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U.F.R. DE SCIENCES JURIDIQUES ADMINISTRATIVES ET POLITIQUES Troisième année de Licence DROIT DES LIBERTÉS FONDAMENTALES Cours de MMES Céline FÉRCOT et Patricia RRAPI FICHES DE TRAVAUX DIRIGÉS Année universitaire 2014-2015

DROIT DES LIBERTÉS FONDAMENTALES

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Page 1: DROIT DES LIBERTÉS FONDAMENTALES

U.F.R. DE SCIENCES JURIDIQUES ADMINISTRATIVES ET POLITIQUES

Troisième année de Licence

DROIT DES LIBERTÉS FONDAMENTALES

Cours de MMES Céline FÉRCOT et Patricia RRAPI

FICHES DE TRAVAUX DIRIGÉS

Année universitaire 2014-2015

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INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES I. Manuels X. BIOY, Droits fondamentaux et libertés publiques, 3ème éd., Montchrestien-Lextenso, coll. LMD, 2013. R. LETTERON, Libertés publiques, 9ème éd., Dalloz, coll. Précis, 2012. L. FAVOREU et alii., Droit des libertés fondamentales, 6ème éd., Dalloz, coll. Précis, 2012. S. HENNETTE-VAUCHEZ, D.ROMAN, Droits de l'Homme et libertés fondamentales, Dalloz, coll. Hypercours, 2013. J. MORANGE, Manuel des droits de l’Homme et des libertés publiques, PUF, coll. Droit fondamental. Manuels, 2007. H. OBERDORFF, Droits de l’Homme et libertés fondamentales, 4ème éd., LGDJ, coll. Manuel, 2013.

J.-M. PONTIER, Droits fondamentaux et libertés publiques, 5ème éd., Hachette, coll. Les fondamentaux, 2014. P.-H. PRELOT, Droit des libertés fondamentales, 2ème éd., Hachette, 2010. J. ROBERT, J. DUFFAR, Droits de l’Homme et libertés fondamentales, 8ème éd., Montchrestien, coll. Domat droit public, 2009. P. WACHSMANN, Libertés publiques, 7ème éd., Dalloz, coll. Cours, 2013. II. Autres ouvrages généraux Juris-classeur « Libertés » R. CABRILLAC et alii. (dir.), Libertés et droits fondamentaux, 19ème éd., Dalloz, 2013. L. FAVOREU, W. MASTOR, Les cours constitutionnelles, Dalloz, coll. Conn. du droit, 2011. F. HAMON, C. WIENER, La justice constitutionnelle en France et à l’étranger, LGDJ, 2011. S. GUINCHARD (dir.), Le grand oral. Protection des droits et libertés fondamentaux, 8ème éd., Gazette du Palais / Lextenso, coll. Carrières judiciaires. Les épreuves, 2013. A. HEYMANN-DOAT, G. CALVÈS, Libertés publiques et droits de l'Homme, 9ème éd., LGDJ, coll. Systèmes, 2008. M. HOTTELIER, M. HERTING, Introduction aux droits de l'homme, Schulthess, 2014. M. LEVINET, Théorie générale des droits et libertés, 4ème éd., Anthemis, L.G.D.J., coll. Droit et Justice, 2012. M. LEVINET, Droits et libertés fondamentaux, PUF, Que sais-je ?, 2010. D. LOCHAK, Les droits de l’Homme, 3ème éd., La Découverte, coll. Repères, 2009. J. MOURGEON, Les droits de l’Homme, 8ème éd., PUF, Que sais-je ?, 2010. J. RIVERO, H. MOUTOUH, Libertés publiques, PUF, coll. Thémis, Tome 1, 9ème éd., 2003 ; Tome 2, 7ème éd., 2003. B. STIRN, Les libertés en questions, 8ème éd., Montchrestien, coll. Clefs, 2013. III. Dimension internationale et européenne J.-P. MARGUENAUD, La Cour européenne des droits de l’Homme, 6ème éd., Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2012. J.-F. RENUCCI, Droit européen des droits de l’Homme, 5ème éd., LGDJ-Lextenso, 2013. F. SUDRE, La Convention européenne des droits de l'Homme, 9ème éd., PUF, Que sais-je ?, 2012. F. SUDRE, Droit européen et international des droits de l'Homme, 12ème éd PUF, coll. Droit fondamental. Classiques, 2015. IV. Recueils de textes CNCDH, E. DECAUX, Les grands textes internationaux des droits de l’Homme, La Documentation française, 2009. J. ROBERT, H. OBERDORFF, Libertés fondamentales et droits de l'Homme. Textes français et internationaux, Montchrestien-Lextenso, 12ème éd., 2014. F. SUDRE et al. (dir.), Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme, 6ème éd., PUF, Thémis, 2011.

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V. Dictionnaires J. ANDRIANTSIMBAZOVINA et al. (dir.), Dictionnaire des droits de l’Homme, PUF, 2008. D. CHAGNOLLAUD, G. DRAGO (dir.), Dictionnaire des droits fondamentaux, Dalloz, 2ème éd., 2010. VI. Préparation au CRFPA X. BIOY, M. ATTAL, Protection des droits et libertés fondamentaux et grand oral, Larcier, 2013. S. GUINCHARD et al., Le grand oral : Examen d'entrée dans un CRFPA - Protection des libertés et des droits fondamentaux, Lextenso éditions, Gazette du Palais, Carrières judiciaires, 9ème éd., 2014. VI. Revues Revue trimestrielle des droits de l’Homme (RTDH) Revue universelle des droits de l’Homme (RUDH) La revue des droits de l’Homme (revue du CREDOF, en ligne) VII. Sites et blogs Sites institutionnels :

• Agence européenne des droits fondamentaux : www.fra.europa.eu • Conseil constitutionnel : www.conseil-constitutionnel.fr/general/decision.htm • Conseil d’État : www.conseil-etat.fr • Conseil de l’Europe : www.coe.int • Cour de Cassation : www.courdecassation.fr • Cour européenne des droits de l’Homme : www.echr.coe.int/Fr/Judgments.htm • Cour de justice de l’Union européenne : www.curia.europa.eu • Défenseur des droits : www.defenseurdesdroits.fr • Union européenne : www.europa.eu

Sites internet d’ONG : • Association internationale des droits de l’Homme (AIDH) : www.droitshumains.org • Amnesty International : www.amnesty.fr • Ligue des droits de l’Homme : www.ldh-France.org • Human Rights Watch : www.hrw.org

Sites et blogs (sélection) : • Site du Centre de Recherche et d’Étude sur les droits fondamentaux (CREDOF) :

http://credof.u-paris10.fr/ • Lettres « Actualités Droits-Libertés » (ADL) du CREDOF : http://revdh.org/lettre-dl/

(également sur Facebook) • Blog « Combats pour les droits de l’Homme » (blog de Serge SLAMA, Maître de

conférences à l’Université de Paris Ouest Nanterre La Défense) : http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/ (également sur Facebook) … précieux !

• Blog « Liberté, libertés chéries » : http://libertescheries.blogspot.fr/ • Institut international des droits de l’Homme (IIDH) de Strasbourg :

http://www.iidh.org/ (également sur Facebook) VIII. Ouvrages méthodologiques (préparation à l’oral) L. BELLENGER, L’excellence à l’oral : développer son charisme, 4ème éd., Hauts-de-Seine : Issy-les-Moulineaux, 2009. D. BARIL, Techniques de l'expression écrite et orale, 11ème éd., Dalloz-Sirey, 2008. D. BONNET, L’essentiel de la méthodologie juridique, 2ème éd., Ellipses, 2012. P. GELEOC, L'oral des concours administratifs en pratique, Eyrolles, 2010. P. GEVART, Bien se préparer aux oraux de la fonction publique, L’Etudiant pratique, 2015. J.-C. SALADIN, 100 entraînements. Épreuve d'entretien, Studyrama, 2011.

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SÉANCE I – PRÉSENTATION ET MÉTHODOLOGIE DES TRAVAUX DIRIGÉS

I. Méthode de Travail

- Présentation de la fiche de Travaux dirigés ; méthodes pour préparer les séances : règlement et déroulement des séances.

- Méthode de la dissertation et du commentaire de texte. II. Thème de réflexion : commentez le dessin ci-dessous

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SÉANCE II – LES CHANGEMENTS TERMINOLOGIQUES

Droits de l’homme, libertés publiques, droits fondamentaux

I. DOCUMENTS REPRODUITS DOCUMENT n° 1 : Danièle LOCHAK, Les droits de l’homme, Éditions La Découverte, collection Repères, 2009, pp. 5-6. DOCUMENT n° 2 : Jean RIVERO, Les libertés publiques, Paris, PUF, 1983, 2e édition, pp. 7-14. DOCUMENT n° 3 : Patrick WACHSMANN, Libertés publiques, Dalloz, 7e édition, 2013, p. 4-6. DOCUMENT n° 4 : Étienne PIACRD « L’émergence des droits fondamentaux en France », AJDA, 1998, pp. 6-42 (extrait). DOCUMENT n° 5 : Louis FAVOREU et alii., Droit des libertés fondamentales, Dalloz, coll. Précis, 6ème éd., 2012, pp. 83-84. DOCUMENT n° 6 : Véronique CHAMPEIL DESPLATS, « Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux » : effets et enjeux d’un changement de dénomination », juspoliticum.com II. THÈME DE RÉFLEXION Comment peut-on expliquer le débat exclusivement français sur la dénomination des « droits et libertés » ?

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DOCUMENT n° 1 : D. LOCHAK, Les droi ts de l ’homme , Édit ions La Découverte, co l l e c t ion Repères , 2009, pp. 5-6. […] Cette complexité, qui fait toute la richesse de la notion des droits de l’homme, ne se retrouve pas dans d’autres notions qu’on tend parfois à lui substituer. La notion de libertés publiques, qui renvoie aux libertés inscrites dans le droit positif et garanties par lui a été pendant longtemps privilégiée dans les facultés de droit françaises, fortement attachées à la tradition positiviste : elles seules mériteraient l’attention des juristes, tandis que les droits de l’homme restaient entachés d’une connotation jusnaturaliste (c’est-à-dire issue de la tradition du droit naturel) rédhibitoire. Depuis quelques années, sous l’effet d’une série de facteurs, parmi lesquels on peut citer la montée en puissance de la jurisprudence du conseil constitutionnel et l’influence du droit comparé, le terme « liberté publiques » a été progressivement abandonné au profit de la notion de « droits fondamentaux », que retiennent beaucoup de constitutions étrangères, à l’exemple de la Loi fondamentale allemande de 1949, et qu’on retrouve aussi en droit communautaire (c’est-à-dire dans le cadre de l’Union européenne). On avance que la notion serait plus précise et moins ambiguë que celle de « droits de l’homme », laquelle aurait du mal à s’affranchir de son origine jusnaturaliste, ou encore que les droits de l’homme seraient de simple « exigence politiques et morales » considérés hors de tout contexte proprement juridique ». La reconnaissance d’une valeur constitutionnelle à la Déclaration des droits de l’homme et la portée contraignante conventions internationales relatives aux droits de l’homme contredisent pourtant cette affirmation. La vision des droits fondamentaux n’est du reste pas uniforme. Aux yeux d’une partie de la doctrine, la notion n’intègre ni la dimension philosophique ni la dimension politique – qui serait au contraire sous-jacente à l’expression « droits de l’homme » : elle renvoie exclusivement à des droits consacrés par des normes de valeur supérieure et garantie par un juge. D’autres auteurs, en revanche, estiment que les droits fondamentaux comprennent aussi bien des comportements juridiques, ou encore que les droits fondamentaux sont ceux qu’on juge intuitivement essentiels en fonction d’une hiérarchie fondée sur des valeurs partagées. […] Contre les fausses évidences, il faut commencer par rappeler que les droits de l’homme ne sont pas un corps de principes éternels et immuables. Ils sont travaillés par une série de contradiction, de tensions, affectés par une dynamique qui les amène à évoluer sans cesse. Les droits de l’homme ont une histoire – une histoire qui continue à s’écrire encore aujourd’hui en fonction d’enjeux complexes, idéologiques, politiques, juridiques. La notion est apparue dans un contexte sociohistorique déterminé, lié à la modernité, elle s’est progressivement enrichie, transformée, puis s’est universalisée, sans cesser pour autant d’être contestée. Il faut aussi montrer, à l’encontre d’une vision lisse et pacifiée des droits de l’homme, que leur existence ne va pas de soi, car elle implique la réalisation de conditions – l’État de droit, la démocratie, la justice sociale – qui peuvent se révéler contradictoires. Enfin, démentant l’idée d’un progrès continu et linéaire, les droits de l’homme sont voués à l’inachèvement : parce que l’État-nation fait obstacle à une véritable universalité des droits de l’homme ; parce qu’aucun droit ne peut être absolu, ce qui oblige à imaginer des équilibres instables et précaires entre des impératifs opposés ; parce que les droits de l’homme sont sans cesse confrontés à de nouveaux défit – le développement des technologie, la mondialisation… – qui obligent à repenser les normes juridiques à la lumière des questions inédites qu’ils soulèvent. […]

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DOCUMENT n° 2 : J. RIVERO, Les libertés publiques, Paris, PUF, 1983, 2e édition, pp. 7-14. […] Les deux notions de « droit de l’homme » et de « libertés publiques » sont voisines, mais pourtant distinctes : elles ne se situent pas sur le même plan, d’une part, elles n’ont pas le même contenu, d’autre part. Elles ne se situent pas au même plan. – La notion de « droit de l’homme », dont on verra plus loin les origines historiques et philosophiques, relève de la conception du Droit naturel. Selon cette conception, l’homme, parce qu’il est homme, possède un ensemble de droits, inhérents à sa nature, et qu’on ne peut méconnaître sans porter atteinte à celle-ci. Peu importe que le droit positif, propre à un pays ou à un temps ne les consacre pas : même bafoués par la législation d’un État, les droits de l’homme, pour ceux qui en acceptant le principe, n’en subsistent pas moins. La notion transcende donc sa reconnaissance par les textes. Mais cette reconnaissance est possible ; les droits de l’homme, en effet, présentent les caractères qui permettent de voir un droit, au sens propre du terme, dans une possibilité reconnue à l’homme : un titulaire, un objet précis, un sujet auquel l’opposer. Il est donc possible de leur attacher la sanction qui les fait entrer dans le droit positif. C’est ce qui s’est passé en droit international : les droits de l’homme, tels qu’ils ont été proclamés par la Déclaration universelle de 1948 et aménagés par les pactes de 1966, définissent, dans la société internationale, une catégorie juridique à laquelle les textes attachent un régime protecteur. Il en est de même dans le cadre européen. Le droit interne français n’a pas procédé de la même façon. Il n’a pas fait, des droits de l’homme pris dans leur ensemble, une catégorie autonome ayant son statut propre. S’il a conféré la quasi totalité d’entre le caractère positif, c’est sous des qualifications différentes entrainant, pour ceux qu’elles regroupent, des conséquences juridiques distinctes : « principes généraux du droit public » dans la jurisprudence du Conseil d’État, « principes à valeur constitutionnelle » dans celle du Conseil constitutionnel etc. C’est par l’intermédiaire de ces catégories – dans lesquelles, les droits de l’homme voisinent avec des principes qui en sont distincts, par exemple, la continuité du service public – que se réalise l’insertion des droits de l’homme dans le droit positif. Les libertés publiques constituent précisément l’une de ces catégories, notamment par l’article 34 de la Constitution. Elles correspondent à des droits de l’homme que leur reconnaissance et leur aménagement par l’État ont été insérés dans le droit positif. Les deux notions n’ont pas le même contenu. – Les libertés publiques sont des droits de l’homme d’une nature bien définie : elles constituent, on l’a vu, des pouvoirs de choix. Si, à l’origine, la liste des droits de l’homme ne comprenait que de tels pouvoirs, de telle sorte qu’il y avait coïncidence entre droits de l’homme et libertés, on a reconnu plus tard que la nature humaine exigeait autre chose : un minimum de sécurité matérielle, qui implique notamment protection de la santé et possibilité de trouver un emploi rémunéré, et aussi un minimum de développement intellectuel, lié à l’accès à l’enseignement, à la culture, à l’information. Ces nouveaux droits de l’homme, aussi essentiels que ceux qui avaient été initialement reconnus, s’en distinguent pourtant profondément du point de vue juridique : ils confère à leur titulaire, non pas un pouvoir de libre opinion ou de libre action, mais une créance contre la société, tenue de fournir, pour y satisfaire, des prestations positives impliquant la création de services publics : Sécurité sociale, service de placement, enseignement, etc. Ils ne constituent donc pas des libertés, à la différence des précédents, et les problèmes juridiques posés par les uns et par les autres sont entièrement distincts. De cette distinction, qu’on retrouvera, il faut retenir que si les libertés publiques sont des droits de l’homme, tous les droits de l’homme ne sont pas des libertés publiques. Les deux notions se recoupent largement, mais ne se recouvrent pas. C’est ce que confirme, en droit positif, une certaine spécificité du régime juridique des libertés publiques par rapport aux règles applicables à l’ensemble des droits de l’homme. […]

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DOCUMENT n° 3 : P. WACHSMANN, Libertés publ iques , Dalloz, 7e édition, 2013, pp. 4-6. […] [L]’expression libertés publiques n’est pas la seule à être employée pour désigner notre matière : les termes libertés fondamentales et droits de l’homme sont également utilisés, ce qui témoigne des profondes évolutions qui l’affectent en France depuis une vingtaine d’années. La notion de libertés fondamentales traduit la place croissante qu’occupe dans la définition des libertés publiques, la jurisprudence constitutionnelle. La décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 marque un tournant décisif du droit public français, puisqu’elle fait obstacle, pour la première fois, à la promulgation d’une loi en raison de l’atteinte à une liberté constitutionnellement garantie (la liberté d’association). En ouvrant à l’opposition (60 députés et 60 sénateurs) la faculté de saisir le Conseil constitutionnel, la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 permettra un développement de la jurisprudence du Conseil. À l’instar du pays de l’Europe centrale te méridionale, la France assure désormais la protection de certaines libertés de rang constitutionnel, qualifiés de fondamentales par reprise d’une terminologie figurant dans la loi fondamentale allemande. Mais cette transposition ne nous paraît que partiellement fondée : elle anticipe sur le développement d’une jurisprudence aux attribution encore très chichement mesurées par comparaison avec les exemples étrangers, elle méconnaît l’absence en France d’un statut juridique particulier comparable à celui que connaissent les droits énoncés aux articles 1 à 19 de la Loi fondamentale et elle laisse dans l’ombre tous les droits ne bénéficiant pas (ou pas encore) de la constitutionnalisation. Les droits « fondamentaux » ne constituent qu’une partie des libertés publiques. Il en va ainsi même si on leur adjoint les droits de l’homme. Ceux-ci renvoient soit à une philosophie des libertés publiques, soit au droit international. La philosophie est celle qui s’exprime dans l’intitulé et le Préambule de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen adoptée par l’Assemblée nationale française le 26 août 1789 : elle renvoie principalement au droit naturel moderne et à Locke. Le rayonnement de ce texte entraînera la reprise de la référence aux droits de l’homme par le Charte des Nations unies et surtout pas la Déclaration universelle des droits de l’homme adoptée le 10 décembre 1948 par une résolution de l’Assemblée générale des Nations unies. Celle-ci est à l’origine du développement considérable, sur le plan universel et sur le plan régional, d’un nouveau chapitre du droit international : celui des droits de l’homme. La ratification par le France des Pactes internationaux de 1966 et surtout de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (couramment appelée dans notre pays Convention européenne des droits de l’homme) les a intégrés dans notre droit à un niveau supra-législatif. Compte tenu de l’existence de mécanisme internationaux de garantie des droits inscrits dans ces conventions (surtout sur le plan européen), la pression exercée sur le pouvoir exécutif, le législateur et les juges n’a cessé de s’accroître, entrainant souvent une remise en cause de solutions traditionnelles. Là encore, compte tenu des promesses de développement que comportent ces droits consacrés par le droit international, la tentation est grande d’ordonner autour d’eux l’ensemble de la matière, en lui donnant un intitulé qui renoue de surcroît avec une tradition philosophique importante. Mais cette approche, elle aussi, nous semble partielle : si importante et dynamique que soit la dimension internationale des libertés publiques, elle ne peut prétendre à l’exclusivité. Même en rassemblant les libertés proclamées au niveau constitutionnel et celles garanties par le droit international, on n’aura encore qu’une vue incomplète des libertés publiques : ni l’œuvre du législateur (lato sensu) national ni celle du juge administratif et du juge judicaire ne doivent être négligées ou minimisées ». […]

