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Du côté de chez Swann - A la recherche du temps perdu - Tome I

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À MONSIEUR GASTON CALMETTE

Comme un témoignage de profonde et affectueusereconnaissance.

Marcel Proust.

PREMIÈRE PARTIECombray

ILongtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie

éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de medire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il étaittemps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume queje croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avaispas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire,mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblaitque j’étais moi-même ce dont parlait : l’ouvrage une église, un quatuor, larivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendantquelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison, mais pesaitcomme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compteque le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenirinintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existenceantérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquerou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autourde moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plusencore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause,incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandaisquelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plusou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant lesdistances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur sehâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dansson souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actesinaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère quile suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

J’appuyais tendrement mes joues contre les belles joues de l’oreiller qui,pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance. Je frottais uneallumette pour regarder ma montre. Bientôt minuit. C’est l’instant où lemalade, qui a été obligé de partir en voyage et a dû coucher dans un hôtelinconnu, réveillé par une crise, se réjouit en apercevant sous la porte uneraie de jour. Quel bonheur ! c’est déjà le matin ! Dans un moment lesdomestiques seront levés, il pourra sonner, on viendra lui porter secours.

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L’espérance d’être soulagé lui donne du courage pour souffrir. Justement ila cru entendre des pas ; les pas se rapprochent, puis s’éloignent. Et la raiede jour qui était sous sa porte a disparu. C’est minuit ; on vient d’éteindre legaz ; le dernier domestique est parti et il faudra rester toute la nuit à souffrirsans remède.

Je me rendormais, et parfois je n’avais plus que de courts réveils d’uninstant, le temps d’entendre les craquements organiques des boiseries,d’ouvrir les yeux pour fixer le kaléidoscope de l’obscurité, de goûter grâceà une lueur momentanée de conscience le sommeil où étaient plongésles meubles, la chambre, le tout dont je n’étais qu’une petite partie et àl’insensibilité duquel je retournais vite m’unir. Ou bien en dormant j’avaisrejoint sans effort un âge à jamais révolu de ma vie primitive, retrouvé tellede mes terreurs enfantines comme celle que mon grand-oncle me tirât parmes boucles et qu’avait dissipée le jour – date pour moi d’une ère nouvelle –où on les avait coupées. J’avais oublié cet évènement pendant mon sommeil,j’en retrouvais le souvenir aussitôt que j’avais réussi à m’éveiller pouréchapper aux mains de mon grand-oncle, mais par mesure de précautionj’entourais complètement ma tête de mon oreiller avant de retourner dansle monde des rêves.

Quelquefois, comme Ève naquit d’une côte d’Adam, une femme naissaitpendant mon sommeil d’une fausse position de ma cuisse. Formée du plaisirque j’étais sur le point de goûter, je m’imaginais que c’était elle qui mel’offrait. Mon corps qui sentait dans le sien ma propre chaleur voulaits’y rejoindre, je m’éveillais. Le reste des humains m’apparaissait commebien lointain auprès de cette femme que j’avais quittée il y avait quelquesmoments à peine ; ma joue était chaude encore de son baiser, mon corpscourbaturé par le poids de sa taille. Si, comme il arrivait quelquefois, elleavait les traits d’une femme que j’avais connue dans la vie, j’allais medonner tout entier à ce but : la retrouver ; comme ceux qui partent en voyagepour voir de leurs yeux une cité désirée et s’imaginent qu’on peut goûterdans une réalité le charme du songe. Peu à peu son souvenir s’évanouissait,j’avais oublié la fille de mon rêve.

Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordredes années et des mondes. Il les consulte d’instinct en s’éveillant et y liten une seconde le point de la terre qu’il occupe, le temps qui s’est écouléjusqu’à son réveil ; mais leurs rangs peuvent se mêler, se rompre. Que vers lematin après quelque insomnie, le sommeil le prenne en train de lire, dans uneposture trop différente de celle où il dort habituellement, il suffit de son brassoulevé pour arrêter et faire reculer le soleil, et à la première minute de sonréveil, il ne saura plus l’heure, il estimera qu’il vient à peine de se coucher.Que s’il s’assoupit dans une position encore plus déplacée et divergente,

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par exemple après dîner assis dans un fauteuil, alors le bouleversement seracomplet dans les mondes désorbités, le fauteuil magique le fera voyagerà toute vitesse dans le temps et dans l’espace, et au moment d’ouvrir lespaupières, il se croira couché quelques mois plus tôt dans une autre contrée.Mais il suffisait que, dans mon lit même, mon sommeil fût profond etdétendît entièrement mon esprit ; alors celui-ci lâchait le plan du lieu oùje m’étais endormi, et quand je m’éveillais au milieu de la nuit, commej’ignorais où je me trouvais, je ne savais même pas au premier instantqui j’étais ; j’avais seulement dans sa simplicité première le sentiment del’existence comme il peut frémir au fond d’un animal ; j’étais plus dénuéque l’homme des cavernes ; mais alors le souvenir – non encore du lieuoù j’étais, mais de quelques-uns de ceux que j’avais habités et où j’auraispu être – venait à moi comme un secours d’en haut pour me tirer du néantd’où je n’aurais pu sortir tout seul ; je passais en une seconde par-dessus dessiècles de civilisation, et l’image confusément entrevue de lampes à pétrole,puis de chemises à col rabattu, recomposaient peu à peu les traits originauxde mon moi.

Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposéepar notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilitéde notre pensée en face d’elles. Toujours est-il que, quand je me réveillaisainsi, mon esprit s’agitant pour chercher, sans y réussir, à savoir où j’étais,tout tournait autour de moi dans l’obscurité, les choses, les pays, les années.Mon corps, trop engourdi pour remuer, cherchait, d’après la forme de safatigue, à repérer la position de ses membres pour en induire la directiondu mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeureoù il se trouvait. Sa mémoire, la mémoire de ses côtes, de ses genoux, deses épaules, lui présentait successivement plusieurs des chambres où il avaitdormi, tandis qu’autour de lui les murs invisibles, changeant de place selonla forme de la pièce imaginée, tourbillonnaient dans les ténèbres. Et avantmême que ma pensée, qui hésitait au seuil des temps et des formes, eûtidentifié le logis en rapprochant les circonstances, lui – mon corps – serappelait pour chacun le genre du lit, la place des portes, la prise de jourdes fenêtres, l’existence d’un couloir, avec la pensée que j’avais en m’yendormant et que je retrouvais au réveil. Mon côté ankylosé, cherchant àdeviner son orientation, s’imaginait, par exemple, allongé face au mur dansun grand lit à baldaquin, et aussitôt je me disais : « Tiens, j’ai fini parm’endormir quoique maman ne soit pas venue me dire bonsoir », j’étais àla campagne chez mon grand-père, mort depuis bien des années ; et moncorps, le côté sur lequel je reposais, gardiens fidèles d’un passé que monesprit n’aurait jamais dû oublier, me rappelaient la flamme de la veilleuse deverre de Bohême, en forme d’urne, suspendue au plafond par des chaînettes,

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la cheminée en marbre de Sienne, dans ma chambre à coucher de Combray,chez mes grands-parents, en des jours lointains qu’en ce moment je mefigurais actuels sans me les représenter exactement et que je reverrais mieuxtout à l’heure quand je serais tout à fait éveillé.

Puis renaissait le souvenir d’une nouvelle attitude ; le mur filait dansune autre direction : j’étais dans ma chambre chez Mme de Saint-Loup, àla campagne ; mon Dieu ! il est au moins dix heures, on doit avoir fini dedîner ! J’aurai trop prolongé la sieste que je fais tous les soirs en rentrant dema promenade avec Mme de Saint-Loup, avant d’endosser mon habit. Carbien des années ont passé depuis Combray, où, dans nos retours les plustardifs, c’étaient les reflets rouges du couchant que je voyais sur le vitragede ma fenêtre. C’est un autre genre de vie qu’on mène à Tansonville, chezMme de Saint-Loup, un autre genre de plaisir que je trouve à ne sortir qu’àla nuit, à suivre au clair de lune ces chemins où je jouais jadis au soleil ; etla chambre où je me serai endormi au lieu de m’habiller pour le dîner, deloin je l’aperçois, quand nous rentrons, traversée par les feux de la lampe,seul phare dans la nuit.

Ces évocations tournoyantes et confuses ne duraient jamais que quelquessecondes ; souvent, ma brève incertitude du lieu où je me trouvais nedistinguait pas mieux les unes des autres les diverses suppositions dont elleétait faite, que nous n’isolons, en voyant un cheval courir, les positionssuccessives que nous montre le kinétoscope. Mais j’avais revu tantôt l’une,tantôt l’autre, des chambres que j’avais habitées dans ma vie, et je finissaispar me les rappeler toutes dans les longues rêveries qui suivaient mon réveil ;chambres d’hiver où quand on est couché, on se blottit la tête dans un nidqu’on se tresse avec les choses les plus disparates : un coin de l’oreiller,le haut des couvertures, un bout de châle, le bord du lit, et un numérodes Débats roses, qu’on finit par cimenter ensemble selon la techniquedes oiseaux en s’y appuyant indéfiniment ; où, par un temps glacial, leplaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondellede mer qui a son nid au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre),et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dansun grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons quise rallument, sorte d’impalpable alcôve, de chaude caverne creusée au seinde la chambre même, zone ardente et mobile en ses contours thermiques,aérée de souffles qui nous rafraîchissent la figure et viennent des angles, desparties voisines de la fenêtre ou éloignées du foyer et qui se sont refroidies ; –chambres d’été où l’on aime être uni à la nuit tiède, où le clair de lune appuyéaux volets entrouverts, jette jusqu’au pied du lit son échelle enchantée, oùon dort presque en plein air, comme la mésange balancée par la brise àla pointe d’un rayon ; – parfois la chambre Louis XVI, si gaie que même

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le premier soir je n’y avais pas été trop malheureux et où les colonnettesqui soutenaient légèrement le plafond s’écartaient avec tant de grâce pourmontrer et réserver la place du lit ; parfois au contraire celle, petite et siélevée de plafond, creusée en forme de pyramide dans la hauteur de deuxétages et partiellement revêtue d’acajou, où dès la première seconde j’avaisété intoxiqué moralement par l’odeur inconnue du vétiver, convaincu del’hostilité des rideaux violets et de l’insolente indifférence de la pendulequi jacassait tout haut comme si je n’eusse pas été là ; – où une étrangeet impitoyable glace à pieds quadrangulaires, barrant obliquement un desangles de la pièce, se creusait à vif dans la douce plénitude de mon champvisuel accoutumé un emplacement qui n’y était pas prévu ; – où ma pensée,s’efforçant pendant des heures de se disloquer, de s’étirer en hauteur pourprendre exactement la forme de la chambre et arriver à remplir jusqu’enhaut son gigantesque entonnoir, avait souffert bien de dures nuits, tandis quej’étais étendu dans mon lit, les yeux levés, l’oreille anxieuse, la narine rétive,le cœur battant : jusqu’à ce que l’habitude eût changé la couleur des rideaux,fait taire la pendule, enseigné la pitié à la glace oblique et cruelle, dissimulé,sinon chassé complètement, l’odeur du vétiver et notablement diminué lahauteur apparente du plafond. L’habitude ! aménageuse habile mais bienlente et qui commence par laisser souffrir notre esprit pendant des semainesdans une installation provisoire ; mais que malgré tout il est bien heureux detrouver, car sans l’habitude et réduit à ses seuls moyens il serait impuissantà nous rendre un logis habitable.

Certes, j’étais éveillé maintenant : mon corps avait viré une dernière foiset le bon ange de la certitude avait tout arrêté autour de moi, m’avait couchésous mes couvertures, dans ma chambre, et avait mis approximativementà leur place dans l’obscurité ma commode, mon bureau, ma cheminée, lafenêtre sur la rue et les deux portes. Mais j’avais beau savoir que je n’étaispas dans les demeures dont l’ignorance du réveil m’avait en un instant sinonprésenté l’image distincte, du moins fait croire la présence possible, le branleétait donné à ma mémoire ; généralement je ne cherchais pas à me rendormirtout de suite ; je passais la plus grande partie de la nuit à me rappeler notre vied’autrefois, à Combray chez ma grand-tante, à Balbec, à Paris, à Doncières,à Venise, ailleurs encore, à me rappeler les lieux, les personnes que j’y avaisconnues, ce que j’avais vu d’elles, ce qu’on m’en avait raconté.

À Combray, tous les jours dès la fin de l’après-midi, longtemps avantle moment où il faudrait me mettre au lit et rester, sans dormir, loin de mamère et de ma grand-mère, ma chambre à coucher redevenait le point fixe etdouloureux de mes préoccupations. On avait bien inventé, pour me distraire

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les soirs où on me trouvait l’air trop malheureux, de me donner une lanternemagique, dont, en attendant l’heure du dîner, on coiffait ma lampe ; et, àl’instar des premiers architectes et maîtres verriers de l’âge gothique, ellesubstituait à l’opacité des murs d’impalpables irisations, de surnaturellesapparitions multicolores, où des légendes étaient dépeintes comme dans unvitrail vacillant et momentané. Mais ma tristesse n’en était qu’accrue, parceque rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avaisde ma chambre et grâce à quoi, sauf le supplice du coucher, elle m’étaitdevenue supportable. Maintenant je ne la reconnaissais plus et j’y étaisinquiet, comme dans une chambre d’hôtel ou de « chalet », où je fusse arrivépour la première fois en descendant de chemin de fer.

Au pas saccadé de son cheval, Golo, plein d’un affreux dessein, sortaitde la petite forêt triangulaire qui veloutait d’un vert sombre la pente d’unecolline, et s’avançait en tressautant vers le château de la pauvre Genevièvede Brabant. Ce château était coupé selon une ligne courbe qui n’était autreque la limite d’un des ovales de verre ménagés dans le châssis qu’on glissaitentre les coulisses de la lanterne. Ce n’était qu’un pan de château et il avaitdevant lui une lande où rêvait Geneviève qui portait une ceinture bleue. Lechâteau et la lande étaient jaunes et je n’avais pas attendu de les voir pourconnaître leur couleur car, avant les verres du châssis, la sonorité mordoréedu nom de Brabant me l’avait montrée avec évidence. Golo s’arrêtait uninstant pour écouter avec tristesse le boniment lu à haute voix par ma grand-tante et qu’il avait l’air de comprendre parfaitement, conformant son attitudeavec une docilité qui n’excluait pas une certaine majesté, aux indications dutexte ; puis il s’éloignait du même pas saccadé. Et rien ne pouvait arrêtersa lente chevauchée. Si on bougeait la lanterne, je distinguais le cheval deGolo qui continuait à s’avancer sur les rideaux de la fenêtre, se bombantde leurs plis, descendant dans leurs fentes. Le corps de Golo lui-même,d’une essence aussi surnaturelle que celui de sa monture, s’arrangeait detout obstacle matériel, de tout objet gênant qu’il rencontrait en le prenantcomme ossature et en se le rendant intérieur, fût-ce le bouton de la porte surlequel s’adaptait aussitôt et surnageait invinciblement sa robe rouge ou safigure pâle toujours aussi noble et aussi mélancolique, mais qui ne laissaitparaître aucun trouble de cette transvertébration.

Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections quisemblaient émaner d’un passé mérovingien et promenaient autour de moides reflets d’histoire si anciens. Mais je ne peux dire quel malaise me causaitpourtant cette intrusion du mystère et de la beauté dans une chambre quej’avais fini par remplir de mon moi au point de ne pas faire plus attentionà elle qu’à lui-même. L’influence anesthésiante de l’habitude ayant cessé,je me mettais à penser, à sentir, choses si tristes. Ce bouton de la porte de

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ma chambre, qui différait pour moi de tous les autres boutons de porte dumonde en ceci qu’il semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de letourner, tant le maniement m’en était devenu inconscient, le voilà qui servaitmaintenant de corps astral à Golo. Et dès qu’on sonnait le dîner, j’avais hâtede courir à la salle à manger où la grosse lampe de la suspension, ignorantede Golo et de Barbe-Bleue, et qui connaissait mes parents et le bœuf à lacasserole, donnait sa lumière de tous les soirs ; et de tomber dans les bras demaman que les malheurs de Geneviève de Brabant me rendaient plus chère,tandis que les crimes de Golo me faisaient examiner ma propre conscienceavec plus de scrupules.

Après le dîner, hélas, j’étais bientôt obligé de quitter maman qui restaità causer avec les autres, au jardin s’il faisait beau, dans le petit salon oùtout le monde se retirait s’il faisait mauvais. Tout le monde, sauf ma grand-mère qui trouvait que « c’est une pitié de rester enfermé à la campagne » etqui avait d’incessantes discussions avec mon père, les jours de trop grandepluie, parce qu’il m’envoyait lire dans ma chambre au lieu de rester dehors.« Ce n’est pas comme cela que vous le rendrez robuste et énergique, disait-elle tristement, surtout ce petit qui a tant besoin de prendre des forces etde la volonté. » Mon père haussait les épaules et il examinait le baromètre,car il aimait la météorologie, pendant que ma mère, évitant de faire du bruitpour ne pas le troubler, le regardait avec un respect attendri, mais pas tropfixement pour ne pas chercher à percer le mystère de ses supériorités. Maisma grand-mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rageet que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osierde peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouettépar l’averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son fronts’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : « Enfin, onrespire ! » et parcourait les allées détrempées – trop symétriquement alignéesà son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature etauquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s’arrangerait –de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements diversqu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, lastupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désirinconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les taches de boue sous lesquelleselle disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour sa femme dechambre un désespoir et un problème.

Quand ces tours de jardin de ma grand-mère avaient lieu après dîner,une chose avait le pouvoir de la faire rentrer : c’était, à un des momentsoù la révolution de sa promenade la ramenait périodiquement, comme uninsecte, en face des lumières du petit salon où les liqueurs étaient serviessur la table à jeu – si ma grand-tante lui criait : « Bathilde ! viens donc

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empêcher ton mari de boire du cognac ! » Pour la taquiner, en effet (elle avaitapporté dans la famille de mon père un esprit si différent que tout le mondela plaisantait et la tourmentait), comme les liqueurs étaient défendues à mongrand-père, ma grand-tante lui en faisait boire quelques gouttes. Ma pauvregrand-mère entrait, priait ardemment son mari de ne pas goûter au cognac ; ilse fâchait, buvait tout de même sa gorgée, et ma grand-mère repartait, triste,découragée, souriante pourtant, car elle était si humble de cœur et si douceque sa tendresse pour les autres et le peu de cas qu’elle faisait de sa proprepersonne et de ses souffrances, se conciliaient dans son regard en un sourireoù, contrairement à ce qu’on voit dans le visage de beaucoup d’humains, iln’y avait d’ironie que pour elle-même, et pour nous tous comme un baiserde ses yeux qui ne pouvaient voir ceux qu’elle chérissait sans les caresserpassionnément du regard. Ce supplice que lui infligeait ma grand-tante, lespectacle des vaines prières de ma grand-mère et de sa faiblesse, vaincued’avance, essayant inutilement d’ôter à mon grand-père le verre à liqueur,c’était de ces choses à la vue desquelles on s’habitue plus tard jusqu’à lesconsidérer en riant et à prendre le parti du persécuteur assez résolument etgaiement pour se persuader à soi-même qu’il ne s’agit pas de persécution ;elles me causaient alors une telle horreur, que j’aurais aimé battre ma grand-tante. Mais dès que j’entendais : « Bathilde, viens donc empêcher ton maride boire du cognac ! » déjà homme par la lâcheté, je faisais ce que nousfaisons tous, une fois que nous sommes grands, quand il y a devant nousdes souffrances et des injustices : je ne voulais pas les voir ; je montaissangloter tout en haut de la maison à côté de la salle d’études, sous les toits,dans une petite pièce sentant l’iris, et que parfumait aussi un cassis sauvagepoussé au-dehors entre les pierres de la muraille et qui passait une branchede fleurs par la fenêtre entrouverte. Destinée à un usage plus spécial et plusvulgaire, cette pièce, d’où l’on voyait pendant le jour jusqu’au donjon deRoussainville-le-Pin, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parcequ’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef, à toutes cellesde mes occupations qui réclamaient une inviolable solitude : la lecture, larêverie, les larmes et la volupté. Hélas ! je ne savais pas que, bien plustristement que les petits écarts de régime de son mari, mon manque devolonté, ma santé délicate, l’incertitude qu’ils projetaient sur mon avenir,préoccupaient ma grand-mère, au cours de ces déambulations incessantes,de l’après-midi et du soir, où on voyait passer et repasser, obliquement levévers le ciel, son beau visage aux joues brunes et sillonnées, devenues auretour de l’âge presque mauves comme les labours à l’automne, barrées, sielle sortait, par une voilette à demi relevée, et sur lesquelles, amené là parle froid ou quelque triste pensée, était toujours en train de sécher un pleurinvolontaire.

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Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que mamanviendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. Mais ce bonsoir duraitsi peu de temps, elle redescendait si vite, que le moment où je l’entendaismonter, puis où passait dans le couloir à double porte le bruit léger de sarobe de jardin en mousseline bleue, à laquelle pendaient de petits cordonsde paille tressée, était pour moi un moment douloureux. Il annonçait celuiqui allait le suivre, où elle m’aurait quitté, où elle serait redescendue. Desorte que ce bonsoir que j’aimais tant, j’en arrivais à souhaiter qu’il vîntle plus tard possible, à ce que se prolongeât le temps de répit où mamann’était pas encore venue. Quelquefois quand, après m’avoir embrassé, elleouvrait la porte pour partir, je voulais la rappeler, lui dire « embrasse-moi une fois encore », mais je savais qu’aussitôt elle aurait son visagefâché, car la concession qu’elle faisait à ma tristesse et à mon agitationen montant m’embrasser, en m’apportant ce baiser de paix, agaçait monpère qui trouvait ces rites absurdes, et elle eût voulu tâcher de m’en faireperdre le besoin, l’habitude, bien loin de me laisser prendre celle de luidemander, quand elle était déjà sur le pas de la porte, un baiser de plus. Or lavoir fâchée détruisait tout le calme qu’elle m’avait apporté un instant avant,quand elle avait penché vers mon lit sa figure aimante, et me l’avait tenduecomme une hostie pour une communion de paix où mes lèvres puiseraientsa présence réelle et le pouvoir de m’endormir. Mais ces soirs-là, où mamanen somme restait si peu de temps dans ma chambre, étaient doux encore encomparaison de ceux où il y avait du monde à dîner et où, à cause de cela,elle ne montait pas me dire bonsoir. Le monde se bornait habituellementà M. Swann, qui, en dehors de quelques étrangers de passage, était à peuprès la seule personne qui vînt chez nous à Combray, quelquefois pour dîneren voisin (plus rarement depuis qu’il avait fait ce mauvais mariage, parceque mes parents ne voulaient pas recevoir sa femme), quelquefois aprèsle dîner, à l’improviste. Les soirs où, assis devant la maison sous le grandmarronnier, autour de la table de fer, nous entendions au bout du jardin,non pas le grelot profus et criard qui arrosait, qui étourdissait au passage deson bruit ferrugineux, intarissable et glacé, toute personne de la maison quile déclenchait en entrant « sans sonner », mais le double tintement timide,ovale et doré de la clochette pour les étrangers, tout le monde aussitôt sedemandait : « Une visite, qui cela peut-il être ? » mais on savait bien que celane pouvait être que M. Swann ; ma grand-tante parlant à haute voix, pourprêcher d’exemple, sur un ton qu’elle s’efforçait de rendre naturel, disait dene pas chuchoter ainsi ; que rien n’est plus désobligeant pour une personnequi arrive et à qui cela fait croire qu’on est en train de dire des choses qu’ellene doit pas entendre ; et on envoyait en éclaireur ma grand-mère, toujoursheureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en

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profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiersafin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour lesfaire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur atrop aplatis.

Nous restions tous suspendus aux nouvelles que ma grand-mère allaitnous apporter de l’ennemi, comme si on eût pu hésiter entre un grandnombre possible d’assaillants, et bientôt après mon grand-père disait : « Jereconnais la voix de Swann ». On ne le reconnaissait en effet qu’à la voix, ondistinguait mal son visage au nez busqué, aux yeux verts, sous un haut frontentouré de cheveux blonds presque roux, coiffés à la Bressant, parce quenous gardions le moins de lumière possible au jardin pour ne pas attirer lesmoustiques et j’allais, sans en avoir l’air, dire qu’on apportât les sirops ; magrand-mère attachait beaucoup d’importance, trouvant cela plus aimable,à ce qu’ils n’eussent pas l’air de figurer d’une façon exceptionnelle, etpour les visites seulement. M. Swann, quoique beaucoup plus jeune quelui, était très lié avec mon grand-père qui avait été un des meilleurs amisde son père, homme excellent mais singulier, chez qui, paraît-il, un riensuffisait parfois pour interrompre les élans du cœur, changer le cours de lapensée. J’entendais plusieurs fois par an mon grand-père raconter à table desanecdotes toujours les mêmes sur l’attitude qu’avait eue M. Swann le père,à la mort de sa femme qu’il avait veillée jour et nuit. Mon grand-père qui nel’avait pas vu depuis longtemps était accouru auprès de lui dans la propriétéque les Swann possédaient aux environs de Combray, et avait réussi, pourqu’il n’assistât pas à la mise en bière, à lui faire quitter un moment, touten pleurs, la chambre mortuaire. Ils firent quelques pas dans le parc où il yavait un peu de soleil. Tout d’un coup, M. Swann prenant mon grand-pèrepar le bras, s’était écrié : « Ah ! mon vieil ami, quel bonheur de se promenerensemble par ce beau temps. Vous ne trouvez pas ça joli tous ces arbres,ces aubépines et mon étang dont vous ne m’avez jamais félicité ? Vous avezl’air comme un bonnet de nuit. Sentez-vous ce petit vent ? Ah ! on a beaudire, la vie a du bon tout de même, mon cher Amédée ! » Brusquement lesouvenir de sa femme morte lui revint, et trouvant sans doute trop compliquéde chercher comment il avait pu à un pareil moment se laisser aller à unmouvement de joie, il se contenta, par un geste qui lui était familier chaquefois qu’une question ardue se présentait à son esprit, de passer la main surson front, d’essuyer ses yeux et les verres de son lorgnon. Il ne put pourtantpas se consoler de la mort de sa femme, mais pendant les deux années qu’illui survécut, il disait à mon grand-père : « C’est drôle, je pense très souvent àma pauvre femme, mais je ne peux y penser beaucoup à la fois. » « Souvent,mais peu à la fois, comme le pauvre père Swann », était devenu une desphrases favorites de mon grand-père qui la prononçait à propos des choses

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les plus différentes. Il m’aurait paru que ce père de Swann était un monstre, simon grand-père que je considérais comme meilleur juge et dont la sentencefaisant jurisprudence pour moi, m’a souvent servi dans la suite à absoudredes fautes que j’aurais été enclin à condamner, ne s’était récrié : « Maiscomment ? c’était un cœur d’or ! »

Pendant bien des années, où pourtant, surtout avant son mariage,M. Swann, le fils, vint souvent les voir à Combray, ma grand-tante et mesgrands-parents ne soupçonnèrent pas qu’il ne vivait plus du tout dans lasociété qu’avait fréquentée sa famille et que sous l’espèce d’incognito quelui faisait chez nous ce nom de Swann, ils hébergeaient – avec la parfaiteinnocence d’honnêtes hôteliers qui ont chez eux, sans le savoir, un célèbrebrigand – un des membres les plus élégants du Jockey-Club, ami préféré ducomte de Paris et du prince de Galles, un des hommes les plus choyés de lahaute société du faubourg Saint-Germain.

L’ignorance où nous étions de cette brillante vie mondaine que menaitSwann tenait évidemment en partie à la réserve et à la discrétion de soncaractère, mais aussi à ce que les bourgeois d’alors se faisaient de lasociété une idée un peu hindoue et la considéraient comme composée decastes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rangqu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrièreexceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vousfaire pénétrer dans une caste supérieure. M. Swann, le père, était agent dechange ; le « fils Swann » se trouvait faire partie pour toute sa vie d’une casteoù les fortunes, comme dans une catégorie de contribuables, variaient entretel et tel revenu. On savait quelles avaient été les fréquentations de son père,on savait donc quelles étaient les siennes, avec quelles personnes il était « ensituation » de frayer. S’il en connaissait d’autres, c’étaient relations de jeunehomme sur lesquelles des amis anciens de sa famille, comme étaient mesparents, fermaient d’autant plus bienveillamment les yeux qu’il continuait,depuis qu’il était orphelin, à venir très fidèlement nous voir ; mais il y avaitfort à parier que ces gens inconnus de nous qu’il voyait, étaient de ceuxqu’il n’aurait pas osé saluer si, étant avec nous, il les avait rencontrés. Sil’on avait voulu à toute force appliquer à Swann un coefficient social quilui fût personnel, entre les autres fils d’agents de situation égale à celle deses parents, ce coefficient eût été pour lui un peu inférieur parce que, trèssimple de façon et ayant toujours eu une « toquade » d’objets anciens etde peinture, il demeurait maintenant dans un vieil hôtel où il entassait sescollections et que ma grand-mère rêvait de visiter, mais qui était situé quaid’Orléans, quartier que ma grand-tante trouvait infamant d’habiter. « Êtes-vous seulement connaisseur ? je vous demande cela dans votre intérêt, parceque vous devez vous faire repasser des croûtes par les marchands », lui

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disait ma grand-tante ; elle ne lui supposait en effet aucune compétenceet n’avait pas haute idée même au point de vue intellectuel d’un hommequi dans la conversation évitait les sujets sérieux et montrait une précisionfort prosaïque, non seulement quand il nous donnait, en entrant dans lesmoindres détails, des recettes de cuisine, mais même quand les sœurs de magrand-mère parlaient de sujets artistiques. Provoqué par elles à donner sonavis, à exprimer son admiration pour un tableau, il gardait un silence presquedésobligeant et se rattrapait en revanche s’il pouvait fournir sur le musée oùil se trouvait, sur la date où il avait été peint, un renseignement matériel. Maisd’habitude il se contentait de chercher à nous amuser en racontant chaquefois une histoire nouvelle qui venait de lui arriver avec des gens choisisparmi ceux que nous connaissions, avec le pharmacien de Combray, avecnotre cuisinière, avec notre cocher. Certes ces récits faisaient rire ma grand-tante, mais sans qu’elle distinguât bien si c’était à cause du rôle ridiculeque s’y donnait toujours Swann ou de l’esprit qu’il mettait à les conter :« On peut dire que vous êtes un vrai type, monsieur Swann ! » Comme elleétait la seule personne un peu vulgaire de notre famille, elle avait soin defaire remarquer aux étrangers, quand on parlait de Swann, qu’il aurait pu,s’il avait voulu, habiter boulevard Haussmann ou avenue de l’Opéra, qu’ilétait le fils de M. Swann qui avait dû lui laisser quatre ou cinq millions,mais que c’était sa fantaisie. Fantaisie qu’elle jugeait du reste devoir êtresi divertissante pour les autres, qu’à Paris, quand M. Swann venait le 1er

janvier lui apporter son sac de marrons glacés, elle ne manquait pas, s’il yavait du monde, de lui dire : « Eh bien ! M. Swann, vous habitez toujoursprès de l’Entrepôt des vins, pour être sûr de ne pas manquer le train quandvous prenez le chemin de Lyon ? » Et elle regardait du coin de l’œil, par-dessus son lorgnon, les autres visiteurs.

Mais si l’on avait dit à ma grand-tante que ce Swann qui, en tantque fils Swann était parfaitement « qualifié » pour être reçu par toute la« belle bourgeoisie », par les notaires ou les avoués les plus estimés deParis (privilège qu’il semblait laisser tomber un peu en quenouille), avait,comme en cachette, une vie toute différente ; qu’en sortant de chez nous,à Paris, après nous avoir dit qu’il rentrait se coucher, il rebroussait cheminà peine la rue tournée et se rendait dans tel salon que jamais l’œil d’aucunagent ou associé d’agent ne contempla, cela eût paru aussi extraordinaireà ma tante qu’aurait pu l’être pour une dame plus lettrée la pensée d’êtrepersonnellement liée avec Aristée dont elle aurait compris qu’il allait, aprèsavoir causé avec elle, plonger au sein des royaumes de Thétis, dans unempire soustrait aux yeux des mortels et où Virgile nous le montre reçu àbras ouverts ; ou – pour s’en tenir à une image qui avait plus de chance delui venir à l’esprit, car elle l’avait vue peinte sur nos assiettes à petits fours

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de Combray – d’avoir eu à dîner Ali-Baba, lequel quand il se saura seul,pénétrera dans la caverne éblouissante de trésors insoupçonnés.

Un jour qu’il était venu nous voir à Paris, après dîner, en s’excusant d’êtreen habit, Françoise ayant, après son départ, dit tenir du cocher qu’il avaitdîné « chez une princesse » – « Oui, chez une princesse du demi-monde ! »avait répondu ma tante en haussant les épaules sans lever les yeux de surson tricot, avec une ironie sereine.

Aussi, ma grand-tante en usait-elle cavalièrement avec lui. Comme ellecroyait qu’il devait être flatté par nos invitations, elle trouvait tout naturelqu’il ne vînt pas nous voir l’été sans avoir à la main un panier de pêches oude framboises de son jardin et que de chacun de ses voyages d’Italie il m’eûtrapporté des photographies de chefs-d’œuvre.

On ne se gênait guère pour l’envoyer quérir dès qu’on avait besoin d’unerecette de sauce gribiche ou de salade à l’ananas pour des grands dîners oùon ne l’invitait pas, ne lui trouvant pas un prestige suffisant pour qu’on pût leservir à des étrangers qui venaient pour la première fois. Si la conversationtombait sur les princes de la Maison de France : « des gens que nous neconnaîtrons jamais ni vous ni moi et nous nous en passons, n’est-ce pas »,disait ma grand-tante à Swann qui avait peut-être dans sa poche une lettrede Twickenham ; elle lui faisait pousser le piano et tourner les pages lessoirs où la sœur de ma grand-mère chantait, ayant pour manier cet êtreailleurs si recherché, la naïve brusquerie d’un enfant qui joue avec un bibelotde collection sans plus de précautions qu’avec un objet bon marché. Sansdoute le Swann que connurent à la même époque tant de clubmen était biendifférent de celui que créait ma grand-tante, quand le soir, dans le petitjardin de Combray, après qu’avaient retenti les deux coups hésitants de laclochette, elle injectait et vivifiait de tout ce qu’elle savait sur la familleSwann, l’obscur et incertain personnage qui se détachait ; suivi de ma grand-mère, sur un fond de ténèbres, et qu’on reconnaissait à la voix. Mais mêmeau point de vue des plus insignifiantes choses de la vie ; nous ne sommespas un tout matériellement constitué, identique pour tout le monde et dontchacun n’a qu’à aller prendre connaissance comme d’un cahier des chargesou d’un testament ; notre personnalité sociale est une création de la penséedes autres. Même l’acte si simple que nous appelons « voir une personneque nous connaissons » est en partie un acte intellectuel. Nous remplissonsl’apparence physique de l’être que nous voyons de toutes les notions quenous avons sur lui et dans l’aspect total que nous nous représentons, cesnotions ont certainement la plus grande part. Elles finissent par gonfler siparfaitement les joues, par suivre en une adhérence si exacte la ligne du nez,elles se mêlent si bien de nuancer la sonorité de la voix comme si celle-ci n’était qu’une transparente enveloppe, que chaque fois que nous voyons

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ce visage et que nous entendons cette voix, ce sont ces notions que nousretrouvons, que nous écoutons. Sans doute, dans le Swann qu’ils s’étaientconstitué, mes parents avaient omis par ignorance de faire entrer une foule departicularités de sa vie mondaine qui étaient cause que d’autres personnes,quand elles étaient en sa présence, voyaient les élégances régner dans sonvisage et s’arrêter à son nez busqué comme à leur frontière naturelle ; maisaussi ils avaient pu entasser dans ce visage désaffecté de son prestige, vacantet spacieux, au fond de ces yeux dépréciés, le vague et doux résidu – mi-mémoire, mi-oubli – des heures oisives passées ensemble après nos dînershebdomadaires, autour de la table de jeu ou au jardin, durant notre vie debon voisinage campagnard. L’enveloppe corporelle de notre ami en avait étési bien bourrée, ainsi que de quelques souvenirs relatifs à ses parents, quece Swann-là était devenu un être complet et vivant, et que j’ai l’impressionde quitter une personne pour aller vers une autre qui en est distincte, quand,dans ma mémoire, du Swann que j’ai connu plus tard avec exactitude, jepasse à ce premier Swann – à ce premier Swann dans lequel je retrouveles erreurs charmantes de ma jeunesse, et qui d’ailleurs ressemble moins àl’autre qu’aux personnes que j’ai connues à la même époque, comme s’il enétait de notre vie ainsi que d’un musée où tous les portraits d’un même tempsont un air de famille, une même tonalité – à ce premier Swann rempli deloisir, parfumé par l’odeur du grand marronnier, des paniers de framboiseset d’un brin d’estragon.

Pourtant un jour que ma grand-mère était allée demander un service àune dame qu’elle avait connue au Sacré-Cœur (et avec laquelle, à causede notre conception des castes, elle n’avait pas voulu rester en relationsmalgré une sympathie réciproque), la marquise de Villeparisis, de la célèbrefamille de Bouillon, celle-ci lui avait dit : « Je crois que vous connaissezbeaucoup M. Swann qui est un grand ami de mes neveux des Laumes ».Ma grand-mère était revenue de sa visite enthousiasmée par la maison quidonnait sur des jardins et où Mme de Villeparisis lui conseillait de louer,et aussi par un giletier et sa fille, qui avaient leur boutique dans la cour etchez qui elle était entrée demander qu’on fît un point à sa jupe qu’elle avaitdéchirée dans l’escalier. Ma grand-mère avait trouvé ces gens parfaits, elledéclarait que la petite était une perle et que le giletier était l’homme le plusdistingué, le mieux qu’elle eût jamais vu. Car pour elle, la distinction étaitquelque chose d’absolument indépendant du rang social. Elle s’extasiait surune réponse que le giletier lui avait faite, disant à maman : « Sévigné n’auraitpas mieux dit ! » et en revanche, d’un neveu de Mme de Villeparisis qu’elleavait rencontré chez elle : « Ah ! ma fille, comme il est commun ! »

Or le propos relatif à Swann avait eu pour effet, non pas de relever celui-ci dans l’esprit de ma grand-tante, mais d’y abaisser Mme de Villeparisis.

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Il semblait que la considération que, sur la foi de ma grand-mère, nousaccordions à Mme de Villeparisis, lui créât un devoir de ne rien faire qui l’enrendît moins digne et auquel elle avait manqué en apprenant l’existence deSwann, en permettant à des parents à elle de le fréquenter. « Comment elleconnaît Swann ? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchalde Mac-Mahon ! » Cette opinion de mes parents sur les relations de Swannleur parut ensuite confirmée par son mariage avec une femme de la piresociété, presque une cocotte que, d’ailleurs il ne chercha jamais à présenter,continuant à venir seul chez nous, quoique de moins en moins, mais d’aprèslaquelle ils crurent pouvoir juger – supposant que c’était là qu’il l’avait prisele milieu, inconnu d’eux, qu’il fréquentait habituellement.

Mais une fois, mon grand-père lut dans un journal que M. Swann étaitun des plus fidèles habitués des déjeuners du dimanche chez le duc deX…, dont le père et l’oncle avaient été les hommes d’État les plus en vuedu règne de Louis-Philippe. Or mon grand-père était curieux de tous lespetits faits qui pouvaient l’aider à entrer par la pensée dans la vie privéed’hommes comme Molé, comme le duc Pasquier, comme le duc de Broglie.Il fut enchanté d’apprendre que Swann fréquentait des gens qui les avaientconnus. Ma grand-tante au contraire interpréta cette nouvelle dans un sensdéfavorable à Swann : quelqu’un qui choisissait ses fréquentations en dehorsde la caste où il était né, en dehors de sa « classe » sociale, subissait à sesyeux un fâcheux déclassement. Il lui semblait qu’on renonçât d’un coupau fruit de toutes les belles relations avec des gens bien posés, qu’avaienthonorablement entretenues et engrangées pour leurs enfants les famillesprévoyantes ; (ma grand-tante avait même cessé de voir le fils d’un notairede nos amis parce qu’il avait épousé une altesse et était par là descendupour elle du rang respecté de fils de notaire à celui d’un de ces aventuriers,anciens valets de chambre ou garçons d’écurie, pour qui on raconte queles reines eurent parfois des bontés). Elle blâma le projet qu’avait mongrand-père d’interroger Swann, le soir prochain où il devait venir dîner,sur ces amis que nous lui découvrions. D’autre part les deux sœurs dema grand-mère, vieilles filles qui avaient sa noble nature mais non sonesprit, déclarèrent ne pas comprendre le plaisir que leur beau-frère pouvaittrouver à parler de niaiseries pareilles. C’étaient des personnes d’aspirationsélevées et qui à cause de cela même étaient incapables de s’intéresser à cequ’on appelle un potin, eût-il même un intérêt historique, et d’une façongénérale à tout ce qui ne se rattachait pas directement à un objet esthétiqueou vertueux. Le désintéressement de leur pensée était tel, à l’égard de toutce qui, de près ou de loin semblait se rattacher à la vie mondaine, queleur sens auditif – ayant fini par comprendre son inutilité momentanée dèsqu’à dîner la conversation prenait un ton frivole ou seulement terre à terre

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sans que ces deux vieilles demoiselles aient pu la ramener aux sujets quileur étaient chers – mettait alors au repos ses organes récepteurs et leurlaissait subir un véritable commencement d’atrophie. Si alors mon grand-père avait besoin d’attirer l’attention des deux sœurs, il fallait qu’il eûtrecours à ces avertissements physiques dont usent les médecins aliénistes àl’égard de certains maniaques de la distraction : coups frappés à plusieursreprises sur un verre avec la lame d’un couteau, coïncidant avec une brusqueinterpellation de la voix et du regard, moyens violents que ces psychiatrestransportent souvent dans les rapports courants avec des gens bien portants,soit par habitude professionnelle, soit qu’ils croient tout le monde un peufou.

Elles furent plus intéressées quand la veille du jour où Swann devaitvenir dîner, et leur avait personnellement envoyé une caisse de vin d’Asti,ma tante, tenant un numéro du Figaro où à côté du nom d’un tableau quiétait à une Exposition de Corot, il y avait ces mots : « de la collection deM. Charles Swann », nous dit : « Vous avez vu que Swann a « les honneurs »du Figaro ? » – « Mais je vous ai toujours dit qu’il avait beaucoup degoût », dit ma grand-mère. « Naturellement toi, du moment qu’il s’agitd’être d’un autre avis que nous », répondit ma grand-tante qui sachant quema grand-mère n’était jamais du même avis qu’elle, et n’étant bien sûreque ce fût à elle-même que nous donnions toujours raison, voulait nousarracher une condamnation en bloc des opinions de ma grand-mère contrelesquelles elle tâchait de nous solidariser de force avec les siennes. Maisnous restâmes silencieux. Les sœurs de ma grand-mère ayant manifestél’intention de parler à Swann de ce mot du Figaro, ma grand-tante le leurdéconseilla. Chaque fois qu’elle voyait aux autres un avantage si petit fût-il qu’elle n’avait pas, elle se persuadait que c’était non un avantage, maisun mal, et elle les plaignait pour ne pas avoir à les envier. « Je crois quevous ne lui feriez pas plaisir ; moi je sais bien que cela me serait trèsdésagréable de voir mon nom imprimé tout vif comme cela dans le journal,et je ne serais pas flattée du tout qu’on m’en parlât. » Elle ne s’entêta pasd’ailleurs à persuader les sœurs de ma grand-mère ; car celles-ci par horreurde la vulgarité poussaient si loin l’art de dissimuler sous des périphrasesingénieuses une allusion personnelle qu’elle passait souvent inaperçue decelui même à qui elle s’adressait. Quant à ma mère, elle ne pensait qu’àtâcher d’obtenir de mon père qu’il consentît à parler à Swann non de safemme mais de sa fille qu’il adorait et à cause de laquelle, disait-on, il avaitfini par faire ce mariage. « Tu pourrais ne lui dire qu’un mot, lui demandercomment elle va. Cela doit être si cruel pour lui. » Mais mon père se fâchait :« Mais non ! tu as des idées absurdes. Ce serait ridicule ».

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Mais le seul d’entre nous pour qui la venue de Swann devint l’objetd’une préoccupation douloureuse, ce fut moi. C’est que les soirs où desétrangers, ou seulement M. Swann, étaient là, maman ne montait pas dansma chambre. Je ne dînais pas à table, je venais après dîner au jardin, et àneuf heures je disais bonsoir et allais me coucher. Je dînais avant tout lemonde et je venais ensuite m’asseoir à table, jusqu’à huit heures où il étaitconvenu que je devais monter ; ce baiser précieux et fragile que mamanme confiait d’habitude dans mon lit au moment de m’endormir il me fallaitle transporter de la salle à manger dans ma chambre et le garder pendanttout le temps que je me déshabillais, sans que se brisât sa douceur, sansque se répandît et s’évaporât sa vertu volatile et, justement ces soirs-làoù j’aurais eu besoin de le recevoir avec plus de précaution, il fallait queje le prisse, que je le dérobasse brusquement, publiquement, sans mêmeavoir le temps et la liberté d’esprit nécessaires pour porter à ce que jefaisais cette attention des maniaques qui s’efforcent de ne pas penser à autrechose pendant qu’ils ferment une porte, pour pouvoir, quand l’incertitudemaladive leur revient, lui opposer victorieusement le souvenir du momentoù ils l’ont fermée. Nous étions tous au jardin quand retentirent les deuxcoups hésitants de la clochette. On savait que c’était Swann ; néanmoinstout le monde se regarda d’un air interrogateur et on envoya ma grand-mère en reconnaissance. « Pensez à le remercier intelligiblement de son vin,vous savez qu’il est délicieux et la caisse est énorme », recommanda mongrand-père à ses deux belles-sœurs. « Ne commencez pas à chuchoter, ditma grand-tante. Comme c’est confortable d’arriver dans une maison où toutle monde parle bas. » « Ah ! voilà M. Swann. Nous allons lui demanders’il croit qu’il fera beau demain », dit mon père. Ma mère pensait qu’unmot d’elle effacerait toute la peine que dans notre famille on avait pu faireà Swann depuis son mariage. Elle trouva le moyen de l’emmener un peuà l’écart. Mais je la suivis ; je ne pouvais me décider à la quitter d’un pasen pensant que tout à l’heure il faudrait que je la laisse dans la salle àmanger et que je remonte dans ma chambre sans avoir comme les autressoirs la consolation qu’elle vînt m’embrasser. « Voyons, monsieur Swann,lui dit-elle, parlez-moi un peu de votre fille ; je suis sûre qu’elle a déjà legoût des belles œuvres comme son papa. » « Mais venez donc vous asseoiravec nous tous sous la véranda », dit mon grand-père en s’approchant. Mamère fut obligée de s’interrompre, mais elle tira de cette contrainte mêmeune pensée délicate de plus, comme les bons poètes que la tyrannie de larime force à trouver leurs plus grandes beautés : « Nous reparlerons d’ellequand nous serons tous les deux, dit-elle à mi-voix à Swann. Il n’y a qu’unemaman qui soit digne de vous comprendre. Je suis sûre que la sienne seraitde mon avis. » Nous nous assîmes tous autour de la table de fer. J’aurais

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voulu ne pas penser aux heures d’angoisse que je passerais ce soir seuldans ma chambre sans pouvoir m’endormir ; je tâchais de me persuaderqu’elles n’avaient aucune importance, puisque je les aurais oubliées demainmatin, de m’attacher à des idées d’avenir qui auraient dû me conduirecomme sur un pont au-delà de l’abîme prochain qui m’effrayait. Maismon esprit tendu par ma préoccupation, rendu convexe comme le regardque je dardais sur ma mère, ne se laissait pénétrer par aucune impressionétrangère. Les pensées entraient bien en lui, mais à condition de laisserdehors tout élément de beauté ou simplement de drôlerie qui m’eût touchéou distrait. Comme un malade, grâce à un anesthésique, assiste avec unepleine lucidité à l’opération qu’on pratique sur lui, mais sans rien sentir, jepouvais me réciter des vers que j’aimais ou observer les efforts que mongrand-père faisait pour parler à Swann du duc d’Audiffret-Pasquier, sansque les premiers me fissent éprouver aucune émotion, les seconds aucunegaieté. Ces efforts furent infructueux. À peine mon grand-père eut-il poséà Swann une question relative à cet orateur qu’une des sœurs de ma grand-mère aux oreilles de qui cette question résonna comme un silence profondmais intempestif et qu’il était poli de rompre, interpella l’autre : « Imagine-toi, Céline, que j’ai fait la connaissance d’une jeune institutrice suédoise quim’a donné sur les coopératives dans les pays scandinaves des détails tout cequ’il y a de plus intéressants. Il faudra qu’elle vienne dîner ici un soir. » « Jecrois bien ! répondit sa sœur Flora, mais je n’ai pas perdu mon temps nonplus. J’ai rencontré chez M. Vinteuil un vieux savant qui connaît beaucoupMaubant, et à qui Maubant a expliqué dans le plus grand détail comment ils’y prend pour composer un rôle. C’est tout ce qu’il y a de plus intéressant.C’est un voisin de M. Vinteuil, je n’en savais rien ; et il est très aimable. »« Il n’y a pas que M. Vinteuil qui ait des voisins aimables », s’écria matante Céline d’une voix que la timidité rendait forte et la préméditation,factice, tout en jetant sur Swann ce qu’elle appelait un regard significatif.En même temps ma tante Flora qui avait compris que cette phrase était leremerciement de Céline pour le vin d’Asti, regardait également Swann avecun air mêlé de congratulation et d’ironie, soit simplement pour souligner letrait d’esprit de sa sœur, soit qu’elle enviât Swann de l’avoir inspiré, soitqu’elle ne pût s’empêcher de se moquer de lui parce qu’elle le croyait sur lasellette. « Je crois qu’on pourra réussir à avoir ce monsieur à dîner, continuaFlora ; quand on le met sur Maubant ou sur Mme Materna, il parle desheures sans s’arrêter. » « Ce doit être délicieux », soupira mon grand-pèredans l’esprit de qui la nature avait malheureusement aussi complètementomis d’inclure la possibilité de s’intéresser passionnément aux coopérativessuédoises ou à la composition des rôles de Maubant, qu’elle avait oubliéde fournir celui des sœurs de ma grand-mère du petit grain de sel qu’il faut

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ajouter soi-même pour y trouver quelque saveur, à un récit sur la vie intimede Molé ou du comte de Paris. « Tenez, dit Swann à mon grand-père, ceque je vais vous dire a plus de rapports que cela n’en a l’air avec ce quevous me demandiez, car sur certains points les choses n’ont pas énormémentchangé. Je relisais ce matin dans Saint-Simon quelque chose qui vous auraitamusé. C’est dans le volume sur son ambassade d’Espagne ; ce n’est pasun des meilleurs, ce n’est guère qu’un journal, mais du moins un journalmerveilleusement écrit, ce qui fait déjà une première différence avec lesassommants journaux que nous nous croyons obligés de lire matin et soir ».« Je ne suis pas de votre avis, il y a des jours où la lecture des journaux mesemble fort agréable… », interrompit ma tante Flora, pour montrer qu’elleavait lu la phrase sur le Corot de Swann dans le Figaro. « Quand ils parlentde choses ou de gens qui nous intéressent ! » enchérit ma tante Céline. « Je nedis pas non, répondit Swann étonné. Ce que je reproche aux journaux, c’estde nous faire faire attention tous les jours à des choses insignifiantes tandisque nous lisons trois ou quatre fois dans notre vie les livres où il y a deschoses essentielles. Du moment que nous déchirons fiévreusement chaquematin la bande du journal, alors on devrait changer les choses et mettre dansle journal, moi je ne sais pas, les… Pensées de Pascal ! (il détacha ce motd’un ton d’emphase ironique pour ne pas avoir l’air pédant). Et c’est dans levolume doré sur tranches que nous n’ouvrons qu’une fois tous les dix ans,ajouta-t-il en témoignant pour les choses mondaines ce dédain qu’affectentcertains hommes du monde, que nous lirions que la reine de Grèce est alléeà Cannes ou que la princesse de Léon a donné un bal costumé. Comme celala juste proportion serait rétablie. » Mais regrettant de s’être laissé aller àparler même légèrement de choses sérieuses : « Nous avons une bien belleconversation, dit-il ironiquement, je ne sais pas pourquoi nous abordons ces« sommets », et se tournant vers mon grand-père : « Donc Saint-Simonraconte que Maulevrier avait eu l’audace de tendre la main à ses fils. Voussavez, c’est ce Maulevrier dont il dit : « Jamais je ne vis dans cette épaissebouteille que de l’humeur, de la grossièreté et des sottises ». « Épaisses ounon, je connais des bouteilles où il y a tout autre chose », dit vivement Flora,qui tenait à avoir remercié Swann elle aussi, car le présent de vin d’Astis’adressait aux deux. Céline se mit à rire. Swann interloqué reprit : « Jene sais si ce fut ignorance ou panneau, écrit Saint-Simon, il voulut donnerla main à mes enfants. Je m’en aperçus assez tôt pour l’en empêcher. »Mon grand-père s’extasiait déjà sur « ignorance ou panneau », mais Mlle

Céline, chez qui le nom de Saint-Simon – un littérateur – avait empêchél’anesthésie complète des facultés auditives, s’indignait déjà : « Comment ?vous admirez cela ? Eh bien ! c’est du joli ! Mais qu’est-ce que cela peutvouloir dire ; est-ce qu’un homme n’est pas autant qu’un autre ? Qu’est-

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ce que cela peut faire qu’il soit duc ou cocher s’il a de l’intelligence et ducœur ? Il avait une belle manière d’élever ses enfants, votre Saint-Simon,s’il ne leur disait pas de donner la main à tous les honnêtes gens. Mais c’estabominable, tout simplement. Et vous osez citer cela ? » Et mon grand-pèrenavré, sentant l’impossibilité, devant cette obstruction, de chercher à faireraconter à Swann les histoires qui l’eussent amusé, disait à voix basse àmaman : « Rappelle-moi donc le vers que tu m’as appris et qui me soulagetant dans ces moments-là. Ah ! oui : « Seigneur, que de vertus vous nousfaites haïr ! » Ah ! comme c’est bien ! »

Je ne quittais pas ma mère des yeux, je savais que quand on serait à table,on ne me permettrait pas de rester pendant toute la durée du dîner et quepour ne pas contrarier mon père, maman ne me laisserait pas l’embrasser àplusieurs reprises devant le monde, comme si ç’avait été dans ma chambre.Aussi je me promettais, dans la salle à manger, pendant qu’on commenceraità dîner et que je sentirais approcher l’heure, de faire d’avance de ce baiserqui serait si court et furtif, tout ce que j’en pouvais faire seul, de choisir avecmon regard la place de la joue que j’embrasserais, de préparer ma penséepour pouvoir grâce à ce commencement mental de baiser consacrer toute laminute que m’accorderait maman à sentir sa joue contre mes lèvres, commeun peintre qui ne peut obtenir que de courtes séances de pose, préparesa palette, et a fait d’avance de souvenir, d’après ses notes, tout ce pourquoi il pouvait à la rigueur se passer de la présence du modèle. Mais voiciqu’avant que le dîner fût sonné mon grand-père eut la férocité inconscientede dire : « Le petit a l’air fatigué, il devrait monter se coucher. On dîne tarddu reste ce soir. » Et mon père, qui ne gardait pas aussi scrupuleusementque ma grand-mère et que ma mère la foi des traités, dit : « Oui, allons,va te coucher. » Je voulus embrasser maman, à cet instant on entendit lacloche du dîner. « Mais non, voyons, laisse ta mère, vous vous êtes assezdit bonsoir comme cela, ces manifestations sont ridicules. Allons, monte ! »Et il me fallut partir sans viatique ; il me fallut monter chaque marchede l’escalier, comme dit l’expression populaire, à « contrecœur », montantcontre mon cœur qui voulait retourner près de ma mère parce qu’elle nelui avait pas, en m’embrassant, donné licence de me suivre. Cet escalierdétesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernisqui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrinque je ressentais chaque soir et la rendait peut-être plus cruelle encorepour ma sensibilité parce que sous cette forme olfactive mon intelligencen’en pouvait plus prendre sa part. Quand nous dormons et qu’une rage dedents n’est encore perçue par nous que comme une jeune fille que nousnous efforçons deux cents fois de suite de tirer de l’eau ou que commeun vers de Molière que nous nous répétons sans arrêter, c’est un grand

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soulagement de nous réveiller et que notre intelligence puisse débarrasserl’idée de rage de dents de tout déguisement héroïque ou cadencé. C’estl’inverse de ce soulagement que j’éprouvais quand mon chagrin de monterdans ma chambre entrait en moi d’une façon infiniment plus rapide, presqueinstantanée, à la fois insidieuse et brusque, par l’inhalation – beaucoup plustoxique que la pénétration morale – de l’odeur de vernis particulière à cetescalier. Une fois dans ma chambre, il fallut boucher toutes les issues, fermerles volets, creuser mon propre tombeau, en défaisant mes couvertures,revêtir le suaire de ma chemise de nuit. Mais avant de m’ensevelir dansle lit de fer qu’on avait ajouté dans la chambre parce que j’avais tropchaud l’été sous les courtines de reps du grand lit, j’eus un mouvementde révolte, je voulus essayer d’une ruse de condamné. J’écrivis à ma mèreen la suppliant de monter pour une chose grave que je ne pouvais lui diredans ma lettre. Mon effroi était que Françoise, la cuisinière de ma tante,qui était chargée de s’occuper de moi quand j’étais à Combray, refusât deporter mon mot. Je me doutais que pour elle, faire une commission à mamère quand il y avait du monde lui paraîtrait aussi impossible que pourle portier d’un théâtre de remettre une lettre à un acteur pendant qu’il esten scène. Elle possédait à l’égard des choses qui peuvent ou ne peuventpas se faire un code impérieux, abondant, subtil et intransigeant sur desdistinctions insaisissables ou oiseuses (ce qui lui donnait l’apparence deces lois antiques qui, à côté de prescriptions féroces comme de massacrerles enfants à la mamelle, défendent avec une délicatesse exagérée de fairebouillir le chevreau dans le lait de sa mère, ou de manger dans un animal lenerf de la cuisse). Ce code, si l’on en jugeait par l’entêtement soudain qu’ellemettait à ne pas vouloir faire certaines commissions que nous lui donnions,semblait avoir prévu des complexités sociales et des raffinements mondainstels que rien dans l’entourage de Françoise et dans sa vie de domestiquede village n’avait pu les lui suggérer ; et l’on était obligé de se dire qu’ily avait en elle un passé français très ancien, noble et mal compris commedans ces cités manufacturières où de vieux hôtels témoignent qu’il y eutjadis une vie de cour, et où les ouvriers d’une usine de produits chimiquestravaillent au milieu de délicates sculptures qui représentent le miracle desaint Théophile ou les quatre fils Aymon. Dans le cas particulier, l’articledu code à cause duquel il était peu probable que sauf le cas d’incendieFrançoise allât déranger maman en présence de M. Swann pour un aussipetit personnage que moi, exprimait simplement le respect qu’elle professaitnon seulement pour les parents – comme pour les morts, les prêtres et lesrois – mais encore pour l’étranger à qui on donne l’hospitalité, respect quim’aurait peut-être touché dans un livre mais qui m’irritait toujours dans sabouche, à cause du ton grave et attendri qu’elle prenait pour en parler, et

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davantage ce soir où le caractère sacré qu’elle conférait au dîner avait poureffet qu’elle refuserait d’en troubler la cérémonie. Mais pour mettre unechance de mon côté, je n’hésitai pas à mentir et à lui dire que ce n’était pasdu tout moi qui avais voulu écrire à maman, mais que c’était maman qui,en me quittant, m’avait recommandé de ne pas oublier de lui envoyer uneréponse relativement à un objet qu’elle m’avait prié de chercher ; et elleserait certainement très fâchée si on ne lui remettait pas ce mot. Je pense queFrançoise ne me crut pas, car, comme les hommes primitifs dont les sensétaient plus puissants que les nôtres, elle discernait immédiatement, à dessignes insaisissables pour nous, toute vérité que nous voulions lui cacher ;elle regarda pendant cinq minutes l’enveloppe comme si l’examen du papieret l’aspect de l’écriture allaient la renseigner sur la nature du contenu ou luiapprendre à quel article de son code elle devait se référer. Puis elle sortitd’un air résigné qui semblait signifier : « C’est-il pas malheureux pour desparents d’avoir un enfant pareil ! » Elle revint au bout d’un moment medire qu’on n’en était encore qu’à la glace, qu’il était impossible au maîtred’hôtel de remettre la lettre en ce moment devant tout le monde, mais que,quand on serait aux rince-bouche, on trouverait le moyen de la faire passerà maman. Aussitôt mon anxiété tomba ; maintenant ce n’était plus commetout à l’heure pour jusqu’à demain que j’avais quitté ma mère, puisque monpetit mot allait, la fâchant sans doute (et doublement parce que ce manègeme rendrait ridicule aux yeux de Swann), me faire du moins entrer invisibleet ravi dans la même pièce qu’elle, allait lui parler de moi à l’oreille ; puisquecette salle à manger interdite, hostile, où, il y avait un instant encore, laglace elle-même – le « granité » – et les rince-bouche me semblaient recélerdes plaisirs malfaisants et mortellement tristes parce que maman les goûtaitloin de moi, s’ouvrait à moi et, comme un fruit devenu doux qui brise sonenveloppe, allait faire jaillir, projeter jusqu’à mon cœur enivré l’attentionde maman tandis qu’elle lirait mes lignes. Maintenant je n’étais plus séparéd’elle ; les barrières étaient tombées, un fil délicieux nous réunissait. Et puis,ce n’était pas tout : maman allait sans doute venir !

L’angoisse que je venais d’éprouver, je pensais que Swann s’en seraitbien moqué s’il avait lu ma lettre et en avait deviné le but ; or, au contraire,comme je l’ai appris plus tard, une angoisse semblable fut le tourment delongues années de sa vie et personne, aussi bien que lui peut-être, n’auraitpu me comprendre ; lui, cette angoisse qu’il y a à sentir l’être qu’on aimedans un lieu de plaisir où l’on n’est pas, où l’on ne peut pas le rejoindre,c’est l’amour qui la lui a fait connaître, l’amour auquel elle est en quelquesorte prédestinée, par lequel elle sera accaparée, spécialisée ; mais quand,comme pour moi, elle est entrée en nous avant qu’il ait encore fait sonapparition dans notre vie, elle flotte en l’attendant, vague et libre, sans

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affectation déterminée, au service un jour d’un sentiment, le lendemaind’un autre, tantôt de la tendresse filiale ou de l’amitié pour un camarade.Et la joie avec laquelle je fis mon premier apprentissage quand Françoiserevint me dire que ma lettre serait remise, Swann l’avait bien connue aussicette joie trompeuse que nous donne quelque ami, quelque parent de lafemme que nous aimons, quand arrivant à l’hôtel ou au théâtre où elle setrouve, pour quelque bal, redoute, ou première où il va la retrouver, cet aminous aperçoit errant dehors, attendant désespérément quelque occasion decommuniquer avec elle. Il nous reconnaît, nous aborde familièrement, nousdemande ce que nous faisons là. Et comme nous inventons que nous avonsquelque chose d’urgent à dire à sa parente ou amie, il nous assure que rienn’est plus simple, nous fait entrer dans le vestibule et nous promet de nousl’envoyer avant cinq minutes. Que nous l’aimons – comme en ce momentj’aimais Françoise – l’intermédiaire bien intentionné qui d’un mot vient denous rendre supportable, humaine et presque propice la fête inconcevable,infernale, au sein de laquelle nous croyions que des tourbillons ennemis,pervers et délicieux entraînaient loin de nous, la faisant rire de nous, celleque nous aimons. Si nous en jugeons par lui, le parent qui nous a accostéet qui est lui aussi un des initiés des cruels mystères, les autres invités dela fête ne doivent rien avoir de bien démoniaque. Ces heures inaccessibleset suppliciantes où elle allait goûter des plaisirs inconnus, voici que parune brèche inespérée nous y pénétrons ; voici qu’un des moments dont lasuccession les aurait composées, un moment aussi réel que les autres, mêmepeut-être plus important pour nous, parce que notre maîtresse y est plusmêlée, nous nous le représentons, nous le possédons, nous y intervenons,nous l’avons créé presque : le moment où on va lui dire que nous sommes là,en bas. Et sans doute les autres moments de la fête ne devaient pas être d’uneessence bien différente de celui-là, ne devaient rien avoir de plus délicieuxet qui dût tant nous faire souffrir, puisque l’ami bienveillant nous a dit :« Mais elle sera ravie de descendre ! Cela lui fera beaucoup plus de plaisirde causer avec vous que de s’ennuyer là-haut. » Hélas ! Swann en avaitfait l’expérience, les bonnes intentions d’un tiers sont sans pouvoir sur unefemme qui s’irrite de se sentir poursuivie jusque dans une fête par quelqu’unqu’elle n’aime pas. Souvent, l’ami redescend seul.

Ma mère ne vint pas, et sans ménagements pour mon amour-propre(engagé à ce que la fable de la recherche dont elle était censée m’avoirprié de lui dire le résultat ne fût pas démentie) me fit dire par Françoiseces mots : « Il n’y a pas de réponse » que depuis j’ai si souvent entendudes concierges de « palaces » ou des valets de pied de tripots, rapporter àquelque pauvre fille qui s’étonne : « Comment, il n’a rien dit, mais c’estimpossible ! Vous avez pourtant bien remis ma lettre. C’est bien, je vais

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attendre encore. » Et – de même qu’elle assure invariablement n’avoir pasbesoin du bec supplémentaire que le concierge veut allumer pour elle, etreste là, n’entendant plus que les rares propos sur le temps qu’il fait échangesentre le concierge et un chasseur qu’il envoie tout d’un coup en s’apercevantde l’heure, faire rafraîchir dans la glace la boisson d’un client – ayant déclinél’offre de Françoise de me faire de la tisane ou de rester auprès de moi,je la laissai retourner à l’office, je me couchai et je fermai les yeux entâchant de ne pas entendre la voix de mes parents qui prenaient le caféau jardin. Mais au bout de quelques secondes, je sentis qu’en écrivant cemot à maman, en m’approchant, au risque de la fâcher, si près d’elle quej’avais cru toucher le moment de la revoir, je m’étais barré la possibilité dem’endormir sans l’avoir revue, et les battements de mon cœur, de minute enminute devenaient plus douloureux parce que j’augmentais mon agitation enme prêchant un calme qui était l’acceptation de mon infortune. Tout à coupmon anxiété tomba, une félicité m’envahit comme quand un médicamentpuissant commence à agir et nous enlève une douleur : je venais de prendrela résolution de ne plus essayer de m’endormir sans avoir revu maman,de l’embrasser coûte que coûte, bien que ce fût avec la certitude d’êtreensuite fâché pour longtemps avec elle, quand elle remonterait se coucher.Le calme qui résultait de mes angoisses finies me mettait dans une allégresseextraordinaire, non moins que l’attente, la soif et la peur du danger. J’ouvrisla fenêtre sans bruit et m’assis au pied de mon lit ; je ne faisais presqueaucun mouvement afin qu’on ne m’entendît pas d’en bas. Dehors, les chosessemblaient, elles aussi, figées en une muette attention à ne pas troubler leclair de lune, qui doublant et reculant chaque chose par l’extension devantelle de son reflet, plus dense et concret qu’elle-même, avait à la fois aminci etagrandi le paysage comme un plan replié jusque-là, qu’on développe. Ce quiavait besoin de bouger, quelque feuillage de marronnier, bougeait. Mais sonfrissonnement minutieux, total, exécuté jusque dans ses moindres nuanceset ses dernières délicatesses, ne bavait pas sur le reste, ne se fondait pas aveclui, restait circonscrit. Exposés sur ce silence qui n’en absorbait rien, lesbruits les plus éloignés, ceux qui devaient venir de jardins situés à l’autrebout de la ville, se percevaient détaillés avec un tel « fini » qu’ils semblaientne devoir cet effet de lointain qu’à leur pianissimo, comme ces motifs ensourdine si bien exécutés par l’orchestre du Conservatoire que quoiqu’onn’en perde pas une note on croit les entendre cependant loin de la salle duconcert et que tous les vieux abonnés – les sœurs de ma grand-mère aussiquand Swann leur avait donné ses places – tendaient l’oreille comme s’ilsavaient écouté les progrès lointains d’une armée en marche qui n’aurait pasencore tourné la rue de Trévise.

