmut Schmidt. Ce dernier a déjà annoncé hier qu'il prendrait la parole vendredi prochain, pour présenter son programme d’opposition, confirmant ainsi qu'il est résigné à quitter le pouvoir cette semaine. Par ailleurs, selon certaines rumeurs circulant dans des milieux politiques, M. Kohl ne se contenterait pas vendredi de la majorité absolue, mais exigerait « une élection en beauté » lui donnant une marge de manœuvre suffisante pour gouverner. » Document n° 5 : « La notion d’abus de droit au service de la controverse constitutionnelle », Laurent ECK, Université Jean-Moulin Lyon 3, VIe congrès français de droit constitutionnel, 2005, p. 18-19, en ligne [Note explicative : Les chanceliers Helmut Kohl (en 1983) et Gerhard Schröder (en 2005) ont posé une question de confiance à leur majorité afin être renversés et ainsi pouvoir dissoudre et bénéficier d’élections anticipées. C'est généralement regardé comme un détournement de procédure, mais le Tribunal constitutionnel fédéral, saisi par des parlementaires d'opposition, a accepté dans les deux cas]

« La Loi fondamentale prévoit deux hypothèses de dissolution prononcée s par le Président fédéral. Le premier cas, régi par l’article 63 alinéa 4 de la Constitution allemande, est celui dans lequel aucun candidat à la Chancellerie a été élu à la majorité absolue par le Bundestag71. La seconde hypothèse, réglementée à l’article 68 alinéa 1 de la Loi fondamentale allemande, prévoit le cas où le Chancelier fédéral ne recueille pas la majorité absolue des voix du Bundestag lors du vote sur une question de confiance et demande alors au Président de dissoudre le Bundestag. Ainsi, l’article 68 de la Loi fondamentale énonce que « si une motion de confiance proposée par le Chancelier fédéral n’obtient pas l’approbation de la majorité des membres du Bundestag, le Président fédéral peut, sur proposition du Chancelier fédéral, dissoudre le Bundestag dans les vingt et un jours. Le droit de dissolution s’éteint dès que le Bundestag a élu un autre Chancelier fédéral à la majorité de ses membres. Quarante - huit heures doivent s’écouler entre le dépôt de la motion et le vote ». Ce dernier type de dissolution a fait l’objet de pratiques abusives dans la mesure où il a été employé afin de provoquer des élections anticipées de la chambre des députés72. En 1983, pour légitimer et régulariser sa fonction, le Chancelier Helmut Kohl, nouvellement élu suite à une motion de censure constructive décida de se présenter au verdict des électeurs en utilisant l’article 68 de la Loi fondamentale. Le Chancelier a ainsi posé la question de confiance en demandant à ses alliés politiques du Bundestag de ne pas la voter, renversant artificiellement le Gouvernement et provoquant de la sorte une dissolution anticipée de la Chambre. Le débat fut houleux et médiatisé et un vif dialogue entre les hommes politiques s’engagea à propos de la constitutionnalité

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de la procédure employée73. Le Président de la fédération, M. Carstens, au départ réticent, décida d’exercer son droit de dissolution le 6 janvier 1983. Le Tribunal constitutionnel fédéral, saisi de la constitutionnalité de cet usage rendit un arrêt de conformité le 16 février et de nouvelles élections sont venu e s renforcer la coalition de droite le 6 mars 1983. Au regard de ces différents éléments, il convient d’examiner la pertinence de la qualification d’abus de droit sur la pratique recensée. 79 Il ne fait, en premier lieu, aucun doute que le droit de dissolution aux mains du Président constitue une permission d’agir. Il a « simplement la faculté de prononcer la dissolution ; il peut refuser et suggérer, par exemple, que le Bundestag se prononce sur l’élection d’un nouveau Chancelier »74. En outre, ce droit a été exercé ici de manière régulière puisque rien n’interdisait au Président fédéral de dissoudre le Bundestag. De prime abord, le Chancelier semble donc « dans son droit ». Le dommage à l’encontre des électeurs a été le principal argument des auteurs de la saisine de la cour constitutionnelle. Ceux - ci invoquaient, à l’appui de leur recours, l’article 39 alinéa 1 de la Loi fondamentale qui fixe à quatre ans la durée du mandat des députés et, par déduction, la violation, par les pouvoirs publics, du choix souverain des électeurs lors de leur vote75. 79 Le critère intentionnel doit être, à juste raison, approfondi. Celui-ci a été invoqué par le Président fédéral dans une allocution radio - télévisée pour justifier sa décision de dissoudre. Le Chef de l’Etat allemand a ainsi affirmé : « (...) je veux établir clairement que je n’au rais pas dissous le Bundestag si j’avais été persuadé qu’une majorité parlementaire cherchait ainsi à se procurer une position avantageuse aux élections au détriment des intérêts de la minorité. (...) Le choix de la date ne semblait pas pouvoir alors, pas plus qu’aujourd’hui, être dicté par des considérations de tactique électorale »76. Le tribunal de Karlsruhe vient confirmer le postulat présidentiel en énonçant que « la question de savoir si la décision du Chancelier fédéral était déterminée par d’autres raisons n’est pas pertinente. L’article 68 de la Loi fondamentale n’exige aucunement, à côté de conditions formelles et matérielles de la dissolution, une condition négative supplémentaire, qui serait l’absence d’autres buts, lesquels pris séparément ne pourraient être admis par la Constitution comme motifs d’une dissolution »77. En conséquence, on se rend compte qu’il est bien difficile d’affirmer l’existence d’un ab us de droit en raison de l’intention de nuire malaisée à prouver. »