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DOCUMENT n° 4 : E. PICARD, L'émergence des droi ts fondamentaux en France , AJDA , 1998 pp. 6-42 (extrait). […] La fondamentalité ne s'épuise dans aucune norme formelle Le droit positif atteste en effet que ce n'est pas nécessairement la norme elle-même ou son rang lui-même qui produit le fondamental, contrairement à ce que postulent les lectures formelles du droit. Cela ressort de ce que, au sein d'un même rang normatif, le caractère fondamental peut être reconnu à tel droit, sans néanmoins bénéficier à tous les droits ou pouvoirs de même niveau hiérarchique formel, alors même que la norme n'a posé formellement aucune hiérarchisation. Dans ces conditions, de façon nécessaire, la fondamentalité ne se tient pas réellement dans la norme formelle qui porte le droit considéré. Si donc elle n'est pas dans la norme, c'est qu'elle réside certainement dans la valeur propre du droit lui-même, rapporté aux termes du conflit concret où il se trouve en cause - car, par ailleurs, la qualification et ses effets ne sont pas constants. Le phénomène se révèle tellement général à tous les systèmes juridiques, à tous les ordres juridiques et à tous les rangs normatifs internes à ces ordres, qu'il faut l'imputer à l'existence de cette hiérarchie substantielle de fondamentalité. Celle-ci s'intègre indubitablement à la hiérarchie normative formelle. Mais, plus encore, il advient aussi qu'elle la complète et la surpasse. En effet, cette hiérarchie substantielle de fondamentalité peut agir aussi bien dans le texte - pour « fondamentaliser » un droit qu'il consacrait sans lui conférer cette qualification -, que hors du texte - pour faire prévaloir un droit qu'il ne posait nullement. La fondamentalité, qui est en ce sens soit intra soit extra normative, doit ainsi se combiner avec les implications de la hiérarchie formelle. […] La fondamentalité substantielle, intra et extranormative La fondamentalité opère de façon intranormative lorsque la seule norme applicable, ne comportant formellement qu'un seul et même rang, n'établit pas de hiérarchie entre les droits ou prétentions en conflit, et lorsque le juge en dégage une néanmoins en qualifiant tel droit comme fondamental. Et elle est extranormative lorsque le juge trouve un droit en dehors de la norme formelle et l'applique néanmoins à l'encontre d'une autre prétention justifiable sur la base de cette même norme, tout en imputant cette prévalence à cette dernière. Le recours à l'extranormatif implique donc que celui-ci va surpasser le normatif - sinon il serait inutile au juge d'aller chercher un droit qui ne se trouve pas formellement dans le texte. De sorte que l'extranormatif comporte par lui-même l'effet déjà contenu dans la fondamentalité intranormative. Le cas est devenu assez commun et constitue l'une des manifestations les plus notables de l'émergence contemporaine des droits fondamentaux, ou plutôt de leur fondamentalité. Mais les canaux par lesquels chemine l'affirmation de cette fondamentalité s'avèrent fort complexes. La raison cependant en est simple : elle tient à ce que la fondamentalité elle-même a produit, pour s'imposer, l'existence d'une hiérarchisation formelle, et que celle-ci, en vertu des postulations de ce formalisme, devrait en principe suffire pour faire prévaloir la fondamentalité des droits consacrés aux plus hauts niveaux. Or, dans un grand nombre d'hypothèses, cette seule hiérarchisation formelle n'y parvient pas : les juges, sur la base de la fondamentalité du droit, estiment donc devoir la réadapter à sa fonction, et cela grâce à une assez grande diversité de procédés techniques dont le choix se trouve déterminé par la façon dont le cas se présente formellement. Ces procédés s'inscrivent - comme les juges eux-mêmes - dans cette structuration formelle du droit et l'aménagent pour imposer la prééminence des droits fondamentaux. Mais ni ces procédés ni les juges ne pourraient formellement la remettre fondamentalement en cause : ils officient, le plus souvent possible, en faisant comme s'ils la respectaient intégralement, car la formalité même de l'ordre juridique et celle de la compétence juridictionnelle, qui en dépend, leur imposent de procéder ainsi. […]

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DOCUMENT n° 5 : L. FAVOREU et Alii . , Droits des l iber tés fondamentales , Dalloz , coll. Préc i s , 6ème édition, 2012, pp. 83-84.

[…] [L]es DF […] font partie d'un système hiérarchisé dans le cadre duquel le rang est constitutif d'une certaine fonction. Si l'on veut, comme c'est l'objectif du libéralisme politique, que certains comportements ne soient juridiquement réglementés que dans une certaine mesure, il faut juridiquement déterminer cette mesure. Étant donné que dans les démocraties représentatives modernes, elle est donnée par les normes générales et abstraites formellement législatives, cela revient à délimiter les habilitations du législateur. Comme les compétences du législateur sont déterminées par la « Constitution » au sens formel, il s'ensuit que les DF seront des normes formellement constitutionnelles. Un ordre juridique ne comporte par conséquent pas de DF si elles ne sont pas de rang formellement constitutionnel. Des normes internationales pourront avoir une fonction comparable, mais néanmoins différente. […] La constitution au sens formel est un ensemble de normes dont la production est soumise à des conditions plus lourdes que celles qui s'appliquent à l'édiction des autres normes générales et abstraites. Le droit constitutionnel matériel est l'ensemble de normes concernant la production de normes générales et abstraites. Lorsque l'on formalise la Constitution on soumet à des procédures spécifiques les règles de production de normes législatives. Il en résulte que les DF ne sont pas directement matériellement constitutionnels (puisqu'ils ne disent pas quelle procédure il convient de suivre afin d'obtenir des lois valides), ils le sont indirectement en tant qu'ils disent au législateur quelles limites matérielles il devra respecter. […] Remarque : la Grande Bretagne a adopté en 1998 une loi intitulée Human Rights Act par laquelle elle transpose les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme en droit législatif interne applicable par les tribunaux. Il ne s'agit toutefois pas de DF au sens retenu ici puisqu'en l'absence d'une Constitution au sens formel, le législateur demeure par hypothèse libre de produire des lois limitant les droits ainsi garantis et parce que les lois contraires aux dispositions du HRA prévalent en dernier lieu sur ce dernier. Il ne s'agit donc nullement d'un premier élément de Constitution formelle en Grande Bretagne, mais d'une codification de libertés publiques intégrant certaines règles de conflit. […] Les DF au sens strict (ce qui est permis aux bénéficiaires) peuvent être garantis par une formalisation constitutionnelle, mais aussi par d'autres formes de hiérarchisation couplées avec des mécanismes de contrôle appropriés. Plus précisément, à côté de la hiérarchisation à l'intérieur d'un ordre juridique donné l'on peut soumettre à une hiérarchisation l'ordre juridique dans son ensemble, c'est-à-dire lui imposer des obligations de protection de certains DF au sens étroit, introduire des mécanismes juridictionnels aboutissant à des décisions qui seront des normes s'imposant à l'ordre juridique dans son ensemble en cas de violation. C'est cette deuxième voie qu'ont empruntée, depuis la Seconde Guerre mondiale, certains traités internationaux ayant pour objectif la création d'un ensemble de DF partagés par plusieurs États sous un régime commun, notamment la Convention européenne des droits de l'homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH). Ne seront donc pas considérés comme de tels droits ceux qui font l'objet de conventions internationales ne prévoyant aucun mécanisme de contrôle juridictionnel. Cette construction présente certaines particularités qui la distinguent de la protection constitutionnelle des DF, mais aussi de fortes communautés de structure qui justifient que l'on traite ces deux phénomènes ensemble. Terminologiquement et conceptuellement on pourra parler soit de DF constitutionnels soit de DF conventionnels lorsqu'une différence entre les deux structures a une incidence sur la problématique, dans les autres cas on parlera simplement de DF sans mention spécifique. L'on prendra normalement comme cadre de référence le cas national et l'on parlera de « protection constitutionnelle » ou de « contrôle juridictionnel des lois », mais l'on pourra aisément transposer, compte tenu des différences mentionnées, le cas constitutionnel au cas conventionnel. […]

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DOCUMENT n° 6 : V. CHAMPEIL-DESPLATS « Des « libertés publiques » aux « droits fondamentaux » : effets et enjeux d’un changement de dénomination », juspoliticum.com/Des-libertes-publiques-aux-droits.html Depuis le début des années 1990, les cours de « libertés publiques » ont été progressivement dénommés « Droit des libertés fondamentales ». Les titres des manuels ont suivi cette évolution, en réservant toutefois une place variable à l’une et l’autre de ces terminologies. […] Dans ce contexte de changement des repères terminologiques, les auteurs de manuels ont presque tous ressentis le besoin d’expliciter les raisons de leur choix. La diversité des arguments avancés offre une matière première riche pour comprendre les enjeux ou, à tout le moins, les représentations des enjeux que les auteurs associent au choix des termes désignant la matière. […] De quels enjeux ou effets symboliques, conceptuels ou stratégiques s’accompagnent le glissement de la notion de libertés publiques vers celle de droits fondamentaux ? […] Le glissement vers la qualification « fondamental » sous-tend […] une modification des rapports entre les droits et libertés et les ordres juridiques. Historiquement en effet, l’affirmation de droits de l’homme ou de libertés publiques dans les ordres juridiques présente une dimension « hétéro-intégrative ». En d’autres termes, elle dessine un processus d’intégration dans le droit positif – de positivation – de prétentions morales. Les droits de l’homme renvoient ainsi « à une tradition, à des idéaux, à des combats politiques ». Ils s’inscrivent dans des revendications humanistes à vocation universelle qui ont pour but d’imposer aux États la reconnaissance et la garantie de droits dont tout individu à vocation à bénéficier. […] L’expression « libertés publiques », quant à elle, même si certains aiment à rappeler le goût que Napoléon III lui portait, acquiert une connotation nettement libérale et républicaine à partir du milieu du XIXe siècle. C’est à l’antécédent de l’article 9 de la Constitution du 24 juin 1793 qui emploie l’expression au singulier que l’on se réfère (« la loi doit protéger la Liberté publique et individuelle contre l’oppression de ceux qui gouvernent »), non sans en oublier un autre, à savoir celui de l’article 10 du Décret du 11 août 1789 sur l’abolition des privilèges : « Une constitution nationale et la liberté publique étant plus avantageuses aux provinces que les privilèges dont quelques-unes jouissaient, et dont le sacrifice est nécessaire à l’union intime de toutes les parties de l’empire, il est déclaré que tous les privilèges particuliers de provinces, principautés, pays, cantons, villes et communautés d’habitants, soit pécuniaires, soit de toute autre nature, soient abolis sans retour, et demeureront confondus dans le droit commun de tous les Français ». Mais, plus significativement, c’est dans la conquête de garanties de l’administré face à l’administration et dans une vision libérale de la fonction du droit administratif que l’expression de libertés publiques a progressivement pris corps. […] Les références aux droits fondamentaux qui se multiplient en France à partir de la fin des années 1980 s’inscrivent dans une toute autre histoire. Beaucoup soulignent qu’elles n’unifient plus l’affirmation d’un ensemble de droits et libertés contre le pouvoir mais qu’elles engagent à procéder à des tris et à établir des hiérarchies au sein même des droits de l’homme et des libertés publiques. Ainsi, d’un côté, au terme d’une approche axiologique de la fondamentalité, il est considéré que certains droits et libertés mériteraient des mécanismes de garantie plus rigoureux que d’autres. D’un autre côté, en adoptant des conceptions formelle et structurelle de la fondamentalité, certains droits et libertés sont qualifiés de fondamentaux parce qu’ils sont affirmés aux plus hauts degrés de la hiérarchie des normes d’un ordre juridique ou parce qu’ils fondent cet ordre. Dans cette dernière hypothèse, la qualification d’un droit ou d’une liberté ne s’inscrit plus dans un processus « hétéro-intégratif », mais « auto-intégratif ». En d’autres termes, sont fondamentaux (ou prétendent à être considérés comme tels) des droits et libertés déjà consacrés par des ordres juridiques. Il s’agit donc moins de consacrer de nouveaux droits et libertés dans les ordres juridiques que d’identifier – dans une démarche descriptive – ou de

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conférer – dans une démarche normative – des garanties spécifiques à des droits déjà posés. Les raisons avancées par le Conseil d’État pour refuser le caractère de liberté fondamentale au droit au logement dans l’Ordonnance de référé Association de réinsertion sociale du Limousin (supra) est de ce point de vue paradigmatique. Le passage des droits de l’homme et des libertés publiques aux droits fondamentaux connote donc, dans le vocabulaire juridique français, un déplacement des combats. […] Parfois, la référence à des droits fondamentaux ne vise à produire aucun effet autre que rhétorique ou symbolique. Autrement dit, le locuteur ne recherche rien de plus que d’emporter la conviction d’un auditoire sur le bien fondé de ses prétentions par la montée en généralité de son argumentation. L’appui sur le « fondamental », dans la mesure où cette qualification renvoie à un degré ultime de normes ou de valeurs, fait alors office d’argument de clôture qui ne peut être questionné. Il manifeste la nécessité de recourir à des méta-arguments dès lors qu’un locuteur veut établir la supériorité de la prétention qu’il défend à l’égard de celles qui lui sont opposées. Dans un contexte de controverse, l’invocation de la protection d’un droit de l’homme ou d’une liberté publique ne suffit ainsi plus toujours. La proclamation du caractère fondamental du droit ou de la liberté devient nécessaire pour qu’il lui soit accordé un sort juridique tout particulier. Ce schéma est renforcé lorsque que l’invocation de la fondamentalité des droits et des libertés est le fait d’acteurs juridiques, c’est-à-dire d’acteurs qui détiennent un pouvoir normatif. Ainsi, lorsqu’elle est le fait d’acteurs habilités à produire des normes juridiques, l’affirmation du caractère fondamental de certains droits et libertés constitue sans conteste la manifestation d’un pouvoir normatif, comme c’est d’ailleurs le cas à chaque fois qu’une nouvelle terminologie ou qualification est intégrée dans le langage juridique. Ce pouvoir normatif est amplifié lorsque de nouveaux effets juridiques sont associés à cette affirmation. Quand le législateur prévoit que les « libertés fondamentales » - sans les préciser - bénéficient d’une procédure d’urgence en cas de violation grave et manifestement illégale par l’administration, non seulement il manifeste son pouvoir de création législative mais il confère aussi aux interprètes futurs le pouvoir de décider des libertés qui seront concernées. Lorsque le Conseil constitutionnel réservait, de sa propre initiative, l’ « effet cliquet » aux droits fondamentaux constitutionnels, il s’octroyait deux pouvoirs : celui d’identifier les droits et celui de limiter sous une forme nouvelle les pouvoirs du législateur. La référence à la fondamentalité de droits et libertés peut enfin être un facteur de légitimation de l’exercice du pouvoir. D’une part, dans le contexte français, cette affirmation permet d’inscrire la protection des droits et libertés dans un mouvement, devenu particulièrement porteur, d’harmonisation des ordres juridiques et, notamment, de rapprochement terminologique avec les principaux textes européens de la matière, à savoir la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. D’autre part, et plus généralement, s’ériger en protecteur des droits fondamentaux dans un État de droit, s’impose comme un but légitime en soi parce que concourant à la réalisation même des visées ultimes de l’ordre juridique. […]

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SÉANCE III – LES SOURCES PHILOSOPHIQUES DES

DROITS DE L’HOMME

L’individualisme, l’universalisme, le libéralisme, la critique

I – DOCUMENTS REPRODUITS DOCUMENT n° 1 : René DESCARTES, Discours de la méthode (1637), 6e partie, Bibliothèque de la Pléiade, Éd. Gallimard, 1966, p. 168. DOCUMENT n° 2 : Emanuel KANT, Qu’est ce que les lumières ? (1784), Mille et une nuits, 2006, pp. 15-16. DOCUMENT n° 3 : Germaine de STAËL, Réflexions sur la paix intérieure, 1975, Œuvres complètes de madame la baronne de Staël-Holstein, Tome I, p. 58. DOCUMENT n° 4 : Hélène RUIZ-FABRI, « Droit de l’homme et souveraineté de l’État : les frontières ont-elles été substantiellement redéfinies ? », Mélanges Fromont, Strasbourg, PUS, 2001, p. 371. DOCUMENT n° 5 : Louis DUMONT, « La genèse chrétienne de l'individualisme moderne » Une vue modifiée de nos origines, Le Débat, 1981/8 n° 15, p. 124. DOCUMENT n ° 6 : Marcel WALINE, L’individualisme et le droit (1942), Dalloz, 2005, pp. 375-376. DOCUMENT n° 7 : Olympe de GOUGES, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791. DOCUMENT n° 8 : Joan W. SCOTT, La citoyenne paradoxale, Les féministes françaises et les droits de l’homme, Albin Michel, Paris, 1998, p. 67, 73. DOCUMENT n° 9 : COMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L’HOMME Avis sur la dénomination « Droits de l’Homme » (Adopté par l’Assemblée plénière du 19 novembre 1998). DOCUMENT n° 10 : Rosa LUXEMBURG, Réforme sociale ou révolution ? (avril 1899), Éditions sociales - collection essentiel, 1982, p. 181. DOCUMENT n° 11 : Karl MARX (1843), La Question juive, Union générale d’Éditions, Paris, 1968, pp. 22-23. DOCUMENT n° 12 : Michel VILLEY, Le droit et les droits de l’homme, Paris, PUF, 1983, pp. 7-14. DOCUMENT n° 13 : Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, « Droit à la protection de l’environnement et droits fondamentaux », in Environnement et renouveau des droits de l’homme, La Documentation française, 2006, pp. 21-22. DOCUMENT n° 14 : Richard SYLVAN (ROUTLEY), « Is there a Need for a new, en Environmental Ethic? » In Philosophy and Science: Morality and Culture: Technology and Man, Proceedings on the XVth Congress of Philosophy, Varna, Sophia Press, 1973, p. 205. II – THÈMES DE RÉFLEXION

1. Les tensions entre émancipation individuelle et émancipation politique 2. La critique féministe des droits de l’homme ou l’androcentrisme des droits de l’homme 3. Protection de l’environnement et droits de l’homme ou l’anthropocentrisme des droits de

l’homme

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DOCUMENT n° 1 : R. DESCARTES, Discours de la méthode (1637), 6e partie, Bibl iothèque de la Plé iade , Éd. Gall imard, 1966, p. 168. […] Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes. Car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie […] DOCUMENT n° 2 : E. KANT, Qu’est ce que l es lumières ? (1784), Mille e t une nuits , 2006, pp. 15-16. […] Les lumières, c’est pour l’homme sortir d’une minorité qui n’est imputable qu’à lui. La minorité, c’est l’incapacité de se servir de son entendement sans la tutelle d’un autre. C’est à lui seul qu’est imputable cette minorité dès lors qu’elle ne procède pas du manque d’entendement, mais du manque de résolution et de courage nécessaires pour se servir de son entendement sans la tutelle d’autrui. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement : telle est donc la devise des Lumières. La paresse et la lâcheté sont causes qu’une si grande partie des hommes affranchis depuis longtemps par la nature de toute tutelle étrangère, se plaisent cependant à rester leur vie durant des mineurs ; et c’est pour cette raison qu’il est si aisé à d’autre de s’instituer leurs tuteurs. Il est si commode d’être mineur. Si j’ai un livre qui a de l’entendement pour moi , un directeur spirituel qui a de la conscience pour moi, un médecin qui pour moi décide de mon régime etc., je n’ai pas besoin de faire des efforts moi-même. Je ne suis point obligé de réfléchir, si payer suffit ; et d’autres se chargeront pour moi l’ennuyeuse besogne. […] Il est donc difficile pour tout homme pris individuellement de se dégager de cette minorité devenue comme une seconde nature. Il s’y est même attaché et il est alors réellement incapable de se servir de son entendement parce qu’on ne le laissa jamais en fait l’essai. Préceptes et formules, ces instruments mécaniques destinés à l’usage raisonnable ou plutôt au mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves de cet état de minorité qui se perpétue. Mais qui les rejetterait ne ferait cependant qu’un saut mal assuré au-dessus du fossé même plus étroit, car il n’a pas l’habitude d’une telle liberté de mouvement. Aussi sont-ils peu nombreux ceux qui ont réussi, en exerçant eux-mêmes leur esprit, à se dégager de cette minorité tout en ayant cependant une démarche assurée. Qu’un public en revanche s’éclaire lui-même est davantage possible ; c’est même, si seulement on lui en laisse la liberté, pratiquement inévitable. Car, alors, il se trouvera toujours quelques hommes pensant par eux-mêmes, y compris parmi les tuteurs officiels du plus grand nombre, qui, après voir rejeté eux-mêmes le joug de la minorité, rependront l’esprit d’une estimation raisonnable de sa propre valeur et de la vocation de chaque homme a penser par lui-même. […] Mais ces Lumières n’exigent rien d’autre que la liberté ; et même la plus inoffensive de toutes les libertés, c’est-à-dire celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. […]