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Je savais que le cas dans lequel je me mettais était de tous celui quipouvait avoir pour moi, de la part de mes parents, les conséquences les plusgraves, bien plus graves en vérité qu’un étranger n’aurait pu le supposer,de celles qu’il aurait cru que pouvaient produire seules des fautes vraimenthonteuses. Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’étaitpas le même que dans l’éducation des autres enfants et on m’avait habituéà placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n’y en avait pascontre lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusement gardé) celles dontje comprends maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe encédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot,on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étaisexcusable d’y succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais jeles reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur duchâtiment qui les suivait ; et je savais que celle que je venais de commettreétait de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrementpuni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le cheminde ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait quej’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisseraitplus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’étaitcertain. Eh bien ! dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimaisencore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était luidire bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation dece désir pour pouvoir rebrousser chemin.

J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann ; et quandle grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à la fenêtre.Maman demandait à mon père s’il avait trouvé la langouste bonne et siM. Swann avait repris de la glace au café et à la pistache. « Je l’ai trouvéebien quelconque, dit ma mère ; je crois que la prochaine fois il faudraessayer d’un autre parfum ». « Je ne peux pas dire comme je trouve queSwann change, dit ma grand-tante, il est d’un vieux ! » Ma grand-tanteavait tellement l’habitude de voir toujours en Swann un même adolescent,qu’elle s’étonnait de le trouver tout à coup moins jeune que l’âge qu’ellecontinuait à lui donner. Et mes parents du reste commençaient à lui trouvercette vieillesse anormale ; excessive, honteuse et méritée des célibataires,de tous ceux pour qui il semble que le grand jour qui n’a pas de lendemainsoit plus long que pour les autres, parce que pour eux il est vide et que lesmoments s’y additionnent depuis le matin sans se diviser ensuite entre desenfants. « Je crois qu’il a beaucoup de soucis avec sa coquine de femmequi vit au su de tout Combray avec un certain monsieur de Charlus. C’estla fable de la ville. » Ma mère fit remarquer qu’il avait pourtant l’air bienmoins triste depuis quelque temps. « Il fait aussi moins souvent ce geste qu’il

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a tout à fait comme son père de s’essuyer les yeux et de se passer la mainsur le front. Moi je crois qu’au fond il n’aime plus cette femme. » « Maisnaturellement il ne l’aime plus, répondit mon grand-père. J’ai reçu de luiil y a déjà longtemps une lettre à ce sujet, à laquelle je me suis empresséde ne pas me conformer, et qui ne laisse aucun doute sur ses sentiments,au moins d’amour, pour sa femme. Eh bien ! vous voyez, vous ne l’avezpas remercié pour l’Asti », ajouta mon grand-père en se tournant vers sesdeux belles-sœurs. « Comment, nous ne l’avons pas remercié ? je crois,entre nous ; que je lui ai même tourné cela assez délicatement », réponditma tante Flora. « Oui, tu as très bien arrangé cela : je t’ai admirée », dit matante Céline. « Mais toi, tu as été très bien aussi. » « Oui, j’étais assez fièrede ma phrase sur les voisins aimables. » « Comment, c’est cela que vousappelez remercier ! s’écria mon grand-père. J’ai bien entendu cela, mais dudiable si j’ai cru que c’était pour Swann. Vous pouvez être sûres qu’il n’arien compris. » « Mais voyons, Swann n’est pas bête, je suis certaine qu’il aapprécié. Je ne pouvais cependant pas lui dire le nombre de bouteilles et leprix du vin ! » Mon père et ma mère restèrent seuls, et s’assirent un instant ;puis mon père dit : « Eh bien ! si tu veux, nous allons monter nous coucher ».« Si tu veux, mon ami, bien que je n’aie pas l’ombre de sommeil ; ce n’estpas cette glace au café si anodine qui a pu pourtant me tenir si éveillée ;mais j’aperçois de la lumière dans l’office et puisque la pauvre Françoisem’a attendue, je vais lui demander de dégrafer mon corsage pendant que tuvas te déshabiller. » Et ma mère ouvrit la porte treillagée du vestibule quidonnait sur l’escalier. Bientôt, je l’entendis qui montait fermer sa fenêtre.J’allai sans bruit dans le couloir ; mon cœur battait si fort que j’avais de lapeine à avancer, mais du moins il ne battait plus d’anxiété, mais d’épouvanteet de joie. Je vis dans la cage de l’escalier la lumière projetée par la bougiede maman. Puis je la vis elle-même ; je m’élançai. À la première seconde,elle me regarda avec étonnement, ne comprenant pas ce qui était arrivé.Puis sa figure prit une expression de colère, elle ne me disait même pas unmot, et en effet pour bien moins que cela on ne m’adressait plus la parolependant plusieurs jours. Si maman m’avait dit un mot, ç’aurait été admettrequ’on pouvait me reparler et d’ailleurs cela peut-être m’eût paru plus terribleencore, comme un signe que devant la gravité du châtiment qui allait sepréparer, le silence, la brouille, eussent été puérils. Une parole, c’eût été lecalme avec lequel on répond à un domestique quand on vient de décider dele renvoyer ; le baiser qu’on donne à un fils qu’on envoie s’engager alorsqu’on le lui aurait refusé si on devait se contenter d’être fâché deux joursavec lui. Mais elle entendit mon père qui montait du cabinet de toilette oùil était allé se déshabiller et pour éviter la scène qu’il me ferait, elle me ditd’une voix entrecoupée par la colère : « Sauve-toi, sauve-toi, qu’au moins

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ton père ne t’ait vu ainsi attendant comme un fou ! » Mais je lui répétais :« Viens me dire bonsoir », terrifié en voyant que le reflet de la bougie demon père s’élevait déjà sur le mur, mais aussi usant de son approche commed’un moyen de chantage et espérant que maman, pour éviter que mon pèreme trouvât encore là si elle continuait à refuser, allait me dire : « Rentre dansta chambre, je vais venir. » Il était trop tard, mon père était devant nous. Sansle vouloir, je murmurai ces mots que personne n’entendit : « Je suis perdu ! »

Il n’en fut pas ainsi. Mon père me refusait constamment des permissionsqui m’avaient été consenties dans les pactes plus larges octroyés par mamère et ma grand-mère parce qu’il ne se souciait pas des « principes » etqu’il n’y avait pas avec lui de « Droit des gens ». Pour une raison toutecontingente, ou même sans raison, il me supprimait au dernier moment tellepromenade si habituelle, si consacrée, qu’on ne pouvait m’en priver sansparjure, ou bien, comme il avait encore fait ce soir, longtemps avant l’heurerituelle, il me disait : « Allons, monte te coucher, pas d’explication ! » Maisaussi, parce qu’il n’avait pas de principes (dans le sens de ma grand-mère),il n’avait pas à proprement parler d’intransigeance. Il me regarda un instantd’un air étonné et fâché, puis dès que maman lui eut expliqué en quelquesmots embarrassés ce qui était arrivé, il lui dit : « Mais va donc avec lui,puisque tu disais justement que tu n’as pas envie de dormir, reste un peudans sa chambre, moi je n’ai besoin de rien. » « Mais, mon ami, répondittimidement ma mère, que j’aie envie ou non de dormir, ne change rien à lachose, on ne peut pas habituer cet enfant. » « Mais il ne s’agit pas d’habituer,dit mon père en haussant les épaules, tu vois bien que ce petit a du chagrin,il a l’air désolé, cet enfant ; voyons, nous ne sommes pas des bourreaux !Quand tu l’auras rendu malade, tu seras bien avancée ! Puisqu’il y a deux litsdans sa chambre, dis donc à Françoise de te préparer le grand lit et couchepour cette nuit auprès de lui. Allons, bonsoir, moi qui ne suis pas si nerveuxque vous, je vais me coucher. »

On ne pouvait pas remercier mon père ; on l’eût agacé par ce qu’il appelaitdes sensibleries. Je restai sans oser faire un mouvement ; il était encoredevant nous, grand, dans sa robe de nuit blanche sous le cachemire de l’Indeviolet et rose qu’il nouait autour de sa tête depuis qu’il avait des névralgies,avec le geste d’Abraham dans la gravure d’après Benozzo Gozzoli quem’avait donnée M. Swann, disant à Sarah qu’elle a à se départir du côtéd’Isaac. Il y a bien des années de cela. La muraille de l’escalier, où je vismonter le reflet de sa bougie n’existe plus depuis longtemps. En moi aussibien des choses ont été détruites que je croyais devoir durer toujours etde nouvelles se sont édifiées donnant naissance à des peines et à des joiesnouvelles que je n’aurais pu prévoir alors, de même que les anciennes mesont devenues difficiles à comprendre. Il y a bien longtemps aussi que mon

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père a cessé de pouvoir dire à maman : « Va avec le petit. » La possibilitéde telles heures ne renaîtra jamais pour moi. Mais depuis peu de temps,je recommence à très bien percevoir si je prête l’oreille, les sanglots quej’eus la force de contenir devant mon père et qui n’éclatèrent que quand jeme retrouvai seul avec maman. En réalité ils n’ont jamais cessé ; et c’estseulement parce que la vie se tait maintenant davantage autour de moi queje les entends de nouveau, comme ces cloches de couvents que couvrent sibien les bruits de la ville pendant le jour qu’on les croirait arrêtées mais quise remettent à sonner dans le silence du soir.

Maman passa cette nuit-là dans ma chambre ; au moment où je venaisde commettre une faute telle que je m’attendais à être obligé de quitterla maison, mes parents m’accordaient plus que je n’eusse jamais obtenud’eux comme récompense d’une belle action. Même à l’heure où elle semanifestait par cette grâce, la conduite de mon père à mon égard gardait cequelque chose d’arbitraire et d’immérité qui la caractérisait et qui tenait àce que généralement elle résultait plutôt de convenances fortuites que d’unplan prémédité. Peut-être même que ce que j’appelais sa sévérité, quand ilm’envoyait me coucher, méritait moins ce nom que celle de ma mère ou magrand-mère, car sa nature, plus différente en certains points de la mienneque n’était la leur, n’avait probablement pas deviné jusqu’ici combien j’étaismalheureux tous les soirs, ce que ma mère et ma grand-mère savaientbien ; mais elles m’aimaient assez pour ne pas consentir à m’épargner de lasouffrance, elles voulaient m’apprendre à la dominer afin de diminuer masensibilité nerveuse et fortifier ma volonté. Pour mon père, dont l’affectionpour moi était d’une autre sorte, je ne sais pas s’il aurait eu ce courage :pour une fois où il venait de comprendre que j’avais du chagrin, il avait dità ma mère : « Va donc le consoler. » Maman resta cette nuit-là dans machambre et, comme pour ne gâter d’aucun remords ces heures si différentesde ce que j’avais eu le droit d’espérer, quand Françoise, comprenant qu’il sepassait quelque chose d’extraordinaire en voyant maman assise près de moi,qui me tenait la main et me laissait pleurer sans me gronder, lui demanda :« Mais Madame, qu’a donc Monsieur à pleurer ainsi ? » maman lui répondit :« Mais il ne sait pas lui-même, Françoise, il est énervé ; préparez-moi vitele grand lit et montez vous coucher. » Ainsi, pour la première fois, matristesse n’était plus considérée comme une faute punissable mais commeun mal involontaire qu’on venait de reconnaître officiellement comme unétat nerveux dont je n’étais pas responsable ; j’avais le soulagement den’avoir plus à mêler de scrupules à l’amertume de mes larmes, je pouvaispleurer sans péché. Je n’étais pas non plus médiocrement fier vis-à-vis deFrançoise de ce retour des choses humaines, qui, une heure après que mamanavait refusé de monter dans ma chambre et m’avait fait dédaigneusement

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répondre que je devrais dormir, m’élevait à la dignité de grande personneet m’avait fait atteindre tout d’un coup à une sorte de puberté du chagrin,d’émancipation des larmes. J’aurais dû être heureux : je ne l’étais pas. Ilme semblait que ma mère venait de me faire une première concession quidevait lui être douloureuse, que c’était une première abdication de sa partdevant l’idéal qu’elle avait conçu pour moi, et que pour la première fois,elle, si courageuse, s’avouait vaincue. Il me semblait que si je venais deremporter une victoire c’était contre elle, que j’avais réussi comme aurait pufaire la maladie, des chagrins, ou l’âge, à détendre sa volonté, à faire fléchirsa raison et que cette soirée commençait une ère, resterait comme une tristedate. Si j’avais osé maintenant, j’aurais dit à maman : « Non je ne veux pas,ne couche pas ici. » Mais je connaissais la sagesse pratique, réaliste commeon dirait aujourd’hui, qui tempérait en elle la nature ardemment idéaliste dema grand-mère, et je savais que, maintenant que le mal était fait, elle aimeraitmieux m’en laisser du moins goûter le plaisir calmant et ne pas déranger monpère. Certes, le beau visage de ma mère brillait encore de jeunesse ce soir-làoù elle me tenait si doucement les mains et cherchait à arrêter mes larmes ;mais justement il me semblait que cela n’aurait pas dû être, sa colère eûtété moins triste pour moi que cette douceur nouvelle que n’avait pas connuemon enfance ; il me semblait que je venais d’une main impie et secrète detracer dans son âme une première ride et d’y faire apparaître un premiercheveu blanc. Cette pensée redoubla mes sanglots et alors je vis maman, quijamais ne se laissait aller à aucun attendrissement avec moi, être tout d’uncoup gagnée par le mien et essayer de retenir une envie de pleurer. Commeelle sentit que je m’en étais aperçu, elle me dit en riant : « Voilà mon petitjaunet, mon petit serin, qui va rendre sa maman aussi bêtasse que lui, pourpeu que cela continue. Voyons, puisque tu n’as pas sommeil ni ta mamannon plus, ne restons pas à nous énerver, faisons quelque chose, prenons unde tes livres. » Mais je n’en avais pas là. « Est-ce que tu aurais moins deplaisir si je sortais déjà les livres que ta grand-mère doit te donner pour tafête ? Pense bien : tu ne seras pas déçu de ne rien avoir après-demain ? »J’étais au contraire enchanté et maman alla chercher un paquet de livresdont je ne pus deviner, à travers le papier qui les enveloppait, que la taillecourte et large, mais qui, sous ce premier aspect, pourtant sommaire et voilé,éclipsaient déjà la boîte à couleurs du Jour de l’An et les vers à soie de l’andernier. C’était la Mare au Diable, François le Champi, la Petite Fadette etles Maîtres Sonneurs. Ma grand-mère, ai-je su depuis, avait d’abord choisiles poésies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana ; car si elle jugeaitles lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les pâtisseries, elle nepensait pas que les grands souffles du génie eussent sur l’esprit même d’unenfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps

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le grand air et le vent du large. Mais mon père l’ayant presque traitée de folleen apprenant les livres qu’elle voulait me donner, elle était retournée elle-même à Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de nepas avoir mon cadeau (c’était un jour brûlant et elle était rentrée si souffranteque le médecin avait averti ma mère de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) etelle s’était rabattue sur les quatre romans champêtres de George Sand. « Mafille, disait-elle à maman, je ne pourrais me décider à donner à cet enfantquelque chose de mal écrit. »

En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût tirer unprofit intellectuel, et surtout celui que nous procurent les belles choses ennous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans les satisfactions dubien-être et de la vanité. Même quand elle avait à faire à quelqu’un un cadeaudit utile, quand elle avait à donner un fauteuil, des couverts, une canne,elle les cherchait « anciens », comme si leur longue désuétude ayant effacéleur caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous raconterla vie des hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la nôtre. Elleeût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies des monumentsou des paysages les plus beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, etbien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que lavulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécaniquede représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et sinon d’éliminerentièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituerpour la plus grande partie de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs« épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres,des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprèsde Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préféraitme donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, desGrandes Eaux de Saint-Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, cequi faisait un degré d’art de plus. Mais si le photographe avait été écarté dela représentation du chef-d’œuvre ou de la nature et remplacé par un grandartiste, il reprenait ses droits pour reproduire cette interprétation même.Arrivée à l’échéance de la vulgarité, ma grand-mère tâchait de la reculerencore. Elle demandait à Swann si l’œuvre n’avait pas été gravée, préférant,quand c’était possible, des gravures anciennes et ayant encore un intérêt au-delà d’elles-mêmes, par exemple celles qui représentent un chef-d’œuvredans un état où nous ne pouvons plus le voir aujourd’hui (comme la gravurede la Cène de Léonard avant sa dégradation, par Morgan). Il faut dire que lesrésultats de cette manière de comprendre l’art de faire un cadeau ne furentpas toujours très brillants. L’idée que je pris de Venise d’après un dessin duTitien qui est censé avoir pour fond la lagune, était certainement beaucoupmoins exacte que celle que m’eussent donnée de simples photographies. On

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ne pouvait plus faire le compte à la maison, quand ma grand-tante voulaitdresser un réquisitoire contre ma grand-mère, des fauteuils offerts par elle àde jeunes fiancés ou à de vieux époux, qui, à la première tentative qu’on avaitfaite pour s’en servir, s’étaient immédiatement effondrés sous le poids d’undes destinataires. Mais ma grand-mère aurait cru mesquin de trop s’occuperde la solidité d’une boiserie où se distinguaient encore une fleurette, unsourire, quelquefois une belle imagination du passé. Même ce qui dansces meubles répondait à un besoin, comme c’était d’une façon à laquellenous ne sommes plus habitués, la charmait comme les vieilles manières dedire où nous voyons une métaphore, effacée, dans notre moderne langage,par l’usure de l’habitude. Or, justement, les romans champêtres de GeorgeSand qu’elle me donnait pour ma fête, étaient pleins ainsi qu’un mobilierancien, d’expressions tombées en désuétude et redevenues imagées, commeon n’en trouve plus qu’à la campagne. Et ma grand-mère les avait achetésde préférence à d’autres comme elle eût loué plus volontiers une propriétéoù il y aurait eu un pigeonnier gothique ou quelqu’une de ces vieilles chosesqui exercent sur l’esprit une heureuse influence en lui donnant la nostalgied’impossibles voyages dans le temps.

Maman s’assit à côté de mon lit ; elle avait pris François le Champi àqui sa couverture rougeâtre et son titre incompréhensible donnaient pourmoi une personnalité distincte et un attrait mystérieux. Je n’avais jamaislu encore de vrais romans. J’avais entendu dire que George Sand était letype du romancier. Cela me disposait déjà à imaginer dans François leChampi quelque chose d’indéfinissable et de délicieux. Les procédés denarration destinés à exciter la curiosité ou l’attendrissement, certaines façonsde dire qui éveillent l’inquiétude et la mélancolie, et qu’un lecteur un peuinstruit reconnaît pour communs à beaucoup de romans, me paraissaientsimples – à moi qui considérais un livre nouveau non comme une choseayant beaucoup de semblables, mais comme une personne unique, n’ayantde raison d’exister qu’en soi – une émanation troublante de l’essenceparticulière à François le Champi. Sous ces évènements si journaliers, ceschoses si communes, ces mots si courants, je sentais comme une intonation,une accentuation étrange. L’action s’engagea ; elle me parut d’autant plusobscure que dans ce temps-là, quand je lisais, je rêvassais souvent, pendantdes pages entières, à tout autre chose. Et aux lacunes que cette distractionlaissait dans le récit, s’ajoutait, quand c’était maman qui me lisait à hautevoix, qu’elle passait toutes les scènes d’amour. Aussi tous les changementsbizarres qui se produisent dans l’attitude respective de la meunière etde l’enfant et qui ne trouvent leur explication que dans les progrès d’unamour naissant me paraissaient empreints d’un profond mystère dont jeme figurais volontiers que la source devait être dans ce nom inconnu et

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si doux de « Champi » qui mettait sur l’enfant, qui le portait sans queje susse pourquoi, sa couleur vive, empourprée et charmante. Si ma mèreétait une lectrice infidèle, c’était aussi, pour les ouvrages où elle trouvaitl’accent d’un sentiment vrai, une lectrice admirable par le respect et lasimplicité de l’interprétation, par la beauté et la douceur du son. Mêmedans la vie, quand c’étaient des êtres et non des œuvres d’art qui excitaientainsi son attendrissement ou son admiration, c’était touchant de voir avecquelle déférence elle écartait de sa voix, de son geste, de ses propos, teléclat de gaieté qui eût pu faire mal à cette mère qui avait autrefois perduun enfant, tel rappel de fête, d’anniversaire, qui aurait pu faire penser cevieillard à son grand âge, tel propos de ménage qui aurait paru fastidieuxà ce jeune savant. De même, quand elle lisait la prose de George Sand,qui respire toujours cette bonté, cette distinction morale que maman avaitappris de ma grand-mère à tenir pour supérieures à tout dans la vie, etque je ne devais lui apprendre que bien plus tard à ne pas tenir égalementpour supérieures à tout dans les livres, attentive à bannir de sa voix toutepetitesse, toute affectation qui eût pu empêcher le flot puissant d’y être reçu,elle fournissait toute la tendresse naturelle, toute l’ample douceur qu’ellesréclamaient à ces phrases qui semblaient écrites pour sa voix et qui pour ainsidire tenaient tout entières dans le registre de sa sensibilité. Elle retrouvaitpour les attaquer dans le ton qu’il faut, l’accent cordial qui leur préexiste etles dicta, mais que les mots n’indiquent pas ; grâce à lui elle amortissait aupassage toute crudité dans les temps des verbes, donnait à l’imparfait et aupassé défini la douceur qu’il y a dans la bonté, la mélancolie qu’il y a dansla tendresse, dirigeait la phrase qui finissait vers celle qui allait commencer,tantôt pressant, tantôt ralentissant la marche des syllabes pour les faireentrer, quoique leurs quantités fussent différentes, dans un rythme uniforme,elle insufflait à cette prose si commune une sorte de vie sentimentale etcontinue.

Mes remords étaient calmés, je me laissais aller à la douceur de cettenuit où j’avais ma mère auprès de moi. Je savais qu’une telle nuit nepourrait se renouveler ; que le plus grand désir que j’eusse au monde,garder ma mère dans ma chambre pendant ces tristes heures nocturnes, étaittrop en opposition avec les nécessités de la vie et le vœu de tous, pourque l’accomplissement qu’on lui avait accordé ce soir pût être autre choseque factice et exceptionnel. Demain mes angoisses reprendraient et mamanne resterait pas là. Mais quand mes angoisses étaient calmées, je ne lescomprenais plus ; puis demain soir était encore lointain ; je me disais quej’aurais le temps d’aviser, bien que ce temps-là ne pût m’apporter aucunpouvoir de plus, qu’il s’agissait de choses qui ne dépendaient pas de ma

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volonté et que seul me faisait paraître plus évitables l’intervalle qui lesséparait encore de moi.

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C’est ainsi que, pendant longtemps, quand, réveillé la nuit, je meressouvenais de Combray, je n’en revis jamais que cette sorte de panlumineux, découpé au milieu d’indistinctes ténèbres, pareil à ceux quel’embrasement d’un feu de bengale ou quelque projection électriqueéclairent et sectionnent dans un édifice dont les autres parties restentplongées dans la nuit : à la base assez large, le petit salon, la salle à manger,l’amorce de l’allée obscure par où arriverait M. Swann, l’auteur inconscientde mes tristesses, le vestibule où je m’acheminais vers la première marchede l’escalier, si cruel à monter, qui constituait à lui seul le tronc fort étroitde cette pyramide irrégulière, et, au faîte, ma chambre à coucher avec lepetit couloir à porte vitrée pour l’entrée de maman ; en un mot, toujours vuà la même heure, isolé de tout ce qu’il pouvait y avoir autour, se détachantseul sur l’obscurité, le décor strictement nécessaire (comme celui qu’on voitindiqué en tête des vieilles pièces pour les représentations en province), audrame de mon déshabillage ; comme si Combray n’avait consisté qu’en deuxétages reliés par un mince escalier, et comme s’il n’y avait jamais été quesept heures du soir. À vrai dire, j’aurais pu répondre à qui m’eût interrogéque Combray comprenait encore autre chose et existait à d’autres heures.Mais comme ce que je m’en serais rappelé m’eût été fourni seulementpar la mémoire volontaire, la mémoire de l’intelligence, et comme lesrenseignements qu’elle donne sur le passé ne conservent rien de lui, jen’aurais jamais eu envie de songer à ce reste de Combray. Tout cela étaiten réalité mort pour moi.

Mort à jamais ? C’était possible.Il y a beaucoup de hasard en tout ceci, et un second hasard, celui de

notre mort, souvent ne nous permet pas d’attendre longtemps les faveurs dupremier.

Je trouve très raisonnable la croyance celtique que les âmes de ceux quenous avons perdus sont captives dans quelque être inférieur, dans une bête,un végétal, une chose inanimée, perdues en effet pour nous jusqu’au jour, quipour beaucoup ne vient jamais, où nous nous trouvons passer près de l’arbre,entrer en possession de l’objet qui est leur prison. Alors elles tressaillent,nous appellent, et sitôt que nous les avons reconnues, l’enchantement estbrisé. Délivrées par nous, elles ont vaincu la mort et reviennent vivre avecnous.

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Il en est ainsi de notre passé. C’est peine perdue que nous cherchions àl’évoquer, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché horsde son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensationque nous donnerait cet objet matériel), que nous ne soupçonnons pas. Cetobjet, il dépend du hasard que nous le rencontrions avant de mourir, ou quenous ne le rencontrions pas.

Il y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n’était pasle théâtre et le drame de mon coucher n’existait plus pour moi, quand unjour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avaisfroid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé.Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercherun de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblentavoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Etbientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’untriste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissés’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgéemêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à cequi se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi,isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudesde la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de lamême façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse :ou plutôt cette essence n’était pas en moi, elle était moi. J’avais cessé de mesentir médiocre, contingent, mortel. D’où avait pu me venir cette puissantejoie ? Je sentais qu’elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu’elle ledépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D’où venait-elle ?Que signifiait-elle ? Où l’appréhender ? Je bois une seconde gorgée où jene trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m’apporte unpeu moins que la seconde. Il est temps que je m’arrête, la vertu du breuvagesemble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n’est pas en lui,mais en moi. Il l’y a éveillée, mais ne la connaît pas, et ne peut que répéterindéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage queje ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemanderet retrouver intact à ma disposition, tout à l’heure, pour un éclaircissementdécisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C’est à lui de trouverla vérité. Mais comment ? Grave incertitude, toutes les fois que l’esprit sesent dépassé par lui-même ; quand lui, le chercheur, est tout ensemble lepays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien.Chercher ? pas seulement : créer. Il est en face de quelque chose qui n’estpas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière.

Et je recommence à me demander quel pouvait être cet état inconnu,qui n’apportait aucune preuve logique, mais l’évidence de sa félicité, de

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sa réalité devant laquelle les autres s’évanouissaient. Je veux essayer dele faire réapparaître. Je rétrograde par la pensée au moment où je pris lapremière cuillerée de thé. Je retrouve le même état, sans une clarté nouvelle.Je demande à mon esprit un effort de plus, de ramener encore une fois lasensation qui s’enfuit. Et pour que rien ne brise l’élan dont il va tâcher dela ressaisir, j’écarte tout obstacle, toute idée étrangère, j’abrite mes oreilleset mon attention contre les bruits de la chambre voisine. Mais sentant monesprit qui se fatigue sans réussir, je le force au contraire à prendre cettedistraction que je lui refusais, à penser à autre chose, à se refaire avantune tentative suprême. Puis une deuxième fois, je fais le vide devant lui, jeremets en face de lui la saveur encore récente de cette première gorgée etje sens tressaillir en moi quelque chose qui se déplace, voudrait s’élever,quelque chose qu’on aurait désancré, à une grande profondeur ; je ne sais ceque c’est, mais cela monte lentement ; j’éprouve la résistance et j’entendsla rumeur des distances traversées.

Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, lesouvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi. Mais ilse débat trop loin, trop confusément ; à peine si je perçois le reflet neutre oùse confond l’insaisissable tourbillon des couleurs remuées ; mais je ne peuxdistinguer la forme, lui demander, comme au seul interprète possible, de metraduire le témoignage de sa contemporaine, de son inséparable compagne,la saveur, lui demander de m’apprendre de quelle circonstance particulière,de quelle époque du passé il s’agit.

Arrivera-t-il jusqu’à la surface de ma claire conscience, ce souvenir,l’instant ancien que l’attraction d’un instant identique est venue de si loinsolliciter, émouvoir, soulever tout au fond de moi ? Je ne sais. Maintenant jene sens plus rien, il est arrêté, redescendu peut-être ; qui sait s’il remonterajamais de sa nuit ? Dix fois il me faut recommencer, me pencher vers lui.Et chaque fois la lâcheté qui nous détourne de toute tâche difficile de touteœuvre importante, m’a conseillé de laisser cela, de boire mon thé en pensantsimplement à mes ennuis d’aujourd’hui, à mes désirs de demain qui selaissent remâcher sans peine.

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petitmorceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que cejour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui direbonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempédans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine nem’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, enayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers,leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plusrécents ; peut-être parce que de ces souvenirs abandonnés si longtemps

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hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes –et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sousson plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaientperdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience.Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres,après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plusimmatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restentencore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, surla ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presqueimpalpable, l’édifice immense du souvenir.

Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempédans le tilleul que me donnait ma tante (quoique je ne susse pas encoreet dusse remettre à bien plus tard de découvrir pourquoi ce souvenir merendait si heureux), aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sachambre, vint comme un décor de théâtre s’appliquer au petit pavillon,donnant sur le jardin, qu’on avait construit pour mes parents sur ses derrières(ce pan tronqué que seul j’avais revu jusque-là) ; et avec la maison, laville, depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, la Place oùon m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses, leschemins qu’on prenait si le temps était beau. Et comme dans ce jeu oùles Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau,de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ilsplongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennentdes fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables,de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc deM. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village etleurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela quiprend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

IICombray de loin, à dix lieues à la ronde, vu du chemin de fer quand

nous y arrivions la dernière semaine avant Pâques, ce n’était qu’une égliserésumant la ville, la représentant, parlant d’elle et pour elle aux lointains,et, quand on approchait, tenant serrés autour de sa haute mante sombre, enplein champ, contre le vent, comme une pastoure ses brebis, les dos laineuxet gris des maisons rassemblées qu’un reste de remparts du Moyen Âgecernait çà et là d’un trait aussi parfaitement circulaire qu’une petite villedans un tableau de primitif. À l’habiter, Combray était un peu triste, commeses rues dont les maisons construites en pierres noirâtres du pays, précédéesde degrés extérieurs, coiffées de pignons qui rabattaient l’ombre devant

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elles, étaient assez obscures pour qu’il fallût dès que le jour commençaità tomber relever les rideaux dans les « salles » ; des rues aux gravesnoms de saints (desquels plusieurs se rattachaient à l’histoire des premiersseigneurs de Combray) : rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était lamaison de ma tante, rue Sainte-Hildegarde, où donnait la grille, et rue duSaint-Esprit sur laquelle s’ouvrait la petite porte latérale de son jardin ; etces rues de Combray existent dans une partie de ma mémoire si reculée,peintes de couleurs si différentes de celles qui maintenant revêtent pourmoi le monde, qu’en vérité elles me paraissent toutes, et l’église qui lesdominait sur la Place, plus irréelles encore que les projections de la lanternemagique ; et qu’à certains moments, il me semble que pouvoir encoretraverser la rue Saint-Hilaire, pouvoir louer une chambre rue de l’Oiseau– à la vieille hôtellerie de l’Oiseau Flesché, des soupiraux de laquellemontait une odeur de cuisine qui s’élève encore par moments en moi aussiintermittente et aussi chaude – serait une entrée en contact avec l’Au-delàplus merveilleusement surnaturelle que de faire la connaissance de Golo etde causer avec Geneviève de Brabant.

La cousine de mon grand-père – ma grand-tante – chez qui noushabitions, était la mère de cette tante Léonie qui, depuis la mort de sonmari, mon oncle Octave, n’avait plus voulu quitter, d’abord Combray, puisà Combray sa maison, puis sa chambre, puis son lit et ne « descendait » plus,toujours couchée dans un état incertain de chagrin, de débilité physique,de maladie, d’idée fixe et de dévotion. Son appartement particulier donnaitsur la rue Saint-Jacques qui aboutissait beaucoup plus loin au Grand-Pré(par opposition au Petit-Pré, verdoyant au milieu de la ville, entre troisrues), et qui, unie, grisâtre, avec les trois hautes marches de grès presquedevant chaque porte, semblait comme un défilé pratiqué par un tailleurd’images gothiques à même la pierre où il eût sculpté une crèche ouun calvaire. Ma tante n’habitait plus effectivement que deux chambrescontiguës, restant l’après-midi dans l’une pendant qu’on aérait l’autre.C’étaient de ces chambres de province qui – de même qu’en certains paysdes parties entières de l’air ou de la mer sont illuminées ou parfumées pardes myriades de protozoaires que nous ne voyons pas – nous enchantent desmille odeurs qu’y dégagent les vertus, la sagesse, les habitudes, toute unevie secrète, invisible, surabondante et morale que l’atmosphère y tient ensuspens ; odeurs naturelles encore, certes, et couleur du temps comme cellesde la campagne voisine, mais déjà casanières, humaines et renfermées, geléeexquise, industrieuse et limpide de tous les fruits de l’année qui ont quittéle verger pour l’armoire ; saisonnières, mais mobilières et domestiques,corrigeant le piquant de la gelée blanche par la douceur du pain chaud,oisives et ponctuelles comme une horloge de village, flâneuses et rangées,

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insoucieuses et prévoyantes, lingères, matinales, dévotes, heureuses d’unepaix qui n’apporte qu’un surcroît d’anxiété et d’un prosaïsme qui sert degrand réservoir de poésie à celui qui la traverse sans y avoir vécu. L’airy était saturé de la fine fleur d’un silence si nourricier, si succulent queje ne m’y avançais qu’avec une sorte de gourmandise, surtout par cespremiers matins encore froids de la semaine de Pâques où je le goûtais mieuxparce que je venais seulement d’arriver à Combray : avant que j’entrassesouhaiter le bonjour à ma tante on me faisait attendre un instant, dans lapremière pièce où le soleil, d’hiver encore, était venu se mettre au chauddevant le feu, déjà allumé entre les deux briques et qui badigeonnait toute lachambre d’une odeur de suie, en faisait comme un de ces grands « devantsde four » de campagne, ou de ces manteaux de cheminée de châteaux,sous lesquels on souhaite que se déclarent dehors la pluie, la neige, mêmequelque catastrophe diluvienne pour ajouter au confort de la réclusion lapoésie de l’hivernage ; je faisais quelques pas du prie-Dieu aux fauteuilsen velours frappé, toujours revêtus d’un appui-tête au crochet ; et le feucuisant comme une pâte les appétissantes odeurs dont l’air de la chambreétait tout grumeleux et qu’avait déjà fait travailler et « lever » la fraîcheurhumide et ensoleillée du matin, il les feuilletait, les dorait, les godait,les boursouflait, en faisant un invisible et palpable gâteau provincial, unimmense « chausson » où, à peine goûtés les arômes plus croustillants, plusfins, plus réputés, mais plus secs aussi du placard, de la commode, du papierà ramages, je revenais toujours avec une convoitise inavouée m’engluer dansl’odeur médiane, poisseuse, fade, indigeste et fruitée du couvre-lit à fleurs.

Dans la chambre voisine, j’entendais ma tante qui causait toute seuleà mi-voix. Elle ne parlait jamais qu’assez bas parce qu’elle croyait avoirdans la tête quelque chose de cassé et de flottant qu’elle eût déplacé enparlant trop fort, mais elle ne restait jamais longtemps, même seule, sansdire quelque chose, parce qu’elle croyait que c’était salutaire pour sa gorgeet qu’en empêchant le sang de s’y arrêter, cela rendrait moins fréquentsles étouffements et les angoisses dont elle souffrait ; puis, dans l’inertieabsolue où elle vivait, elle prêtait à ses moindres sensations une importanceextraordinaire ; elle les douait d’une motilité qui lui rendait difficile de lesgarder pour elle, et à défaut de confident à qui les communiquer, elle se lesannonçait à elle-même, en un perpétuel monologue qui était sa seule formed’activité. Malheureusement, ayant pris l’habitude de penser tout haut, ellene faisait pas toujours attention à ce qu’il n’y eût personne dans la chambrevoisine, et je l’entendais souvent se dire à elle-même : « Il faut que je merappelle bien que je n’ai pas dormi » (car ne jamais dormir était sa grandeprétention dont notre langage à tous gardait le respect et la trace : le matinFrançoise ne venait pas « l’éveiller », mais « entrait » chez elle ; quand

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ma tante voulait faire un somme dans la journée, on disait qu’elle voulait« réfléchir » ou « reposer » ; et quand il lui arrivait de s’oublier en causantjusqu’à dire : « ce qui m’a réveillée » ou « j’ai rêvé que », elle rougissaitet se reprenait au plus vite).

Au bout d’un moment, j’entrais l’embrasser ; Françoise faisait infuserson thé ; ou, si ma tante se sentait agitée, elle demandait à la place satisane et c’était moi qui étais chargé de faire tomber du sac de pharmaciedans une assiette la quantité de tilleul qu’il fallait mettre ensuite dans l’eaubouillante. Le dessèchement des tiges les avait incurvées en un capricieuxtreillage dans les entrelacs duquel s’ouvraient les fleurs pâles, comme si unpeintre les eût arrangées, les eût fait poser de la façon la plus ornementale.Les feuilles, ayant perdu ou changé leur aspect, avaient l’air des choses lesplus disparates, d’une aile transparente de mouche, de l’envers blanc d’uneétiquette, d’un pétale de rose, mais qui eussent été empilées, concasséesou tressées comme dans la confection d’un nid. Mille petits détails inutiles– charmante prodigalité du pharmacien, qu’on eût supprimés dans unepréparation factice, me donnaient, comme un livre où on s’émerveille derencontrer le nom d’une personne de connaissance, le plaisir de comprendreque c’était bien des tiges de vrais tilleuls, comme ceux que je voyais avenuede la Gare, modifiées, justement parce que c’étaient non des doubles, maiselles-mêmes et qu’elles avaient vieilli. Et chaque caractère nouveau n’yétant que la métamorphose d’un caractère ancien, dans de petites boulesgrises je reconnaissais les boutons verts qui ne sont pas venus à terme ;mais surtout l’éclat rose, lunaire et doux qui faisait se détacher les fleursdans la forêt fragile des tiges où elles étaient suspendues comme de petitesroses d’or – signe, comme la lueur qui révèle encore sur une muraille laplace d’une fresque effacée, de la différence entre les parties de l’arbre quiavaient été « en couleur » et celles qui ne l’avaient pas été – me montraitque ces pétales étaient bien ceux qui avant de fleurir le sac de pharmacieavaient embaumé les soirs de printemps. Cette flamme rose de cierge, c’étaitleur couleur encore, mais à demi éteinte et assoupie dans cette vie diminuéequ’était la leur maintenant et qui est comme le crépuscule des fleurs. Bientôtma tante pouvait tremper dans l’infusion bouillante dont elle savourait legoût de feuille morte ou de fleur fanée une petite madeleine dont elle metendait un morceau quand il était suffisamment amolli.

D’un côté de son lit était une grande commode jaune en bois de citronnieret une table qui tenait à la fois de l’officine et du maître-autel, où, au-dessous d’une statuette de la Vierge et d’une bouteille de Vichy-Célestins,on trouvait des livres de messe et des ordonnances de médicaments, tout cequ’il fallait pour suivre de son lit les offices et son régime, pour ne manquerl’heure ni de la pepsine, ni des Vêpres. De l’autre côté, son lit longeait la

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fenêtre, elle avait la rue sous les yeux et y lisait du matin au soir, pour sedésennuyer, à la façon des princes persans, la chronique quotidienne maisimmémoriale de Combray, qu’elle commentait ensuite avec Françoise.

Je n’étais pas avec ma tante depuis cinq minutes, qu’elle me renvoyaitpar peur que je la fatigue. Elle tendait à mes lèvres son triste front pâle etfade sur lequel, à cette heure matinale, elle n’avait pas encore arrangé sesfaux cheveux, et où les vertèbres transparaissaient comme les pointes d’unecouronne d’épines ou les grains d’un rosaire, et elle me disait : « Allons,mon pauvre enfant, va-t’en, va te préparer pour la messe ; et si en bas turencontres Françoise, dis-lui de ne pas s’amuser trop longtemps avec vous,qu’elle monte bientôt voir si je n’ai besoin de rien. »

Françoise, en effet, qui était depuis des années à son service et ne sedoutait pas alors qu’elle entrerait un jour tout à fait au nôtre, délaissait unpeu ma tante pendant les mois où nous étions là. Il y avait eu dans monenfance, avant que nous allions à Combray, quand ma tante Léonie passaitencore l’hiver à Paris chez sa mère, un temps où je connaissais si peuFrançoise que, le 1er janvier, avant d’entrer chez ma grand-tante, ma mèreme mettait dans la main une pièce de cinq francs et me disait : « Surtout nete trompe pas de personne. Attends pour donner que tu m’entendes dire :« Bonjour Françoise » ; en même temps je te toucherai légèrement le bras. »À peine arrivions-nous dans l’obscure antichambre de ma tante que nousapercevions dans l’ombre, sous les tuyaux d’un bonnet éblouissant, raideet fragile comme s’il avait été de sucre filé, les remous concentriques d’unsourire de reconnaissance anticipé. C’était Françoise, immobile et deboutdans l’encadrement de la petite porte du corridor comme une statue de saintedans sa niche. Quand on était un peu habitué à ces ténèbres de chapelle,on distinguait sur son visage l’amour désintéressé de l’humanité, le respectattendri pour les hautes classes qu’exaltait dans les meilleures régions de soncœur l’espoir des étrennes. Maman me pinçait le bras avec violence et disaitd’une voix forte : « Bonjour Françoise. » À ce signal mes doigts s’ouvraientet je lâchais la pièce qui trouvait pour la recevoir une main confuse, maistendue. Mais depuis que nous allions à Combray je ne connaissais personnemieux que Françoise ; nous étions ses préférés, elle avait pour nous, aumoins pendant les premières années, avec autant de considération que pourma tante, un goût plus vif, parce que nous ajoutions, au prestige de fairepartie de la famille (elle avait pour les liens invisibles que noue entre lesmembres d’une famille la circulation d’un même sang, autant de respectqu’un tragique grec), le charme de n’être pas ses maîtres habituels. Aussi,avec quelle joie elle nous recevait, nous plaignant de n’avoir pas encore plusbeau temps, le jour de notre arrivée, la veille de Pâques, où souvent il faisaitun vent glacial, quand maman lui demandait des nouvelles de sa fille et de

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ses neveux, si son petit-fils était gentil, ce qu’on comptait faire de lui, s’ilressemblerait à sa grand-mère.

Et quand il n’y avait plus de monde là, maman qui savait que Françoisepleurait encore ses parents morts depuis des années, lui parlait d’eux avecdouceur, lui demandait mille détails sur ce qu’avait été leur vie.

Elle avait deviné que Françoise n’aimait pas son gendre et qu’il lui gâtaitle plaisir qu’elle avait à être avec sa fille, avec qui elle ne causait pas aussilibrement quand il était là. Aussi, quand Françoise allait les voir, à quelqueslieues de Combray, maman lui disait en souriant : « N’est-ce pas Françoise,si Julien a été obligé de s’absenter et si vous avez. Marguerite à vous touteseule pour toute la journée, vous serez désolée, mais vous vous ferez uneraison ? » Et Françoise disait en riant : « Madame sait tout ; madame estpire que les rayons X (elle disait X avec une difficulté affectée et un sourirepour se railler elle-même, ignorante, d’employer ce terme savant), qu’on afait venir pour Mme Octave et qui voient ce que vous avez dans le cœur »,et disparaissait, confuse qu’on s’occupât d’elle, peut-être pour qu’on nela vît pas pleurer ; maman était la première personne qui lui donnât cettedouce émotion de sentir que sa vie, ses bonheurs, ses chagrins de paysannepouvaient présenter de l’intérêt, être un motif de joie ou de tristesse pour uneautre qu’elle-même. Ma tante se résignait à se priver un peu d’elle pendantnotre séjour, sachant combien ma mère appréciait le service de cette bonnesi intelligente et active, qui était aussi belle dès cinq heures du matin danssa cuisine, sous son bonnet dont le tuyautage éclatant et fixe avait l’aird’être en biscuit, que pour aller à la grand-messe ; qui faisait tout bien,travaillant comme un cheval, qu’elle fût bien portante ou non, mais sansbruit, sans avoir l’air de rien faire, la seule des bonnes de ma tante qui, quandmaman demandait de l’eau chaude ou du café noir, les apportait vraimentbouillants ; elle était un de ces serviteurs qui, dans une maison, sont à lafois ceux qui déplaisent le plus au premier abord à un étranger, peut-êtreparce qu’ils ne prennent pas la peine de faire sa conquête et n’ont pas pourlui de prévenance, sachant très bien qu’ils n’ont aucun besoin de lui, qu’oncesserait de le recevoir plutôt que de les renvoyer ; et qui sont en revancheceux à qui tiennent le plus les maîtres qui ont éprouvé leurs capacités réelles,et ne se soucient pas de cet agrément superficiel, de ce bavardage servilequi fait favorablement impression à un visiteur, mais qui recouvre souventune inéducable nullité.

Quand Françoise, après avoir veillé à ce que mes parents eussent tout cequ’il leur fallait, remontait une première fois chez ma tante pour lui donnersa pepsine et lui demander ce qu’elle prendrait pour déjeuner, il était bienrare qu’il ne fallût pas donner déjà son avis ou fournir des explications surquelque évènement d’importance :

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– « Françoise, imaginez-vous que Mme Goupil est passée plus d’un quartd’heure en retard pour aller chercher sa sœur ; pour peu qu’elle s’attarde surson chemin cela ne me surprendrait point qu’elle arrive après l’élévation. »

– « Eh ! il n’y aurait rien d’étonnant », répondait Françoise.– « Françoise, vous seriez venue cinq minutes plus tôt, vous auriez vu

passer Mme Imbert qui tenait des asperges deux fois grosses comme cellesde la mère Callot ; tâchez donc de savoir par sa bonne ou elle les a eues.Vous qui, cette année, nous mettez des asperges à toutes les sauces, vousauriez pu en prendre de pareilles pour nos voyageurs. »

– « Il n’y aurait rien d’étonnant qu’elles viennent de chez M. le Curé, »disait Françoise.

– « Ah ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise, répondait ma tante enhaussant les épaules, chez M. le Curé ! Vous savez bien qu’il ne fait pousserque de méchantes petites asperges de rien. Je vous dis que celles-là étaientgrosses comme le bras. Pas comme le vôtre, bien sûr, mais comme monpauvre bras qui a encore tant maigri cette année. »

– « Françoise, vous n’avez pas entendu ce carillon qui m’a cassé latête ? »

– « Non, madame Octave. »– « Ah ! ma pauvre fille, il faut que vous l’ayez solide votre tête, vous

pouvez remercier le Bon Dieu. C’était la Maguelone qui était venue chercherle docteur Piperaud. Il est ressorti tout de suite avec elle et ils ont tourné parla rue de l’Oiseau. Il faut qu’il y ait quelque enfant de malade. »

– « Eh ! là, mon Dieu », soupirait Françoise, qui ne pouvait pas entendreparler d’un malheur arrivé à un inconnu, même dans une partie du mondeéloignée, sans commencer à gémir.

– « Françoise, mais pour qui donc a-t-on sonné la cloche des morts ?Ah ! mon Dieu, ce sera pour Mme Rousseau. Voilà-t-il pas que j’avais oubliéqu’elle a passé l’autre nuit. Ah ! il est temps que le Bon Dieu me rappelle, jene sais plus ce que j’ai fait de ma tête depuis la mort de mon pauvre Octave.Mais je vous fais perdre votre temps, ma fille. »

– « Mais non, madame Octave, mon temps n’est pas si cher ; celui qui l’afait ne nous l’a pas vendu. Je vas seulement voir si mon feu ne s’éteint pas. »

Ainsi Françoise et ma tante appréciaient-elles ensemble au cours de cetteséance matinale, les premiers évènements du jour. Mais quelquefois cesévènements revêtaient un caractère si mystérieux et si grave que ma tantesentait qu’elle ne pourrait pas attendre le moment où Françoise monterait,et quatre coups de sonnette formidables retentissaient dans la maison.

– « Mais, madame Octave, ce n’est pas encore l’heure de la pepsine,disait Françoise. Est-ce que vous vous êtes senti une faiblesse ? »

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– « Mais non, Françoise, disait ma tante, c’est-à-dire, si, vous savez bienque maintenant les moments où je n’ai pas de faiblesse sont bien rares ;un jour je passerai comme Mme Rousseau sans avoir eu le temps de mereconnaître ; mais ce n’est pas pour cela que je sonne. Croyez-vous pas queje viens de voir comme je vous vois Mme Goupil avec une fillette que je neconnais point. Allez donc chercher deux sous de sel chez Camus. C’est bienrare si Théodore ne, peut pas vous dire qui c’est. »

– « Mais ça sera la fille à M. Pupin », disait Françoise qui préférait s’entenir à une explication immédiate, ayant été déjà deux fois depuis le matinchez Camus.

– « La fille à M. Pupin ! Oh ! je vous crois bien, ma pauvre Françoise !Avec cela que je ne l’aurais pas reconnue ? »

– « Mais je ne veux pas dire la grande, madame Octave, je veux dire lagamine, celle qui est en pension à Jouy. Il me ressemble de l’avoir déjà vuece matin. »

– « Ah ! à moins de ça, disait ma tante. Il faudrait qu’elle soit venue pourles fêtes. C’est cela ! Il n’y a pas besoin de chercher, elle sera venue pourles fêtes. Mais alors nous pourrions bien voir tout à l’heure Mme Sazeratvenir sonner chez sa sœur pour le déjeuner. Ce sera ça ! J’ai vu le petit dechez Galopin qui passait avec une tarte ! Vous verrez que la tarte allait chezMme Goupil.

– « Dès l’instant que Mme Goupil a de la visite, madame Octave, vousn’allez pas tarder à voir tout son monde rentrer pour le déjeuner, car ilcommence à ne plus être de bonne heure », disait Françoise qui, pressée deredescendre s’occuper du déjeuner, n’était pas fâchée de laisser à ma tantecette distraction en perspective.

– « Oh ! pas avant midi, répondait ma tante d’un ton résigné, tout enjetant sur la pendule un coup d’œil inquiet, mais furtif pour ne pas laisservoir qu’elle, qui avait renoncé à tout, trouvait pourtant, à apprendre qui Mme

Goupil avait à déjeuner, un plaisir aussi vif, et qui se ferait malheureusementattendre encore un peu plus d’une heure. Et encore cela tombera pendantmon déjeuner ! » ajouta-t-elle à mi-voix pour elle-même. Son déjeuner luiétait une distraction suffisante pour qu’elle n’en souhaitât pas une autre enmême temps. « Vous n’oublierez pas au moins de me donner mes œufs à lacrème dans une assiette plate ? » C’étaient les seules qui fussent ornées desujets, et ma tante s’amusait à chaque repas à lire la légende de celle qu’onlui servait ce jour-là. Elle mettait ses lunettes, déchiffrait : Alibaba et lesquarante voleurs, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et disait en souriant :Très bien, très bien.

– « Je serais bien allée chez Camus… » disait Françoise en voyant quema tante ne l’y enverrait plus.

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– « Mais non, ce n’est plus la peine, c’est sûrement Mlle Pupin. Ma pauvreFrançoise, je regrette de vous avoir fait monter pour rien. »

Mais ma tante savait bien que ce n’était pas pour rien qu’elle avait sonnéFrançoise, car, à Combray, une personne « qu’on ne connaissait point » étaitun être aussi peu croyable qu’un dieu de la mythologie, et de fait on ne sesouvenait pas que, chaque fois que s’était produite, dans la rue du Saint-Esprit ou sur la place, une de ces apparitions stupéfiantes, des recherchesbien conduites n’eussent pas fini par réduire le personnage fabuleux auxproportions d’une « personne qu’on connaissait », soit personnellement,soit abstraitement, dans son état civil, en tant qu’ayant tel degré de parentéavec des gens de Combray. C’était le fils de Mme Sauton qui rentraitdu service, la nièce de l’abbé Perdreau qui sortait du couvent, le frèredu curé, percepteur à Châteaudun qui venait de prendre sa retraite ouqui était venu passer les fêtes. On avait eu en les apercevant l’émotionde croire qu’il y avait à Combray des gens qu’on ne connaissait pointsimplement parce qu’on ne les avait pas reconnus ou identifiés tout de suite.Et pourtant, longtemps à l’avance, Mme Sauton et le curé avaient prévenuqu’ils attendaient leurs « voyageurs ». Quand le soir, je montais, en rentrant,raconter notre promenade à ma tante, si j’avais l’imprudence de lui direque nous avions rencontré près du Pont-Vieux, un homme que mon grand-père ne connaissait pas : « Un homme que grand-père ne connaissait point,s’écriait-elle. Ah ! je te crois bien ! » Néanmoins un peu émue de cettenouvelle, elle voulait en avoir le cœur net, mon grand-père était mandé.« Qui donc est-ce que vous avez rencontré près du Pont-Vieux, mon oncle ?un homme que vous ne connaissiez point ? » – « Mais si, répondait mongrand-père, c’était Prosper, le frère du jardinier de Mme Bouillebœuf. » –« Ah ! bien », disait ma tante, tranquillisée et un peu rouge ; haussant lesépaules avec un sourire ironique, elle ajoutait : « Aussi il me disait quevous aviez rencontré un homme que vous ne connaissiez point ! » Et on merecommandait d’être plus circonspect une autre fois et de ne plus agiter ainsima tante par des paroles irréfléchies. On connaissait tellement bien tout lemonde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passerun chien « qu’elle ne connaissait point », elle ne cessait d’y penser et deconsacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heuresde liberté.

– « Ce sera le chien de Mme Sazerat », disait Françoise, sans grandeconviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ne se « fendepas la tête ».

– « Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat ! » répondaitma tante dont l’esprit critique n’admettait pas si facilement un fait.

– « Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux. »

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– « Ah ! à moins de ça. »– « Il paraît que c’est une bête bien affable, ajoutait Françoise qui tenait

le renseignement de Théodore, spirituelle comme une personne, toujours debonne humeur, toujours aimable, toujours quelque chose de gracieux. C’estrare qu’une bête qui n’a que cet âge-là soit déjà si galante. Madame Octave,il va falloir que je vous quitte, je n’ai pas le temps de m’amuser, voilà bientôtdix heures, mon fourneau n’est seulement pas éclairé, et j’ai encore à plumermes asperges.

– Comment, Françoise, encore des asperges ! mais c’est une vraiemaladie d’asperges que vous avez cette année, vous allez en fatiguer nosParisiens ! »

– « Mais non, madame Octave, ils aiment bien ça. Ils rentreront del’église avec de l’appétit et vous verrez qu’ils ne les mangeront pas avec ledos de la cuiller. »

– « Mais à l’église, ils doivent y être déjà ; vous ferez bien de ne pasperdre de temps. Allez surveiller votre déjeuner. »

Pendant que ma tante devisait ainsi avec Françoise, j’accompagnais mesparents à la messe. Que je l’aimais, que je la revois bien, notre Église !Son vieux porche par lequel nous entrions, noir, grêlé comme une écumoire,était dévié et profondément creusé aux angles (de même que le bénitier où ilnous conduisait) comme si le doux effleurement des mantes des paysannesentrant à l’église et de leurs doigts timides prenant de l’eau bénite, pouvait,répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierreet l’entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la bornecontre laquelle elle bute tous les jours. Ses pierres tombales, sous lesquellesla noble poussière des abbés de Combray, enterrés là, faisait au chœurcomme un pavage spirituel, n’étaient plus elles-mêmes de la matière inerteet dure, car le temps les avait rendues douces et fait couler comme du mielhors des limites de leur propre équarrissure qu’ici elles avaient dépasséesd’un flot blond, entraînant à la dérive une majuscule gothique en fleurs,noyant les violettes blanches du marbre ; et en deçà desquelles, ailleurs,elles s’étaient résorbées, contractant encore l’elliptique inscription latine,introduisant un caprice de plus dans la disposition de ces caractères abrégés,rapprochant deux lettres d’un mot dont les autres avaient été démesurémentdistendues. Ses vitraux ne chatoyaient jamais tant que les jours où le soleilse montrait peu, de sorte que fît-il gris dehors, on était sûr qu’il ferait beaudans l’église ; l’un était rempli dans toute sa grandeur par un seul personnagepareil à un Roi de jeu de cartes, qui vivait là-haut, sous un dais architectural,entre ciel et terre ; (et dans le reflet oblique et bleu duquel, parfois les joursde semaine, à midi, quand il n’y a pas d’office – à l’un de ces rares momentsoù l’église aérée, vacante, plus humaine, luxueuse, avec du soleil sur son

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riche mobilier, avait l’air presque habitable comme le hall, de pierre sculptéeet de verre peint, d’un hôtel de style Moyen Âge – on voyait s’agenouillerun instant Mme Sazerat, posant sur le prie-Dieu voisin un paquet tout ficeléde petits fours qu’elle venait de prendre chez le pâtissier d’en face et qu’elleallait rapporter pour le déjeuner) ; dans un autre une montagne de neige rose,au pied de laquelle se livrait un combat, semblait avoir givré à même laverrière qu’elle boursouflait de son trouble grésil comme une vitre à laquelleil serait resté des flocons, mais des flocons éclairés par quelque aurore (parla même sans doute qui empourprait le retable de l’autel de tons si fraisqu’ils semblaient plutôt posés là momentanément par une lueur du dehorsprête à s’évanouir que par des couleurs attachées à jamais à la pierre) ; ettous étaient si anciens qu’on voyait çà et là leur vieillesse argentée étincelerde la poussière des siècles et montrer brillante et usée jusqu’à la corde latrame de leur douce tapisserie de verre. Il y en avait un qui était un hautcompartiment divisé en une centaine de petits vitraux rectangulaires oùdominait le bleu, comme un grand jeu de cartes pareil à ceux qui devaientdistraire le roi Charles VI ; mais soit qu’un rayon eût brillé, soit que monregard en bougeant eût promené à travers la verrière tour à tour éteinte etrallumée, un mouvant et précieux incendie, l’instant d’après elle avait prisl’éclat changeant d’une traîne de paon, puis elle tremblait et ondulait en unepluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre etrocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans le nef de quelquegrotte irisée de sinueux stalactites que je suivais mes parents, qui portaientleur paroissien ; un instant après les petits vitraux en losange avaient prisla transparence profonde, l’infrangible dureté de saphirs qui eussent étéjuxtaposés sur quelque immense pectoral, mais derrière lesquels on sentait,plus aimé que toutes ces richesses, un sourire momentané de soleil ; il étaitaussi reconnaissable dans le flot bleu et doux dont il baignait les pierreriesque sur le pavé de la place ou la paille du marché ; et, même à nos premiersdimanches quand nous étions arrivés avant Pâques, il me consolait que laterre fût encore nue et noire, en faisant épanouir, comme en un printempshistorique et qui datait des successeurs de saint Louis, ce tapis éblouissantet doré de myosotis en verre.

Deux tapisseries de haute lice représentaient le couronnement d’Esther(la tradition voulait qu’on eût donné à Assuérus les traits d’un roi deFrance et à Esther ceux d’une dame de Guermantes dont il était amoureux)auxquelles leurs couleurs, en fondant, avaient ajouté une expression, unrelief, un éclairage : un peu de rose flottait aux lèvres d’Esther au-delàdu dessin de leur contour, le jaune de sa robe s’étalait si onctueusement,si grassement, qu’elle en prenait une sorte de consistance et s’enlevaitvivement sur l’atmosphère refoulée ; et la verdure des arbres restée vive dans

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les parties basses du panneau de soie et de laine, mais ayant « passé » dans lehaut, faisait se détacher en plus pâle, au-dessus des troncs foncés, les hautesbranches jaunissantes, dorées et comme à demi effacées par la brusque etoblique illumination d’un soleil invisible. Tout cela et plus encore les objetsprécieux venus à l’église de personnages qui étaient pour moi presque despersonnages de légende (la croix d’or travaillée disait-on par saint Éloiet donnée par Dagobert, le tombeau des fils de Louis le Germanique, enporphyre et en cuivre émaillé) à cause de quoi je m’avançais dans l’église,quand nous gagnions nos chaises, comme dans une vallée visitée des fées,où le paysan s’émerveille de voir dans un rocher, dans un arbre, dans unemare, la trace palpable de leur passage surnaturel, tout cela faisait d’elle pourmoi quelque chose d’entièrement différent, du reste de la ville : un édificeoccupant, si l’on peut dire, un espace à quatre dimensions – la quatrièmeétant celle du Temps – déployant à travers les siècles son vaisseau qui,de travée en travée, de chapelle en chapelle, semblait vaincre et franchir,non pas seulement quelques mètres, mais des époques successives d’où ilsortait victorieux ; dérobant le rude et farouche XIe siècle dans l’épaisseur deses murs, d’où il n’apparaissait avec ses lourds cintres bouchés et aveuglésde grossiers moellons que par la profonde entaille que creusait près duporche l’escalier du clocher, et, même là, dissimulé par les gracieusesarcades gothiques qui se pressaient coquettement devant lui comme deplus grandes sœurs, pour le cacher aux étrangers, se placent en souriantdevant un jeune frère rustre, grognon et mal vêtu ; élevant dans le ciel au-dessus de la Place, sa tour qui avait contemplé saint Louis et semblait levoir encore ; et s’enfonçant avec sa crypte dans une nuit mérovingienneoù, nous guidant à tâtons sous la voûte obscure et puissamment nervuréecomme la membrane d’une immense chauve-souris de pierre, Théodore et sasœur nous éclairaient d’une bougie le tombeau de la petite fille de Sigebert,sur lequel une profonde valve – comme la trace d’un fossile – avait étécreusée, disait-on, « par une lampe de cristal qui, le soir du meurtre de laprincesse franque, s’était détachée d’elle-même des chaînes d’or où elle étaitsuspendue à la place de l’actuelle abside, et, sans que le cristal se brisât,sans que la flamme s’éteignît, s’était enfoncée dans la pierre et l’avait faitmollement céder sous elle. »

L’abside de l’église de Combray, peut-on vraiment en parler ? Elleétait si grossière, si dénuée de beauté artistique et même d’élan religieux.Du dehors, comme le croisement des rues sur lequel elle donnait étaiten contrebas, sa grossière muraille s’exhaussait d’un soubassement enmoellons nullement polis, hérissés de cailloux, et qui n’avait rien departiculièrement ecclésiastique, les verrières semblaient percées à unehauteur excessive, et le tout avait plus l’air d’un mur de prison que d’église.

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Et certes, plus tard, quand je me rappelais toutes les glorieuses absidesque j’ai vues, il ne me serait jamais venu à la pensée de rapprocherd’elles l’abside de Combray. Seulement, un jour, au détour d’une petite rueprovinciale, j’aperçus, en face du croisement de trois ruelles, une muraillefruste et surélevée, avec des verrières percées en haut et offrant le mêmeaspect asymétrique que l’abside de Combray. Alors je ne me suis pasdemandé comme à Chartres ou à Reims avec quelle puissance y étaitexprimé le sentiment religieux, mais je me suis involontairement écrié :« L’Église ! »

L’église ! Familière ; mitoyenne, rue Saint-Hilaire, où était sa porte nord,de ses deux voisines, la pharmacie de M. Rapin et la maison de Mme Loiseau,qu’elle touchait sans aucune séparation ; simple citoyenne de Combray quiaurait pu avoir son numéro dans la rue si les rues de Combray avaient eudes numéros, et où il semble que le facteur aurait dû s’arrêter le matin quandil faisait sa distribution, avant d’entrer chez Mme Loiseau et en sortant dechez M. Rapin, il y avait pourtant entre elle et tout ce qui n’était pas elle unedémarcation que mon esprit n’a jamais pu arriver à franchir. Mme Loiseauavait beau avoir à sa fenêtre des fuchsias, qui prenaient la mauvaise habitudede laisser leurs branches courir toujours partout tête baissée, et dont les fleursn’avaient rien de plus pressé, quand elles étaient assez grandes, que d’allerrafraîchir leurs joues violettes et congestionnées contre la sombre façade del’église, les fuchsias ne devenaient pas sacrés pour cela pour moi ; entreles fleurs et la pierre noircie sur laquelle elles s’appuyaient, si mes yeux nepercevaient pas d’intervalle, mon esprit réservait un abîme.

On reconnaissait le clocher de Saint-Hilaire de bien loin, inscrivantsa figure inoubliable à l’horizon où Combray n’apparaissait pas encore ;quand du train qui, la semaine de Pâques, nous amenait de Paris, mon pèrel’apercevait qui filait tour à tour sur tous les sillons du ciel, faisant courir entous sens son petit coq de fer, il nous disait : « Allons, prenez les couvertures,on est arrivé. » Et dans une des plus grandes promenades que nous faisionsde Combray, il y avait un endroit où la route resserrée débouchait tout àcoup sur un immense plateau fermé à l’horizon par des forêts déchiquetéesque dépassait seule la fine pointe du clocher de Saint-Hilaire, mais si mince,si rose, qu’elle semblait seulement rayée sur le ciel par un ongle qui auraitvoulu donner à ce paysage, à ce tableau rien que de nature, cette petitemarque d’art, cette unique indication humaine. Quand on se rapprochait etqu’on pouvait apercevoir le reste de la tour carrée et à demi détruite qui,moins haute, subsistait à côté de lui, on était frappé surtout du ton rougeâtreet sombre des pierres ; et, par un matin brumeux d’automne, on aurait dit,s’élevant au-dessus du violet orageux des vignobles, une ruine de pourprepresque de la couleur de la vigne vierge.

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Souvent sur la place, quand nous rentrions, ma grand-mère me faisaitarrêter pour le regarder. Des fenêtres de sa tour, placées deux par deux lesunes au-dessus des autres, avec cette juste et originale proportion dans lesdistances qui ne donne pas de la beauté et de la dignité qu’aux visageshumains, il lâchait, laissait tomber à intervalles réguliers des volées decorbeaux qui, pendant un moment, tournoyaient en criant, comme si lesvieilles pierres qui les laissaient s’ébattre sans paraître les voir, devenuestout d’un coup inhabitables et dégageant un principe d’agitation infinie,les avait frappés et repoussés. Puis, après avoir rayé en tous sens levelours violet de l’air du soir, brusquement calmés ils revenaient s’absorberdans la tour, de néfaste redevenue propice, quelques-uns posés çà et là,ne semblant pas bouger, mais happant peut-être quelque insecte, sur lapointe d’un clocheton, comme une mouette arrêtée avec l’immobilité d’unpêcheur à la crête d’une vague. Sans trop savoir pourquoi, ma grand-mère trouvait au clocher de Saint-Hilaire cette absence de vulgarité, deprétention, de mesquinerie, qui lui faisait aimer et croire riches d’uneinfluence bienfaisante, la nature, quand la main de l’homme ne l’avait pas,comme faisait le jardinier de ma grand-tante, rapetissée, et les œuvres degénie. Et sans doute, toute partie de l’église qu’on apercevait la distinguaitde tout autre édifice par une sorte de pensée qui lui était infuse, mais c’étaitdans son clocher qu’elle semblait prendre conscience d’elle-même, affirmerune existence individuelle et responsable. C’était lui qui parlait pour elle.Je crois surtout que, confusément, ma grand-mère trouvait au clocher deCombray ce qui pour elle avait le plus de prix au monde, l’air naturel et l’airdistingué. Ignorante en architecture, elle disait : « Mes enfants, moquez-vous de moi si vous voulez, il n’est peut-être pas beau dans les règles,mais sa vieille figure bizarre me plaît. Je suis sûre que s’il jouait du piano,il ne jouerait pas sec. » Et en le regardant, en suivant des yeux la doucetension, l’inclinaison fervente de ses pentes de pierre qui se rapprochaienten s’élevant comme des mains jointes qui prient, elle s’unissait si bien àl’effusion de la flèche, que son regard semblait s’élancer avec elle ; et enmême temps elle souriait amicalement aux vieilles pierres usées dont lecouchant n’éclairait plus que le faîte et qui, à partir du moment où ellesentraient dans cette zone ensoleillée, adoucies par la lumière, paraissaienttout d’un coup montées bien plus haut, lointaines, comme un chant repris« en voix de tête » une octave au-dessus.