Note 73 p. 19. « Pour le compte de l’opposition, l’ancien Chancelier Brandt répondit : « nous ne pouvons pas vouloir que n’importe quel gouvernement, avec n’importe quelle majorité du moment, puisse choisir lui - même le moment qui lui paraît opportun pour des élections anticipées, au lieu d’accomplir ses tâches dans le délai constitutionnel de quatre ans et de se présenter ensuite aux suffrages des électeurs : c’est là la raison d’être de la règle constitutionnelle »

Document n°6 : Fourmont Alexis, « La nouvelle loi électorale fédérale allemande. Réflexions sur la réforme adoptée le 21 février 2013 », Juspoliticum, n°11, en ligne.

« I. Les invariants du droit électoral allemand. La réforme de la législation électorale allemande n’a pas remis en cause le système de la représentation proportionnelle personnalisée (a) ni la clause des 5 % des suffrages, que les formations politiques doivent en principe atteindre au niveau fédéral afin de pouvoir bénéficier d'élus au Bundestag (b). a) Le maintien de la représentation proportionnelle personnalisée (personalisierte Verhältniswahl). L’actuelle législation électorale se caractérise notamment par le maintien du système de la représentation proportionnelle personnalisée, lequel était initialement conçu comme devant être temporaire[17]. Le choix en faveur de la représentation proportionnelle personnalisée fut pour partie le fruit des conditions politiques de l’époque, immédiatement liées à l’Occupation Alliée, ainsi que le résultat d’un tangible manque de consensus à propos des vertus du scrutin majoritaire. Il s’agissait donc ni plus ni moins d’un « compromis »[18] entre les tenants du scrutin majoritaire et les défenseurs de la représentation proportionnelle. Par ailleurs, ce système si singulier visait à conjurer le spectre des dérives de la représentation proportionnelle intégrale mise en place durant la République de Weimar. Parfois, assez commodément, le mode de scrutin en vigueur sous la Première République allemande fut rendu responsable de l’arrivée au pouvoir des Nazis en 1933, au motif que « ce système aurait en effet détaché le peuple allemand de la démocratie par absence totale de lien entre électeurs et élus »[19]. Dans le système illusoirement « mixte »[20] de la représentation proportionnelle personnalisée, lequel s’est maintenu depuis son introduction et perdure aujourd’hui, certains députés continuent d’être élus directement dans les circonscriptions selon les règles du scrutin uninominal majoritaire relatif (les premières voix déterminant les bénéficiaires des mandats de circonscription, i.e. les Wahlkreismandate), tandis que d’autres parlementaires sont désignés sur les listes régionales selon la représentation proportionnelle (les secondes voix concernant les mandats de liste, i.e. les Listenmandate). Tous les députés du Bundestag ne sont donc pas élus de la même façon. Le nombre de secondes voix recueillies est absolument décisif en ce qui concerne la détermination du nombre de sièges des différents partis, ce qui renforce l’idée selon laquelle le système allemand est « fondamentalement proportionnel »[21]. Par ce biais, il s’agit d’offrir au corps électoral la possibilité d’un véritable choix personnel dans le cadre de la représentation proportionnelle, d’où l’intégration d’un « correctif uninominal » (et donc, nécessairement, majoritaire). Détenant deux voix, chaque citoyen peut donc fractionner son vote en accordant ses suffrages à deux formations politiques différentes. Toutefois, aussi « original »[22] soit-il, ce système électoral n’est pas véritablement un « mélange du mode de scrutin proportionnel et du mode de scrutin majoritaire »[23], tant s'en faut, puisque « sa caractéristique déterminante est la proportionnalité ». Ce trait est concrètement renforcé par la réforme intervenue en début d’année, dans la mesure où l’importance des secondes voix par rapport aux premières est accrue[24]. b) Le maintien de la clause des 5 % (Sperrklausel). Cependant, le « proportionnalisme » allemand n’est pas parfaitement intégral, puisque seuls les partis ayant recueilli plus de 5 % des secondes voix sur l’ensemble du territoire national prennent part à la répartition des sièges des listes régionales. Une exception de taille concerne toutefois les formations politiques qui ont au minimum remporté un siège dans trois circonscriptions. Par le biais de cette clause instaurée en 1956, il s’agissait d’éviter une excessive atomisation des forces politiques et parlementaires, les élections législatives devant in fine aboutir à la désignation d’une équipe gouvernementale[25]. Telle est en effet « la signification politique