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DOCUMENT n° 3 : G. de STAËL, Réflexions sur la paix intér i eure , 1975, Œuvres complètes de madame la baronne de Staë l -Holste in , Tome I, p. 58. […] Constituez une bonne république, comme le seul moyen d'anéantir la royauté. Élevez vous, au lieu de frapper; faites-vous aimer, au lieu de punir. Il faut, pour terminer une révolution, trouver un centre et un lien commun ; les non-propriétaires peuvent agiter, renverser et combattre ; mais à quel terme les arrêter, mais par quels nœuds les fixer en société, s'ils étaient à la fois gouvernants et non-propriétaires ? Ce centre, dont on a besoin, c'est la propriété ; ce lien, c'est l'intérêt personne ! Les républiques anciennes se fondaient par la vertu et se maintenaient par les sacrifices ; les citoyens se réunissaient par le dévouement mutuel à la patrie. Mais avec nos mœurs, avec notre siècle, il faut réformer ces hommes en société par la crainte de perdre ce qui reste à chacun d'eux ; il faut parler repos, sûreté, propriété, à cette classe d'hommes que le pouvoir révolutionnaire peut écraser, mais sans laquelle une constitution ne peut s'établir. Il est donc certain que tous les principes des constitutionnels […] sont absolument d'accord avec les intérêts des véritables républicains. C'est un même parti dans ses bases et dans son but. Il faut que l'un sacrifie la royauté à la certitude de la liberté ; l'autre, la démocratie à la garantie de l'ordre public et c'est au terme positif de toutes les idées raisonnables que ce traité sera conclu. […] DOCUMENT n° 4 : Hélène RUIZ-FABRI, « Droit de l’homme et souveraineté de l’État : les frontières ont-elles été substantiellement redéfinies », Mélanges Fromont, Strasbourg, PUS, 2001, p. 371-371. […] Les droits de l’homme concernent d’abord, historiquement et substantiellement, les rapports de l’individu et du pouvoir, sans qu’il s’agisse ici de rentrer dans la question de savoir si la personne est antécédente ou subséquente au pouvoir. Si l’on admet la définition aux termes de laquelle ce sont « les prérogatives, gouvernées par des règles que la personne ‘physique ou morale’ détient en propre dans ses relations avec d’autres personnes (physiques ou morales) ou avec le Pouvoir », le développement de la protection des droits de l’homme suppose une limitation du pouvoir étatique. Cette limitation peut être entreprise au plan interne et les premiers grands textes relatifs aux droits de l’homme sont d’ailleurs des textes de droit interne, avec bien sûr la DDHC du 26 août 1789, qui avait été immédiatement précédée par la Déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776. Ces textes ont en commun leur prétention universaliste et le fait de faire appel à un fondement rationnel pour les droits qu’ils garantissent aux individus et que la puissance publique devrait respecter. C’est à partir de ce moment, si l’on excepte le cas anglais qui est à certains égards antérieur, que commence la lente conquête de l’état de droit, en tout cas en Europe et en Amérique du Nord. Un des instruments privilégiés est le recours à une constitution écrite qui concrétise et garantit la limitation du pouvoir. La séparation des pouvoirs va de pair concernant l’organisation constitutionnelle interne. […] DOCUMEN n° 6 : L. DUMONT, « La genèse chrétienne de l'individualisme moderne » Une vue modifiée de nos origines, Le Débat , 1981/8 n° 15, p. 124. […]Pour voir notre culture dans son unité et sa spécificité, il nous faut la mettre en perspective en la contrastant avec d’autres cultures. C’est seulement ainsi que nous pouvons prendre conscience de ce qui autrement va sans dire : le fondement familier et implicite de notre discours ordinaire. Ainsi, quand nous parlons d’« individu », nous désignons deux choses à la fois : un objet hors de nous, et une valeur. La comparaison nous oblige à distinguer analytiquement ces deux aspects : d’un côté, le sujet empirique parlant, pensant et voulant, soit l’échantillon individuel de l’espèce humaine, tel qu’on le rencontre dans toutes les sociétés, de l’autre l’être moral indépendant, autonome, et par suite essentiellement non social, qui porte nos valeurs

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suprêmes et se rencontre en premier lieu dans notre idéologie moderne de l’homme et de la société. De ce point de vue, il y a deux sortes de sociétés. Là où l’Individu est la valeur suprême je parle d’individualisme ; dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société comme un tout, je parle de holisme. En gros, le problème des origines de l’individualisme est de savoir comment, à partir du type général des sociétés holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredisait fondamentalement la conception commune. Comment cette transition a-t-elle été possible, comment pouvons-nous concevoir une transition entre ces deux univers antithétiques, ces deux idéologies inconciliables ? […] L’individualisme est tellement une évidence pour nous que dans le cas présent il est couramment pris sans plus de façons comme une conséquence de la ruine de la polis grecque et de l’unification du monde. Grecs et étrangers ou barbares confondus sous le pouvoir d’Alexandre. Sans doute il y a là un événement historique sans précédent qui peut expliquer bien des traits mais non pas, selon moi du moins, l’émergence, la création ex nihilo de l’individu comme valeur. Il faut regarder avant tout du côté de la philosophie elle-même. Non seulement les maîtres hellénistiques ont à l’occasion recueilli à leur usage des éléments pris aux présocratiques, non seulement ils sont les héritiers des sophistes et d’autres courants de pensée qui nous apparaissent submergés à la période classique, mais l’activité philosophique, l’exercice soutenu par des générations de penseurs de l’enquête rationnelle doit avoir par lui-même nourri l’individualisme, car la raison, si elle est universelle en principe, .ouvre en pratique à travers la personne particulière qui l’exerce, et prend le premier rang sur toutes choses, au moins implicitement. Platon et Aristote, après Socrate, avaient su reconnaître que l’homme est essentiellement un être social. Ce que firent leurs successeurs hellénistiques, c’est au fond de poser comme un idéal supérieur celui du sage détaché de la vie sociale. Si telle est la filiation des idées, le vaste changement politique, la naissance d’un Empire universel provoquant des relations intensifiées dans toute son étendue, aura sans aucun doute favorisé le mouvement. Il suit de l’enseignement du Christ et ensuite de Paul que le chrétien est un « individu-en-relation-à-Dieu ». Il y a […] « individualisme absolu et universalisme absolu » en relation à Dieu. L’âme individuelle reçoit valeur éternelle de sa relation filiale à Dieu, et dans cette relation se fonde également la fraternité humaine : les chrétiens se rejoignent dans le Christ dont ils sont les membres. Cette extraordinaire affirmation se situe sur un plan qui transcende le monde de l’homme et des institutions sociales, quoique celles-ci procèdent elles aussi de Dieu. La valeur infinie de l’individu est en même temps l’abaissement, la dévaluation du monde tel qu’il est : un dualisme est posé, une tension est établie qui est constitutive du christianisme et traversera toute l’histoire. En termes sociologiques, l’émancipation de l’individu par une transcendance personnelle, et l’union d’individus-hors-du-monde en une communauté qui marche sur la terre mais a son cœur dans le ciel, voilà peut-être une formule passable du christianisme. DOCUMENT n ° 7 : M. WALINE, L’individual isme e t l e droi t (1942), Dalloz , 2005, pp. 375-376 L'idée même d'une Déclaration des droits est individualiste […] [L]'idée même de faire une Déclaration solennelle des droite de l'homme procède d'une pensée individualiste. […] Dans quelle mesure ta Déclaration de 1789 est individualiste Individualiste dans son principe, la Déclaration de droits de l'homme l'est évidemment dans son contenu, et c'est devenu une banalité de répéter qu'elle est l'expression parfaite de la doctrine individualiste. Encore faudrait-il s'entendre sur le sens de ce dernier mot. On a vu que l'individualisme juridique pouvait s’entendre d'une doctrine faisant de l'individu la fin du Droit et de toutes les institutions sociales. Si l'on prend l'individualisme dans ce sens, la Déclaration des droits de 1789 est de toute évidence, individualiste, puisque son article 2 dit expressément: « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme » et que toute la Déclaration n'est en somme que le développement de cette idée.

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Mais on a vu aussi que, de cet individualisme juridique, ou plutôt de cette modalité de l'individualisme juridique […] il fallait dissiper soigneusement l'individualisme politique, c'est-à-dire une simple tendance à sacrifier les intérêts collectifs, spécialement les intérêts nationaux ou familiaux, aux intérêts proprement individuels. La Déclaration des droits est-elle une manifestation de l'individualisme politique ainsi entendu ? Qu'elle sacrifie les intérêts familiaux aux intérêts individuels, ce n'est pas assez dire : elle ignore la famille, à laquelle elle ne fait pas la moindre allusion. […] En revanche, il faut être beaucoup plus prudent avant de dire que la Déclaration des droits de 1789 a systématiquement sacrifié les intérêts nationaux à ceux des individus. Ce serait en effet porter sur elle un jugement bien sommaire, dont il faut laisser le monopole aux détracteurs systématiques de notre idéologie révolutionnaire. Du moment, en effet, que les rédacteurs de la Déclaration des droits justifiaient la société politique, l'État, comme ils l'ont fait dans l'article 2 de cette Déclaration, par son rôle de garantie des droits de l'individu, cet État, qui devenait ainsi le palladium des citoyen, devait être fort et respecté ; il devait l'être dans l'intérêt final de l'individu lui-même. Effectivement, dès l'article 1er de la Déclaration des droits, apparaît la préoccupation de « l'utilité commune », de l'intérêt national qui légitime, et légitime seul, les distinctions sociales dérogeant au principe d'égalité. Si la Déclaration des droits de 1789 est sans doute très libérale, elle n'est cependant rien moins qu'anarchique. […] Ce qui frappe, c'est qu'à tout instant, cette Déclaration nomme avec respect la loi; c'est son leitmotiv. […] On a souvent dit que, dans l'idéologie de la Déclaration des droits, l'individu devenait souverain ; on pourrait plus justement parler de royauté de la loi, et cela n'est, en somme, guère individualiste. Ce n'est guère une manifestation, en tout cas, de l'individualisme politique, d'une tendance à sacrifier les intérêts collectifs, spécialement nationaux, aux caprices de l'individu. Si, grâce au libéralisme dont elle est imprégnée, la Déclaration des droits n'atteint pas l'absolutisme délirant de Rousseau, ce n'est certes pas non plus la négation de l'intérêt social. D'ailleurs, les derniers articles de la Déclaration affirment la nécessité d'une force publique et des impôts. On ne peut donc vraiment dire que cette Déclaration ait tendance à sacrifier les intérêts nationaux aux intérêts individuels, qu'elle soit une manifestation de l'individualisme politique. Expression parfaite de l'individualisme juridique, soit ; manifestation de l'individualisme politique, peut-être beaucoup moins qu'on ne le dit couramment. DOCUMENT n° 8 : Olympe de GOUGES, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791. Les mères, les filles, les sœurs, représentantes de la nation, demandent d'être constituées en assemblée nationale. […] Article I – La Femme naît libre et demeure égale à l'homme en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. Article II – Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptible de la Femme et de l'Homme : ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et surtout la résistance à l'oppression. Article III – Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation, qui n'est que la réunion de la Femme et de l'Homme : nul corps, nul individu, ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. Article IV – La liberté et la justice consistent à rendre tout ce qui appartient à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de la femme n'a de bornes que la tyrannie perpétuelle que l'homme lui oppose ; ces bornes doivent être réformées par les lois de la nature et de la raison. Article V – Les lois de la nature et de la raison défendent toutes actions nuisibles à la société : tout ce qui n'est pas défendu pas ces lois, sages et divines, ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elles n'ordonnent pas. Article VI – La Loi doit être l'expression de la volonté générale ; toutes les Citoyennes et Citoyens doivent concourir personnellement ou par leurs représentants, à sa formation ; elle doit être la même pour tous : toutes les Citoyennes et tous les Citoyens, étant égaux à ses yeux, doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leurs capacités, et sans autres distinctions que celles de leurs vertus et de leurs talents. Article VII – Nulle femme n'est

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exceptée ; elle est accusée, arrêtée, et détenue dans les cas déterminés par la Loi. Les femmes obéissent comme les hommes à cette Loi rigoureuse. Article VIII – La Loi ne doit établir que des peines strictement évidentes et nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit et légalement appliquée aux femmes. Article IX – Toute femme étant déclarée coupable ; toute rigueur est exercée par la Loi. Article X – Nul ne doit être inquiété pour ses opinions mêmes fondamentales, la femme a le droit de monter sur l'échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la Tribune ; pourvu que ses manifestations ne troublent pas l'ordre public établi par la Loi. Article XI – La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de la femme, puisque cette liberté assure la légitimité des pères envers les enfants. Toute Citoyenne peut donc dire librement, je suis mère d'un enfant qui vous appartient, sans qu'un préjugé barbare la force à dissimuler la vérité ; sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. Article XII – La garantie des droits de la femme et de la Citoyenne nécessite une utilité majeure ; cette garantie doit être instituée pour l'avantage de tous, et non pour l'utilité particulière de celles à qui elle est confiée. Article XII – Pour l'entretien de la force publique, et pour les dépenses d'administration, les contributions de la femme et de l'homme sont égales ; elle a part à toutes les corvées, à toutes les tâches pénibles ; elle doit donc avoir de même part à la distribution des places, des emplois, des charges, des dignités et de l'industrie. Article XIV – Les Citoyennes et Citoyens ont le droit de constater par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique. Les Citoyennes ne peuvent y adhérer que par l'admission d'un partage égal, non seulement dans la fortune, mais encore dans l'administration publique, et de déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée de l'impôts. Article XV – La masse des femmes, coalisée pour la contribution à celle des hommes, a le droit de demander compte, à tout agent public, de son administration. Article XVI – Toute société, dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de constitution ; la constitution est nulle, si la majorité des individus qui composent la Nation, n'a pas coopéré à sa rédaction. Article XVII – Les propriétés sont à tous les sexes réunis ou séparés ; elles ont pour chacun un droit lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité. […] DOCUMENT n° 9 : J. W. SCOTT, La c i toyenne paradoxale , Les f éminis tes f rançaises e t l es droi ts de l ’homme , Albin Michel , Paris, 1998, p. 67, 73 […] Olympe de Gouges cherchait activement des solutions à la subordination politique des femmes. Quand elle revendiqua les droits de l’homme pour les femmes, elle tenta de donner vie à l’individualité des femmes, sans rejeter la différence sexuelle, mais en neutralisant ses conséquences. À ses yeux, l’identification de la femme à l’homme, par l’imagination, n’impliquait pas la restructuration de l’identité sexuelle elle-même, mais à l’élargissement de ses potentialités sociales et politiques. La Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne constitua un pas dans cette direction. Olympe de Gouges s’efforça dans ce texte de définir les fondements sur lesquels pourrait être garantie la citoyenneté active des femmes. Les dix-sept articles de sa déclaration correspondent exactement à ceux de la déclaration des droits de l’homme, et remplacent le plus souvent le terme « homme » par « la femme et l’homme ». Mais ils préconisent aussi vigoureusement la reconnaissance du droit d’expression des femmes, clef de leur liberté. Ce document constitue à la fois une compensation – faisant apparaître les femmes là où elles avaient été exclues – et une mise en cause radicale de l’universalité du mot « homme ». Se référant simplement à une humanité plurielle, Olympe de Gouges signale que « l’homme » seul n’est pas le représentant. Si la femme n’est pas mentionnée explicitement, elle est exclue ; son inclusion exige que sa différence avec l’homme soit reconnue afin qu’elle devienne inopérante au regard des droits politiques. […]

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Au début de la Révolution, l’imagination ne connaissait pas de limites. Les citoyens ordinaires étaient libres d’inventer des projets politiques et de rêver à un nouvel avenir pour la France, aussi longtemps qu’ils n’avaient pas les moyens de passer à la pratique. Dans ce contexte, l’activité d’Olympe de Gouges était tolérée ; ses propositions pouvaient être repoussées comme extravagantes et invraisemblables, elles ne semblaient pas constituer une bien grande menace. Cependant, la consolidation du pouvoir jacobin, à partir de la fin de 1792, s’accompagna d’un resserrement des liens qui unissaient la loi, l’ordre, la vertu masculine et la différence sexuelle. À défaut de maîtriser l’imagination, l’État s’efforça donc d’en contrôler l’expression publique. La politique jacobine se fondait sur une épistémologie qui attribuait une signification unique et transparente aux objets physiques, au langage, à la pensée et à la représentation visuelle. […] DOCUMENT n° 10 : COMMISSION NATIONALE CONSULTATIVE DES DROITS DE L’HOMME Avis sur la dénomination « Droits de l’Homme » (Adopté par l’Assemblée plénière du 19 novembre 1998) Rappelant que plusieurs O.N.G. soutiennent la nécessité de modifier la terminologie habituelle en France et dans les pays francophones « Droits de l’Homme». Rappelant qu’il est ainsi demandé aux gouvernements, aux institutions internationales et aux O.N.G. concernés d’adopter une norme contraignante en ce domaine. Rappelant, enfin, que la Commission nationale consultative des droits de l’homme est donc au premier chef concernée. La Commission nationale consultative des droits de l’homme constate : 1) Concernant l’histoire : La terminologie «Droits de l’Homme» est issue de la philosophie des Lumières et a trouvé son expression dans la Déclaration de 1789, puis dans celle de 1793, dans la Déclaration de 1948 et, enfin, dans la Convention européenne de sauvegarde. L’expression «Droits de l’Homme» est indissolublement liée à l’affirmation de l’égalité en droits de tous les êtres humains et rien ne permet de réduire celle-ci à une démarche sexiste, largement contemporaine d’une conception du monde que la Déclaration de 1789 a contribué à bouleverser. Quel que soit le caractère partiel de l’application aux femmes de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, on ne saurait considérer que celle-ci ne s’applique qu’à la moitié de l’Humanité. La portée universelle et universaliste de ce texte a entraîné une acception de celui-ci pour l’ensemble de l’Humanité. On ne saurait dénier, aujourd’hui, à l’expression «Droits de l’Homme» un caractère générique concernant l’ensemble des femmes et des hommes. La répétition de cette dénomination dans tous les textes ultérieurs, comme la référence qui y est faite de manière systématique à l’occasion de tous les combats en faveur des droits élémentaires, notamment pour asseoir l’égalité entre femmes et hommes, en attestent. 2) Sur la langue : Les mots ne sont certes pas neutres. Ils reflètent une histoire, voire une identité ou un combat pour celle-ci. Ils peuvent être un enjeu de pouvoir. C’est dans l’histoire d’une langue et de ceux qui l’ont parlée et la parlent encore que s’inscrit l’expression « Droits de l’Homme ». Apprécier cette dénomination hors de ce contexte, c’est s’exposer au reproche de méconnaître les diversités qui font la richesse culturelle de l’Humanité. On doit aussi relever que l’on ne saurait ignorer la portée des constructions culturelles et de leur représentation sémantique. Il reste que réaliser concrètement l’égalité entre les femmes et les hommes, en France comme ailleurs, implique un effort sans commune mesure avec celui que requiert un changement de mots. La discrimination et les violences qui frappent les femmes, la nécessité d’y mettre un terme, nous entraînent bien au delà d’une querelle linguistique. L’effectivité des Droits ne dépend pas d’une terminologie. On peut, enfin, se demander s’il appartient à la communauté internationale de s’immiscer dans la vie des langues et d’imposer une norme en cette matière. 3) Sur les différentes expressions proposées et leur sens : L’expression « Droits de l’Homme » a acquis un sens philosophique et politique précis : elle recouvre l’affirmation des droits individuels dans un rapport à l’État, à la société et au système socio-économique. Elle n’exclut pas la diversité des