C’était le clocher de Saint-Hilaire qui donnait à toutes les occupations,à toutes les heures, à tous les points de vue de la ville, leur figure, leurcouronnement, leur consécration. De ma chambre, je ne pouvais apercevoirque sa base qui avait été recouverte d’ardoises ; mais quand, le dimanche,je les voyais, par une chaude matinée d’été, flamboyer comme un soleil

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noir, je me disais : « Mon Dieu ! neuf heures ! il faut se préparer pour allerà la grand-messe si je veux avoir le temps d’aller embrasser tante Léonieavant », et je savais exactement la couleur qu’avait le soleil sur la place, lachaleur et la poussière du marché, l’ombre que faisait le store du magasin oùmaman entrerait peut-être avant la messe dans une odeur de toile écrue, faireemplette de quelque mouchoir que lui ferait montrer, en cambrant la taille,le patron qui, tout en se préparant à fermer, venait d’aller dans l’arrière-boutique passer sa veste du dimanche et se savonner les mains qu’il avaitl’habitude, toutes les cinq minutes, même dans les circonstances les plusmélancoliques, de frotter l’une contre l’autre d’un air d’entreprise, de partiefine et de réussite.

Quand après la messe, on entrait dire à Théodore d’apporter une briocheplus grosse que d’habitude parce que nos cousins avaient profité du beautemps pour venir de Thiberzy déjeuner avec nous, on avait devant soi leclocher qui, doré et cuit lui-même comme une plus grande brioche bénie,avec des écailles et des égouttements gommeux de soleil, piquait sa pointeaiguë dans le ciel bleu. Et le soir, quand je rentrais de promenade et pensaisau moment où il faudrait tout à l’heure dire bonsoir à ma mère et ne plus lavoir, il était au contraire si doux, dans la journée finissante, qu’il avait l’aird’être posé et enfoncé comme un coussin de velours brun sur le ciel pâliqui avait cédé sous sa pression, s’était creusé légèrement pour lui faire saplace et refluait sur ses bords ; et les cris des oiseaux qui tournaient autourde lui semblaient accroître son silence, élancer encore sa flèche et lui donnerquelque chose d’ineffable.

Même dans les courses qu’on avait à faire derrière l’église, là où on ne lavoyait pas, tout semblait ordonné par rapport au clocher surgi ici ou là entreles maisons, peut-être plus émouvant encore quand il apparaissait ainsi sansl’église. Et certes, il y en a bien d’autres qui sont plus beaux vus de cettefaçon, et j’ai dans mon souvenir des vignettes de clochers dépassant les toits,qui ont un autre caractère d’art que celles que composaient les tristes ruesde Combray. Je n’oublierai jamais, dans une curieuse ville de Normandievoisine de Balbec, deux charmants hôtels du XVIIIe siècle, qui me sont àbeaucoup d’égards chers et vénérables et entre lesquels, quand on la regardedu beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothiqued’une église qu’ils cachent s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonterleurs façades, mais d’une matière si différente, si précieuse, si annelée, sirose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de deuxbeaux galets unis, entre lesquels elle est prise sur la plage, la flèche purpurineet crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail. Mêmeà Paris, dans un des quartiers les plus laids de la ville, je sais une fenêtreoù on voit après un premier, un second et même un troisième plan fait des

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toits amoncelés de plusieurs rues, une cloche violette, parfois rougeâtre,parfois aussi, dans les plus nobles « épreuves » qu’en tire l’atmosphère, d’unnoir décanté de cendres, laquelle n’est autre que le dôme Saint-Augustin etqui donne à cette vue de Paris le caractère de certaines vues de Rome parPiranesi. Mais comme dans aucune de ces petites gravures, avec quelquegoût que ma mémoire ait pu les exécuter, elle ne put mettre ce que j’avaisperdu depuis longtemps, le sentiment qui nous fait non pas considérer unechose comme un spectacle, mais y croire comme en un être sans équivalent,aucune d’elles ne tient sous sa dépendance toute une partie profonde de mavie, comme fait le souvenir de ces aspects du clocher de Combray dans lesrues qui sont derrière l’église. Qu’on le vît à cinq heures, quand on allaitchercher les lettres à la poste, à quelques maisons de soi, à gauche, surélevantbrusquement d’une cime isolée la ligne de faîte des toits ; que si, au contraire,on voulait entrer demander des nouvelles de Mme Sazerat, on suivît des yeuxcette ligne redevenue basse après la descente de son autre versant en sachantqu’il faudrait tourner à la deuxième rue après le clocher ; soit qu’encore,poussant plus loin, si on allait à la gare, on le vît obliquement, montrantde profil des arêtes et des surfaces nouvelles comme un solide surpris à unmoment inconnu de sa révolution ; ou que, des bords de la Vivonne, l’absidemusculeusement ramassée et remontée par la perspective semblât jaillir del’effort que le clocher faisait pour lancer sa flèche au cœur du ciel : c’étaittoujours à lui qu’il fallait revenir, toujours lui qui dominait tout, sommantles maisons d’un pinacle inattendu, levé devant moi comme le doigt deDieu dont le corps eût été caché dans la foule des humains sans que je leconfondisse pour cela avec elle. Et aujourd’hui encore si, dans une grandeville de province ou dans un quartier de Paris que je connais mal, un passantqui m’a « mis dans mon chemin » me montre au loin, comme un point derepère, tel beffroi d’hôpital, tel clocher de couvent levant la pointe de sonbonnet ecclésiastique au coin d’une rue que je dois prendre, pour peu que mamémoire puisse obscurément lui trouver quelque trait de ressemblance avecla figure chère et disparue, le passant, s’il se retourne pour s’assurer que jene m’égare pas, peut, à son étonnement, m’apercevoir qui, oublieux de lapromenade entreprise ou de la course obligée, resté là, devant le clocher,pendant des heures, immobile, essayant de me souvenir, sentant au fondde moi des terres reconquises sur l’oubli qui s’assèchent et se rebâtissent ;et sans doute alors, et plus anxieusement que tout à l’heure quand je luidemandais de me renseigner, je cherche encore mon chemin, je tourne unerue… mais… c’est dans mon cœur…

En rentrant de la messe, nous rencontrions souvent M. Legrandin quiretenu à Paris par sa profession d’ingénieur, ne pouvait, en dehors desgrandes vacances, venir à sa propriété de Combray que du samedi soir

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au lundi matin. C’était un de ces hommes qui, en dehors d’une carrièrescientifique où ils ont d’ailleurs brillamment réussi possèdent une culturetoute différente, littéraire, artistique, que leur spécialisation professionnellen’utilise pas et dont profite leur conversation. Plus lettrés que bien deslittérateurs (nous ne savions pas à cette époque que M. Legrandin eût unecertaine réputation comme écrivain et nous fûmes très étonnés de voirqu’un musicien célèbre avait composé une mélodie sur des vers de lui),doués de plus de « facilité » que bien des peintres, ils s’imaginent quela vie qu’ils mènent n’est pas celle qui leur aurait convenu et apportentà leurs occupations positives soit une insouciance mêlée de fantaisie, soitune application soutenue et hautaine, méprisante, amère et consciencieuse.Grand, avec une belle tournure, un visage pensif et fin aux longuesmoustaches blondes, au regard bleu et désenchanté, d’une politesse raffinée,causeur comme nous n’en avions jamais entendu, il était aux yeux de mafamille qui le citait toujours en exemple, le type de l’homme d’élite, prenantla vie de la façon la plus noble et la plus délicate. Ma grand-mère luireprochait seulement de parler un peu trop bien, un peu trop comme un livre,de ne pas avoir dans son langage le naturel qu’il y avait dans ses cravateslavallière toujours flottantes, dans son veston droit presque d’écolier. Elles’étonnait aussi des tirades enflammées qu’il entamait souvent contrel’aristocratie ; la vie mondaine, le snobisme, « certainement le péché auquelpense saint Paul quand il parle du péché pour lequel il n’y a pas derémission ».

L’ambition mondaine était un sentiment que ma grand-mère était siincapable de ressentir et presque de comprendre qu’il lui paraissait bieninutile de mettre tant d’ardeur à la flétrir. De plus elle ne trouvait pas de trèsbon goût que M. Legrandin dont la sœur était mariée près de Balbec avecun gentilhomme bas-normand se livrât à des attaques aussi violentes contreles nobles, allant jusqu’à reprocher à la Révolution de ne les avoir pas tousguillotinés.

– Salut, amis ! nous disait-il en venant à notre rencontre. Vous êtesheureux d’habiter beaucoup ici ; demain il faudra que je rentre à Paris, dansma niche.

– « Oh ! ajoutait-il, avec ce sourire doucement ironique et déçu, un peudistrait, qui lui était particulier, certes il y a dans ma maison toutes les chosesinutiles. Il n’y manque que le nécessaire, un grand morceau de ciel commeici. Tâchez de garder toujours un morceau de ciel au-dessus de votre vie,petit garçon, ajoutait-il en se tournant vers moi. Vous avez une jolie âme,d’une qualité rare, une nature d’artiste, ne la laissez pas manquer de ce qu’illui faut. »

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Quand, à notre retour, ma tante nous faisait demander si Mme Goupilétait arrivée en retard à la messe, nous étions incapables de la renseigner. Enrevanche nous ajoutions à son trouble en lui disant qu’un peintre travaillaitdans l’église à copier le vitrail de Gilbert le Mauvais. Françoise, envoyéeaussitôt chez l’épicier, était revenue bredouille par la faute de l’absence deThéodore à qui sa double profession de chantre ayant une part de l’entretiende l’église, et de garçon épicier donnait, avec des relations dans tous lesmondes, un savoir universel.

– « Ah ! soupirait ma tante, je voudrais que ce soit déjà l’heure d’Eulalie.Il n’y a vraiment qu’elle qui pourra me dire cela. »

Eulalie était une fille boiteuse, active et sourde qui s’était « retirée »après la mort de Mme de la Bretonnerie où elle avait été en place depuisson enfance et qui avait pris à côté de l’église une chambre, d’où elledescendait tout le temps soit aux offices, soit, en dehors des offices, direune petite prière ou donner un coup de main à Théodore ; le reste du tempselle allait voir des personnes malades comme ma tante Léonie à qui elleracontait ce qui s’était passé à la messe ou aux vêpres. Elle ne dédaignaitpas d’ajouter quelque casuel à la petite rente que lui servait la famille de sesanciens maîtres en allant de temps en temps visiter le linge du curé ou dequelque autre personnalité marquante du monde clérical de Combray. Elleportait au-dessus d’une mante de drap noir un petit béguin blanc, presquede religieuse, et une maladie de peau donnait à une partie de ses joues età son nez recourbé, les tons rose vif de la balsamine. Ses visites étaient lagrande distraction de ma tante Léonie qui ne recevait plus guère personned’autre, en dehors de M. le Curé. Ma tante avait peu à peu évincé tousles autres visiteurs parce qu’ils avaient le tort à ses yeux de rentrer tousdans l’une ou l’autre des deux catégories de gens qu’elle détestait. Les uns,les pires et dont elle s’était débarrassée les premiers, étaient ceux qui luiconseillaient de ne pas « s’écouter » et professaient, fût-ce négativementet en ne la manifestant que par certains silences de désapprobation ou parcertains sourires de doute, la doctrine subversive qu’une petite promenadeau soleil et un bon bifteck saignant (quand elle gardait quatorze heures surl’estomac deux méchantes gorgées d’eau de Vichy !) lui feraient plus de bienque son lit et ses médecines. L’autre catégorie se composait des personnesqui avaient l’air de croire qu’elle était plus gravement malade qu’elle nepensait, qu’elle était aussi gravement malade qu’elle le disait. Aussi, ceuxqu’elle avait laissé monter après quelques hésitations et sur les officieusesinstances de Françoise et qui, au cours de leur visite, avaient montré combienils étaient indignes de la faveur qu’on leur faisait en risquant timidement un :« Ne croyez-vous pas que si vous vous secouiez un peu par un beau temps »,ou qui, au contraire, quand elle leur avait dit : « Je suis bien bas, bien bas,

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c’est la fin, mes pauvres amis », lui avaient répondu : « Ah ! quand on n’apas la santé ! Mais vous pouvez durer encore comme ça », ceux-là, les unscomme les autres, étaient sûrs de ne plus jamais être reçus. Et si Françoises’amusait de l’air épouvanté de ma tante quand de son lit elle avait aperçudans la rue du Saint-Esprit une de ces personnes qui avait l’air de venir chezelle ou quand elle avait entendu un coup de sonnette, elle riait encore bienplus, et comme d’un bon tour, des ruses toujours victorieuses de ma tantepour arriver à les faire congédier et de leur mine déconfite en s’en retournantsans l’avoir vue, et, au fond admirait sa maîtresse qu’elle jugeait supérieureà tous ces gens puisqu’elle ne voulait pas les recevoir. En somme, ma tanteexigeait à la fois qu’on l’approuvât dans son régime, qu’on la plaignît pourses souffrances et qu’on la rassurât sur son avenir.

C’est à quoi Eulalie excellait. Ma tante pouvait lui dire vingt fois en uneminute : « C’est la fin, ma pauvre Eulalie », vingt fois Eulalie répondait :« Connaissant votre maladie comme vous la connaissez, madame Octave,vous irez à cent ans, comme me disait hier encore Mme Sazerin. » (Une desplus fermes croyances d’Eulalie et que le nombre imposant des démentisapportés par l’expérience n’avait pas suffi à entamer, était que Mme Sazerats’appelait Mme Sazerin.)

– Je ne demande pas à aller à cent ans, répondait ma tante qui préféraitne pas voir assigner à ses jours un terme précis.

Et comme Eulalie savait avec cela comme personne distraire ma tantesans la fatiguer, ses visites qui avaient lieu régulièrement tous les dimanches,sauf empêchement inopiné, étaient pour ma tante un plaisir dont laperspective l’entretenait ces jours-là dans un état agréable d’abord, maisbien vite douloureux comme une faim excessive, pour peu qu’Eulalie fût enretard. Trop prolongée, cette volupté d’attendre Eulalie tournait en supplice,ma tante ne cessait de regarder l’heure, bâillait, se sentait des faiblesses. Lecoup de sonnette d’Eulalie, s’il arrivait tout à la fin de la journée, quand ellene l’espérait plus, la faisait presque se trouver mal. En réalité, le dimanche,elle ne pensait qu’à cette visite et sitôt le déjeuner fini, Françoise avait hâteque nous quittions la salle à manger pour qu’elle pût monter « occuper » matante. Mais (surtout à partir du moment où les beaux jours s’installaient àCombray) il y avait bien longtemps que l’heure altière de midi, descenduede la tour de Saint-Hilaire qu’elle armoriait des douze fleurons momentanésde sa couronne sonore avait retenti autour de notre table, auprès du painbénit venu lui aussi familièrement en sortant de l’église, quand nous étionsencore assis devant les assiettes des Mille et une Nuits, appesantis par lachaleur et surtout par le repas. Car, au fond permanent d’œufs, de côtelettes,de pommes de terre, de confitures, de biscuits, qu’elle ne nous annonçaitmême plus, Françoise ajoutait – selon les travaux des champs et des vergers,

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le fruit de la marée, les hasards du commerce, les politesses des voisins etson propre génie, et si bien que notre menu, comme ces quatre-feuilles qu’onsculptait au XIIIe siècle au portail des cathédrales, reflétait un peu le rythmedes saisons et les épisodes de la vie – : une barbue parce que la marchandelui en avait garanti la fraîcheur, une dinde parce qu’elle en avait vu une belleau marché de Roussainville-le-Pin, des cardons à la moelle parce qu’ellene nous en avait pas encore fait de cette manière-là, un gigot rôti parceque le grand air creuse et qu’il avait bien le temps de descendre d’ici septheures, des épinards pour changer, des abricots parce que c’était encore unerareté, des groseilles parce que dans quinze jours il n’y en aurait plus, desframboises que M. Swann avait apportées exprès, des cerises, les premièresqui vinssent du cerisier du jardin après deux ans qu’il n’en donnait plus, dufromage à la crème que j’aimais bien autrefois, un gâteau aux amandes parcequ’elle l’avait commandé la veille, une brioche parce que c’était notre tourde l’offrir. Quand tout cela était fini, composée expressément pour nous,mais dédiée plus spécialement à mon père qui était amateur, une crème auchocolat, inspiration, attention personnelle de Françoise, nous était offerte,fugitive et légère comme une œuvre de circonstance où elle avait mis toutson talent. Celui qui eût refusé d’en goûter en disant : « J’ai fini, je n’ai plusfaim », se serait immédiatement ravalé au rang de ces goujats qui, mêmedans le présent qu’un artiste leur fait d’une de ses œuvres, regardent au poidset à la matière alors que n’y valent que l’intention et la signature. Même enlaisser une seule goutte dans le plat eût témoigné de la même impolitesseque se lever avant la fin du morceau au nez du compositeur.

Enfin ma mère me disait : « Voyons, ne reste pas ici indéfiniment, montedans ta chambre si tu as trop chaud dehors, mais va d’abord prendre l’airun instant pour ne pas lire en sortant de table. » J’allais m’asseoir près dela pompe et de son auge, souvent ornée, comme un fond gothique, d’unesalamandre, qui sculptait sur la pierre fruste le relief mobile de son corpsallégorique et fuselé, sur le banc sans dossier ombragé d’un lilas, dans cepetit coin du jardin qui s’ouvrait par une porte de service sur la rue du Saint-Esprit et de la terre peu soignée duquel s’élevait par deux degrés, en sailliede la maison, et comme une construction indépendante, l’arrière-cuisine.On apercevait son dallage rouge et luisant comme du porphyre. Elle avaitmoins l’air de l’antre de Françoise que d’un petit temple à Vénus. Elleregorgeait des offrandes du crémier, du fruitier, de la marchande de légumes,venus parfois de hameaux assez lointains pour lui dédier les prémices deleurs champs. Et son faîte était toujours couronné du roucoulement d’unecolombe.

Autrefois, je ne m’attardais pas dans le bois consacré qui l’entourait,car, avant de monter lire, j’entrais dans le petit cabinet de repos que mon

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oncle Adolphe, un frère de mon grand-père, ancien militaire qui avait prissa retraite comme commandant, occupait au rez-de-chaussée, et qui, mêmequand les fenêtres ouvertes laissaient entrer la chaleur, sinon les rayons dusoleil qui atteignaient rarement jusque-là, dégageait inépuisablement cetteodeur obscure et fraîche, à la fois forestière et ancien régime, qui fait rêverlonguement les narines, quand on pénètre dans certains pavillons de chasseabandonnés. Mais depuis nombre d’années je n’entrais plus dans le cabinetde mon oncle Adolphe, ce dernier ne venant plus à Combray à cause d’unebrouille qui était survenue entre lui et ma famille, par ma faute, dans lescirconstances suivantes :

Une ou deux fois par mois, à Paris, on m’envoyait lui faire unevisite, comme il finissait de déjeuner, en simple vareuse, servi par sondomestique en veste de travail de coutil rayé violet et blanc. Il se plaignait enronchonnant que je n’étais pas venu depuis longtemps, qu’on l’abandonnait ;il m’offrait un massepain ou une mandarine, nous traversions un salondans lequel on ne s’arrêtait jamais, où on ne faisait jamais de feu, dont lesmurs étaient ornés de moulures dorées, les plafonds peints d’un bleu quiprétendait imiter le ciel et les meubles capitonnés en satin comme chez mesgrands-parents, mais jaune ; puis nous passions dans ce qu’il appelait soncabinet de « travail » aux murs duquel étaient accrochées de ces gravuresreprésentant sur fond noir une déesse charnue et rose conduisant un char,montée sur un globe, ou une étoile au front, qu’on aimait sous le secondEmpire parce qu’on leur trouvait un air pompéien, puis qu’on détesta, etqu’on recommence à aimer pour une seule et même raison, malgré lesautres qu’on donne et qui est qu’elles ont l’air second Empire. Et je restaisavec mon oncle jusqu’à ce que son valet de chambre vînt lui demander,de la part du cocher, pour quelle heure celui-ci devait atteler. Mon onclese plongeait alors dans une méditation qu’aurait craint de troubler d’unseul mouvement son valet de chambre émerveillé, et dont il attendait aveccuriosité le résultat, toujours identique. Enfin, après une hésitation suprêmemon oncle prononçait infailliblement ces mots : « Deux heures et quart »,que le valet de chambre répétait avec étonnement, mais sans discuter :« Deux heures et quart ? bien… je vais le dire… »

À cette époque j’avais l’amour du théâtre, amour platonique, car mesparents ne m’avaient encore jamais permis d’y aller, et je me représentaisd’une façon si peu exacte les plaisirs qu’on y goûtait que je n’étaispas éloigné de croire que chaque spectateur regardait comme dans unstéréoscope un décor qui n’était que pour lui, quoique semblable au millierd’autres que regardait, chacun pour soi, le reste des spectateurs.

Tous les matins je courais jusqu’à la colonne Moriss pour voir lesspectacles qu’elle annonçait. Rien n’était plus désintéressé et plus heureux

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que les rêves offerts à mon imagination par chaque pièce annoncée et quiétaient conditionnés à la fois par les images inséparables des mots qui encomposaient le titre et aussi de la couleur des affiches encore humideset boursouflées de colle sur lesquelles il se détachait. Si ce n’est une deces œuvres étranges comme le Testament de César Girodot et Œdipe-Roilesquelles s’inscrivaient, non sur l’affiche verte de l’Opéra-Comique, maissur l’affiche lie de vin de la Comédie-Française, rien ne me paraissait plusdifférent de l’aigrette étincelante et blanche des Diamants de la Couronneque le satin lisse et mystérieux du Domino Noir, et, mes parents m’ayantdit que quand j’irais pour la première fois au théâtre j’aurais à choisir entreces deux pièces, cherchant à approfondir successivement le titre de l’uneet le titre de l’autre, puisque c’était tout ce que je connaissais d’elles, pourtâcher de saisir en chacun le plaisir qu’il me promettait et de le comparer àcelui que recélait l’autre, j’arrivais à me représenter avec tant de force, d’unepart une pièce éblouissante et fière, de l’autre une pièce douce et veloutée,que j’étais aussi incapable de décider laquelle aurait ma préférence, que si,pour le dessert, on m’avait donné à opter entre du riz à l’Impératrice et dela crème au chocolat.

Toutes mes conversations avec mes camarades portaient sur ces acteursdont l’art, bien qu’il me fût encore inconnu, était la première forme, entretoutes celles qu’il revêt, sous laquelle se laissait pressentir par moi, l’Art.Entre la manière que l’un ou l’autre avait de débiter, de nuancer unetirade, les différences les plus minimes me semblaient avoir une importanceincalculable. Et, d’après ce que l’on m’avait dit d’eux, je les classais parordre de talent, dans des listes que je me récitais toute la journée : et quiavaient fini par durcir dans mon cerveau et par le gêner de leur inamovibilité.

Plus tard, quand je fus au collège, chaque fois que pendant les classes,je correspondais, aussitôt que le professeur avait la tête tournée, avec unnouvel ami, ma première question était toujours pour lui demander s’il étaitdéjà allé au théâtre et s’il trouvait que le plus grand acteur était bien Got, lesecond Delaunay, etc. Et si, à son avis, Febvre ne venait qu’après Thiron, ouDelaunay qu’après Coquelin, la soudaine motilité que Coquelin, perdant larigidité de la pierre, contractait dans mon esprit pour y passer au deuxièmerang, et l’agilité miraculeuse, la féconde animation dont se voyait douéDelaunay pour reculer au quatrième, rendait la sensation du fleurissementet de la vie à mon cerveau assoupli et fertilisé.

Mais si les acteurs me préoccupaient ainsi, si la vue de Maubant sortantun après-midi du Théâtre-Français m’avait causé le saisissement et lessouffrances de l’amour, combien le nom d’une étoile flamboyant à la ported’un théâtre, combien, à la glace d’un coupé qui passait dans la rue avec seschevaux fleuris de roses au frontail, la vue du visage d’une femme que je

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pensais être peut-être une actrice, laissait en moi un trouble plus prolongé,un effort impuissant et douloureux pour me représenter sa vie. Je classaispar ordre de talent les plus illustres, Sarah Bernhardt, la Berma, Bartet,Madeleine Brohan, Jeanne Samary, mais toutes m’intéressaient. Or mononcle en connaissait beaucoup et aussi des cocottes que je ne distinguaispas nettement des actrices. Il les recevait chez lui. Et si nous n’allions levoir qu’à certains jours c’est que, les autres jours, venaient des femmes aveclesquelles sa famille n’aurait pas pu se rencontrer, du moins à son avis àelle, car, pour mon oncle, au contraire, sa trop grande facilité à faire à dejolies veuves qui n’avaient peut-être jamais été mariées, à des comtesses denom ronflant, qui n’était sans doute qu’un nom de guerre, la politesse de lesprésenter à ma grand-mère ou même à leur donner des bijoux de famille,l’avait déjà brouillé plus d’une fois avec mon grand-père. Souvent, à un nomd’actrice qui venait dans la conversation, j’entendais mon père dire à mamère, en souriant : « Une amie de ton oncle » ; et je pensais que le stage quepeut-être pendant des années des hommes importants faisaient inutilementà la porte de telle femme qui ne répondait pas à leurs lettres et les faisaitchasser par le concierge de son hôtel, mon oncle aurait pu en dispenser ungamin comme moi en le présentant chez lui à l’actrice, inapprochable à tantd’autres, qui était pour lui une intime amie.

Aussi – sous le prétexte qu’une leçon qui avait été déplacée tombaitmaintenant si mal qu’elle m’avait empêché plusieurs fois et m’empêcheraitencore de voir mon oncle –, un jour, autre que celui qui était réservé auxvisites que nous lui faisions, profitant de ce que mes parents avaient déjeunéde bonne heure, je sortis et au lieu d’aller regarder la colonne d’affiches, pourquoi on me laissait aller seul, je courus jusqu’à lui. Je remarquai devant saporte une voiture attelée de deux chevaux qui avaient aux œillères un œilletrouge comme avait le cocher à sa boutonnière. De l’escalier j’entendis unrire et une voix de femme, et dès que j’eus sonné, un silence, puis le bruit deportes qu’on fermait. Le valet de chambre vint ouvrir, et en me voyant parutembarrassé, me dit que mon oncle était très occupé, ne pourrait sans doutepas me recevoir et tandis qu’il allait pourtant le prévenir, la même voix quej’avais entendue disait : « Oh, si ! laisse-le entrer ; rien qu’une minute, celam’amuserait tant. Sur la photographie qui est sur ton bureau, il ressembletant à sa maman, ta nièce, dont la photographie est à côté de la sienne, n’est-ce pas ? Je voudrais le voir rien qu’un instant, ce gosse ».

J’entendis mon oncle grommeler, se fâcher, finalement le valet dechambre me fit entrer.

Sur la table, il y avait la même assiette de massepains que d’habitude ;mon oncle avait sa vareuse de tous les jours, mais en face de lui, en robe desoie rose avec un grand collier de perles au cou, était assise une jeune femme

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qui achevait de manger une mandarine. L’incertitude où j’étais s’il fallaitdire madame ou mademoiselle me fit rougir et n’osant pas trop tourner lesyeux de son côté de peur d’avoir à lui parler, j’allai embrasser mon oncle.Elle me regardait en souriant, mon oncle lui dit : « Mon neveu », sans luidire mon nom, ni me dire le sien, sans doute parce que, depuis les difficultésqu’il avait eues avec mon grand-père, il tâchait autant que possible d’évitertout trait d’union entre sa famille et ce genre de relations.

– Comme il ressemble à sa mère, dit-elle.– « Mais vous n’avez jamais vu ma nièce qu’en photographie, dit

vivement mon oncle d’un ton bourru. »– « Je vous demande pardon, mon cher ami, je l’ai croisée dans l’escalier

l’année dernière quand vous avez été si malade. Il est vrai que je ne l’ai vueque le temps d’un éclair et que votre escalier est bien noir, mais cela m’asuffi pour l’admirer. Ce petit jeune homme a ses beaux yeux et aussi ça, dit-elle, en traçant avec son doigt une ligne sur le bas de son front. Est-ce quemadame votre nièce porte le même nom que vous, ami ? demanda-t-elle àmon oncle. »

– « Il ressemble surtout à son père, grogna mon oncle qui ne se souciaitpas plus de faire des présentations à distance en disant le nom de mamanque d’en faire de près. C’est tout à fait son père et aussi ma pauvre mère. »

– « Je ne connais pas son père, dit la dame en rose avec une légèreinclinaison de la tête, et je n’ai jamais connu votre pauvre mère, mon ami.Vous vous souvenez, c’est peu après votre grand chagrin que nous noussommes connus. »

J’éprouvais une petite déception, car cette jeune dame ne différait pasdes autres jolies femmes que j’avais vues quelquefois dans ma famillenotamment de la fille d’un de nos cousins chez lequel j’allais tous les ansle premier janvier. Mieux habillée seulement, l’amie de mon oncle avait lemême regard vif et bon, elle avait l’air aussi franc et aimant. Je ne lui trouvaisrien de l’aspect théâtral que j’admirais dans les photographies d’actrices, nide l’expression diabolique qui eût été en rapport avec la vie qu’elle devaitmener. J’avais peine à croire que ce fût une cocotte et surtout je n’auraispas cru que ce fût une cocotte chic si je n’avais pas vu la voiture à deuxchevaux, la robe rose, le collier de perles, si je n’avais pas su que mononcle n’en connaissait que de la plus haute volée. Mais je me demandaiscomment le millionnaire qui lui donnait sa voiture et son hôtel et ses bijouxpouvait avoir du plaisir à manger sa fortune pour une personne qui avaitl’air si simple et comme il faut. Et pourtant en pensant à ce que devaitêtre sa vie, l’immoralité m’en troublait peut-être plus que si elle avait étéconcrétisée devant moi en une apparence spéciale – d’être ainsi invisiblecomme le secret de quelque roman, de quelque scandale qui avait fait sortir

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de chez ses parents bourgeois et voué à tout le monde, qui avait fait épanouiren beauté et haussé jusqu’au demi-monde et à la notoriété celle que sesjeux de physionomie, ses intonations de voix, pareils à tant d’autres que jeconnaissais déjà, me faisaient malgré moi considérer comme une jeune fillede bonne famille, qui n’était plus d’aucune famille.

On était passé dans le « cabinet de travail », et mon oncle, d’un air unpeu gêné par ma présence, lui offrit des cigarettes.

– « Non, dit-elle, cher, vous savez que je suis habituée à celles que legrand-duc m’envoie. Je lui ai dit que vous en étiez jaloux. » Et elle tira d’unétui des cigarettes couvertes d’inscriptions étrangères et dorées. « Mais si,reprit-elle tout d’un coup, je dois avoir rencontré chez vous le père de cejeune homme. N’est-ce pas votre neveu ? Comment ai-je pu l’oublier ? Ila été tellement bon, tellement exquis pour moi, dit-elle d’un air modesteet sensible. » Mais en pensant à ce qu’avait pu être l’accueil rude qu’elledisait avoir trouvé exquis, de mon père, moi qui connaissais sa réserve etsa froideur, j’étais gêné, comme par une indélicatesse qu’il aurait commise,de cette inégalité entre la reconnaissance excessive qui lui était accordée etson amabilité insuffisante. Il m’a semblé plus tard que c’était un des côtéstouchants du rôle de ces femmes oisives et studieuses qu’elles consacrentleur générosité, leur talent, un rêve disponible de beauté sentimentale – car,comme les artistes, elles ne le réalisent pas, ne le font pas entrer dans lescadres de l’existence commune – et un or qui leur coûte peu, à enrichir d’unsertissage précieux et fin la vie fruste et mal dégrossie des hommes. Commecelle-ci, dans le fumoir où mon oncle était en vareuse pour la recevoir,répandait son corps si doux, sa robe de soie rose, ses perles, l’élégance quiémane de l’amitié d’un grand-duc, de même elle avait pris quelque proposinsignifiant de mon père, elle l’avait travaillé avec délicatesse, lui avaitdonné un tour, une appellation précieuse et y enchâssant un de ses regardsd’une si belle eau, nuancé d’humilité et de gratitude, elle le rendait changéen un bijou artiste, en quelque chose de « tout à fait exquis. »

– Allons, voyons, il est l’heure que tu t’en ailles, me dit mon oncle.Je me levai, j’avais une envie irrésistible de baiser la main de la dame en

rose, mais il me semblait que c’eût été quelque chose d’audacieux commeun enlèvement. Mon cœur battait tandis que je me disais : « Faut-il le faire,faut-il ne pas le faire », puis je cessai de me demander ce qu’il fallait fairepour pouvoir faire quelque chose. Et d’un geste aveugle et insensé, dépouilléde toutes les raisons que je trouvais il y avait un moment en sa faveur, jeportai à mes lèvres la main qu’elle me tendait.

– Comme il est gentil ! il est déjà galant, il a un petit œil pour les femmes :il tient de son oncle. Ce sera un parfait gentleman, ajouta-t-elle en serrantles dents pour donner à la phrase un accent légèrement britannique. Est-ce

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qu’il ne pourrait pas venir une fois prendre a cup of tea, comme disent nosvoisins les Anglais ; il n’aurait qu’à m’envoyer un « bleu » le matin.

Je ne savais pas ce que c’était qu’un « bleu ». Je ne comprenais pasla moitié des mots que disait la dame, mais la crainte que n’y fût cachéequelque question à laquelle il eût été impoli de ne pas répondre, m’empêchaitde cesser de les écouter avec attention, et j’en éprouvais une grande fatigue.

– « Mais non, c’est impossible, dit mon oncle, en haussant les épaules,il est très tenu, il travaille beaucoup. Il a tous les prix à son cours, ajouta-t-il, à voix basse pour que je n’entende pas ce mensonge et que je n’ycontredise pas. Qui sait, ce sera peut-être un petit Victor Hugo, une espècede Vaulabelle, vous savez. »

– « J’adore les artistes, répondit la dame en rose, il n’y a qu’eux quicomprennent les femmes… Qu’eux et les êtres d’élite comme vous. Excusezmon ignorance, ami. Qui est Vaulabelle ? Est-ce les volumes dorés qu’il ya dans la petite bibliothèque vitrée de votre boudoir ? Vous savez que vousm’avez promis de me les prêter, j’en aurai grand soin. »

Mon oncle qui détestait prêter ses livres ne répondit rien et me conduisitjusqu’à l’antichambre. Éperdu d’amour pour la dame en rose, je couvris debaisers fous les joues pleines de tabac de mon vieil oncle, et tandis qu’avecassez d’embarras il me laissait entendre sans oser me le dire ouvertementqu’il aimerait autant que je ne parlasse pas de cette visite à mes parents, jelui disais, les larmes aux yeux, que le souvenir de sa bonté était en moi si fortque je trouverais bien un jour le moyen de lui témoigner ma reconnaissance.Il était si fort en effet que deux heures plus tard, après quelques phrasesmystérieuses et qui ne me parurent pas donner à mes parents une idée asseznette de la nouvelle importance dont j’étais doué, je trouvai plus explicitede leur raconter dans les moindres détails la visite que je venais de faire.Je ne croyais pas ainsi causer d’ennuis à mon oncle. Comment l’aurais-jecru, puisque je ne le désirais pas. Et je ne pouvais supposer que mes parentstrouveraient du mal dans une visite où je n’en trouvais pas. N’arrive-t-ilpas tous les jours qu’un ami nous demande de ne pas manquer de l’excuserauprès d’une femme à qui il a été empêché d’écrire, et que nous négligionsde le faire jugeant que cette personne ne peut pas attacher d’importance àun silence qui n’en a pas pour nous. Je m’imaginais, comme tout le monde,que le cerveau des autres était un réceptacle inerte et docile, sans pouvoirde réaction spécifique sur ce qu’on y introduisait ; et je ne doutais pas qu’endéposant dans celui de mes parents la nouvelle de la connaissance que mononcle m’avait fait faire, je ne leur transmisse en même temps comme jele souhaitais, le jugement bienveillant que je portais sur cette présentation.Mes parents malheureusement s’en remirent à des principes entièrementdifférents de ceux que je leur suggérais d’adopter, quand ils voulurent

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apprécier l’action de mon oncle. Mon père et mon grand-père eurent aveclui des explications violentes ; j’en fus indirectement informé. Quelquesjours après, croisant dehors mon oncle qui passait en voiture découverte,je ressentis la douleur, la reconnaissance, le remords que j’aurais voulu luiexprimer. À côté de leur immensité, je trouvai qu’un coup de chapeau seraitmesquin et pourrait faire supposer à mon oncle que je ne me croyais pastenu envers lui à plus qu’à une banale politesse. Je résolus de m’abstenir dece geste insuffisant et je détournai la tête. Mon oncle pensa que je suivais encela les ordres de mes parents, il ne le leur pardonna pas, et il est mort biendes années après sans qu’aucun de nous l’ait jamais revu.

Aussi je n’entrais plus dans le cabinet de repos maintenant fermé, de mononcle Adolphe et après m’être attardé aux abords de l’arrière-cuisine, quandFrançoise, apparaissant sur le parvis, me disait : « Je vais laisser ma fille decuisine servir le café et monter l’eau chaude, il faut que je me sauve chezMme Octave », je me décidais à rentrer et montais directement lire chez moi.La fille de cuisine était une personne morale, une institution permanenteà qui des attributions invariables assuraient une sorte de continuité etd’identité, à travers la succession des formes passagères en lesquelles elles’incarnait : car nous n’eûmes jamais la même deux ans de suite. L’année oùnous mangeâmes tant d’asperges, la fille de cuisine habituellement chargéede les « plumer » était une pauvre créature maladive, dans un état degrossesse déjà assez avancé quand nous arrivâmes à Pâques, et on s’étonnaitmême que Françoise lui laissât faire tant de courses et de besogne, carelle commençait à porter difficilement devant elle la mystérieuse corbeille,chaque jour plus remplie, dont on devinait sous ses amples sarraus la formemagnifique. Ceux-ci rappelaient les houppelandes qui revêtent certainesdes figures symboliques de Giotto dont M. Swann m’avait donné desphotographies. C’est lui-même qui nous l’avait fait remarquer et quand ilnous demandait des nouvelles de la fille de cuisine il nous disait : « Commentva la Charité de Giotto ? » D’ailleurs elle-même, la pauvre fille, engraisséepar sa grossesse, jusqu’à la figure, jusqu’aux joues qui tombaient droiteset carrées, ressemblait en effet assez à ces vierges, fortes et hommasses,matrones plutôt, dans lesquelles les vertus sont personnifiées à l’Arena. Etje me rends compte maintenant que ces Vertus et ces Vices de Padoue luiressemblaient encore d’une autre manière. De même que l’image de cettefille était accrue par le symbole ajouté qu’elle portait devant son ventre, sansavoir l’air d’en comprendre le sens, sans que rien dans son visage en traduisîtla beauté et l’esprit, comme un simple et pesant fardeau, de même c’est sansparaître s’en douter que la puissante ménagère qui est représentée à l’Arenaau-dessous du nom « Caritas » et dont la reproduction était accrochée au murde ma salle d’études, à Combray, incarne cette vertu, c’est sans qu’aucune

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pensée de charité semble avoir jamais pu être exprimée par son visageénergique et vulgaire. Par une belle invention du peintre elle foule aux piedsles trésors de la terre, mais absolument comme si elle piétinait des raisinspour en extraire le jus ou plutôt comme elle aurait monté sur des sacs pourse hausser ; et elle tend à Dieu son cœur enflammé, disons mieux, elle le lui« passe », comme une cuisinière passe un tire-bouchon par le soupirail deson sous-sol à quelqu’un qui le lui demande à la fenêtre du rez-de-chaussée.L’Envie, elle, aurait eu davantage une certaine expression d’envie. Maisdans cette fresque-là encore, le symbole tient tant de place et est représentécomme si réel, le serpent qui siffle aux lèvres de l’Envie est si gros, il luiremplit si complètement sa bouche grande ouverte, que les muscles de safigure sont distendus pour pouvoir le contenir, comme ceux d’un enfant quigonfle un ballon avec son souffle, et que l’attention de l’Envie – et la nôtredu même coup – tout entière concentrée sur l’action de ses lèvres, n’a guèrede temps à donner à d’envieuses pensées.

Malgré toute l’admiration que M. Swann professait pour ces figuresde Giotto, je n’eus longtemps aucun plaisir à considérer dans notre salled’études, où on avait accroché les copies qu’il m’en avait rapportées, cetteCharité sans charité, cette Envie qui avait l’air d’une planche illustrantseulement dans un livre de médecine la compression de la glotte ou de laluette par une tumeur de la langue ou par l’introduction de l’instrument del’opérateur, une Justice, dont le visage grisâtre et mesquinement régulierétait celui-là même qui, à Combray, caractérisait certaines jolies bourgeoisespieuses et sèches que je voyais à la messe et dont plusieurs étaient enrôléesd’avance dans les milices de réserve de l’Injustice. Mais plus tard j’aicompris que l’étrangeté saisissante, la beauté spéciale de ces fresques tenaità la grande place que le symbole y occupait, et que le fait qu’il fut représenténon comme un symbole puisque la pensée symbolisée n’était pas exprimée,mais comme réel, comme effectivement subi ou matériellement manié,donnait à la signification de l’œuvre quelque chose de plus littéral et de plusprécis, à son enseignement quelque chose de plus concret et de plus frappant.Chez la pauvre fille de cuisine, elle aussi, l’attention n’était-elle pas sanscesse ramenée à son ventre par le poids qui le tirait ; et de même encore,bien souvent la pensée des agonisants est tournée vers le côté effectif,douloureux, obscur, viscéral, vers cet envers de la mort qui est précisémentle côté qu’elle leur présente, qu’elle leur fait rudement sentir et qui ressemblebeaucoup plus à un fardeau qui les écrase, à une difficulté de respirer, à unbesoin de boire, qu’à ce que nous appelons l’idée de la mort.

Il fallait que ces Vertus et ces Vices de Padoue eussent en eux bien dela réalité puisqu’ils m’apparaissaient comme aussi vivants que la servanteenceinte, et qu’elle-même ne me semblait pas beaucoup moins allégorique.

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Et peut-être cette non-participation (du moins apparente) de l’âme d’un êtreà la vertu qui agit par lui, a aussi en dehors de sa valeur esthétique uneréalité sinon psychologique, au moins, comme on dit, physiognomonique.Quand, plus tard, j’ai eu l’occasion de rencontrer, au cours de ma vie,dans des couvents par exemple, des incarnations vraiment saintes de lacharité active, elles avaient généralement un air allègre positif, indifférent etbrusque de chirurgien pressé, ce visage où ne se lit aucune commisération,aucun attendrissement devant la souffrance humaine, aucune crainte de laheurter, et qui est le visage sans douceur, le visage antipathique et sublimede la vraie bonté.

Pendant que la fille de cuisine – faisant briller involontairement lasupériorité de Françoise, comme l’Erreur, par le contraste, rend plus éclatantle triomphe de la Vérité – servait du café qui, selon maman n’était quede l’eau chaude, et montait ensuite dans nos chambres de l’eau chaudequi était à peine tiède, je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main,dans ma chambre qui protégeait en tremblant sa fraîcheur transparente etfragile contre le soleil de l’après-midi derrière ses volets presque clos où unreflet de jour avait pourtant trouvé moyen de faire passer ses ailes jaunes,et restait immobile entre le bois et le vitrage, dans un coin, comme unpapillon posé. Il faisait à peine assez clair pour lire, et la sensation de lasplendeur de la lumière ne m’était donnée que par les coups frappés dans larue de la Cure par Camus, (averti par Françoise que ma tante ne « reposaitpas » et qu’on pouvait faire du bruit) contre des caisses poussiéreuses,mais qui, retentissant dans l’atmosphère sonore, spéciale aux temps chauds,semblaient faire voler au loin des astres écarlates ; et aussi par les mouchesqui exécutaient devant moi, dans leur petit concert, comme la musique dechambre de l’été ; elle ne l’évoque pas à la façon d’un air de musiquehumaine, qui, entendu par hasard à la belle saison, vous la rappelle ensuite ;elle est unie à l’été par un lien plus nécessaire : née des beaux jours, nerenaissant qu’avec eux, contenant un peu de leur essence, elle n’en réveillepas seulement l’image dans notre mémoire, elle en certifie le retour, laprésence effective, ambiante, immédiatement accessible.

Cette obscure fraîcheur de ma chambre était au plein soleil de la rue, ceque l’ombre est au rayon, c’est-à-dire aussi lumineuse que lui, et offrait àmon imagination le spectacle total de l’été dont mes sens si j’avais été enpromenade, n’auraient pu jouir que par morceaux ; et ainsi elle s’accordaitbien à mon repos qui (grâce aux aventures racontées par mes livres et quivenaient l’émouvoir), supportait pareil au repos d’une main immobile aumilieu d’une eau courante, le choc et l’animation d’un torrent d’activité.

Mais ma grand-mère, même si le temps trop chaud s’était gâté, si unorage ou seulement un grain était survenu, venait me supplier de sortir. Et ne

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voulant pas renoncer à ma lecture, j’allais du moins la continuer au jardin,sous le marronnier, dans une petite guérite en sparterie et en toile au fondde laquelle j’étais assis et me croyais caché aux yeux des personnes quipourraient venir faire visite à mes parents.

Et ma pensée n’était-elle pas aussi comme une autre crèche au fondde laquelle je sentais que je restais enfoncé, même pour regarder ce quise passait au-dehors ? Quand je voyais un objet extérieur, la conscienceque je le voyais restait entre moi et lui, le bordait d’un mince liséréspirituel qui m’empêchait de jamais toucher directement sa matière ; elle sevolatilisait en quelque sorte avant que je prisse contact avec elle, commeun corps incandescent qu’on approche d’un objet mouillé ne touche passon humidité parce qu’il se fait toujours précéder d’une zone d’évaporation.Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je lisais,déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations lesplus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieurede l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avaitd’abord en moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement quigouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, enla beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quelque fût ce livre. Car, même si je l’avais acheté à Combray, en l’apercevantdevant l’épicerie Borange, trop distante de la maison pour que Françoise pûts’y fournir comme chez Camus, mais mieux achalandée comme papeterieet librairie, retenu par des ficelles dans la mosaïque des brochures et deslivraisons qui revêtaient les deux vantaux de sa porte plus mystérieuse, plussemée de pensées qu’une porte de cathédrale, c’est que je l’avais reconnupour m’avoir été cité comme un ouvrage remarquable par le professeur ou lecamarade qui me paraissait à cette époque détenir le secret de la vérité et de labeauté à demi pressenties, à demi incompréhensibles, dont la connaissanceétait le but vague mais permanent de ma pensée.

Après cette croyance centrale qui, pendant ma lecture, exécutaitd’incessants mouvements du dedans au-dehors, vers la découverte de lavérité, venaient les émotions que me donnait l’action à laquelle je prenaispart, car ces après-midi-là étaient plus remplis d’évènements dramatiquesque ne l’est souvent toute une vie. C’étaient les évènements qui survenaientdans le livre que je lisais ; il est vrai que les personnages qu’ils affectaientn’étaient pas « réels », comme disait Françoise. Mais tous les sentimentsque nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne seproduisent en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou decette infortune ; l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendreque dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel,la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement

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les personnages réels serait un perfectionnement décisif. Un être réel, siprofondément que nous sympathisions avec lui, pour une grande part estperçu par nos sens, c’est-à-dire nous reste opaque, offre un poids mort quenotre sensibilité ne peut soulever. Qu’un malheur le frappe, ce n’est qu’enune petite partie de la notion totale que nous avons de lui, que nous pourronsen être émus, bien plus, ce n’est qu’en une partie de la notion totale qu’il ade soi, qu’il pourra l’être lui-même. La trouvaille du romancier a été d’avoirl’idée de remplacer ces parties impénétrables à l’âme par une quantitéégale de parties immatérielles, c’est-à-dire que notre âme peut s’assimiler.Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveaugenre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres,puisque c’est en nous qu’elles se produisent, qu’elles tiennent sous leurdépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, larapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard. Et une fois que leromancier nous a mis dans cet état, où comme dans tous les états purementintérieurs, toute émotion est décuplée, où son livre va nous troubler à la façond’un rêve mais d’un rêve plus clair que ceux que nous avons en dormantet dont le souvenir durera davantage, alors, voici qu’il déchaîne en nouspendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nousmettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, et dont les plusintenses ne nous seraient jamais révélés parce que la lenteur avec laquelleils se produisent nous en ôte la perception ; (ainsi notre cœur change, dans lavie, et c’est la pire douleur ; mais nous ne la connaissons que dans la lecture,en imagination : dans la réalité il change, comme certains phénomènes dela nature se produisent assez lentement pour que, si nous pouvons constatersuccessivement chacun de ses états différents, en revanche la sensationmême du changement nous soit épargnée).

Déjà moins intérieur à mon corps que cette vie des personnages, venaitensuite, à demi projeté devant moi, le paysage ou se déroulait l’action etqui exerçait sur ma pensée une bien plus grande influence que l’autre, quecelui que j’avais sous les yeux quand je les levais du livre. C’est ainsi quependant deux étés, dans la chaleur du jardin de Combray, j’ai eu, à causedu livre que je lisais alors, la nostalgie d’un pays montueux et fluviatile, oùje verrais beaucoup de scieries et où, au fond de l’eau claire, des morceauxde bois pourrissaient sous des touffes de cresson ; non loin montaient lelong de murs bas des grappes de fleurs violettes et rougeâtres. Et commele rêve d’une femme qui m’aurait aimé était toujours présent à ma pensée,ces étés-là ce rêve fut imprégné de la fraîcheur des eaux courantes ; etquelle que fût la femme que j’évoquais, des grappes de fleurs violettes etrougeâtres s’élevaient aussitôt de chaque côté d’elle comme des couleurscomplémentaires.

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Ce n’était pas seulement parce qu’une image dont nous rêvons restetoujours marquée, s’embellit et bénéficie du reflet des couleurs étrangèresqui par hasard l’entourent dans notre rêverie ; car ces paysages des livres queje lisais n’étaient pas pour moi que des paysages plus vivement représentésà mon imagination que ceux que Combray mettait sous mes yeux, mais quieussent été analogues. Par le choix qu’en avait fait l’auteur, par la foi aveclaquelle ma pensée allait au-devant de sa parole comme d’une révélation, ilsme semblaient être – impression que ne me donnait guère le pays où je metrouvais, et surtout notre jardin, produit sans prestige de la correcte fantaisiedu jardinier que méprisait ma grand-mère – une part véritable de la Natureelle-même, digne d’être étudiée et approfondie.

Si mes parents m’avaient permis, quand je lisais un livre, d’aller visiter larégion qu’il décrivait, j’aurais cru faire un pas inestimable dans la conquêtede la vérité. Car si on a la sensation d’être toujours entouré de son âme, cen’est pas comme d’une prison immobile ; plutôt on est comme emporté avecelle dans un perpétuel élan pour la dépasser, pour atteindre à l’extérieur,avec une sorte de découragement, entendant toujours autour de soi cettesonorité identique qui n’est pas écho du dehors mais retentissement d’unevibration interne. On cherche à retrouver dans les choses, devenues parlà précieuses, le reflet que notre âme a projeté sur elles, on est déçu enconstatant qu’elles semblent dépourvues dans la nature, du charme qu’ellesdevaient, dans notre pensée, au voisinage de certaines idées ; parfois onconvertit toutes les forces de cette âme en habileté, en splendeur pour agirsur des êtres dont nous sentons bien qu’ils sont situés en dehors de nouset que nous ne les atteindrons jamais. Aussi, si j’imaginais toujours autourde la femme que j’aimais, les lieux que je désirais le plus alors, si j’eussevoulu que ce fût elle qui me les fît visiter, qui m’ouvrît l’accès d’un mondeinconnu, ce n’était pas par le hasard d’une simple association de pensée ;non, c’est que mes rêves de voyage et d’amour n’étaient que des moments –que je sépare artificiellement aujourd’hui comme si je pratiquais des sectionsà des hauteurs différentes d’un jet d’eau irisé et en apparence immobile –dans un même et infléchissable jaillissement de toutes les forces de ma vie.

Enfin, en continuant à suivre du dedans au-dehors les états simultanémentjuxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel quiles enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bienassis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite ;et, quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tombermorceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’àce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total etaprès lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer dansle ciel bleu toute la partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au

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bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises,pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. Et à chaque heure ilme semblait que c’étaient quelques instants seulement auparavant que laprécédente avait sonné ; la plus récente venait s’inscrire tout près de l’autredans le ciel et je ne pouvais croire que soixante minutes eussent tenu dans cepetit arc bleu qui était compris entre leurs deux marques d’or. Quelquefoismême cette heure prématurée sonnait deux coups de plus que la dernière ;il y en avait donc une que je n’avais pas entendue, quelque chose qui avaiteu lieu n’avait pas eu lieu pour moi ; l’intérêt de la lecture, magique commeun profond sommeil, avait donné le change à mes oreilles hallucinées eteffacé la cloche d’or sur la surface azurée du silence. Beaux après-midi dudimanche sous le marronnier du jardin de Combray, soigneusement vidéspar moi des incidents médiocres de mon existence personnelle que j’y avaisremplacés par une vie d’aventures et d’aspirations étranges au sein d’un paysarrosé d’eaux vives, vous m’évoquez encore cette vie quand je pense à vouset vous la contenez en effet pour l’avoir peu à peu contournée et enclose –tandis que je progressais dans ma lecture et que tombait la chaleur du jour– dans le cristal successif, lentement changeant et traversé de feuillages, devos heures silencieuses, sonores, odorantes et limpides.

Quelquefois j’étais tiré de ma lecture, dès le milieu de l’après-midi, parla fille du jardinier, qui courait comme une folle, renversant sur son passageun oranger, se coupant un doigt, se cassant une dent et criant : « Les voilà,les voilà ! » pour que Françoise et moi nous accourions et ne manquionsrien du spectacle. C’était les jours où, pour des manœuvres de garnison, latroupe traversait Combray, prenant généralement la rue Sainte-Hildegarde.Tandis que nos domestiques, assis en rang sur des chaises en dehors de lagrille, regardaient les promeneurs dominicaux de Combray et se faisaientvoir d’eux, la fille du jardinier par la fente que laissaient entre elles deuxmaisons lointaines de l’avenue de la Gare, avait aperçu l’éclat des casques.Les domestiques avaient rentré précipitamment leurs chaises, car quandles cuirassiers défilaient rue Sainte-Hildegarde, ils en remplissaient toutela largeur, et le galop des chevaux rasait les maisons couvrant les trottoirssubmergés comme des berges qui offrent un lit trop étroit à un torrentdéchaîné.

– « Pauvres enfants, disait Françoise à peine arrivée à la grille et déjàen larmes ; pauvre jeunesse qui sera fauchée comme un pré ; rien que d’ypenser j’en suis choquée », ajoutait-elle en mettant la main sur son cœur, làoù elle avait reçu ce choc.

– « C’est beau, n’est-ce pas, madame Françoise, de voir des jeunes gensqui ne tiennent pas à la vie ? disait le jardinier pour la faire « monter ».

Il n’avait pas parlé en vain :

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– « De ne pas tenir à la vie ? Mais à quoi donc qu’il faut tenir, si cen’est pas à la vie, le seul cadeau que le bon Dieu ne fasse jamais deux fois.Hélas ! mon Dieu ! c’est pourtant vrai qu’ils n’y tiennent pas ! Je les ai vusen 70 ; ils n’ont plus peur de la mort, dans ces misérables guerres ; c’est niplus ni moins des fous ; et puis ils ne valent plus la corde pour les pendre,ce n’est pas des hommes, c’est des lions. » (Pour Françoise la comparaisond’un homme à un lion, qu’elle prononçait li-on, n’avait rien de flatteur.)

La rue Sainte-Hildegarde tournait trop court pour qu’on pût voir venir deloin, et c’était par cette fente entre les deux maisons de l’avenue de la Garequ’on apercevait toujours de nouveaux casques courant et brillant au soleil.Le jardinier aurait voulu savoir s’il y en avait encore beaucoup à passer, et ilavait soif, car le soleil tapait. Alors tout d’un coup, sa fille s’élançant commed’une place assiégée, faisait une sortie, atteignait l’angle de la rue, et aprèsavoir bravé cent fois la mort, venait nous rapporter, avec une carafe de coco,la nouvelle qu’ils étaient bien un mille qui venaient sans arrêter, du côté deThiberzy et de Méséglise. Françoise et le jardinier, réconciliés, discutaientsur la conduite à tenir en cas de guerre :

– « Voyez-vous, Françoise, disait le jardinier, la révolution vaudraitmieux, parce que quand on la déclare il n’y a que ceux qui veulent partirqui y vont. »

– « Ah ! oui, au moins je comprends cela, c’est plus franc. »Le jardinier croyait qu’à la déclaration de guerre on arrêtait tous les

chemins de fer.– « Pardi, pour pas qu’on se sauve », disait Françoise.Et le jardinier : « Ah ! ils sont malins », car il n’admettait pas que la

guerre ne fût pas une espèce de mauvais tour que l’État essayait de jouerau peuple et que, si on avait eu le moyen de le faire, il n’est pas une seulepersonne qui n’eût filé.

Mais Françoise se hâtait de rejoindre ma tante, je retournais à monlivre, les domestiques se réinstallaient devant la porte à regarder tomber lapoussière et l’émotion qu’avaient soulevées les soldats. Longtemps aprèsque l’accalmie était venue, un flot inaccoutumé de promeneurs noircissaitencore les rues de Combray. Et devant chaque maison, même celles oùce n’était pas l’habitude, les domestiques ou même les maîtres, assis etregardant, festonnaient le seuil d’un liséré capricieux et sombre comme celuides algues et des coquilles dont une forte marée laisse le crêpe et la broderieau rivage, après qu’elle s’est éloignée.

Sauf ces jours-là, je pouvais d’habitude, au contraire, lire tranquille. Maisl’interruption et le commentaire qui furent apportés une fois par une visitede Swann à la lecture que j’étais en train de faire du livre d’un auteur toutnouveau pour moi, Bergotte, eut cette conséquence que, pour longtemps, ce

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ne fut plus sur un mur décoré de fleurs violettes en quenouille, mais sur unfond tout autre, devant le portail d’une cathédrale gothique, que se détachadésormais l’image d’une des femmes dont je rêvais.

J’avais entendu parler de Bergotte pour la première fois par un de mescamarades plus âgé que moi et pour qui j’avais une grande admiration,Bloch. En m’entendant lui avouer mon admiration pour la Nuit d’Octobreil avait fait éclater un rire bruyant comme une trompette et m’avait dit :« Défie-toi de ta dilection assez basse pour le sieur de Musset. C’est un cocodes plus malfaisants et une assez sinistre brute. Je dois confesser, d’ailleurs,que lui et même le nommé Racine, ont fait chacun dans leur vie un vers assezbien rythmé, et qui a pour lui, ce qui est selon moi le mérite suprême, dene signifier absolument rien. C’est : « La blanche Oloossone et la blancheCamire » et « La fille de Minos et de Pasiphaë ». Ils m’ont été signalés à ladécharge de ces deux malandrins par un article de mon très cher maître, lePère Lecomte, agréable aux Dieux Immortels. À propos voici un livre que jen’ai pas le temps de lire en ce moment qui est recommandé, paraît-il, par cetimmense bonhomme. Il tient, m’a-t-on dit, l’auteur, le sieur Bergotte, pourun coco des plus subtils ; et bien qu’il fasse preuve, des fois, de mansuétudesassez mal explicables, sa parole est pour moi oracle delphique. Lis doncces proses lyriques, et si le gigantesque assembleur de rythmes qui a écritBaghavat et le Levrier de Magnus a dit vrai, par Apollon, tu goûteras, chermaître, les joies nectaréennes de l’Olympos. » C’est sur un ton sarcastiquequ’il m’avait demandé de l’appeler « cher maître » et qu’il m’appelait lui-même ainsi. Mais en réalité nous prenions un certain plaisir à ce jeu, étantencore rapprochés de l’âge où on croit qu’on crée ce qu’on nomme.

Malheureusement, je ne pus pas apaiser en causant avec Bloch et en luidemandant des explications, le trouble où il m’avait jeté quand il m’avait ditque les beaux vers (à moi qui n’attendais d’eux rien moins que la révélationde la vérité), étaient d’autant plus beaux qu’ils ne signifiaient rien du tout.Bloch en effet ne fut pas réinvité à la maison. Il y avait d’abord été bienaccueilli. Mon grand-père, il est vrai, prétendait que chaque fois que je meliais avec un de mes camarades plus qu’avec les autres et que je l’amenaischez nous, c’était toujours un juif, ce qui ne lui eût pas déplu en principe– même son ami Swann était d’origine juive – s’il n’avait trouvé que cen’était pas d’habitude parmi les meilleurs que je le choisissais. Aussi quandj’amenais un nouvel ami, il était bien rare qu’il ne fredonnât pas : « Ô Dieude nos Pères » de la Juive ou bien « Israël romps ta chaîne », ne chantantque l’air naturellement (Ti la lam ta lam, talim), mais j’avais peur que moncamarade ne le connût et ne rétablît les paroles.

Avant de les avoir vus, rien qu’en entendant leur nom qui, bien souvent,n’avait rien de particulièrement israélite, il devinait non seulement l’origine

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juive de ceux de mes amis qui l’étaient en effet, mais même ce qu’il y avaitquelquefois de fâcheux dans leur famille.

– « Et comment s’appelle-t-il ton ami qui vient ce soir ? »– « Dumont, grand-père. »– « Dumont ! Oh ! je me méfie. »

Et il chantait :« Archers, faites bonne garde !Veillez sans trêve et sans bruit » ;

Et après nous avoir posé adroitement quelques questions plus précises, ils’écriait : « À la garde ! À la garde ! » ou, si c’était le patient lui-même déjàarrivé qu’il avait forcé à son insu, par un interrogatoire dissimulé, à confesserses origines, alors pour nous montrer qu’il n’avait plus aucun doute, il secontentait de nous regarder en fredonnant imperceptiblement :

« De ce timide IsraéliteQuoi ! vous guidez ici les pas ! »

ou :« Champs paternels, Hébron, douce vallée. »

ou encore :« Oui je suis de la race élue. »

Ces petites manies de mon grand-père n’impliquaient aucun sentimentmalveillant à l’endroit de mes camarades. Mais Bloch avait déplu à mesparents pour d’autres raisons. Il avait commencé par agacer mon père qui,le voyant mouillé, lui avait dit avec intérêt :

– « Mais, monsieur Bloch, quel temps fait-il donc, est-ce qu’il a plu ? Jen’y comprends rien, le baromètre était excellent. »

Il n’en avait tiré que cette réponse :– « Monsieur, je ne puis absolument vous dire s’il a plu. Je vis si

résolument en dehors des contingences physiques que mes sens ne prennentpas la peine de me les notifier. »

– « Mais, mon pauvre fils, il est idiot ton ami, m’avait dit mon père quandBloch fut parti. Comment ! il ne peut même pas me dire le temps qu’il fait !Mais il n’y a rien de plus intéressant ! C’est un imbécile.

Puis Bloch avait déplu à ma grand-mère parce que, après le déjeunercomme elle disait qu’elle était un peu souffrante, il avait étouffé un sanglotet essuyé des larmes.

– « Comment veux-tu que ça soit sincère, me dit-elle, puisqu’il ne meconnaît pas ; ou bien alors il est fou. »

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Et enfin il avait mécontenté tout le monde parce que, étant venu déjeunerune heure et demie en retard et couvert de boue, au lieu de s’excuser, il avaitdit :

– « Je ne me laisse jamais influencer par les perturbations del’atmosphère ni par les divisions conventionnelles du temps. Je réhabiliteraisvolontiers l’usage de la pipe d’opium et du kriss malais, mais j’ignorecelui de ces instruments infiniment plus pernicieux et d’ailleurs platementbourgeois, la montre et le parapluie. »

Il serait malgré tout revenu à Combray. Il n’était pas pourtant l’amique mes parents eussent souhaité pour moi ; ils avaient fini par penserque les larmes que lui avait fait verser l’indisposition de ma grand-mèren’étaient pas feintes ; mais ils savaient d’instinct ou par expérience queles élans de notre sensibilité ont peu d’empire sur la suite de nos acteset la conduite de notre vie, et que le respect des obligations morales, lafidélité aux amis, l’exécution d’une œuvre, l’observance d’un régime, ontun fondement plus sûr dans des habitudes aveugles que dans ces transportsmomentanés, ardents et stériles. Ils auraient préféré pour moi à Bloch descompagnons qui ne me donneraient pas plus qu’il n’est convenu d’accorderà ses amis, selon les règles de la morale bourgeoise ; qui ne m’enverraientpas inopinément une corbeille de fruits parce qu’ils auraient ce jour-là penséà moi avec tendresse, mais qui, n’étant pas capables de faire pencher en mafaveur la juste balance des devoirs et des exigences de l’amitié sur un simplemouvement de leur imagination et de leur sensibilité, ne la fausseraient pasdavantage à mon préjudice. Nos torts même font difficilement départir de cequ’elles nous doivent ces natures dont ma grand-tante était le modèle, ellequi, brouillée depuis des années avec une nièce à qui elle ne parlait jamais,ne modifia pas pour cela le testament où elle lui laissait toute sa fortune,parce que c’était sa plus proche parente et que cela « se devait ».

Mais j’aimais Bloch, mes parents voulaient me faire plaisir, lesproblèmes insolubles que je me posais à propos de la beauté dénuée designification de la fille de Minos et de Pasiphaé me fatiguaient davantage etme rendaient plus souffrant que n’auraient fait de nouvelles conversationsavec lui, bien que ma mère les jugeât pernicieuses. Et on l’aurait encore reçuà Combray, si, après ce dîner, comme il venait de m’apprendre – nouvellequi plus tard eut beaucoup d’influence sur ma vie, et la rendit plus heureuse,puis plus malheureuse – que toutes les femmes ne pensaient qu’à l’amour etqu’il n’y en a pas dont on ne pût vaincre les résistances, il ne m’avait assuréavoir entendu dire de la façon la plus certaine que ma grand-tante avait euune jeunesse orageuse et avait été publiquement en retenue. Je ne pus metenir de répéter ces propos à mes parents, on le mit à la porte quand il revint,et quand je l’abordai ensuite dans la rue, il fut extrêmement froid pour moi.

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Mais au sujet de Bergotte il avait dit vrai.Les premiers jours, comme un air de musique dont on raffolera, mais

qu’on ne distingue pas encore, ce que je devais tant aimer dans son stylene m’apparut pas. Je ne pouvais pas quitter le roman que je lisais delui, mais me croyais seulement intéressé par le sujet, comme dans cespremiers moments de l’amour où on va tous les jours retrouver une femmeà quelque réunion, à quelque divertissement par les agréments desquels onse croit attiré. Puis je remarquai les expressions rares, presque archaïquesqu’il aimait employer à certains moments où un flot caché d’harmonie,un prélude intérieur, soulevait son style ; et c’était aussi à ces moments-là qu’il se mettait à parler du « vain songe de la vie », de « l’inépuisabletorrent des belles apparences », du « tourment stérile et délicieux decomprendre et d’aimer », des « émouvantes effigies qui anoblissent à jamaisla façade vénérable et charmante des cathédrales », qu’il exprimait toute unephilosophie nouvelle pour moi par de merveilleuses images dont on aurait ditque c’étaient elles qui avaient éveillé ce chant de harpes qui s’élevait alors età l’accompagnement duquel elles donnaient quelque chose de sublime. Unde ces passages de Bergotte, le troisième ou le quatrième que j’eusse isolé dureste, me donna une joie incomparable à celle que j’avais trouvée au premierune joie que je me sentis éprouver en une région plus profonde de moi-même, plus unie, plus vaste, d’où les obstacles et les séparations semblaientavoir été enlevés. C’est que, reconnaissant alors ce même goût pour lesexpressions rares, cette même effusion musicale, cette même philosophieidéaliste qui avait déjà été les autres fois, sans que je m’en rendisse comptela cause de mon plaisir, je n’eus plus l’impression d’être en présence d’unmorceau particulier d’un certain livre de Bergotte, traçant à la surface de mapensée une figure purement linéaire, mais plutôt du « morceau idéal » deBergotte, commun à tous ses livres et auquel tous les passages analoguesqui venaient se confondre avec lui, auraient donné une sorte d’épaisseur, devolume, dont mon esprit semblait agrandi.