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du régime parlementaire »[26], laquelle ne consiste « pas seulement […] dans la responsabilité politique des ministres », puisqu’elle réside également (et peut-être aussi principalement) dans « le pouvoir politique de la majorité ». Ainsi, les élections législatives prennent l’allure d’« élections de décision »[27], c’est-à-dire que les élections législatives constituent un moyen d’obtenir et d’exercer le pouvoir politique sous le contrôle du corps électoral. À cette fin, l’influence de la législation électorale est absolument décisive[28]. Dans la nouvelle loi, le seuil électoral de 5 % reste inchangé, bien que Die Linke souhaitait ouvertement sa suppression[29]. Le groupe parlementaire d’extrême gauche n’était pas seul à s’élever contre la clause des 5 %. Ainsi le professeur Frank Decker a récemment alimenté la controverse en rappelant que ce seuil électoral se trouve être doublement discutable[30] : d’une part, cette disposition peine à remplir pleinement son objectif, c’est-à -dire enrayer l’émiettement du système de partis politiques pour permettre l’émergence de majorités parlementaires stables ; d’autre part, cette clause comporte d’indéniables effets pervers. En effet, un nombre croissant de voix n’est pas pris en compte à l’occasion de la répartition des sièges de député au Bundestag, ce qui paraît à tout le moins contre-intuitif dans le cadre d’un système de représentation proportionnelle. […]

Document n°7 : Résultats des élections législatives allemandes 2017

Document n°8 « Merkel et Schulz condamnés à la grande coalition à perpétuité », l'Humanité, jeudi 8 février 2018, article de Bruno Odent

La chancelière et le chef de file des sociaux-démocrates, qui sont parvenus à s'accorder sur un nouveau contrat de gouvernement, sortent, comme leurs partis, très affaiblis d'une opération qui reste à valider par les adhérents du SPD.

Après une très longue dernière nuit de tractations, les partis chrétien-démocrate (CDU) d'Angela Merkel, chrétien-social bavarois (CSU) de Horst Seehofer et social-démocrate (SPD) de Martin Schulz sont parvenus hier matin à se mettre d'accord sur un nouveau contrat de gouvernement de grande coalition. La voie se dégage ainsi pour une nouvelle intronisation de la chancelière sortante. Il faudra néanmoins encore attendre au minimum trois semaines et le résultat de la consultation des adhérents du SPD sur ledit contrat pour qu'un gouvernement Merkel IV puisse enfin être formé début mars, plus de cinq mois après l'élection du Bundestag. Ce douloureux accouchement pour une pérennisation vaille que vaille d'une trajectoire ordo-libérale allemande et européenne à bout de souffle laisse en fait les deux grands partis au bord du déchirement.

La chancelière a dû lâcher du lest à un Martin Schulz sous pression

C'est vrai pour le SPD, où les opposants qui considèrent la poursuite d'une grande coalition comme suicidaire pour leur parti ont jeté toutes leurs forces dans la bataille (voir notre édition du 6 février). Mobilisés à fond contre la ratification du contrat gouvernemental, les jeunes socialistes (Jusos), rejoints par des dirigeants régionaux du parti, ont carrément lancé une campagne

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d'adhésion au SPD sur un thème sans équivoque : « Adhérez pour dire non ». Avec quelques succès puisque plus de 20 000 nouveaux membres sont venus grossir les rangs du parti, qui en comptait jusqu'alors environ 440 000. Martin Schulz et la direction du SPD ne sont donc pas tout à fait au bout de leurs angoisses. Les concessions obtenues de la CDU/CSU pour améliorer un système d'assurance-maladie aujourd'hui ouvertement discriminatoire pour les patients des caisses publiques ou pour lutter contre la prolifération des contrats de travail précaires n'apparaissent pas franchement à la hauteur des engagements significatifs que réclamait la base du parti sur ces dossiers.