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cultures. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme marque clairement l’universalité et l’unicité des droits, civils, politiques, sociaux, culturels et économiques. A l’inverse les autres expressions proposées en substitution ne répondent pas, du moins en français, à cette approche ou imparfaitement. L’expression « Droits de la Personne Humaine » intègre difficilement la dimension économique et sociale des droits. On doit observer qu’elle ne rend pas compte de la dimension citoyenne garante essentielle des droits de l’homme depuis 1789. L’expression « Droits Humains » est d’une telle généralité qu’elle conduit à englober des domaines qui ne concernent pas les droits fondamentaux définis par les instruments internationaux. Aucune des expressions proposées n’est de nature à rendre compte, en français, de la symbolique acquise par l’expression « Droits de l’homme », laquelle exclut toute discrimination sexiste. C’est pourquoi, la Commission nationale consultative des droits de l’homme est d’avis que : - Rien ne justifie d’imposer une norme linguistique pour définir l’ensemble des droits fondamentaux du genre Humain. - L’expression « Droits de l’Homme » conserve toute sa pertinence pour représenter l’ensemble des droits fondamentaux des femmes et des hommes. - Recommande en conséquence aux pouvoirs publics de ne pas modifier la dénomination « Droits de l’Homme » en tout autre dénomination. DOCUMENT n° 11 : R. Luxemburg, Réforme soc ia le ou révolut ion ? (avril 1899), Éditions sociales - collection essentiel, 1982, p. 181. […] Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang, suintant la sanie : voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment. […] DOCUMENT n° 12 : K. MARX (1843), La Quest ion juive , Union générale d ’Édit ions , Paris, 1968, pp. 22-23 […] On fait une distinction entre les « droits de l'homme » et les « droits du citoyen ». Quel est cet « homme » distinct du citoyen ? Personne d'autre que le membre de la société bourgeoise. Pourquoi le membre de la société bourgeoise est-il appelé « homme », homme tout court, et pourquoi ses droits sont-ils appelés droits de l'homme ? Qu'est-ce qui explique ce fait ? Par le rapport de l'État politique à la société bourgeoise, par l'essence de l'émancipation politique. Constatons avant tout le fait que les « droits de l'homme », distincts des « droits du citoyen, » ne sont rien d'autre que les droits du membre de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'homme égoïste, de l'homme séparé de l'homme et de la communauté. La Constitution la plus radicale, celle de 1793, a beau dire : Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. « Art. 2. Ces droits (les droits naturels et imprescriptibles) sont : l'égalité, la liberté, la sûreté, la propriété. »En quoi consiste la « liberté ? » « Art. 6. La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui. » Ou encore, d'après la Déclaration des droits de l'homme de 1791: « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » La liberté est donc le droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans nuire à autrui sont marquées par la loi, de même que la limite de deux champs est déterminée par un piquet. Il s'agit de la liberté de l'homme considéré comme monade isolée, repliée sur elle-même. […] [L]e droit de l'homme, la liberté, ne repose pas sur les relations de l'homme avec l'homme mais plutôt sur la séparation de l'homme d'avec l'homme. C'est le droit de cette séparation, le droit de l'individu limité à lui-même. L'application pratique du droit de liberté, c'est le droit de propriété privée. Mais en quoi consiste ce dernier droit ? « Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses

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revenus, du fruit de son travail et de son industrie. » (Constitution de 1793, art. 16.) Le droit de propriété est donc le droit de jouir de sa fortune et d'en disposer « à son gré », sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société ; c'est le droit de l'égoïsme. C'est cette liberté individuelle, avec son application, qui forme la base de la société bourgeoise. Elle fait voir à chaque homme, dans un autre homme, non pas la réalisation, mais plutôt la limitation de sa liberté. Elle proclame avant tout le droit « de jouir et de disposer à son gré de ses biens, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie ». Restent les autres droits de l'homme, l'égalité et la sûreté. Le mot « égalité » n'a pas ici de signification politique ; ce n'est que l'égalité de la liberté définie ci-dessus : tout homme est également considéré comme une telle monade basée sur elle-même. La Constitution de 1795 détermine le sens de cette égalité: « Art. 5. L'égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. » Et la sûreté ? La Constitution de 1793 dit : « Art. 8. La sûreté consiste dans la protection accordée par la société à chacun de ses membres pour la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. » La sûreté est la notion sociale la plus haute de la société bourgeoise, la notion de la police : toute la société n'existe que pour garantir à chacun de ses membres la conservation de sa personne, de ses droits et de ses propriétés. C'est dans ce sens que Hegel appelle la société bourgeoise « l'État de la détresse et de l'entendement ». La notion de sûreté ne suffit pas encore pour que la société bourgeoise s'élève au-dessus de son égoïsme. La sûreté est plutôt l'assurance (Versicherung) de l'égoïsme. DOCUMENT n ° 13 : M. VILLEY, Le droi t e t l es droi t s de l ’homme , Paris, PUF, 1983, pp. 7-14. […] Jamais le concept de droits de l’homme ne fut mieux coté ; si ce n’est à la fin du XVIIIe siècle, peut-être aussi à la suite de l’affaire Dreyfus (fondation de la Ligue des Droits de l’Homme) et lors de la chute de Hitler. Mais aujourd’hui, ils sont installés dans la place ; impensable de les en déloger. […] Parallèle à la production des odes des grands États modernes, puis à la prolifération de textes de plus en plus techniques, a vu le jour une autre espèce de littérature juridique : les Déclarations des Droits de l’Homme. […] Elles furent, je le répète, une arme défensive ; en 1789, contre l’absolutisme prétendu de la monarchie capétienne (il n’est pas sur qu’elle méritait ce qualificatif) ; ou en 1948, contre le fantôme de Hitler : contre les dictatures de tous bords. Généralement un remède à l’inhumanité d’un droit qui a rompu ses amarres avec la justice. Les « droits de l’homme » sont irréels. Leur impuissance est manifeste. Que la Constitution française ou ses préambules proclament le droit au travail, il y a en France un million et demi de chômeurs qui n’en sont pas plus avancés. Et qu’on ait inscrit dans la Charte prétendument universelle des Nations Unies des droits à participer aux affaires publiques, aux élections libres, aux loisirs, à la culture ainsi qu’à l’aisance, disons qu’au Cambodge ou dans le Sahel, et dans trois quarts des pays du globe, ces formules sont indécentes ! Leur tort est de promettre trop : la vie – la culture – la santé égale pour tous : une greffe du cœur pour tout cardiaque ? Il y aurait, rien qu’avec le droit de tout Français « à la Santé » de quoi vider le budget total de l’État français, et cent mille fois plus ! Le dissident soviétique Boussowski s’est émerveillé de voir en Amérique proclamé le « droit au bonheur ». Quid, demandait-il, si le bonheur de M. X… est de tuer sa femme ? Les promesses des Déclarations ont d’autant moins de chance d’être tenues que leurs formules sont incertaines, indéterminées. Elles nous accordent la « liberté » : terme dont in s’exténue à chercher une définition. IL est vrai que les textes précisent, ils vous gratifient de la liberté « d’expression ». Encore une promesse impossible ! Et vous aurez tort d’en déduire que seront tolérables les provocations aux violences racistes, ou les faux témoignages. […] [L]e programme des Déclarations est contradictoires. Elles collectionnent une profusion de droits d’inspiration hétérogène – aux « droits formels » ou libertés de la première génération, s’étant ajoutés des droits « substantiels », ou « sociaux économiques ». Pour qu’ils soient droits de tous

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les hommes, sont codifié les droits des femmes, des personnes âgées, des enfants (dans lesquels les ligues contre l’avortement incluront les droits du fœtus), des homosexuels, des piétons, des motocyclistes. Chacun d’entre eux fractionné en ses composantes ; ainsi, du droit de l’homme aux loisirs, les Américains ont tiré un poétique « droit au soleil » (droit de chacun et de chacune à se faire bronzer sur quelque plage de Floride). […] Comme les droits de l’homme « formels » ont quelque responsabilité dans la misère des prolétaires du XIXe siècle, et jusque dans la Traite des Noires, les droits substantiels ont servi d’argument idéologique à l’établissement des régimes socialistes totalitaires. Une certaine littérature chrétienne progressiste cultive le rêve de réconcilier les droits de l’homme de 1789 et les droits « sociaux et économiques ». Mais c’est la quadrature du cercle. Le « droit à la sécurité » » ne sera jamais qu’un mot vide si par des mesures appropriées (telle la loi Peyrefitte) ne sont renforcés les moyens d’action de la police, et limitées les garanties des justiciables. Le « droit à la vie » s’accorde mal à la liberté de l’avortement ; le droit au mariage au droit au divorce. Le droit de la femme de travailler – ou du père – contrariera le droit de l’enfant à l’éducation. Le « droit au silence » est difficilement compatible au droit à manifester dans la rue, etc., et le « droit à l’intimité », à notre droit à l’information généralisée… Chacune des prétendus droits de l’homme est la négation d’autres droits de l’homme, et pratiqué séparément est générateur d’injustice. […] DOCUMENT n° 14 : V. CHAMPEIL-DESPLATS, « Droit à la protection de l’environnement et droits fondamentaux », in Environnement e t renouveau des droi ts de l ’homme , La Documentat ion française , 2006, pp. 21-22. […] Ni en droit positif, ni dans les discours métajuridiques, les significations des notions de « droit à la protection de l’environnement » et de « droit fondamental » ne sont stabilisées. La protection de l’environnement est un droit nouveau dont la compréhension et l’extension sont en constante évolution ; la catégorie de « droit fondamental », elle aussi récente dans le vocabulaire juridique et métajuridique, reste souvent utilisée sans précaution de définition explicite préalable et se trouve chargée de significations multiples. […] Un droit est ici fondamental parce qu’il est considéré exprimer des valeurs indispensables à l’humanité ; il est inhérent à « l’homme en tant qu’il est homme » et nécessairement universel […] Cette conception est moins mobilisée dans le but d’affirmer que les droits consacrés par le droit positif ont inhérents à l’homme et fondamentaux, que dans celui d’obtenir une reconnaissance juridique de droits estimés fondamentaux. Il s’agit donc moins de décrire le droit positif que de prescrire ce qu’il doit être et ce qu’il doit reconnaître. Cette conception est, explicitement ou implicitement, très répandue dans les discours relatifs à la protection de l’environnement. D’un point de vue philosophique, Hans Jonas est sans doute celui qui a le mieux établi le caractère essentiel de la préservation de l’environnement pour la perpétuation de l’humanité et des générations futures. Dans son ouvrage Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Hans Jonas s’attache à fonder le devoir des hommes envers les générations futures en énonçant l’idolâtrie du « méliorisme », c’est-à-dire le fait de se donner pour but « d’améliorer continuellement ce qui a déjà été atteint ». Pour l’auteur, l’évolution technologique ne justifie pas le sacrifice des générations futures : l’humanité n’a pas le droit au suicide. Il préconise alors une transformation de l’agir humain qui peut être guidée par une formulation actualisée des principes élémentaires de la philosophie kantienne : « Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre » ; « Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d’une telle vie ». Il existe un relais juridique très important de cette conception qui sert de fondement à la revendication de la reconnaissance du caractère fondamental de la protection de l’environnement. » […]

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DOCUMENT n° 15 : R. SYLVAN (ROUTLEY), « Is there a Need for a new, en Environmental Ethic? » In Phi losophy and Science : Moral i ty and Culture : Technology and Man, Proceedings on the XVth Congress o f Phi losophy , Varna, Sophia Press, 1973, p. 205. Il est dit de plus en plus souvent que la civilisation, du moins la civilisation occidentale, réclame une nouvelle éthique (et corrélativement une nouvelle économie), qui permettrait de régler nos relations avec l’environnement […], une éthique chargée de définir la relation de l’homme à la terre ainsi qu’aux animaux et aux plantes qui vivent dessus ». Il ne s’agit certes pas de dire que les éthiques qui ont prévalu jusqu’alors ne s’occupent pas des relations de l’homme à la nature ; elles le font, et selon la perspective qui y est dominante, il apparaît que l’homme est libre d’agir à sa guise, ce qui signifie que ses relations avec la nature, dans la mesure du moins où elles n’affectent pas les autres hommes, ne sont pas sujettes à la censure morale. […] [On] est parvenu à isoler trois importantes traditions dans la pensée occidentale concernant le rapport de l’homme à la nature ; une tradition prédominante – la position du despote, où l’homme tient un rôle du despote (ou du tyran) –, et deux autres traditions minoritaires, qui sont respectivement la position de l’intendant, où l’homme tient le rôle de gardien de ce qui lui est confié, et la position du coopérateur où l’homme tient le rôle de celui qui travaille à perfectionner ce qui lui a été confié. Ces traditions n’épuisent pas la liste de toutes les traditions existantes ; le primitivisme en est une autre, tout comme le romantisme et mysticisme qui ont eux aussi influencé la pensée occidentale. La perspective occidentale prédominante est purement est simplement incompatible avec une éthique environnementale ; car selon elle, la nature est la propriété de l’homme, qui alors est libre de faire d’elle ce qui lui plaît (si on en croit tout au moins le courant augustino-stoïcien traditionnel pour lequel elle n’existe qu’en vue même de l’être humain), alors que, du point de vue d’une éthique environnementale, l’homme, n’a pas la liberté d’agir à sa guise. […] [I]l n’apparaît nullement évident qu’une éthique environnementale ne puisse s’adjoindre l’une des deux autres traditions minoritaires. Ce qui fait problème, toutefois, c’est que l’une et l’autre tradition ne font nullement par l’objet d’une caractérisation adéquate, et la situation s’aggrave encore si l’on fait abstraction du contexte religieux au sein duquel elles ont été formulées – ainsi, pourrait-on demander, qui a confié à l’homme le bien dont il assure l’intendance, et devant qui est-il responsable ? Quoi qu’il en soit de ce dernier point, les deux traditions sont en fait elles aussi incompatibles avec une éthique environnementale, parce qu’elles impliquent la mise en place de politiques prescrivant une interférence complète avec la nature, alors qu’une éthique environnementale proprement dite défend l’idée selon laquelle il est des endroits de grande valeur sur terre avec lesquels les hommes ne doivent pas interférer, indépendamment de la question de savoir si cette interférence vise à « améliorer » la nature ou pas. Les deux terre traditions, à bien y regarder, préféreraient voir toute la surface de la terre reconfigurée à l’échelle unique des petites fermes et des petits villages confortables de type nord européen situés sur des terres cultivées. […] « La philosophie libérale du monde occidental défend l’idée que chacun devrait être libre de faire ce qu’il veut, pourvue 1) qu’il ne lèse pas d’autres personnes, et 2) qu’il ne se lèse pas lui-même de façon irréversible ». Appelons ce principe le chauvinisme (humain) fondamental – puisque sous sa direction, les hommes viennent en première position et tout le reste en dernière position – bien qu’il soit parfois aussi salué comme un principe de liberté au motif qu’il autorise à accomplir une large gamme d’actions (parmi lesquelles il faut inclure celle qui mettent sens dessus dessous l’environnement et les choses naturelles), à la condition qu’elles ne lèsent pas autrui. […]

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SÉANCE IV – LES SOURCES CONSTITUTIONNELLES

« Bloc de constitutionnalité », interprétation et mobilisation des sources par les juges

I – DOCUMENTS REPRODUITS DOCUMENT n° 1 : COMITÉ CONSULTATIF CONSTITUTIONNEL, 9e séance, 7 août 1958 (extrait). DOCUMENT n° 2 : RAPPORT DU COMITÉ PRÉSIDÉ PAR SIMONE VEIL, Redécouvrir le Préambule de la Constitution, La Documentation française, collection Rapports officiels, 2008. DOCUEMENT n° 3 : Véronique CHAMPEIL DESPLATS, « La Déclaration de droits de l’homme et du citoyen, source de principes implicites : « La révolution permanente », in Sylvie CAUDAL (dir.), Les principes en droit, Economica, 2008, pp. 166-167. DOCUMENT n° 4 : Diane ROMAN, « La justiciabilité des droits sociaux : les arguments classiques en faveur d’un self restraint juridictionnel » in D. Roman (dir), La justiciabilité des droits sociaux : vecteurs et résistances, Édition A. Pedone, 2012, p. 34. DOCUMENT n° 5 : Jacqueline MORAND-DEVILLER, « L’environnement dans les constitutions étrangères », Nouveaux C.C.C., 01 avril 2014 n° 43, p. 86 DOCUMENT n° 6 : Véronique CHAMPEIL-DESPLATS, « Les Grandes lois de la République », La Revue des Droits de l’Homme n° 3, juin 2013, http://wp.me/P1Xrup-1Rv DOCUMENT n° 7 : Stéphanie HENNETTE-VAUCHEZ, Diane ROMAN, Droits de l'Homme et libertés fondamentales, Dalloz, Hypercours, 2013, pp. 210-211 DOCUMENT n° 8 : Agnès ROBLOT-TROIZIER « Réflexions sur la constitutionnalité par renvoi », Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 - juin 2007. DOCUMENT n° 9 : Constance GREWE, Hélène RUIZ-FABRI, Droits constitutionnels européens, PUF, 1995, p. 151. II – THÈMES DE RÉFLEXION

1. Le problème de la hiérarchie des droits 2. Les tensions entre protections législative et constitutionnelle des droits 3. L’écriture des déclarations de droits et leur interprétation

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DOCUMENT n° 1 : COMITÉ CONSULTATIF CONSTITUTIONNEL, 9e séance, 7 août 1958 (extrait). M. DEJEAN. – Aussi bien avais-je demandé si le préambule avait juridiquement valeur constitutionnelle. M. le COMMISSAIRE du GOUVERNEMENT. – Non. Estimez-vous vraiment que les règles édictées en 1789 conservent une valeur normative au XXe siècle, qu’elles répondent à la structure de la société actuelle ? M. DEJEAN. – Pour les auteurs de l’avant-projet le préambule n’a donc pas de valeur constitutionnelle ? M. le COMMISSAIRE du GOUVERNEMENT. – Non, certainement. DOCUMENT n° 2 : RAPPORT DU COMITÉ PRÉSIDÉ PAR SIMONE VEIL, Redécouvrir l e Préambule de la Const i tut ion , La Documentat ion française , co l l e c t ion Rapports o f f i c i e l s , 2008. La doctrine du Comité […] Le comité s’est initialement demandé si, dans la perspective d’une vaste remise à plat de l’existant, et même si la lettre de mission ne le préconisait pas, il n’y aurait pas eu lieu d’entreprendre une refonte complète du Préambule, ce qui aurait impliqué une réécriture, une réorganisation, voire une remise en cause des textes de 1789, 1946 et 2004. L’examen attentif de l’héritage constitutionnel (1) l’a cependant convaincu de ne pas s’engager dans cette voie (2). 1. La richesse de l’héritage En matière de droits fondamentaux, l’héritage constitutionnel français repose tout à la fois et indissolublement sur les textes fondateurs et sur la jurisprudence qui en est issue. « Merveilleuse aurore» selon Alexis de Tocqueville, la Déclaration de 1789, à la portée universelle, énonce des principes formels, à la différence des déclarations américaines antérieures, davantage soucieuses de pragmatisme. Elle consacre en premier lieu les droits de l’homme en tant que personne : l’égalité (article 1er) ; la liberté (article 1er), dont la célèbre définition est donnée par l’article 4 (« La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui») et qui trouve de nombreuses déclinaisons : sûreté, résistance à l’oppression (article 2), principe de légalité des délits et des peines, principe de nécessité et de non-rétroactivité de la loi pénale (articles 7 et 8), principe de présomption d’innocence (article 9), liberté d’opinion et de conscience (article 10), liberté d’expression (article 11) ; enfin, le droit de propriété (articles 2 et 17). Elle développe en second lieu les droits de l’homme dans sa relation avec la Nation : droit de concourir personnellement ou par des représentants à l’élaboration de la loi (article 6) ; égal accès aux dignités, places et emplois publics (article 6) ; indivisibilité de la souveraineté nationale (article 3) ; principe du consentement à l’impôt et de son égale répartition (article 14) ; principe d’une force publique (article 12) ; principe du contrôle et de la responsabilité de l’administration (article 15) ; principe de garantie des droits (article 16). Outre sa référence à la Déclaration de 1789 et aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, le Préambule de 1946 énonce des principes « particulièrement nécessaires à notre temps» qui peuvent être qualifiés de droits sociaux : par ces droits nouveaux, l’individu, qui avait bénéficié en 1789 de « facultés d’agir », jouit désormais de « possibilités d’agir », essentiellement dans le domaine économique. Il s’agit là de droits conférés à certaines catégories de personnes : les femmes se voient garantir des droits égaux à ceux des hommes (alinéa 3) et, en tant que mères, avec les enfants et les travailleurs âgés, la protection de la santé, la sécurité matérielle, le repos et les loisirs (alinéa 11) ; la famille, comme l’individu, se voient assurer les conditions nécessaires à leur développement (alinéa 10) ; tout être humain dans l’incapacité de travailler se voit accorder le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence (alinéa 11) ; l’individu persécuté en raison de son action en faveur de la