Je n’étais pas tout à fait le seul admirateur de Bergotte ; il était aussil’écrivain préféré d’une amie de ma mère qui était très lettrée ; enfin pour lireson dernier livre paru, le docteur du Boulbon faisait attendre ses malades ;et ce fut de son cabinet de consultation, et d’un parc voisin de Combray,que s’envolèrent quelques-unes des premières graines de cette prédilectionpour Bergotte, espèce si rare alors, aujourd’hui universellement répandue,et dont on trouve partout en Europe, en Amérique, jusque dans le moindrevillage, la fleur idéale et commune. Ce que l’amie de ma mère et, paraît-il,le docteur du Boulbon aimaient surtout dans les livres de Bergotte c’étaitcomme moi, ce même flux mélodique, ces expressions anciennes, quelquesautres très simples et connues, mais pour lesquelles la place où il les mettait

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en lumière semblait révéler de sa part un goût particulier ; enfin, dansles passages tristes, une certaine brusquerie, un accent presque rauque. Etsans doute lui-même devait sentir que là étaient ses plus grands charmes.Car dans les livres qui suivirent, s’il avait rencontré quelque grande vérité,ou le nom d’une célèbre cathédrale, il interrompait son récit et dans uneinvocation, une apostrophe, une longue prière, il donnait un libre cours àces effluves qui dans ses premiers ouvrages restaient intérieurs à sa prose,décelés seulement alors par les ondulations de la surface, plus douces peut-être encore, plus harmonieuses quand elles étaient ainsi voilées et qu’onn’aurait pu indiquer d’une manière précise où naissait, où expirait leurmurmure. Ces morceaux auxquels il se complaisait étaient nos morceauxpréférés. Pour moi, je les savais par cœur. J’étais déçu quand il reprenait le filde son récit. Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’étaitrestée jusque-là cachée, des forêts de pins, de la grêle, de Notre-Damede Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cettebeauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l’universque ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les rapprochait demoi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui,sur toutes choses, surtout sur celles que j’aurais l’occasion de voir moi-même, et entre celles-là, particulièrement sur d’anciens monuments françaiset certains paysages maritimes, parce que l’insistance avec laquelle il lescitait dans ses livres prouvait qu’il les tenait pour riches de significationet de beauté. Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais sonopinion. Je ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes,puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais àm’élever ; persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet espritparfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard ilm’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon cœur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avaitrendue, l’avait déclarée légitime et belle. Il arrivait parfois qu’une page delui disait les mêmes choses que j’écrivais souvent la nuit à ma grand-mèreet à ma mère quand je ne pouvais pas dormir, si bien que cette page deBergotte avait l’air d’un recueil d’épigraphes pour être placées en tête demes lettres. Même plus tard, quand je commençai de composer un livre,certaines phrases dont la qualité ne suffit pas pour me décider à le continuer,j’en retrouvai l’équivalent dans Bergotte. Mais ce n’était qu’alors, quand jeles lisais dans son œuvre, que je pouvais en jouir ; quand c’était moi qui lescomposais, préoccupé qu’elles reflétassent exactement ce que j’apercevaisdans ma pensée, craignant de ne pas « faire ressemblant », j’avais bien letemps de me demander si ce que j’écrivais était agréable ! Mais en réalité iln’y avait que ce genre de phrases, ce genre d’idées que j’aimais vraiment.

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Mes efforts inquiets et mécontents étaient eux-mêmes une marque d’amour,d’amour sans plaisir mais profond. Aussi quand tout d’un coup je trouvaisde telles phrases dans l’œuvre d’un autre, c’est-à-dire sans plus avoir descrupules, de sévérité, sans avoir à me tourmenter, je me laissais enfin alleravec délices au goût que j’avais pour elles, comme un cuisinier qui pour unefois où il n’a pas à faire la cuisine trouve enfin le temps d’être gourmand.Un jour, ayant rencontré dans un livre de Bergotte, à propos d’une vieilleservante, une plaisanterie que le magnifique et solennel langage de l’écrivainrendait encore plus ironique mais qui était la même que j’avais souvent faiteà ma grand-mère en parlant de Françoise, une autre fois où je vis qu’il nejugeait pas indigne de figurer dans un de ces miroirs de la vérité qu’étaientses ouvrages, une remarque analogue à celle que j’avais eu l’occasion defaire sur notre ami M. Legrandin (remarques sur Françoise et M. Legrandinqui étaient certes de celles que j’eusse le plus délibérément sacrifiées àBergotte, persuadé qu’il les trouverait sans intérêt), il me sembla soudainque mon humble vie et les royaumes du vrai n’étaient pas aussi séparés quej’avais cru, qu’ils coïncidaient même sur certains points, et de confiance etde joie je pleurai sur les pages de l’écrivain comme dans les bras d’un pèreretrouvé.

D’après ses livres j’imaginais Bergotte comme un vieillard faible et déçuqui avait perdu des enfants et ne s’était jamais consolé. Aussi je lisais, jechantais intérieurement sa prose, plus « dolce », plus « lento » peut-êtrequ’elle n’était écrite, et la phrase la plus simple s’adressait à moi avec uneintonation attendrie. Plus que tout j’aimais sa philosophie, je m’étais donnéà elle pour toujours. Elle me rendait impatient d’arriver à l’âge où j’entreraisau collège, dans la classe appelée Philosophie. Mais je ne voulais pas qu’ony fît autre chose que vivre uniquement par la pensée de Bergotte, et si l’onm’avait dit que les métaphysiciens auxquels je m’attacherais alors ne luiressembleraient en rien, j’aurais ressenti le désespoir d’un amoureux quiveut aimer pour la vie et à qui on parle des autres maîtresses qu’il aura plustard.

Un dimanche, pendant ma lecture au jardin, je fus dérangé par Swann quivenait voir mes parents.

– « Qu’est-ce que vous lisez, on peut regarder ? Tiens, du Bergotte ? Quidonc vous a indiqué ses ouvrages ? » Je lui dis que c’était Bloch.

– « Ah ! oui, ce garçon que j’ai vu une fois ici, qui ressemble tellementau portrait de Mahomet II par Bellini. Oh ! c’est frappant, il a lesmêmes sourcils circonflexes, le même nez recourbé, les mêmes pommettessaillantes. Quand il aura une barbiche ce sera la même personne. En toutcas il a du goût, car Bergotte est un charmant esprit. » Et voyant combien

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j’avais l’air d’admirer Bergotte, Swann qui ne parlait jamais des gens qu’ilconnaissait fit, par bonté, une exception et me dit :

– « Je le connais beaucoup, si cela pouvait vous faire plaisir qu’il écriveun mot en tête de votre volume, je pourrais le lui demander. » Je n’osai pasaccepter mais posai à Swann des questions sur Bergotte. « Est-ce que vouspourriez me dire quel est l’acteur qu’il préfère ? »

– « L’acteur, je ne sais pas. Mais je sais qu’il n’égale aucun artiste hommeà la Berma qu’il met au-dessus de tout. L’avez-vous entendue ? »

– « Non monsieur, mes parents ne me permettent pas d’aller au théâtre. »– « C’est malheureux. Vous devriez leur demander. La Berma dans

Phèdre, dans le Cid, ce n’est qu’une actrice si vous voulez, mais vous savezje ne crois pas beaucoup à la « hiérarchie ! » des arts ; (et je remarquaicomme cela m’avait souvent frappé dans ses conversations avec les sœurs dema grand-mère que quand il parlait de choses sérieuses, quand il employaitune expression qui semblait impliquer une opinion sur un sujet important,il avait soin de l’isoler dans une intonation spéciale, machinale et ironique,comme s’il l’avait mise entre guillemets, semblant ne pas vouloir la prendreà son compte, et dire : « la hiérarchie, vous savez, comme disent les gensridicules » ? Mais alors, si c’était ridicule, pourquoi disait-il la hiérarchie ?)Un instant après il ajouta : « Cela vous donnera une vision aussi noble quen’importe quel chef-d’œuvre, je ne sais pas moi… que » – et il se mit à rire« les Reines de Chartres ! » Jusque-là cette horreur d’exprimer sérieusementson opinion m’avait paru quelque chose qui devait être élégant et parisienet qui s’opposait au dogmatisme provincial des sœurs de ma grand-mère ;et je soupçonnais aussi que c’était une des formes de l’esprit dans la coterieoù vivait Swann et où par réaction sur le lyrisme des générations antérieureson réhabilitait à l’excès les petits faits précis, réputés vulgaires autrefois, eton proscrivait les « phrases ». Mais maintenant je trouvais quelque chose dechoquant dans cette attitude de Swann en face des choses. Il avait l’air de nepas oser avoir une opinion et de n’être tranquille que quand il pouvait donnerméticuleusement des renseignements précis. Mais il ne se rendait donc pascompte que c’était professer l’opinion, postuler, que l’exactitude de cesdétails avait de l’importance. Je repensai alors à ce dîner où j’étais si tristeparce que maman ne devait pas monter dans ma chambre et où il avait dit queles bals chez la princesse de Léon n’avaient aucune importance. Mais c’étaitpourtant à ce genre de plaisirs qu’il employait sa vie. Je trouvais tout celacontradictoire. Pour quelle autre vie réservait-il de dire enfin sérieusementce qu’il pensait des choses, de formuler des jugements qu’il pût ne pas mettreentre guillemets, et de ne plus se livrer avec une politesse pointilleuse àdes occupations dont il professait en même temps qu’elles sont ridicules.Je remarquai aussi dans la façon dont Swann me parla de Bergotte quelque

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chose qui en revanche ne lui était pas particulier, mais au contraire était dansce temps-là commun à tous les admirateurs de l’écrivain, à l’amie de mamère, au docteur du Boulbon. Comme Swann, ils disaient de Bergotte : « .C’est un charmant esprit, si particulier, il a une façon à lui de dire les chosesun peu cherchée, mais si agréable. On n’a pas besoin de voir la signature,on reconnaît tout de suite que c’est de lui. » Mais aucun n’aurait été jusqu’àdire : « C’est un grand écrivain, il a un grand talent. » Ils ne disaient mêmepas qu’il avait du talent. Ils ne le disaient pas parce qu’ils ne le savaientpas. Nous sommes très longs à reconnaître dans la physionomie particulièred’un nouvel écrivain le modèle qui porte le nom de « grand talent » dansnotre musée des idées générales. Justement parce que cette physionomie estnouvelle, nous ne la trouvons pas tout à fait ressemblante à ce que nousappelons talent. Nous disons plutôt originalité, charme, délicatesse, force ;et puis un jour nous nous rendons compte que c’est justement tout cela letalent.

– « Est-ce qu’il y a des ouvrages de Bergotte où il ait parlé de la Berma ? »demandai-je à M. Swann.

Je crois dans sa petite plaquette sur Racine, mais elle doit être épuisée.Il y a peut-être eu cependant une réimpression. Je m’informerai. Je peuxd’ailleurs demander à Bergotte tout ce que vous voulez, il n’y a pas desemaine dans l’année où il ne dîne à la maison. C’est le grand ami de ma fille.Ils vont ensemble visiter les vieilles villes, les cathédrales, les châteaux.

Comme je n’avais aucune notion sur la hiérarchie sociale, depuislongtemps l’impossibilité que mon père trouvait à ce que nous fréquentionsMme et Mlle Swann avait eu plutôt pour effet, en me faisant imaginer entreelles et nous de grandes distances, de leur donner à mes yeux du prestige.Je regrettais que ma mère ne se teignît pas les cheveux et ne se mît pas derouge aux lèvres comme j’avais entendu dire par notre voisine Mme Sazeratque Mme Swann le faisait pour plaire, non à son mari, mais à M. de Charlus,et je pensais que nous devions être pour elle un objet de mépris, ce quime peinait surtout à cause de Mlle Swann qu’on m’avait dit être une sijolie petite fille et à laquelle je rêvais souvent en lui prêtant chaque fois unmême visage arbitraire et charmant. Mais quand j’eus appris ce jour-là queMlle Swann était un être d’une condition si rare, baignant comme dans sonélément naturel au milieu de tant de privilèges, que quand elle demandait àses parents s’il y avait quelqu’un à dîner, on lui répondait par ces syllabesremplies de lumière, par le nom de ce convive d’or qui n’était pour elle qu’unvieil ami de sa famille : Bergotte ; que, pour elle, la causerie intime à table,ce qui correspondait à ce qu’était pour moi la conversation de ma grand-tante, c’étaient des paroles de Bergotte sur tous ces sujets qu’il n’avait puaborder dans ses livres, et sur lesquels j’aurais voulu l’écouter rendre ses

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oracles ; et qu’enfin, quand elle allait visiter des villes, il cheminait à côtéd’elle, inconnu et glorieux, comme les Dieux qui descendaient au milieudes mortels ; alors je sentis en même temps que le prix d’un être commeMlle Swann, combien je lui paraîtrais grossier et ignorant, et j’éprouvai sivivement la douceur et l’impossibilité qu’il y aurait pour moi à être sonami, que je fus rempli à la fois de désir et de désespoir. Le plus souventmaintenant quand je pensais à elle, je la voyais devant le porche d’unecathédrale, m’expliquant la signification des statues, et, avec un sourire quidisait du bien de moi, me présentant comme son ami, à Bergotte. Et toujoursle charme de toutes les idées que faisaient naître en moi les cathédrales, lecharme des coteaux de l’Île-de-France et des plaines de la Normandie faisaitrefluer ses reflets sur l’image que je me formais de Mlle Swann : c’était êtretout prêt à l’aimer. Que nous croyions qu’un être participe à une vie inconnueoù son amour nous ferait pénétrer, c’est, de tout ce qu’exige l’amour pournaître, ce à quoi il tient le plus, et qui lui fait faire son marché du reste. Mêmeles femmes qui prétendent ne juger un homme que sur son physique, voienten ce physique l’émanation d’une vie spéciale. C’est pourquoi elles aimentles militaires, les pompiers ; l’uniforme les rend moins difficiles pour levisage ; elles croient baiser sous la cuirasse un cœur différent, aventureux etdoux ; et un jeune souverain, un prince héritier, pour faire les plus flatteusesconquêtes, dans les pays étrangers qu’il visite, n’a pas besoin du profilrégulier qui serait peut-être indispensable à un coulissier.

Tandis que je lisais au jardin, ce que ma grand-tante n’aurait pas comprisque je fisse en dehors du dimanche, jour où il est défendu de s’occuper àrien de sérieux et où elle ne cousait pas, (un jour de semaine, elle m’auraitdit « comment tu t’amuses encore à lire, ce n’est pourtant pas dimanche » endonnant au mot amusement le sens d’enfantillage et de perte de temps), matante Léonie devisait avec Françoise en attendant l’heure d’Eulalie. Elle luiannonçait qu’elle venait de voir passer Mme Goupil « sans parapluie, avec larobe de soie qu’elle s’est fait faire à Châteaudun. Si elle a loin à aller avantvêpres elle pourrait bien la faire saucer ».

– « Peut-être, peut-être (ce qui signifiait peut-être non) » disait Françoisepour ne pas écarter définitivement la possibilité d’une alternative plusfavorable.

– « Tiens, disait ma tante en se frappant le front, cela me fait penserque je n’ai point su si elle était arrivée à l’église après l’élévation. Il faudraque je pense à le demander à Eulalie… Françoise, regardez-moi ce nuagenoir derrière le clocher et ce mauvais soleil sur les ardoises, bien sûr quela journée ne se passera pas sans pluie. Ce n’était pas possible que ça reste

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comme ça, il faisait trop chaud. Et le plus tôt sera le mieux, car tant quel’orage n’aura pas éclaté, mon eau de Vichy ne descendra pas, ajoutait matante dans l’esprit de qui le désir de hâter la descente de l’eau de Vichyl’emportait infiniment sur la crainte de voir Mme Goupil gâter sa robe. »

– « Peut-être, peut-être. »– « Et c’est que, quand il pleut sur la place, il n’y a pas grand abri ».– « Comment, trois heures ? s’écriait tout à coup ma tante en

pâlissant, mais alors les vêpres sont commencées, j’ai oublié ma pepsine !Je comprends maintenant pourquoi mon eau de Vichy me restait surl’estomac. »

Et se précipitant sur un livre de messe relié en velours violet, monté d’or,et d’où, dans sa hâte, elle laissait s’échapper de ces images, bordées d’unbandeau de dentelle de papier jaunissante, qui marquent les pages des fêtes,ma tante, tout en avalant ses gouttes commençait à lire au plus vite les textessacrés dont l’intelligence lui était légèrement obscurcie par l’incertitudede savoir si, prise aussi longtemps après l’eau de Vichy, la pepsine seraitencore capable de la rattraper et de la faire descendre. « Trois heures, c’estincroyable ce que le temps passe ! »

Un petit coup au carreau, comme si quelque chose l’avait heurté, suivid’une ample chute légère comme de grains de sable qu’on eût laissé tomberd’une fenêtre au-dessus, puis la chute s’étendant, se réglant, adoptant unrythme, devenant fluide, sonore, musicale, innombrable, universelle : c’étaitla pluie.

– « Eh bien ! Françoise, qu’est-ce que je disais ? Ce que cela tombe !Mais je crois que j’ai entendu le grelot de la porte du jardin, allez donc voirqui est-ce qui peut être dehors par un temps pareil. »

Françoise revenait :– « C’est Mme Amédée (ma grand-mère) qui a dit qu’elle allait faire un

tour. Ça pleut pourtant fort. »– Cela ne me surprend point, disait ma tante en levant les yeux au ciel.

J’ai toujours dit qu’elle n’avait point l’esprit fait comme tout le monde.J’aime mieux que ce soit elle que moi qui soit dehors en ce moment.

– Mme Amédée, c’est toujours tout l’extrême des autres, disait Françoiseavec douceur, réservant pour le moment où elle serait seule avec les autresdomestiques, de dire qu’elle croyait ma grand-mère un peu « piquée ».

– Voilà le salut passé ! Eulalie ne viendra plus, soupirait ma tante ; cesera le temps qui lui aura fait peur. »

– « Mais il n’est pas cinq heures, madame Octave, il n’est que quatreheures et demie. »

– Que quatre heures et demie ? et j’ai été obligée de relever les petitsrideaux pour avoir un méchant rayon de jour. À quatre heures et demie !

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Huit jours avant les Rogations ! Ah ! ma pauvre Françoise, il faut que lebon Dieu soit bien en colère après nous. Aussi, le monde d’aujourd’hui enfait trop ! Comme disait mon pauvre Octave, on a trop oublié le bon Dieuet il se venge.

Une vive rougeur animait les joues de ma tante, c’était Eulalie.Malheureusement, à peine venait-elle d’être introduite que Françoiserentrait et avec un sourire qui avait pour but de se mettre elle-même àl’unisson de la joie qu’elle ne doutait pas que ses paroles allaient causer àma tante, articulant les syllabes pour montrer que, malgré l’emploi du styleindirect, elle rapportait, en bonne domestique, les paroles mêmes dont avaitdaigné se servir le visiteur :

– « M. le Curé serait enchanté, ravi, si Madame Octave ne repose pas etpouvait le recevoir. M. le Curé ne veut pas déranger. M. le Curé est en bas,j’y ai dit d’entrer dans la salle. »

En réalité, les visites du curé ne faisaient pas à ma tante un aussigrand plaisir que le supposait Françoise et l’air de jubilation dont celle-cicroyait devoir pavoiser son visage chaque fois qu’elle avait à l’annoncerne répondait pas entièrement au sentiment de la malade. Le curé (excellenthomme avec qui je regrette de ne pas avoir causé davantage car s’iln’entendait rien aux arts, il connaissait beaucoup d’étymologies), habituéà donner aux visiteurs de marque des renseignements sur l’église, (il avaitmême l’intention d’écrire un livre sur la paroisse de Combray), la fatiguaitpar des explications infinies et d’ailleurs toujours les mêmes. Mais quandelle arrivait ainsi juste en même temps que celle d’Eulalie, sa visite devenaitfranchement désagréable à ma tante. Elle eût mieux aimé bien profiterd’Eulalie et ne pas avoir tout le monde à la fois. Mais elle n’osait pas ne pasrecevoir le curé et faisait seulement signe à Eulalie de ne pas s’en aller enmême temps que lui, qu’elle la garderait un peu seule quand il serait parti.

– « Monsieur le Curé, qu’est-ce que l’on me disait, qu’il y a un artistequi a installé son chevalet dans votre église pour copier un vitrail. Je peuxdire que je suis arrivée à mon âge sans avoir jamais entendu parler d’unechose pareille ! Qu’est-ce que le monde aujourd’hui va donc chercher ! Etce qu’il y a de plus vilain dans l’église ! »

– « Je n’irai pas jusqu’à dire que c’est ce qu’il y a de plus vilain, cars’il y a à Saint-Hilaire des parties qui méritent d’être visitées, il y en ad’autres qui sont bien vieilles, dans ma pauvre basilique, la seule de toutle diocèse qu’on n’ait même pas restaurée ! Mon Dieu, le porche est saleet antique, mais enfin d’un caractère majestueux ; passe même pour lestapisseries d’Esther dont personnellement je ne donnerais pas deux sous,mais qui sont placées par les connaisseurs tout de suite après celles de Sens.Je reconnais d’ailleurs, qu’à côté de certains détails un peu réalistes, elles en

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présentent d’autres qui témoignent d’un véritable esprit d’observation. Maisqu’on ne vienne pas me parler des vitraux. Cela a-t-il du bon sens de laisserdes fenêtres qui ne donnent pas de jour et trompent même la vue par cesreflets d’une couleur que je ne saurais définir, dans une église où il n’y a pasdeux dalles qui soient au même niveau et qu’on se refuse à me remplacersous prétexte que ce sont les tombes des abbés de Combray et des seigneursde Guermantes, les anciens comtes de Brabant. Les ancêtres directs du Ducde Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est unedemoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. » (Ma grand-mère quià force de se désintéresser des personnes finissait par confondre tous lesnoms, chaque fois qu’on prononçait celui de la Duchesse de Guermantesprétendait que ce devait être une parente de Mme de Villeparisis. Tout lemonde éclatait de rire ; elle tâchait de se défendre en alléguant une certainelettre de faire part : « Il me semblait me rappeler qu’il y avait du Guermanteslà-dedans. » Et pour une fois j’étais avec les autres contre elle, ne pouvantadmettre qu’il y eût un lien entre son amie de pension et la descendante deGeneviève de Brabant.) – « Voyez Roussainville, ce n’est plus aujourd’huiqu’une paroisse de fermiers, quoique dans l’antiquité cette localité ait dûun grand essor au commerce de chapeaux de feutre et des pendules. (Je nesuis pas certain de l’étymologie de Roussainville. Je croirais volontiers quele nom primitif était Rouville (Radulfi villa) comme Châteauroux (CastrumRadulfi) mais je vous parlerai de cela une autre fois. Eh bien ! l’église ades vitraux superbes, presque tous modernes, et cette imposante Entrée deLouis-Philippe à Combray qui serait mieux à sa place à Combray même,et qui vaut, dit-on, la fameuse verrière de Chartres. Je voyais même hier lefrère du docteur Percepied qui est amateur et qui la regarde comme d’unplus beau travail.

« Mais, comme je le lui disais à cet artiste qui semble du reste très poli,qui est paraît-il un véritable virtuose du pinceau, que lui trouvez-vous doncd’extraordinaire à ce vitrail, qui est encore un peu plus sombre que lesautres ? »

– « Je suis sûre que si vous le demandiez à Monseigneur, disaitmollement ma tante qui commençait à penser qu’elle allait être fatiguée, ilne vous refuserait pas un vitrail neuf. »

– « Comptez-y, madame Octave, répondait le curé. Mais c’est justementMonseigneur qui a attaché le grelot à cette malheureuse verrière en prouvantqu’elle représente Gilbert le Mauvais, sire de Guermantes le descendantdirect de Geneviève de Brabant qui était une demoiselle de Guermantes,recevant l’absolution de Saint-Hilaire. »

– « Mais je ne vois pas où est Saint-Hilaire ?

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– « Mais si, dans le coin du vitrail vous n’avez jamais remarqué unedame en robe jaune ? Eh bien ! c’est Saint-Hilaire qu’on appelle aussivous le savez, dans certaines provinces Saint-Illiers, Saint-Hélier, et même,dans le Jura, Saint-Ylie. Ces diverses corruptions de sanctus Hilarius nesont pas du reste les plus curieuses de celles qui se sont produites dansles noms des bienheureux. Ainsi votre patronne, ma bonne Eulalie, sanctaEulalia, savez-vous ce qu’elle est devenue en Bourgogne ? Saint-Éloi toutsimplement : elle est devenue un saint. Voyez-vous, Eulalie, qu’après votremort on fasse de vous un homme ? » – « Monsieur le curé a toujours le motpour rigoler. » – « Le frère de Gilbert, Charles le Bègue, prince pieux maisqui, ayant perdu de bonne heure son père, Pépin l’Insensé, mort des suites desa maladie mentale, exerçait le pouvoir suprême avec toute la présomptiond’une jeunesse à qui la discipline a manqué, dès que la figure d’un particulierne lui revenait pas dans une ville, y faisait massacrer jusqu’au dernierhabitant. Gilbert voulant se venger de Charles fit brûler l’église de Combray,la primitive église alors, celle que Théodebert, en quittant avec sa cour lamaison de campagne qu’il avait près d’ici, à Thiberzy, (Theodeberciacus),pour aller combattre les Burgondes, avait promis de bâtir au-dessus dutombeau de Saint-Hilaire si le Bienheureux lui procurait la victoire. Il n’enreste que la crypte où Théodore a dû vous faire descendre, puisque Gilbertbrûla le reste. Ensuite il défit l’infortuné Charles avec l’aide de Guillaume leConquérant (le curé prononçait Guilôme) ce qui fait que beaucoup d’Anglaisviennent pour visiter. Mais il ne semble pas avoir su se concilier la sympathiedes habitants de Combray, car ceux-ci se ruèrent sur lui à la sortie de lamesse et lui tranchèrent la tête. Du reste Théodore prête un petit livre quidonne les explications.

« Mais ce qui est incontestablement le plus curieux dans notre église,c’est le point de vue qu’on a du clocher et qui est grandiose. Certainement,pour vous qui n’êtes pas très forte, je ne vous conseillerais pas de monter nosquatre-vingt-dix-sept marches, juste la moitié du célèbre dôme de Milan. Il ya de quoi fatiguer une personne bien portante, d’autant plus qu’on monte pliéen deux si on ne veut pas se casser la tête, et on ramasse avec ses effets toutesles toiles d’araignées de l’escalier. En tous cas il faudrait bien vous couvrir,ajoutait-il (sans apercevoir l’indignation que causait à ma tante l’idée qu’ellefût capable de monter dans le clocher), car il fait un de ces courants d’airune fois arrivé là-haut ! Certaines personnes affirment y avoir ressenti lefroid de la mort. N’importe, le dimanche il y a toujours des sociétés quiviennent même de très loin pour admirer la beauté du panorama et qui s’enretournent enchantées. Tenez, dimanche prochain, si le temps se maintient,vous trouveriez certainement du monde, comme ce sont les Rogations. Ilfaut avouer du reste qu’on jouit de là d’un coup d’œil féerique, avec des

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sortes d’échappées sur la plaine qui ont un cachet tout particulier. Quand letemps est clair on peut distinguer jusqu’à Verneuil. Surtout on embrasse àla fois des choses qu’on ne peut voir habituellement que l’une sans l’autre,comme le cours de la Vivonne et les fossés de Saint-Assise-lès-Combray,dont elle est séparée par un rideau de grands arbres, ou encore comme lesdifférents canaux de Jouy-le-Vicomte (Gaudiacus vice comitis comme voussavez). Chaque fois que je suis allé à Jouy-le-Vicomte, j’ai bien vu un boutdu canal, puis quand j’avais tourné une rue j’en voyais un autre, mais alors jene voyais plus le précédent. J’avais beau les mettre ensemble par la pensée,cela ne me faisait pas grand effet. Du clocher de Saint-Hilaire c’est autrechose, c’est tout un réseau où la localité est prise. Seulement on ne distinguepas d’eau, on dirait de grandes fentes qui coupent si bien la ville en quartiers,qu’elle est comme une brioche dont les morceaux tiennent ensemble maissont déjà découpés. Il faudrait pour bien faire être à la fois dans le clocherde Saint-Hilaire et à Jouy-le-Vicomte. »

Le curé avait tellement fatigué ma tante qu’à peine était-il parti, elle étaitobligée de renvoyer Eulalie.

– « Tenez, ma pauvre Eulalie, disait-elle d’une voix faible, en tirant unepièce d’une petite bourse qu’elle avait à portée de sa main, voilà pour quevous ne m’oubliiez pas dans vos prières. »

– « Ah ! mais, madame Octave, je ne sais pas si je dois, vous savezbien que ce n’est pas pour cela que je viens ! » disait Eulalie avec la mêmehésitation et le même embarras, chaque fois, que si c’était la première, etavec une apparence de mécontentement qui égayait ma tante mais ne luidéplaisait pas, car si un jour Eulalie, en prenant la pièce, avait un air un peumoins contrarié que de coutume, ma tante disait :

– « Je ne sais pas ce qu’avait Eulalie ; je lui ai pourtant donné la mêmechose que d’habitude, elle n’avait pas l’air contente. »

– Je crois qu’elle n’a pourtant pas à se plaindre, soupirait Françoise, quiavait une tendance à considérer comme de la menue monnaie tout ce quelui donnait ma tante pour elle ou pour ses enfants, et comme des trésorsfollement gaspillés pour une ingrate les piécettes mises chaque dimanchedans la main d’Eulalie, mais si discrètement que Françoise n’arrivait jamaisà les voir. Ce n’est pas que l’argent que ma tante donnait à Eulalie,Françoise l’eût voulu pour elle. Elle jouissait suffisamment de ce que matante possédait, sachant que les richesses de la maîtresse du même coupélèvent et embellissent aux yeux de tous sa servante ; et qu’elle, Françoise,était insigne et glorifiée dans Combray, Jouy-le-Vicomte et autres lieux,pour les nombreuses fermes de ma tante, les visites fréquentes et prolongéesdu curé, le nombre singulier des bouteilles d’eau de Vichy consommées.Elle n’était avare que pour ma tante ; si elle avait géré sa fortune, ce qui

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eût été son rêve, elle l’aurait préservée des entreprises d’autrui avec uneférocité maternelle. Elle n’aurait pourtant pas trouvé grand mal à ce que matante, qu’elle savait incurablement généreuse, se fût laissée aller à donner,si au moins ç’avait été à des riches. Peut-être pensait-elle que ceux-là,n’ayant pas besoin des cadeaux de ma tante, ne pouvaient être soupçonnésde l’aimer à cause d’eux. D’ailleurs offerts à des personnes d’une grandeposition de fortune, à Mme Sazerat, à M. Swann, à M. Legrandin, à Mme

Goupil, à des personnes « de même rang » que ma tante et qui « allaientbien ensemble », ils lui apparaissaient comme faisant partie des usages decette vie étrange et brillante des gens riches qui chassent, se donnent desbals, se font des visites et qu’elle admirait en souriant. Mais il n’en allaitplus de même si les bénéficiaires de la générosité de ma tante étaient deceux que Françoise appelait « des gens comme moi, des gens qui ne sont pasplus que moi » et qui étaient ceux qu’elle méprisait le plus à moins qu’ils nel’appelassent « Madame Françoise » et ne se considérassent comme étant« moins qu’elle ». Et quand elle vit que, malgré ses conseils, ma tante n’enfaisait qu’à sa tête et jetait l’argent – Françoise le croyait du moins – pour descréatures indignes, elle commença à trouver bien petits les dons que ma tantelui faisait en comparaison des sommes imaginaires prodiguées à Eulalie.Il n’y avait pas dans les environs de Combray de ferme si conséquenteque Françoise ne supposât qu’Eulalie eût pu facilement l’acheter, avec toutce que lui rapporteraient ses visites. Il est vrai qu’Eulalie faisait la mêmeestimation des richesses immenses et cachées de Françoise. Habituellement,quand Eulalie était partie, Françoise prophétisait sans bienveillance sur soncompte. Elle la haïssait, mais elle la craignait et se croyait tenue, quandelle était là, à lui faire « bon visage ». Elle se rattrapait après son départ,sans la nommer jamais à vrai dire, mais en proférant en oracles sibyllins, ousentences d’un caractère général telles que celles de l’Ecclésiaste, mais dontl’application ne pouvait échapper à ma tante. Après avoir regardé par le coindu rideau si Eulalie avait refermé la porte : « Les personnes flatteuses saventse faire bien venir et ramasser les pépettes ; mais patience, le bon Dieu lespunit tout par un beau jour », disait-elle avec le regard latéral et l’insinuationde Joas pensant exclusivement à Athalie quand il dit :

Le bonheur des méchants comme un torrent s’écoule.

Mais quand le curé était venu aussi et que sa visite interminable avaitépuisé les forces de ma tante, Françoise sortait de la chambre derrière Eulalieet disait :

– « Madame Octave, je vous laisse reposer, vous avez l’air beaucoupfatiguée. »

Et ma tante ne répondait même pas, exhalant un soupir qui semblaitdevoir être le dernier, les yeux clos, comme morte. Mais à peine Françoise

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était-elle descendue que quatre coups donnés avec la plus grande violenceretentissaient dans la maison et ma tante, dressée sur son lit criait :

– « Est-ce qu’Eulalie est déjà partie ? Croyez-vous que j’ai oublié de luidemander si Mme Goupil était arrivée à la messe avant l’élévation ! Courezvite après elle ! »

Mais Françoise revenait n’ayant pu rattraper Eulalie.– « C’est contrariant, disait ma tante en hochant la tête. La seule chose

importante que j’avais à lui demander ! »Ainsi passait la vie pour ma tante Léonie, toujours identique, dans la

douce uniformité de ce qu’elle appelait avec un dédain affecté et unetendresse profonde, son « petit traintrain ». Préservé par tout le monde,non seulement à la maison, où chacun ayant éprouvé l’inutilité de luiconseiller une meilleure hygiène, s’était peu à peu résigné à le respecter,mais même dans le village où, à trois rues de nous, l’emballeur, avant declouer ses caisses, faisait demander à Françoise si ma tante ne « reposaitpas » – ce traintrain fut pourtant troublé une fois cette année-là. Commeun fruit caché qui serait parvenu à maturité sans qu’on s’en aperçût et sedétacherait spontanément, survint une nuit la délivrance de la fille de cuisine.Mais ses douleurs étaient intolérables, et comme il n’y avait pas de sage-femme à Combray, Françoise dut partir avant le jour en chercher une àThiberzy. Ma tante, à cause des cris de la fille de cuisine, ne put reposer,et Françoise, malgré la courte distance, n’étant revenue que très tard, luimanqua beaucoup. Aussi, ma mère me dit-elle dans la matinée : « Montedonc voir si ta tante n’a besoin de rien. » J’entrai dans la première pièceet, par la porte ouverte, vis ma tante, couchée sur le côté, qui dormait ;je l’entendis ronfler légèrement. J’allais m’en aller doucement mais sansdoute le bruit que j’avais fait était intervenu dans son sommeil et en avait« changé la vitesse », comme on dit pour les automobiles, car la musiquedu ronflement s’interrompit une seconde et reprit un ton plus bas, puis elles’éveilla et tourna à demi son visage que je pus voir alors ; il exprimait unesorte de terreur ; elle venait évidemment d’avoir un rêve affreux ; elle nepouvait me voir de la façon dont elle était placée, et je restais là ne sachantsi je devais m’avancer ou me retirer ; mais déjà elle semblait revenue ausentiment de la réalité et avait reconnu le mensonge des visions qui l’avaienteffrayée ; un sourire de joie, de pieuse reconnaissance envers Dieu quipermet que la vie soit moins cruelle que les rêves, éclaira faiblement sonvisage, et avec cette habitude qu’elle avait prise de se parler à mi-voix à elle-même quand elle se croyait seule, elle murmura : « Dieu soit loué ! nousn’avons comme tracas que la fille de cuisine qui accouche. Voilà-t-il pas queje rêvais que mon pauvre. Octave était ressuscité et qu’il voulait me fairefaire une promenade tous les jours ! » Sa main se tendit vers son chapelet

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qui était sur la petite table, mais le sommeil recommençant ne lui laissa pasla force de l’atteindre : elle se rendormit, tranquillisée, et je sortis à pas deloup de la chambre sans qu’elle ni personne eût jamais appris ce que j’avaisentendu.

Quand je dis qu’en dehors d’évènements très rares, comme cetaccouchement, le traintrain de ma tante ne subissait jamais aucune variation,je ne parle pas de celles qui, se répétant toujours identiques à des intervallesréguliers, n’introduisaient au sein de l’uniformité qu’une sorte d’uniformitésecondaire. C’est ainsi que tous les samedis, comme Françoise allait dansl’après-midi au marché de Roussainville-le-Pin, le déjeuner était pour toutle monde, une heure plus tôt. Et ma tante avait si bien pris l’habitude de cettedérogation hebdomadaire à ses habitudes, qu’elle tenait à cette habitude-là autant qu’aux autres. Elle y était si bien « routinée », comme disaitFrançoise, que s’il lui avait fallu un samedi, attendre pour déjeuner l’heurehabituelle, cela l’eût autant « dérangée » que si elle avait dû, un autre jour,avancer son déjeuner à l’heure du samedi. Cette avance du déjeuner donnaitd’ailleurs au samedi, pour nous tous, une figure particulière, indulgente,et assez sympathique. Au moment où d’habitude on a encore une heureà vivre avant la détente du repas, on savait que, dans quelques secondes,on allait voir arriver des endives précoces, une omelette de faveur, unbifteck immérité. Le retour de ce samedi asymétrique était un de ces petitsévènements intérieurs, locaux, presque civiques qui, dans les vies tranquilleset les sociétés fermes, créent une sorte de lien national et deviennent lethème favori des conversations, des plaisanteries, des récits exagérés àplaisir ; il eût été le noyau tout prêt pour un cycle légendaire si l’un denous avait eu la tête épique. Dès le matin, avant d’être habillés, sans raison,pour le plaisir d’éprouver la force de la solidarité, on se disait les uns auxautres avec bonne humeur, avec cordialité, avec patriotisme : « Il n’y apas de temps à perdre, n’oublions pas que c’est samedi ! » cependant quema tante, conférant avec Françoise et songeant que la journée serait pluslongue que d’habitude, disait : « Si vous leur faisiez un beau morceau deveau, comme c’est samedi. » Si à dix heures et demie un distrait tirait samontre en disant : « Allons, encore une heure et demie avant le déjeuner »,chacun était enchanté d’avoir à lui dire : « Mais voyons, à quoi pensez-vous, vous oubliez que c’est samedi ! » ; on en riait encore un quart d’heureaprès et on se promettait de monter raconter cet oubli à ma tante pourl’amuser. Le visage du ciel même semblait changé. Après le déjeuner, lesoleil, conscient que c’était samedi, flânait une heure de plus au haut du ciel,et quand quelqu’un, pensant qu’on était en retard pour la promenade, disait :« Comment, seulement deux heures ? » en voyant passer les deux coups duclocher de Saint-Hilaire (qui ont l’habitude de ne rencontrer encore personne

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dans les chemins désertés à cause du repas de midi ou de la sieste, le longde la rivière vive et blanche que le pêcheur même a abandonnée, et passentsolitaires dans le ciel vacant où ne restent que quelques nuages paresseux),tout le monde en chœur lui répondait : « Mais ce qui vous trompe, c’estqu’on a déjeuné une heure plus tôt, vous savez bien que c’est samedi ! »La surprise d’un barbare (nous appelions ainsi tous les gens qui ne savaientpas ce qu’avait de particulier le samedi) qui, étant venu à onze heures pourparler à mon père, nous avait trouvés à table, était une des choses qui, danssa vie, avaient le plus égayé Françoise. Mais si elle trouvait amusant que levisiteur interloqué ne sût pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, elletrouvait plus comique encore (tout en sympathisant du fond du cœur avecce chauvinisme étroit) que mon père, lui, n’eût pas eu l’idée que ce barbarepouvait l’ignorer et eût répondu sans autre explication à son étonnementde nous voir déjà dans la salle à manger : « Mais voyons, c’est samedi ! »Parvenue à ce point de son récit, elle essuyait des larmes d’hilarité et pouraccroître le plaisir qu’elle éprouvait, elle prolongeait le dialogue, inventaitce qu’avait répondu le visiteur à qui ce « samedi » n’expliquait rien. Et bienloin de nous plaindre de ses additions, elles ne nous suffisaient pas encore etnous disions : « Mais il me semblait qu’il avait dit aussi autre chose. C’étaitplus long la première fois quand vous l’avez raconté. » Ma grand-tante elle-même laissait son ouvrage, levait la tête et regardait par-dessus son lorgnon.

Le samedi avait encore ceci de particulier que ce jour-là, pendant le moisde mai, nous sortions après le dîner pour aller au « mois de Marie ».

Comme nous y rencontrions parfois M. Vinteuil, très sévère pour « legenre déplorable des jeunes gens négligés, dans les idées de l’époqueactuelle », ma mère prenait garde que rien ne clochât dans ma tenue, puison partait pour l’église. C’est au mois de Marie que je me souviens d’avoircommencé à aimer les aubépines. N’étant pas seulement dans l’église, sisainte, mais où nous avions le droit d’entrer, posées sur l’autel même,inséparables des mystères à la célébration desquels elles prenaient part,elles faisaient courir au milieu des flambeaux et des vases sacrés leursbranches attachées horizontalement les unes aux autres en un apprêt de fête,et qu’enjolivaient encore les festons de leur feuillage sur lequel étaient semésà profusion, comme sur une traîne de mariée, de petits bouquets de boutonsd’une blancheur éclatante. Mais, sans oser les regarder qu’à la dérobée,je sentais que ces apprêts pompeux étaient vivants et que c’était la natureelle-même qui, en creusant ces découpures dans les feuilles, en ajoutantl’ornement suprême de ces blancs boutons, avait rendu cette décorationdigne de ce qui était à la fois une réjouissance populaire et une solennitémystique. Plus haut s’ouvraient leurs corolles çà et là avec une grâceinsouciante, retenant si négligemment comme un dernier et vaporeux atour

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le bouquet d’étamines, fines comme des fils de la Vierge, qui les embrumaittout entières, qu’en suivant, qu’en essayant de mimer au fond de moi le gestede leur efflorescence, je l’imaginais comme si ç’avait été le mouvementde tête étourdi et rapide, au regard coquet, aux pupilles diminuées, d’uneblanche jeune fille, distraite et vive. M. Vinteuil était venu avec sa fille seplacer à côté de nous. D’une bonne famille, il avait été le professeur depiano des sœurs de ma grand-mère et quand, après la mort de sa femme etun héritage qu’il avait fait, il s’était retiré auprès de Combray, on le recevaitsouvent à la maison. Mais d’une pudibonderie excessive, il cessa de venirpour ne pas rencontrer Swann qui avait fait ce qu’il appelait « un mariagedéplacé, dans le goût du jour ». Ma mère, ayant appris qu’il composait, luiavait dit par amabilité que, quand elle irait le voir, il faudrait qu’il lui fîtentendre quelque chose de lui. M. Vinteuil en aurait eu beaucoup de joie,mais il poussait la politesse et la bonté jusqu’à de tels scrupules que, semettant toujours à la place des autres, il craignait de les ennuyer et de leurparaître égoïste s’il suivait ou seulement laissait deviner son désir. Le jouroù mes parents étaient allés chez lui en visite, je les avais accompagnés, maisils m’avaient permis de rester dehors, et comme la maison de M. Vinteuil,Montjouvain, était en contrebas d’un monticule buissonneux, où je m’étaiscaché, je m’étais trouvé de plain-pied avec le salon du second étage, àcinquante centimètres de la fenêtre. Quand on était venu lui annoncer mesparents, j’avais vu M. Vinteuil se hâter de mettre en évidence sur le pianoun morceau de musique. Mais une fois mes parents entrés, il l’avait retiréet mis dans un coin. Sans doute avait-il craint de leur laisser supposer qu’iln’était heureux de les voir que pour leur jouer de ses compositions. Et chaquefois que ma mère était revenue à la charge au cours de la visite, il avaitrépété plusieurs fois : « Mais je ne sais qui a mis cela sur le piano, cen’est pas sa place », et avait détourné la conversation sur d’autres sujets,justement parce que ceux-là l’intéressaient moins. Sa seule passion étaitpour sa fille et celle-ci qui avait l’air d’un garçon, paraissait si robuste qu’onne pouvait s’empêcher de sourire en voyant les précautions que son pèreprenait pour elle, ayant toujours des châles supplémentaires à lui jeter sur lesépaules. Ma grand-mère faisait remarquer quelle expression douce, délicate,presque timide passait souvent dans les regards de cette enfant si rude, dontle visage était semé de taches de son. Quand elle venait de prononcer uneparole, elle l’entendait avec l’esprit de ceux à qui elle l’avait dite, s’alarmaitdes malentendus possibles et on voyait s’éclairer, se découper comme partransparence, sous la figure hommasse du « bon diable », les traits plus finsd’une jeune fille éplorée.

Quand, au moment de quitter l’église, je m’agenouillai devant l’autel,je sentis tout d’un coup, en me relevant, s’échapper des aubépines une

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odeur amère et douce d’amandes, et je remarquai alors sur les fleurs depetites places plus blondes, sous lesquelles je me figurai que devait êtrecachée cette odeur comme sous les parties gratinées le goût d’une frangipaneou sous leurs taches de rousseur celui des joues de Mlle Vinteuil. Malgréla silencieuse immobilité des aubépines, cette intermittente odeur étaitcomme le murmure de leur vie intense dont l’autel vibrait ainsi qu’une haieagreste visitée par de vivantes antennes, auxquelles on pensait en voyantcertaines étamines presque rousses qui semblaient avoir gardé la virulenceprintanière, le pouvoir irritant, d’insectes aujourd’hui métamorphosés enfleurs.

Nous causions un moment avec M. Vinteuil devant le porche en sortantde l’église. Il intervenait entre les gamins qui se chamaillaient sur la place,prenait la défense des petits, faisait des sermons aux grands. Si sa fillenous disait de sa grosse voix combien elle avait été contente de nous voir,aussitôt il semblait qu’en elle-même une sœur plus sensible rougissait de cepropos de bon garçon étourdi qui avait pu nous faire croire qu’elle sollicitaitd’être invitée chez nous. Son père lui jetait un manteau sur les épaules, ilsmontaient dans un petit buggy qu’elle conduisait elle-même et tous deuxretournaient à Montjouvain. Quant à nous, comme c’était le lendemaindimanche et qu’on ne se lèverait que pour la grand-messe, s’il faisait clairde lune et que l’air fût chaud, au lieu de nous faire rentrer directement,mon père, par amour de la gloire, nous faisait faire par le calvaire unelongue promenade, que le peu d’aptitude de ma mère à s’orienter et à sereconnaître dans son chemin, lui faisait considérer comme la prouesse d’ungénie stratégique. Parfois nous allions jusqu’au viaduc, dont les enjambéesde pierre commençaient à la gare et me représentaient l’exil et la détressehors du monde civilisé, parce que chaque année en venant de Paris, on nousrecommandait de faire bien attention, quand ce serait Combray, de ne paslaisser passer la station, d’être prêts d’avance car le train repartait au boutde deux minutes et s’engageait sur le viaduc au-delà des pays chrétiensdont Combray marquait pour moi l’extrême limite. Nous revenions par leboulevard de la gare, où étaient les plus agréables villas de la commune.Dans chaque jardin le clair de lune, comme Hubert Robert, semait sesdegrés rompus de marbre blanc, ses jets d’eau, ses grilles entrouvertes. Salumière avait détruit le bureau du télégraphe. Il n’en subsistait plus qu’unecolonne à demi brisée, mais qui gardait la beauté d’une ruine immortelle. Jetraînais la jambe, je tombais de sommeil, l’odeur des tilleuls qui embaumaitm’apparaissait comme une récompense qu’on ne pouvait obtenir qu’au prixdes plus grandes fatigues et qui n’en valait pas la peine. De grilles fortéloignées les unes des autres, des chiens réveillés par nos pas solitairesfaisaient alterner des aboiements comme il m’arrive encore quelquefois d’en

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entendre le soir, et entre lesquels dut venir (quand sur son emplacement oncréa le jardin public de Combray) se réfugier le boulevard de la gare, car,où que je me trouve, dès qu’ils commencent à retentir et à se répondre, jel’aperçois, avec ses tilleuls et son trottoir éclairé par la lune.

Tout d’un coup mon père nous arrêtait et demandait à ma mère : « Oùsommes-nous ? » Épuisée par la marche, mais fière de lui, elle lui avouaittendrement qu’elle n’en savait absolument rien. Il haussait les épaules etriait. Alors, comme s’il l’avait sortie de la poche de son veston avec saclef, il nous montrait debout devant nous la petite porte de derrière de notrejardin qui était venue avec le coin de la rue du Saint-Esprit nous attendreau bout de ces chemins inconnus. Ma mère lui disait avec admiration : « Tues extraordinaire ! ». Et à partir de cet instant, je n’avais plus un seul pas àfaire, le sol marchait pour moi dans ce jardin où depuis si longtemps mesactes avaient cessé d’être accompagnés d’attention volontaire : l’Habitudevenait de me prendre dans ses bras et me portait jusqu’à mon lit comme unpetit enfant.

Si la journée du samedi, qui commençait une heure plus tôt, et où elleétait privée de Françoise, passait plus lentement qu’une autre pour ma tante,elle en attendait pourtant le retour avec impatience depuis le commencementde la semaine, comme contenant toute la nouveauté et la distraction quefût encore capable de supporter son corps affaibli et maniaque. Et ce n’estpas cependant qu’elle n’aspirât parfois à quelque grand changement, qu’ellen’eût de ces heures d’exception où l’on a soif de quelque chose d’autre quece qui est, et où ceux que le manque d’énergie ou d’imagination empêchede tirer d’eux-mêmes un principe de rénovation, demandent à la minute quivient, au facteur qui sonne, de leur apporter du nouveau, fût-ce du pire, uneémotion, une douleur ; où la sensibilité, que le bonheur a fait taire commeune harpe oisive, veut résonner sous une main, même brutale, et dût-elleen être brisée ; où la volonté, qui a si difficilement conquis le droit d’êtrelivrée sans obstacle à ses désirs, à ses peines, voudrait jeter les rênes entreles mains d’évènements impérieux, fussent-ils cruels. Sans doute, commeles forces de ma tante, taries à la moindre fatigue, ne lui revenaient quegoutte à goutte au sein de son repos, le réservoir était très long à remplir,et il se passait des mois avant qu’elle eût ce léger trop-plein que d’autresdérivent dans l’activité et dont elle était incapable de savoir et de décidercomment user. Je ne doute pas qu’alors – comme le désir de la remplacerpar des pommes de terre béchamel finissait au bout de quelque temps parnaître du plaisir même que lui causait le retour quotidien de la purée dontelle ne se « fatiguait » pas – elle ne tirât de l’accumulation de ces jours

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monotones auxquels elle tenait tant, l’attente d’un cataclysme domestiquelimité à la durée d’un moment mais qui la forcerait d’accomplir une foispour toutes un de ces changements dont elle reconnaissait qu’ils lui seraientsalutaires et auxquels elle ne pouvait d’elle-même se décider. Elle nousaimait véritablement, elle aurait eu plaisir à nous pleurer ; survenant à unmoment où elle se sentait bien et n’était pas en sueur, la nouvelle que lamaison était la proie d’un incendie où nous avions déjà tous péri et quin’allait plus bientôt laisser subsister une seule pierre des murs, mais auquelelle aurait eu tout le temps d’échapper sans se presser, à condition de selever tout de suite, a dû souvent hanter ses espérances comme unissant auxavantages secondaires de lui faire savourer dans un long regret toute satendresse pour nous, et d’être la stupéfaction du village en conduisant notredeuil, courageuse et accablée, moribonde debout, celui bien plus précieux dela forcer au bon moment, sans temps à perdre, sans possibilité d’hésitationénervante, à aller passer l’été dans sa jolie ferme de Mirougrain, où il yavait une chute d’eau. Comme n’était jamais survenu aucun évènement dece genre, dont elle méditait certainement la réussite quand elle était seuleabsorbée dans ses innombrables jeux de patience (et qui l’eût désespéréeau premier commencement de réalisation, au premier de ces petits faitsimprévus, de cette parole annonçant une mauvaise nouvelle et dont on nepeut plus jamais oublier l’accent, de tout ce qui porte l’empreinte de lamort réelle, bien différente de sa possibilité logique et abstraite), elle serabattait pour rendre de temps à temps sa vie plus intéressante, à y introduiredes péripéties imaginaires qu’elle suivait avec passion. Elle se plaisait àsupposer tout d’un coup que Françoise la volait, qu’elle recourait à la rusepour s’en assurer, la prenait sur le fait ; habituée, quand elle faisait seuledes parties de cartes, à jouer à la fois son jeu et le jeu de son adversaire,elle se prononçait à elle-même les excuses embarrassées de Françoise ety répondait avec tant de feu et d’indignation que l’un de nous, entrant àces moments-là, la trouvait en nage, les yeux étincelants, ses faux cheveuxdéplacés laissant voir son front chauve. Françoise entendit peut-être parfoisde la chambre voisine de mordants sarcasmes qui s’adressaient à elle et dontl’invention n’eût pas soulagé suffisamment ma tante s’ils étaient restés àl’état purement immatériel, et si en les murmurant à mi-voix elle ne leur eûtdonné plus de réalité. Quelquefois, ce « spectacle dans un lit » ne suffisaitmême pas à ma tante, elle voulait faire jouer ses pièces. Alors, un dimanche,toutes portes mystérieusement fermées, elle confiait à Eulalie ses doutessur la probité de Françoise, son intention de se défaire d’elle, et une autrefois, à Françoise ses soupçons de l’infidélité d’Eulalie à qui la porte seraitbientôt fermée ; quelques jours après, elle était dégoûtée de sa confidente dela veille et racoquinée avec le traître, lesquels d’ailleurs, pour la prochaine

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représentation, échangeraient leurs emplois. Mais les soupçons que pouvaitparfois lui inspirer Eulalie, n’étaient qu’un feu de paille et tombaient vite,faute d’aliment, Eulalie n’habitant pas la maison. Il n’en était pas de mêmede ceux qui concernaient Françoise, que ma tante sentait perpétuellementsous le même toit qu’elle, sans que, par crainte de prendre froid si elle sortaitde son lit, elle osât descendre à la cuisine se rendre compte s’ils étaientfondés. Peu à peu son esprit n’eut plus d’autre occupation que de chercherà deviner ce qu’à chaque moment pouvait faire, et chercher à lui cacher ;Françoise. Elle remarquait les plus furtifs mouvements de physionomiede celle-ci, une contradiction dans ses paroles, un désir qu’elle semblaitdissimuler. Et elle lui montrait qu’elle l’avait démasquée, d’un seul motqui faisait pâlir Françoise et que ma tante semblait trouver, à enfoncer aucœur de la malheureuse, un divertissement cruel. Et le dimanche suivant,une révélation d’Eulalie – comme ces découvertes qui ouvrent tout d’uncoup un champ insoupçonné à une science naissante et qui se traînait dansl’ornière – prouvait à ma tante qu’elle était dans ses suppositions bien au-dessous de la vérité. « Mais Françoise doit le savoir maintenant que vous yavez donné une voiture. » – « Que je lui ai donné une voiture ! » s’écriaitma tante. « Ah. ! mais je ne sais pas, moi, je croyais, je l’avais vue quipassait maintenant en calèche, fière comme Artaban, pour aller au marchéde Roussainville. J’avais cru que c’était Mme Octave qui lui avait donné. »Peu à peu Françoise et ma tante, comme la bête et le chasseur, ne cessaientplus de tâcher de prévenir les ruses l’une de l’autre. Ma mère craignaitqu’il ne se développât chez Françoise une véritable haine pour ma tantequi l’offensait le plus durement qu’elle le pouvait. En tous cas Françoiseattachait de plus en plus aux moindres paroles, aux moindres gestes dema tante une attention extraordinaire. Quand elle avait quelque chose à luidemander, elle hésitait longtemps sur la manière dont elle devait s’y prendre.Et quand elle avait proféré sa requête, elle observait ma tante à la dérobée,tâchant de deviner dans l’aspect de sa figure ce que celle-ci avait pensé etdéciderait. Et ainsi – tandis que quelque artiste lisant les Mémoires du XVIIe

siècle, et désirant de se rapprocher du grand Roi, croit marcher dans cettevoie en se fabriquant une généalogie qui le fait descendre d’une famillehistorique ou en entretenant une correspondance avec un des souverainsactuels de l’Europe, tourne précisément le dos à ce qu’il a le tort de cherchersous des formes identiques et par conséquent mortes – une vieille dame deprovince qui ne faisait qu’obéir sincèrement à d’irrésistibles manies et àune méchanceté née de l’oisiveté, voyait sans avoir jamais pensé à LouisXIV, les occupations les plus insignifiantes de sa journée, concernant sonlever, son déjeuner, son repos, prendre par leur singularité despotique unpeu de l’intérêt de ce que Saint-Simon appelait la « mécanique » de la vie

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à Versailles, et pouvait croire aussi que ses silences, une nuance de bonnehumeur ou de hauteur dans sa physionomie, étaient de la part de Françoisel’objet d’un commentaire aussi passionné, aussi craintif que l’étaient lesilence, la bonne humeur, la hauteur du Roi quand un courtisan, ou mêmeles plus grands seigneurs, lui avaient remis une supplique, au détour d’uneallée, à Versailles.

Un dimanche, où ma tante avait eu la visite simultanée du curé etd’Eulalie, et s’était ensuite reposée, nous étions tous montés lui dire bonsoiret maman lui adressait ses condoléances sur la mauvaise chance qui amenaittoujours ses visiteurs à la même heure :

– « Je sais que les choses se sont encore mal arrangées tantôt, Léonie, luidit-elle avec douceur, vous avez eu tout votre monde à la fois. »

Ce que ma grand-tante interrompit par : « Abondance de biens… »car depuis que sa fille était malade elle croyait devoir la remonter en luiprésentant toujours tout par le bon côté. Mais mon père prenant la parole :

– « Je veux profiter, dit-il, de ce que toute la famille est réunie pour vousfaire un récit sans avoir besoin de le recommencer à chacun. J’ai peur quenous ne soyons fâchés avec Legrandin : il m’a à peine dit bonjour ce matin. »

Je ne restai pas pour entendre le récit de mon père, car j’étais justementavec lui après la messe quand nous avions rencontré M. Legrandin, et jedescendis à la cuisine demander le menu du dîner qui tous les jours medistrayait comme les nouvelles qu’on lit dans un journal et m’excitait à lafaçon d’un programme de fête. Comme M. Legrandin avait passé près denous en sortant de l’église, marchant à côté d’une châtelaine du voisinageque nous ne connaissions que de vue, mon père avait fait un salut à la foisamical et réservé, sans que nous nous arrêtions ; M. Legrandin avait à peinerépondu, d’un air étonné, comme s’il ne nous reconnaissait pas, et aveccette perspective du regard particulière aux personnes qui ne veulent pasêtre aimables et qui, du fond subitement prolongé de leurs yeux, ont l’air devous apercevoir comme au bout d’une route interminable et à une si grandedistance qu’elles se contentent de vous adresser un signe de tête minusculepour le proportionner à vos dimensions de marionnette.

Or, la dame qu’accompagnait Legrandin était une personne vertueuse etconsidérée ; il ne pouvait être question qu’il fût en bonne fortune et gênéd’être surpris, et mon père se demandait comment il avait pu mécontenterLegrandin. « Je regretterais d’autant plus de le savoir fâché, dit mon père,qu’au milieu de tous ces gens endimanchés il a, avec son petit veston droit,sa cravate molle, quelque chose de si peu apprêté, de si vraiment simple,et un air presque ingénu qui est tout à fait sympathique. » Mais le conseilde famille fut unanimement d’avis que mon père s’était fait une idée, ouque Legrandin, à ce moment-là, était absorbé par quelque pensée. D’ailleurs

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la crainte de mon père fut dissipée dès le lendemain soir. Comme nousrevenions d’une grande promenade, nous aperçûmes près du Pont-VieuxLegrandin, qui à cause des fêtes, restait plusieurs jours à Combray. Il vint ànous la main tendue : « Connaissez-vous, monsieur le liseur, me demanda-t-il, ce vers de Paul Desjardins :

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu…

N’est-ce pas la fine notation de cette heure-ci ? Vous n’avez peut-êtrejamais lu Paul Desjardins. Lisez-le, mon enfant ; aujourd’hui il se mue, medit-on, en frère prêcheur, mais ce fut longtemps un aquarelliste limpide…

Les bois sont déjà noirs, le ciel est encore bleu…

Que le ciel reste toujours bleu pour vous, mon jeune ami ; et même àl’heure, qui vient pour moi maintenant, où les bois sont déjà noirs, où lanuit tombe vite, vous vous consolerez comme je fais en regardant du côté duciel. » Il sortit de sa poche une cigarette, resta longtemps les yeux à l’horizon,« Adieu, les camarades », nous dit-il tout à coup, et il nous quitta.

À cette heure où je descendais apprendre le menu, le dîner était déjàcommencé, et Françoise, commandant aux forces de la nature devenuesses aides, comme dans les féeries où les géants se font engager commecuisiniers, frappait la houille, donnait à la vapeur des pommes de terre àétuver et faisait finir à point par le feu les chefs-d’œuvre culinaires d’abordpréparés dans des récipients de céramiste qui allaient des grandes cuves,marmites, chaudrons et poissonnières, aux terrines pour le gibier, moules àpâtisserie et petits pots de crème, en passant par une collection complète decasseroles de toutes dimensions. Je m’arrêtais à voir sur la table, où la fillede cuisine venait de les écosser, les petits pois alignés et nombrés comme desbilles vertes dans un jeu ; mais mon ravissement était devant les asperges,trempées d’outremer et de rose et dont l’épi, finement pignoché de mauve etd’azur, se dégrade insensiblement jusqu’au pied – encore souillé pourtant dusol de leur plant – par des irisations qui ne sont pas de la terre. Il me semblaitque ces nuances célestes trahissaient les délicieuses créatures qui s’étaientamusées à se métamorphoser en légumes et qui, à travers le déguisementde leur chair comestible et ferme, laissaient apercevoir en ces couleursnaissantes d’aurore, en ces ébauches d’arc-en-ciel, en cette extinction desoirs bleus, cette essence précieuse que je reconnaissais encore quand, toutela nuit qui suivait un dîner où j’en avais mangé, elles jouaient, dans leursfarces poétiques et grossières comme une féerie de Shakespeare, à changermon pot de chambre en un vase de parfum.

La pauvre Charité de Giotto, comme l’appelait Swann, chargée parFrançoise de les « plumer », les avait près d’elle dans une corbeille, sonair était douloureux, comme si elle ressentait tous les malheurs de la terre ;

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et les légères couronnes d’azur qui ceignaient les asperges au-dessus deleurs tuniques de rose étaient finement dessinées, étoile par étoile, commele sont dans la fresque les fleurs bandées autour du front ou piquées dansla corbeille de la Vertu de Padoue. Et cependant, Françoise tournait à labroche un de ces poulets, comme elle seule savait en rôtir, qui avaient portéloin dans Combray l’odeur de ses mérites, et qui, pendant qu’elle nous lesservait à table, faisaient prédominer la douceur dans ma conception spécialede son caractère, l’arôme de cette chair qu’elle savait rendre si onctueuse etsi tendre n’étant pour moi que le propre parfum d’une de ses vertus.

Mais, le jour où, pendant que mon père consultait le conseil de famillesur la rencontre de Legrandin, je descendis à la cuisine, était un de ceux oùla Charité de Giotto, très malade de son accouchement récent, ne pouvait selever ; Françoise, n’étant plus aidée, était en retard. Quand je fus en bas, elleétait en train, dans l’arrière-cuisine qui donnait sur la basse-cour, de tuer unpoulet qui, par sa résistance désespérée et bien naturelle, mais accompagnéepar Françoise hors d’elle, tandis qu’elle cherchait à lui fendre le cou sousl’oreille, des cris de « sale bête ! sale bête ! », mettait la sainte douceuret l’onction de notre servante un peu moins en lumière qu’il n’eût fait, audîner du lendemain, par sa peau brodée d’or comme une chasuble et sonjus précieux égoutté d’un ciboire. Quand il fut mort, Françoise recueillit lesang qui coulait sans noyer sa rancune, eut encore un sursaut de colère, etregardant le cadavre de son ennemi, dit une dernière fois : « Sale bête ! »Je remontai tout tremblant ; j’aurais voulu qu’on mît Françoise tout desuite à la porte. Mais qui m’eût fait des boules aussi chaudes, du café aussiparfumé, et même… ces poulets ?… Et en réalité, ce lâche calcul, tout lemonde avait eu à le faire comme moi. Car ma tante Léonie savait – ceque j’ignorais encore – que Françoise qui, pour sa fille, pour ses neveux,aurait donné sa vie sans une plainte, était pour d’autres êtres d’une duretésingulière. Malgré cela ma tante l’avait gardée, car si elle connaissait sacruauté, elle appréciait son service. Je m’aperçus peu à peu que la douceur,la componction, les vertus de Françoise cachaient des tragédies d’arrière-cuisine, comme l’histoire découvre que le règne des Rois et des Reines,qui sont représentés les mains jointes dans les vitraux des églises, furentmarqués d’incidents sanglants. Je me rendis compte que, en dehors deceux de sa parenté, les humains excitaient d’autant plus sa pitié par leursmalheurs, qu’ils vivaient plus éloignés d’elle. Les torrents de larmes qu’elleversait en lisant le journal sur les infortunes des inconnus se tarissaientvite si elle pouvait se représenter la personne qui en était l’objet d’unefaçon un peu précise. Une de ces nuits qui suivirent l’accouchement de lafille de cuisine, celle-ci fut prise d’atroces coliques ; maman l’entendit seplaindre, se leva et réveilla Françoise qui, insensible, déclara que tous ces

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cris étaient une comédie, qu’elle voulait « faire la maîtresse ». Le médecin,qui craignait ces crises, avait mis un signet, dans un livre de médecineque nous avions, à la page où elles sont décrites et où il nous avait ditde nous reporter pour trouver l’indication des premiers soins à donner.Ma mère envoya Françoise chercher le livre en lui recommandant de nepas laisser tomber le signet. Au bout d’une heure, Françoise n’était pasrevenue ; ma mère indignée crut qu’elle s’était recouchée et me dit d’allervoir moi-même dans la bibliothèque. J’y trouvai Françoise qui, ayant vouluregarder ce que le signet marquait, lisait la description clinique de la crise etpoussait des sanglots maintenant qu’il s’agissait d’une malade-type qu’ellene connaissait pas. À chaque symptôme douloureux mentionné par l’auteurdu traité, elle s’écriait : « Hé là ! Sainte Vierge, est-il possible que le bonDieu veuille faire souffrir ainsi une malheureuse créature humaine ? Eh !la pauvre ! »

Mais dès que je l’eus appelée et qu’elle fut revenue près du lit de laCharité de Giotto, ses larmes cessèrent aussitôt de couler ; elle ne putreconnaître ni cette agréable sensation de pitié et d’attendrissement qu’elleconnaissait bien et que la lecture des journaux lui avait souvent donnée,ni aucun plaisir de même famille, dans l’ennui et dans l’irritation de s’êtrelevée au milieu de la nuit pour la fille de cuisine, et à la vue des mêmessouffrances dont la description l’avait fait pleurer, elle n’eut plus que desronchonnements de mauvaise humeur, même d’affreux sarcasmes, disant,quand elle crut que nous étions partis et ne pouvions plus l’entendre : « Ellen’avait qu’à ne pas faire ce qu’il faut pour ça ! ça lui a fait plaisir ! qu’ellene fasse pas de manières maintenant. Faut-il tout de même qu’un garçon aitété abandonné du bon Dieu pour aller avec ça. Ah ! c’est bien comme ondisait dans le patois de ma pauvre mère :

« Qui du cul d’un chien s’amourose« Il lui paraît une rose. »

Si, quand son petit-fils était un peu enrhumé du cerveau, elle partait lanuit, même malade, au lieu de se coucher, pour voir s’il n’avait besoinde rien, faisant quatre lieues à pied avant le jour afin d’être rentrée pourson travail, en revanche ce même amour des siens et son désir d’assurerla grandeur future de sa maison se traduisait dans sa politique à l’égarddes autres domestiques par une maxime constante qui fut de n’en jamaislaisser un seul s’implanter chez ma tante, qu’elle mettait d’ailleurs une sorted’orgueil à ne laisser approcher par personne, préférant, quand elle-mêmeétait malade, se relever pour lui donner son eau de Vichy plutôt que depermettre l’accès de la chambre de sa maîtresse à la fille de cuisine. Etcomme cet hyménoptère observé par Fabre, la guêpe fouisseuse, qui pourque ses petits après sa mort aient de la viande fraîche à manger, appelle

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l’anatomie au secours de sa cruauté et, ayant capturé des charançons et desaraignées, leur perce avec un savoir et une adresse merveilleux le centrenerveux d’où dépend le mouvement des pattes, mais non les autres fonctionsde la vie, de façon que l’insecte paralysé près duquel elle dépose sesœufs, fournisse aux larves quand elles écloront un gibier docile, inoffensif,incapable de fuite ou de résistance, mais nullement faisandé, Françoisetrouvait pour servir sa volonté permanente de rendre la maison intenable àtout domestique, des ruses si savantes et si impitoyables que, bien des annéesplus tard, nous apprîmes que si cet été-là nous avions mangé presque tousles jours des asperges, c’était parce que leur odeur donnait à la pauvre fillede cuisine chargée de les éplucher des crises d’asthme d’une telle violencequ’elle fut obligée de finir par s’en aller.