Mais Angela Merkel sort aussi très affaiblie de l'épreuve et de ces semaines de crise politique inédite pour la République fédérale. Totalement tributaire d'un accord avec le SPD pour rester en poste, elle a dû lâcher du lest à un Schulz sous pression et donc à la recherche d'inflexions symboliques. Le SPD fait un carton plein de maroquins ministériels. Il va conserver les Affaires étrangères, poste que devrait occuper Schulz lui-même, l'Environnement et le Travail. Mais surtout il fait tomber le ministère des Finances dans sa besace. Le président du SPD y voit la raison d'annoncer quelques « bougés » sur le dossier européen. Comme le ralliement de Berlin à un budget d'investissement de la zone euro. Ce qui laisserait augurer un rapprochement avec le président français, Emmanuel Macron, alors que l'ancien titulaire du poste, Wolfgang Schäuble (CDU), y semblait très hostile. Toutefois, la personnalité très libérale-conformiste du futur ministre des Finances, Olaf Scholz, maire SPD de Hambourg, ne laisse pas envisager non plus de rupture vraiment franche sur ce dossier.

Cette concession au SPD risque de mettre la chancelière en porte-à-faux dans son propre parti. Une aile droitière conteste déjà ouvertement sa politique, estimant qu'elle s'est trop recentrée, « sociale-démocratisée ». Plusieurs jeunes loups chrétiens-démocrates, comme le secrétaire général du parti, Peter Tauber (44 ans) ou Jens Spahn (37 ans), aujourd'hui secrétaire d'État aux Finances, sont en embuscade. Ils affichent un conservatisme assumé en politique et une orthodoxie monétariste décomplexée en économie qui les rapprochent des positions du chef de file du parti libéral, Christian Lindner, voire, si on les pousse au bout de leurs logiques, du national-libéralisme de l'extrême droite (AfD). Cette mouvance louche ostensiblement sur l'alliance droite-ultradroite qui démarre dans l'Autriche voisine.

Angela Merkel prépare la pérennité de sa gouvernance « centriste »

De son côté, la chancelière, qui ne fait plus mystère qu'elle ne sera pas candidate de la CDU en 2021, n'en entend pas moins préparer sa succession et donc la pérennité de sa gouvernance « centriste ». Elle devrait promouvoir dans le prochain cabinet la jeune ministre-présidente de la Sarre, Annegret Kramp-Karrenbauer, réputée aussi pragmatique et rouée qu'elle-même. Quelle que soit l'issue de ce combat-là, une période post-Merkel s'est ouverte.

Document n°9. Merkel IV : un gouvernement sous pression, Le Figaro, mercredi 14 mars 2018, article de Nicolas Barotte

ALLEMAGNE Elle connaît le chemin. Mercredi matin, Angela Merkel sera, sur proposition du président fédéral, élue pour la quatrième fois chancelière par les députés du Bundestag. Pour la troisième fois, elle se trouvera à la tête d'une grande coalition formée par les conservateurs de la CDU/CSU et les sociaux-démocrates du SPD. Une fois désignée par les parlementaires, elle prêtera serment à 12 heures. Puis son gouvernement sera officiellement formé.

Presque six mois après les élections du 24 septembre, Angela Merkel espère tourner la page de la plus longue crise de la démocratie allemande d'après guerre. « Avant tout, je me réjouis pour les gens en Allemagne que nous ayons fait de ce qu'ils nous avaient demandé, je crois lors du vote, à savoir qu'un gouvernement soit formé » , a-t-elle déclaré lundi dans une formule laborieuse dont elle a le secret, avant de signer en bonne et due forme avec ses partenaires le « contrat de coalition » . « Le temps est venu de se mettre au travail » , a-t-elle aussi affirmé.

Angela Merkel sort d'une passe difficile. Le 24 septembre, la CDU-CSU a remporté les élections avec son plus mauvais résultat depuis 1949, 32,9 %. Un résultat « décevant » , répète sans cesse la chancelière, comme un mea culpa à l'adresse de ses opposants internes. Son bilan, notamment en matière migratoire, est pointé du doigt par les plus conservateurs. Elle est aussi accusée d'avoir ainsi fait entrer l'extrême droite au Bundestag. « C'est Angela Merkel qui a divisé le pays » , a lancé lundi le leader de l'AfD Alexander Gauland en promettant une opposition totale à sa politique.