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liberté se voit octroyer le droit d’asile (alinéa 4). Il s’agit en outre des droits des travailleurs : droit de travailler et d’obtenir un emploi (alinéa 5) ; droit de défendre ses intérêts par l’action syndicale et d’adhérer fondamentaux reconnus par les lois de la République, la volonté de renouer avec le libéralisme politique de la IIIe République afin d’en finir avec la période noire des années 1940-1944. Le Conseil constitutionnel en a, à ce jour, identifié dix : la liberté d’association (décision n° 71-44 DC du 16 juillet 1971) ; les droits de la défense (décision n° 76-70 DC du 2 décembre 1976) ; la liberté individuelle (décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977) ; la liberté d’enseignement (décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977), notamment la liberté de l’enseignement supérieur (décision n° 99-414 DC du 8 juillet 1999) ; la liberté de conscience (décision n° 77-87 DC du 23 novembre 1977) ; l’indépendance de la juridiction administrative (décision n° 80-119 DC du 22 juillet 1980) ; l’indépendance des professeurs d’université (décision n° 83-165 DC du 20 janvier 1984) ; la compétence de la juridiction administrative pour connaître de l’annulation ou de la réformation des décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance publique (décision n° 86-224 DC du 23 janvier 1987) ; l’autorité judiciaire gardienne de la propriété privée immobilière (décision n° 89-256 DC du 25 juillet 1989) ; la spécificité de la justice des mineurs (décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002). Le Conseil d’État statuant au contentieux a eu l’occasion, pour sa part, d’en consacrer un onzième consistant en l’obligation, pour l’État, de refuser l’extradition d’un étranger lorsqu’elle est demandée dans un but politique (CE, Ass., 3 juillet 1996, Koné). Indépendamment de la catégorie particulière des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, le Conseil constitutionnel a ensuite été conduit à dégager des principes de valeur constitutionnelle qui, sans figurer en toutes lettres dans le texte du Préambule ou de la Constitution, en ont été déduits. Ce sont les suivants : le respect de la vie privée (décisions 76-75 DC du 12 janvier 1977 ; 94-352 DC du 18 janvier 1995 ; 99-416 DC du 23 juillet 1999 ; 2003-25 467 DC du 13 mars 2003) ; la continuité du service public et le droit de grève (décision n° 79-105 DC du 25 juillet 1979) ; la liberté d’entreprendre (décisions n° 81-132 DC du 16 janvier 1982 et n° 92-316 DC du 20 janvier 1993) ; la dignité de la personne humaine (décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994) ; la liberté contractuelle (décisions n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000 et n° 2006-535 DC du 30 mars 2006). Le Conseil constitutionnel a également veillé à la protection de ce qu’il a considéré être des « objectifs de valeur constitutionnelle », notion qu’il a forgée de manière prétorienne mais qui recouvre, là encore, des principes trouvant indirectement leur fondement dans la Constitution. Ce sont principalement les suivants : la sauvegarde de l’ordre public, le respect de la liberté d’autrui, la préservation du caractère pluraliste des courants d’expression socioculturels (décision n° 82-141 DC du 27 juillet 1982), désormais le pluralisme des courants de pensées et d’opinion (décision n° 2004-497 du 1er juillet 2004), notamment le pluralisme des quotidiens d’information politique et générale (décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984) ; la protection de la santé publique (décision n° 90-283 du 8 janvier 1991 ; décision n° 93-325 DC du 13 août 1993) ; la prévention des atteintes à l’ordre public, notamment des atteintes à la sécurité des personnes et des biens, et la recherche des auteurs d’infractions (décision n° 94-352 DC du 18 janvier 1995) ; la possibilité pour toute personne de disposer d’un logement décent (décision n° 94-359 DC du 19 janvier 1995) ; l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi (décision n° 99-421 DC du 16 décembre 1999) ; la lutte contre la fraude fiscale (décision n° 99-424 DC du 29 décembre 1999) ; l’équilibre financier de la sécurité sociale (décision n° 2002-463 DC du 12 décembre 2002). Il convient encore, pour se faire une idée exacte de l’étendue des droits fondamentaux actuellement protégés par le Préambule et la Constitution, de prendre en compte les règles ou principes innommés par lesquels le Conseil constitutionnel justifie la limitation de la portée d’une norme constitutionnelle (intérêt général, ordre public, urgence...) ou module l’intensité de son contrôle (proportionnalité, sanction des seules erreurs manifestes). Enfin, l’inventaire de l’acquis constitutionnel ne serait pas complet sans un rappel des principes auxquels le Conseil constitutionnel a refusé de conférer valeur constitutionnelle : ainsi en est-il notamment de la confiance légitime (décision n° 97-391 DC du 7 novembre 1997) ; de la transparence des activités publiques ou exercées pour le compte

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des personnes publiques (décision n° 93-335 DC du 21 janvier 1994) ; de l’équité entre les générations (décision n° 97-388 DC du 20 mars 1997) ; du principe de faveur en droit du travail (décision n° 2004-494 DC du 29 avril 2004) ; du principe d’irresponsabilité pénale des mineurs (décision n° 2002-461 DC du 29 août 2002). 2. La préservation de l’héritage A l’aune de cet ensemble particulièrement exhaustif, un projet de refonte complète du Préambule de 1958 aurait eu le mérite de répondre à des objectifs de clarté et d’intelligibilité du droit, à une époque où sa complexité croissante est dénoncée de manière régulière. En outre, une telle entreprise aurait pu être de nature à réduire les contradictions inhérentes à la coexistence, au sein du Préambule, de normes constitutionnelles nées à des époques différentes et imprégnées par des philosophies contrastées. Le comité a pourtant très vite renoncé à cette solution pour les raisons suivantes. - En premier lieu, un choix aussi radical rencontrerait des obstacles politiques considérables et justifiés. La remise en cause d’un héritage historique aussi respecté que celui des déclarations de droits françaises et de leur interprétation par le juge constitutionnel ne serait ni comprise quant à son utilité ni acceptée quant à ses conséquences. Pour le dire d’un mot, l’idée même de refaire ce que les constituants de 1789 et de 1946 ont offert au monde est apparue au comité exagérément immodeste. - En deuxième lieu, une refonte complète des textes s’inscrirait à l’opposé de l’une des options les plus essentielles et les plus continues de la tradition constitutionnelle française : celle de la stratification progressive des droits et libertés hérités du passé républicain jointe à la volonté d’assurer leur application combinée. La stabilisation de notre démocratie doit sans doute beaucoup à cette exigence, de même que l’aptitude de la Ve République à s’adapter à des orientations politiques et idéologiques différentes. La conciliation - obligatoire – des principes d’inspiration individualiste de 1789 avec ceux, plus collectifs, de 1946, a permis ce résultat satisfaisant du point de vue de la continuité républicaine. La conviction du comité à cet égard a été que la superposition des normes d’inspiration diverses aujourd’hui additionnées dans le Préambule est l’une des richesses les plus précieuses de la démocratie française et qu’il serait dangereux de lui porter atteinte. Le droit de grève en fournit un bon exemple : c’est parce que ce droit est protégé, mais qu’il doit également être concilié avec l’obligation d’assurer une certaine continuité du service public, qu’il en est fait aujourd’hui une interprétation respectueuse des différents intérêts en présence, publics comme privés. Toute préférence radicale donnée d’un côté ou de l’autre n’aboutirait qu’à un déséquilibre contraire à l’esprit d’une démocratie pacifiée. - En troisième lieu, le choix d’une réécriture globale du Préambule ferait courir de réels risques d’insécurité juridique. Les normes et les notions en cause présentent un contenu délicat et évolutif dans le temps. La jurisprudence a beaucoup contribué à assurer cette précision progressive. Aussi bien, serait-il mal venu de perturber sinon de déstabiliser voire d’affaiblir l’édifice juridique ainsi élaboré et perfectionné. - En quatrième lieu, le comité a observé que le pouvoir constituant, dans la période la plus récente, ne s’est pas départi de cette attitude respectueuse vis-à-vis du legs de 1789 et de 1946. La constitutionnalisation de la Charte de l’environnement en mars 2005 s’est opérée sous la forme d’un ajout pur et simple d’un nouvel étage à l’édifice constitutionnel, sans modification et a fortiori sans retranchement par rapport à l’existant. La plus grande continuité d’esprit se confirme donc jusqu’à aujourd’hui en ce qui concerne la méthode utilisée pour faire évoluer le corpus des droits fondamentaux issus du Préambule. Pour toutes ces raisons, le comité a estimé qu’il devait respecter la tradition historique de stratification des normes constitutionnelles de protection des droits fondamentaux - en ce compris l’exigence de conciliation permanente de celles-ci. Il a donc considéré que son office devait se limiter à proposer d’éventuelles adjonctions à celui-ci, sur le même mode que celui retenu pour l’adossement au Préambule de la Charte de l’environnement. […]

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DOCUEMENT n° 3 : V. CHAMPEIL DESPLATS, « La Déclaration de droits de l’homme et du citoyen, source de principes implicites : « La révolution permanente », in S. CAUDAL (dir.), Les princ ipes en droi t , Economica , 2008, pp. 166-167. Lorsqu’il exerce son contrôle de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel est appelé à interpréter la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, au même titre que les autres qui composent le bloc de constitutionnalité. Depuis le milieu des années 1990, la Déclaration – et tout particulièrement ses articles 2, 4 et 16 – est ainsi devenue un important support à l‘énonciation de principes ou objectifs à valeur constitutionnelle qu’elle ne formule pourtant pas expressément. En d’autres termes, le Conseil constitutionnel se réfère à la Déclaration de 1789 pour justifier la production de principes que l’on qualifiera « implicites » […] par opposition aux principes explicites. […] La production de principes implicites sur le fondement de la Déclaration, qu’ils soient qualifiés de principes ou d’objectifs à valeur constitutionnelle, n’est pas nouvelle. Elle s’est néanmoins sensiblement amplifiée depuis la fin des années 1990. Elle se manifeste sous quatre formes : la reformulation inédite (1), l’éclaircissement (2), la redéfinition des catégories d’appartenance (3), le rattachement a posteriori (4).

1. Formulation inédite Le Conseil constitutionnel peut tout d’abord procéder à une formulation « inédite » de nouveaux principes soit à l’initiative des auteurs de la saisine, soit de sa propre initiative. Il s’agit de principes sur lesquels le Conseil n’avait jamais eu l’occasion de se prononcer. Tel est le cas des principes relatifs à la qualité de la loi (objectifs de valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi fondés sur les articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration, principe de normativité rattaché à l’article 6 de la Déclaration) ou de la liberté d’entreprendre réputée découler de la liberté proclamée à l’article 4 de la Déclaration.

2. Éclaircissement Le Conseil constitutionnel peut également consacrer des principes dont la valeur constitutionnelle restait indéterminée en raison de l’absence de position explicite prise par le Conseil constitutionnel après une ou plusieurs saisines. Le Conseil peut ainsi laisser en suspens le statut normatif exact de principes invoqués par les requérants en soutenant que les dispositions contestées ne mettent as en cause le principe invoqué ou que le grief adressé à une disposition est manifestement infondé. Entre tout particulièrement dans ce cas de figure l’invocation de nouveaux principes constitutionnels que les auteurs de saisine fondent sur le Code civil. C’est en effet la délicate question de l’aptitude du Code civil à être source de principes constitutionnel, et notamment PFRLR, qui se trouve ici posée. Or pour plusieurs raisons, le Conseil constitutionnel reste fuyant sur ce point. On ne peut alors qu’être frappé par l’effet de « déblocage » que produit la Déclaration des droits de l’homme. […] Tel est le cas des principes de responsabilité et du droit à réparation. […]

3. Redéfinition des catégories Le Conseil constitutionnel recourt également à la déclaration pour modifier le fondement de principes implicites déjà formulés. C’est tout particulièrement le cas de deux principes qui avaient été considérés par le Conseil constitutionnel comme des PFRLR et que le Conseil répute dorénavant découler de la Déclaration des droits de l’homme. Il en va ainsi du cas de la liberté individuelle […] De même, les droits de la défense avaient été érigé en PFRLR avant d’être présentés comme une implication de l’article 16 de la Déclaration.

4. Rattachement a posteriori Le Conseil a enfin eu recours à la Déclaration pour donner un fondement à des principes préalablement énoncés sans précision de leur source. Il en va ainsi du principe de séparation des pouvoirs rattachés sans grande surprise, ni discussion possible, à l’article 16 de la Déclaration (il s’agit même ici d’un principe explicite), de la liberté d’aller et venir, de la liberté de mariage ou du respect de la vie privée que le Conseil constitutionnel estime découler des articles 2 et 4 de la Déclaration.

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DOCUMENT n° 4 : D. ROMAN, « La justiciabilité des droits sociaux : les arguments classiques en faveur d’un se l f res traint juridictionnel » in D. Roman (dir), La just i c iabi l i t é des droi ts soc iaux : vec teurs e t rés i s tances , Édit ion A. Pedone , 2012, p. 34. […] Si le Conseil constitutionnel a pleinement admis la valeur constitutionnelle de l’ensemble du Préambule de 1946, et donc des droits sociaux qu’il proclame (droit au travail, droit à la protection sociale, droit à la protection de la famille, droits des travailleurs, etc.), ce ne fut que pour leur conférer une portée contraignante assez restreinte. La principale conséquence juridique découlant, pour la puissance publique, des dispositions du Préambule tendant à garantir à l’individu une sécurité matérielle se résume en une exigence de solidarité nationale, pour reprendre la formule parfois utilisée. Le principe, si nouveau soit-il, est fort peu contraignant. En effet, le Conseil refuse à apprécier le bien fondé des mesures législatives prises pour concrétiser cette exigence, insistant sur la liberté d’appréciation du législateur. L’article 61 de la Constitution, selon la formule connue, ne confère pas au Conseil un pouvoir d’appréciation et de décision identique au Parlement, surtout à l’égard de droits dont la mise en œuvre suppose un effort financier considérable de la part de la Nation… Le contrôle du juge est donc très atténué : aucune censure n’est intervenue à ce jour sur le fondement des alinéas 5, 10 et 11 du Préambule et des auteurs ont pu mettre en exergue la différence de contrôle exercée par le Conseil constitutionnel selon que sont en cause des droits civils et politiques ou des droits sociaux, que ce soit pour l’approuver ou pour le déplorer. La latitude conférée au législateur a pu être expliquée par « l’orientation foncièrement libérale » du Conseil, qui conditionnerait une interprétation restrictive des droits sociaux. […] DOCUMENT n° 5 : J. MORAND-DEVILLER, « L’environnement dans les constitutions étrangères », Nouveaux C.C.C., 01 avril 2014 n° 43, p. 86 Nombreuses sont les controverses sur le caractère proclamatoire des normes environnementales constitutionnalisées et sur leur absence d’effectivité. Mais on observe que dans la plupart des cas ces normes sont suffisamment précises et que, lorsqu’elles sont de type indéterminé, cela n’a pas empêché les juges d’en tirer des effets de droit. […] Un exemple de dispositions précises est celui de la constitutionnalisation de la répartition des compétences en matière environnementale, problème particulièrement sensible dans les États fédéraux. Certains pays, comme le Canada, ne traitent que de cette répartition en donnant de larges pouvoirs aux provinces dans la « distribution des pouvoirs législatifs sur les ressources naturelles non renouvelables, les ressources forestières et l’énergie électrique » (art. 92 A). La Constitution de la Confédération suisse donne quant à elle de larges compétences à la Confédération pour légiférer sur « la protection de l’être humain et de son environnement naturel contre les atteintes nuisibles ou incommodantes et prévenir ces atteintes (art. 74) […] En dehors de la répartition des compétences, certaines constitutions s’attardent sur des questions particulières, donnant des précisions pour leur application. C’est le cas de la Constitution brésilienne, l’une de celle à accorder la plus large place à la protection de l’environnement. Elle développe, par exemple, les méthodes à mettre en œuvre pour développer l’éducation environnementale et leur financement (18 % au moins des recettes fiscales affectées chaque année par la Fédération et 25 % au moins pour les États et districts), ainsi que des limites à apporter aux émissions de radio ou de télévision susceptibles de porter atteinte à la santé et à l’environnement. Elle se préoccupe aussi de la remise en état des sites miniers dégradés « en utilisant la solution technique exigée par l’organe public compétent » (art. 225, al. 2) ce qui donne une portée plus effective au principe pollueur-payeur. […] Il est évident que certaines dispositions environnementales constitutionnalisées sont tellement vagues et générales qu’elles ne quitteront pas le caractère de proclamations insusceptibles de produire des effets de droit soit qu’elles expriment un lyrisme patriotique emphatique, soit qu’elles empruntent des formules étrangères au langage du droit, comme l’a fait la Charte française en évoquant «

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l’émergence de l’humanité conditionnant les équilibres naturels » ou l’article 20A de la Constitution allemande sur la protection des « fondements naturels de la vie » ou de la Constitution coréenne (art. 35) rapprochant le droit à un « environnement sain et agréable » du droit à « logement confortable que l’État s’efforce d’assurer ». […] Mais il est intéressant d’observer que le caractère « hermétique » de certaines dispositions n’est pas un obstacle – bien au contraire – pour la jurisprudence qui, volontiers créatrice, les interprète comme source de contraintes et d’obligations. Il en a été ainsi du droit de jouir d’un « environnement adéquat pour le développement de la personne » inscrit à l’article 45 de la Constitution espagnole que la doctrine décrit comme un concept indéterminé mais que le Tribunal constitutionnel, en le mettant en relation avec d’autres dispositions constitutionnelles, a interprété comme entraînant un droit subjectif à l’environnement avec tous les effets qui s’y attachent. L’exemple de l’Italie est particulièrement intéressant à cet égard. En 1947, lorsque l’Italie adopta sa Constitution post mussolinienne, il était trop tôt pour faire allusion à l’environnement mais parmi les « Principes fondamentaux » l’article 9 al. 2 déclare que « La République protège le paysage et le patrimoine historique et artistique de la Nation ». Le législateur d’abord avec la loi de 1986 créant le premier ministère de l’environnement par référence à cet article, la Cour constitutionnelle, ensuite, sous l’impulsion du président Sandulli, rend deux décisions en 1987 où elle qualifie la sauvegarde de l’environnement comme droit fondamental de la personne et intérêt fondamental de la collectivité. […] DOCUMENT n° 6 : V. CHAMPEIL-DESPLATS, « Les Grandes lois de la République », La Revue des Droi ts de l ’Homme n° 3, juin 2013, http://wp.me/P1Xrup-1Rv « Le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe » (article 143 du Code civil). Après la loi Neuwirth de 1967 autorisant la contraception, la loi Veil rendant possible l’avortement, la loi Badinter de 1982 abolissant la peine de mort, il y a aujourd’hui la (nouvelle) loi Taubira n°2013-404 du 18 mai 2013 ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. Que la virulence des débats et la montée en généralité des arguments qu’elle a suscitées fassent ici office d’indice, cette loi a sa place parmi les grandes lois sociétales de la cinquième République et ce, comme celles qui l’ont précédée, qu’on la déplore, la défende, ou que l’on y soit, après tout, indifférent. Sur le terrain juridique, c’est sans doute dans les principes constitutionnels d’égalité et de liberté du mariage que la loi du 18 mai 2013 trouve ses justifications les plus solides. Mais c’est, en contrepoint, le rejet de l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel le mariage est l’union d’un homme et d’une femme qui retiendra notre attention. Le considérant 21 de la décision n° 2013-669 DC du 17 mai 2013 est sur ce point fort riche. L’hiver 2012-2013 des constitutionnalistes avait été animé par la question de savoir si le Code civil pouvait ou non être source d’un principe fondamental reconnu par la République. Il avait alors été soutenu que ledit Code bornait le mariage à l’union d’un homme et d’une femme, et ce de façon continue au moins depuis 1804. L’argument est sérieux car, à vrai dire, tout pourrait justifier la formation d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, si le Conseil constitutionnel le voulait. Et il fut au demeurant un temps où le Conseil avait su se montrer très souple et généreux en la matière ; la communauté universitaire, forte aujourd’hui d’une indépendance garantie au niveau constitutionnel, lui en sera à jamais reconnaissante. En énonçant quelques critères d’identification des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, interprétés ensuite de façon de plus en plus rigoureuse, la décision n° 88-244 DC du 20 juillet 1988 a changé la donne. Pour qu’un tel principe puisse être consacré, il faut dorénavant qu’il ait été énoncé dans un texte législatif adopté sous un régime républicain, avant l’entrée en vigueur de la constitution de 1946, de façon continue, et avec une intention de consacrer un principe fondamental. Comme l’expliquait Guy Carcassonne, avec l’inimitable sens de la formule qui était le sien lorsque le Conseil avait refusé d’ériger en principe fondamental reconnu par les lois de la République l’acquisition de la nationalité française par le « droit au sol » : « le Conseil se livre ainsi à un