Hélas ! nous devions définitivement changer d’opinion sur Legrandin.Un des dimanches qui suivit la rencontre sur le Pont-Vieux après laquellemon père avait dû confesser son erreur, comme la messe finissait et qu’avecle soleil et le bruit du dehors quelque chose de si peu sacré entrait dansl’église que Mme Goupil, Mme Percepied (toutes les personnes qui tout àl’heure, à mon arrivée un peu en retard, étaient restées les yeux absorbésdans leur prière et que j’aurais même pu croire ne m’avoir pas vu entrersi, en même temps, leurs pieds n’avaient repoussé légèrement le petit bancqui m’empêchait de gagner ma chaise), commençaient à s’entretenir avecnous à haute voix de sujets tout temporels comme si nous étions déjà sur laplace, nous vîmes sur le seuil brûlant du porche, dominant le tumulte bariolédu marché, Legrandin, que le mari de cette dame avec qui nous l’avionsdernièrement rencontré, était en train de présenter à la femme d’un autregros propriétaire terrien des environs. La figure de Legrandin exprimaitune animation, un zèle extraordinaires ; il fit un profond salut avec unrenversement secondaire en arrière, qui ramena brusquement son dos au-delà de la position de départ et qu’avait dû lui apprendre le mari de sasœur, Mme de Cambremer. Ce redressement rapide fit refluer en une sorted’onde fougueuse et musclée la croupe de Legrandin que je ne supposaispas si charnue ; et je ne sais pourquoi cette ondulation de pure matière,ce flot tout charnel, sans expression de spiritualité et qu’un empressementplein de bassesse fouettait en tempête, éveillèrent tout d’un coup dansmon esprit la possibilité d’un Legrandin tout différent de celui que nousconnaissions. Cette dame le pria de dire quelque chose à son cocher, ettandis qu’il allait jusqu’à la voiture, l’empreinte de joie timide et dévouéeque la présentation avait marquée sur son visage y persistait encore. Ravidans une sorte de rêve, il souriait, puis il revint vers la dame en se hâtantet, comme il marchait plus vite qu’il n’en avait l’habitude, ses deux épaulesoscillaient de droite et de gauche ridiculement, et il avait l’air tant il s’y

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abandonnait entièrement en n’ayant plus souci du reste, d’être le jouet inerteet mécanique du bonheur. Cependant, nous sortions du porche, nous allionspasser à côté de lui, il était trop bien élevé pour détourner la tête, mais ilfixa de son regard soudain chargé d’une rêverie profonde un point si éloignéde l’horizon qu’il ne put nous voir et n’eut pas à nous saluer. Son visagerestait ingénu au-dessus d’un veston souple et droit qui avait l’air de sesentir fourvoyé malgré lui au milieu d’un luxe détesté. Et une lavallière àpois qu’agitait le vent de la Place continuait à flotter sur Legrandin commel’étendard de son fier isolement et de sa noble indépendance. Au momentoù nous arrivions à la maison, maman s’aperçut qu’on avait oublié le Saint-Honoré et demanda à mon père de retourner avec moi sur nos pas direqu’on l’apportât tout de suite. Nous croisâmes près de l’église Legrandinqui venait en sens inverse conduisant la même dame à sa voiture. Il passacontre nous, ne s’interrompit pas de parler à sa voisine et nous fit du coinde son œil bleu un petit signe en quelque sorte intérieur aux paupières etqui, n’intéressant pas les muscles de son visage, put passer parfaitementinaperçu de son interlocutrice ; mais, cherchant à compenser par l’intensitédu sentiment le champ un peu étroit où il en circonscrivait l’expression,dans ce coin d’azur qui nous était affecté il fit pétiller tout l’entrain dela bonne grâce qui dépassa l’enjouement, frisa la malice ; il subtilisa lesfinesses de l’amabilité jusqu’aux clignements de la connivence, aux demi-mots, aux sous-entendus, aux mystères de la complicité ; et finalementexalta les assurances d’amitié jusqu’aux protestations de tendresse, jusqu’àla déclaration d’amour, illuminant alors pour nous seuls d’une langueursecrète et invisible à la châtelaine, une prunelle énamourée dans un visagede glace.

Il avait précisément demandé la veille à mes parents de m’envoyer dînerce soir-là avec lui : « Venez tenir compagnie à votre vieil ami, m’avait-ildit. Comme le bouquet qu’un voyageur nous envoie d’un pays où nous neretournerons plus, faites-moi respirer du lointain de votre adolescence cesfleurs des printemps que j’ai traversés moi aussi il y a bien des années. Venezavec la primevère, la barbe de chanoine, le bassin d’or, venez avec le sédumdont est fait le bouquet de dilection de la flore balzacienne, avec la fleur dujour de la Résurrection, la pâquerette et la boule de neige des jardins quicommence à embaumer dans les allées de votre grand-tante quand ne sontpas encore fondues les dernières boules de neige des giboulées de Pâques.Venez avec la glorieuse vêture de soie du lis digne de Salomon, et l’émailpolychrome des pensées, mais venez surtout avec la brise fraîche encore desdernières gelées et qui va entrouvrir, pour les deux papillons qui depuis cematin attendent à la porte, la première rose de Jérusalem. »

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On se demandait à la maison si on devait m’envoyer tout de mêmedîner avec M. Legrandin. Mais ma grand-mère refusa de croire qu’il eût étéimpoli. « Vous reconnaissez vous-même qu’il vient là avec sa tenue toutesimple qui n’est guère celle d’un mondain. » Elle déclarait qu’en tout cas,et à tout mettre au pis, s’il l’avait été, mieux valait ne pas avoir l’air des’en être aperçu. À vrai dire mon père lui-même, qui était pourtant le plusirrité contre l’attitude qu’avait eue Legrandin, gardait peut-être un dernierdoute sur le sens qu’elle comportait. Elle était comme toute attitude ou actionoù se révèle le caractère profond et caché de quelqu’un : elle ne se reliepas à ses paroles antérieures, nous ne pouvons pas la faire confirmer parle témoignage du coupable qui n’avouera pas ; nous en sommes réduits àcelui de nos sens dont nous nous demandons, devant ce souvenir isolé etincohérent, s’ils n’ont pas été le jouet d’une illusion ; de sorte que de tellesattitudes, les seules qui aient de l’importance, nous laissent souvent quelquesdoutes.

Je dînai avec Legrandin sur sa terrasse ; il faisait clair de lune : « Il ya une jolie qualité de silence, n’est-ce pas, me dit-il ; aux cœurs blesséscomme l’est le mien, un romancier que vous lirez plus tard prétend queconviennent seulement l’ombre et le silence. Et voyez-vous, mon enfant,il vient dans la vie une heure dont vous êtes bien loin encore où les yeuxlas ne tolèrent plus qu’une lumière, celle qu’une belle nuit comme celle-ciprépare et distille avec l’obscurité, où les oreilles ne peuvent plus écouter demusique que celle que joue le clair de lune sur la flûte du silence. » J’écoutaisles paroles de M. Legrandin qui me paraissaient toujours si agréables ; maistroublé par le souvenir d’une femme que j’avais aperçue dernièrement pourla première fois, et pensant, maintenant que je savais que Legrandin étaitlié avec plusieurs personnalités aristocratiques des environs, que peut-êtreil connaissait celle-ci, prenant mon courage, je lui dis : « Est-ce que vousconnaissez, monsieur, la… les châtelaines de Guermantes », heureux aussien prononçant ce nom de prendre sur lui une sorte de pouvoir, par le seul faitde le tirer de mon rêve et de lui donner une existence objective et sonore.

Mais à ce nom de Guermantes, je vis au milieu des yeux bleus de notreami se ficher une petite encoche brune comme s’ils venaient d’être percéspar une pointe invisible, tandis que le reste de la prunelle réagissait ensécrétant des flots d’azur. Le cerne de sa paupière noircit, s’abaissa. Et sabouche marquée d’un pli amer se ressaisissant plus vite sourit, tandis quele regard restait douloureux, comme celui d’un beau martyr dont le corpsest hérissé de flèches : « Non, je ne les connais pas », dit-il, mais au lieu dedonner à un renseignement aussi simple, à une réponse aussi peu surprenantele ton naturel et courant qui convenait, il le débita en appuyant sur les mots,en s’inclinant, en saluant de la tête, à la fois avec l’insistance qu’on apporte,

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pour être cru, à une affirmation invraisemblable – comme si ce fait qu’il neconnût pas les Guermantes ne pouvait être l’effet que d’un hasard singulier –et aussi avec l’emphase de quelqu’un qui, ne pouvant pas taire une situationqui lui est pénible, préfère la proclamer pour donner aux autres l’idée quel’aveu qu’il fait ne lui cause aucun embarras, est facile, agréable, spontané,que la situation elle-même – l’absence de relations avec les Guermantes –pourrait bien avoir été non pas subie, mais voulue par lui, résulter de quelquetradition de famille, principe de morale ou vœu mystique lui interdisantnommément la fréquentation des Guermantes. « Non, reprit-il, expliquantpar ses paroles sa propre intonation, non, je ne les connais pas, je n’ai jamaisvoulu, j’ai toujours tenu à sauvegarder ma pleine indépendance ; au fondje suis une tête jacobine, vous le savez. Beaucoup de gens sont venus à larescousse, on me disait que j’avais tort de ne pas aller à Guermantes, queje me donnais l’air d’un malotru, d’un vieil ours. Mais voilà une réputationqui n’est pas pour m’effrayer, elle est si vraie ! Au fond, je n’aime plusau monde que quelques églises, deux ou trois livres, à peine davantage detableaux, et le clair de lune quand la brise de votre jeunesse apporte jusqu’àmoi l’odeur des parterres que mes vieilles prunelles ne distinguent plus. » Jene comprenais pas bien que pour ne pas aller chez des gens qu’on ne connaîtpas, il fût nécessaire de tenir à son indépendance, et en quoi cela pouvaitvous donner l’air d’un sauvage ou d’un ours. Mais ce que je comprenais,c’est que Legrandin n’était pas tout à fait véridique quand il disait n’aimerque les églises, le clair de lune et la jeunesse ; il aimait beaucoup les gens deschâteaux et se trouvait pris devant eux d’une si grande peur de leur déplairequ’il n’osait pas leur laisser voir qu’il avait pour amis des bourgeois, des filsde notaires ou d’agents de change, préférant, si la vérité devait se découvrir,que ce fût en son absence, loin de lui et « par défaut » ; il était snob. Sansdoute il ne disait jamais rien de tout cela dans le langage que mes parentset moi-même nous aimions tant. Et si je demandais : « Connaissez-vousles Guermantes ? », Legrandin le causeur répondait : « Non je n’ai jamaisvoulu les connaître. » Malheureusement il ne le répondait qu’en second,car un autre Legrandin qu’il cachait soigneusement au fond de lui, qu’il nemontrait pas, parce que ce Legrandin-là savait sur le nôtre, sur son snobisme,des histoires compromettantes, un autre Legrandin avait déjà répondu par lablessure du regard, par le rictus de la bouche, par la gravité excessive du tonde la réponse, par les mille flèches dont notre Legrandin s’était trouvé en uninstant lardé et alangui, comme un saint Sébastien du snobisme : « Hélas !que vous me faites mal, non je ne connais pas les Guermantes, ne réveillezpas la grande douleur de ma vie. » Et comme ce Legrandin enfant terrible,ce Legrandin maître chanteur, s’il n’avait pas le joli langage de l’autre, avaitle verbe infiniment plus prompt, composé de ce qu’on appelle « réflexes »,

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quand Legrandin le causeur voulait lui imposer silence, l’autre avait déjàparlé et notre ami avait beau se désoler de la mauvaise impression que lesrévélations de son alter ego avait dû produire, il ne pouvait qu’entreprendrede la pallier.

Et certes cela ne veut pas dire que M. Legrandin ne fût pas sincère quandil tonnait contre les snobs. Il ne pouvait pas savoir, au moins par lui-même,qu’il le fût, puisque nous ne connaissons jamais que les passions des autres,et que ce que nous arrivons à savoir des nôtres, ce n’est que d’eux que nousavons pu l’apprendre. Sur nous, elles n’agissent que d’une façon seconde,par l’imagination qui substitue aux premiers mobiles, des mobiles de relaisqui sont plus décents. Jamais le snobisme de Legrandin ne lui conseillaitd’aller voir souvent une duchesse. Il chargeait l’imagination de Legrandinde lui faire apparaître cette duchesse comme parée de toutes les grâces.Legrandin se rapprochait de la duchesse, s’estimant de céder à cet attrait del’esprit et de la vertu qu’ignorent les infâmes snobs. Seuls les autres savaientqu’il en était un ; car grâce à l’incapacité où ils étaient de comprendre letravail intermédiaire de son imagination, ils voyaient en face l’une de l’autrel’activité mondaine de Legrandin et sa cause première.

Maintenant, à la maison, on n’avait plus aucune illusion sur M. Legrandinet nos relations avec lui s’étaient fort espacées. Maman s’amusait infinimentchaque fois qu’elle prenait Legrandin en flagrant délit du péché qu’iln’avouait pas, qu’il continuait à appeler le péché sans rémission, lesnobisme. Mon père, lui, avait de la peine à prendre les dédains de Legrandinavec tant de détachement et de gaieté ; et quand on pensa une année àm’envoyer passer les grandes vacances à Balbec avec ma grand-mère, il dit :« Il faut absolument que j’annonce à Legrandin que vous irez à Balbec, pourvoir s’il vous offrira de vous mettre en rapport avec sa sœur. Il ne doit passe souvenir nous avoir dit qu’elle demeurait à deux kilomètres de là. » Magrand-mère qui trouvait qu’aux bains de mer il faut être du matin au soirsur la plage à humer le sel et qu’on n’y doit connaître personne, parce queles visites, les promenades sont autant de pris sur l’air marin, demandait aucontraire qu’on ne parlât pas de nos projets à Legrandin, voyant déjà sa sœur,Mme de Cambremer, débarquant à l’hôtel au moment où nous serions sur lepoint d’aller à la pêche et nous forçant à rester enfermés pour la recevoir.Mais maman riait de ses craintes, pensant à part elle que le danger n’étaitpas si menaçant, que Legrandin ne serait pas si pressé de nous mettre enrelations avec sa sœur. Or, sans qu’on eût besoin de lui parler de Balbec, cefut lui-même, Legrandin, qui, ne se doutant pas que nous eussions jamaisl’intention d’aller de ce côté, vint se mettre dans le piège un soir où nous lerencontrâmes au bord de la Vivonne.

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– « Il y a dans les nuages ce soir des violets et des bleus bien beaux,n’est-ce pas, mon compagnon, dit-il à mon père, un bleu surtout plus floralqu’aérien, un bleu de cinéraire, qui surprend dans le ciel. Et ce petit nuagerose n’a-t-il pas aussi un teint de fleur, d’œillet ou d’hydrangéa. Il n’y aguère que dans la Manche, entre Normandie et Bretagne, que j’ai pu faire deplus riches observations sur cette sorte de règne végétal de l’atmosphère. Là-bas près de Balbec, près de ces lieux si sauvages, il y a une petite baie d’unedouceur charmante où le coucher de soleil du pays d’Auge, le coucher desoleil rouge et or que je suis loin de dédaigner, d’ailleurs, est sans caractère,insignifiant ; mais dans cette atmosphère humide et douce s’épanouissentle soir en quelques instants de ces bouquets célestes, bleus et roses, quisont incomparables et qui mettent souvent des heures à se faner. D’autress’effeuillent tout de suite et c’est alors plus beau encore de voir le ciel entierque jonche la dispersion d’innombrables pétales soufrés ou roses. Dans cettebaie, dite d’opale, les plages d’or semblent plus douces encore pour êtreattachées comme de blondes Andromèdes à ces terribles rochers des côtesvoisines, à ce rivage funèbre, fameux par tant de naufrages, où tous leshivers bien des barques trépassent au péril de la mer. Balbec ! la plus antiqueossature géologique de notre sol, vraiment Ar-mor, la Mer, la fin de la terre,la région maudite qu’Anatole France – un enchanteur que devrait lire notrepetit ami – a si bien peinte, sous ses brouillards éternels, comme le véritablepays des Cimmériens, dans l’Odyssée. De Balbec surtout, où déjà des hôtelsse construisent, superposés au sol antique et charmant qu’ils n’altèrent pas,quel délice d’excursionner à deux pas dans ces régions primitives et sibelles. »

« Ah ! est-ce que vous connaissez quelqu’un à Balbec ? dit mon père.Justement ce petit-là doit y aller passer deux mois avec sa grand-mère etpeut-être avec ma femme. »

Legrandin pris au dépourvu par cette question à un moment où ses yeuxétaient fixés sur mon père, ne put les détourner, mais les attachant de secondeen seconde avec plus d’intensité – et tout en souriant tristement – sur lesyeux de son interlocuteur, avec un air d’amitié et de franchise et de nepas craindre de le regarder en face, il sembla lui avoir traversé la figurecomme si elle fût devenue transparente, et voir en ce moment bien au-delàderrière elle un nuage vivement coloré qui lui créait un alibi mental et qui luipermettrait d’établir qu’au moment où on lui avait demandé s’il connaissaitquelqu’un à Balbec, il pensait à autre chose et n’avait pas entendu laquestion. Habituellement de tels regards font dire à l’interlocuteur : « À quoipensez-vous donc ? » Mais mon père curieux, irrité et cruel, reprit :

– « Est-ce que vous avez des amis de ce côté-là, que vous connaissez sibien Balbec ? »

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Dans un dernier effort désespéré, le regard souriant de Legrandin atteignitson maximum de tendresse, de vague, de sincérité et de distraction, mais,pensant sans doute qu’il n’y avait plus qu’à répondre, il nous dit :

– « J’ai des amis partout où il y a des troupes d’arbres blessés, mais nonvaincus, qui se sont rapprochés pour implorer ensemble avec une obstinationpathétique un ciel inclément qui n’a pas pitié d’eux. »

– « Ce n’est pas cela que je voulais dire, interrompit mon père, aussiobstiné que les arbres et aussi impitoyable que le ciel. Je demandais pour lecas où il arriverait n’importe quoi à ma belle-mère et où elle aurait besoinde ne pas se sentir là-bas en pays perdu, si vous y connaissez du monde ? »

– « Là comme partout, je connais tout le monde et je ne connais personne,répondit Legrandin qui ne se rendait pas si vite ; beaucoup les choses et fortpeu les personnes. Mais les choses elles-mêmes y semblent des personnes,des personnes rares, d’une essence délicate et que la vie aurait déçues.Parfois c’est un castel que vous rencontrez sur la falaise, au bord du cheminoù il s’est arrêté pour confronter son chagrin au soir encore rose où montela lune d’or et dont les barques qui rentrent en striant l’eau diaprée hissentà leurs mâts la flamme et portent les couleurs ; parfois c’est une simplemaison solitaire, plutôt laide, l’air timide mais romanesque, qui cache à tousles yeux quelque secret impérissable de bonheur et de désenchantement. Cepays sans vérité, ajouta-t-il avec une délicatesse machiavélique, ce pays depure fiction est d’une mauvaise lecture pour un enfant, et ce n’est certespas lui que je choisirais et recommanderais pour mon petit ami déjà sienclin à la tristesse, pour son cœur prédisposé. Les climats de confidenceamoureuse et de regret inutile peuvent convenir au vieux désabusé que jesuis, ils sont toujours malsains pour un tempérament qui n’est pas formé.Croyez-moi, reprit-il avec insistance, les eaux de cette baie, déjà à moitiébretonne, peuvent exercer une action sédative, d’ailleurs discutable, sur uncœur qui n’est plus intact comme le mien, sur un cœur dont la lésion n’estplus compensée. Elles sont contre-indiquées à votre âge, petit garçon. Bonnenuit, voisins », ajouta-t-il en nous quittant avec cette brusquerie évasive dontil avait l’habitude et, se retournant vers nous avec un doigt levé de docteur,il résuma sa consultation : « Pas de Balbec avant cinquante ans et encorecela dépend de l’état du cœur », nous cria-t-il.

Mon père lui en reparla dans nos rencontres ultérieures, le tortura dequestions, ce fut peine inutile : comme cet escroc érudit qui employait àfabriquer de faux palimpsestes un labeur et une science dont la centièmepartie eût suffi à lui assurer une situation plus lucrative, mais honorable,M. Legrandin, si nous avions insisté encore, aurait fini par édifier toute uneéthique de paysage et une géographie céleste de la basse Normandie, plutôtque de nous avouer qu’à deux kilomètres de Balbec habitait sa propre sœur,

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et d’être obligé à nous offrir une lettre d’introduction qui n’eût pas été pourlui un tel sujet d’effroi s’il avait été absolument certain – comme il aurait dûl’être en effet avec l’expérience qu’il avait du caractère de ma grand-mère– que nous n’en aurions pas profité.

** *

Nous rentrions toujours de bonne heure de nos promenades pour pouvoirfaire une visite à ma tante Léonie avant le dîner. Au commencement de lasaison où le jour finit tôt, quand nous arrivions rue du Saint-Esprit, il y avaitencore un reflet du couchant sur les vitres de la maison et un bandeau depourpre au fond des bois du Calvaire qui se reflétait plus loin dans l’étang,rougeur qui, accompagnée souvent d’un froid assez vif, s’associait, dansmon esprit, à la rougeur du feu au-dessus duquel rôtissait le poulet qui feraitsuccéder pour moi au plaisir poétique donné par la promenade, le plaisir dela gourmandise, de la chaleur et du repos. Dans l’été au contraire, quandnous rentrions, le soleil ne se couchait pas encore ; et pendant la visite quenous faisions chez ma tante Léonie, sa lumière qui s’abaissait et touchaitla fenêtre était arrêtée entre les grands rideaux et les embrasses, divisée,ramifiée, filtrée, et incrustant de petits morceaux d’or le bois de citronnier dela commode, illuminait obliquement la chambre avec la délicatesse qu’elleprend dans les sous-bois. Mais certains jours fort rares, quand nous rentrions,il y avait bien longtemps que la commode avait perdu ses incrustationsmomentanées, il n’y avait plus quand nous arrivions rue du Saint-Esprit nulreflet de couchant étendu sur les vitres et l’étang au pied du calvaire avaitperdu sa rougeur, quelquefois il était déjà couleur d’opale et un long rayonde lune qui allait en s’élargissant et se fendillait de toutes les rides de l’eau letraversait tout entier. Alors, en arrivant près de la maison, nous apercevionsune forme sur le pas de la porte et maman me disait :

– « Mon Dieu ! voilà Françoise qui nous guette, ta tante est inquiète ;aussi nous rentrons trop tard. »

Et sans avoir pris le temps d’enlever nos affaires, nous montions vitechez ma tante Léonie pour la rassurer et lui montrer que, contrairement à cequ’elle imaginait déjà, il ne nous était rien arrivé, mais que nous étions allés« du côté de Guermantes » et, dame, quand on faisait cette promenade-là,ma tante savait pourtant bien qu’on ne pouvait jamais être sûr de l’heure àlaquelle on serait rentré.

– « Là, Françoise, disait ma tante, quand je vous le disais, qu’ils seraientallés du côté de Guermantes ! Mon Dieu ! ils doivent avoir une faim ! et

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votre gigot qui doit être tout desséché après ce qu’il a attendu. Aussi est-ceune heure pour rentrer ! comment, vous êtes allés du côté de Guermantes ! »

– « Mais je croyais que vous le saviez, Léonie, disait maman. Je pensaisque Françoise nous avait vus sortir par la petite porte du potager. »

Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les promenades, et siopposés qu’on ne sortait pas en effet de chez nous par la même porte, quandon voulait aller d’un côté ou de l’autre : le côté de Méséglise-la-Vineuse,qu’on appelait aussi le côté de chez Swann parce qu’on passait devant lapropriété de M. Swann pour aller par là, et le côté de Guermantes. DeMéséglise-la-Vineuse, à vrai dire, je n’ai jamais connu que le « côté » et desgens étrangers qui venaient le dimanche se promener à Combray, des gensque, cette fois, ma tante elle-même et nous tous ne « connaissions point »et qu’à ce signe on tenait pour « des gens qui seront venus de Méséglise ».Quant à Guermantes je devais un jour en connaître davantage, mais bienplus tard seulement ; et pendant toute mon adolescence, si Méséglise étaitpour moi quelque chose d’inaccessible comme l’horizon, dérobé à la vue, siloin qu’on allât, par les plis d’un terrain qui ne ressemblait déjà plus à celuide Combray, Guermantes lui ne m’est apparu que comme le terme plutôtidéal que réel de son propre « côté », une sorte d’expression géographiqueabstraite comme la ligne de l’équateur, comme le pôle, comme l’orient.Alors, « prendre par Guermantes » pour aller à Méséglise, ou le contraire,m’eût semblé une expression aussi dénuée de sens que prendre par l’estpour aller à l’ouest. Comme mon père parlait toujours du côté de Méséglisecomme de la plus belle vue de plaine qu’il connût et du côté de Guermantescomme du type de paysage de rivière, je leur donnais, en les concevantainsi comme deux entités, cette cohésion, cette unité qui n’appartiennentqu’aux créations de notre esprit ; la moindre parcelle de chacun d’eux mesemblait précieuse et manifester leur excellence particulière, tandis qu’àcôté d’eux, avant qu’on fût arrivé sur le sol sacré de l’un ou de l’autre,les chemins purement matériels au milieu desquels ils étaient posés commel’idéal de la vue de plaine et l’idéal du paysage de rivière, ne valaient pasplus la peine d’être regardés que par le spectateur épris d’art dramatiqueles petites rues qui avoisinent un théâtre. Mais surtout je mettais entre eux,bien plus que leurs distances kilométriques la distance qu’il y avait entre lesdeux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dansl’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autreplan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cettehabitude que nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un mêmejour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, unefois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre,

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inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communicationentre eux, d’après-midi différents.

Quand on voulait aller du côté de Méséglise, on sortait (pas trop tôtet même si le ciel était couvert, parce que la promenade n’était pas bienlongue et n’entraînait pas trop) comme pour aller n’importe où, par la grandeporte de la maison de ma tante sur la rue du Saint-Esprit. On était salué parl’armurier, on jetait ses lettres à la boîte, on disait en passant à Théodore, dela part de Françoise, qu’elle n’avait plus d’huile ou de café, et l’on sortaitde la ville par le chemin qui passait le long de la barrière blanche du parcde M. Swann. Avant d’y arriver, nous rencontrions, venue au-devant desétrangers, l’odeur de ses lilas. Eux-mêmes, d’entre les petits cœurs vertset frais de leurs feuilles, levaient curieusement au-dessus de la barrière duparc, leurs panaches de plumes mauves ou blanches que lustrait, mêmeà l’ombre, le soleil où elles avaient baigné. Quelques-uns, à demi cachéspar la petite maison en tuiles appelée maison des Archers, où logeait legardien, dépassaient son pignon gothique de leur rose minaret. Les Nymphesdu printemps eussent semblé vulgaires, auprès de ces jeunes houris quigardaient dans ce jardin français les tons vifs et purs des miniatures de laPerse. Malgré mon désir d’enlacer leur taille souple et d’attirer à moi lesboucles étoilées de leur tête odorante, nous passions sans nous arrêter, mesparents n’allant plus à Tansonville depuis le mariage de Swann, et, pour nepas avoir l’air de regarder dans le parc, au lieu de prendre le chemin quilonge sa clôture et qui monte directement aux champs, nous en prenions unautre qui y conduit aussi, mais obliquement, et nous faisait déboucher troploin. Un jour, mon grand-père dit à mon père :

– « Vous rappelez-vous que Swann a dit hier que, comme sa femme etsa fille partaient pour Reims, il en profiterait pour aller passer vingt-quatreheures à Paris. Nous pourrions longer le parc, puisque ces dames ne sont paslà, cela nous abrégerait d’autant. »

Nous nous arrêtâmes un moment devant la barrière. Le temps des lilasapprochait de sa fin ; quelques-uns effusaient encore en hauts lustres mauvesles bulles délicates de leurs fleurs, mais dans bien des parties du feuillageoù déferlait, il y avait seulement une semaine, leur mousse embaumée, seflétrissait, diminuée et noircie, une écume creuse, sèche et sans parfum.Mon grand-père montrait à mon père en quoi l’aspect des lieux était resté lemême, et en quoi il avait changé, depuis la promenade qu’il avait faite avecM. Swann le jour de la mort de sa femme, et il saisit cette occasion pourraconter cette promenade une fois de plus.

Devant nous, une allée bordée de capucines montait en plein soleil vers lechâteau. À droite, au contraire, le parc s’étendait en terrain plat. Obscurciepar l’ombre des grands arbres qui l’entouraient, une pièce d’eau avait été

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creusée par les parents de Swann ; mais dans ses créations les plus factices,c’est sur la nature que l’homme travaille ; certains lieux font toujours régnerautour d’eux leur empire particulier, arborent leurs insignes immémoriauxau milieu d’un parc comme ils auraient fait loin de toute interventionhumaine, dans une solitude qui revient partout les entourer, surgie desnécessités de leur exposition et superposée à l’œuvre humaine. C’est ainsiqu’au pied de l’allée qui dominait l’étang artificiel, s’était composée surdeux rangs, tressés de fleurs de myosotis et de pervenches, la couronnenaturelle, délicate et bleue qui ceint le front clair-obscur des eaux, et quele glaïeul, laissant fléchir ses glaives avec un abandon royal, étendait surl’eupatoire et la grenouillette au pied mouillé, les fleurs de lis en lambeaux,violettes et jaunes, de son sceptre lacustre.

Le départ de Mlle Swann qui – en m’ôtant la chance terrible de lavoir apparaître dans une allée, d’être connu et méprisé par la petitefille privilégiée qui avait Bergotte pour ami et allait avec lui visiter descathédrales –, me rendait la contemplation de Tansonville indifférentela première fois où elle m’était permise, semblait au contraire ajouterà cette propriété, aux yeux de mon grand-père et de mon père, descommodités, un agrément passager, et, comme fait, pour une excursionen pays de montagnes, l’absence de tout nuage, rendre cette journéeexceptionnellement propice à une promenade de ce côté ; j’aurais vouluque leurs calculs fussent déjoués, qu’un miracle fît apparaître Mlle Swannavec son père, si près de nous, que nous n’aurions pas le temps de l’éviteret serions obligés de faire sa connaissance. Aussi, quand tout d’un coup,j’aperçus sur l’herbe, comme un signe de sa présence possible, un koufinoublié à côté d’une ligne dont le bouchon flottait sur l’eau, je m’empressaide détourner d’un autre côté, les regards de mon père et de mon grand-père. D’ailleurs Swann nous ayant dit que c’était mal à lui de s’absenter,car il avait pour le moment de la famille à demeure, la ligne pouvaitappartenir à quelque invité. On n’entendait aucun bruit de pas dans les allées.Divisant la hauteur d’un arbre incertain, un invisible oiseau s’ingéniant àfaire trouver la journée courte, explorait d’une note prolongée, la solitudeenvironnante, mais il recevait d’elle une réplique si unanime, un choc enretour si redoublé de silence et d’immobilité qu’on aurait dit qu’il venaitd’arrêter pour toujours l’instant qu’il avait cherché à faire passer plusvite. La lumière tombait si implacable du ciel devenu fixe que l’on auraitvoulu se soustraire à son attention, et l’eau dormante elle-même, dont desinsectes irritaient perpétuellement le sommeil, rêvant sans doute de quelqueMaelström imaginaire, augmentait le trouble où m’avait jeté la vue duflotteur de liège en semblant l’entraîner à toute vitesse sur les étenduessilencieuses du ciel reflété ; presque vertical il paraissait prêt à plonger et

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déjà je me demandais, si, sans tenir compte du désir et de la crainte quej’avais de la connaître, je n’avais pas le devoir de faire prévenir Mlle Swannque le poisson mordait – quand il me fallut rejoindre en courant mon pèreet mon grand-père qui m’appelaient, étonnés que je ne les eusse pas suivisdans le petit chemin qui monte vers les champs et où ils s’étaient engagés.Je le trouvai tout bourdonnant de l’odeur des aubépines. La haie formaitcomme une suite de chapelles qui disparaissaient sous la jonchée de leursfleurs amoncelées en reposoir ; au-dessous d’elles, le soleil posait à terreun quadrillage de clarté, comme s’il venait de traverser une verrière ; leurparfum s’étendait aussi onctueux, aussi délimité en sa forme que si j’eusseété devant l’autel de la Vierge, et les fleurs, aussi parées, tenaient chacuned’un air distrait son étincelant bouquet d’étamines, fines et rayonnantesnervures de style flamboyant comme celles qui à l’église ajouraient la rampedu jubé ou les meneaux du vitrail et qui s’épanouissaient en blanche chair defleur de fraisier. Combien naïves et paysannes en comparaison sembleraientles églantines qui, dans quelques semaines, monteraient elles aussi en pleinsoleil le même chemin rustique, en la soie unie de leur corsage rougissantqu’un souffle défait.

Mais j’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devantma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre à retrouver leurinvisible et fixe odeur, à m’unir au rythme qui jetait leurs fleurs, ici et là,avec une allégresse juvénile et à des intervalles inattendus comme certainsintervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avecune profusion inépuisable, mais sans me le laisser approfondir davantage,comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plusavant dans leur secret. Je me détournais d’elles un moment, pour les aborderensuite avec des forces plus fraîches. Je poursuivais jusque sur le talus qui,derrière la haie, montait en pente raide vers les champs, quelque coquelicotperdu, quelques bluets restés paresseusement en arrière, qui le décoraient çàet là de leurs fleurs comme la bordure d’une tapisserie où apparaît clairseméle motif agreste qui triomphera sur le panneau ; rares encore, espacéscomme les maisons isolées qui annoncent déjà l’approche d’un village, ilsm’annonçaient l’immense étendue où déferlent les blés, où moutonnent lesnuages, et la vue d’un seul coquelicot hissant au bout de son cordage etfaisant cingler au vent sa flamme rouge, au-dessus de sa bouée graisseuseet noire, me faisait battre le cœur, comme au voyageur qui aperçoit sur uneterre basse une première barque échouée que répare un calfat, et s’écrie,avant de l’avoir encore vue : « La Mer ! »

Puis je revenais devant les aubépines comme devant ces chefs-d’œuvredont on croit qu’on saura mieux les voir quand on a cessé un moment deles regarder, mais j’avais beau me faire un écran de mes mains pour n’avoir

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qu’elles sous les yeux, le sentiment qu’elles éveillaient en moi restait obscuret vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs.Elles ne m’aidaient pas à l’éclaircir, et je ne pouvais demander à d’autresfleurs de le satisfaire. Alors me donnant cette joie que nous éprouvons quandnous voyons de notre peintre préféré une œuvre qui diffère de celles quenous connaissions, ou bien si l’on nous mène devant un tableau dont nousn’avions vu jusque-là qu’une esquisse au crayon, si un morceau entenduseulement au piano nous apparaît ensuite revêtu des couleurs de l’orchestre,mon grand-père m’appelant et me désignant la haie de Tansonville, me dit :« Toi qui aimes les aubépines, regarde un peu cette épine rose ; est-ellejolie ! » En effet c’était une épine, mais rose, plus belle encore que lesblanches. Elle aussi avait une parure de fête – de ces seules vraies fêtesque sont les fêtes religieuses, puisqu’un caprice contingent ne les appliquepas comme les fêtes mondaines à un jour quelconque qui ne leur est passpécialement destiné, qui n’a rien d’essentiellement férié – mais une parureplus riche encore, car les fleurs attachées sur la branche, les unes au-dessusdes autres, de manière à ne laisser aucune place qui ne fût décorée, commedes pompons qui enguirlandent une houlette rococo, étaient « en couleur »,par conséquent d’une qualité supérieure selon l’esthétique de Combray, sil’on en jugeait par l’échelle des prix dans le « magasin » de la Place, ouchez Camus où étaient plus chers ceux des biscuits qui étaient roses. Moi-même j’appréciais plus le fromage à la crème rose, celui où l’on m’avaitpermis d’écraser des fraises. Et justement ces fleurs avaient choisi une deces teintes de chose mangeable, ou de tendre embellissement à une toilettepour une grande fête, qui, parce qu’elles leur présentent la raison de leursupériorité, sont celles qui semblent belles avec le plus d’évidence auxyeux des enfants, et à cause de cela, gardent toujours pour eux quelquechose de plus vif et de plus naturel que les autres teintes, même lorsqu’ilsont compris qu’elles ne promettaient rien à leur gourmandise et n’avaientpas été choisies par la couturière. Et certes, je l’avais tout de suite senti,comme devant les épines blanches mais avec plus d’émerveillement, quece n’était pas facticement, par un artifice de fabrication humaine, qu’étaittraduite l’intention de festivité dans les fleurs, mais que c’était la naturequi, spontanément, l’avait exprimée avec la naïveté d’une commerçantede village travaillant pour un reposoir, en surchargeant l’arbuste de cesrosettes d’un ton trop tendre et d’un pompadour provincial. Au haut desbranches, comme autant de ces petits rosiers aux pots cachés dans despapiers en dentelles, dont aux grandes fêtes on faisait rayonner sur l’autelles minces fusées, pullulaient mille petits boutons d’une teinte plus pâle qui,en s’entrouvrant, laissaient voir, comme au fond d’une coupe de marbrerose, de rouges sanguines et trahissaient plus encore que les fleurs, l’essence

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particulière, irrésistible, de l’épine, qui, partout où elle bourgeonnait, où elleallait fleurir, ne le pouvait qu’en rose. Intercalé dans la haie, mais aussidifférent d’elle qu’une jeune fille en robe de fête au milieu de personnes ennégligé qui resteront à la maison, tout prêt pour le mois de Marie, dont ilsemblait faire partie déjà, tel brillait en souriant dans sa fraîche toilette rose,l’arbuste catholique et délicieux.

La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, depensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur boursefraîche, du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis quesur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits,dressait aux points où il était percé au-dessus des fleurs dont il imbibait lesparfums l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores.Tout à coup, je m’arrêtai, je ne pus plus bouger, comme il arrive quandune vision ne s’adresse pas seulement à nos regards, mais requiert desperceptions plus profondes et dispose de notre être tout entier. Une filletted’un blond roux qui avait l’air de rentrer de promenade et tenait à la mainune bêche de jardinage, nous regardait, levant son visage semé de tachesroses. Ses yeux noirs brillaient et comme je ne savais pas alors, ni ne l’aiappris depuis, réduire en ses éléments objectifs une impression forte, commeje n’avais pas, ainsi qu’on dit, assez « d’esprit d’observation » pour dégagerla notion de leur couleur, pendant longtemps, chaque fois que je repensai àelle, le souvenir de leur éclat se présentait aussitôt à moi comme celui d’unvif azur, puisqu’elle était blonde : de sorte que, peut-être si elle n’avait paseu des yeux aussi noirs – ce qui frappait tant la première fois qu’on la voyait–, je n’aurais pas été, comme je le fus, plus particulièrement amoureux, enelle, de ses yeux bleus.

Je la regardais, d’abord de ce regard qui n’est pas que le porte-parole desyeux, mais à la fenêtre duquel se penchent tous les sens, anxieux et pétrifiés,le regard qui voudrait toucher, capturer, emmener le corps qu’il regarde etl’âme avec lui ; puis tant j’avais peur que d’une seconde à l’autre mon grand-père et mon père, apercevant cette jeune fille, me fissent éloigner en medisant de courir un peu devant eux, d’un second regard, inconsciemmentsupplicateur, qui tâchait de la forcer à faire attention à moi, à me connaître !Elle jeta en avant et de côté ses pupilles pour prendre connaissance demon grand-père et de mon père, et sans doute l’idée qu’elle en rapporta futcelle que nous étions ridicules, car elle se détourna et d’un air indifférentet dédaigneux, se plaça de côté pour épargner à son visage d’être dans leurchamp visuel ; et tandis que continuant à marcher et ne l’ayant pas aperçue,ils m’avaient dépassé, elle laissa ses regards filer de toute leur longueur dansma direction, sans expression particulière, sans avoir l’air de me voir, maisavec une fixité et un sourire dissimulé, que je ne pouvais interpréter d’après

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les notions que l’on m’avait données sur la bonne éducation, que commeune preuve d’outrageant mépris ; et sa main esquissait en même temps ungeste indécent, auquel quand il était adressé en public à une personne qu’onne connaissait pas, le petit dictionnaire de civilité que je portais en moi nedonnait qu’un seul sens, celui d’une intention insolente.

– « Allons, Gilberte, viens ; qu’est-ce que tu fais, cria d’une voix perçanteet autoritaire une dame en blanc que je n’avais pas vue, et à quelque distancede laquelle un Monsieur habillé de coutil et que je ne connaissais pas, fixaitsur moi des yeux qui lui sortaient de la tête ; et cessant brusquement desourire, la jeune fille prit sa bêche et s’éloigna sans se retourner de mon côté,d’un air docile, impénétrable et sournois.

Ainsi passa près de moi ce nom de Gilberte, donné comme un talismanqui me permettrait peut-être de retrouver un jour celle dont il venait defaire une personne et qui, l’instant d’avant, n’était qu’une image incertaine.Ainsi passa-t-il, proféré au-dessus des jasmins et des giroflées, aigre et fraiscomme les gouttes de l’arrosoir vert ; imprégnant, irisant la zone d’air purqu’il avait traversée – et qu’il isolait – du mystère de la vie de celle qu’ildésignait pour les êtres heureux qui vivaient, qui voyageaient avec elle ;déployant sous l’épinier rose, à hauteur de mon épaule, la quintessence deleur familiarité, pour moi si douloureuse, avec elle, avec l’inconnu de sa vieoù je n’entrerais pas.

Un instant (tandis que nous nous éloignions et que mon grand-pèremurmurait : « Ce pauvre Swann, quel rôle ils lui font jouer : on le fait partirpour qu’elle reste seule avec son Charlus, car c’est lui, je l’ai reconnu ! Etcette petite, mêlée à toute cette infamie ! ») l’impression laissée en moi parle ton despotique avec lequel la mère de Gilberte lui avait parlé sans qu’ellerépliquât, en me la montrant comme forcée d’obéir à quelqu’un, commen’étant pas supérieure à tout, calma un peu ma souffrance, me rendit quelqueespoir et diminua mon amour. Mais bien vite cet amour s’éleva de nouveauen moi comme une réaction par quoi mon cœur humilié voulait se mettre deniveau avec Gilberte ou l’abaisser jusqu’à lui. Je l’aimais, je regrettais de nepas avoir eu le temps et l’inspiration de l’offenser, de lui faire mal, et de laforcer à se souvenir de moi. Je la trouvais si belle que j’aurais voulu pouvoirrevenir sur mes pas, pour lui crier en haussant les épaules : « Comme jevous trouve laide, grotesque, comme vous me répugnez ! » Cependant jem’éloignais, emportant pour toujours, comme premier type d’un bonheurinaccessible aux enfants de mon espèce de par des lois naturelles impossiblesà transgresser, l’image d’une petite fille rousse, à la peau semée de tachesroses, qui tenait une bêche et qui riait en laissant filer sur moi de longsregards sournois et inexpressifs. Et déjà le charme dont son nom avaitencensé cette place sous les épines roses où il avait été entendu ensemble par

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elle et par moi, allait gagner, enduire, embaumer tout ce qui l’approchait, sesgrands-parents que les miens avaient eu l’ineffable bonheur de connaître, lasublime profession d’agent de change, le douloureux quartier des Champs-Élysées qu’elle habitait à Paris.

« Léonie, dit mon grand-père en rentrant, j’aurais voulu t’avoir avecnous tantôt. Tu ne reconnaîtrais pas Tansonville. Si j’avais osé, je t’auraiscoupé une branche de ces épines roses que tu aimais tant. » Mon grand-pèreracontait ainsi notre promenade à ma tante Léonie, soit pour la distraire, soitqu’on n’eût pas perdu tout espoir d’arriver à la faire sortir. Or elle aimaitbeaucoup autrefois cette propriété, et d’ailleurs les visites de Swann avaientété les dernières qu’elle avait reçues, alors qu’elle fermait déjà sa porte àtout le monde. Et de même que quand il venait maintenant prendre de sesnouvelles, (elle était la seule personne de chez nous qu’il demandât encore àvoir), elle lui faisait répondre qu’elle était fatiguée, mais qu’elle le laisseraitentrer la prochaine fois, de même elle dit ce soir-là : « Oui, un jour qu’ilfera beau, j’irai en voiture jusqu’à la porte du parc. » C’est sincèrementqu’elle le disait. Elle eût aimé revoir Swann et Tansonville ; mais le désirqu’elle en avait suffisait à ce qui lui restait de forces ; sa réalisation leseût excédées. Quelquefois le beau temps lui rendait un peu de vigueur, ellese levait, s’habillait ; la fatigue commençait avant qu’elle fût passée dansl’autre chambre et elle réclamait son lit. Ce qui avait commencé pour elle –plus tôt seulement que cela n’arrive d’habitude – c’est ce grand renoncementde la vieillesse qui se prépare à la mort, s’enveloppe dans sa chrysalide, etqu’on peut observer, à la fin des vies qui se prolongent tard, même entreles anciens amants qui se sont le plus aimés, entre les amis unis par lesliens les plus spirituels et qui à partir d’une certaine année cessent de fairele voyage ou la sortie nécessaire pour se voir, cessent de s’écrire et saventqu’ils ne communiqueront plus en ce monde. Ma tante devait parfaitementsavoir qu’elle ne reverrait pas Swann, qu’elle ne quitterait plus jamais lamaison, mais cette réclusion définitive devait lui être rendue assez aisée pourla raison même qui selon nous aurait dû la lui rendre plus douloureuse :c’est que cette réclusion lui était imposée par la diminution qu’elle pouvaitconstater chaque jour dans ses forces, et qui, en faisant de chaque action, dechaque mouvement, une fatigue, sinon une souffrance, donnait pour elle àl’inaction, à l’isolement, au silence, la douceur réparatrice et bénie du repos.

Ma tante n’alla pas voir la haie d’épines roses, mais à tous moments jedemandais à mes parents si elle n’irait pas, si autrefois elle allait souvent àTansonville, tâchant de les faire parler des parents et grands-parents de Mlle

Swann qui me semblaient grands comme des Dieux. Ce nom, devenu pourmoi presque mythologique, de Swann, quand je causais avec mes parents,je languissais du besoin de le leur entendre dire, je n’osais pas le prononcer

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moi-même, mais je les entraînais sur des sujets qui avoisinaient Gilberteet sa famille, qui la concernaient, où je ne me sentais pas exilé trop loind’elle ; et je contraignais tout d’un coup mon père, en feignant de croire parexemple que la charge de mon grand-père avait été déjà avant lui dans notrefamille, ou que la haie d’épines roses que voulait voir ma tante Léonie setrouvait en terrain communal, à rectifier mon assertion, à me dire, commemalgré moi, comme de lui-même : « Mais non, cette charge-là était au pèrede Swann, cette haie fait partie du parc de Swann. » Alors j’étais obligé dereprendre ma respiration, tant, en se posant sur la place où il était toujoursécrit en moi, pesait à m’étouffer ce nom qui, au moment où je l’entendais,me paraissait plus plein que tout autre, parce qu’il était lourd de toutes lesfois où, d’avance, je l’avais mentalement proféré. Il me causait un plaisirque j’étais confus d’avoir osé réclamer à mes parents, car ce plaisir était sigrand qu’il avait dû exiger d’eux pour qu’ils me le procurassent beaucoup depeine, et sans compensation, puisqu’il n’était pas un plaisir pour eux. Aussije détournais la conversation par discrétion. Par scrupule aussi. Toutes lesséductions singulières que je mettais dans ce nom de Swann, je les retrouvaisen lui dès qu’ils le prononçaient. Il me semblait alors tout d’un coup quemes parents ne pouvaient pas ne pas les ressentir, qu’ils se trouvaient placésà mon point de vue, qu’ils apercevaient à leur tour, absolvaient, épousaientmes rêves, et j’étais malheureux comme si je les avais vaincus et dépravés.

Cette année-là, quand, un peu plus tôt que d’habitude, mes parents eurentfixé le jour de rentrer à Paris, le matin du départ, comme on m’avait fait friserpour être photographié, coiffer avec précaution un chapeau que je n’avaisencore jamais mis et revêtir une douillette de velours, après m’avoir cherchépartout, ma mère me trouva, en larmes dans le petit raidillon, contigu àTansonville, en train de dire adieu aux aubépines, entourant de mes bras lesbranches piquantes, et, comme une princesse de tragédie à qui pèseraientces vains ornements, ingrat envers l’importune main qui en formant tous cesnœuds avait pris soin sur mon front d’assembler mes cheveux, foulant auxpieds mes papillotes arrachées et mon chapeau neuf. Ma mère ne fut pastouchée par mes larmes, mais elle ne put retenir un cri à la vue de la coiffedéfoncée et de la douillette perdue. Je ne l’entendis pas : « Ô mes pauvrespetites aubépines, disais-je en pleurant, ce n’est pas vous qui voudriez mefaire du chagrin, me forcer à partir. Vous, vous ne m’avez jamais fait depeine ! Aussi je vous aimerai toujours. » Et, essuyant mes larmes, je leurpromettais, quand je serais grand, de ne pas imiter la vie insensée des autreshommes et, même à Paris, les jours de printemps, au lieu d’aller faire desvisites et écouter des niaiseries, de partir dans la campagne voir les premièresaubépines.

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Une fois dans les champs, on ne les quittait plus pendant tout le reste dela promenade qu’on faisait du côté de Méséglise. Ils étaient perpétuellementparcourus, comme par un chemineau invisible, par le vent qui était pour moile génie particulier de Combray. Chaque année, le jour de notre arrivée, poursentir que j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dansles sayons et me faisait courir à sa suite. On avait toujours le vent à côté desoi du côté de Méséglise, sur cette plaine bombée où pendant des lieues il nerencontre aucun accident de terrain. Je savais que Mlle Swann allait souventà Laon passer quelques jours et, bien que ce fût à plusieurs lieues, la distancese trouvant compensée par l’absence de tout obstacle, quand, par les chaudsaprès-midi, je voyais un même souffle, venu de l’extrême horizon, abaisserles blés les plus éloignés, se propager comme un flot sur toute l’immenseétendue et venir se coucher, murmurant et tiède, parmi les sainfoins et lestrèfles, à mes pieds, cette plaine qui nous était commune à tous deux semblaitnous rapprocher, nous unir, je pensais que ce souffle avait passé auprèsd’elle, que c’était quelque message d’elle qu’il me chuchotait sans que jepusse le comprendre, et je l’embrassais au passage. À gauche était un villagequi s’appelait Champieu (Campus Pagani, selon le curé). Sur la droite, onapercevait par delà les blés, les deux clochers ciselés et rustiques de Saint-André-des-Champs, eux-mêmes effilés, écailleux, imbriqués d’alvéoles,guillochés, jaunissants et grumeleux, comme deux épis.

À intervalles symétriques, au milieu de l’inimitable ornementation deleurs feuilles qu’on ne peut confondre avec la feuille d’aucun autre arbrefruitier, les pommiers ouvraient leurs larges pétales de satin blanc oususpendaient les timides bouquets de leurs rougissants boutons. C’est ducôté de Méséglise que j’ai remarqué pour la première fois l’ombre ronde queles pommiers font sur la terre ensoleillée, et aussi ces soies d’or impalpableque le couchant tisse obliquement sous les feuilles, et que je voyais monpère interrompre de sa canne sans les faire jamais dévier.

Parfois dans le ciel de l’après-midi passait la lune blanche comme unenuée, furtive, sans éclat, comme une actrice dont ce n’est pas l’heure de joueret qui, de la salle, en toilette de ville, regarde un moment ses camarades,s’effaçant, ne voulant pas qu’on fasse attention à elle. J’aimais à retrouverson image dans des tableaux et dans des livres, mais ces œuvres d’artétaient bien différentes – du moins pendant les premières années, avantque Bloch eût accoutumé mes yeux et ma pensée à des harmonies plussubtiles – de celles où la lune me paraîtrait belle aujourd’hui et où je nel’eusse pas reconnue alors. C’était, par exemple, quelque roman de Saintine,un paysage de Gleyre où elle découpe nettement sur le ciel une faucilled’argent, de ces œuvres naïvement incomplètes comme étaient mes propresimpressions et que les sœurs de ma grand-mère s’indignaient de me voir

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aimer. Elles pensaient qu’on doit mettre devant les enfants, et qu’ils fontpreuve de goût en aimant d’abord, les œuvres que, parvenu à la maturité,on admire définitivement. C’est sans doute qu’elles se figuraient les méritesesthétiques comme des objets matériels qu’un œil ouvert ne peut faireautrement que de percevoir, sans avoir eu besoin d’en mûrir lentement deséquivalents dans son propre cœur.

C’est du côté de Méséglise, à Montjouvain, maison située au bord d’unegrande mare et adossée à un talus buissonneux que demeurait M. Vinteuil.Aussi croisait-on souvent sur la route sa fille, conduisant un buggy à touteallure. À partir d’une certaine année on ne la rencontra plus seule, maisavec une amie plus âgée, qui avait mauvaise réputation dans le pays etqui un jour s’installa définitivement à Montjouvain. On disait : « Faut-il que ce pauvre M. Vinteuil soit aveuglé par la tendresse pour ne pass’apercevoir de ce qu’on raconte, et permettre à sa fille, lui qui se scandalised’une parole déplacée, de faire vivre sous son toit une femme pareille. Ildit que c’est une femme supérieure, un grand cœur et qu’elle aurait eu desdispositions extraordinaires pour la musique si elle les avait cultivées. Ilpeut être sûr que ce n’est pas de musique qu’elle s’occupe avec sa fille. »M. Vinteuil le disait ; et il est en effet remarquable combien une personneexcite toujours d’admiration pour ses qualités morales chez les parentsde toute autre personne avec qui elle a des relations charnelles. L’amourphysique, si injustement décrié, force tellement tout être à manifesterjusqu’aux moindres parcelles qu’il possède de bonté, d’abandon de soi,qu’elles resplendissent jusqu’aux yeux de l’entourage immédiat. Le docteurPercepied à qui sa grosse voix et ses gros sourcils permettaient de tenirtant qu’il voulait le rôle de perfide dont il n’avait pas le physique, sanscompromettre en rien sa réputation inébranlable et imméritée de bourrubienfaisant, savait faire rire aux larmes le curé et tout le monde en disant d’unton rude : « Eh bien ! il paraît qu’elle fait de la musique avec son amie, Mlle

Vinteuil. Ça a l’air de vous étonner. Moi je sais pas. C’est le père Vinteuilqui m’a encore dit ça hier. Après tout, elle a bien le droit d’aimer la musique,c’te fille. Moi je ne puis pas contrarier les vocations artistiques des enfants,Vinteuil non plus ce qu’il paraît. Et puis lui aussi il fait de la musique avecl’amie de sa fille. Ah ! sapristi on en fait une musique dans c’te boîte-là.Mais qu’est-ce que vous avez à rire ; mais ils font trop de musique ces gens.L’autre jour j’ai rencontré le père Vinteuil près du cimetière. Il ne tenait passur ses jambes. »

Pour ceux qui comme nous virent à cette époque M. Vinteuil éviter lespersonnes qu’il connaissait, se détourner quand il les apercevait, vieilliren quelques mois, s’absorber dans son chagrin, devenir incapable de touteffort qui n’avait pas directement le bonheur de sa fille pour but, passer des

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journées entières devant la tombe de sa femme – il eût été difficile de ne pascomprendre qu’il était en train de mourir de chagrin, et de supposer qu’ilne se rendait pas compte des propos qui couraient. Il les connaissait, peut-être même y ajoutait-il foi. Il n’est peut-être pas une personne, si grande quesoit sa vertu, que la complexité des circonstances ne puisse amener à vivreun jour dans la familiarité du vice qu’elle condamne le plus formellement –sans qu’elle le reconnaisse d’ailleurs tout à fait sous le déguisement de faitsparticuliers qu’il revêt pour entrer en contact avec elle et la faire souffrir :paroles bizarres, attitude inexplicable, un certain soir, de tel être qu’elle a parailleurs tant de raisons pour aimer. Mais pour un homme comme M. Vinteuilil devait entrer bien plus de souffrance que pour un autre dans la résignationà une de ces situations qu’on croit à tort être l’apanage exclusif du mondede la bohème : elles se produisent chaque fois qu’a besoin de se réserverla place et la sécurité qui lui sont nécessaires, un vice que la nature elle-même fait épanouir chez un enfant, parfois rien qu’en mêlant les vertusde son père et de sa mère, comme la couleur de ses yeux. Mais de ce queM. Vinteuil connaissait peut-être la conduite de sa fille, il ne s’ensuit pasque son culte pour elle en eût été diminué. Les faits ne pénètrent pas dansle monde où vivent nos croyances, ils n’ont pas fait naître celles-ci, ils neles détruisent pas ; ils peuvent leur infliger les plus constants démentis sansles affaiblir, et une avalanche de malheurs ou de maladies se succédant sansinterruption dans une famille, ne la fera pas douter de la bonté de son Dieuou du talent de son médecin. Mais quand M. Vinteuil songeait à sa fille età lui-même du point de vue du monde, du point de vue de leur réputation,quand il cherchait à se situer avec elle au rang qu’ils occupaient dans l’estimegénérale, alors ce jugement d’ordre social, il le portait exactement commel’eût fait l’habitant de Combray qui lui eût été le plus hostile, il se voyaitavec sa fille dans le dernier bas-fond, et ses manières en avaient reçu depuispeu cette humilité, ce respect pour ceux qui se trouvaient au-dessus de luiet qu’il voyait d’en bas (eussent-ils été fort au-dessous de lui jusque-là),cette tendance à chercher à remonter jusqu’à eux, qui est une résultantepresque mécanique de toutes les déchéances. Un jour que nous marchionsavec Swann dans une rue de Combray, M. Vinteuil qui débouchait d’uneautre, s’était trouvé trop brusquement en face de nous pour avoir le temps denous éviter ; et Swann avec cette orgueilleuse charité de l’homme du mondequi, au milieu de la dissolution de tous ses préjugés moraux, ne trouve dansl’infamie d’autrui qu’une raison d’exercer envers lui une bienveillance dontles témoignages chatouillent d’autant plus l’amour-propre de celui qui lesdonne, qu’il les sent plus précieux à celui qui les reçoit, avait longuementcausé avec M. Vinteuil, à qui, jusque-là il n’adressait pas la parole, etlui avait demandé avant de nous quitter s’il n’enverrait pas un jour sa

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fille jouer à Tansonville. C’était une invitation qui, il y a deux ans, eûtindigné M. Vinteuil, mais qui, maintenant, le remplissait de sentiments sireconnaissants qu’il se croyait obligé par eux, à ne pas avoir l’indiscrétionde l’accepter. L’amabilité de Swann envers sa fille lui semblait être en soi-même un appui si honorable et si délicieux qu’il pensait qu’il valait peut-être mieux ne pas s’en servir, pour avoir la douceur toute platonique de leconserver.

– « Quel homme exquis, nous dit-il, quand Swann nous eut quittés,avec la même enthousiaste vénération qui tient de spirituelles et joliesbourgeoises en respect et sous le charme d’une duchesse, fût-elle laide etsotte. Quel homme exquis ! Quel malheur qu’il ait fait un mariage tout àfait déplacé. »

Et alors, tant les gens les plus sincères sont mêlés d’hypocrisie etdépouillent en causant avec une personne l’opinion qu’ils ont d’elle etexpriment dès qu’elle n’est plus là, mes parents déplorèrent avec M. Vinteuille mariage de Swann au nom de principes et de convenances auxquels (parcela même qu’ils les invoquaient en commun avec lui, en braves gens demême acabit) ils avaient l’air de sous-entendre qu’il n’était pas contrevenu àMontjouvain. M. Vinteuil n’envoya pas sa fille chez Swann. Et celui-ci fut lepremier à le regretter. Car chaque fois qu’il venait de quitter M. Vinteuil, il serappelait qu’il avait depuis quelque temps un renseignement à lui demandersur quelqu’un qui portait le même nom que lui, un de ses parents, croyait-il. Et cette fois-là il s’était bien promis de ne pas oublier ce qu’il avait à luidire, quand M. Vinteuil enverrait sa fille à Tansonville.

Comme la promenade du côté de Méséglise était la moins longue desdeux que nous faisions autour de Combray et qu’à cause de cela on laréservait pour les temps incertains, le climat du côté de Méséglise étaitassez pluvieux et nous ne perdions jamais de vue la lisière des boisde Roussainville dans l’épaisseur desquels nous pourrions nous mettre àcouvert.

Souvent le soleil se cachait derrière une nuée qui déformait son ovaleet dont il jaunissait la bordure. L’éclat, mais non la clarté, était enlevé à lacampagne où toute vie semblait suspendue, tandis que le petit village deRoussainville sculptait sur le ciel le relief de ses arêtes blanches avec uneprécision et un fini accablants. Un peu de vent faisait envoler un corbeauqui retombait dans le lointain, et, contre le ciel blanchissant, le lointain desbois paraissait plus bleu, comme peint dans ces camaïeux qui décorent lestrumeaux des anciennes demeures.

Mais d’autres fois se mettait à tomber la pluie dont nous avait menacésle capucin que l’opticien avait à sa devanture ; les gouttes d’eau commedes oiseaux migrateurs qui prennent leur vol tous ensemble, descendaient à

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rangs pressés du ciel. Elles ne se séparent point, elles ne vont pas à l’aventurependant la rapide traversée, mais chacune tenant sa place, attire à elle cellequi la suit et le ciel en est plus obscurci qu’au départ des hirondelles. Nousnous réfugiions dans le bois. Quand leur voyage semblait fini, quelques-unes, plus débiles, plus lentes, arrivaient encore. Mais nous ressortions denotre abri, car les gouttes se plaisent aux feuillages, et la terre était déjàpresque séchée que plus d’une s’attardait à jouer sur les nervures d’unefeuille, et suspendue à la pointe, reposée, brillant au soleil, tout d’un coup selaissait glisser de toute la hauteur de la branche et nous tombait sur le nez.

Souvent aussi nous allions nous abriter, pêle-mêle avec les Saints etles Patriarches de pierre sous le porche de Saint-André-des-Champs. Quecette église était française ! Au-dessus de la porte, les Saints, les rois-chevaliers une fleur de lys à la main, des scènes de noces et de funérailles,étaient représentés comme ils pouvaient l’être dans l’âme de Françoise.Le sculpteur avait aussi narré certaines anecdotes relatives à Aristote et àVirgile de la même façon que Françoise à la cuisine parlait volontiers desaint Louis comme si elle l’avait personnellement connu, et généralementpour faire honte par la comparaison à mes grands-parents moins « justes ».On sentait que les notions que l’artiste médiéval et la paysanne médiévale(survivant au XIXe siècle) avaient de l’histoire ancienne ou chrétienne,et qui se distinguaient par autant d’inexactitude que de bonhomie, ils lestenaient non des livres, mais d’une tradition à la fois antique et directe,ininterrompue, orale, déformée, méconnaissable et vivante. Une autrepersonnalité de Combray que je reconnaissais aussi, virtuelle et prophétisée,dans la sculpture gothique de Saint-André-des-Champs c’était le jeuneThéodore, le garçon de chez Camus. Françoise sentait d’ailleurs si bien enlui un pays et un contemporain que, quand ma tante Léonie était trop maladepour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans sonfauteuil, plutôt que de laisser la fille de cuisine monter se faire « bien voir »de ma tante, elle appelait Théodore. Or, ce garçon qui passait et avec raisonpour si mauvais sujet, était tellement rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Françoisetrouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu’il avaitpour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée despetits anges des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de laVierge défaillante, comme si les visages de pierre sculptée, grisâtres et nus,ainsi que sont les bois en hiver, n’étaient qu’un ensommeillement, qu’uneréserve, prête à refleurir dans la vie en innombrables visages populaires,révérends et futés comme celui de Théodore, enluminés de la rougeur d’unepomme mûre. Non plus appliquée à la pierre comme ces petits anges, maisdétachée du porche, d’une stature plus qu’humaine, debout sur un socle

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comme sur un tabouret qui lui évitât de poser ses pieds sur le sol humide, unesainte avait les joues pleines, le sein ferme et qui gonflait la draperie commeune grappe mûre dans un sac de crin, le front étroit, le nez court et mutin, lesprunelles enfoncées, l’air valide, insensible et courageux des paysannes dela contrée. Cette ressemblance qui insinuait dans la statue une douceur que jen’y avais pas cherchée, était souvent certifiée par quelque fille des champs,venue comme nous se mettre à couvert et dont la présence, pareille à cellede ces feuillages pariétaires qui ont poussé à côté des feuillages sculptés,semblait destinée à permettre, par une confrontation avec la nature, de jugerde la vérité de l’œuvre d’art. Devant nous, dans le lointain, terre promiseou maudite, Roussainville, dans les murs duquel je n’ai jamais pénétré,Roussainville, tantôt, quand la pluie avait déjà cessé pour nous, continuaità être châtié comme un village de la Bible par toutes les lances de l’oragequi flagellaient obliquement les demeures de ses habitants, ou bien étaitdéjà pardonné par Dieu le Père qui faisait descendre vers lui, inégalementlongues, comme les rayons d’un ostensoir d’autel, les tiges d’or effrangéesde son soleil reparu.

Quelquefois le temps était tout à fait gâté, il fallait rentrer et resterenfermé dans la maison. Çà et là au loin dans la campagne que l’obscuritéet l’humidité faisaient ressembler à la mer, des maisons isolées, accrochéesau flanc d’une colline plongée dans la nuit et dans l’eau, brillaient commedes petits bateaux qui ont replié leurs voiles et sont immobiles au largepour toute la nuit. Mais qu’importait la pluie, qu’importait l’orage ! L’été,le mauvais temps n’est qu’une humeur passagère, superficielle, du beautemps sous-jacent et fixe, bien différent du beau temps instable et fluidede l’hiver et qui, au contraire, installé sur la terre où il s’est solidifié endenses feuillages sur lesquels la pluie peut s’égoutter sans compromettrela résistance de leur permanente joie, a hissé pour toute la saison, jusquedans les rues du village, aux murs des maisons et des jardins, ses pavillonsde soie violette ou blanche. Assis dans le petit salon, où j’attendais l’heuredu dîner en lisant, j’entendais l’eau dégoutter de nos marronniers, mais jesavais que l’averse ne faisait que vernir leurs feuilles et qu’ils promettaientde demeurer là, comme des gages de l’été, toute la nuit pluvieuse, à assurerla continuité du beau temps ; qu’il avait beau pleuvoir, demain, au-dessusde la barrière blanche de Tansonville, onduleraient, aussi nombreuses, depetites feuilles en forme de cœur ; et c’est sans tristesse que j’apercevaisle peuplier de la rue des Perchamps adresser à l’orage des supplications etdes salutations désespérées ; c’est sans tristesse que j’entendais au fond dujardin les derniers roulements du tonnerre roucouler dans les lilas.