La critique laisse la chancelière de marbre. « Personne ne peut gouverner contre nous » , dit-elle. Effectivement, avec 20,5 %, le SPD a encaissé une déroute encore plus cuisante. Dans ces conditions, le retour de la grande coalition CDU-CSU-SPD révoquée dans les urnes laisse sceptique. Au début du mois de mars, selon un sondage Infratest pour l'ARD, seulement 46 % des Allemands jugeaient positivement la nouvelle « GroKo » . La défiance est installée.

La chancelière a fixé quelques objectifs pour son mandat, sans nul doute le dernier : « La prospérité du pays doit profiter à tous » , a-t-elle dit en semblant s'inquiéter des inégalités croissantes en Allemagne. Elle a aussi insisté sur quelques questions clés pour elle comme l'économie numérique - un bouleversement aussi fort « que la révolution industrielle » . L'Allemagne vieillissante est mal préparée aux défis futurs. La cohésion de la société est mise à l'épreuve par l'intégration des centaines de milliers de réfugiés arrivés depuis 2015.

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Le quatrième mandat d'Angela Merkel a aussi été placé sous le signe de la « relance européenne » . Après avoir traversé la crise qui a ébranlé tous les autres États membres, la chancelière voudrait « stabiliser durablement » l'Union. Mais elle a déjà perdu beaucoup de temps.

Un rôle d'arbitre pour Merkel

Angela Merkel est aussi attendue sur le plan international. Face aux États-Unis, au moment où une guerre commerciale menace l'économie allemande et certains secteurs clés, comme l'automobile. Face aussi à la Russie, qui s'apprête à réélire Vladimir Poutine. Dans une interview récente, celui-ci s'est amusé à raconter qu'il recevait parfois des bières allemandes de la part d'Angela Merkel. « Il m'arrive d'avoir du poisson fumé » , a-t-elle répondu. Elle a aussi rappelé sa ligne ferme dans le conflit ukrainien. « Je souhaite que nous ayons d'abord des avancées (sur le processus de Minsk) et ensuite seulement nous pourrons discuter de la question des sanctions (contre la Russie). Mais ce devra être des avancées bonnes et importantes » , a-t-elle insisté.

Sur le plan intérieur, Angela Merkel se trouve dans une position paradoxale. L'Allemagne est riche comme jamais avec un taux d'emploi historiquement haut et une économie locomotive en Europe. Le nouveau gouvernement dispose de 46 milliards d'euros de marges de manoeuvre sans devoir recourir au moindre déficit. Les aides aux familles seront augmentées, des investissements seront menés à hauteur de 10 milliards d'euros pour le haut débit, les cotisations chômage vont baisser, des aides soignantes et des policiers seront embauchés, le budget de la défense va progresser...

Mais l'équilibre du gouvernement Merkel IV est instable, miné par les intérêts divergents de ses partis. Lundi, le futur vice-chancelier SPD, Olaf Scholz, revendiquait comme un succès « 60 % du contenu du contrat de coalition » . À côté de lui, Angela Merkel a fait la moue. Elle sait à quel point ses opposants au sein de la CDU sont susceptibles et s'agacent des concessions faites à la gauche. De l'autre côté de l'estrade, le leader de la CSU Horst Seehofer insistait, presque provocateur, sur sa propre « satisfaction » . Il pensait sans doute au durcissement de la politique d'asile et à la limitation du regroupement familial. À un journaliste qui l'interrogeait sur ces partenaires de coalition si différents unis contre leur volonté, Angela Merkel s'en est sortie d'une pirouette : « On peut aussi s'échanger des regards amicaux entre nous. Ce ne sera pas difficile pour moi . » Olaf Scholz a ensuite tenté de détendre l'atmosphère : « John Wayne n'est pas un modèle en politique . »

Plus que jamais, Angela Merkel devrait jouer un rôle d'arbitre. Mais son autorité est affaiblie par la perspective de la fin de son pouvoir. Les polémiques ont commencé avant même l'entrée en fonction du gouvernement. Le nouveau ministre de la Santé, Jens Spahn, tenant d'une ligne dure, a provoqué un tollé à gauche en affirmant que les allocataires au minimum social Hartz IV « n'étaient pas pauvres ».

Le gouvernement Merkel IV pourra-t-il tenir jusqu'en 2021 ? La chancelière « part du principe » et personne aujourd'hui n'est en mesure de la contester. Mais dans leur contrat de coalition, la CDU-CSU et le SPD ont prévu un point d'étape à mi-mandat. Angela Merkel aurait tort d'attendre si elle veut relever les défis face à elle.