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contrôle rétrospectif, pour faire le départ entre ce qui résultait de la véritable volonté d’ériger un principe et ce qui n’était que le fruit de contingences, accidentellement répétitives » (G. Carcassonne, La Constitution, Paris, Éditions du Seuil, 2013, 11e édition, p. 432). À défaut d’un tel ancrage textuel, le Conseil constitutionnel le rappelle dans la décision du 17 mai 2013, l’existence d’une tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour donner naissance à un principe fondamental reconnu par les lois de la République. La question centrale s’agissant du statut constitutionnel ou non des critères du mariage devient alors de déterminer si le Code civil peut être considéré comme une loi républicaine. Cette question est si embarrassante qu’elle a fait l’objet de diverses positions doctrinales et que le Conseil constitutionnel a toujours pris soin de la contourner. […] La décision du 17 mai 2013 ne déroge pas à la dérobade. Du Code civil comme source d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, il n’est point question. Pour rejeter l’allégation selon laquelle le mariage est l’union d’un homme et une femme constituerait un tel principe, le Conseil fait preuve de quelques audaces. En premier lieu, il procède à une distinction entre le statut de « règle » et celui de « principe ». Pour rejeter l’existence d’un « principe » fondamental reconnu par les lois de la République, il présente comme une « règle » l’allégation de ce que le mariage est l’union d’un homme et une femme. Le lecteur n’est pas du tout renseigné sur ce qui différencie un principe d’une règle, mais la qualification de « règle » s’affiche de la sorte comme une première étape argumentative. Surtout, en second lieu, le Conseil prend le soin de préciser que cette « règle » « n’intéresse ni les droits et libertés fondamentaux, ni la souveraineté nationale, ni l’organisation des pouvoirs publics ». Les spécialistes auront compris qu’il s’agit d’une typologie des domaines dans lesquels ont jusqu’à présent été affirmés les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Mais cette typologie n’est pas, en l’occurrence, qu’un simple rappel de portée informative. Elle a aussi une dimension prescriptive. Un principe fondamental reconnu par les lois de la République « intéresse », pour reprendre le verbe utilisé par le Conseil constitutionnel, les « droits et libertés fondamentaux », la « souveraineté nationale » ou l’« organisation des pouvoirs publics ». Et c’est alors parce que la règle selon laquelle le mariage est l’union d’un homme et d’une femme « n’intéresse pas », selon le Conseil, l’un de ces domaines qu’elle « ne peut constituer un principe fondamental reconnu par les lois de la République ». Soit. Mais au risque de se faire l’avocat du diable – que l’on nous pardonne l’ironie -, il y a de quoi rester dubitatif sur l’affirmation toute péremptoire de ce que ladite règle « n’intéresse » pas les « droits et libertés fondamentaux »…, d’autant, qu’au passage, voilà réhabilitée dans le vocabulaire des décisions du Conseil une qualification des droits et libertés dont on ne sait pas plus que dans les années 1990 ce qu’elle désigne précisément, ni ce qu’elle implique dorénavant. Le considérant 21 de la décision finit non moins intensément qu’il avait commencé : « qu’en outre », nous dit le Conseil constitutionnel, « doit en tout état de cause être écarté le grief tiré de ce que le mariage serait ‘naturellement’ l’union d’un homme et d’une femme ». Le rejet de ce fondement naturaliste peut signifier deux choses. La première, la plus simple, est que, pour le Conseil constitutionnel, le mariage n’est pas par nature l’union d’un homme et d’une femme. La seconde, la plus vraisemblable, est qu’après avoir rappelé que l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République suppose un ancrage textuel, il rejette l’invocation de la nature comme source du droit constitutionnel et, partant, comme justification de la production d’un nouveau principe constitutionnel. Les modalités de l’invocation du principe fondamental reconnu par les lois de la République selon lequel le mariage est l’union d’un homme et d’une femme, tout comme la réponse apportée par le Conseil constitutionnel, auront été exemplaires de la montée en généralité et du retranchement argumentatif auxquels conduisent les situations de fortes controverses qui touchent, chez les uns et chez les autres, les valeurs ultimes auxquels chacun adhère. La rigueur et la technicité avec laquelle est aujourd’hui conçue la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, l’absence d’arguments constitutionnels autres qui auraient présenté, dans le contexte de l’ordre juridique français actuel, une pertinence suffisante pour contrebalancer la portée des principes constitutionnels d’égalité et de liberté du mariage qui justifient le mariage

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pour tous et, enfin, la volonté à loisir réaffirmée de ne pas se substituer à l’appréciation du législateur ont eu raison de l’appel à la tradition (même républicaine) et à la nature. Le mariage est désormais ouvert à tous : quoi qu’on en pense, souhaitons-le au moins aux futur.e.s marié.e.s, pour le meilleur… DOCUMENT n° 7 : S. HENNETTE-VAUCHEZ, D. ROMAN, Droits de l 'Homme et l iber tés fondamentales , Dalloz , Hypercours , 2013, pp. 210-211 LES ANGLES MORTS DU BLOC DE CONSTITUTIONNALITÉ […]Ensemble disparate de textes d'origines et de philosophies différentes, enrichi par une jurisprudence du Conseil constitutionnel démontrant son autonomie à l'égard des textes qu'il interprète, les normes constitutionnelles forment aujourd'hui un patchwork souple et évolutif, à telle enseigne qu'il est impossible d'y déceler quelque principe d'organisation hiérarchique que ce soit. Il aurait certainement été loisible au Conseil d'organiser une hiérarchie entre les normes composant le bloc de constitutionnalité. Certains constitutionnalistes soutenaient d'ailleurs, jusque dans les années 1980, la thèse d'une nécessaire primauté systématique des principes libéraux de 1789, justifiée essentiellement par leur force symbolique, vis-à-vis des droits économiques et sociaux consacrés en 1946 — plus dépendants du contexte social et politique. D'autres auteurs ont également tenté de dresser une liste de droits qui seraient « plus fondamentaux » que les autres, selon une hiérarchie matérielle dont les critères, variables, n'échappent cependant jamais à la critique de leur caractère fondamentalement subjectif. Les exemples constitutionnels étrangers montrent cependant qu'une hiérarchisation entre normes constitutionnelles est une voie fréquemment empruntée : en Allemagne, le principe de dignité de la personne est ainsi qualifié de principe prééminent ; en Inde, la Cour suprême n'a pas hésité à affirmer la supraconstitutionnalité de la « structure fondamentale de la Constitution » […] Mais le Conseil constitutionnel français n'a pas souhaité s'engager dans la voie de cette hiérarchisation ; il a préféré celle que l'on appelle communément la voie de la conciliation : à chaque conflit entre prétentions de rang normatif concurrent, le Conseil accorde ponctuellement la primauté à l'une entre elles. Il a pu ainsi restreindre la liberté d'aller et venir au nom de la sauvegarde de l'ordre public, la liberté d'expression au nom du respect de la vie privée, et le droit de propriété au nom de l'intérêt général ou des droits des tiers. Certains auteurs évoquent au sujet de ce travail de conciliation l'existence d'une « modulation continue » des droits et libertés constitutionnels […], qui opérerait en fonction d'une batterie de critères tels que le contexte politique, l'argumentaire de la saisine et des défenseurs de la loi, les solutions étrangères, les critiques doctrinales. Il semble qu'il faille ajouter, à la liste de ces critères, celui de la part d'arbitraire qui préside nécessairement à toute décision prise par le Conseil de faire primer telle prétention normative sur telle autre. La chose avait été mise en évidence dès les premiers recours du Conseil à la catégorie des PVC : la consécration du principe de continuité du service public en qualité de PVC avait produit pour effet de faire émerger une norme concurrente, et prévalente en l'espèce, au droit de grève qui figure pourtant parmi la liste des principes particulièrement nécessaires à notre temps de la Constitution de 1946 […]. Une autre perspective d'évolution à laquelle le Conseil se refuse est celle de l'internationalisation du bloc de constitutionnalité. Le verrou posé en 1975 n'a pas sauté : il jugeait en effet dans sa célèbre décision IVG (Cons. const., décis. no 74-54 DC, 15 janv. 1975) qu'une loi contraire à un traité n'était pas pour autant nécessairement contraire à la Constitution — et refusait ce faisant d'inclure le droit international (et donc, les traités, y compris les traités relatifs aux droits de l'Homme) dans le bloc de constitutionnalité. En d'autres termes, des textes comme les différents pactes onusiens, la Convention européenne des droits de l'Homme ou encore la Charte des droits fondamentaux de l'Union Européenne ne sont pas susceptibles de fonder une censure de la loi par le Conseil constitutionnel. Sans qu'il soit possible d'entrer ici dans le détail, il faut signaler cependant certains signes d'une ouverture relative à cette catégorie

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un peu particulière de normes internationales que sont les directives adoptées dans le cadre de l'Union européenne (v. en particulier : Cons. const., décis. no 2004-575 DC, 21 juin 2004, Confiance dans l'économie numérique ; Cons. const., décis. no 2006-535 DC, 30 mars 2006, Égalité des chances).[…] DOCUMENT n° 8 : A. ROBLOT-TROIZIER « Réflexions sur la constitutionnalité par renvoi », Cahier du Conseil constitutionnel n° 22 - juin 2007. Le « bloc de constitutionnalité » n'existe pas ; défini comme l'ensemble des normes de valeur constitutionnelle, il n'est même pas certain qu'il ait jamais existé. Les normes de référence du contrôle de constitutionnalité, qui sont avant tout des normes de valeur constitutionnelle, ne se limitent pas aux normes constitutionnelles; elles couvrent également des normes extérieures à la Constitution et auxquelles celle-ci renvoie. Bien qu'ancienne, cette situation a connu ces dernières années une expansion considérable, si bien qu'aujourd'hui il est permis de distinguer trois sources de la constitutionnalité: la première – dans tous les sens du terme – concerne les normes constitutionnelles énoncées par la Constitution du 4 octobre 1958 ainsi que celles énoncées par des textes, anciens ou modernes, visés par le Préambule de celle-ci; la deuxième catégorie contient des normes dépourvues de valeur constitutionnelle à l'origine, mais qui servent de fondement au contrôle de constitutionnalité parce que la Constitution l'impose; la troisième regroupe des principes généraux, non formulés en tant que tels dans les textes constitutionnels, mais déduits de dispositions constitutionnelles par le juge. Il n'est pas utile de revenir sur la première catégorie de ces sources tant leur existence est connue; plus intéressant en revanche est l'enrichissement des sources de la constitutionnalité sur le fondement de dispositions constitutionnelles qui visent des normes extérieures à la Constitution et qui sont dépourvues, au moins initialement, de valeur constitutionnelle. Cette technique n'est pas nouvelle et de là d'ailleurs vient l'expression « bloc de constitutionnalité ». En effet, elle apparaît dans la doctrine dès 1970 pour signifier que des textes législatifs s'imposent, sous le contrôle obligatoire du Conseil constitutionnel, aux règlements des assemblées parlementaires. Si l'expression est aujourd'hui pervertie par l'assimilation du « bloc de constitutionnalité » aux « normes constitutionnelles », elle tendait initialement à montrer l'utilisation de lois organiques, voire de lois ordinaires, dans l'exercice du contrôle de constitutionnalité. Aussi les normes de référence du juge de la constitutionnalité contiennent-elles des normes de valeur infraconstitutionnelle. Elles contiennent également, et ceci est plus récent, des normes de valeur « extra-constitutionnelle », telles que celles figurant dans des engagements internationaux qui présentent la particularité d'être explicitement visés par la Constitution française. Ainsi en est-il du traité sur l'Union européenne auquel se réfèrent les articles 88-1 et suivants de la Constitution, du « traité instituant la Communauté européenne, dans sa rédaction résultant du traité signé le 2 octobre 1997 » en vertu de l'article 88-2, mais aussi du traité portant statut de la Cour pénale internationale mentionné à l'article 53-2 de la Constitution. Cet accroissement des normes de référence du juge de la constitutionnalité s'explique donc par la multiplication des dispositions constitutionnelles renvoyant à une norme qui, bien que visée par la Constitution, reste extérieure au texte constitutionnel. Aux traités internationaux et aux lois organiques ou ordinaires déjà mentionnés et dont le nombre augmente quasiment à chaque révision constitutionnelle, il faut ajouter le renvoi à l'accord de Nouméa visé par les articles 76 et 77 de la Constitution et le renvoi aux actes de droit dérivé relatifs au mandat d'arrêt européen; il faut ajouter également la référence aux règles du droit public international qui figure à l'alinéa 14 du Préambule de la Constitution de 1946 puisque le Conseil constitutionnel lui reconnaît une portée nouvelle: il en déduit la constitutionnalisation de certains principes généraux du droit international au nombre desquels figurent la règle pacta sunt servanda. La diversité de ces exemples s'explique par les avantages que présente la technique qui consiste à renvoyer à une norme formellement extérieure à la Constitution: en sauvegardant la concision du texte constitutionnel, elle permet au pouvoir

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constituant de marquer son adhésion à des normes auxquelles il attache une importance particulière; ainsi, le Préambule de la Constitution de 1958 marque son attachement à la Déclaration de 1789, au Préambule de la Constitution de 1946 et à la Charte de l'environnement et le Préambule de 1946 marque son adhésion aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République et aux règles du droit public international. En outre, la technique du renvoi présente également l'avantage d'être simple à réaliser soit lorsqu'il s'agit de permettre la ratification d'un traité international jugé contraire à diverses dispositions constitutionnelles ou aux « conditions essentielles d'exercice de la souveraineté nationale », soit lorsqu'il s'agit de permettre l'entrée en vigueur d'un accord politique dérogeant à des dispositions constitutionnelles tel que l'accord de Nouméa. Cependant, par cette technique, sont introduites dans le texte constitutionnel des normes contradictoires et celui-ci devient moins lisible, voire instable, puisque les modifications des traités visés par la Constitution peuvent conduire à de nouvelles révisions constitutionnelles: parfois, les renvois appellent d'autres renvois. Aussi la multiplication des dispositions constitutionnelles de renvoi participe-t-elle à ce que certains appellent la « désacralisation » de la Constitution. Mais au-delà de ce constat, la prise en compte par le juge des normes visées par la Constitution suppose qu'elles conditionnent la constitutionnalité des textes examinés; à ce titre, elles constituent des normes de référence du contrôle de constitutionnalité, et les caractéristiques du contrôle de constitutionnalité se trouvent affectées par l'utilisation de ces normes. DOCUMENT n° 9 : C. GREWE, H. RUIZ-FABRI, Droits const i tut ionnels européens , PUF , 1995, p. 151. […] Plus le constitutionnalisme a eu de l’influence et plus le processus de codification des libertés est achevé, moins la loi est qualifiée pour créer de nouveaux droits fondamentaux ou pour les supprimer. Comme en France, seul le constituant a le pouvoir de la mise en cause. Ainsi en Allemagne, en Italie, aux Pays-Bas et même en Autriche, le législateur est radicalement incompétent pour consacrer ou abroger des droits fondamentaux. Ceux-ci ont donc nécessairement valeur constitutionnelle et la loi ne peut intervenir que pour les mettre en œuvre. On ne saurait interdire pour autant au législateur de consacrer des droits auxquels le constituant n’aurait pas songé. Mais l’approche formelle est ici suffisamment importante pour empêcher que ces droits soient alors qualifiés de fondamentaux avec toutes les conséquences formelles et matérielles qui s’y attachent. Ainsi la Constitution grecque réserve en principe le bénéficie des droits fondamentaux aux nationaux, mais elle permet que la loi ordinaire étende cette protection aux étrangers, lesquels disposent de ce fait de garanties plus fragiles. On constate également que les mêmes libertés sont, selon le degré de « perfectionnement » du système, inscrites ou dans la Constitution ou dans la loi. Les droits économiques et sociaux par exemple sont consacrés en Autriche et en Suisse dans la loi ordinaire parce que précisément on ne les considère pas comme aussi fondamentaux que les droits civils et politiques. En Allemagne ils sont énoncés dans une clause constitutionnelle générale, au Portugal et en Espagne ils font l’objet d’une énumération précise dans le texte constitutionnel. De même, la protection des données personnelles est en France assurée par la loi, tandis qu’elle bénéficie d’un statut constitutionnel en Suède, aux Pays-Bas, en Espagne et au Portugal. Il est vrai que ce dernier exemple montre aussi que le rang formel des droits peut-être plus tributaire parfois de l’âge de la constitution que de la conscience de leur caractère fondamental. Qui qu’il en soit, dans la plupart des systèmes juridiques européens, à l’exception bien sûr de la Grande-Bretagne, les droits fondamentaux ne se forment pas par voie législative ; pour accéder à ce statut, les droits en cause doivent être intégrés dans la constitution. Le législateur ne saurait pas davantage supprimer des droits fondamentaux. Il n’est compétent que pour leur aménagement et leur mise en œuvre. Il est toutefois délicat de délimiter précisément le domaine de la mise en cause de celui de la mise en œuvre, et cela tout particulièrement lorsqu’il s’agi de restreindre les libertés. […]

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SÉANCE V – LES SOURCES INTERNATIONALES

Droit de la CEDH, Droit de l’Union européenne, Articulation des sources

I. DOCUMENTS REPRODUITS DOCUMENT n° 1 : Pascale DEUMIER, « Le juge interne face à la coordination du droit communautaire et de la Convention européenne des droits de l'homme », RTD Civ. 2008 p. 444 DOCUEMNT n° 2 : Marie-Claire PONTHOREAU, « Le principe de l'indivisibilité des droits. L'apport de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne à la théorie générale des droits fondamentaux », RFDA 2003 p. 928. DOCUMENT n° 3 : Bruno GENEVOIS, « La Convention et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : complémentarité ou concurrence ? » Petites affiches, 22 décembre 2010 n° 254, p. 17. DOCUMENT n° 5 : Anne LEVADE, « Perspectives : confrontation entre contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité », AJDA, 2011, p. 1257. DOCUMENT n° 6 : Mireille DELMAS-MARTY « Le pluralisme ordonné et les interactions entre ensembles juridiques », Recueil Dalloz 2006 p. 951 DOCUMENT n° 7 : Pierre BRUNET, « Les juges européens au pays des valeurs », La Vie des idées, 9 juin 2009. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Les-juges-europeens-au-pays-des.html II. THÈMES DE RÉFLEXION

1. Approche critique du « dialogue des juges » 2. L’actualité sur l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des

droits de l’homme.