Si le temps était mauvais dès le matin, mes parents renonçaient à lapromenade et je ne sortais pas. Mais je pris ensuite l’habitude d’aller, ces

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jours-là, marcher seul du côté de Méséglise-la-Vineuse, dans l’automne oùnous dûmes venir à Combray pour la succession de ma tante Léonie, carelle était enfin morte, faisant triompher à la fois ceux qui prétendaient queson régime affaiblissant finirait par la tuer, et non moins les autres quiavaient toujours soutenu qu’elle souffrait d’une maladie non pas imaginairemais organique, à l’évidence de laquelle les sceptiques seraient bien obligésde se rendre quand elle y aurait succombé ; et ne causant par sa mort degrande douleur qu’à un seul être, mais à celui-là, sauvage. Pendant lesquinze jours que dura la dernière maladie de ma tante, Françoise ne laquitta pas un instant, ne se déshabilla pas, ne laissa personne lui donneraucun soin, et ne quitta son corps que quand il fut enterré. Alors nouscomprîmes que cette sorte de crainte où Françoise avait vécu des mauvaisesparoles, des soupçons, des colères de ma tante avait développé chez elle unsentiment que nous avions pris pour de la haine et qui était de la vénérationet de l’amour. Sa véritable maîtresse, aux décisions impossibles à prévoir,aux ruses difficiles à déjouer, au bon cœur facile à fléchir, sa souveraine,son mystérieux et tout-puissant monarque n’était plus. À côté d’elle nouscomptions pour bien peu de chose. Il était loin le temps où quand nous avionscommencé à venir passer nos vacances à Combray, nous possédions autantde prestige que ma tante aux yeux de Françoise. Cet automne-là tout occupésdes formalités à remplir, des entretiens avec les notaires et avec les fermiers,mes parents n’ayant guère de loisir pour faire des sorties que le tempsd’ailleurs contrariait, prirent l’habitude de me laisser aller me promener sanseux du côté de Méséglise, enveloppé dans un grand plaid qui me protégeaitcontre la pluie et que je jetais d’autant plus volontiers sur mes épaules queje sentais que ses rayures écossaises scandalisaient Françoise, dans l’espritde qui on n’aurait pu faire entrer l’idée que la couleur des vêtements n’a rienà faire avec le deuil et à qui d’ailleurs le chagrin que nous avions de la mortde ma tante plaisait peu, parce que nous n’avions pas donné de grand repasfunèbre, que nous ne prenions pas un son de voix spécial pour parler d’elle,que même parfois je chantonnais. Je suis sûr que dans un livre – et en celaj’étais bien moi-même comme Françoise – cette conception du deuil d’aprèsla Chanson de Roland et le portail de Saint-André-des-Champs m’eût étésympathique. Mais dès que Françoise était auprès de moi, un démon mepoussait à souhaiter qu’elle fût en colère, je saisissais le moindre prétextepour lui dire que je regrettais ma tante parce que c’était une bonne femme,malgré ses ridicules, mais nullement parce que c’était ma tante, qu’elle eûtpu être ma tante et me sembler odieuse, et sa mort ne me faire aucune peine,propos qui m’eussent semblé ineptes dans un livre.

Si alors Françoise remplie comme un poète d’un flot de pensées confusessur le chagrin, sur les souvenirs de famille, s’excusait de ne pas savoir

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répondre à mes théories et disait : « Je ne sais pas m’esprimer », je triomphaisde cet aveu avec un bon sens ironique et brutal digne du docteur Percepied ;et si elle ajoutait : « Elle était tout de même de la parenthèse, il reste toujoursle respect qu’on doit à la parenthèse », je haussais les épaules et je me disais :« Je suis bien bon de discuter avec une illettrée qui fait des cuirs pareils »,adoptant ainsi pour juger Françoise le point de vue mesquin d’hommes dontceux qui les méprisent le plus dans l’impartialité de la méditation, sont fortcapables de tenir le rôle quand ils jouent une des scènes vulgaires de la vie.

Mes promenades de cet automne-là furent d’autant plus agréables que jeles faisais après de longues heures passées sur un livre. Quand j’étais fatiguéd’avoir lu toute la matinée dans la salle, jetant mon plaid sur mes épaules,je sortais : mon corps obligé depuis longtemps de garder l’immobilité, maisqui s’était chargé sur place d’animation et de vitesse accumulées, avaitbesoin ensuite, comme une toupie qu’on lâche, de les dépenser dans toutesles directions. Les murs des maisons, la haie de Tansonville, les arbresdu bois de Roussainville, les buissons auxquels s’adosse Montjouvain,recevaient des coups de parapluie ou de canne, entendaient des cris joyeux,qui n’étaient, les uns et les autres, que des idées confuses qui m’exaltaientet qui n’ont pas atteint le repos dans la lumière, pour avoir préféré à unlent et difficile éclaircissement, le plaisir d’une dérivation plus aisée versune issue immédiate. La plupart des prétendues traductions de ce que nousavons ressenti ne font ainsi que nous en débarrasser en le faisant sortir denous sous une forme indistincte qui ne nous apprend pas à le connaître.Quand j’essaye de faire le compte de ce que je dois au côté de Méséglise, deshumbles découvertes dont il fut le cadre fortuit ou le nécessaire inspirateur,je me rappelle que c’est, cet automne-là, dans une de ces promenades, prèsdu talus broussailleux qui protège Montjouvain, que je fus frappé pourla première fois de ce désaccord entre nos impressions et leur expressionhabituelle. Après une heure de pluie et de vent contre lesquels j’avais luttéavec allégresse, comme j’arrivais au bord de la mare de Montjouvain, devantune petite cahute recouverte en tuiles où le jardinier de M. Vinteuil serraitses instruments de jardinage, le soleil venait de reparaître, et ses dorureslavées par l’averse reluisaient à neuf dans le ciel, sur les arbres, sur lemur de la cahute, sur son toit de tuile encore mouillé, à la crête duquel sepromenait une poule. Le vent qui soufflait tirait horizontalement les herbesfolles qui avaient poussé dans la paroi du mur, et les plumes de duvet dela poule, qui, les unes et les autres se laissaient filer au gré de son soufflejusqu’à l’extrémité de leur longueur, avec l’abandon de choses inertes etlégères. Le toit de tuile faisait dans la mare, que le soleil rendait de nouveauréfléchissante, une marbrure rose, à laquelle je n’avais encore jamais faitattention. Et voyant sur l’eau et à la face du mur un pâle sourire répondre

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au sourire du ciel, je m’écriai dans mon enthousiasme en brandissant monparapluie refermé : « Zut, zut, zut, zut. » Mais en même temps je sentis quemon devoir eût été de ne pas m’en tenir à ces mots opaques et de tâcher devoir plus clair dans mon ravissement.

Et c’est à ce moment-là encore – grâce à un paysan qui passait, l’airdéjà d’être d’assez mauvaise humeur, qui le fut davantage quand il faillitrecevoir mon parapluie dans la figure, et qui répondit sans chaleur à mes« beau temps, n’est-ce pas, il fait bon marcher » – que j’appris que les mêmesémotions ne se produisent pas simultanément, dans un ordre préétabli,chez tous les hommes. Plus tard chaque fois qu’une lecture un peu longuem’avait mis en humeur de causer, le camarade à qui je brûlais d’adresser laparole venait justement de se livrer au plaisir de la conversation et désiraitmaintenant qu’on le laissât lire tranquille. Si je venais de penser à mesparents avec tendresse et de prendre les décisions les plus sages et les pluspropres à leur faire plaisir, ils avaient employé le même temps à apprendreune peccadille que j’avais oubliée et qu’ils me reprochaient sévèrement aumoment où je m’élançais vers eux pour les embrasser.

Parfois à l’exaltation que me donnait la solitude, s’en ajoutait une autreque je ne savais pas en départager nettement, causée par le désir de voirsurgir devant moi une paysanne, que je pourrais serrer dans mes bras. Nébrusquement, et sans que j’eusse eu le temps de le rapporter exactementà sa cause, au milieu de pensées très différentes, le plaisir dont il étaitaccompagné ne me semblait qu’un degré supérieur de celui qu’elles medonnaient. Je faisais un mérite de plus à tout ce qui était à ce moment-là dans mon esprit, au reflet rose du toit de tuile, aux herbes folles, auvillage de Roussainville où je désirais depuis longtemps aller, aux arbresde son bois, au clocher de son église, de cet émoi nouveau qui me lesfaisait seulement paraître plus désirables parce que je croyais que c’étaienteux qui le provoquaient, et qui semblait ne vouloir que me porter vers euxplus rapidement quand il enflait ma voile d’une brise puissante, inconnueet propice. Mais si ce désir qu’une femme apparût ajoutait pour moi auxcharmes de la nature quelque chose de plus exaltant, les charmes de lanature, en retour, élargissaient ce que celui de la femme aurait eu de troprestreint. Il me semblait que la beauté des arbres c’était encore la sienneet que l’âme de ces horizons, du village de Roussainville, des livres queje lisais cette année-là, son baiser me la livrerait ; et mon imaginationreprenant des forces au contact de ma sensualité, ma sensualité se répandantdans tous les domaines de mon imagination, mon désir n’avait plus delimites. C’est qu’aussi – comme il arrive dans ces moments de rêverie aumilieu de la nature où l’action de l’habitude étant suspendue, nos notionsabstraites des choses mises de côté, nous croyons d’une foi profonde, à

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l’originalité, à la vie individuelle du lieu où nous nous trouvons – la passantequ’appelait mon désir me semblait être non un exemplaire quelconque de cetype général : la femme, mais un produit nécessaire et naturel de ce sol. Caren ce temps-là tout ce qui n’était pas moi, la terre et les êtres, me paraissaitplus précieux, plus important, doué d’une existence plus réelle que cela neparaît aux hommes faits. Et la terre et les êtres je ne les séparais pas. J’avais ledésir d’une paysanne de Méséglise ou de Roussainville, d’une pêcheuse deBalbec, comme j’avais le désir de Méséglise et de Balbec. Le plaisir qu’ellespouvaient me donner m’aurait paru moins vrai, je n’aurais plus cru en lui, sij’en avais modifié à ma guise les conditions. Connaître à Paris une pêcheusede Balbec ou une paysanne de Méséglise c’eût été recevoir des coquillagesque je n’aurais pas vus sur la plage, une fougère que je n’aurais pas trouvéedans les bois, c’eût été retrancher au plaisir que la femme me donnerait tousceux au milieu desquels l’avait enveloppée mon imagination. Mais errerainsi dans les bois de Roussainville sans une paysanne à embrasser, c’était nepas connaître de ces bois le trésor caché, la beauté profonde. Cette fille queje ne voyais que criblée de feuillages, elle était elle-même pour moi commeune plante locale d’une espèce plus élevée seulement que les autres et dontla structure permet d’approcher de plus près qu’en elles, la saveur profondedu pays. Je pouvais d’autant plus facilement le croire (et que les caresses parlesquelles elle m’y ferait parvenir, seraient aussi d’une sorte particulière etdont je n’aurais pas pu connaître le plaisir par une autre qu’elle), que j’étaispour longtemps encore à l’âge où on ne l’a pas encore abstrait ce plaisirde la possession des femmes différentes avec lesquelles on l’a goûté, oùon ne l’a pas réduit à une notion générale qui les fait considérer dès lorscomme les instruments interchangeables d’un plaisir toujours identique. Iln’existe même pas, isolé, séparé et formulé dans l’esprit, comme le but qu’onpoursuit en s’approchant d’une femme, comme la cause du trouble préalablequ’on ressent. À peine y songe-t-on comme à un plaisir qu’on aura ; plutôt,on l’appelle son charme à elle ; car on ne pense pas à soi, on ne pense qu’àsortir de soi. Obscurément attendu, immanent et caché, il porte seulementà un tel paroxysme au moment où il s’accomplit, les autres plaisirs quenous causent les doux regards, les baisers de celle qui est auprès de nous,qu’il nous apparaît surtout à nous-mêmes comme une sorte de transport denotre reconnaissance pour la bonté de cœur de notre compagne et pour satouchante prédilection à notre égard que nous mesurons aux bienfaits, aubonheur dont elle nous comble.

Hélas, c’était en vain que j’implorais le donjon de Roussainville, que jelui demandais de faire venir auprès de moi quelque enfant de son village,comme au seul confident que j’avais eu de mes premiers désirs, quandau haut de notre maison de Combray, dans le petit cabinet sentant l’iris,

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je ne voyais que sa tour au milieu du carreau de la fenêtre entrouverte,pendant qu’avec les hésitations héroïques du voyageur qui entreprend uneexploration ou du désespéré qui se suicide, défaillant, je me frayais enmoi-même une route inconnue et que je croyais mortelle, jusqu’au momentoù une trace naturelle comme celle d’un colimaçon s’ajoutait aux feuillesdu cassis sauvage qui se penchaient jusqu’à moi. En vain je le suppliaismaintenant. En vain, tenant l’étendue dans le champ de ma vision, je ladrainais de mes regards qui eussent voulu en ramener une femme. Je pouvaisaller jusqu’au porche de Saint-André-des-Champs ; jamais ne s’y trouvaitla paysanne que je n’eusse pas manqué d’y rencontrer si j’avais été avecmon grand-père et dans l’impossibilité de lier conversation avec elle. Jefixais indéfiniment le tronc d’un arbre lointain, de derrière lequel elleallait surgir et venir à moi ; l’horizon scruté restait désert, la nuit tombait,c’était sans espoir que mon attention s’attachait, comme pour aspirer lescréatures qu’ils pouvaient recéler, à ce sol stérile, à cette terre épuisée ;et ce n’était plus d’allégresse, c’était de rage que je frappais les arbres dubois de Roussainville d’entre lesquels ne sortait pas plus d’êtres vivantsque s’ils eussent été des arbres peints sur la toile d’un panorama, quand,ne pouvant me résigner à rentrer à la maison avant d’avoir serré dans mesbras la femme que j’avais tant désirée, j’étais pourtant obligé de reprendrele chemin de Combray en m’avouant à moi-même qu’était de moins enmoins probable le hasard qui l’eût mise sur mon chemin. Et s’y fût-elletrouvée, d’ailleurs, eussé-je osé lui parler ? Il me semblait qu’elle m’eûtconsidéré comme un fou ; je cessais de croire partagés par d’autres êtres,de croire vrais en dehors de moi les désirs que je formais pendant cespromenades et qui ne se réalisaient pas. Ils ne m’apparaissaient plus quecomme les créations purement subjectives, impuissantes, illusoires, de montempérament. Ils n’avaient plus de lien avec la nature, avec la réalité qui dèslors perdait tout charme et toute signification et n’était plus à ma vie qu’uncadre conventionnel comme l’est à la fiction d’un roman le wagon sur labanquette duquel le voyageur le lit pour tuer le temps.

C’est peut-être d’une impression ressentie aussi auprès de Montjouvain,quelques années plus tard, impression restée obscure alors, qu’est sortie,bien après, l’idée que je me suis faite du sadisme. On verra plus tard que,pour de tout autres raisons, le souvenir de cette impression devait jouer unrôle important dans ma vie. C’était par un temps très chaud ; mes parentsqui avaient dû s’absenter pour toute la journée, m’avaient dit de rentrer aussitard que je voudrais ; et étant allé jusqu’à la mare de Montjouvain où j’aimaisrevoir les reflets du toit de tuile, je m’étais étendu à l’ombre et endormidans les buissons du talus qui domine la maison, là où j’avais attendu monpère autrefois, un jour qu’il était allé voir M. Vinteuil. Il faisait presque nuit

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quand je m’éveillai, je voulus me lever, mais je vis Mlle Vinteuil (autantque je pus la reconnaître, car je ne l’avais pas vue souvent à Combray, etseulement quand elle était encore une enfant, tandis qu’elle commençaitd’être une jeune fille) qui probablement venait de rentrer, en face de moi, àquelques centimètres de moi, dans cette chambre où son père avait reçu lemien et dont elle avait fait son petit salon à elle. La fenêtre était entrouverte,la lampe était allumée, je voyais tous ses mouvements sans qu’elle me vît,mais en m’en allant j’aurais fait craquer les buissons, elle m’aurait entenduet elle aurait pu croire que je m’étais caché là pour l’épier.

Elle était en grand deuil, car son père était mort depuis peu. Nous n’étionspas allés la voir, ma mère ne l’avait pas voulu à cause d’une vertu qui chezelle limitait seule les effets de la bonté : la pudeur ; mais elle la plaignaitprofondément. Ma mère se rappelant la triste fin de vie de M. Vinteuil, toutabsorbée d’abord par les soins de mère et de bonne d’enfant qu’il donnait àsa fille, puis par les souffrances que celle-ci lui avait causées ; elle revoyaitle visage torturé qu’avait eu le vieillard tous les derniers temps ; elle savaitqu’il avait renoncé à jamais à achever de transcrire au net toute son œuvredes dernières années, pauvres morceaux d’un vieux professeur de piano,d’un ancien organiste de village dont nous imaginions bien qu’ils n’avaientguère de valeur en eux-mêmes, mais que nous ne méprisions pas parce qu’ilsen avaient tant pour lui dont ils avaient été la raison de vivre avant qu’illes sacrifiât à sa fille, et qui pour la plupart pas même notés, conservésseulement dans sa mémoire, quelques-uns inscrits sur des feuillets épars,illisibles, resteraient inconnus ; ma mère pensait à cet autre renoncementplus cruel encore auquel M. Vinteuil avait été contraint, le renoncement àun avenir de bonheur honnête et respecté pour sa fille ; quand elle évoquaittoute cette détresse suprême de l’ancien maître de piano de mes tantes, elleéprouvait un véritable chagrin et songeait avec effroi à celui autrement amerque devait éprouver Mlle Vinteuil tout mêlé du remords d’avoir à peu prèstué son père. « Pauvre M. Vinteuil, disait ma mère, il a vécu et il est mortpour sa fille, sans avoir reçu son salaire. Le recevra-t-il après sa mort et sousquelle forme ? Il ne pourrait lui venir que d’elle. »

Au fond du salon de Mlle Vinteuil, sur la cheminée, était posé un petitportrait de son père que vivement elle alla chercher au moment où retentit leroulement d’une voiture qui venait de la route, puis elle se jeta sur un canapé,et tira près d’elle une petite table sur laquelle elle plaça le portrait, commeM. Vinteuil autrefois avait mis à côté de lui le morceau qu’il avait le désir dejouer à mes parents. Bientôt son amie entra. Mlle Vinteuil l’accueillit sans selever, ses deux mains derrière la tête et se recula sur le bord opposé du sofacomme pour lui faire une place. Mais aussitôt elle sentit qu’elle semblaitainsi lui imposer une attitude qui lui était peut-être importune. Elle pensa

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que son amie aimerait peut-être mieux être loin d’elle sur une chaise, ellese trouva indiscrète, la délicatesse de son cœur s’en alarma ; reprenant toutela place sur le sofa elle ferma les yeux et se mit à bâiller pour indiquer quel’envie de dormir était la seule raison pour laquelle elle s’était ainsi étendue.Malgré la familiarité rude et dominatrice qu’elle avait avec sa camarade, jereconnaissais les gestes obséquieux et réticents, les brusques scrupules deson père. Bientôt elle se leva, feignit de vouloir fermer les volets et de n’ypas réussir.

– « Laisse donc tout ouvert, j’ai chaud », dit son amie.– « Mais c’est assommant, on nous verra », répondit Mlle Vinteuil.Mais elle devina sans doute que son amie penserait qu’elle n’avait dit ces

mots que pour la provoquer à lui répondre par certains autres qu’elle avaiten effet le désir d’entendre, mais que par discrétion elle voulait lui laisserl’initiative de prononcer. Aussi son regard que je ne pouvais distinguer, dut-il prendre l’expression qui plaisait tant à ma grand-mère, quand elle ajoutavivement :

– « Quand je dis nous voir, je veux dire nous voir lire, c’est assommant,quelque chose insignifiante qu’on fasse, de penser que des yeux vousvoient. »

Par une générosité instinctive et une politesse involontaire elle taisait lesmots prémédités qu’elle avait jugés indispensables à la pleine réalisationde son désir. Et à tous moments au fond d’elle-même une vierge timide etsuppliante implorait et faisait reculer un soudard fruste et vainqueur.

Oui, c’est probable qu’on nous regarde à cette heure-ci, dans cettecampagne fréquentée, dit ironiquement son amie. Et puis quoi ? ajouta-t-elle (en croyant devoir accompagner d’un clignement d’yeux malicieux ettendre, ces mots qu’elle récita par bonté, comme un texte, qu’elle savaitêtre agréable à Mlle Vinteuil, d’un ton qu’elle s’efforçait de rendre cynique),quand même on nous verrait ce n’en est que meilleur. »

Mlle Vinteuil frémit et se leva. Son cœur scrupuleux et sensible ignoraitquelles paroles devaient spontanément venir s’adapter à la scène que sessens réclamaient. Elle cherchait le plus loin qu’elle pouvait de sa vraie naturemorale, à trouver le langage propre à la fille vicieuse qu’elle désirait d’être,mais les mots qu’elle pensait que celle-ci eût prononcés sincèrement luiparaissaient faux dans sa bouche. Et le peu qu’elle s’en permettait était ditsur un ton guindé où ses habitudes de timidité paralysaient ses velléitésd’audace, et s’entremêlait de : « tu n’as pas froid, tu n’as pas trop chaud, tun’as pas envie d’être seule et de lire ? »

– « Mademoiselle me semble avoir des pensées bien lubriques, ce soir »,finit-elle par dire, répétant sans doute une phrase qu’elle avait entendueautrefois dans la bouche de son amie.

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Dans l’échancrure de son corsage de crêpe Mlle Vinteuil sentit queson amie piquait un baiser, elle poussa un petit cri, s’échappa, et ellesse poursuivirent en sautant, faisant voleter leurs larges manches commedes ailes et gloussant et piaillant comme des oiseaux amoureux. Puis Mlle

Vinteuil finit par tomber sur le canapé, recouverte par le corps de son amie.Mais celle-ci tournait le dos à la petite table sur laquelle était placé le portraitde l’ancien professeur de piano. Mlle Vinteuil comprit que son amie ne leverrait pas si elle n’attirait pas sur lui son attention, et elle lui dit, comme sielle venait seulement de le remarquer :

– « Oh ! ce portrait de mon père qui nous regarde, je ne sais pas qui a pule mettre là, j’ai pourtant dit vingt fois que ce n’était pas sa place. »

Je me souvins que c’étaient les mots que M. Vinteuil avait dits à monpère à propos du morceau de musique. Ce portrait leur servait sans doutehabituellement pour des profanations rituelles, car son amie lui répondit parces paroles qui devaient faire partie de ses réponses liturgiques :

– « Mais laisse-le donc où il est, il n’est plus là pour nous embêter. Crois-tu qu’il pleurnicherait, qu’il voudrait te mettre ton manteau, s’il te voyait là,la fenêtre ouverte, le vilain singe. »

Mlle Vinteuil répondit par des paroles de doux reproche : « Voyons,voyons », qui prouvaient la bonté de sa nature, non qu’elles fussent dictéespar l’indignation que cette façon de parler de son père eût pu lui causer(évidemment c’était là un sentiment qu’elle s’était habituée, à l’aide de quelssophismes ? à faire taire en elle dans ces minutes-là), mais parce qu’ellesétaient comme un frein que pour ne pas se montrer égoïste elle mettaitelle-même au plaisir que son amie cherchait à lui procurer. Et puis cettemodération souriante en répondant à ces blasphèmes, ce reproche hypocriteet tendre, paraissaient peut-être à sa nature franche et bonne, une formeparticulièrement infâme, une forme doucereuse de cette scélératesse qu’ellecherchait à s’assimiler. Mais elle ne put résister à l’attrait du plaisir qu’elleéprouverait à être traitée avec douceur par une personne si implacable enversun mort sans défense ; elle sauta sur les genoux de son amie, et lui tenditchastement son front à baiser comme elle aurait pu faire si elle avait étésa fille, sentant avec délices qu’elles allaient ainsi toutes deux au bout dela cruauté en ravissant à M. Vinteuil, jusque dans le tombeau, sa paternité.Son amie lui prit la tête entre ses mains et lui déposa un baiser sur le frontavec cette docilité que lui rendait facile la grande affection qu’elle avait pourMlle Vinteuil et le désir de mettre quelque distraction dans la vie si tristemaintenant de l’orpheline.

– « Sais-tu ce que j’ai envie de lui faire à cette vieille horreur ? » dit-elleen prenant le portrait.

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Et elle murmura à l’oreille de Mlle Vinteuil quelque chose que je ne pusentendre.

– « Oh ! tu n’oserais pas. »– « Je n’oserais pas cracher dessus ? sur ça ? » dit l’amie avec une

brutalité voulue.Je n’en entendis pas davantage, car Mlle Vinteuil, d’un air las, gauche,

affairé, honnête et triste vint fermer les volets et la fenêtre, mais je savaismaintenant, pour toutes les souffrances que pendant sa vie M. Vinteuil avaitsupportées à cause de sa fille, ce qu’après la mort il avait reçu d’elle ensalaire.

Et pourtant j’ai pensé depuis que si M. Vinteuil avait pu assister à cettescène, il n’eût peut-être pas encore perdu sa foi dans le bon cœur de sa fille,et peut-être même n’eût-il pas eu en cela tout à fait tort. Certes, dans leshabitudes de Mlle Vinteuil l’apparence du mal était si entière qu’on auraiteu de la peine à la rencontrer réalisée à ce degré de perfection ailleursque chez une sadique ; c’est à la lumière de la rampe des théâtres duboulevard plutôt que sous la lampe d’une maison de campagne véritablequ’on peut voir une fille faire cracher une amie sur le portrait d’un pèrequi n’a vécu que pour elle ; et il n’y a guère que le sadisme qui donneun fondement dans la vie à l’esthétique du mélodrame. Dans la réalité, endehors des cas de sadisme, une fille aurait peut-être des manquements aussicruels que ceux de Mlle Vinteuil envers la mémoire et les volontés de sonpère mort, mais elle ne les résumerait pas expressément en un acte d’unsymbolisme aussi rudimentaire et aussi naïf ; ce que sa conduite aurait decriminel serait plus voilé aux yeux des autres et même à ses yeux à elle quiferait le mal sans se l’avouer. Mais, au-delà de l’apparence, dans le cœurde Mlle Vinteuil, le mal, au début du moins, ne fut sans doute pas sansmélange. Une sadique comme elle est l’artiste du mal, ce qu’une créatureentièrement mauvaise ne pourrait être car le mal ne lui serait pas extérieur, illui semblerait tout naturel, ne se distinguerait même pas d’elle ; et la vertu,la mémoire des morts, la tendresse filiale, comme elle n’en aurait pas leculte, elle ne trouverait pas un plaisir sacrilège à les profaner. Les sadiquesde l’espèce de Mlle Vinteuil sont des êtres si purement sentimentaux, sinaturellement vertueux que même le plaisir sensuel leur paraît quelque chosede mauvais, le privilège des méchants. Et quand ils se concèdent à eux-mêmes de s’y livrer un moment, c’est dans la peau des méchants qu’ilstâchent d’entrer et de faire entrer leur complice, de façon à avoir eu unmoment l’illusion de s’être évadé de leur âme scrupuleuse et tendre, dansle monde inhumain du plaisir. Et je comprenais combien elle l’eût désiréen voyant combien il lui était impossible d’y réussir. Au moment où ellese voulait si différente de son père, ce qu’elle me rappelait c’étaient les

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façons de penser, de dire, du vieux professeur de piano. Bien plus que saphotographie, ce qu’elle profanait, ce qu’elle faisait servir à ses plaisirsmais qui restait entre eux et elle et l’empêchait de les goûter directement,c’était la ressemblance de son visage, les yeux bleus de sa mère à lui qu’illui avait transmis comme un bijou de famille, ces gestes d’amabilité quiinterposaient entre le vice de Mlle Vinteuil et elle une phraséologie, unementalité qui n’était pas faite pour lui et l’empêchait de le connaître commequelque chose de très différent des nombreux devoirs de politesse auxquelselle se consacrait d’habitude. Ce n’est pas le mal qui lui donnait l’idée duplaisir, qui lui semblait agréable ; c’est le plaisir qui lui semblait malin.Et comme chaque fois qu’elle s’y adonnait, il s’accompagnait pour elle deces pensées mauvaises qui le reste du temps étaient absentes de son âmevertueuse, elle finissait par trouver au plaisir quelque chose de diabolique,par l’identifier au Mal. Peut-être Mlle Vinteuil sentait-elle que son amien’était pas foncièrement mauvaise, et qu’elle n’était pas sincère au momentoù elle lui tenait ces propos blasphématoires. Du moins avait-elle le plaisird’embrasser sur son visage, des sourires, des regards, feints peut-être, maisanalogues dans leur expression vicieuse et basse à ceux qu’auraient eus nonun être de bonté et de souffrances, mais un être de cruauté et de plaisir. Ellepouvait s’imaginer un instant qu’elle jouait vraiment les jeux qu’eût jouésavec une complice aussi dénaturée, une fille qui aurait ressenti en effet cessentiments barbares à l’égard de la mémoire de son père. Peut-être n’eût-elle pas pensé que le mal fût un état si rare, si extraordinaire, si dépaysant,où il était si reposant d’émigrer, si elle avait su discerner en elle commeen tout le monde, cette indifférence aux souffrances qu’on cause et qui,quelques autres noms qu’on lui donne, est la forme terrible et permanentede la cruauté.

S’il était assez simple d’aller du côté de Méséglise, c’était une autreaffaire d’aller du côté de Guermantes, car la promenade était longue etl’on voulait être sûr du temps qu’il ferait. Quand on semblait entrer dansune série de beaux jours ; quand Françoise désespérée qu’il ne tombâtpas une goutte d’eau pour les « pauvres récoltes », et ne voyant que derares nuages blancs nageant à la surface calme et bleue du ciel s’écriaiten gémissant : « Ne dirait-on pas qu’on voit ni plus ni moins des chiensde mer qui jouent en montrant là-haut leurs museaux. Ah ! ils pensentbien à faire pleuvoir pour les pauvres laboureurs ! Et puis quand les blésseront poussés, alors la pluie se mettra à tomber tout à petit patapon, sansdiscontinuer, sans plus savoir sur quoi elle tombe que si c’était sur la mer » ;quand mon père avait reçu invariablement les mêmes réponses favorables

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du jardinier et du baromètre, alors on disait au dîner : « Demain s’il faitle même temps, nous irons du côté de Guermantes. » On partait tout desuite après déjeuner par la petite porte du jardin et on tombait dans la ruedes Perchamps, étroite et formant un angle aigu, remplie de graminées aumilieu desquelles deux ou trois guêpes passaient la journée à herboriser,aussi bizarre que son nom d’où me semblaient dériver ses particularitéscurieuses et sa personnalité revêche, et qu’on chercherait en vain dans leCombray d’aujourd’hui où sur son tracé ancien s’élève l’école. Mais marêverie (semblable à ces architectes élèves de Viollet-le-Duc, qui, croyantretrouver sous un jubé Renaissance et un autel du XVIIe siècle les tracesd’un chœur roman, remettent tout l’édifice dans l’état où il devait êtreau XIIe siècle), ne laisse pas une pierre du bâtiment nouveau, reperce et« restitue » la rue des Perchamps. Elle a d’ailleurs pour ces reconstitutions,des données plus précises que n’en ont généralement les restaurateurs :quelques images conservées par ma mémoire, les dernières peut-être quiexistent encore actuellement, et destinées à être bientôt anéanties, de cequ’était le Combray du temps de mon enfance ; et parce que c’est lui-même qui les a tracées en moi avant de disparaître, émouvantes – si on peutcomparer un obscur portrait à ces effigies glorieuses dont ma grand-mèreaimait à me donner des reproductions – comme ces gravures anciennes dela Cène ou ce tableau de Gentile Bellini dans lesquels l’on voit en un étatqui n’existe plus aujourd’hui le chef-d’œuvre de Vinci et le portail de Saint-Marc.

On passait, rue de l’Oiseau, devant la vieille hôtellerie de l’Oiseau fleschédans la grande cour de laquelle entrèrent quelquefois au XVIIe siècle lescarrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorencyquand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leursfermiers, pour une question d’hommage. On gagnait le mail entre les arbresduquel apparaissait le clocher de Saint-Hilaire. Et j’aurais voulu pouvoirm’asseoir là et rester toute la journée à lire en écoutant les cloches ; caril faisait si beau et si tranquille que, quand sonnait l’heure, on aurait ditnon qu’elle rompait le calme du jour mais qu’elle le débarrassait de ce qu’ilcontenait et que le clocher avec l’exactitude indolente et soigneuse d’unepersonne qui n’a rien d’autre à faire, venait seulement – pour exprimer etlaisser tomber les quelques gouttes d’or que la chaleur y avait lentementet naturellement amassées – de presser, au moment voulu, la plénitude dusilence.

Le plus grand charme du côté de Guermantes, c’est qu’on y avait presquetout le temps à côté de soi le cours de la Vivonne. On la traversait unepremière fois, dix minutes après avoir quitté la maison, sur une passerelledite le Pont-Vieux. Dès le lendemain de notre arrivée, le jour de Pâques,

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après le sermon s’il faisait beau temps, je courais jusque-là, voir dans cedésordre d’un matin de grande fête où quelques préparatifs somptueuxfont paraître plus sordides les ustensiles de ménage qui traînent encore, larivière qui se promenait déjà en bleu ciel entre les terres encore noires etnues, accompagnée seulement d’une bande de coucous arrivés trop tôt etde primevères en avance, cependant que çà et là une violette au bec bleulaissait fléchir sa tige sous le poids de la goutte d’odeur qu’elle tenait dansson cornet. Le Pont-Vieux débouchait dans un sentier de halage qui à cetendroit se tapissait l’été du feuillage bleu d’un noisetier sous lequel unpêcheur en chapeau de paille avait pris racine. À Combray où je savais quelleindividualité de maréchal ferrant ou de garçon épicier était dissimulée sousl’uniforme du suisse ou le surplis de l’enfant de chœur, ce pêcheur est laseule personne dont je n’aie jamais découvert l’identité. Il devait connaîtremes parents, car il soulevait son chapeau quand nous passions ; je voulaisalors demander son nom, mais on me faisait signe de me taire pour nepas effrayer le poisson. Nous nous engagions dans le sentier de halage quidominait le courant d’un talus de plusieurs pieds ; de l’autre côté la rive étaitbasse, étendue en vastes prés jusqu’au village et jusqu’à la gare qui en étaitdistante. Ils étaient semés des restes, à demi enfouis dans l’herbe, du châteaudes anciens comtes de Combray qui au Moyen Âge avait de ce côté le coursde la Vivonne comme défense contre les attaques des sires de Guermanteset des abbés de Martinville. Ce n’étaient plus que quelques fragmentsde tours bossuant la prairie, à peine apparents, quelques créneaux d’oùjadis l’arbalétrier lançait des pierres, d’où le guetteur surveillait Novepont,Clairefontaine, Martinville-le-Sec, Bailleau-l’Exempt, toutes terres vassalesde Guermantes entre lesquelles Combray était enclavé, aujourd’hui au rasde l’herbe, dominés par les enfants de l’école des frères qui venaient làapprendre leurs leçons ou jouer aux récréations ; – passé presque descendudans la terre, couché au bord de l’eau comme un promeneur qui prend lefrais, mais me donnant fort à songer, me faisant ajouter dans le nom deCombray à la petite ville d’aujourd’hui une cité très différente, retenantmes pensées par son visage incompréhensible et d’autrefois qu’il cachait àdemi sous les boutons d’or. Ils étaient fort nombreux à cet endroit qu’ilsavaient choisi pour leurs jeux sur l’herbe, isolés, par couples, par troupes,jaunes comme un jaune d’œuf, brillants d’autant plus, me semblait-il, quene pouvant dériver vers aucune velléité de dégustation le plaisir que leur vueme causait, je l’accumulais dans leur surface dorée, jusqu’à ce qu’il devîntassez puissant pour produire de l’inutile beauté ; et cela dès ma plus petiteenfance, quand du sentier de halage je tendais les bras vers eux sans pouvoirépeler complètement leur joli nom de Princes de contes de fées français,venus peut-être il y a bien des siècles d’Asie mais apatriés pour toujours au

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village, contents du modeste horizon, aimant le soleil et le bord de l’eau,fidèles à la petite vue de la gare, gardant encore pourtant comme certaines denos vieilles toiles peintes, dans leur simplicité populaire, un poétique éclatd’orient.

Je m’amusais à regarder les carafes que les gamins mettaient dans laVivonne pour prendre les petits poissons, et qui, remplies par la rivière, oùelles sont à leur tour encloses, à la fois « contenant » aux flancs transparentscomme une eau durcie, et « contenu » plongé dans un plus grand contenantde cristal liquide et courant, évoquaient l’image de la fraîcheur d’une façonplus délicieuse et plus irritante qu’elles n’eussent fait sur une table servie, enne la montrant qu’en fuite dans cette allitération perpétuelle entre l’eau sansconsistance où les mains ne pouvaient la capter et le verre sans fluidité oùle palais ne pourrait en jouir. Je me promettais de venir là plus tard avec deslignes ; j’obtenais qu’on tirât un peu de pain des provisions du goûter ; j’enjetais dans la Vivonne des boulettes qui semblaient suffire pour y provoquerun phénomène de sursaturation, car l’eau se solidifiait aussitôt autour d’elleen grappes ovoïdes de têtards inanitiés qu’elle tenait sans doute jusque-là endissolution, invisibles, tout près d’être en voie de cristallisation.

Bientôt le cours de la Vivonne s’obstrue de plantes d’eau. Il y en ad’abord d’isolées comme tel nénufar à qui le courant au travers duquel ilétait placé d’une façon malheureuse laissait si peu de repos que comme unbac actionné mécaniquement il n’abordait une rive que pour retourner à celled’où il était venu, refaisant éternellement la double traversée. Poussé vers larive, son pédoncule se dépliait, s’allongeait, filait, atteignait l’extrême limitede sa tension jusqu’au bord où le courant le reprenait, le vert cordage serepliait sur lui-même et ramenait la pauvre plante à ce qu’on peut d’autantmieux appeler son point de départ qu’elle n’y restait pas une seconde sansen repartir par une répétition de la même manœuvre. Je la retrouvais depromenade en promenade, toujours dans la même situation, faisant penserà certains neurasthéniques au nombre desquels mon grand-père comptaitma tante Léonie, qui nous offrent sans changement au cours des années lespectacle des habitudes bizarres qu’ils se croient chaque fois à la veille desecouer et qu’ils gardent toujours ; pris dans l’engrenage de leurs malaiseset de leurs manies, les efforts dans lesquels ils se débattent inutilement pouren sortir ne font qu’assurer le fonctionnement et faire jouer le déclic deleur diététique étrange, inéluctable et funeste. Tel était ce nénufar, pareilaussi à quelqu’un de ces malheureux dont le tourment singulier, qui serépète indéfiniment durant l’éternité, excitait la curiosité de Dante et dontil se serait fait raconter plus longuement les particularités et la cause par lesupplicié lui-même, si Virgile, s’éloignant à grands pas, ne l’avait forcé à lerattraper au plus vite, comme moi mes parents.

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Mais plus loin le courant se ralentit, il traverse une propriété dont l’accèsétait ouvert au public par celui à qui elle appartenait et qui s’y était compluà des travaux d’horticulture aquatique, faisant fleurir, dans les petits étangsque forme la Vivonne, de véritables jardins de nympheas. Comme les rivesétaient à cet endroit très boisées, les grandes ombres des arbres donnaientà l’eau un fond qui était habituellement d’un vert sombre mais que parfois,quand nous rentrions par certains soirs rassérénés d’après-midi orageux,j’ai vu d’un bleu clair et cru, tirant sur le violet, d’apparence cloisonnéeet de goût japonais. Çà et là, à la surface, rougissait comme une fraiseune fleur de nymphea au cœur écarlate, blanc sur les bords. Plus loin,les fleurs plus nombreuses étaient plus pâles, moins lisses, plus grenues,plus plissées, et disposées par le hasard en enroulements si gracieux qu’oncroyait voir flotter à la dérive, comme après l’effeuillement mélancoliqued’une fête galante, des roses mousseuses en guirlandes dénouées. Ailleursun coin semblait réservé aux espèces communes qui montraient le blancet le rose proprets de la julienne, lavés comme de la porcelaine avec unsoin domestique, tandis qu’un peu plus loin, pressées les unes contre lesautres en une véritable plate-bande flottante, on eût dit des pensées desjardins qui étaient venues poser comme des papillons leurs ailes bleuâtreset glacées, sur l’obliquité transparente de ce parterre d’eau ; de ce parterrecéleste aussi : car il donnait aux fleurs un sol d’une couleur plus précieuse,plus émouvante que la couleur des fleurs elles-mêmes ; et, soit que pendantl’après-midi il fît étinceler sous les nympheas le kaléidoscope d’un bonheurattentif, silencieux et mobile, ou qu’il s’emplît vers le soir, comme quelqueport lointain, du rose et de la rêverie du couchant, changeant sans cesse pourrester toujours en accord, autour des corolles de teintes plus fixes, avec cequ’il y a de plus profond, de plus fugitif, de plus mystérieux – avec ce qu’ily a d’infini – dans l’heure, il semblait les avoir fait fleurir en plein ciel.

Au sortir de ce parc, la Vivonne redevient courante. Que de fois j’ai vu,j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui,ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fondde sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le cielqui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût dubonheur et de la paix.

Nous nous asseyions entre les iris au bord de l’eau. Dans le ciel férié,flânait longuement un nuage oisif. Par moments oppressée par l’ennui, unecarpe se dressait hors de l’eau dans une aspiration anxieuse. C’était l’heuredu goûter. Avant de repartir nous restions longtemps à manger des fruits, dupain et du chocolat, sur l’herbe où parvenaient jusqu’à nous, horizontaux,affaiblis, mais denses et métalliques encore, des sons de la cloche de Saint-Hilaire qui ne s’étaient pas mélangés à l’air qu’ils traversaient depuis si

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longtemps, et côtelés par la palpitation successive de toutes leurs lignessonores, vibraient en rasant les fleurs, à nos pieds.

Parfois, au bord de l’eau entourée de bois, nous rencontrions une maisondite de plaisance, isolée, perdue, qui ne voyait rien, du monde, que larivière qui baignait ses pieds. Une jeune femme dont le visage pensif et lesvoiles élégants n’étaient pas de ce pays et qui sans doute était venue, selonl’expression populaire « s’enterrer » là, goûter le plaisir amer de sentir queson nom, le nom surtout de celui dont elle n’avait pu garder le cœur, y étaitinconnu, s’encadrait dans la fenêtre qui ne lui laissait pas regarder plus loinque la barque amarrée près de la porte. Elle levait distraitement les yeux enentendant derrière les arbres de la rive la voix des passants dont avant qu’elleeût aperçu leur visage, elle pouvait être certaine que jamais ils n’avaientconnu, ni ne connaîtraient l’infidèle, que rien dans leur passé ne gardaitsa marque, que rien dans leur avenir n’aurait l’occasion de la recevoir. Onsentait que, dans son renoncement, elle avait volontairement quitté des lieuxoù elle aurait pu du moins apercevoir celui qu’elle aimait, pour ceux-ci quine l’avaient jamais vu. Et je la regardais, revenant de quelque promenade surun chemin où elle savait qu’il ne passerait pas, ôter de ses mains résignéesde longs gants d’une grâce inutile.

Jamais dans la promenade du côté de Guermantes nous ne pûmesremonter jusqu’aux sources de la Vivonne, auxquelles j’avais souvent penséet qui avaient pour moi une existence si abstraite, si idéale, que j’avais étéaussi surpris quand on m’avait dit qu’elles se trouvaient dans le département,à une certaine distance kilométrique de Combray, que le jour où j’avaisappris qu’il y avait un autre point précis de la terre où s’ouvrait, dansl’antiquité, l’entrée des Enfers. Jamais non plus nous ne pûmes pousserjusqu’au terme que j’eusse tant souhaité d’atteindre, jusqu’à Guermantes. Jesavais que là résidaient des châtelains, le duc et la duchesse de Guermantes,je savais qu’ils étaient des personnages réels et actuellement existants, maischaque fois que je pensais à eux, je me les représentais tantôt en tapisserie,comme était la comtesse de Guermantes, dans le « Couronnement d’Esther »de notre église, tantôt de nuances changeantes comme était Gilbert leMauvais dans le vitrail où il passait du vert chou au bleu prune selon quej’étais encore à prendre de l’eau bénite ou que j’arrivais à nos chaises, tantôttout à fait impalpables comme l’image de Geneviève de Brabant, ancêtre dela famille de Guermantes, que la lanterne magique promenait sur les rideauxde ma chambre ou faisait monter au plafond – enfin toujours enveloppésdu mystère des temps mérovingiens et baignant comme dans un coucherde soleil dans la lumière orangée qui émane de cette syllabe : « antes ».Mais si malgré cela ils étaient pour moi, en tant que duc et duchesse,des êtres réels, bien qu’étranges, en revanche leur personne ducale se

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distendait démesurément, s’immatérialisait, pour pouvoir contenir en elle ceGuermantes dont ils étaient duc et duchesse, tout ce « côté de Guermantes »ensoleillé, le cours de la Vivonne, ses nymphéas et ses grands arbres, et tantde beaux après-midi. Et je savais qu’ils ne portaient pas seulement le titre deduc et de duchesse de Guermantes, mais que depuis le XIVe siècle où, aprèsavoir inutilement essayé de vaincre ses anciens seigneurs ils s’étaient alliésà eux par des mariages, ils étaient comtes de Combray, les premiers descitoyens de Combray par conséquent et pourtant les seuls qui n’y habitassentpas. Comtes de Combray, possédant Combray au milieu de leur nom, de leurpersonne, et sans doute ayant effectivement en eux cette étrange et pieusetristesse qui était spéciale à Combray ; propriétaires de la ville, mais nond’une maison particulière, demeurant sans doute dehors, dans la rue, entreciel et terre, comme ce Gilbert de Guermantes, dont je ne voyais aux vitrauxde l’abside de Saint-Hilaire que l’envers de laque noire, si je levais la tête,quand j’allais chercher du sel chez Camus.

Puis il arriva que sur le côté de Guermantes je passai parfois devantde petits enclos humides où montaient des grappes de fleurs sombres.Je m’arrêtais, croyant acquérir une notion précieuse, car il me semblaitavoir sous les yeux un fragment de cette région fluviatible, que je désiraistant connaître depuis que je l’avais vue décrite par un de mes écrivainspréférés. Et ce fut avec elle, avec son sol imaginaire traversé de coursd’eau bouillonnants, que Guermantes, changeant d’aspect dans ma pensée,s’identifia, quand j’eus entendu le docteur Percepied nous parler des fleurset des belles eaux vives qu’il y avait dans le parc du château. Je rêvais queMme de Guermantes m’y faisait venir, éprise pour moi d’un soudain caprice ;tout le jour elle y pêchait la truite avec moi. Et le soir me tenant par lamain, en passant devant les petits jardins de ses vassaux, elle me montraitle long des murs bas, les fleurs qui y appuient leurs quenouilles violetteset rouges et m’apprenait leurs noms. Elle me faisait lui dire le sujet despoèmes que j’avais l’intention de composer. Et ces rêves m’avertissaientque puisque je voulais un jour être un écrivain, il était temps de savoir ceque je comptais écrire. Mais dès que je me le demandais, tâchant de trouverun sujet où je pusse faire tenir une signification philosophique infinie, monesprit s’arrêtait de fonctionner, je ne voyais plus que le vide en face de monattention, je sentais que je n’avais pas de génie ou peut-être une maladiecérébrale l’empêchait de naître. Parfois je comptais sur mon père pourarranger cela. Il était si puissant, si en faveur auprès des gens en placequ’il arrivait à nous faire transgresser les lois que Françoise m’avait apprisà considérer comme plus inéluctables que celles de la vie et de la mort,à faire retarder d’un an pour notre maison, seule de tout le quartier, lestravaux de « ravalement », à obtenir du ministre pour le fils de Mme Sazerat

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qui voulait aller aux eaux, l’autorisation qu’il passât le baccalauréat deuxmois d’avance, dans la série des candidats dont le nom commençait parun A au lieu d’attendre le tour des S. Si j’étais tombé gravement malade,si j’avais été capturé par des brigands, persuadé que mon père avait tropd’intelligences avec les puissances suprêmes, de trop irrésistibles lettres derecommandation auprès du bon Dieu, pour que ma maladie ou ma captivitépussent être autre chose que de vains simulacres sans danger pour moi,j’aurais attendu avec calme l’heure inévitable du retour à la bonne réalité,l’heure de la délivrance ou de la guérison ; peut-être cette absence de génie,ce trou noir qui se creusait dans mon esprit quand je cherchais le sujet de mesécrits futurs, n’était-il aussi qu’une illusion sans consistance, et cesserait-ellepar l’intervention de mon père qui avait dû convenir avec le Gouvernementet avec la Providence que je serais le premier écrivain de l’époque. Maisd’autres fois tandis que mes parents s’impatientaient de me voir rester enarrière et ne pas les suivre, ma vie actuelle au lieu de me sembler une créationartificielle de mon père et qu’il pouvait modifier à son gré, m’apparaissaitau contraire comme comprise dans une réalité qui n’était pas faite pour moi,contre laquelle il n’y avait pas de recours, au cœur de laquelle je n’avais pasd’allié, qui ne cachait rien au-delà d’elle-même. Il me semblait alors quej’existais de la même façon que les autres hommes, que je vieillirais, queje mourrais comme eux, et que parmi eux j’étais seulement du nombre deceux qui n’ont pas de dispositions pour écrire. Aussi, découragé, je renonçaisà jamais à la littérature, malgré les encouragements que m’avait donnésBloch. Ce sentiment intime, immédiat, que j’avais du néant de ma pensée,prévalait contre toutes les paroles flatteuses qu’on pouvait me prodiguer,comme chez un méchant dont chacun vante les bonnes actions, les remordsde sa conscience.

Un jour ma mère me dit : « Puisque tu parles toujours de Mme deGuermantes, comme le docteur Percepied l’a très bien soignée il y a quatreans, elle doit venir à Combray pour assister au mariage de sa fille. Tu pourrasl’apercevoir à la cérémonie. » C’était du reste par le docteur Percepied quej’avais le plus entendu parler de Mme de Guermantes, et il nous avait mêmemontré le numéro d’une revue illustrée où elle était représentée dans lecostume qu’elle portait à un bal travesti chez la princesse de Léon.

Tout d’un coup pendant la messe de mariage, un mouvement que fitle suisse en se déplaçant me permit de voir assise dans une chapelle unedame blonde avec un grand nez, des yeux bleus et perçants, une cravatebouffante en soie mauve, lisse, neuve et brillante, et un petit bouton aucoin du nez. Et parce que dans la surface de son visage rouge, comme sielle eût eu très chaud, je distinguais, diluées et à peine perceptibles, desparcelles d’analogie avec le portrait qu’on m’avait montré, parce que surtout

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les traits particuliers que je relevais en elle, si j’essayais de les énoncer, seformulaient précisément dans les mêmes termes : un grand nez, des yeuxbleus, dont s’était servi le docteur Percepied quand il avait décrit devantmoi la duchesse de Guermantes, je me dis : cette dame ressemble à Mme

de Guermantes ; or la chapelle où elle suivait la messe était celle de Gilbertle Mauvais, sous les plates tombes de laquelle, dorées et distendues commedes alvéoles de miel, reposaient les anciens comtes de Brabant, et que je merappelais être à ce qu’on m’avait dit réservée à la famille de Guermantesquand quelqu’un de ses membres venait pour une cérémonie à Combray ;il ne pouvait vraisemblablement y avoir qu’une seule femme ressemblantau portrait de Mme de Guermantes, qui fût ce jour-là, jour où elle devaitjustement venir, dans cette chapelle : c’était elle ! Ma déception était grande.Elle provenait de ce que je n’avais jamais pris garde quand je pensais à Mme

de Guermantes, que je me la représentais avec les couleurs d’une tapisserieou d’un vitrail, dans un autre siècle, d’une autre matière que le reste despersonnes vivantes. Jamais je ne m’étais avisé qu’elle pouvait avoir unefigure rouge, une cravate mauve comme Mme Sazerat, et l’ovale de sesjoues me fit tellement souvenir de personnes que j’avais vues à la maisonque le m’effleura pour se dissiper d’ailleurs aussitôt après, que cette dameen son principe générateur, en toutes ses molécules, n’était peut-être passubstantiellement la duchesse de Guermantes, mais que son corps, ignorantdu nom qu’on lui appliquait, appartenait à un certain type féminin, quicomprenait aussi des femmes de médecins et de commerçants. « C’est cela,ce n’est que cela, Mme de Guermantes ! », disait la mine attentive et étonnéeavec laquelle je contemplais cette image qui naturellement n’avait aucunrapport avec celles qui sous le même nom de Mme de Guermantes étaientapparues tant de fois dans mes songes, puisque, elle, elle n’avait pas étécomme les autres arbitrairement formée par moi, mais qu’elle m’avait sautéaux yeux pour la première fois il y a un moment seulement, dans l’église ;qui n’était pas de la même nature, n’était pas colorable à volonté commeelles qui se laissaient imbiber de la teinte orangée d’une syllabe, mais étaitsi réelle que tout, jusqu’à ce petit bouton qui s’enflammait au coin du nez,certifiait son assujettissement aux lois de la vie, comme dans une apothéosede théâtre, un plissement de la robe de la fée, un tremblement de son petitdoigt, dénoncent la présence matérielle d’une actrice vivante, là où nousétions incertains si nous n’avions pas devant les yeux une simple projectionlumineuse.

Mais en même temps, sur cette image que le nez proéminent les yeuxperçants, épinglaient dans ma vision (peut-être parce que c’étaient euxqui l’avaient d’abord atteinte, qui y avaient fait la première encoche,au moment où je n’avais pas encore le temps de songer que la femme

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qui apparaissait devant moi pouvait être Mme de Guermantes) sur cetteimage toute récente, inchangeable, j’essayais d’appliquer l’idée : « C’estMme de Guermantes » sans parvenir qu’à la faire manœuvrer en face del’image, comme deux disques séparés par un intervalle. Mais cette Mme

de Guermantes à laquelle j’avais si souvent rêvé, maintenant que je voyaisqu’elle existait effectivement en dehors de moi, en prit plus de puissanceencore sur mon imagination qui, un moment paralysée au contact d’uneréalité si différente de ce qu’elle attendait, se mit à réagir et à me dire :« Glorieux dès avant Charlemagne, les Guermantes avaient le droit devie et de mort sur leurs vassaux ; la duchesse de Guermantes descend deGeneviève de Brabant. Elle ne connaît, ni ne consentirait à connaître aucunedes personnes qui sont ici. »

Et – ô merveilleuse indépendance des regards humains, retenus au visagepar une corde si lâche, si longue, si extensible qu’ils peuvent se promenerseuls loin de lui – pendant que Mme de Guermantes était assise dans lachapelle au-dessus des tombes de ses morts, ses regards flânaient çà et là,montaient le long des piliers, s’arrêtaient même sur moi, comme un rayon desoleil errant dans la nef, mais un rayon de soleil qui, au moment où je reçussa caresse, me sembla conscient. Quant à Mme de Guermantes elle-même,comme elle restait immobile, assise comme une mère qui semble ne pas voirles audaces espiègles et les entreprises indiscrètes de ses enfants qui jouentet interpellent des personnes qu’elle ne connaît pas, il me fut impossible desavoir si elle approuvait ou blâmait dans le désœuvrement de son âme, levagabondage de ses regards.

Je trouvais important qu’elle ne partît pas avant que j’eusse pu la regardersuffisamment, car je me rappelais que depuis des années je considérais savue comme éminemment désirable, et je ne détachais pas mes yeux d’elle,comme si chacun de mes regards eût pu matériellement emporter et mettreen réserve en moi le souvenir du nez proéminent, des joues rouges, de toutesces particularités qui me semblaient autant de renseignements précieux,authentiques et singuliers sur son visage. Maintenant que me le faisaienttrouver beau toutes les pensées que j’y rapportais – et peut-être surtout,forme de l’instinct de conservation des meilleures parties de nous-mêmes cedésir qu’on a toujours de ne pas avoir été déçu – la replaçant (puisque c’étaitune seule personne qu’elle et cette duchesse de Guermantes que j’avaisévoquée jusque-là) hors du reste de l’humanité dans laquelle la vue pureet simple de son corps me l’avait fait un instant confondre, je m’irritais enentendant dire autour de moi : « Elle est mieux que Mme Sazerat, que Mlle

Vinteuil », comme si elle leur eût été comparable. Et mes regards s’arrêtantà ses cheveux blonds, à ses yeux bleus, à l’attache de son cou et omettantles traits qui eussent pu me rappeler d’autres visages, je m’écriais devant ce

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croquis volontairement incomplet : « Qu’elle est belle ! Quelle noblesse !Comme c’est bien une fière Guermantes, la descendante de Geneviève deBrabant, que j’ai devant moi ! » Et l’attention avec laquelle j’éclairais sonvisage l’isolait tellement, qu’aujourd’hui si je repense à cette cérémonie, ilm’est impossible de revoir une seule des personnes qui y assistaient sauf elleet le suisse qui répondit affirmativement quand je lui demandai si cette dameétait bien Mme de Guermantes. Mais elle, je la revois, surtout au momentdu défilé dans la sacristie qu’éclairait le soleil intermittent et chaud d’unjour de vent et d’orage, et dans laquelle Mme de Guermantes se trouvait aumilieu de tous ces gens de Combray dont elle ne savait même pas les noms,mais dont l’infériorité proclamait trop sa suprématie pour qu’elle ne ressentîtpas pour eux une sincère bienveillance et auxquels du reste elle espéraitimposer davantage encore à force de bonne grâce et de simplicité. Aussi, nepouvant émettre ces regards volontaires, chargés d’une signification précise,qu’on adresse à quelqu’un qu’on connaît, mais seulement laisser ses penséesdistraites s’échapper incessamment devant elle en un flot de lumière bleuequ’elle ne pouvait contenir, elle ne voulait pas qu’il pût gêner, paraîtredédaigner ces petites gens qu’il rencontrait au passage, qu’il atteignait àtous moments. Je revois encore, au-dessus de sa cravate mauve, soyeuseet gonflée, le doux étonnement de ses yeux auxquels elle avait ajouté sansoser le destiner à personne mais pour que tous pussent en prendre leur partun sourire un peu timide de suzeraine qui a l’air de s’excuser auprès deses vassaux et de les aimer. Ce sourire tomba sur moi qui ne la quittaispas des yeux. Alors me rappelant ce regard qu’elle avait laissé s’arrêter surmoi, pendant la messe, bleu comme un rayon de soleil qui aurait traverséle vitrail de Gilbert le Mauvais, je me dis : « Mais sans doute elle faitattention à moi. » Je crus que je lui plaisais, qu’elle penserait encore àmoi quand elle aurait quitté l’église, qu’à cause de moi elle serait peut-êtretriste le soir à Guermantes. Et aussitôt je l’aimai, car s’il peut quelquefoissuffire pour que nous aimions une femme qu’elle nous regarde avec mépriscomme j’avais cru qu’avait fait Mlle Swann et que nous pensions qu’elle nepourra jamais nous appartenir, quelquefois aussi il peut suffire qu’elle nousregarde avec bonté comme faisait Mme de Guermantes et que nous pensionsqu’elle pourra nous appartenir. Ses yeux bleuissaient comme une pervencheimpossible à cueillir et que pourtant elle m’eût dédiée ; et le soleil menacépar un nuage, mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans lasacristie, donnait une carnation de géranium aux tapis rouges qu’on y avaitétendus par terre pour la solennité et sur lesquels s’avançait en souriant Mme

de Guermantes, et ajoutait à leur lainage un velouté rose, un épiderme delumière, cette sorte de tendresse, de sérieuse douceur dans la pompe et dansla joie qui caractérisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de

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Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au sonde la trompette l’épithète de délicieux.

Combien depuis ce jour, dans mes promenades du côté de Guermantes, ilme parut plus affligeant encore qu’auparavant de n’avoir pas de dispositionspour les lettres, et de devoir renoncer à être jamais un écrivain célèbre.Les regrets que j’en éprouvais, tandis que je restais seul à rêver un peuà l’écart, me faisaient tant souffrir, que pour ne plus les ressentir, de lui-même par une sorte d’inhibition devant la douleur, mon esprit s’arrêtaitentièrement de penser aux vers, aux romans, à un avenir poétique sur lequelmon manque de talent m’interdisait de compter. Alors, bien en dehors detoutes ces préoccupations littéraires et ne s’y rattachant en rien, tout d’uncoup un toit, un reflet de soleil sur une pierre, l’odeur d’un chemin mefaisaient arrêter par un plaisir particulier qu’ils me donnaient, et aussi parcequ’ils avaient l’air de cacher au-delà de ce que je voyais, quelque chosequ’ils invitaient à venir prendre et que malgré mes efforts je n’arrivais pasà découvrir. Comme je sentais que cela se trouvait en eux, je restais là,immobile, à regarder, à respirer, à tâcher d’aller avec ma pensée au-delà del’image ou de l’odeur. Et s’il me fallait rattraper mon grand-père, poursuivrema route, je cherchais à les retrouver, en fermant les yeux ; je m’attachaisà me rappeler exactement la ligne du toit, la nuance de la pierre qui, sansque je pusse comprendre pourquoi, m’avaient semblé pleines, prêtes às’entrouvrir, à me livrer ce dont elles n’étaient qu’un couvercle. Certes cen’était pas des impressions de ce genre qui pouvaient me rendre l’espéranceque j’avais perdue de pouvoir être un jour écrivain et poète, car elles étaienttoujours liées à un objet particulier dépourvu de valeur intellectuelle et ne serapportant à aucune vérité abstraite. Mais du moins elles me donnaient unplaisir irraisonné, l’illusion d’une sorte de fécondité et par là me distrayaientde l’ennui, du sentiment de mon impuissance que j’avais éprouvés chaquefois que j’avais cherché un sujet philosophique pour une grande œuvrelittéraire. Mais le devoir de conscience était si ardu que m’imposaient cesimpressions de forme, de parfum ou de couleur – de tâcher d’apercevoirce qui se cachait derrière elles, que je ne tardais pas à me chercher à moi-même des excuses qui me permissent de me dérober à ces efforts et dem’épargner cette fatigue. Par bonheur mes parents m’appelaient, je sentaisque je n’avais pas présentement la tranquillité nécessaire pour poursuivreutilement ma recherche, et qu’il valait mieux n’y plus penser jusqu’à ceque je fusse rentré, et ne pas me fatiguer d’avance sans résultat. Alors je nem’occupais plus de cette chose inconnue qui s’enveloppait d’une forme oud’un parfum, bien tranquille puisque je la ramenais à la maison, protégée parle revêtement d’images sous lesquelles je la trouverais vivante, comme lespoissons que les jours où on m’avait laissé aller à la pêche, je rapportais dans

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mon panier couverts par une couche d’herbe qui préservait leur fraîcheur.Une fois à la maison je songeais à autre chose et ainsi s’entassaient dansmon esprit (comme dans ma chambre les fleurs que j’avais cueillies dansmes promenades ou les objets qu’on m’avait donnés), une pierre où jouaitun reflet, un toit, un son de cloche, une odeur de feuilles, bien des imagesdifférentes sous lesquelles il y a longtemps qu’est morte la réalité pressentieque je n’ai pas eu assez de volonté pour arriver à découvrir. Une fois pourtant– où notre promenade s’étant prolongée fort au-delà de sa durée habituelle,nous avions été bien heureux de rencontrer à mi-chemin du retour, commel’après-midi finissait, le docteur Percepied qui passait en voiture à brideabattue nous avait reconnus et fait monter avec lui – j’eus une impressionde ce genre et ne l’abandonnai pas sans un peu l’approfondir. On m’avaitfait monter près du cocher, nous allions comme le vent parce que le docteuravait encore avant de rentrer à Combray à s’arrêter à Martinville-le-Sec chezun malade à la porte duquel il avait été convenu que nous l’attendrions.Au tournant d’un chemin j’éprouvai tout à coup ce plaisir spécial qui neressemblait à aucun autre, à apercevoir les deux clochers de Martinville, surlesquels donnait le soleil couchant et que le mouvement de notre voiture etles lacets du chemin avaient l’air de faire changer de place, puis celui deVieuxvicq qui, séparé d’eux par une colline et une vallée, et situé sur unplateau plus élevé dans le lointain, semblait pourtant tout voisin d’eux.

En constatant, en notant la forme de leur flèche, le déplacement de leurslignes, l’ensoleillement de leur surface, je sentais que je n’allais pas au boutde mon impression, que quelque chose était derrière ce mouvement, derrièrecette clarté, quelque chose qu’ils semblaient contenir et dérober à la fois.

Les clochers paraissaient si éloignés et nous avions l’air de si peu nousrapprocher d’eux, que je fus étonné quand, quelques instants après, nousnous arrêtâmes devant l’église de Martinville. Je ne savais pas la raison duplaisir que j’avais eu à les apercevoir à l’horizon et l’obligation de chercherà découvrir cette raison me semblait bien pénible ; j’avais envie de garderen réserve dans ma tête ces lignes remuantes au soleil et de n’y plus pensermaintenant. Et il est probable que si je l’avais fait, les deux clochers seraientallés à jamais rejoindre tant d’arbres, de toits, de parfums, de sons, quej’avais distingués des autres à cause de ce plaisir obscur qu’ils m’avaientprocuré et que je n’ai jamais approfondi. Je descendis causer avec mesparents en attendant le docteur. Puis nous repartîmes, je repris ma placesur le siège, je tournai la tête pour voir encore les clochers qu’un peu plustard, j’aperçus une dernière fois au tournant d’un chemin. Le cocher, quine semblait pas disposé à causer, ayant à peine répondu à mes propos forceme fut, faute d’autre compagnie, de me rabattre sur celle de moi-même etd’essayer de me rappeler mes clochers. Bientôt leurs lignes et leurs surfaces

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ensoleillées, comme si elles avaient été une sorte d’écorce, se déchirèrent,un peu de ce qui m’était caché en elles m’apparut, j’eus une pensée quin’existait pas pour moi l’instant avant, qui se formula en mots dans ma tête,et le plaisir que m’avait fait tout à l’heure éprouver leur vue s’en trouvatellement accru que, pris d’une sorte d’ivresse, je ne pus plus penser à autrechose. À ce moment et comme nous étions déjà loin de Martinville entournant la tête je les aperçus de nouveau, tout noirs cette fois, car le soleilétait déjà couché. Par moments les tournants du chemin me les dérobaient,puis ils se montrèrent une dernière fois et enfin je ne les vis plus.

Sans me dire que ce qui était caché derrière les clochers de Martinvilledevait être quelque chose d’analogue à une jolie phrase, puisque c’était sousla forme de mots qui me faisaient plaisir, que cela m’était apparu, demandantun crayon et du papier au docteur, je composai malgré les cahots de lavoiture, pour soulager ma conscience et obéir à mon enthousiasme, le petitmorceau suivant que j’ai retrouvé depuis et auquel je n’ai eu à faire subirque peu de changements :

« Seuls, s’élevant du niveau de la plaine et comme perdus en rasecampagne, montaient vers le ciel les deux clochers de Martinville. Bientôtnous en vîmes trois : venant se placer en face d’eux par une volte hardie,un clocher retardataire, celui de Vieuxvicq, les avait rejoints. Les minutespassaient, nous allions vite et pourtant les trois clochers étaient toujoursau loin devant nous, comme trois oiseaux posés sur la plaine, immobileset qu’on distingue au soleil. Puis le clocher de Vieuxvicq s’écarta, pritses distances, et les clochers de Martinville restèrent seuls, éclairés par lalumière du couchant que même à cette distance, sur leurs pentes, je voyaisjouer et sourire. Nous avions été si longs à nous rapprocher d’eux, que jepensais au temps qu’il faudrait encore pour les atteindre quand, tout d’uncoup, la voiture ayant tourné, elle nous déposa à leurs pieds ; et ils s’étaientjetés si rudement au-devant d’elle, qu’on n’eut que le temps d’arrêter pourne pas se heurter au porche. Nous poursuivîmes notre route ; nous avionsdéjà quitté Martinville depuis un peu de temps et le village après nous avoiraccompagnés quelques secondes avait disparu, que restés seuls à l’horizonà nous regarder fuir, ses clochers et celui de Vieuxvicq agitaient encoreen signe d’adieu leurs cimes ensoleillées. Parfois l’un s’effaçait pour queles deux autres pussent nous apercevoir un instant encore ; mais la routechangea de direction, ils virèrent dans la lumière comme trois pivots d’or etdisparurent à mes yeux. Mais, un peu plus tard, comme nous étions déjà prèsde Combray, le soleil étant maintenant couché, je les aperçus une dernièrefois de très loin qui n’étaient plus que comme trois fleurs peintes sur le cielau-dessus de la ligne basse des champs. Ils me faisaient penser aussi auxtrois jeunes filles d’une légende, abandonnées dans une solitude où tombait

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déjà l’obscurité ; et tandis que nous nous éloignions au galop, je les vistimidement chercher leur chemin et après quelques gauches trébuchementsde leurs nobles silhouettes, se serrer les uns contre les autres, glisser l’underrière l’autre, ne plus faire sur le ciel encore rose qu’une seule forme noire,charmante et résignée, et s’effacer dans la nuit. » Je ne repensai jamais à cettepage, mais à ce moment-là, quand, au coin du siège où le cocher du docteurplaçait habituellement dans un panier les volailles qu’il avait achetées aumarché de Martinville, j’eus fini de l’écrire, je me trouvai si heureux, jesentais qu’elle m’avait si parfaitement débarrassé de ces clochers et de cequ’ils cachaient derrière eux, que, comme si j’avais été moi-même une pouleet si je venais de pondre un œuf, je me mis à chanter à tue-tête.