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DOCUMENT n° 1 : Pascale DEUMIER, « Le juge interne face à la coordination du droit communautaire et de la Convention européenne des droits de l'homme », RTD Civ . 2008 p. 444 […] La décision Conseil national des barreaux (CNB) a déjà reçu un accueil triomphal par la communauté des juristes, en ce qu'elle annule deux articles du décret du 26 juin 2006 relatif à la lutte contre le blanchiment de capitaux, célébrant la victoire des professions judiciaires dans leur combat pour protéger leur secret professionnel face aux réglementations anti-blanchiment. Cette même décision présente bien d'autres charmes, auxquels nous succomberons ici, puisque, à elle seule, elle exploite : cinq degrés normatifs (décret, loi, directive, principes généraux du droit communautaire, Conv. EDH) et leurs articulations ; une référence au principe de sécurité juridique ; l'absence de force juridique de la Charte des droits fondamentaux ; une interprétation d'un article d'une directive à la lumière d'un considérant par la CJCE ; une interprétation à la lumière d'un arrêt de la CJCE par le Conseil d'État ; à ces deux endroits, un recours intensif à l'interprétation conforme, qui privilégie la lecture à même de conclure à la conformité aux droits fondamentaux ; enfin, révélée par le communiqué, une volonté d'harmonisation avec la Cour constitutionnelle belge. Il y aurait donc beaucoup à dire et à commenter mais seul nous retiendra ici son apport essentiel, tout entier concentré dans la réponse apportée à un conflit de normes inédit (il en reste), le contrôle de la conformité d'une directive à la Convention européenne des droits de l'homme. On imagine sans peine l'inconfort de la position du juge administratif face à cette demande : juge de droit commun du droit communautaire, d'une part, mais juge de droit commun de la Convention européenne, d'autre part, comment, sans trahir son office, répondre à ce « conflit d'allégeance » ? Les droits garantis par la Convention EDH en tant que « principes généraux du droit communautaire » et le dialogue des juges A l'origine, les Traités restaient d'une discrétion confinant au mutisme sur la question des droits fondamentaux, concentrant l'activité des Communautés, et donc de leur juge, sur l'objectif économique. Cependant, cette absence de protection devait susciter les résistances de certaines juridictions nationales, Cour constitutionnelle allemande en tête, qui rechignaient à admettre la primauté du droit communautaire tant que (« Solange », en allemand) ce droit ne serait pas doté d'un dispositif de garantie des droits fondamentaux. Pour répondre à ces inquiétudes, la CJCE devait progressivement investir le champ des droits fondamentaux en posant, comme une évidence, que « le respect de droits fondamentaux fait partie intégrante des principes généraux dont la Cour de justice assure le respect » (CJCE 17 déc. 1970, Internationale Handelgesellschaft, aff. 11/70, Rec. 1125). Il restait à donner un contenu à ces « principes généraux » protecteurs des droits fondamentaux, ce qui n'était pas chose simple, faute de règles proprement communautaires en la matière. La CJCE choisit donc dans un premier temps de les nourrir des traditions constitutionnelles communes des États membres (même arrêt). Mais sa source d'inspiration devait rapidement s'étendre à la Convention EDH, d'abord par périphrase, avant de reconnaître à ce texte « une signification particulière ». Cette jurisprudence fut par la suite intégrée à l'article 6 § 2 du Traité d'Amsterdam, dotant ainsi la mécanique d'un fondement textuel. Dans son utilisation désormais régulière de la Convention européenne, la CJCE veille à prendre en compte la jurisprudence de la Cour voisine. Au terme de cette lente acclimatation, la Convention EDH, avec jurisprudence intégrée, constitue la source matérielle principale des principes généraux du droit communautaire, créant une fusion parfois étonnante des normes européennes. Si la référence est donc classique pour la CJCE, elle a été acclimatée par les autres juges bien plus récemment. Sa réception par la première intéressée, la Cour EDH, est certainement la plus célèbre. La protection assurée dans l'ordre communautaire par ces « principes généraux », mais surtout la volonté affichée par la CJCE de les nourrir de la jurisprudence de Strasbourg et leur insertion dans un système juridictionnel, ont suffi à la Cour EDH pour délivrer au droit communautaire un « brevet de conventionnalité ». Les juridictions nationales ont également su

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exploiter cette importation de la Convention EDH dans l'ordre communautaire, parvenant ainsi à étendre à la Convention des mécanismes ou régimes spécifiques au droit communautaire. Ici, c'est le nouveau statut constitutionnel des directives qui parvient à englober la référence à la Convention européenne, le Conseil constitutionnel précisant que la liberté d'opinion « est également protégée en tant que principe général du droit communautaire sur le fondement de l'article 10 de la Convention EDH » (décis. du 29 juill. 2004, 2004-498 DC, JO 7 août 2004, p. 14077, cons. 6). Là, c'est la technique du renvoi préjudiciel qui est mobilisée par la Cour de cassation pour soumettre (et suggérer son dénouement) à la CJCE le seul cas flagrant de divergence entre les deux juridictions européennes, en lui demandant de préciser sa position « eu égard aux droits fondamentaux reconnus par l'ordre juridique communautaire et à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ». En définitive, et jusqu'à la décision commentée, seul le Conseil d'État semblait ne pas avoir consommé l'assimilation de la Convention EDH aux principes généraux du droit communautaire. Certes, le plus souvent, principes généraux et Convention sont invoqués, et donc traités, distinctement et sur des objets différents. Mais les occasions d'exploiter la conjonction des deux corps de règles n'ont pas manqué, sans avoir été saisies par le Conseil d'État. Par la décision CNB, le Conseil d'État rejoint donc les autres juridictions et révèle une nouvelle utilité pour le juge interne de la protection de la Convention EDH en tant que « principes généraux du droit communautaire », qui permet de résoudre un éventuel conflit entre droit communautaire dérivé et Convention européenne. Les droits garantis par la Convention EDH en tant que « principes généraux du droit communautaire » et la reconnaissance d'équivalence Les juridictions européennes ont été les premières à amortir les chocs entre leurs ordres en recourant au rapprochement entre la Convention EDH et les « principes généraux du droit communautaire ». Pour autant, il ne faut pas y voir une fusion totale des deux corps de normes. Les principes généraux ne traduisent pas une absorption du droit européen des droits de l'homme mais assurent un « passage » entre les deux systèmes une « translation » pour reprendre la terminologie forgée par M. Guyomar pour le transfert de l'ordre constitutionnel à l'ordre communautaire. Ces transferts en tous sens sont fondés sur la reconnaissance d'une présomption d'équivalence de protection garantie par les différentes normes fondamentales : normes constitutionnelles pour les juges internes, Convention européenne pour la Cour EDH, principes généraux du droit communautaire pour la CJCE sont formellement de sources différentes mais offrent substantiellement une protection équivalente. Cette équivalence permet de fonder l'interchangeabilité des sources : une demande formulée comme un contrôle de constitutionnalité d'une directive pourra être appréciée comme un contrôle de sa conformité au droit communautaire primaire (Arcelor) ; une demande de contrôle de conformité d'une directive à la Convention EDH pourra être appréciée, là encore, comme un contrôle de sa conformité au droit communautaire primaire (CNB) : peu importe, puisque, dans tous les cas, c'est une protection comparable qui est offerte. La décision CNB illustre cette fonction originale, assurée ici par les « principes généraux du droit communautaire » : ils fournissent au Conseil d'État un titre d'application de la Convention EDH dans l'ordre communautaire ; une fois cette application autorisée, l'appréciation du cas se fait sur les seules stipulations de la Convention, qui constituent bien la source matérielle de légalité communautaire. Le conflit d'allégeance est ainsi dépassé : le Conseil d'État ne trahit pas l'ordre communautaire, puisqu'il ne soumet la directive qu'aux principes généraux du droit communautaire ; il ne trahit pas l'ordre européen, puisqu'à travers eux, il vérifie le respect de la Convention EDH. Cette apparente neutralité de l'interchangeabilité ne doit pas dissimuler un résultat flagrant : à protection équivalente, elle se fait généralement au profit formel de la norme d'origine communautaire. Les normes du for n'ont plus qu'un rôle subsidiaire, prêtes à intervenir en cas de défaillance de l'ordre communautaire : absence de norme de portée équivalente aux normes constitutionnelles pour Arcelor, insuffisance manifeste pour Bosphorus. Seule la décision CNB

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ne semble pas s'encombrer d'une telle soupape, peut-être parce que les normes suprêmes du juge, les normes constitutionnelles, ne sont pas en cause dans le conflit. Le contrôle de fondamentalité est ainsi progressivement ramené dans un seul giron, celui de l'ordre juridique communautaire, triomphe qui pourrait paraître d'autant plus étonnant que ce système paraît le moins complet et le moins expérimenté en la matière. Pour autant, l'extension de la protection des droits fondamentaux opérée par le Traité d'Amsterdam avait permis très tôt de présager d'un « déplacement du centre de gravité de l'Europe des droits de l'homme qui pourrait, à terme, conduire à un dépérissement du Conseil d'Europe et de la future Cour EDH ». La pérennité de l'équilibre actuellement atteint reste cependant soumise aux évolutions toujours imprévisibles de jurisprudences particulièrement dynamiques et au sort toujours incertain du Traité de Lisbonne, qui viendrait doublement modifier les données fondamentales, en ouvrant la possibilité de l'adhésion de l'Union à la Convention EDH et en reconnaissant la force juridique de la Charte des droits fondamentaux. […] DOCUEMNT n° 2 : Marie-Claire PONTHOREAU, « Le principe de l'indivisibilité des droits. L'apport de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne à la théorie générale des droits fondamentaux », RFDA 2003 p. 928. Concevoir la théorie des droits fondamentaux en tant que théorie de l'argumentation permet de dépasser la classique controverse sur la légitimité du juge en envisageant, d'une part, une meilleure compréhension du rapport du juge à la règle de droit et, d'autre part, une relation nouvelle du juge au pouvoir. Cette direction a été particulièrement développée à propos de l'activité des cours constitutionnelles à tel point que Robert Alexy a pu soutenir qu'aujourd'hui la théorie des droits est avant tout abordée comme « une théorie de la jurisprudence constitutionnelle ». La motivation peut être à la fois un instrument de contrôle sur l'œuvre créatrice du juge et un instrument de dialogue entre le juge et l'ensemble des destinataires de ses décisions afin de parvenir à une élaboration commune du sens à donner aux normes de référence. Il en va de la responsabilité du juge qui doit rendre des comptes sur son activité de manière à ne pas se couper complètement des exigences de la théorie démocratique : la motivation rend possible un contrôle par le peuple (ce qui nous intéresse, c'est la possibilité effective et non le contrôle concret par le peuple). La prolifération des interprétations (et non des droits) dont est porteuse la Charte suppose de développer cet axe de recherche. Le problème de l'interaction, voire des conflits de jurisprudences, n'est pas nouveau ; notamment les célèbres décisions de la Cour constitutionnelle allemande sont là pour le rappeler. En raison de sa force d'attraction indéniable, ni les cours constitutionnelles, ni la Cour européenne des droits de l'homme ne veulent laisser l'interprétation de la Charte à la seule Cour de justice des Communautés européennes. Avant même que la Charte n'ait valeur contraignante, les juges constitutionnels font de son invocation un motif surabondant. Ce serait cependant une erreur de n'y voir qu'un argument de pure rhétorique car ils manifestent ainsi leur crainte de voir la protection des droits fondamentaux leur échapper. Les cours constitutionnelles savent déjà ne pas avoir le monopole en la matière, mais elles savent aussi que la Cour européenne de justice a pour rôle d'assurer une application uniforme du droit communautaire dans l'Union européenne. Or, « le droit communautaire repose sur une logique, de nature objective, différente de celle des droits de l'homme ». D'un côté, la Charte offre aujourd'hui la possibilité à la Cour européenne de justice de renouveler son approche de la protection des droits. De l'autre, la protection des droits fondamentaux est loin d'être uniforme dans les États membres puisqu'ils ne connaissent pas forcément les mêmes techniques de garantie, ni même des catalogues de droits identiques et, malgré un fonds commun, les cours constitutionnelles vont chercher à préserver les dispositions constitutionnelles propres « qui

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constituent [l'] identité constitutionnelle nationale et ne participent donc pas, par définition, à une tradition constitutionnelle commune ». Jusqu'à présent, la Cour de justice des Communautés européennes a évité les conflits par la voie interprétative en prenant en compte l'ancrage national des droits fondamentaux en cause. En revanche, dans l'affaire Tanja Kreil, elle n'a pas hésité à faire prévaloir le principe communautaire de l'égalité de traitement entre travailleurs masculins et féminins sur la Constitution nationale. Précisément, car l'ancrage national d'un droit fondamental n'est pas en jeu : d'un côté, bien que prévue dans la Constitution (plus exactement déduite de l'article 12a de la Loi fondamentale allemande), l'interdiction pour les femmes de s'enrôler dans les forces armées n'est pas un droit fondamental et, de l'autre, la protection offerte par le droit communautaire a été jugée la plus élevée. La question de l'interprétation et donc de la justification du choix de la méthode d'interprétation et de l'interprétation donnée sont centrales. La solution procédurale traditionnellement avancée afin d'encourager un échange des interprétations et une influence réciproque repose sur l'article 234 du Traité CE : elle constitue certainement une piste valable qui présente toutefois un certain nombre de difficultés. Avec l'élargissement, cette solution mérite d'être approfondie afin d'intégrer au mieux les nouvelles cours constitutionnelles (qui seront probablement intéressées). Mais au-delà de cette proposition, une motivation plus approfondie des décisions de la Cour de justice des Communautés européennes et des cours constitutionnelles (du moins plus sensibles à la justification des choix interprétatifs comme le font la Cour européenne des droits de l'homme et les cours constitutionnelles allemande et italienne) permettrait de faciliter la coopération nécessaire. Cette solution ne repose pas sur la bonne volonté des juges, contrairement à ce qui est souvent avancé, mais sur leur sens des responsabilités. A cette fin, il convient de souligner avec P. Häberle que la pratique des dissenting opinions permet de refléter « l'opposition entre les conceptions des droits fondamentaux » et donc la richesse de ces conceptions. De même, F. Ost insiste sur l'apport des opinions séparées pratiquées par la Cour européenne des droits de l'homme, en mettant en lumière le « contraste avec le phénomène de « refoulement de l'interprétation » qui caractérise souvent les motivations des décisions des juridictions internes ». Certes, l'article 53 de la Charte désamorce les conflits en se bornant à offrir un niveau de protection supplémentaire sans porter atteinte aux autres niveaux de protection. Mais pourra-t-on véritablement éviter la délicate question de la hiérarchie des décisions juridictionnelles entre la Cour de justice des Communautés européennes et la Cour européenne des droits de l'homme surtout dans l'hypothèse d'une adhésion de l'Union à la Convention européenne des droits de l'homme ? DOCUMENT n° 3 : B. Genevois, « La Convention et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne : complémentarité ou concurrence ? » Petites affiches, 22 décembre 2010 n° 254, p. 17 […] Avant même l'élaboration de la Charte, la Cour de Luxembourg et la Cour de Strasbourg ne pouvaient s'ignorer. Devant la Commission jusqu'à l'entrée en vigueur du protocole no 11, tout comme devant la Cour de Strasbourg, s'est posée la question du contrôle, au regard de la Convention, des actes nationaux d'application du droit communautaire. Devant la Cour de justice, la Convention est devenue une source d'inspiration essentielle des principes généraux de l'ordre juridique communautaire, qui permettent d'assurer le respect des droits fondamentaux. Par là même, la Cour de Luxembourg a été conduite à prêter la plus grande attention à la jurisprudence de la Cour européenne. La Charte n'a pas, par elle-même, apporté de changement substantiel à ces problématiques. Dans ce cadre d'ensemble, un ajustement spontané des jurisprudences des deux cours a vu le jour, résultant de l'attitude adoptée par chacune d'elles. 1. L'attitude de la Cour de justice

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Elle revêt deux aspects complémentaires. a. D'un côté, il y a affirmation par le juge communautaire de son autonomie dans la mise en œuvre des dispositions du traité sur l'Union européenne relatives aux droits fondamentaux. Aussi bien avant qu'après le traité de Lisbonne, les droits fondamentaux sont reconnus en tant que « principes généraux » et ont une double origine : la Convention et les traditions constitutionnelles communes aux États membres (art. 6, § 2 du traité devenu à la suite du traité de Lisbonne l'article 6, § 3). À cet ensemble s'ajoute, depuis l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne, la Charte, qui est expressément mentionnée dans la nouvelle rédaction du paragraphe 1 de l'article 6. Dans la mise en œuvre de ces dispositions, la Cour a fait preuve de beaucoup de prudence. Même si la Charte a trouvé un large écho dans les conclusions des avocats généraux, la Cour n'a pas cherché à en anticiper les effets avant le traité de Lisbonne. En particulier, alors qu'aussi bien l'avocat général Francis Jacobs dans ses conclusions sur l'affaire UPA que le tribunal de première instance dans l'affaire Jégo Quéré, l'invitaient, au vu de l'article 47 de la Charte sur le droit à un recours effectif, à élargir la possibilité pour les particuliers de contester des actes réglementaires, elle s'y est refusée. Avec des nuances, la Cour est restée fidèle à cette orientation du moins jusqu'à l'entrée en vigueur du traité de Lisbonne. b. Tout en affirmant son autonomie, la Cour de Luxembourg se veut respectueuse de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Cela s'est vérifié à propos de l'application de l'article 8 de la Convention aux perquisitions dans des locaux professionnels ou commerciaux. Dans un premier temps, la Cour de justice a estimé que l'objet de l'article 8 ne saurait être étendu aux locaux commerciaux, position qui contrastait avec la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Mais, après réitération par la Cour européenne de sa jurisprudence, la Cour de Luxembourg s'y est ralliée par un arrêt du 22 octobre 2002, SA Roquette frères. Une autre divergence semble avoir été surmontée. Sur le fondement de l'article 6 de la Convention, la Cour européenne a posé en principe le droit de l'individu à ne pas s'incriminer lui-même. Une partie de la doctrine a vu là une condamnation de la façon dont sont recherchées et sanctionnées les pratiques anticoncurrentielles, avec l'aval du juge communautaire. Toutefois, dans la mesure où le droit à ne pas s'incriminer soi-même ne revêt pas un caractère absolu, la Cour de justice s'est attachée à concilier le respect des droits de la défense et les impératifs de la lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, en se gardant de heurter de front la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. 2. L'attitude de la Cour européenne des droits de l'homme La Cour européenne estime que l'invocation par un État de ses obligations communautaires ne peut être un moyen pour lui d'éluder ses obligations conventionnelles. Elle évite cependant d'exercer son contrôle lorsque la Cour de justice apporte une protection équivalente des droits fondamentaux. a. Ainsi que l'a souligné Mme Tulkens, la Cour a rejeté en tant que telle « l'exception communautaire ». Le fait pour un État de prendre des mesures nationales de transposition d'une directive « ne le soustrait pas à l'empire » des dispositions de la Convention. La Cour de Strasbourg est donc compétente pour exercer son contrôle en pareil cas, même si cela peut l'amener, de façon indirecte, à porter une appréciation sur la conventionnalité d'un acte de droit dérivé. Dans l'arrêt du 18 février 1999, Matthews c/ Royaume-Uni, la Cour a été plus loin encore en retenant la responsabilité d'un État pour mise en œuvre d'un acte communautaire primaire contraire à la Convention. Dans cette affaire, l'acte communautaire en cause n'était pas justiciable devant la Cour de justice des Communautés européennes, ce qui, ainsi que l'a souligné le président Jean-Paul Costa, n'est pas sans importance. b. Lorsqu'un recours est ouvert devant la Cour de justice des Communautés européennes, la Cour européenne s'abstient, en principe, d'exercer son contrôle. Pour parvenir à cette fin, elle a fait appel à l'idée d'équivalence de protection. Celle-ci tire son origine du raisonnement adopté par la Cour constitutionnelle allemande pour s'abstenir de rechercher si un acte de droit dérivé

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méconnaît les droits fondamentaux garantis par la Constitution fédérale. Le refus de s'engager dans la voie du contrôle a été justifié par le fait que la Cour de justice assure le respect des droits fondamentaux à l'échelon communautaire. Dans une affaire où l'Allemagne était mise en cause pour avoir prêté son concours à l'exécution d'un arrêt de la Cour de justice dont il était allégué qu'il avait été rendu en violation de l'article 6 de la Convention, la Commission européenne des droits de l'homme avait déclaré la requête irrecevable au motif que l'ordre juridique communautaire « assure une protection équivalente à celle qui résulte de la Convention ». Par son arrêt du 30 juin 2005, Bosphorus Air Lines, la Cour européenne a systématisé et précisé ce mode de raisonnement. Les États sont responsables au titre de l'article 1er de la Convention, des actes et omissions de leurs organes, « qu'ils découlent du droit interne ou de la nécessité d'observer des obligations juridiques internationales ». La mesure prise par un État en exécution de telles obligations « doit être réputée justifiée dès lors qu'il est constant que l'organisation internationale en question accorde aux droits fondamentaux... une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention ». Dans le cadre communautaire, s'il y a présomption d'équivalence, celle-ci n'est pas irréfragable. Elle cède s'il apparaît dans une affaire que la protection des droits garantis par la Convention est entachée d'une insuffisance manifeste. L'équivalence de la protection a été appliquée à la régularité de la procédure suivie devant la Cour de justice par un arrêt du 20 janvier 2009. La Cour de Strasbourg a évité ainsi d'apprécier, au regard de l'article 6 de la Convention, la question controversée des conditions d'intervention des avocats généraux dans la procédure. De façon spontanée s'est donc instauré un modus vivendi : la Cour de justice respecte peu ou prou la jurisprudence de la Cour de Strasbourg, tandis que cette dernière n'entend pas exercer son contrôle aussi longtemps que l'ordre juridique communautaire assure une protection équivalente des droits conventionnellement garantis. […] DOCUMENT n° 5 : A. LEVADE, « Perspectives : confrontation entre contrôle de conventionnalité et contrôle de constitutionnalité », AJDA , 2011, p. 1257. […] L'irréductibilité des conflits d'interprétation Faut-il y voir la manifestation de ce que le mieux est parfois l'ennemi du bien, la priorité garante de la coexistence harmonieuse des procédures rend impossible leur assimilation. Les contrôles étant successivement, donc parallèlement, menés, la constitutionnalité ne peut exclure l'inconventionnalité, conduisant à s'interroger sur les moyens de limiter la portée des conflits. Inconventionnalité versus constitutionnalité Conséquence du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité, une disposition législative dont la constitutionnalité a été expressément constatée peut, ultérieurement, se voir écartée au motif de son inconventionnalité. Rien que de très banal en somme puisque, à bien y songer, telle est la situation depuis qu'existent un contrôle de constitutionnalité a priori et un contrôle de conventionnalité. Pourquoi dès lors faudrait-il aujourd'hui s'en étonner, voire s'en inquiéter ? En premier lieu, peut-être, parce que cela conduirait à penser que la QPC n'a rien changé ! Le jugement serait à l'évidence hâtif autant qu'erroné, en particulier si l'on admet que la constitutionnalité n'ayant pas vocation à emporter brevet de conventionnalité, il y a, a contrario, tout lieu de penser que les dispositions législatives abrogées pour inconstitutionnalité depuis l'entrée en vigueur de la réforme auraient pu - si elles ne l'avaient déjà été - être écartées pour inconventionnalité. En second lieu, surtout, parce que la spécificité de la QPC tient au fait que, portant sur des dispositions législatives en vigueur, elle relève de la même temporalité que le contrôle de conventionnalité. Dit autrement, depuis le 1

er mars 2010, constitutionnalité et

conventionnalité n'appartiennent plus à deux temps contentieux radicalement séparés par l'entrée en vigueur de la disposition contestée. Le hiatus entre interprétations divergentes peut n'en paraître que plus flagrant puisque insusceptible d'être justifié par le caractère par trop abstrait d'un contrôle a priori de constitutionnalité. Reconnaissons aussi que la situation n'est pas