Pendant toute la journée, dans ces promenades, j’avais pu rêver au plaisirque ce serait d’être l’ami de la duchesse de Guermantes, de pêcher la truite,de me promener en barque sur la Vivonne, et, avide de bonheur, ne demanderen ces moments-là rien d’autre à la vie que de se composer toujours d’unesuite d’heureux après-midi. Mais quand sur le chemin du retour j’avaisaperçu sur la gauche une ferme, assez distante de deux autres qui étaient aucontraire très rapprochées, et à partir de laquelle pour entrer dans Combrayil n’y avait plus qu’à prendre une allée de chênes bordée d’un côté de présappartenant chacun à un petit clos et plantés à intervalles égaux de pommiersqui y portaient, quand ils étaient éclairés par le soleil couchant, le dessinjaponais de leurs ombres, brusquement mon cœur se mettait à battre, jesavais qu’avant une demi-heure nous serions rentrés, et que, comme c’étaitde règle les jours où nous étions allés du côté de Guermantes et où le dînerétait servi plus tard, on m’enverrait me coucher sitôt ma soupe prise, desorte que ma mère, retenue à table comme s’il y avait du monde à dîner,ne monterait pas me dire bonsoir dans mon lit. La zone de tristesse où jevenais d’entrer était aussi distincte de la zone, où je m’élançais avec joie ily avait un moment encore que dans certains ciels une bande rose est séparéecomme par une ligne d’une bande verte ou d’une bande noire. On voit unoiseau voler dans le rose, il va en atteindre la fin, il touche presque aunoir, puis il y est entré. Les désirs qui tout à l’heure m’entouraient, d’allerà Guermantes, de voyager, d’être heureux, j’étais maintenant tellement endehors d’eux que leur accomplissement ne m’eût fait aucun plaisir. Commej’aurais donné tout cela pour pouvoir pleurer toute la nuit dans les bras demaman ! Je frissonnais, je ne détachais pas mes yeux angoissés du visage dema mère, qui n’apparaîtrait pas ce soir dans la chambre où je me voyais déjàpar la pensée, j’aurais voulu mourir. Et cet état durerait jusqu’au lendemain,quand les rayons du matin, appuyant, comme le jardinier, leurs barreaux aumur revêtu de capucines qui grimpaient jusqu’à ma fenêtre, je sauterais àbas du lit pour descendre vite au jardin, sans plus me rappeler que le soir

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ramènerait jamais l’heure de quitter ma mère. Et de la sorte c’est du côté deGuermantes que j’ai appris à distinguer ces états qui se succèdent en moi,pendant certaines périodes, et vont jusqu’à se partager chaque journée, l’unrevenant chasser l’autre, avec la ponctualité de la fièvre ; contigus, mais siextérieurs l’un à l’autre, si dépourvus de moyens de communication entreeux, que je ne puis plus comprendre, plus même me représenter dans l’un,ce que j’ai désiré, ou redouté, ou accompli dans l’autre.

Aussi le côté de Méséglise et le côté de Guermantes restent-ils pour moiliés à bien des petits évènements de celle de toutes les diverses vies que nousmenons parallèlement, qui est la plus pleine de péripéties, la plus riche enépisodes, je veux dire la vie intellectuelle Sans doute elle progresse et lesvérités qui en ont changé pour nous le, sens et l’aspect, qui nous ont ouvertde nouveaux chemins, nous en préparions depuis longtemps la découverte ;mais c’était sans le savoir ; elles ne datent pour nous que du jour, de laminute où elles nous sont devenues visibles. Les fleurs qui jouaient alorssur l’herbe, l’eau qui passait au soleil, tout le paysage qui environna leurapparition continue à accompagner leur souvenir de son visage inconscientou distrait ; et certes quand ils étaient longuement contemplés par cet humblepassant, par cet enfant qui rêvait – comme l’est un roi, par un mémorialisteperdu dans la foule – ce coin de nature, ce bout de jardin n’eussent pupenser que ce serait grâce à lui qu’ils seraient appelés survivre, en leursparticularités les plus éphémères ; et pourtant ce parfum d’aubépine quibutine le long de la haie où les églantiers le remplaceront bientôt, un bruit depas sans écho sur le gravier d’une allée, une bulle formée contre une planteaquatique par l’eau de la rivière et qui aussitôt, mon exaltation les a portéset a réussi à leur faire traverser tant d’années successives, tandis qu’alentourles chemins se sont effacés et que sont morts ceux qui les foulèrent et lesouvenir de ceux qui les foulèrent. Parfois ce morceau de paysage amenéainsi jusqu’à aujourd’hui se détache si isolé de tout, qu’il flotte incertaindans ma pensée comme une Délos sans que je puisse dire de quel pays,de quel temps – peut-être tout simplement de quel rêve – il vient. Maisc’est surtout comme à des gisements profonds de mon sol mental, commeaux terrains résistants sur lesquels je m’appuie encore, que je dois penserau côté de Méséglise et au côté de Guermantes. C’est parce que je croyaisaux choses, aux êtres, tandis que je les parcourais, que les choses les êtresqu’ils m’ont fait connaître, sont les seuls que je prenne encore au sérieuxet qui me donnent encore de la joie. Soit que la foi qui crée soit tarie enmoi, soit que la réalité ne se forme que dans la mémoire, les fleurs qu’onme montre aujourd’hui pour la première fois ne me semblent pas de vraiesfleurs. Le côté de Méséglise avec ses lilas, ses aubépines, ses bleuets, sescoquelicots, ses pommiers le côté de Guermantes avec sa rivière à têtards,

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ses nymphéas et ses boutons d’or, ont constitué à tout jamais pour moi lafigure des pays où j’aimerais vivre, où j’exige avant tout qu’on puisse allerà la pêche, se promener en canot, voir des ruines de fortifications gothiqueset trouver au milieu des blés, ainsi qu’était Saint-André-des-Champs, uneéglise monumentale, rustique et dorée comme une meule ; et les bleuets,les aubépines, les pommiers qu’il m’arrive quand je voyage de rencontrerencore dans les champs, parce qu’ils sont situés à la même profondeur, auniveau de mon passé, sont immédiatement en communication avec moncœur. Et pourtant, parce qu’il y a quelque chose d’individuel dans les lieux,quand me saisit le désir de revoir le côté de Guermantes, on ne le satisferaitpas en me menant au bord d’une rivière où il y aurait d’aussi beaux, de plusbeaux nymphéas que dans la Vivonne, pas plus que le soir en rentrant – àl’heure où s’éveilla en moi cette angoisse qui plus tard émigre dans l’amour,et peut devenir à jamais inséparable de lui – je n’aurais souhaité que vînt medire bonsoir une mère plus belle et plus intelligente que la mienne. Non ;de même que ce qu’il me fallait pour que je pusse m’endormir heureuxavec cette paix sans trouble qu’aucune maîtresse n’a pu me donner depuispuisqu’on doute d’elles encore au moment où on croit en elles, et qu’onne possède jamais leur cœur comme je recevais dans un baiser celui de mamère, tout entier, sans la réserve d’une arrière-pensée, sans le reliquat d’uneintention qui ne fut pas pour moi – c’est que ce fût elle, c’est qu’elle inclinâtvers moi ce visage où il y avait au-dessous de l’œil quelque chose qui était,paraît-il, un défaut, et que j’aimais à l’égal du reste, de même ce que je veuxrevoir, c’est le côté de Guermantes que j’ai connu, avec la ferme qui est peuéloignée des deux suivantes serrées l’une contre l’autre, à l’entrée de l’alléedes chênes ; ce sont ces prairies où, quand le soleil les rend réfléchissantescomme une mare, se dessinent les feuilles des pommiers, c’est ce paysagedont parfois, la nuit dans mes rêves, l’individualité m’étreint avec unepuissance presque fantastique et que je ne peux plus retrouver au réveil.Sans doute pour avoir à jamais indissolublement uni en moi des impressionsdifférentes rien que parce qu’ils me les avaient fait éprouver en même temps,le côté de Méséglise ou le côté de Guermantes m’ont exposé, pour l’avenir,à bien des déceptions et même à bien des fautes. Car souvent j’ai voulurevoir une personne sans discerner que c’était simplement parce qu’elle merappelait une haie d’aubépines, et j’ai été induit à croire, à faire croire àun regain d’affection, par un simple désir de voyage. Mais par là mêmeaussi, et en restant présents en celles de mes impressions d’aujourd’huiauxquelles ils peuvent se relier, ils leur donnent des assises, de la profondeur,une dimension de plus qu’aux autres. Ils leur ajoutent aussi un charme,une signification qui n’est que pour moi. Quand par les soirs d’été le cielharmonieux gronde comme une bête fauve et que chacun boude l’orage,

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c’est au côté de Méséglise que je dois de rester seul en extase à respirer, àtravers le bruit de la pluie qui tombe, l’odeur d’invisibles et persistants lilas.

** *

C’est ainsi que je restais souvent jusqu’au matin à songer au temps deCombray, à mes tristes soirées sans sommeil, à tant de jours aussi dontl’image m’avait été plus récemment rendue par la saveur – ce qu’on auraitappelé à Combray le « parfum » – d’une tasse de thé, et par associationde souvenirs à ce que, bien des années après avoir quitté cette petite ville,j’avais appris, au sujet d’un amour que Swann avait eu avant ma naissance,avec cette précision dans les détails plus facile à obtenir quelquefois pourla vie de personnes mortes il y a des siècles que pour celle de nos meilleursamis, et qui semble impossible comme semblait impossible de causer d’uneville à une autre – tant qu’on ignore le biais par lequel cette impossibilité aété tournée. Tous ces souvenirs ajoutés les uns aux autres ne formaient plusqu’une masse, mais non sans qu’on ne pût distinguer entre eux – entre lesplus anciens, et ceux plus récents, nés d’un parfum, puis ceux qui n’étaientque les souvenirs d’une autre personne de qui je les avais appris – sinondes fissures, des failles véritables, du moins ces veinures, ces bigarrures decoloration, qui dans certaines roches, dans certains marbres, révèlent desdifférences d’origine, d’âge, de « formation ».

Certes quand approchait le matin, il y avait bien longtemps qu’étaitdissipée la brève incertitude de mon réveil. Je savais dans quelle chambreje me trouvais effectivement, je l’avais reconstruite autour de moi dansl’obscurité, et – soit en m’orientant par la seule mémoire, soit en m’aidant,comme indication, d’une faible lueur aperçue, au pied de laquelle je plaçaisles rideaux de la croisée –, je l’avais reconstruite tout entière et meubléecomme un architecte et un tapissier qui gardent leur ouverture primitive auxfenêtres et aux portes, j’avais reposé les glaces et remis la commode à saplace habituelle. Mais à peine le jour – et non plus le reflet d’une dernièrebraise sur une tringle de cuivre que j’avais pris pour lui – traçait-il dansl’obscurité, et comme à la craie, sa première raie blanche et rectificative,que la fenêtre avec ses rideaux, quittait le cadre de la porte où je l’avaissituée par erreur, tandis que pour lui faire place, le bureau que ma mémoireavait maladroitement installé là se sauvait à toute vitesse, poussant devantlui la cheminée et écartant le mur mitoyen du couloir ; une courette régnaità l’endroit où il y a un instant encore s’étendait le cabinet de toilette, etla demeure que j’avais rebâtie dans les ténèbres était allée rejoindre les

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demeures entrevues dans le tourbillon du réveil, mise en fuite par ce pâlesigne qu’avait tracé au-dessus des rideaux le doigt levé du jour.

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DEUXIÈME PARTIEUn amour de Swann

Pour faire partie du « petit noyau », du « petit groupe », du « petitclan » des Verdurin, une condition était suffisante mais elle était nécessaire :il fallait adhérer tacitement à un Credo dont un des articles était que lejeune pianiste, protégé par Mme Verdurin cette année-là et dont elle disait :« Ça ne devrait pas être permis de savoir jouer Wagner comme ça ! »,« enfonçait » à la fois Planté et Rubinstein et que le docteur Cottard avaitplus de diagnostic que Potain. Toute « nouvelle recrue » à qui les Verdurinne pouvaient pas persuader que les soirées des gens qui n’allaient pas chezeux étaient ennuyeuses comme la pluie, se voyait immédiatement exclue.Les femmes étant à cet égard plus rebelles que les hommes à déposer toutecuriosité mondaine et l’envie de se renseigner par soi-même sur l’agrémentdes autres salons, et les Verdurin sentant d’autre part que cet esprit d’examenet ce démon de frivolité pouvaient par contagion devenir fatal à l’orthodoxiede la petite église, ils avaient été amenés à rejeter successivement tous les« fidèles » du sexe féminin.

En dehors de la jeune femme du docteur, ils étaient réduits presqueuniquement cette année-là (bien que Mme Verdurin fût elle-même vertueuseet d’une respectable famille bourgeoise excessivement riche et entièrementobscure avec laquelle elle avait peu à peu cessé volontairement touterelation) à une personne presque du demi-monde, Mme de Crécy, que Mme

Verdurin appelait par son petit nom, Odette, et déclarait être « un amour »et à la tante du pianiste, laquelle devait avoir tiré le cordon ; personnesignorantes du monde et à la naïveté de qui il avait été si facile de faireaccroire que la princesse de Sagan et la duchesse de Guermantes étaientobligées de payer des malheureux pour avoir du monde à leurs dîners, quesi on leur avait offert de les faire inviter chez ces deux grandes dames,l’ancienne concierge et la cocotte eussent dédaigneusement refusé.

Les Verdurin n’invitaient pas à dîner : on avait chez eux « son couvertmis ». Pour la soirée, il n’y avait pas de programme. Le jeune pianistejouait, mais seulement si « ça lui chantait », car on ne forçait personne etcomme disait M. Verdurin : « Tout pour les amis, vivent les camarades ! »Si le pianiste voulait jouer la chevauchée de la Walkyrie ou le prélude deTristan, Mme Verdurin protestait, non que cette musique lui déplût, mais aucontraire parce qu’elle lui causait trop d’impression. « Alors vous tenez à ce

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que j’aie ma migraine ? Vous savez bien que c’est la même chose chaquefois qu’il joue ça. Je sais ce qui m’attend ! Demain quand je voudrai melever, bonsoir, plus personne ! » S’il ne jouait pas, on causait, et l’un desamis, le plus souvent leur peintre favori d’alors, « lâchait », comme disaitM. Verdurin, « une grosse faribole qui faisait s’esclaffer tout le monde »,Mme Verdurin surtout, à qui – tant elle avait l’habitude de prendre au propreles expressions figurées des émotions qu’elle éprouvait – le docteur Cottard(un jeune débutant à cette époque) dut un jour remettre sa mâchoire qu’elleavait décrochée pour avoir trop ri.

L’habit noir était défendu parce qu’on était entre « copains » et pour nepas ressembler aux « ennuyeux » dont on se garait comme de la peste etqu’on n’invitait qu’aux grandes soirées, données le plus rarement possibleet seulement si cela pouvait amuser le peintre ou faire connaître le musicien.Le reste du temps, on se contentait de jouer des charades, de souper encostumes, mais entre soi, en ne mêlant aucun étranger au petit « noyau ».

Mais au fur et à mesure que les « camarades » avaient pris plus de placedans la vie de Mme Verdurin, les ennuyeux, les réprouvés, ce fut tout ce quiretenait les amis loin d’elle, ce qui les empêchait quelquefois d’être libres,ce fut la mère de l’un, la profession de l’autre, la maison de campagne oula mauvaise santé d’un troisième. Si le docteur Cottard croyait devoir partiren sortant de table pour retourner auprès d’un malade en danger : « Qui sait,lui disait Mme Verdurin, cela lui fera peut-être beaucoup plus de bien quevous n’alliez pas le déranger ce soir ; il passera une bonne nuit sans vous ;demain matin vous irez de bonne heure et vous le trouverez guéri. » Dèsle commencement de décembre elle était malade à la pensée que les fidèles« lâcheraient » pour le jour de Noël et le 1er janvier. La tante du pianisteexigeait qu’il vînt dîner ce jour-là en famille chez sa mère à elle :

« Vous croyez qu’elle en mourrait, votre mère, s’écria durement Mme

Verdurin, si vous ne dîniez pas avec elle le jour de l’an, comme enprovince ! »

Ses inquiétudes renaissaient à la semaine sainte :– « Vous, docteur, un savant, un esprit fort, vous venez naturellement le

vendredi saint comme un autre jour ? » dit-elle à Cottard la première année,d’un ton assuré comme si elle ne pouvait douter de la réponse. Mais elletremblait en attendant qu’il l’eût prononcée, car s’il n’était pas venu, ellerisquait de se trouver seule.

– « Je viendrai le vendredi saint… vous faire mes adieux car nous allonspasser les fêtes de Pâques en Auvergne. »

– « En Auvergne ? pour vous faire manger par les puces et la vermine,grand bien vous fasse ! »

Et après un silence :

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– « Si vous nous l’aviez dit au moins, nous aurions tâché d’organiser celaet de faire le voyage ensemble dans des conditions confortables. »

De même si un « fidèle » avait un ami, ou une « habituée » un flirtqui serait capable de le faire « lâcher » quelquefois, les Verdurin qui nes’effrayaient pas qu’une femme eût un amant pourvu qu’elle l’eût chez eux,l’aimât en eux, et ne le leur préférât pas, disaient : « Eh bien ! amenez-levotre ami. » Et on l’engageait à l’essai, pour voir s’il était capable de ne pasavoir de secrets pour Mme Verdurin, s’il était susceptible d’être agrégé au« petit clan ». S’il ne l’était pas, on prenait à part le fidèle qui l’avait présentéet on lui rendait le service de le brouiller avec son ami ou avec sa maîtresse.Dans le cas contraire, le « nouveau » devenait à son tour un fidèle. Aussiquand cette année-là, la demi-mondaine raconta à M. Verdurin qu’elle avaitfait la connaissance d’un homme charmant, M. Swann, et insinua qu’il seraittrès heureux d’être reçu chez eux, M. Verdurin transmit-il séance tenante larequête à sa femme. (Il n’avait jamais d’avis qu’après sa femme, dont sonrôle particulier était de mettre à exécution les désirs, ainsi que les désirs desfidèles, avec de grandes ressources d’ingéniosité.)

– Voici Mme de Crécy qui a quelque chose à te demander. Elle désireraitte présenter un de ses amis, M. Swann. Qu’en dis-tu ?

– « Mais voyons, est-ce qu’on peut refuser quelque chose à une petiteperfection comme ça. Taisez-vous, on ne vous demande pas votre avis, jevous dis que vous êtes une perfection. »

– « Puisque vous le voulez, répondit Odette sur un ton de marivaudage,et elle ajouta : vous savez que je ne suis pas « fishing for compliments ».

– « Eh bien ! amenez-le votre ami, s’il est agréable. »Certes le « petit noyau » n’avait aucun rapport avec la société où

fréquentait Swann, et de purs mondains auraient trouvé que ce n’était pasla peine d’y occuper comme lui une situation exceptionnelle pour se faireprésenter chez les Verdurin. Mais Swann aimait tellement les femmes, qu’àpartir du jour où il avait connu à peu près toutes celles de l’aristocratie et oùelles n’avaient plus rien eu à lui apprendre, il n’avait plus tenu à ces lettresde naturalisation, presque des titres de noblesse, que lui avait octroyéesle faubourg Saint-Germain, que comme à une sorte de valeur d’échange,de lettre de crédit dénuée de prix en elle-même, mais lui permettant des’improviser une situation dans tel petit trou de province ou tel milieu obscurde Paris, où la fille du hobereau ou du greffier lui avait semblé jolie. Carle désir ou l’amour lui rendait alors un sentiment de vanité dont il étaitmaintenant exempt dans l’habitude de la vie (bien que ce fût lui sans doutequi autrefois l’avait dirigé vers cette carrière mondaine où il avait gaspillédans les plaisirs frivoles les dons de son esprit et fait servir son éruditionen matière d’art à conseiller les dames de la société dans leurs achats de

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tableaux et pour l’ameublement de leurs hôtels), et qui lui faisait désirer debriller, aux yeux d’une inconnue dont il s’était épris, d’une élégance quele nom de Swann à lui tout seul n’impliquait pas. Il le désirait surtout sil’inconnue était d’humble condition. De même que ce n’est pas à un autrehomme intelligent qu’un homme intelligent aura peur de paraître bête, cen’est pas par un grand seigneur, c’est par un rustre qu’un homme élégantcraindra de voir son élégance méconnue. Les trois quarts des frais d’espritet des mensonges de vanité qui ont été prodigués depuis que le monde existepar des gens qu’ils ne faisaient que diminuer, l’ont été pour des inférieurs.Et Swann qui était simple et négligent avec une duchesse, tremblait d’êtreméprisé, posait, quand il était devant une femme de chambre.

Il n’était pas comme tant de gens qui par paresse, ou sentiment résigné del’obligation que crée la grandeur sociale de rester attaché à un certain rivage,s’abstiennent des plaisirs que la réalité leur présente en dehors de la positionmondaine où ils vivent cantonnés jusqu’à leur mort, se contentant de finirpar appeler plaisirs, faute de mieux, une fois qu’ils sont parvenus à s’yhabituer, les divertissements médiocres ou les supportables ennuis qu’ellerenferme. Swann, lui, ne cherchait pas à trouver jolies les femmes avec quiil passait son temps, mais à passer son temps avec les femmes qu’il avaitd’abord trouvées jolies. Et c’étaient souvent des femmes de beauté assezvulgaire, car les qualités physiques qu’il recherchait sans s’en rendre compteétaient en complète opposition avec celles qui lui rendaient admirables lesfemmes sculptées ou peintes par les maîtres qu’il préférait. La profondeur,la mélancolie de l’expression, glaçaient ses sens que suffisait au contraire àéveiller une chair saine, plantureuse et rose.

Si en voyage il rencontrait une famille qu’il eût été plus élégant de ne paschercher à connaître, mais dans laquelle une femme se présentait à ses yeuxparée d’un charme qu’il n’avait pas encore connu, rester dans son « quant àsoi » et tromper le désir qu’elle avait fait naître, substituer un plaisir différentau plaisir qu’il eût pu connaître avec elle, en écrivant à une anciennemaîtresse de venir le rejoindre, lui eût semblé une aussi lâche abdicationdevant la vie, un aussi stupide renoncement à un bonheur nouveau, que siau lieu de visiter le pays, il s’était confiné dans sa chambre en regardantdes vues de Paris. Il ne s’enfermait pas dans l’édifice de ses relations, maisen avait fait, pour pouvoir le reconstruire à pied d’œuvre sur de nouveauxfrais partout où une femme lui avait plu, une de ces tentes démontablescomme les explorateurs en emportent avec eux. Pour ce qui n’en était pastransportable ou échangeable contre un plaisir nouveau, il l’eût donné pourrien, si enviable que cela parût à d’autres. Que de fois son crédit auprès d’uneduchesse, fait du désir accumulé depuis des années que celle-ci avait eu delui être agréable sans en avoir trouvé l’occasion, il s’en était défait d’un seul

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coup en réclamant d’elle par une indiscrète dépêche une recommandationtélégraphique qui le mît en relation, sur l’heure, avec un de ses intendantsdont il avait remarqué la fille à la campagne, comme ferait un affamé quitroquerait un diamant contre un morceau de pain. Même, après coup, il s’enamusait, car il y avait en lui, rachetée par de rares délicatesses, une certainemuflerie. Puis, il appartenait à cette catégorie d’hommes intelligents quiont vécu dans l’oisiveté et qui cherchent une consolation et peut-être uneexcuse dans l’idée que cette oisiveté offre à leur intelligence des objets aussidignes d’intérêt que pourrait faire l’art ou l’étude, que la « Vie » contientdes situations plus intéressantes, plus romanesques que tous les romans. Ill’assurait du moins et le persuadait aisément aux plus affinés de ses amis dumonde notamment au baron de Charlus qu’il s’amusait à égayer par le récitdes aventures piquantes qui lui arrivaient, soit qu’ayant rencontré en cheminde fer une femme qu’il avait ensuite ramenée chez lui il eût découvertqu’elle était la sœur d’un souverain entre les mains de qui se mêlaient en cemoment tous les fils de la politique européenne, au courant de laquelle il setrouvait ainsi tenu d’une façon très agréable, soit que par le jeu complexe descirconstances, il dépendît du choix qu’allait faire le conclave, s’il pourraitou non devenir l’amant d’une cuisinière.

Ce n’était pas seulement d’ailleurs la brillante phalange devertueuses douairières, de généraux, d’académiciens, avec lesquels il étaitparticulièrement lié, que Swann forçait avec tant de cynisme à lui servird’entremetteurs. Tous ses amis avaient l’habitude de recevoir de temps entemps des lettres de lui où un mot de recommandation ou d’introduction leurétait demandé avec une habileté diplomatique qui, persistant à travers lesamours successives et les prétextes différents, accusait plus que n’eussentfait des maladresses un caractère permanent et des buts identiques. Je mesuis souvent fait raconter bien des années plus tard, quand je commençai àm’intéresser à son caractère à cause des ressemblances qu’en de tout autresparties il offrait avec le mien, que quand il écrivait à mon grand-père (qui nel’était pas encore, car c’est vers l’époque de ma naissance que commença lagrande liaison de Swann et elle interrompit longtemps ces pratiques), celui-ci, en reconnaissant sur l’enveloppe l’écriture de son ami, s’écriait : « VoilàSwann qui va demander quelque chose : à la garde ! » Et soit méfiance, soitpar le sentiment inconsciemment diabolique qui nous pousse à n’offrir unechose qu’aux gens qui n’en ont pas envie, mes grands-parents opposaientune fin de non-recevoir absolue aux prières les plus faciles à satisfaire qu’illeur adressait, comme de le présenter à une jeune fille qui dînait tous lesdimanches à la maison, et qu’ils étaient obligés, chaque fois que Swann leuren reparlait, de faire semblant de ne plus voir, alors que pendant toute lasemaine on se demandait qui on pourrait bien inviter avec elle, finissant

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souvent par ne trouver personne, faute de faire signe à celui qui en eût étési heureux.

Quelquefois tel couple ami de mes grands-parents et qui jusque-là s’étaitplaint de ne jamais voir Swann, leur annonçait avec satisfaction et peut-êtreun peu le désir d’exciter l’envie, qu’il était devenu tout ce qu’il y a de pluscharmant pour eux, qu’il ne les quittait plus. Mon grand-père ne voulait pastroubler leur plaisir mais regardait ma grand-mère en fredonnant :

« Quel est donc ce mystèreJe n’y puis rien comprendre. »

ou :« Vision fugitive… »

ou :« Dans ces affairesLe mieux est de ne rien voir. »

Quelques mois après, si mon grand-père demandait au nouvel ami deSwann : « Et Swann, le voyez-vous toujours beaucoup ? » la figure del’interlocuteur s’allongeait : « Ne prononcez jamais son nom devant moi ! »– « Mais je croyais que vous étiez si liés… » Il avait été ainsi pendantquelques mois le familier de cousins de ma grand-mère, dînant presquechaque jour chez eux. Brusquement il cessa de venir, sans avoir prévenu.On le crut malade, et la cousine de ma grand-mère allait envoyer demanderde ses nouvelles quand à l’office elle trouva une lettre de lui qui traînaitpar mégarde dans le livre de comptes de la cuisinière. Il y annonçait à cettefemme qu’il allait quitter Paris, qu’il ne pourrait plus venir. Elle était samaîtresse, et au moment de rompre, c’était elle seule qu’il avait jugé utiled’avertir.

Quand sa maîtresse du moment était au contraire une personne mondaineou du moins une personne qu’une extraction trop humble ou une situationtrop irrégulière n’empêchait pas qu’il fît recevoir dans le monde, alorspour elle il y retournait, mais seulement dans l’orbite particulier où elle semouvait ou bien où il l’avait entraînée. « Inutile de compter sur Swann cesoir, disait-on, vous savez bien que c’est le jour d’Opéra de son américaine. »Il la faisait inviter dans les salons particulièrement fermés où il avait seshabitudes, ses dîners hebdomadaires, son poker ; chaque soir, après qu’unléger crépelage ajouté à la brosse de ses cheveux roux avait tempéré dequelque douceur la vivacité de ses yeux verts, il choisissait une fleur poursa boutonnière et partait pour retrouver sa maîtresse à dîner chez l’une oul’autre des femmes de sa coterie ; et alors, pensant à l’admiration et à l’amitiéque les gens à la mode pour qui il faisait la pluie et le beau temps et qu’il allaitretrouver là, lui prodigueraient devant la femme qu’il aimait, il retrouvait du

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charme à cette vie mondaine sur laquelle il s’était blasé, mais dont la matière,pénétrée et colorée chaudement d’une flamme insinuée qui s’y jouait, luisemblait précieuse et belle depuis qu’il y avait incorporé un nouvel amour.

Mais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait étéla réalisation plus ou moins complète d’un rêve né de la vue d’un visageou d’un corps que Swann avait, spontanément, sans s’y efforcer, trouvéscharmants, en revanche quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette deCrécy par un de ses amis d’autrefois, qui lui avait parlé d’elle comme d’unefemme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, maisen la lui donnant pour plus difficile qu’elle n’était en réalité afin de paraîtrelui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître,elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d’un genre debeauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causaitmême une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le mondea les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l’opposé du type que nossens réclament. Pour lui plaire elle avait un profil trop accusé, la peau tropfragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaientbeaux mais si grands qu’ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaientle reste de son visage et lui donnaient toujours l’air d’avoir mauvaise mineou d’être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation authéâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections quil’intéresseraient tant, « elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses »,disant qu’il lui semblait qu’elle le connaîtrait mieux, quand elle l’aurait vudans « son home » où elle l’imaginait « si confortable avec son thé et seslivres », quoiqu’elle ne lui eût pas caché sa surprise qu’il habitât ce quartierqui devait être si triste et « qui était si peu smart pour lui qui l’était tant ».Et après qu’il l’eût laissée venir, en le quittant elle lui avait dit son regretd’être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer,parlant de lui comme s’il avait été pour elle quelque chose de plus que lesautres êtres qu’elle connaissait et semblant établir entre leurs deux personnesune sorte de trait d’union romanesque qui l’avait fait sourire. Mais à l’âgedéjà un peu désabusé dont approchait Swann et où l’on sait se contenterd’être amoureux pour le plaisir de l’être sans trop exiger de réciprocité, cerapprochement des cœurs s’il n’est plus comme dans la première jeunessele but vers lequel tend nécessairement l’amour, lui reste uni en revanchepar une association d’idées si forte, qu’il peut en devenir la cause, s’il seprésente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme donton était amoureux ; plus tard sentir qu’on possède le cœur d’une femme peutsuffire à vous en rendre amoureux. Ainsi, à l’âge où il semblerait, commeon cherche surtout dans l’amour un plaisir subjectif, que la part du goût pourla beauté d’une femme devait y être la plus grande, l’amour peut naître –

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l’amour le plus physique – sans qu’il y ait eu, à sa base, un désir préalable.À cette époque de la vie, on a déjà été atteint plusieurs fois par l’amour ;il n’évolue plus seul suivant ses propres lois inconnues et fatales, devantnotre cœur étonné et passif. Nous venons à son aide, nous le faussons parla mémoire, par la suggestion. En reconnaissant un de ses symptômes, nousnous rappelons, nous faisons renaître les autres. Comme nous possédonssa chanson, gravée en nous tout entière, nous n’avons pas besoin qu’unefemme nous en dise le début – rempli par l’admiration qu’inspire la beauté–, pour en trouver la suite. Et si elle commence au milieu – là où les cœursse rapprochent, où l’on parle de n’exister plus que l’un pour l’autre –, nousavons assez l’habitude de cette musique pour rejoindre tout de suite notrepartenaire au passage où elle nous attend.

Odette de Crécy retourna voir Swann, puis rapprocha ses visites ; et sansdoute chacune d’elles renouvelait pour lui la déception qu’il éprouvait àse retrouver devant ce visage dont il avait un peu oublié les particularitésdans l’intervalle, et qu’il ne s’était rappelé ni si expressif ni, malgré sajeunesse, si fané ; il regrettait, pendant qu’elle causait avec lui, que la grandebeauté qu’elle avait ne fût pas du genre de celles qu’il aurait spontanémentpréférées. Il faut d’ailleurs dire que le visage d’Odette paraissait plus maigreet plus proéminent parce que le front et le haut des joues, cette surface unieet plus plane était recouverte par la masse de cheveux qu’on portait, alors,prolongés en « devants », soulevés en « crêpés », répandus en mèches follesle long des oreilles ; et quant à son corps qui était admirablement fait, ilétait difficile d’en apercevoir la continuité (à cause des modes de l’époqueet quoiqu’elle fût une des femmes de Paris qui s’habillaient le mieux), tantle corsage, s’avançant en saillie comme sur un ventre imaginaire et finissantbrusquement en pointe pendant que par en dessous commençait à s’enflerle ballon des doubles jupes, donnait à la femme l’air d’être composée depièces différentes mal emmanchées les unes dans les autres ; tant les ruchés,les volants, le gilet suivaient en toute indépendance, selon la fantaisie deleur dessin ou la consistance de leur étoffe, la ligne qui les conduisait auxnœuds, aux bouillons de dentelle, aux effilés de jais perpendiculaires, ou quiles dirigeait le long du busc, mais ne s’attachaient nullement à l’être vivant,qui selon que l’architecture de ces fanfreluches se rapprochait ou s’écartaittrop de la sienne, s’y trouvait engoncé ou perdu.

Mais, quand Odette était partie, Swann souriait en pensant qu’elle luiavait dit combien le temps lui durerait jusqu’à ce qu’il lui permît de revenir ;il se rappelait l’air inquiet, timide avec lequel elle l’avait une fois prié que cene fût pas dans trop longtemps, et les regards qu’elle avait eus à ce moment-là, fixés sur lui en une imploration craintive, et qui la faisaient touchante sousle bouquet de fleurs de pensées artificielles fixé devant son chapeau rond

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de paille blanche, à brides de velours noir. « Et vous, avait-elle dit, vous neviendriez pas une fois chez moi prendre le thé ? » Il avait allégué des travauxen train, une étude – en réalité abandonnée depuis des années – sur Ver Meerde Delft. « Je comprends que je ne peux rien faire, moi chétive à côté degrands savants comme vous autres, lui avait-elle répondu. Je serais comme lagrenouille devant l’aréopage. Et pourtant j’aimerais tant m’instruire, savoir,être initiée. Comme cela doit être amusant de bouquiner, de fourrer son nezdans de vieux papiers, avait-elle ajouté avec l’air de contentement de soi-même que prend une femme élégante pour affirmer que sa joie est de se livrersans crainte de se salir à une besogne malpropre, comme de faire la cuisineen « mettant elle-même les mains à la pâte ». « Vous allez vous moquerde moi, ce peintre qui vous empêche de me voir (elle voulait parler de VerMeer), je n’avais jamais entendu parler de lui ; vit-il encore ? Est-ce qu’onpeut voir de ses œuvres à Paris, pour que je puisse me représenter ce que vousaimez, deviner un peu ce qu’il y a sous ce grand front qui travaille tant, danscette tête qu’on sent toujours en train de réfléchir, me dire : voilà, c’est à celaqu’il est en train de penser. Quel rêve ce serait d’être mêlée à vos travaux ! »Il s’était excusé sur sa peur des amitiés nouvelles, ce qu’il avait appelé, pargalanterie, sa peur d’être malheureux. « Vous avez peur d’une affection ?comme c’est drôle, moi qui ne cherche que cela, qui donnerais ma vie pouren trouver une, avait-elle dit d’une voix si naturelle, si convaincue, qu’il enavait été remué. Vous avez dû souffrir par une femme. Et vous croyez queles autres sont comme elle. Elle n’a pas su vous comprendre ; vous êtes unêtre si à part. C’est cela que j’ai aimé d’abord en vous, j’ai bien senti quevous n’étiez pas comme tout le monde. » – « Et puis d’ailleurs vous aussi,lui avait-il dit, je sais bien ce que c’est que les femmes, vous devez avoir destas d’occupations, être peu libre. » – « Moi, je n’ai jamais rien à faire ! jesuis toujours libre, je le serai toujours pour vous. À n’importe quelle heuredu jour ou de la nuit où il pourrait vous être commode de me voir, faites-moichercher, et je serai trop heureuse d’accourir. Le ferez-vous ? Savez-vousce qui serait gentil, ce serait de vous faire présenter à Mme Verdurin chezqui je vais tous les soirs. Croyez-vous ! si on s’y retrouvait et si je pensaisque c’est un peu pour moi que vous y êtes ! »

Et sans doute, en se rappelant ainsi leurs entretiens, en pensant ainsi àelle quand il était seul, il faisait seulement jouer son image entre beaucoupd’autres images de femmes dans des rêveries romanesques ; mais si, grâceà une circonstance quelconque (ou même peut-être sans que ce fût grâce àelle, la circonstance qui se présente au moment où un état, latent jusque-là,se déclare, pouvant n’avoir influé en rien sur lui) l’image d’Odette de Crécyvenait à absorber toutes ces rêveries, si celles-ci n’étaient plus séparablesde son souvenir, alors l’imperfection de son corps ne garderait plus aucune

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importance, ni qu’il eût été, plus ou moins qu’un autre corps, selon le goûtde Swann, puisque devenu le corps de celle qu’il aimait, il serait désormaisle seul qui fût capable de lui causer des joies et des tourments.

Mon grand-père avait précisément connu, ce qu’on n’aurait pu dired’aucun de leurs amis actuels, la famille de ces Verdurin. Mais il avaitperdu toute relation avec celui qu’il appelait le « jeune Verdurin » et qu’ilconsidérait, un peu en gros, comme tombé – tout en gardant de nombreuxmillions – dans la bohème et la racaille. Un jour il reçut une lettre de Swannlui demandant s’il ne pourrait pas le mettre en rapport avec les Verdurin :« À la garde ! à la garde ! s’était écrié mon grand-père, ça ne m’étonnepas du tout, c’est bien par là que devait finir Swann. Joli milieu ! D’abordje ne peux pas faire ce qu’il me demande parce que je ne connais plus cemonsieur. Et puis ça doit cacher une histoire de femme, je ne me mêle pas deces affaires-là. Ah bien ! nous allons avoir de l’agrément si Swann s’affubledes petits Verdurin. »

Et sur la réponse négative de mon grand-père, c’est Odette qui avaitamené elle-même Swann chez les Verdurin.

Les Verdurin avaient eu à dîner, le jour où Swann y fit ses débuts, ledocteur et Mme Cottard, le jeune pianiste et sa tante, et le peintre qui avaitalors leur faveur, auxquels s’étaient joints dans la soirée quelques autresfidèles.

Le docteur Cottard ne savait jamais d’une façon certaine de quel tonil devait répondre à quelqu’un, si son interlocuteur voulait rire ou étaitsérieux. Et à tout hasard il ajoutait à toutes ses expressions de physionomiel’offre d’un sourire conditionnel et provisoire dont la finesse expectantele disculperait du reproche de naïveté, si le propos qu’on lui avait tenuse trouvait avoir été facétieux. Mais comme pour faire face à l’hypothèseopposée il n’osait pas laisser ce sourire s’affirmer nettement sur son visage,on y voyait flotter perpétuellement une incertitude où se lisait la questionqu’il n’osait pas poser : « Dites-vous cela pour de bon ? » Il n’était pasplus assuré de la façon dont il devait se comporter dans la rue, et même engénéral dans la vie, que dans un salon, et on le voyait opposer aux passants,aux voitures, aux évènements un malicieux sourire qui ôtait d’avance à sonattitude toute impropriété puisqu’il prouvait, si elle n’était pas de mise, qu’ille savait bien et que s’il avait adopté celle-là, c’était par plaisanterie.

Sur tous les points cependant où une franche question lui semblaitpermise, le docteur ne se faisait pas faute de s’efforcer de restreindre lechamp de ses doutes et de compléter son instruction.

C’est ainsi que, sur les conseils qu’une mère prévoyante lui avait donnésquand il avait quitté sa province, il ne laissait jamais passer soit une locution

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ou un nom propre qui lui étaient inconnus, sans tâcher de se faire documentersur eux.

Pour les locutions, il était insatiable de renseignements, car, leursupposant parfois un sens plus précis qu’elles n’ont, il eût désiré savoirce qu’on voulait dire exactement par celles qu’il entendait le plus souventemployer : la beauté du diable, du sang bleu, une vie de bâtons de chaise, lequart d’heure de Rabelais, être le prince des élégances, donner carte blanche,être réduit à quia, etc., et dans quels cas déterminés il pouvait à son tourles faire figurer dans ses propos. À leur défaut il plaçait des jeux de motsqu’il avait appris. Quant aux noms de personnes nouveaux qu’on prononçaitdevant lui il se contentait seulement de les répéter sur un ton interrogatifqu’il pensait suffisant pour lui valoir des explications qu’il n’aurait pas l’airde demander.

Comme le sens critique qu’il croyait exercer sur tout lui faisaitcomplètement défaut, le raffinement de politesse qui consiste à affirmer àquelqu’un qu’on oblige, sans souhaiter d’en être cru, que c’est à lui qu’ona obligation, était peine perdue avec lui, il prenait tout au pied de la lettre.Quel que fût l’aveuglement de Mme Verdurin à son égard, elle avait fini,tout en continuant à le trouver très fin, par être agacée de voir que quandelle l’invitait dans une avant-scène à entendre Sarah Bernhardt, lui disant,pour plus de grâce : « Vous êtes trop aimable d’être venu, docteur, d’autantplus que je suis sûre que vous avez déjà souvent entendu Sarah Bernhardt,et puis nous sommes peut-être trop près de la scène », le docteur Cottard quiétait entré dans la loge avec un sourire qui attendait pour se préciser ou pourdisparaître que quelqu’un d’autorisé le renseignât sur la valeur du spectacle,lui répondait : « En effet on est beaucoup trop près et on commence àêtre fatigué de Sarah Bernhardt. Mais vous m’avez exprimé le désir que jevienne. Pour moi vos désirs sont des ordres. Je suis trop heureux de vousrendre ce petit service. Que ne ferait-on pas pour vous être agréable, vousêtes si bonne. » Et il ajoutait : « Sarah Bernhardt c’est bien la Voix d’Or,n’est-ce pas ? On écrit souvent aussi qu’elle brûle les planches. C’est uneexpression bizarre n’est-ce pas ? » dans l’espoir de commentaires qui nevenaient point.

« Tu sais, avait dit Mme Verdurin à son mari, je crois que nous faisonsfausse route quand par modestie nous déprécions ce que nous offrons audocteur. C’est un savant qui vit en dehors de l’existence pratique, il neconnaît pas par lui-même la valeur des choses et il s’en rapporte à ce quenous lui en disons. » – « Je n’avais pas osé te le dire, mais je l’avaisremarqué », répondit M. Verdurin. Et au jour de l’an suivant, au lieud’envoyer au docteur Cottard un rubis de trois mille francs en lui disant quec’était bien peu de chose, M. Verdurin acheta pour trois cents francs une

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pierre reconstituée en laissant entendre qu’on pouvait difficilement en voird’aussi belle.

Quand Mme Verdurin avait annoncé qu’on aurait, dans la soirée,M. Swann : « Swann ? » s’était écrié le docteur d’un accent rendu brutalpar la surprise, car la moindre nouvelle prenait toujours plus au dépourvuque quiconque cet homme qui se croyait perpétuellement préparé à tout. Etvoyant qu’on ne lui répondait pas : « Swann ? Qui ça, Swann ! » hurla-t-il aucomble d’une anxiété qui se détendit soudain quand Mme Verdurin eut dit :« Mais l’ami dont Odette nous avait parlé. » – « Ah ! bon, bon, ça va bien »,répondit le docteur apaisé. Quant au peintre, il se réjouissait de l’introductionde Swann chez Mme Verdurin, parce qu’il le supposait amoureux d’Odette etqu’il aimait à favoriser les liaisons. « Rien ne m’amuse comme de faire desmariages, confia-t-il, dans l’oreille, au docteur Cottard, j’en ai déjà réussibeaucoup, même entre femmes ! »

En disant aux Verdurin que Swann était très « smart », Odette leuravait fait craindre un « ennuyeux ». Il leur fit au contraire une excellenteimpression dont à leur insu sa fréquentation dans la société élégante étaitune des causes indirectes. Il avait en effet sur les hommes même intelligentsqui ne sont jamais allés dans le monde, une des supériorités de ceux quiy ont un peu vécu, qui est de ne plus le transfigurer par le désir ou parl’horreur qu’il inspire à l’imagination, de le considérer comme sans aucuneimportance. Leur amabilité, séparée de tout snobisme et de la peur deparaître trop aimable, devenue indépendante, a cette aisance, cette grâce desmouvements de ceux dont les membres assouplis exécutent exactement cequ’ils veulent, sans participation indiscrète et maladroite du reste du corps.La simple gymnastique élémentaire de l’homme du monde tendant la mainavec bonne grâce au jeune homme inconnu qu’on lui présente et s’inclinantavec réserve devant l’ambassadeur à qui on le présente, avait fini par passersans qu’il en fût conscient dans toute l’attitude sociale de Swann, qui vis-à-vis de gens d’un milieu inférieur au sien comme étaient les Verdurin et leursamis, fit instinctivement montre d’un empressement, se livra à des avances,dont, selon eux, un ennuyeux se fût abstenu. Il n’eut un moment de froideurqu’avec le docteur Cottard : en le voyant lui cligner de l’œil et lui sourired’un air ambigu avant qu’ils se fussent encore parlé (mimique que Cottardappelait « laisser venir »), Swann crut que le docteur le connaissait sansdoute pour s’être trouvé avec lui en quelque lieu de plaisir, bien que lui-même y allât pourtant fort peu, n’ayant jamais vécu dans le monde de lanoce. Trouvant l’allusion de mauvais goût, surtout en présence d’Odette quipourrait en prendre une mauvaise idée de lui, il affecta un air glacial. Maisquand il apprit qu’une dame qui se trouvait près de lui était Mme Cottard,il pensa qu’un mari aussi jeune n’aurait pas cherché à faire allusion devant

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sa femme à des divertissements de ce genre ; et il cessa de donner à l’airentendu du docteur la signification qu’il redoutait. Le peintre invita toutde suite Swann à venir avec Odette à son atelier, Swann le trouva gentil.« Peut-être qu’on vous favorisera plus que moi, dit Mme Verdurin, sur un tonqui feignait d’être piqué, et qu’on vous montrera le portrait de Cottard (ellel’avait commandé au peintre). Pensez bien « monsieur » Biche, rappela-t-elle au peintre, à qui c’était une plaisanterie consacrée de dire monsieur, àrendre le joli regard, le petit côté fin, amusant, de l’œil. Vous savez que ceque je veux surtout avoir, c’est son sourire, ce que je vous ai demandé c’est leportrait de son sourire. » Et comme cette expression lui sembla remarquableelle la répéta très haut pour être sûre que plusieurs invités l’eussent entendue,et même, sous un prétexte vague, en fit d’abord rapprocher quelques-uns.Swann demanda à faire la connaissance de tout le monde, même d’un vieilami des Verdurin, Saniette, à qui sa timidité, sa simplicité et son bon cœuravaient fait perdre partout la considération que lui avaient value sa scienced’archiviste, sa grosse fortune, et la famille distinguée dont il sortait. Il avaitdans la bouche, en parlant, une bouillie qui était adorable parce qu’on sentaitqu’elle trahissait moins un défaut de la langue qu’une qualité de l’âme,comme un reste de l’innocence du premier âge qu’il n’avait jamais perdue.Toutes les consonnes qu’il ne pouvait prononcer figuraient comme autant deduretés dont il était incapable. En demandant à être présenté à M. Saniette,Swann fit à M. Verdurin l’effet de renverser les rôles, (au point qu’enréponse, elle dit en insistant sur la différence : « Monsieur Swann, voudriez-vous avoir la bonté de me permettre de vous présenter notre ami Saniette »),mais excita chez Saniette une sympathie ardente que d’ailleurs les Verdurinne révélèrent jamais à Swann, car Saniette les agaçait un peu et ils ne tenaientpas à lui faire des amis. Mais en revanche Swann les toucha infiniment encroyant devoir demander tout de suite à faire la connaissance de la tantedu pianiste. En robe noire comme toujours, parce qu’elle croyait qu’en noiron est toujours bien et que c’est ce qu’il y a de plus distingué, elle avait levisage excessivement rouge comme chaque fois qu’elle venait de manger.Elle s’inclina devant Swann avec respect, mais se redressa avec majesté.Comme elle n’avait aucune instruction et avait peur de faire des fautes defrançais, elle prononçait exprès d’une manière confuse, pensant que si ellelâchait un cuir il serait estompé d’un tel vague qu’on ne pourrait le distingueravec certitude, de sorte que sa conversation n’était qu’un graillonnementindistinct duquel émergeaient de temps à autre les rares vocables dont ellese sentait sûre. Swann crut pouvoir se moquer légèrement d’elle en parlantà M. Verdurin lequel au contraire fut piqué.

– « C’est une si excellente femme, répondit-il. Je vous accorde qu’ellen’est pas étourdissante ; mais je vous assure qu’elle est agréable quand on

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cause seul avec elle. « Je n’en doute pas, s’empressa de concéder Swann. Jevoulais dire qu’elle ne me semblait pas « éminente » ajouta-t-il en détachantcet adjectif, et en somme c’est plutôt un compliment ! » – « Tenez, ditM. Verdurin, je vais vous étonner, elle écrit d’une manière charmante.Vous n’avez jamais entendu son neveu ? c’est admirable, n’est-ce pas,docteur ? Voulez-vous que je lui demande de jouer quelque chose, MonsieurSwann ? »

– « Mais ce sera un bonheur…, commençait à répondre Swann, quandle docteur l’interrompit d’un air moqueur. En effet, ayant retenu que dansla conversation l’emphase, l’emploi de formes solennelles, était suranné,dès qu’il entendait un mot grave dit sérieusement comme venait de l’êtrele mot « bonheur », il croyait que celui qui l’avait prononcé venait de semontrer prudhommesque. Et si, de plus, ce mot se trouvait figurer par hasarddans ce qu’il appelait un vieux cliché, si courant que ce mot fût d’ailleurs,le docteur supposait que la phrase commencée était ridicule et la terminaitironiquement par le lieu commun qu’il semblait accuser son interlocuteurd’avoir voulu placer, alors que celui-ci n’y avait jamais pensé.

– « Un bonheur pour la France ! s’écria-t-il malicieusement en levant lesbras avec emphase. »

M. Verdurin ne put s’empêcher de rire.– « Qu’est-ce qu’ils ont à rire toutes ces bonnes gens-là, on a l’air de

ne pas engendrer la mélancolie dans votre petit coin là-bas, s’écria Mme

Verdurin. Si vous croyez que je m’amuse, moi, à rester toute seule enpénitence », ajouta-t-elle sur un ton dépité, en faisant l’enfant.

Mme Verdurin était assise sur un haut siège suédois en sapin ciré, qu’unvioloniste de ce pays lui avait donné et qu’elle conservait quoiqu’il rappelâtla forme d’un escabeau et jurât avec les beaux meubles anciens qu’elle avait,mais elle tenait à garder en évidence les cadeaux que les fidèles avaientl’habitude de lui faire de temps en temps, afin que les donateurs eussent leplaisir de les reconnaître quand ils venaient. Aussi tâchait-elle de persuaderqu’on s’en tînt aux fleurs et aux bonbons, qui du moins se détruisent ; maiselle n’y réussissait pas et c’était chez elle une collection de chauffe-pieds,de coussins, de pendules, de paravents, de baromètres, de potiches, dans uneaccumulation, des redites et un disparate d’étrennes.

De ce poste élevé elle participait avec entrain à la conversation desfidèles et s’égayait de leurs « fumisteries », mais depuis l’accident quiétait arrivé à sa mâchoire, elle avait renoncé à prendre la peine de pouffereffectivement et se livrait à la place à une mimique conventionnelle quisignifiait sans fatigue ni risques pour elle, qu’elle riait aux larmes. Aumoindre mot que lâchait un habitué contre un ennuyeux ou contre un ancienhabitué rejeté au camp des ennuyeux – et, pour le plus grand désespoir de

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M. Verdurin qui avait eu longtemps la prétention d’être aussi aimable quesa femme, mais qui riant pour de bon s’essoufflait vite et avait été distancéet vaincu par cette ruse d’une incessante et fictive hilarité –, elle poussaitun petit cri, fermait entièrement ses yeux d’oiseau qu’une taie commençaità voiler, et brusquement, comme si elle n’eût eu que le temps de cacher unspectacle indécent ou de parer à un accès mortel, plongeant sa figure dansses mains qui la recouvraient et n’en laissaient plus rien voir, elle avait l’airde s’efforcer de réprimer, d’anéantir un rire qui, si elle s’y fût abandonnée,l’eût conduite à l’évanouissement. Telle, étourdie par la gaieté des fidèles,ivre de camaraderie, de médisance et d’assentiment, Mme Verdurin, juchéesur son perchoir, pareille à un oiseau dont on eût trempé le colifichet dansdu vin chaud, sanglotait d’amabilité.

Cependant, M. Verdurin, après avoir demandé à Swann la permissiond’allumer sa pipe (« ici on ne se gêne pas, on est entre camarades »), priaitle jeune artiste de se mettre au piano.

– « Allons, voyons ne l’ennuie pas, il n’est pas ici pour être tourmenté,s’écria Mme Verdurin, je ne veux pas qu’on le tourmente moi ! »

– « Mais pourquoi veux-tu que ça l’ennuie, dit M. Verdurin, M. Swannne connaît peut-être pas la sonate en fa dièse que nous avons découverte, ilva nous jouer l’arrangement pour piano. »

– « Ah ! non, non, pas ma sonate ! cria Mme Verdurin, je n’ai pas envie àforce de pleurer de me fiche un rhume de cerveau avec névralgies faciales,comme la dernière fois ; merci du cadeau, je ne tiens pas à recommencer ;vous êtes bons vous autres, on voit bien que ce n’est pas vous qui garderezle lit huit jours ! »

Cette petite scène qui se renouvelait chaque fois que le pianiste allaitjouer enchantait les amis aussi bien que si elle avait été nouvelle, commeune preuve de la séduisante originalité de la « Patronne » et de sa sensibilitémusicale. Ceux qui étaient près d’elle faisaient signe à ceux qui plusloin fumaient ou jouaient aux cartes, de se rapprocher, qu’il se passaitquelque chose, leur disant, comme on fait au Reichstag dans les momentsintéressants : « Écoutez, écoutez. Et le lendemain on donnait des regrets àceux qui n’avaient pas pu venir en leur disant que la scène avait été encoreplus amusante que d’habitude.

– Eh bien ! voyons, c’est entendu, dit M. Verdurin, il ne jouera quel’andante.

– « Que l’andante, comme tu y vas ! s’écria Mme Verdurin. C’estjustement l’andante qui me casse bras et jambes. Il est vraiment superbe lePatron ! C’est comme si dans la « Neuvième » il disait : nous n’entendronsque le finale, ou dans « les Maîtres » que l’ouverture. »

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Le docteur cependant, poussait Mme Verdurin à laisser jouer le pianiste,non pas qu’il crût feints les troubles que la musique lui donnait – ily reconnaissait certains états neurasthéniques – mais par cette habitudequ’ont beaucoup de médecins, de faire fléchir immédiatement la sévéritéde leurs prescriptions dès qu’est en jeu, chose qui leur semble beaucoupplus importante, quelque réunion mondaine dont ils font partie et dont lapersonne à qui ils conseillent d’oublier pour une fois sa dyspepsie, ou sagrippe, est un des facteurs essentiels.

– Vous ne serez pas malade cette fois-ci, vous verrez, lui dit-il encherchant à la suggestionner du regard. Et si vous êtes malade nous voussoignerons.

– Bien vrai ? répondit Mme Verdurin, comme si devant l’espérance d’unetelle faveur il n’y avait plus qu’à capituler. Peut-être aussi, à force de direqu’elle serait malade, y avait-il des moments où elle ne se rappelait plusque c’était un mensonge et prenait une âme de malade. Or ceux-ci, fatiguésd’être toujours obligés de faire dépendre de leur sagesse la rareté de leursaccès, aiment se laisser aller à croire qu’ils pourront faire impunément toutce qui leur plaît et leur fait mal d’habitude, à condition de se remettre en lesmains d’un être puissant, qui, sans qu’ils aient aucune peine à prendre, d’unmot ou d’une pilule, les remettra sur pied.

Odette était allée s’asseoir sur un canapé de tapisserie qui était près dupiano :

– Vous savez, j’ai ma petite place, dit-elle à Mme Verdurin. Celle-ci,voyant Swann sur une chaise, le fit lever :

– « Vous n’êtes pas bien là, allez donc vous mettre à côté d’Odette, n’est-ce pas Odette, vous ferez bien une place à M. Swann ? »

– « Quel joli beauvais, dit avant de s’asseoir Swann qui cherchait à êtreaimable. »

– « Ah ! je suis contente que vous appréciiez mon canapé, répondit Mme

Verdurin. Et je vous préviens que si vous voulez en voir d’aussi beau, vouspouvez y renoncer tout de suite. Jamais ils n’ont rien fait de pareil. Lespetites chaises aussi sont des merveilles. Tout à l’heure vous regarderez cela.Chaque bronze correspond comme attribut au petit sujet du siège ; voussavez, vous avez de quoi vous amuser si vous voulez regarder cela, je vouspromets un bon moment. Rien que les petites frises des bordures, tenez là, lapetite vigne sur fond rouge de l’Ours et les Raisins. Est-ce dessiné ? Qu’est-ce que vous en dites, je crois qu’ils le savaient plutôt, dessiner ! Est-elleassez appétissante cette vigne ? Mon mari prétend que je n’aime pas les fruitsparce que j’en mange moins que lui. Mais non, je suis plus gourmande quevous tous, mais je n’ai pas besoin de me les mettre dans la bouche puisqueje jouis par les yeux. Qu’est-ce que vous avez tous à rire ? demandez au

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docteur, il vous dira que ces raisins-là me purgent. D’autres font des curesde Fontainebleau, moi je fais ma petite cure de Beauvais. Mais, monsieurSwann, vous ne partirez pas sans avoir touché les petits bronzes des dossiers.Est-ce assez doux comme patine ? Mais non à pleines mains, touchez-lesbien.

– Ah ! si madame Verdurin commence à peloter les bronzes, nousn’entendrons pas de musique ce soir, dit le peintre.

– « Taisez-vous, vous êtes un vilain. Au fond, dit-elle en se tournant versSwann, on nous défend à nous autres femmes des choses moins voluptueusesque cela. Mais il n’y a pas une chair comparable à cela ! Quand M. Verdurinme faisait l’honneur d’être jaloux de moi – allons, sois poli au moins, ne dispas que tu ne l’as jamais été. »

– « Mais je ne dis absolument rien. Voyons docteur je vous prends àtémoin : est-ce que j’ai dit quelque chose ? »

Swann palpait les bronzes par politesse et n’osait pas cesser tout de suite.– Allons, vous les caresserez plus tard ; maintenant c’est vous qu’on va

caresser, qu’on va caresser dans l’oreille ; vous aimez cela, je pense ; voilàun petit jeune homme qui va s’en charger.

Or quand le pianiste eut joué, Swann fut plus aimable encore avec luiqu’avec les autres personnes qui se trouvaient là. Voici pourquoi :

L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicaleexécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualitématérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grandplaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, denseet directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotementliquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane etentrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise leclair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguerun contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, ilavait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie – il ne savait lui-même– qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certainesodeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilaternos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avaitpu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sontpeut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrementoriginales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. Une impressionde ce genre pendant un instant, est pour ainsi dire sine materia. Sansdoute les notes que nous entendons alors, tendent déjà, selon leur hauteuret leur quantité, à couvrir devant nos yeux des surfaces de dimensionsvariées, à tracer des arabesques, à nous donner des sensations de largeur,de ténuité, de stabilité, de caprice. Mais les notes sont évanouies avant que

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ces sensations soient assez formées en nous pour ne pas être submergées parcelles qu’éveillent déjà les notes suivantes ou même simultanées. Et cetteimprécision continuerait à envelopper de sa liquidité et de son « fondu »les motifs qui par instants en émergent, à peine discernables, pour plongeraussitôt et disparaître, connus seulement par le plaisir particulier qu’ilsdonnent, impossibles à décrire, à se rappeler, à nommer, ineffables – si lamémoire, comme un ouvrier qui travaille à établir des fondations durablesau milieu des flots, en fabriquant pour nous des fac-similés de ces phrasesfugitives, ne nous permettait de les comparer à celles qui leur succèdentet de les différencier. Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swannavait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séancetenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avaitjeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la mêmeimpression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable.Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, lavaleur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musiquepure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet dese rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrases’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle luiavait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eul’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait leslui faire connaître ; et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

D’un rythme lent elle le dirigeait ici d’abord, puis là, puis ailleurs, versun bonheur noble, inintelligible et précis. Et tout d’un coup au point où elleétait arrivée et d’où il se préparait à la suivre, après une pause d’un instant,brusquement elle changeait de direction et d’un mouvement nouveau, plusrapide, menu, mélancolique, incessant et doux, elle l’entraînait avec elle versdes perspectives inconnues. Puis elle disparut. Il souhaita passionnément larevoir une troisième fois. Et elle reparut en effet mais sans lui parler plusclairement, en lui causant même une volupté moins profonde. Mais rentréchez lui il eut besoin d’elle, il était comme un homme dans la vie de quiune passante qu’il a aperçue un moment vient de faire entrer l’image d’unebeauté nouvelle qui donne à sa propre sensibilité une valeur plus grande,sans qu’il sache seulement s’il pourra revoir jamais celle qu’il aime déjà etdont il ignore jusqu’au nom.

Même cet amour pour une phrase musicale sembla un instant devoiramorcer chez Swann la possibilité d’une sorte de rajeunissement. Depuis silongtemps il avait renoncé à appliquer sa vie à un but idéal et la bornait à lapoursuite de satisfactions quotidiennes, qu’il croyait, sans jamais se le direformellement, que cela ne changerait plus jusqu’à sa mort ; bien plus, nese sentant plus d’idées élevées dans l’esprit, il avait cessé de croire à leur

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réalité, sans pouvoir non plus la nier tout à fait. Aussi avait-il pris l’habitudede se réfugier dans des pensées sans importance qui lui permettaient delaisser de côté le fond des choses. De même qu’il ne se demandait pas s’iln’eût pas mieux fait de ne pas aller dans le monde, mais en revanche savaitavec certitude que s’il avait accepté une invitation il devait s’y rendre et ques’il ne faisait pas de visite après il lui fallait laisser des cartes, de même danssa conversation il s’efforçait de ne jamais exprimer avec cœur une opinionintime sur les choses, mais de fournir des détails matériels qui valaient enquelque sorte par eux-mêmes et lui permettaient de ne pas donner sa mesure.Il était extrêmement précis pour une recette de cuisine, pour la date de lanaissance ou de la mort d’un peintre, pour la nomenclature de ses œuvres.Parfois malgré tout il se laissait aller à émettre un jugement sur une œuvre,sur une manière de comprendre la vie, mais il donnait alors à ses parolesun ton ironique comme s’il n’adhérait pas tout entier à ce qu’il disait. Or,comme certains valétudinaires chez qui tout d’un coup un pays où ils sontarrivés, un régime différent, quelquefois une évolution organique, spontanéeet mystérieuse, semblent amener une telle régression de leur mal qu’ilscommencent à envisager la possibilité inespérée de commencer sur le tardune vie toute différente, Swann trouvait en lui, dans le souvenir de la phrasequ’il avait entendue, dans certaines sonates qu’il s’était fait jouer, pourvoir s’il ne l’y découvrirait pas, la présence d’une de ces réalités invisiblesauxquelles il avait cessé de croire et auxquelles, comme si la musique avaiteu sur la sécheresse morale dont il souffrait une sorte d’influence élective,il se sentait de nouveau le désir et presque la force de consacrer sa vie. Maisn’étant pas arrivé à savoir de qui était l’œuvre qu’il avait entendue, il n’avaitpu se la procurer et avait fini par l’oublier. Il avait bien rencontré dans lasemaine quelques personnes qui se trouvaient comme lui à cette soirée et lesavait interrogées ; mais plusieurs étaient arrivées après la musique ou partiesavant ; certaines pourtant étaient là pendant qu’on l’exécutait mais étaientallées causer dans un autre salon, et d’autres restées à écouter n’avaient pasentendu plus que les premières. Quant aux maîtres de maison ils savaientque c’était une œuvre nouvelle que les artistes qu’ils avaient engagés avaientdemandé à jouer ; ceux-ci étant partis en tournée, Swann ne put pas en savoirdavantage. Il avait bien des amis musiciens, mais tout en se rappelant leplaisir spécial et intraduisible que lui avait fait la phrase, en voyant devantses yeux les formes qu’elle dessinait, il était pourtant incapable de la leurchanter. Puis il cessa d’y penser.

Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencéde jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note hautelonguement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant desous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher

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le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, laphrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elleavait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, quece fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personnequ’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. À la fin,elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum,laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant ilpouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andantede la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoirchez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et sonsecret.

Aussi quand le pianiste eut fini, Swann s’approcha-t-il de lui pour luiexprimer une reconnaissance dont la vivacité plut beaucoup à Mme Verdurin.

– Quel charmeur, n’est-ce pas, dit-elle à Swann ; la comprend-il assez, sasonate, le petit misérable ? Vous ne saviez pas que le piano pouvait atteindreà ça. C’est tout, excepté du piano, ma parole ! Chaque fois j’y suis reprise,je crois entendre un orchestre. C’est même plus beau que l’orchestre, pluscomplet.

Le jeune pianiste s’inclina, et, souriant, soulignant les mots comme s’ilavait fait un trait d’esprit :

– « Vous êtes très indulgente pour moi », dit-il.Et tandis que Mme Verdurin disait à son mari : « Allons, donne-lui de

l’orangeade, il l’a bien méritée », Swann racontait à Odette comment il avaitété amoureux de cette petite phrase. Quand Mme Verdurin, ayant dit d’un peuloin : « Eh bien ! il me semble qu’on est en train de vous dire de belles choses,Odette », elle répondit : « Oui, de très belles » et Swann trouva délicieusesa simplicité. Cependant il demandait des renseignements sur Vinteuil, surson œuvre, sur l’époque de sa vie où il avait composé cette sonate, sur cequ’avait pu signifier pour lui la petite phrase, c’est cela surtout qu’il auraitvoulu savoir.

Mais tous ces gens qui faisaient profession d’admirer ce musicien (quandSwann avait dit que sa sonate était vraiment belle, Mme Verdurin s’étaitécriée : « Je vous crois un peu qu’elle est belle ! Mais on n’avoue pasqu’on ne connaît pas la sonate de Vinteuil, on n’a pas le droit de ne pasla connaître », et le peintre avait ajouté : « Ah ! c’est tout à fait une trèsgrande machine, n’est-ce pas. Ce n’est pas si vous voulez la chose « cher »et « public », n’est-ce pas, mais c’est la très grosse impression pour lesartistes »), ces gens semblaient ne s’être jamais posé ces questions car ilsfurent incapables d’y répondre.