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exactement identique selon que le conflit voit s'opposer à l'analyse constitutionnelle le juge national ou européen de la conventionnalité. On songe ici aux tout récents arrêts par lesquels la Cour de cassation a considéré que pouvaient être partiellement annulées pour inconventionnalité les gardes à vue qui, antérieurement au 15 avril, avaient donné lieu à procès-verbaux d'auditions qui se seraient tenues hors la présence d'un avocat (Crim. 31 mai 2011, n

os 10-80.034, 10-88.293,

11-81.412). Et ce alors même qu'elle avait, dans un premier temps, différé les effets de l'inconventionnalité compte tenu de la jurisprudence constitutionnelle, avant, dans un second temps, de se prononcer pour une application immédiate - et par conséquent anticipée - de la loi du 14 avril 2011 réformant la garde à vue, dont le Conseil constitutionnel n'a pas été saisi... Est, en revanche, un conflit entre interprètes authentiques la divergence relative à l'appartenance à l'autorité judiciaire du parquet, la Cour européenne des droits de l'homme ayant, à deux reprises […], confirmé que seules peuvent être ainsi qualifiées les autorités dont l'indépendance est garantie, tandis que le Conseil réaffirmait que les magistrats du parquet, tout autant que ceux du siège, relevaient de l'autorité judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution (Cons. const. n° 2010-14/22 QPC, préc., cons. 26, confirmant décis. n° 93-326 DC du 11 août 1993, Loi modifiant la loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 portant réforme du code de procédure pénale, cons. 5). Sans épiloguer sur le choix de la Cour de cassation de reprendre à son compte l'interprétation de la Cour de Strasbourg […], on pourra ne voir dans cette discordance que la confirmation ponctuelle de ce que le contrôle de constitutionnalité n'emporte pas assurance de conventionnalité. Il n'en demeure pas moins que mérite d'être posée la question de la résolution de tels conflits. Hypothèse sur les modalités de résolution des conflits Disons-le d'emblée, outre qu'on peinerait à l'assurer, il n'est pas nécessairement souhaitable que tout conflit d'interprétations pût être systématiquement évité ; dit autrement, le hiatus est inhérent à l'existence d'ordres et de systèmes juridiques qui, bien qu'étroitement imbriqués, demeurent distincts et « la discordance des solutions est de mieux en mieux admise » […] Cela étant dit, plusieurs arguments peuvent être évoqués qui semblent montrer qu'il n'est guère de conflit qui ne saurait, in fine, être résolu, droit de l'Union et droit de la Convention n'étant, à cet égard, pas exactement dans la même situation. Concernant le premier, tout laisse penser que les conflits pourraient ne concerner que les hypothèses de mise en cause de l'identité. Si l'on s'en tient au cas d'une disposition législative de transposition de directive, n'existerait qu'un unique point épineux : l'hypothèse dans laquelle une disposition législative « dont le contenu se limite à transposer les dispositions impératives d'une directive de l'Union » porte atteinte à un droit ou à une liberté que la Constitution garantit constitutif « d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France » à la mise en cause duquel le constituant ne saurait avoir consenti (Cons. const. n° 2010-605 DC, préc., cons. 18). Pour le reste, le Conseil le dit expressément, fût-ce en des termes discutables : « En l'absence de mise en cause d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, [il] n'est pas compétent ». Outre qu'il n'est pas exclu qu'il pût alors procéder à un renvoi préjudiciel, reconnaissons que le conflit serait in fine de nature politique plus que normative, autorisant à penser que la solution reviendrait au pouvoir constituant. On ajoutera que le parti pris des juges semble être de conciliation, un arrêt récent de la Cour montrant, s'il en était besoin, combien elle est portée à faire en sorte que les conflits fussent apaisés aussitôt que décelés […] A défaut de pouvoir être évité, le conflit pourrait donc être résolu ! Plus incertaine sans doute quant à l'issue est l'hypothèse d'une contradiction dans le cadre du système de la Convention. Sans préjuger de la réponse que la pratique pourrait, à brève échéance, apporter, rappelons qu'il ne serait pas inutile que la Cour fît usage, lorsque le droit ou la liberté en cause le permet, de sa jurisprudence relative à la marge d'appréciation (CEDH 7 déc. 1976, Handyside c/ Royaume-Uni, série A, n° 24). En définitive, on le voit, l'affrontement redouté a, dans une large mesure, été évité ; parce que demeure l'inévitable, gageons que la sagesse des juges permettra qu'un dialogue fécond l'emporte sur la confrontation stérile !

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DOCUMENT n° 6 : M. DELMAS-MARTY « Le pluralisme ordonné et les interactions entre ensembles juridiques », Recuei l Dal loz 2006 p. 951 […] Les jeux d'interprétation croisée Encore faut-il qu'il y ait des interprètes, c'est-à-dire qu'à chaque ensemble normatif corresponde un organe juridictionnel. Or, ce n'est que très rarement le cas. Rappelons que, malgré la judiciarisation progressive du comité des droits de l'homme de l'ONU, il n'y a pas de véritable cour mondiale pour les droits de l'homme ; quant au droit de l'environnement, il ne comporte ni organisation mondiale ni organe juridictionnel. Aussi faut-il inclure tous les juges : les juges nationaux qui s'internationalisent et les juges internationaux qui se banalisent, à mesure que leur compétence s'étend et que leurs méthodes d'interprétation s'affranchissent des méthodes du droit international général. Les uns et les autres commencent à développer des échanges, à tel point que, si la réception réciproque des jurisprudences ne repose sur aucun principe juridique, « elle est cependant une pratique courante ». Dans la compétition qui s'instaure entre les jurisprudences (nationales et internationales, entre elles ou de façon transversale), intervient non seulement le facteur d'appartenance à la même tradition (qui joue surtout dans l'espace de common law), mais encore la qualité de la motivation. La notion de « bénévolence », mise en lumière par le Premier Président de la Cour de cassation française Guy Canivet, permettrait de concilier compétition et coordination. Car la stature du juge, sinon son statut, peut se trouver valorisée par les processus horizontaux de coordination, et la qualité, donc l'autorité de la décision sera renforcée par le jeu des références croisées d'une juridiction à l'autre. A cet égard, l'exemple du dialogue des juges sur la peine de mort est particulièrement significatif car le droit pénal est traditionnellement considéré comme le domaine par excellence de la souveraineté nationale, et le droit de vie et de mort comme l'emblème du souverain. C'est à partir des droits de l'homme que les juges internationaux ont engagé un dialogue sur la peine de mort avec d'autres juridictions internationales, comme avec des cours suprêmes nationales. Amorcé en 1989 en Europe, à partir du coup d'envoi, déclenché par une interprétation audacieuse de la Cour européenne des droits de l'homme (Soering c/ RU) à propos de l'extradition d'un condamné à mort vers les États-Unis, le dialogue était d'emblée élargi aux pays tiers et la jurisprudence Soering devait avoir une influence considérable, non seulement en Europe, mais dans le monde entier : citée en 1995 par la Cour suprême d'Afrique du Sud, elle semble avoir aussi déterminé en 2001 un revirement de la Cour suprême du Canada qui entraîne à son tour une évolution de la jurisprudence du comité des droits de l'homme de l'ONU, à travers les questions de procédure. En procédure, le dialogue repart cette fois du continent américain, relancé par la Cour interaméricaine des droits de l'homme, à son tour citée par la Cour européenne (affaire Ocälan), et se poursuit à la Cour internationale de justice (CIJ) car de nombreuses condamnations à mort prononcées aux États-Unis concernent des étrangers, auxquels le protocole additionnel à la convention de Vienne sur les relations consulaires accorde des garanties, à commencer par le droit d'être informé de l'assistance que peut lui apporter le consul de son pays (affaire LaGrand). Enfin, certains juges de la Cour suprême des États-Unis, ayant commencé à évoquer le nombre croissant des cours, y compris la Cour européenne, qui ont jugé la peine de mort inhumaine ou dégradante, en viendront à qualifier l'exécution des malades mentaux de châtiment « excessif » en s'appuyant sur l'opinion de la communauté mondiale, reprenant ensuite le raisonnement à propos des mineurs. Si le dialogue sur la peine de mort est ainsi engagé à tous les niveaux à la fois (national, régional et mondial), en revanche, d'autres croisements se limitent aux juridictions internationales. A cet égard, l'Europe, par sa structure bipolaire, offre une illustration singulière. C'est seulement à partir du moment où les États membres de la Communauté européenne eurent tous ratifié la Convention européenne des droits de l'homme (le dernier, à l'époque des Neuf, étant la France en 1974) qu'il devint possible, pour les juges de la Cour de justice des

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Communautés européennes (CJCE), de prendre en compte la Convention des droits de l'homme, et réciproquement. Au-delà de rencontres et d'échanges informels entre juges, pour rapprocher les points de vue et éviter les conflits de jurisprudence par une information réciproque, le jeu des références croisées d'une jurisprudence à l'autre pouvait ainsi commencer à se développer. Mais l'Europe fait figure d'exception, comparée à d'autres régions, ou a fortiori à la situation mondiale. Une très faible part des membres de l'OMC ont adhéré aux deux pactes de l'ONU sur les droits de l'homme et accepté le recours individuel devant le comité de l'ONU en cas de violation. De plus, l'absence persistante de cour mondiale des droits de l'homme, et l'enlisement de la proposition d'un Conseil des droits de l'homme, un peu plus indépendant que l'actuelle Commission, confrontés à la montée en puissance de l'ORD à l'OMC, contribuent encore à creuser l'écart. A l'échelle mondiale, c'est la création des TPI, puis de la CPI, qui semble favoriser les entrecroisements, non seulement avec le comité des droits de l'homme de l'ONU et la CIJ, mais entre les juridictions pénales à vocation mondiale et les cours régionales des droits de l'homme. Les niveaux ne coïncident pas (régional/mondial), les domaines sont différents (droits de l'homme/droit pénal) et pourtant les juges engagent un dialogue. La Cour européenne commence à citer la jurisprudence des TPI ; inversement, ces derniers font référence aux instruments de protection des droits de l'homme et à la jurisprudence des cours régionales. C'est bien d'entrecroisement qu'il s'agit car les juges des TPI refusent toute hiérarchie, qu'il s'agisse des cours régionales des droits de l'homme, ou du comité des droits de l'homme. Et ils opposent le même refus à la CIJ : bien que celle-ci « constitue « l'organe juridictionnel principal » du système des Nations unies, [...] il n'existe aucun lien hiérarchique entre les deux juridictions » . Au risque de provoquer les critiques de tous côtés. Du côté des droits de l'homme, on s'inquiète d'une autonomie qui favoriserait ce que Françoise Tulkens avait appelé une utilisation des droits de l'homme « à la carte ». Du côté du droit international général, on plaide pour une banalité des sources qui devrait limiter l'interprétation par référence au seul droit international. Enfin, en droit pénal, les défenseurs de la légalité des délits et des peines et de l'interprétation restrictive s'opposent aux partisans d'une interprétation large des incriminations, au nom de la lutte contre l'impunité et en raison de la spécificité d'une justice internationale pénale encore en formation. Entre le réalisme du droit international général, le militantisme des droits de l'homme, et le légalisme du droit pénal, les jeux d'interprétation croisée ont le mérite d'éclairer le débat, mais ils ne donnent pas les moyens de le trancher. Cette justice sans hiérarchie qui se cherche à tâtons, par une sorte de porosité entre les divers ensembles, une compénétration par capillarité, ne peut être qu'une phase transitoire dans la construction d'un véritable ordre juridique mondial. Une phase où l'internormativité et l'interprétation croisée permettraient la formation, sinon d'une communauté de valeurs, du moins d'une communauté de juges. En somme, l'apport essentiel des processus d'entrecroisements, normatifs et judiciaires, est de créer une dynamique qui favorise l'évitement des conflits et aide à résoudre certaines contradictions, mais ils ne peuvent dispenser totalement de hiérarchie : ils préparent la transition en acclimatant les différents ensembles juridiques à la notion d'internormativité, mais celle-ci ne pourra devenir une véritable mise en ordre que s'il existe précisément un principe d'ordre, qui réintroduise une hiérarchie. Or, cette hiérarchie sera plus ou moins stricte selon qu'elle impose un droit identique (unification) ou se limite, assouplie par la reconnaissance d'une marge nationale d'appréciation, à un rapprochement des divers systèmes (harmonisation). […]

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DOCUMENT n° 7 : P. Brunet, « Les juges européens au pays des valeurs », La Vie des idées, 9 juin 2009. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Les-juges-europeens-au-pays-des.html […] En admettant que la coopération entre les juges soit un fait, quelle forme est-elle en train de prendre ? Un examen de la jurisprudence récente du Conseil d’État permet de le comprendre. La coopération suppose de la part des juges étatiques qu’ils aient recours à deux techniques d’interprétation juridique : l’interprétation conforme et l’analogie. Interprétation conforme Après que le Conseil constitutionnel a reconnu au législateur une obligation constitutionnelle de transposer les directives (à certaines conditions et dans certaines limites), le Conseil d’État s’est reconnu compétent pour contrôler la conformité de directives à la Constitution ou à la Convention européenne des droits de l’Homme (1950) à l’occasion de la contestation portée devant lui d’un acte réglementaire pris en vue de transposer cette directive. Au-delà de la technique juridique, la portée politique d’un tel contrôle est aisée à comprendre : cela revient, pour le Conseil d’État, à se reconnaître compétent pour interpréter le droit communautaire – et donc pour attribuer une signification à des textes qu’il a pour seule fonction d’appliquer. Or, on le sait, la CJCE a maintes fois rappelé, en se fondant sur l’article 234 TCE, qu’elle disposait d’un pouvoir d’interprétation authentique unique de l’ordre communautaire et qu’un tel pouvoir justifiait que les juges étatiques s’abstiennent de toute interférence. Dans ces conditions, dès lors que le juge étatique envisage de confronter les normes ultimes de son ordre juridique avec celles de l’ordre communautaire, il n’a d’autre solution que de chercher à les rendre aussi compatibles les unes avec les autres sous peine de devoir conclure à un conflit de normes dont il ne pourra jamais garantir l’issue puisque la Cour de justice, de son côté, dispose elle aussi du pouvoir d’interpréter ces normes et d’organiser autrement les rapports entre elles. L’un des moyens d’y parvenir est d’utiliser la technique que l’on appelle communément en droit l’interprétation « constructive » ou « harmonisante » ou encore « conforme » et qui consiste à solliciter le sens d’un texte afin qu’il s’approche le plus possible du sens d’un autre au point de s’y conformer. Pas plus que les autres « méthodes d’interprétation », celle-ci ne permet nullement d’atteindre le vrai sens d’un texte. Son choix parmi d’autres techniques ne s’impose donc pas parce qu’elle permet seule d’accéder à une quelconque vérité mais il est le produit de contraintes institutionnelles auxquelles les juges ne peuvent se soustraire en vertu de la configuration des pouvoirs dans laquelle ils se trouvent. On mesure dont fort bien que le pouvoir d’interprétation que se reconnaissent les juges étatiques lorsqu’ils s’emploient à contrôler la constitutionnalité ou la conventionnalité des directives communautaires est un pouvoir de participer à la production de la signification des énoncés du droit communautaire et non un pouvoir d’annuler un acte communautaire au nom de la Constitution ou de la Convention européenne des droits de l’homme. Mais ce pouvoir ne s’exerce pas avec la même liberté que celle de la CJCE : en réalité, ce n’est au mieux qu’un pouvoir de suggérer une interprétation des actes de droit dérivé au regard des normes ultimes du droit communautaire et du droit national, au pire, un pouvoir d’adaptation du droit interne aux exigences du droit communautaire par le truchement d’une interprétation conforme. Ce n’est donc pas la poursuite de valeurs communes mais bien les contraintes systémiques auxquelles l’organisation du pouvoir d’interprétation des sources formelles est soumis qui expliquent que le juge interne privilégie la technique de l’interprétation conforme. Pour le dire autrement, quand bien même les valeurs que les juges cherchent à protéger imposeraient le choix de la technique dite de l’interprétation conforme, ces valeurs pèseraient de toutes les façons d’un poids bien plus faible que les impératifs d’organisation et de distribution du pouvoir d’interprétation dans l’Union européenne. Analogie On peut même ajouter que la mise en œuvre de cette technique d’interprétation dite conforme impose aux juges de recourir aussi souvent que possible à l’analogie ou à l’interprétation extensive

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car ce sont là les moyens par lesquels les juges peuvent prétendre identifier des contenus comme identiques. Bien évidemment, l’analogie ou l’extension auxquelles on aura recours ne sont nullement vérifiables et n’obéissent en rien à la logique. Mais elles sont fort utiles puisqu’elles permettent de justifier que les juges s’échappent de leur ordre et se transportent dans un autre sans pour autant soumettre l’un des ordres à l’autre ni les fusionner, du moins formellement parlant. C’est exactement à cela qu’est utilisée l’analogie dans les conclusions de Mattias Guyomar sur Arcelor lorsqu’il décrit l’opération de « translation » à laquelle il invite le Conseil d’État lorsque ce dernier est saisi d’un moyen tiré de la méconnaissance, par une directive communautaire, d’une disposition ou d’un principe de valeur constitutionnelle. Grâce à l’analogie, on crée l’illusion qu’un ordre normatif préexiste à l’intervention du juge et que ce dernier se contente de l’organiser. Bref, affirmer l’existence d’une communauté de valeurs est d’autant plus nécessaire aux juges que cela leur fournit un moyen de dissoudre la question de savoir à quel ordre appartient la norme ultime qui sert d’unité aux normes qu’ils créent. Cette argumentation obéit donc à la même stratégie que le cognitivisme éthique qui l’inspire : en même temps qu’elle affirme que les deux ordres partagent les mêmes valeurs, elle présuppose que ces valeurs existent et qu’il suffit aux juges d’en reconnaître la communauté pour en saisir l’objectivité. Ainsi, ordonner le pluralisme s’entend d’une reconnaissance de la supériorité sinon formelle du moins axiologique du droit communautaire et, sous couvert d’ordonner ce pluralisme, les juges internes délèguent à la CJCE le soin d’écarter le droit interne en cas de conflits tout en affirmant coopérer avec elle. Mieux, en parlant de coopération, ils peuvent également espérer contraindre la CJCE sinon d’adopter du moins d’entendre leurs suggestions interprétatives. À cet égard, les juges étatiques ayant le plus à perdre dans le mouvement de fédéralisation de l’Union européenne, ils ont tout intérêt à convaincre la Cour que le pluralisme doit pouvoir être ordonné autant par les juges nationaux que par les juges supranationaux. Le « dialogue des juges » dont se félicitent les principaux intéressés peut donc s’analyser un peu autrement que ne le suggèrent ces derniers : d’un œcuménisme rassurant – il y aurait un dialogue des juges comme il y aurait un dialogue des religions ou des cultures et le monde serait à la fois pluriel et singulier – cette métaphore sert autant à décrire ce qui est qu’à prescrire ce qui doit être. Or, quand bien même elle serait utilisée pour seulement décrire les échanges et jeux d’influence entre les cours nationales et supranationales, son imprécision la fait apparaître comme une clef qui ouvre toutes les serrures. Elle présente cependant l’incontestable mérite – politique – de ménager la primauté du droit communautaire enfin admise et la primauté constitutionnelle interne toujours maintenue et on comprend que les juges eux-mêmes y adhèrent volontiers. À la réflexion, il n’y a ni dialogue – duquel découlerait un ordre juridique cohérent et pacifique propre à recréer un droit commun – ni guerre mais seulement des choix interprétatifs auxquels procèdent les juridictions selon une hiérarchie non pas formelle mais axiologique dont la norme ultime, qui permet aux juges nationaux de justifier leur action, est bien plus sûrement la primauté du droit communautaire et le principe de son application uniforme que celui de souveraineté nationale. Bien que très en vogue, la dimension historique du pluralisme ordonné ne saurait être négligée : cette doctrine correspond à une certaine organisation du pouvoir à un moment donné. Son succès témoigne de ce que la question de la nature de l’Union européenne est en voie de résolution et l’on peut comprendre que les juges nationaux et supranationaux y soient attachés : en l’absence de constitution européenne et avant l’avènement d’un État fédéral, elle permet aux juges internes de maintenir aux États une souveraineté toute nominale et à la CJCE d’asseoir l’autorité de l’Union européenne. Quant aux citoyens… Comment pourraient-ils reprocher aux juges de protéger les droits fondamentaux et d’enrichir, ce faisant, l’État de droit ?