Même à une ou deux remarques particulières que fit Swann sur sa phrasepréférée :

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– « Tiens, c’est amusant, je n’avais jamais fait attention ; je vous diraique je n’aime pas beaucoup chercher la petite bête et m’égarer dans despointes d’aiguille ; on ne perd pas son temps à couper les cheveux en quatreici, ce n’est pas le genre de la maison répondit Mme Verdurin, que le docteurCottard regardait avec une admiration béate et un zèle studieux se jouer aumilieu de ce flot d’expressions toutes faites. D’ailleurs lui et Mme Cottardavec une sorte de bon sens comme en ont aussi certaines gens du peuplese gardaient bien de donner une opinion ou de feindre l’admiration pourune musique qu’ils s’avouaient l’un à l’autre, une fois rentrés chez eux, nepas plus comprendre que la peinture de « M. Biche ». Comme le public neconnaît du charme, de la grâce, des formes de la nature que ce qu’il en apuisé dans les poncifs d’un art lentement assimilé, et qu’un artiste originalcommence par rejeter ces poncifs, M. et Mme Cottard, image en cela dupublic, ne trouvaient ni dans la sonate de Vinteuil, ni dans les portraits dupeintre, ce qui faisait pour eux l’harmonie de la musique et la beauté de lapeinture. Il leur semblait quand le pianiste jouait la sonate qu’il accrochaitau hasard sur le piano des notes que ne reliaient pas en effet les formesauxquelles ils étaient habitués, et que le peintre jetait au hasard des couleurssur ses toiles. Quand, dans celles-ci, ils pouvaient reconnaître une forme,ils la trouvaient alourdie et vulgarisée (c’est-à-dire dépourvue de l’élégancede l’école de peinture à travers laquelle ils voyaient dans la rue même, lesêtres vivants), et sans vérité, comme si M. Biche n’eût pas su comment étaitconstruite une épaule et que les femmes n’ont pas les cheveux mauves.

Pourtant les fidèles s’étant dispersés, le docteur sentit qu’il y avait là uneoccasion propice et pendant que Mme Verdurin disait un dernier mot surla sonate de Vinteuil, comme un nageur débutant qui se jette à l’eau pourapprendre mais choisit un moment où il n’y a pas trop de monde pour le voir :

– Alors, c’est ce qu’on appelle un musicien di primo cartello ! s’écria-t-il avec une brusque résolution.

Swann apprit seulement que l’apparition récente de la sonate de Vinteuilavait produit une grande impression dans une école de tendances trèsavancées mais était entièrement inconnue du grand public.

– Je connais bien quelqu’un qui s’appelle Vinteuil, dit Swann, en pensantau professeur de piano des sœurs de ma grand-mère.

– C’est peut-être lui, s’écria Mme Verdurin.– Oh ! non, répondit Swann en riant. Si vous l’aviez vu deux minutes,

vous ne vous poseriez pas la question.– Alors poser la question c’est la résoudre ? dit le docteur.– Mais ce pourrait être un parent, reprit Swann, cela serait assez triste,

mais enfin un homme de génie peut-être le cousin d’une vieille bête. Si celaétait, j’avoue qu’il n’y a pas de supplice que je ne m’imposerais pour que

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la vieille bête me présentât à l’auteur de la sonate : d’abord le supplice defréquenter la vieille bête, et qui doit être affreux.

Le peintre savait que Vinteuil était à ce moment très malade et que ledocteur Potain craignait de ne pouvoir le sauver.

– Comment, s’écria Mme Verdurin, il y a encore des gens qui se fontsoigner par Potain !

– Ah ! madame Verdurin, dit Cottard, sur un ton de marivaudage, vousoubliez que vous parlez d’un de mes confrères, je devrais dire un de mesmaîtres.

Le peintre avait entendu dire que Vinteuil était menacé d’aliénationmentale. Et il assurait qu’on pouvait s’en apercevoir à certains passages desa sonate. Swann ne trouva pas cette remarque absurde, mais elle le troubla ;car une œuvre de musique pure ne contenant aucun des rapports logiquesdont l’altération dans le langage dénonce la folie, la folie reconnue dans unesonate lui paraissait quelque chose d’aussi mystérieux que la folie d’unechienne, la folie d’un cheval, qui pourtant s’observent en effet.

– Laissez-moi donc tranquille avec vos maîtres, vous en savez dix foisautant que lui, répondit Mme Verdurin au docteur Cottard, du ton d’unepersonne qui a le courage de ses opinions et tient bravement tête à ceux quine sont pas du même avis qu’elle. Vous ne tuez pas vos malades, vous, aumoins !

– Mais, madame, il est de l’Académie, répliqua le docteur d’un airironique. Si un malade préfère mourir de la main d’un des princes de lascience… C’est beaucoup plus chic de pouvoir dire : « C’est Potain qui mesoigne. »

– Ah ! c’est plus chic ? dit Mme Verdurin. Alors il y a du chic dans lesmaladies, maintenant ? je ne savais pas ça… Ce que vous m’amusez, s’écria-t-elle tout à coup en plongeant sa figure dans ses mains. Et moi, bonne bêtequi discutais sérieusement sans m’apercevoir que vous me faisiez monterà l’arbre.

Quant à M. Verdurin, trouvant que c’était un peu fatigant de se mettre àrire pour si peu, il se contenta de tirer une bouffée de sa pipe en songeant avectristesse qu’il ne pouvait plus rattraper sa femme sur le terrain de l’amabilité.

– Vous savez que votre ami nous plaît beaucoup, dit Mme Verdurinà Odette au moment où celle-ci lui souhaitait le bonsoir. Il est simple,charmant ; si vous n’avez jamais à nous présenter que des amis comme cela,vous pouvez les amener.

M. Verdurin fit remarquer que pourtant Swann n’avait pas apprécié latante du pianiste.

– Il s’est senti un peu dépaysé, cet homme, répondit Mme Verdurin, tune voudrais pourtant pas que, la première fois, il ait déjà le ton de la maison

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comme Cottard qui fait partie de notre petit clan depuis plusieurs années.La première fois ne compte pas, c’était utile pour prendre langue. Odette, ilest convenu qu’il viendra nous retrouver demain au Châtelet. Si vous alliezle prendre ?

– Mais non, il ne veut pas.– Ah ! enfin, comme vous voudrez. Pourvu qu’il n’aille pas lâcher au

dernier moment !À la grande surprise de Mme Verdurin, il ne lâcha jamais. Il allait les

rejoindre n’importe où, quelquefois dans les restaurants de banlieue où onallait peu encore, car ce n’était pas la saison, plus souvent au théâtre, queMme Verdurin aimait beaucoup ; et comme un jour, chez elle, elle dit devantlui que pour les soirs de premières, de galas, un coupe-file leur eût étéfort utile, que cela les avait beaucoup gênés de ne pas en avoir le jour del’enterrement de Gambetta, Swann qui ne parlait jamais de ses relationsbrillantes, mais seulement de celles mal cotées qu’il eût jugé peu délicat decacher, et au nombre desquelles il avait pris dans le faubourg Saint-Germainl’habitude de ranger les relations avec le monde officiel, répondit :

– Je vous promets de m’en occuper, vous l’aurez à temps pour la reprisedes Danicheff, je déjeune justement demain avec le Préfet de police àl’Élysée.

– Comment ça, à l’Élysée ? cria le docteur Cottard d’une voix tonnante.– Oui, chez M. Grévy, répondit Swann, un peu gêné de l’effet que sa

phrase avait produit.Et le peintre dit au docteur en manière de plaisanterie :Ça vous prend souvent ?Généralement, une fois l’explication donnée, Cottard disait : « Ah ! bon,

bon, ça va bien » et ne montrait plus trace d’émotion.Mais cette fois-ci, les derniers mots de Swann, au lieu de lui procurer

l’apaisement habituel, portèrent au comble son étonnement qu’un hommeavec qui il dînait, qui n’avait ni fonctions officielles, ni illustration d’aucunesorte, frayât le Chef de l’État.

– Comment ça, M. Grévy ? vous connaissez M. Grévy ? dit-il à Swannde l’air stupide et incrédule d’un municipal à qui un inconnu demande à voirle Président de la République, et qui, comprenant par ces mots « à qui il aaffaire », comme disent les journaux, assure au pauvre dément qu’il va êtrereçu à l’instant et le dirige sur l’infirmerie spéciale du dépôt.

– Je le connais un peu, nous avons des amis communs (il n’osa pasdire que c’était le prince de Galles), du reste il invite très facilement etje vous assure que ces déjeuners n’ont rien d’amusant, ils sont d’ailleurstrès simples, on n’est jamais plus de huit à table, répondit Swann qui

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tâchait d’effacer ce que semblaient avoir de trop éclatant aux yeux de soninterlocuteur, des relations avec le Président de la République.

Aussitôt Cottard, s’en rapportant aux paroles de Swann, adopta cetteopinion, au sujet de la valeur d’une invitation chez M. Grévy, que c’étaitchose fort peu recherchée et qui courait les rues. Dès lors, il ne s’étonnaplus que Swann, aussi bien qu’un autre, fréquentât l’Élysée, et même il leplaignait un peu d’aller à des déjeuners que l’invité avouait lui-même êtreennuyeux.

– Ah ! bien, bien, ça va bien, dit-il sur le ton d’un douanier, méfiant tout àl’heure, mais qui, après vos explications, vous donne son visa et vous laissepasser sans ouvrir vos malles.

– « Ah ! je vous crois qu’ils ne doivent pas être amusants ces déjeuners,vous avez de la vertu d’y aller, dit Mme Verdurin, à qui le Président de laRépublique apparaissait comme un ennuyeux particulièrement redoutableparce qu’il disposait de moyens de séduction et de contrainte qui, employésà l’égard des fidèles, eussent été capables de les faire lâcher. Il paraît qu’ilest sourd comme un pot et qu’il mange avec ses doigts. »

– « En effet, alors, cela ne doit pas beaucoup vous amuser d’y aller », ditle docteur avec une nuance de commisération ; et, se rappelant le chiffre dehuit convives : « Sont-ce des déjeuners intimes ? » demanda-t-il vivementavec un zèle de linguiste plus encore qu’une curiosité de badaud.

Mais le prestige qu’avait à ses yeux le Président de la République finitpourtant par triompher et de l’humilité de Swann et de la malveillance deMme Verdurin, et à chaque dîner, Cottard demandait avec intérêt : « Verrons-nous ce soir M. Swann ? Il a des relations personnelles avec M. Grévy. C’estbien ce qu’on appelle un gentleman ? » Il alla même jusqu’à lui offrir unecarte d’invitation pour l’exposition dentaire.

– « Vous serez admis avec les personnes qui seront avec vous, mais onne laisse pas entrer les chiens. Vous comprenez je vous dis cela parce quej’ai eu des amis qui ne le savaient pas et qui s’en sont mordu les doigts. »

Quant à M. Verdurin il remarqua le mauvais effet qu’avait produit sursa femme cette découverte que Swann avait des amitiés puissantes dont iln’avait jamais parlé.

Si l’on n’avait pas arrangé une partie au-dehors, c’est chez les Verdurinque Swann retrouvait le petit noyau, mais il ne venait que le soir etn’acceptait presque jamais à dîner malgré les instances d’Odette.

– « Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela »,lui disait-elle.

– « Et Mme Verdurin ? »

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– « Oh ! ce serait bien simple. Je n’aurais qu’à dire que ma robe n’apas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen des’arranger. »

– « Vous êtes gentille. »Mais Swann se disait que s’il montrait à Odette, (en consentant seulement

à la retrouver après dîner), qu’il y avait des plaisirs qu’il préférait à celuid’être avec elle, le goût qu’elle ressentait pour lui ne connaîtrait pas delongtemps la satiété. Et, d’autre part, préférant infiniment à celle d’Odette,la beauté d’une petite ouvrière fraîche et bouffie comme une rose et dontil était épris, il aimait mieux passer le commencement de la soirée avecelle, étant sûr de voir Odette ensuite. C’est pour les mêmes raisons qu’iln’acceptait jamais qu’Odette vînt le chercher pour aller chez les Verdurin.La petite ouvrière l’attendait près de chez lui à un coin de rue que soncocher Rémi connaissait, elle montait à côté de Swann et restait dans sesbras jusqu’au moment où la voiture l’arrêtait devant chez les Verdurin. Àson entrée, tandis que Mme Verdurin montrant des roses qu’il avait envoyéesle matin lui disait : « Je vous gronde » et lui indiquait une place à côtéd’Odette, le pianiste jouait pour eux deux, la petite phrase de Vinteuilqui était comme l’air national de leur amour. Il commençait par la tenuedes trémolos de violon que pendant quelques mesures on entend seuls,occupant tout le premier plan, puis tout d’un coup ils semblaient s’écarteret comme dans ces tableaux de Pieter de Hooch, qu’approfondit le cadreétroit d’une porte entrouverte, tout au loin, d’une couleur autre, dans levelouté d’une lumière interposée, la petite phrase apparaissait, dansante,pastorale, intercalée, épisodique, appartenant à un autre monde. Elle passaità plis simples et immortels, distribuant çà et là les dons de sa grâce, avecle même ineffable sourire ; mais Swann y croyait distinguer maintenant dudésenchantement. Elle semblait connaître la vanité de ce bonheur dont ellemontrait la voie. Dans sa grâce légère, elle avait quelque chose d’accompli,comme le détachement qui succède au regret. Mais peu lui importait, illa considérait moins en elle-même – en ce qu’elle pouvait exprimer pourun musicien qui ignorait l’existence et de lui et d’Odette quand il l’avaitcomposée, et pour tous ceux qui l’entendraient dans des siècles –, quecomme un gage, un souvenir de son amour qui, même pour les Verdurin quepour le petit pianiste, faisait penser à Odette en même temps qu’à lui, lesunissait ; c’était au point que, comme Odette, par caprice, l’en avait prié, ilavait renoncé à son projet de se faire jouer par un artiste la sonate entière,dont il continua à ne connaître que ce passage. « Qu’avez-vous besoin dureste ? lui avait-elle dit. C’est ça notre morceau. » Et même, souffrant desonger, au moment où elle passait si proche et pourtant à l’infini, que tandisqu’elle s’adressait à eux, elle ne les connaissait pas, il regrettait presque

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qu’elle eût une signification, une beauté intrinsèque et fixe, étrangère à eux,comme en des bijoux donnés, ou même en des lettres écrites par une femmeaimée, nous en voulons à l’eau de la gemme, et aux mots du langage, de nepas être faits uniquement de l’essence d’une liaison passagère et d’un êtreparticulier.

Souvent il se trouvait qu’il s’était tant attardé avec la jeune ouvrièreavant d’aller chez les Verdurin, qu’une fois la petite phrase jouée par lepianiste, Swann s’apercevait qu’il était bientôt l’heure qu’Odette rentrât. Il lareconduisait jusqu’à la porte de son petit hôtel rue La Pérouse, derrière l’Arcde Triomphe. Et c’était peut-être à cause de cela, pour ne pas lui demandertoutes les faveurs, qu’il sacrifiait le plaisir moins nécessaire pour lui de lavoir plus tôt, d’arriver chez les Verdurin avec elle, à l’exercice de ce droitqu’elle lui reconnaissait de partir ensemble et auquel il attachait plus de prix,parce que, grâce à cela, il avait l’impression que personne ne la voyait, ne semettait entre eux, ne l’empêchait d’être encore avec lui, après qu’il l’avaitquittée.

Ainsi revenait-elle dans la voiture de Swann ; un soir comme elle venaitd’en descendre et qu’il lui disait à demain, elle cueillit précipitammentdans le petit jardin qui précédait la maison un dernier chrysanthème et luidonna avant qu’il fût reparti. Il le tint serré contre sa bouche pendant leretour, et quand au bout de quelques jours la fleur fut fanée, il l’enfermaprécieusement dans son secrétaire.

Mais il n’entrait jamais chez elle. Deux fois seulement, dans l’après-midi, il était allé participer à cette opération capitale pour elle : « prendrele thé ». L’isolement et le vide de ces courtes rues (faites presque toutes depetits hôtels contigus, dont tout à coup venait rompre la monotonie quelquesinistre échoppe, témoignage historique et reste sordide du temps où cesquartiers étaient encore mal famés), la neige qui était restée dans le jardinet aux arbres, le négligé de la saison, le voisinage de la nature, donnaientquelque chose de plus mystérieux à la chaleur, aux fleurs qu’il avait trouvéesen entrant.

Laissant à gauche, au rez-de-chaussée surélevé, la chambre à coucherd’Odette qui donnait derrière sur une petite rue parallèle, un escalier droitentre des murs peints de couleur sombre et d’où tombaient des étoffesorientales, des fils de chapelets turcs et une grande lanterne japonaisesuspendue à une cordelette de soie (mais qui, pour ne pas priver lesvisiteurs des derniers conforts de la civilisation occidentale s’éclairait augaz), montait au salon et au petit salon. Ils étaient précédés d’un étroitvestibule dont le mur quadrillé d’un treillage de jardin, mais doré, étaitbordé dans toute sa longueur d’une caisse rectangulaire où fleurissaientcomme dans une serre une rangée de ces gros chrysanthèmes encore rares

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à cette époque, mais bien éloignés cependant de ceux que les horticulteursréussirent plus tard à obtenir. Swann était agacé par la mode qui depuisl’année dernière se portait sur eux, mais il avait eu plaisir, cette fois, à voirla pénombre de la pièce zébrée de rose, d’oranger et de blanc par les rayonsodorants de ces astres éphémères qui s’allument dans les jours gris. Odettel’avait reçu en robe de chambre de soie rose, le cou et les bras nus. Elle l’avaitfait asseoir près d’elle dans un des nombreux retraits mystérieux qui étaientménagés dans les enfoncements du salon, protégés par d’immenses palmierscontenus dans des cache-pot de Chine, ou par des paravents auxquels étaientfixés des photographies, des nœuds de rubans et des éventails. Elle lui avaitdit : « Vous n’êtes pas confortable comme cela, attendez, moi je vais bienvous arranger », et avec le petit rire vaniteux qu’elle aurait eu pour quelqueinvention particulière à elle, avait installé derrière la tête de Swann, sousses pieds, des coussins de soie japonaise qu’elle pétrissait comme si elleavait été prodigue de ces richesses et insoucieuse de leur valeur. Mais quandle valet de chambre était venu apporter successivement les nombreuseslampes qui, presque toutes enfermées dans des potiches chinoises brûlaientisolées ou par couples, toutes sur des meubles différents comme sur desautels et qui dans le crépuscule déjà presque nocturne de cette fin d’après-midi d’hiver avaient fait reparaître un coucher de soleil plus durable, plusrose et plus humain – faisant peut-être rêver dans la rue quelque amoureuxarrêté devant le mystère de la présence que décelaient et cachaient à la foisles vitres rallumées –, elle avait surveillé sévèrement du coin de l’œil ledomestique pour voir s’il les posait bien à leur place consacrée. Elle pensaitqu’en en mettant une seule là où il ne fallait pas, l’effet d’ensemble de sonsalon eût été détruit, et son portrait, placé sur un chevalet oblique drapé depeluche, mal éclairé. Aussi suivait-elle avec fièvre les mouvements de cethomme grossier et le réprimanda-t-elle vivement parce qu’il avait passé tropprès de deux jardinières qu’elle se réservait de nettoyer elle-même dans sapeur qu’on ne les abîmât et qu’elle alla regarder de près pour voir s’il neles avait pas écornées. Elle trouvait à tous ses bibelots chinois des formes« amusantes », et aussi aux orchidées, aux catleyas surtout, qui étaient, avecles chrysanthèmes, ses fleurs préférées, parce qu’ils avaient le grand méritede ne pas ressembler à des fleurs, mais d’être en soie, en satin. « Celle-là al’air d’être découpée dans la doublure de mon manteau », dit-elle à Swannen lui montrant une orchidée, avec une nuance d’estime pour cette fleur si« chic », pour cette sœur élégante et imprévue que la nature lui donnait, siloin d’elle dans l’échelle des êtres et pourtant raffinée plus digne que biendes femmes qu’elle lui fît une place dans son salon. En lui montrant tour àtour des chimères à langues de feu décorant une potiche ou brodées sur unécran, les corolles d’un bouquet d’orchidées, un dromadaire d’argent niellé

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aux yeux incrustés de rubis qui voisinait sur la cheminée avec un crapaudde jade, elle affectait tour à tour d’avoir peur de la méchanceté, ou de rire dela cocasserie des monstres, de rougir de l’indécence des fleurs et d’éprouverun irrésistible désir d’aller embrasser le dromadaire et le crapaud qu’elleappelait : « chéris ». Et ces affectations contrastaient avec la sincérité decertaines de ses dévotions, notamment à Notre-Dame du Laghet qui l’avaitjadis, quand elle habitait Nice, guérie d’une maladie mortelle et dont elleportait toujours sur elle une médaille d’or à laquelle elle attribuait un pouvoirsans limites. Odette fit à Swann « son » thé, lui demanda : « Citron oucrème ? » et comme il répondit « crème », lui dit en riant : « Un nuage ! »Et comme il le trouvait bon : « Vous voyez que je sais ce que vous aimez ».Ce thé en effet avait paru à Swann quelque chose de précieux comme àelle-même et l’amour a tellement besoin de se trouver une justification, unegarantie de durée, dans des plaisirs qui au contraire sans lui n’en seraient paset finissent avec lui, que quand il l’avait quittée à sept heures pour rentrerchez lui s’habiller, pendant tout le trajet qu’il fit dans son coupé, ne pouvantcontenir la joie que cet après-midi lui avait causée, il se répétait : « Ce seraitbien agréable d’avoir ainsi une petite personne chez qui on pourrait trouvercette chose si rare, du bon thé. » Une heure après, il reçut un mot d’Odette,et reconnut tout de suite cette grande écriture dans laquelle une affectationde raideur britannique imposait une apparence de discipline à des caractèresinformes qui eussent signifié peut-être pour des yeux moins prévenus ledésordre de la pensée, l’insuffisance de l’éducation, le manque de franchiseet de volonté. Swann avait oublié son étui à cigarettes chez Odette. « Que n’yavez-vous oublié aussi votre cœur, je ne vous aurais pas laissé le reprendre. »

Une seconde visite qu’il lui fit eut plus d’importance peut-être. En serendant chez elle ce jour-là, comme chaque fois qu’il devait la voir d’avance,il se la représentait ; et la nécessité où il était pour trouver jolie sa figurede limiter aux seules pommettes roses et fraîches, les joues qu’elle avaitsi souvent jaunes, languissantes, parfois piquées de petits points rougesl’affligeait comme une preuve que l’idéal est inaccessible et le bonheurmédiocre. Il lui apportait une gravure qu’elle désirait voir. Elle était un peusouffrante ; elle le reçut en peignoir de crêpe de Chine mauve, ramenantsur sa poitrine, comme un manteau, une étoffe richement brodée. Deboutà côté de lui, laissant couler le long de ses joues ses cheveux qu’elle avaitdénoués, fléchissant une jambe dans une attitude légèrement dansante pourpouvoir se pencher sans fatigue vers la gravure qu’elle regardait, en inclinantla tête, de ses grands yeux, si fatigués et maussades quand elle ne s’animaitpas, elle frappa Swann par sa ressemblance avec cette figure de Zéphora, lafille de Jéthro, qu’on voit dans une fresque de la chapelle Sixtine. Swannavait toujours eu ce goût particulier d’aimer à retrouver dans la peinture

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des maîtres non pas seulement les caractères généraux de la réalité quinous entoure, mais ce qui semble au contraire le moins susceptible degénéralité, les traits individuels des visages que nous connaissons : ainsi,dans la matière d’un buste du doge Loredan par Antoine Rizzo, la sailliedes pommettes, l’obliquité des sourcils, enfin la ressemblance criante deson cocher Rémi ; sous les couleurs d’un Ghirlandajo, le nez de M. dePalancy ; dans un portrait de Tintoret, l’envahissement du gras de la jouepar l’implantation des premiers poils des favoris, la cassure du nez, lapénétration du regard, la congestion des paupières du docteur du Boulbon.Peut-être ayant toujours gardé un remords d’avoir borné sa vie aux relationsmondaines, à la conversation, croyait-il trouver une sorte d’indulgent pardonà lui accordé par les grands artistes, dans ce fait qu’ils avaient eux aussiconsidéré avec plaisir, fait entrer dans leur œuvre, de tels visages qui donnentà celle-ci un singulier certificat de réalité et de vie, une saveur moderne ;peut-être aussi s’était-il tellement laissé gagner par la frivolité des gensdu monde qu’il éprouvait le besoin de trouver dans une œuvre ancienneces allusions anticipées et rajeunissantes à des noms propres d’aujourd’hui.Peut-être au contraire avait-il gardé suffisamment une nature d’artiste pourque ces caractéristiques individuelles lui causassent du plaisir en prenant unesignification plus générale, dès qu’il les apercevait déracinées, délivrées,dans la ressemblance d’un portrait plus ancien avec un original qu’il nereprésentait pas. Quoi qu’il en soit et peut-être parce que la plénituded’impressions qu’il avait depuis quelque temps et bien qu’elle lui fût venueplutôt avec l’amour de la musique, avait enrichi même son goût pour lapeinture, le plaisir fut plus profond et devait exercer sur Swann une influencedurable, qu’il trouva à ce moment-là dans la ressemblance d’Odette avec laZéphora de ce Sandro di Mariano auquel on ne donne plus volontiers sonsurnom populaire de Botticelli depuis que celui-ci évoque au lieu de l’œuvrevéritable du peintre l’idée banale et fausse qui s’en est vulgarisée. Il n’estimaplus le visage d’Odette selon la plus ou moins bonne qualité de ses joues etd’après la douceur purement carnée qu’il supposait devoir leur trouver enles touchant avec ses lèvres si jamais il osait l’embrasser, mais comme unécheveau de lignes subtiles et belles que ses regards dévidèrent, poursuivantla courbe de leur enroulement, rejoignant la cadence de la nuque à l’effusiondes cheveux et à la flexion des paupières, comme en un portrait d’elle enlequel son type devenait intelligible et clair.

Il la regardait ; un fragment de la fresque apparaissait dans son visageet dans son corps, que dès lors il chercha toujours à y retrouver soit qu’ilfût auprès d’Odette, soit qu’il pensât seulement à elle, et bien qu’il ne tîntsans doute au chef-d’œuvre florentin que parce qu’il le retrouvait en elle,pourtant cette ressemblance lui conférait à elle aussi une beauté, la rendait

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plus précieuse. Swann se reprocha d’avoir méconnu le prix d’un être qui eûtparu adorable au grand Sandro, et il se félicita que le plaisir qu’il avait à voirOdette trouvât une justification dans sa propre culture esthétique. Il se ditqu’en associant la pensée d’Odette à ses rêves de bonheur il ne s’était pasrésigné à un pis-aller aussi imparfait qu’il l’avait cru jusqu’ici, puisqu’ellecontenait en lui ses goûts d’art les plus raffinés. Il oubliait qu’Odette n’étaitpas plus pour cela une femme selon son désir, puisque précisément son désiravait toujours été orienté dans un sens opposé à ses goûts esthétiques. Lemot d’« œuvre florentine » rendit un grand service à Swann. Il lui permit,comme un titre, de faire pénétrer l’image d’Odette dans un monde de rêves,où elle n’avait pas eu accès jusqu’ici et où elle s’imprégna de noblesse.Et tandis que la vue purement charnelle qu’il avait eue de cette femme,en renouvelant perpétuellement ses doutes sur la qualité de son visage, deson corps, de toute sa beauté, affaiblissait son amour, ces doutes furentdétruits, cet amour assuré quand il eut à la place pour base les donnéesd’une esthétique certaine ; sans compter que le baiser et la possession quisemblaient naturels et médiocres s’ils lui étaient accordés par une chairabîmée, venant couronner l’adoration d’une pièce de musée, lui parurentdevoir être surnaturels et délicieux.

Et quand il était tenté de regretter que depuis des mois il ne fît plus quevoir Odette, il se disait qu’il était raisonnable de donner beaucoup de sontemps à un chef-d’œuvre inestimable, coulé pour une fois dans une matièredifférente et particulièrement savoureuse, en un exemplaire rarissime qu’ilcontemplait tantôt avec l’humilité, la spiritualité et le désintéressement d’unartiste, tantôt avec l’orgueil, l’égoïsme et la sensualité d’un collectionneur.

Il plaça sur sa table de travail, comme une photographie d’Odette, unereproduction de la fille de Jéthro. Il admirait les grands yeux, le délicatvisage qui laissait deviner la peau imparfaite, les boucles merveilleuses descheveux le long des joues fatiguées, et adaptant ce qu’il trouvait beau jusque-là d’une façon esthétique à l’idée d’une femme vivante, il le transformaiten mérites physiques qu’il se félicitait de trouver réunis dans un être qu’ilpourrait posséder. Cette vague sympathie qui nous porte vers un chef-d’œuvre que nous regardons, maintenant qu’il connaissait l’original charnelde la fille de Jéthro, elle devenait un désir qui suppléa désormais à celui quele corps d’Odette ne lui avait pas d’abord inspiré. Quand il avait regardélongtemps ce Botticelli, il pensait à son Botticelli à lui qu’il trouvait plusbeau encore et approchant de lui la photographie de Zéphora, il croyait serrerOdette contre son cœur.

Et cependant ce n’était pas seulement la lassitude d’Odette qu’ils’ingéniait à prévenir, c’était quelquefois aussi la sienne propre ; sentantque depuis qu’Odette avait toutes facilités pour le voir, elle semblait n’avoir

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pas grand-chose à lui dire, il craignait que les façons un peu insignifiantes,monotones, et comme définitivement fixées, qui étaient maintenant lessiennes quand ils étaient ensemble, ne finissent pas tuer en lui cet espoirromanesque d’un jour où elle voudrait déclarer sa passion, qui seul l’avaitrendu et gardé amoureux. Et pour renouveler un peu l’aspect moral, tropfigé, d’Odette, et dont il avait peur de se fatiguer, il lui écrivait tout d’uncoup une lettre pleine de déceptions feintes et de colères simulées qu’il luifaisait porter avant le dîner. Il savait qu’elle allait être effrayée, lui répondreet il espérait que dans la contraction que la peur de le perdre ferait subir à sonâme, jailliraient des mots qu’elle ne lui avait encore jamais dits ; et en effet– c’est de cette façon qu’il avait obtenu les lettres les plus tendres qu’ellelui eût encore écrites dont l’une, qu’elle lui avait fait porter à midi de la« Maison Dorée » (c’était le jour de la fête de Paris-Murcie donnée pour lesinondés de Murcie), commençait par ces mots : « Mon ami, ma main tremblesi fort que je peux à peine écrire », et qu’il avait gardée dans le même tiroirque la fleur séchée du chrysanthème. Ou bien si elle n’avait pas eu le tempsde lui écrire, quand il arriverait chez les Verdurin, elle irait vivement à luiet lui dirait : « J’ai à vous parler », et il contemplerait avec curiosité sur sonvisage et dans ses paroles ce qu’elle lui avait caché jusque-là de son cœur.

Rien qu’en approchant de chez les Verdurin quand il apercevait, éclairéespar des lampes, les grandes fenêtres dont on ne fermait jamais les volets, ils’attendrissait en pensant à l’être charmant qu’il allait voir épanoui dans leurlumière d’or. Parfois les ombres des invités se détachaient minces et noires,en écran, devant les lampes, comme ces petites gravures qu’on intercale deplace en place dans un abat-jour translucide dont les autres feuillets ne sontque clarté. Il cherchait à distinguer la silhouette d’Odette. Puis, dès qu’ilétait arrivé, sans qu’il s’en rendît compte, ses yeux brillaient d’une telle joieque M. Verdurin disait au peintre : « Je crois que ça chauffe. » Et la présenced’Odette ajoutait en effet pour Swann à cette maison ce dont n’était pourvueaucune de celles où il était reçu : une sorte d’appareil sensitif, de réseaunerveux qui se ramifiait dans toutes les pièces et apportait des excitationsconstantes à son cœur.

Ainsi le simple fonctionnement de cet organisme social qu’était le petit« clan », prenait automatiquement pour Swann des rendez-vous quotidiensavec Odette et lui permettait de feindre une indifférence à la voir, ou mêmeun désir de ne plus la voir, qui ne lui faisait pas courir de grands risques,puisque, quoi qu’il lui eût écrit dans la journée, il la verrait forcément le soiret la ramènerait chez elle.

Mais une fois qu’ayant songé avec maussaderie à cet inévitable retourensemble, il avait emmené jusqu’au bois sa jeune ouvrière pour retarderle moment d’aller chez les Verdurin, il arriva chez eux si tard qu’Odette,

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croyant qu’il ne viendrait plus, était partie. En voyant qu’elle n’était plusdans le salon, Swann ressentit une souffrance au cœur ; il tremblait d’êtreprivé d’un plaisir qu’il mesurait pour la première fois, ayant eu jusque-làcette certitude de le trouver quand il le voulait, qui pour tous les plaisirs nousdiminue ou même nous empêche d’apercevoir aucunement leur grandeur.

– « As-tu vu la tête qu’il a fait quand il s’est aperçu qu’elle n’était paslà ? dit M. Verdurin à sa femme, je crois qu’on peut dire qu’il est pincé ! »

– « La tête qu’il a fait ? » demanda avec violence le docteur Cottard qui,étant allé un instant voir un malade, revenait chercher sa femme et ne savaitpas de qui on parlait.

– « Comment vous n’avez pas rencontré devant la porte le plus beau desSwann » ?

– « Non. M. Swann est venu. » ?– Oh ! un instant seulement. Nous avons eu un Swann très agité, très

nerveux. Vous comprenez, Odette était partie.– « Vous voulez dire qu’elle est du dernier bien avec lui, qu’elle lui a

fait voir l’heure du berger », dit le docteur, expérimentant avec prudence lesens de ces expressions.

– Mais non, il n’y a absolument rien, et entre nous, je trouve qu’elle a bientort et qu’elle se conduit comme une fameuse cruche, qu’elle est du reste.

– « Ta, ta, ta, dit M. Verdurin, qu’est-ce que tu en sais qu’il n’y a rien,nous n’avons pas été y voir, n’est-ce pas. »

– « À moi, elle me l’aurait dit, répliqua fièrement Mme Verdurin. Je vousdis qu’elle me raconte toutes ses petites affaires ! Comme elle n’a pluspersonne en ce moment, je lui ai dit qu’elle devrait coucher avec lui. Elleprétend qu’elle ne peut pas, qu’elle a bien eu un fort béguin pour lui maisqu’il est timide avec elle, que cela l’intimide à son tour, et puis qu’elle nel’aime pas de cette manière-là, que c’est un être idéal, qu’elle a peur dedéflorer le sentiment qu’elle a pour lui, est-ce que je sais, moi. Ce seraitpourtant absolument ce qu’il lui faut. »

– « Tu me permettras de ne pas être de ton avis, dit M. Verdurin, il neme revient qu’à demi ce monsieur ; je le trouve poseur. »

Mme Verdurin s’immobilisa, prit une expression inerte comme si elle étaitdevenue une statue, fiction qui lui permit d’être censée ne pas avoir entenduce mot insupportable de poseur qui avait l’air d’impliquer qu’on pouvait« poser » avec eux, donc qu’on était « plus qu’eux. »

– « Enfin, s’il n’y a rien, je ne pense pas que ce soit que ce monsieur lacroit vertueuse, dit ironiquement M. Verdurin. Et après tout, on ne peut riendire, puisqu’il a l’air de la croire intelligente. Je ne sais si tu as entendu cequ’il lui débitait l’autre soir sur la sonate de Vinteuil ; j’aime Odette de tout

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mon cœur, mais pour lui faire des théories d’esthétique, il faut tout de mêmeêtre un fameux jobard ! »

– « Voyons, ne dites pas du mal d’Odette, dit Mme Verdurin en faisantl’enfant. Elle est charmante. »

– « Mais cela ne l’empêche pas d’être charmante ; nous ne disons pas dumal d’elle, nous disons que ce n’est pas une vertu ni une intelligence. Aufond, dit-il au peintre, tenez-vous tant que ça à ce qu’elle soit vertueuse ?Elle serait peut-être beaucoup moins charmante, qui sait ? »

Sur le palier, Swann avait été rejoint par le maître d’hôtel qui ne setrouvait pas là au moment où il était arrivé et avait été chargé par Odettede lui dire – mais il y avait bien une heure déjà – au cas où il viendraitencore, qu’elle irait probablement prendre du chocolat chez Prévost avantde rentrer. Swann partit chez Prévost, mais à chaque pas sa voiture étaitarrêtée par d’autres ou par des gens qui traversaient, odieux obstacles qu’ileût été heureux de renverser si le procès-verbal de l’agent ne l’eût retardéplus encore que le passage du piéton. Il comptait le temps qu’il mettait,ajoutait quelques secondes à toutes les minutes pour être sûr de ne pas lesavoir faites trop courtes, ce qui lui eût laissé croire plus grande qu’elle n’étaiten réalité sa chance d’arriver assez tôt et de trouver encore Odette. Et à unmoment, comme un fiévreux qui vient de dormir et qui prend consciencede l’absurdité des rêvasseries qu’il ruminait sans se distinguer nettementd’elles, Swann tout d’un coup aperçut en lui l’étrangeté des pensées qu’ilroulait depuis le moment où on lui avait dit chez les Verdurin qu’Odetteétait déjà partie, la nouveauté de la douleur au cœur dont il souffrait, maisqu’il constata seulement comme s’il venait de s’éveiller. Quoi ? toute cetteagitation parce qu’il ne verrait Odette que demain, ce que précisément ilavait souhaité, il y a une heure, en se rendant chez Mme Verdurin. Il futbien obligé de constater que dans cette même voiture qui l’emmenait chezPrévost, il n’était plus le même, et qu’il n’était plus seul, qu’un être nouveauétait là avec lui, adhérent, amalgamé à lui, duquel il ne pourrait peut-êtrepas se débarrasser, avec qui il allait être obligé d’user de ménagementscomme avec un maître ou avec une maladie. Et pourtant depuis un momentqu’il sentait qu’une nouvelle personne s’était ainsi ajoutée à lui, sa vie luiparaissait plus intéressante. C’est à peine s’il se disait que cette rencontrepossible chez Prévost (de laquelle l’attente saccageait, dénudait à ce pointles moments qui la précédaient qu’il ne trouvait plus une seule idée, unseul souvenir derrière lequel il pût faire reposer son esprit), il était probablepourtant, si elle avait lieu, qu’elle serait comme les autres, fort peu de chose.Comme chaque soir, dès qu’il serait avec Odette, jetant furtivement sur sonchangeant visage un regard aussitôt détourné de peur qu’elle n’y vît l’avanced’un désir et ne crût plus à son désintéressement, il cesserait de pouvoir

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penser à elle, trop occupé à trouver des prétextes qui lui permissent de nepas la quitter tout de suite et de s’assurer, sans avoir l’air d’y tenir, qu’illa retrouverait le lendemain chez les Verdurin : c’est-à-dire de prolongerpour l’instant et de renouveler un jour de plus la déception et la torture quelui apportait la vaine présence de cette femme qu’il approchait sans oserl’étreindre.

Elle n’était pas chez Prévost ; il voulut chercher dans tous les restaurantsdes boulevards. Pour gagner du temps, pendant qu’il visitait les uns, ilenvoya dans les autres son cocher Rémi (le doge Lorédan de Rizzo) qu’il allaattendre ensuite – n’ayant rien trouvé lui-même – à l’endroit qu’il lui avaitdésigné. La voiture ne revenait pas et Swann se représentait le moment quiapprochait, à la fois comme celui où Rémi lui dirait : « cette dame est là », etcomme celui où Rémi lui dirait, « cette dame n’était dans aucun des cafés ».Et ainsi il voyait la fin de sa soirée devant lui, une et pourtant alternative,précédée soit par la rencontre d’Odette qui abolirait son angoisse, soit, parle renoncement forcé à la trouver ce soir, par l’acceptation de rentrer chezlui sans l’avoir vue.

Le cocher revint, mais, au moment où il s’arrêta devant Swann, celui-ci ne lui dit pas : « Avez-vous trouvé cette dame ? » mais : « Faites-moidonc penser demain à commander du bois, je crois que la provision doitcommencer à s’épuiser. » Peut-être se disait-il que si Rémi avait trouvéOdette dans un café où elle l’attendait, la fin de la soirée néfaste était déjàanéantie par la réalisation commencée de la fin de soirée bienheureuse etqu’il n’avait pas besoin de se presser d’atteindre un bonheur capturé et enlieu sûr, qui ne s’échapperait plus. Mais aussi c’était par force d’inertie ; ilavait dans l’âme le manque de souplesse que certains êtres ont dans le corps,ceux-là qui au moment d’éviter un choc, d’éloigner une flamme de leurhabit, d’accomplir un mouvement urgent, prennent leur temps, commencentpar rester une seconde dans la situation où ils étaient auparavant commepour y trouver leur point d’appui, leur élan. Et sans doute si le cocher l’avaitinterrompu en lui disant : « Cette dame est là », il eût répondu : « Ah ! oui,c’est vrai, la course que je vous avais donnée, tiens je n’aurais pas cru », etaurait continué à lui parler provision de bois pour lui cacher l’émotion qu’ilavait eue et se laisser à lui-même le temps de rompre avec l’inquiétude etde se donner au bonheur.

Mais le cocher revint lui dire qu’il ne l’avait trouvée nulle part, et ajoutason avis, en vieux serviteur :

– Je crois que Monsieur n’a plus qu’à rentrer.Mais l’indifférence que Swann jouait facilement quand Rémi ne pouvait

plus rien changer à la réponse qu’il apportait tomba, quand il le vit essayerde le faire renoncer à son espoir et à sa recherche :

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– « Mais pas du tout, s’écria-t-il, il faut que nous trouvions cette dame ;c’est de la plus haute importance. Elle serait extrêmement ennuyée, pourune affaire, et froissée, si elle ne m’avait pas vu. »

– « Je ne vois pas comment cette dame pourrait être froissée, réponditRémi, puisque c’est elle qui est partie sans attendre Monsieur, qu’elle a ditqu’elle allait chez Prévost et qu’elle n’y était pas. »

D’ailleurs on commençait à éteindre partout. Sous les arbres desboulevards, dans une obscurité mystérieuse, les passants plus rares erraient,à peine reconnaissables. Parfois l’ombre d’une femme qui s’approchait delui, lui murmurant un mot à l’oreille, lui demandant de la ramener, fittressaillir Swann. Il frôlait anxieusement tous ces corps obscurs commesi parmi les fantômes des morts, dans le royaume sombre, il eût cherchéEurydice.

De tous les modes de production de l’amour, de tous les agents dedissémination du mal sacré, il est bien l’un des plus efficaces, ce grandsouffle d’agitation qui parfois passe sur nous. Alors l’être avec qui nousnous plaisons à ce moment-là, le sort en est jeté, c’est lui que nous aimerons.Il n’est même pas besoin qu’il nous plût jusque-là plus ou même autant qued’autres. Ce qu’il fallait c’est que notre goût pour lui devînt exclusif. Et cettecondition-là est réalisée quand – à ce moment où il nous a fait défaut –, àla recherche des plaisirs que son agrément nous donnait, s’est brusquementsubstitué en nous un besoin anxieux, qui a pour objet cet être même, unbesoin absurde, que les lois de ce monde rendent impossible à satisfaire etdifficile à guérir – le besoin insensé et douloureux de le posséder.

Swann se fit conduire dans les derniers restaurants ; c’est la seulehypothèse du bonheur qu’il avait envisagée avec calme ; il ne cachaitplus maintenant son agitation, le prix qu’il attachait à cette rencontre et ilpromit en cas de succès une récompense à son cocher, comme si en luiinspirant le désir de réussir qui viendrait s’ajouter à celui qu’il en avait lui-même, il pouvait faire qu’Odette, au cas où elle fût déjà rentrée se coucher,se trouvât pourtant dans un restaurant du boulevard. Il poussa jusqu’à laMaison Dorée, entra deux fois chez Tortoni et, sans l’avoir vue davantage,venait de ressortir du Café Anglais, marchant à grands pas, l’air hagard, pourrejoindre sa voiture qui l’attendait au coin du boulevard des Italiens, quandil heurta une personne qui venait en sens contraire : c’était Odette ; elle luiexpliqua plus tard que n’ayant pas trouvé de place chez Prévost, elle étaitallée souper à la Maison Dorée dans un enfoncement où il ne l’avait pasdécouverte, et elle regagnait sa voiture.

Elle s’attendait si peu à le voir qu’elle eut un mouvement d’effroi. Quantà lui, il avait couru Paris non parce qu’il croyait possible de la rejoindre,mais parce qu’il lui était trop cruel d’y renoncer. Mais cette joie que sa

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raison n’avait cessé d’estimer, pour ce soir, irréalisable, ne lui en paraissaitmaintenant que plus réelle ; car, il n’y avait pas collaboré par la prévisiondes vraisemblances, elle lui restait extérieure ; il n’avait pas besoin de tirerde son esprit pour la lui fournir – c’est d’elle-même qu’émanait, c’est elle-même qui projetait vers lui – cette vérité qui rayonnait au point de dissipercomme un songe l’isolement qu’il avait redouté, et sur laquelle il appuyait,il reposait, sans penser, sa rêverie heureuse. Ainsi un voyageur arrivé parun beau temps au bord de la Méditerranée, incertain de l’existence des paysqu’il vient de quitter, laisse éblouir sa vue, plutôt qu’il ne leur jette desregards, par les rayons qu’émet vers lui l’azur lumineux et résistant des eaux.

Il monta avec elle dans la voiture qu’elle avait et dit à la sienne de suivre.Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon

de dentelle, qu’elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidéeattachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous samantille, d’un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvraiten un large triangle le bas d’une jupe de faille blanche et laissait voirun empiècement, également de faille blanche, à l’ouverture du corsagedécolleté, où étaient enfoncées d’autres fleurs de catleyas. Elle était à peineremise de la frayeur que Swann lui avait causée quand un obstacle fit faire unécart au cheval. Ils furent vivement déplacés, elle avait jeté un cri et restaittoute palpitante, sans respiration.

– « Ce n’est rien, lui dit-il, n’ayez pas peur. »Et il la tenait par l’épaule, l’appuyant contre lui pour la maintenir ; puis

il lui dit :– Surtout, ne me parlez pas, ne me répondez que par signes pour ne pas

vous essouffler encore davantage. Cela ne vous gêne pas que je remettedroites les fleurs de votre corsage qui ont été déplacées par le choc. J’ai peurque vous ne les perdiez, je voudrais les enfoncer un peu.

Elle, qui n’avait pas été habituée à voir les hommes faire tant de façonsavec elle, dit en souriant :

– « Non, pas du tout, ça ne me gêne pas. »Mais lui, intimidé par sa réponse, peut-être aussi pour avoir l’air d’avoir

été sincère quand il avait pris ce prétexte, ou même, commençant déjà àcroire qu’il l’avait été, s’écria :

– « Oh ! non, surtout, ne parlez pas, vous allez encore vous essouffler,vous pouvez bien me répondre par gestes, je vous comprendrai bien.Sincèrement je ne vous gêne pas ? Voyez, il y a un peu… je pense que c’estdu pollen qui s’est répandu sur vous, vous permettez que je l’essuie avec mamain ? Je ne vais pas trop fort, je ne suis pas trop brutal ? Je vous chatouillepeut-être un peu ? mais c’est que je ne voudrais pas toucher le velours de larobe pour ne pas le friper. Mais, voyez-vous, il était vraiment nécessaire de

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les fixer, ils seraient tombés ; et, comme cela, en les enfonçant un peu moi-même… Sérieusement, je ne suis pas désagréable ? Et en les respirant pourvoir s’ils n’ont vraiment pas d’odeur non plus ? Je n’en ai jamais senti, jepeux ? dites la vérité » ?

Souriant, elle haussa légèrement les épaules, comme pour dire « vousêtes fou, vous voyez bien que ça me plaît ».

Il élevait son autre main le long de la joue d’Odette ; elle le regardafixement, de l’air languissant et grave qu’ont les femmes du maître florentinavec lesquelles il lui avait trouvé de la ressemblance ; amenés au bord despaupières, ses yeux brillants, larges et minces, comme les leurs, semblaientprêts à se détacher ainsi que deux larmes. Elle fléchissait le cou comme onleur voit faire à toutes, dans les scènes païennes comme dans les tableauxreligieux. Et, en une attitude qui sans doute lui était habituelle, qu’elle savaitconvenable à ces moments-là et qu’elle faisait attention à ne pas oublier deprendre, elle semblait avoir besoin de toute sa force pour retenir son visage,comme si une force invisible l’eût attiré vers Swann. Et ce fut Swann, qui,avant qu’elle le laissât tomber, comme malgré elle, sur ses lèvres, le retint uninstant, à quelque distance, entre ses deux mains. Il avait voulu laisser à sapensée le temps d’accourir, de reconnaître le rêve qu’elle avait si longtempscaressé et d’assister à sa réalisation, comme une parente qu’on appelle pourprendre sa part du succès d’un enfant qu’elle a beaucoup aimé. Peut-êtreaussi Swann attachait-il sur ce visage d’Odette non encore possédée, nimême encore embrassée par lui, qu’il voyait pour la dernière fois, ce regardavec lequel, un jour de départ, on voudrait emporter un paysage qu’on vaquitter pour toujours.

Mais il était si timide avec elle, qu’ayant fini par la posséder ce soir-là, en commençant par arranger ses catleyas, soit crainte de la froisser, soitpeur de paraître rétrospectivement avoir menti, soit manque d’audace pourformuler une exigence plus grande que celle-là (qu’il pouvait renouvelerpuisqu’elle n’avait pas fâché Odette la première fois), les jours suivants ilusa du même prétexte. Si elle avait des catleyas à son corsage, il disait :« C’est malheureux, ce soir, les catleyas n’ont pas besoin d’être arrangés,ils n’ont pas été déplacés comme l’autre soir ; il me semble pourtant quecelui-ci n’est pas très droit. Je peux voir s’ils ne sentent pas plus que lesautres ? » Ou bien, si elle n’en avait pas : « Oh ! pas de catleyas ce soir,pas moyen de me livrer à mes petits arrangements. » De sorte que, pendantquelque temps, ne fut pas changé l’ordre qu’il avait suivi le premier soir, endébutant par des attouchements de doigts et de lèvres sur la gorge d’Odetteet que ce fut par eux encore que commençaient chaque fois ses caresses ; et,bien plus tard quand l’arrangement (ou le simulacre rituel d’arrangement)des catleyas, fut depuis longtemps tombé en désuétude, la métaphore « faire

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catleya » devenue un simple vocable qu’ils employaient sans y penser quandils voulaient signifier l’acte de la possession physique – où d’ailleurs l’onne possède rien – survécut dans leur langage, où elle le commémorait, à cetusage oublié. Et peut-être cette manière particulière de dire « faire l’amour »ne signifiait-elle pas exactement la même chose que ses synonymes. On abeau être blasé sur les femmes, considérer la possession des plus différentescomme toujours la même et connue d’avance, elle devient au contraire unplaisir nouveau s’il s’agit de femmes assez difficiles – ou crues telles parnous – pour que nous soyons obligés de la faire naître de quelque épisodeimprévu de nos relations avec elles, comme avait été la première fois pourSwann l’arrangement des catleyas. Il espérait en tremblant, ce soir-là (maisOdette, se disait-il, si elle était dupe de sa ruse, ne pouvait le deviner) quec’était la possession de cette femme qui allait sortir d’entre leurs largespétales mauves ; et le plaisir qu’il éprouvait déjà et qu’Odette ne toléraitpeut-être, pensait-il, que parce qu’elle ne l’avait pas reconnu, lui semblait, àcause de cela – comme il put paraître au premier homme qui le goûta parmiles fleurs du paradis terrestre – un plaisir qui n’avait pas existé jusque-là,qu’il cherchait à créer, un plaisir – ainsi que le nom spécial qu’il lui donnaen garda la trace – entièrement particulier et nouveau.

Maintenant, tous les soirs, quand il l’avait ramenée chez elle, il fallaitqu’il entrât et souvent elle ressortait en robe de chambre et le conduisaitjusqu’à sa voiture l’embrassait aux yeux du cocher, disant : « Qu’est-ceque cela peut me faire, que me font les autres ? » Les soirs où il n’allaitpas chez les Verdurin (ce qui arrivait parfois depuis qu’il pouvait la voirautrement) les soirs de plus en plus rares où il allait dans le monde, ellelui demandait de venir chez elle avant de rentrer, quelque heure qu’il fût.C’était le printemps, un printemps pur et glacé. En sortant de soirée, ilmontait dans sa victoria, étendait une couverture sur ses jambes, répondaitaux amis qui s’en allaient en même temps que lui et lui demandaient derevenir avec eux qu’il ne pouvait pas, qu’il n’allait pas du même côté, etle cocher partait au grand trot sachant où on allait. Eux s’étonnaient, etde fait, Swann n’était plus le même. On ne recevait plus jamais de lettrede lui où il demandât à connaître une femme. Il ne faisait plus attention àaucune, s’abstenait d’aller dans les endroits où on en rencontre. Dans unrestaurant, à la campagne, il avait l’attitude inversée de celle à quoi, hierencore, on l’eût reconnu et qui avait semblé devoir toujours être la sienne.Tant une passion est en nous comme un caractère momentané et différent quise substitue à l’autre et abolit les signes jusque-là invariables par lesquels ils’exprimait ! En revanche ce qui était invariable maintenant, c’était que oùque Swann se trouvât, il ne manquât pas d’aller rejoindre Odette. Le trajetqui le séparait d’elle était celui qu’il parcourait inévitablement et comme la

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pente même irrésistible et rapide de sa vie. À vrai dire, souvent resté tarddans le monde, il aurait mieux aimé rentrer directement chez lui sans fairecette longue course et ne la voir que le lendemain ; mais le fait même dese déranger à une heure anormale pour aller chez elle, de deviner que lesamis qui le quittaient se disaient : « Il est très tenu, il y a certainement unefemme qui le force à aller chez elle à n’importe quelle heure », lui faisaitsentir qu’il menait la vie des hommes qui ont une affaire amoureuse dansleur existence, et en qui le sacrifice qu’ils font de leur repos et de leursintérêts à une rêverie voluptueuse fait naître un charme intérieur. Puis sansqu’il s’en rendît compte, cette certitude qu’elle l’attendait, qu’elle n’était pasailleurs avec d’autres, qu’il ne reviendrait pas sans l’avoir vue, neutralisaitcette angoisse oubliée mais toujours prête à renaître qu’il avait éprouvéele soir où Odette n’était plus chez les Verdurin et dont l’apaisement actuelétait si doux que cela pouvait s’appeler du bonheur. Peut-être était-ce à cetteangoisse qu’il était redevable de l’importance qu’Odette avait prise pour lui.Les êtres nous sont d’habitude si indifférents que quand nous avons mis dansl’un d’eux de telles possibilités de souffrance et de joie pour nous il noussemble appartenir à un autre univers, il s’entoure de poésie, il fait de notre viecomme une étendue émouvante où il sera plus ou moins rapproché de nous.Swann ne pouvait se demander sans trouble ce qu’Odette deviendrait pourlui dans les années qui allaient venir. Parfois, en voyant, de sa victoria, dansces belles nuits froides, la lune brillante qui répandait sa clarté entre ses yeuxet les rues désertes, il pensait à cette autre figure claire et légèrement roséecomme celle de la lune, qui, un jour, avait surgi devant sa pensée et, depuis,projetait sur le monde la lumière mystérieuse dans laquelle il le voyait. S’ilarrivait après l’heure où Odette envoyait ses domestiques se coucher, avantde sonner à la porte du petit jardin, il allait d’abord dans la rue, où donnait aurez-de-chaussée, entre les fenêtres toutes pareilles, mais obscures, des hôtelscontigus, la fenêtre, seule éclairée, de sa chambre. Il frappait au carreau, etelle, avertie, répondait et allait l’attendre de l’autre côté, à la porte d’entrée. Iltrouvait ouverts sur son piano quelques-uns des morceaux qu’elle préférait :la Valse des Roses ou Pauvre fou de Tagliafico (qu’on devait, selon savolonté écrite, faire exécuter à son enterrement), il lui demandait de jouerà la place la petite phrase de la sonate de Vinteuil, bien qu’Odette jouâtfort mal, mais la vision la plus belle qui nous reste d’une œuvre est souventcelle qui s’éleva au-dessus des sons faux tirés par des doigts malhabiles,d’un piano désaccordé. La petite phrase continuait à s’associer pour Swann àl’amour qu’il avait pour Odette. Il sentait bien que cet amour, c’était quelquechose qui ne correspondait à rien d’extérieur, de constatable par d’autres quelui ; il se rendait compte que les qualités d’Odette ne justifiaient pas qu’ilattachât tant de prix aux moments passés auprès d’elle. Et souvent, quand

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c’était l’intelligence positive qui régnait seule en Swann, il voulait cesserde sacrifier tant d’intérêts intellectuels et sociaux à ce plaisir imaginaire.Mais la petite phrase, dès qu’il l’entendait, savait rendre libre en lui l’espacequi pour elle était nécessaire, les proportions de l’âme de Swann s’entrouvaient changées ; une marge y était réservée à une jouissance qui elle nonplus ne correspondait à aucun objet extérieur et qui pourtant au lieu d’êtrepurement individuelle comme celle de l’amour, s’imposait à Swann commeune réalité supérieure aux choses concrètes. Cette soif d’un charme inconnu,la petite phrase l’éveillait en lui, mais ne lui apportait rien de précis pourl’assouvir. De sorte que ces parties de l’âme de Swann où la petite phraseavait effacé le souci des intérêts matériels, les considérations humaines etvalables pour tous, elle les avait laissées vacantes et en blanc, et il étaitlibre d’y inscrire le nom d’Odette. Puis à ce que l’affection d’Odette pouvaitavoir d’un peu court et décevant, la petite phrase venait ajouter, amalgamerson essence mystérieuse. À voir le visage de Swann pendant qu’il écoutaitla phrase, on aurait dit qu’il était en train d’absorber un anesthésique quidonnait plus d’amplitude à sa respiration. Et le plaisir que lui donnait lamusique et qui allait bientôt créer chez lui un véritable besoin, ressemblaiten effet, à ces moments-là, au plaisir qu’il aurait eu à expérimenter desparfums, à entrer en contact avec un monde pour lequel nous ne sommespas faits, qui nous semble sans forme parce que nos yeux ne le perçoiventpas, sans signification parce qu’il échappe à notre intelligence, que nousn’atteignons que par un seul sens. Grand repos, mystérieuse rénovationpour Swann – pour lui dont les yeux quoique délicats amateurs de peinture,dont l’esprit quoique fin observateur des mœurs, portaient à jamais la traceindélébile de la sécheresse de sa vie – de se sentir transformé en une créatureétrangère à l’humanité, aveugle, dépourvue de facultés logiques, presqueune fantastique licorne, une créature chimérique ne percevant le monde quepar l’ouïe. Et comme dans la petite phrase il cherchait cependant un sensoù son intelligence ne pouvait descendre, quelle étrange ivresse il avait àdépouiller son âme la plus intérieure de tous les secours du raisonnementet à la faire passer seule dans le couloir, dans le filtre obscur du son. Ilcommençait à se rendre compte de tout ce qu’il y avait de douloureux, peut-être même de secrètement inapaisé au fond de la douceur de cette phrase,mais il ne pouvait pas en souffrir. Qu’importait qu’elle lui dît que l’amourest fragile, le sien était si fort ! Il jouait avec la tristesse qu’elle répandait,il la sentait passer sur lui, mais comme une caresse qui rendait plus profondet plus doux le sentiment qu’il avait de son bonheur. Il la faisait rejouer dixfois, vingt fois à Odette, exigeant qu’en même temps elle ne cessât pas del’embrasser. Chaque baiser appelle un autre baiser. Ah ! dans ces premierstemps où l’on aime, les baisers naissent si naturellement ! Ils foisonnent si

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pressés les uns contre les autres ; et l’on aurait autant de peine à compter lesbaisers qu’on s’est donnés pendant une heure que les fleurs d’un champ aumois de mai. Alors elle faisait mine de s’arrêter, disant : « Comment veux-tuque je joue comme cela si tu me tiens, je ne peux tout faire à la fois, sache aumoins ce que tu veux, est-ce que je dois jouer la phrase ou faire des petitescaresses », lui se fâchait et elle éclatait d’un rire qui se changeait et retombaitsur lui, en une pluie de baisers. Ou bien elle le regardait d’un air maussade,il revoyait un visage digne de figurer dans la Vie de Moïse de Botticelli, ill’y situait, il donnait au cou d’Odette l’inclinaison nécessaire ; et quand ill’avait bien peinte à la détrempe, au XVe siècle, sur la muraille de la Sixtine,l’idée qu’elle était cependant restée là, près du piano, dans le moment actuel,prête à être embrassée et possédée, l’idée de sa matérialité et de sa vie venaitl’enivrer avec une telle force que, l’œil égaré, les mâchoires tendues commepour dévorer, il se précipitait sur cette vierge de Botticelli et se mettait à luipincer les joues. Puis, une fois qu’il l’avait quittée, non sans être rentré pourl’embrasser encore parce qu’il avait oublié d’emporter dans son souvenirquelque particularité de son odeur ou de ses traits, tandis qu’il revenait danssa victoria, bénissant Odette de lui permettre ces visites quotidiennes, dontil sentait qu’elles ne devaient pas lui causer à elle une bien grande joie, maisqui en le préservant de devenir jaloux – en lui ôtant l’occasion de souffrir denouveau du mal qui s’était déclaré en lui le soir où il ne l’avait pas trouvéechez les Verdurin – l’aideraient à arriver, sans avoir plus d’autres de cescrises dont la première avait été si douloureuse et resterait la seule, au boutde ces heures singulières de sa vie, heures presque enchantées, à la façon decelles où il traversait Paris au clair de lune. Et, remarquant, pendant ce retour,que l’astre était maintenant déplacé par rapport à lui, et presque au bout del’horizon, sentant que son amour obéissait, lui aussi, à des lois immuableset naturelles, il se demandait si cette période où il était entré durerait encorelongtemps, si bientôt sa pensée ne verrait plus le cher visage qu’occupantune position lointaine et diminuée, et près de cesser de répandre du charme.Car Swann en trouvait aux choses, depuis qu’il était amoureux, comme autemps où, adolescent, il se croyait artiste ; mais ce n’était plus le mêmecharme, celui-ci c’est Odette seule qui le leur conférait. Il sentait renaîtreen lui les inspirations de sa jeunesse qu’une vie frivole avait dissipées, maiselles portaient toutes le reflet, la marque d’un être particulier ; et, dans leslongues heures qu’il prenait maintenant un plaisir délicat à passer chez lui,seul avec son âme en convalescence, il redevenait peu à peu lui-même, maisà une autre.

Il n’allait chez elle que le soir, et il ne savait rien de l’emploi de son tempspendant le jour, pas plus que de son passé, au point qu’il lui manquait mêmece petit renseignement initial qui, en nous permettant de nous imaginer ce

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que nous ne savons pas, nous donne envie de le connaître. Aussi ne sedemandait-il pas ce qu’elle pouvait faire, ni quelle avait été sa vie. Il souriaitseulement quelquefois en pensant qu’il y a quelques années, quand il ne laconnaissait pas, on lui avait parlé d’une femme, qui, s’il se rappelait bien,devait certainement être elle, comme d’une fille, d’une femme entretenue,une de ces femmes auxquelles il attribuait encore, comme il avait peu vécudans leur société, le caractère entier, foncièrement pervers, dont les dotalongtemps l’imagination de certains romanciers. Il se disait qu’il n’y asouvent qu’à prendre le contre-pied des réputations que fait le monde pourjuger exactement une personne, quand, à un tel caractère, il opposait celuid’Odette, bonne, naïve, éprise d’idéal, presque si incapable de ne pas dire lavérité, que, l’ayant un jour priée, pour pouvoir dîner seul avec elle, d’écrireaux Verdurin qu’elle était souffrante, le lendemain, il l’avait vue, devantMme Verdurin qui lui demandait si elle allait mieux, rougir, balbutier etrefléter malgré elle, sur son visage, le chagrin, le supplice que cela lui était dementir, et, tandis qu’elle multipliait dans sa réponse les détails inventés sursa prétendue indisposition de la veille, avoir l’air de faire demander pardonpar ses regards suppliants et sa voix désolée de la fausseté de ses paroles.

Certains jours pourtant, mais rares, elle venait chez lui dans l’après-midi, interrompre sa rêverie ou cette étude sur Ver Meer à laquelle il s’étaitremis dernièrement. On venait lui dire que Mme de Crécy était dans sonpetit salon. Il allait l’y retrouver, et quand il ouvrait la porte, au visage roséd’Odette, dès qu’elle avait aperçu Swann, venait –, changeant la forme desa bouche, le regard de ses yeux, le modelé de ses joues – se mélanger unsourire. Une fois seul, il revoyait ce sourire, celui qu’elle avait eu la veille,un autre dont elle l’avait accueilli telle ou telle fois, celui qui avait été saréponse, en voiture, quand il lui avait demandé s’il lui était désagréableen redressant les catleyas ; et la vie d’Odette pendant le reste du temps,comme il n’en connaissait rien, lui apparaissait avec son fond neutre et sanscouleur, semblable à ces feuilles d’études de Watteau, où on voit çà et là, àtoutes les places, dans tous les sens, dessinés aux trois crayons sur le papierchamois, d’innombrables sourires. Mais, parfois, dans un coin de cette vieque Swann voyait toute vide, si même son esprit lui disait qu’elle ne l’étaitpas, parce qu’il ne pouvait pas l’imaginer, quelque ami, qui, se doutant qu’ilss’aimaient, ne se fût pas risqué à lui rien dire d’elle que d’insignifiant, luidécrivait la silhouette d’Odette, qu’il avait aperçue, le matin même, montantà pied la rue Abbattucci dans une « visite » garnie de skunks, sous unchapeau « à la Rembrandt » et un bouquet de violettes à son corsage. Cesimple croquis bouleversait Swann parce qu’il lui faisait tout d’un coupapercevoir qu’Odette avait une vie qui n’était pas tout entière à lui ; il voulaitsavoir à qui elle avait cherché à plaire par cette toilette qu’il ne lui connaissait

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pas ; il se promettait de lui demander où elle allait, à ce moment-là, commesi dans toute la vie incolore – presque inexistante, parce qu’elle lui étaitinvisible –, de sa maîtresse, il n’y avait qu’une seule chose en dehors de tousces sourires adressés à lui : sa démarche sous un chapeau à la Rembrandt,avec un bouquet de violettes au corsage.

Sauf en lui demandant la petite phrase de Vinteuil au lieu de la Valsedes Roses, Swann ne cherchait pas à lui faire jouer plutôt des choses qu’ilaimât, et pas plus en musique qu’en littérature, à corriger son mauvais goût.Il se rendait bien compte qu’elle n’était pas intelligente. En lui disant qu’elleaimerait tant qu’il lui parlât des grands poètes, elle s’était imaginée qu’elleallait connaître tout de suite des couplets héroïques et romanesques dans legenre de ceux du vicomte de Borelli, en plus émouvant encore. Pour VerMeer de Delft, elle lui demanda s’il avait souffert par une femme, si c’étaitune femme qui l’avait inspiré, et Swann lui ayant avoué qu’on n’en savaitrien, elle s’était désintéressée de ce peintre. Elle disait souvent : « Je croisbien, la poésie, naturellement, il n’y aurait rien de plus beau si c’était vrai,si les poètes pensaient tout ce qu’ils disent. Mais bien souvent, il n’y a pasplus intéressé que ces gens-là. J’en sais quelque chose, j’avais une amie quia aimé une espèce de poète. Dans ses vers il ne parlait que de l’amour, duciel, des étoiles. Ah ! ce qu’elle a été refaite ! Il lui a croqué plus de trois centmille francs. » Si alors Swann cherchait à lui apprendre en quoi consistait labeauté artistique, comment il fallait admirer les vers ou les tableaux, au boutd’un instant, elle cessait d’écouter, disant : « Oui… je ne me figurais pas quec’était comme cela. » Et il sentait qu’elle éprouvait une telle déception qu’ilpréférait mentir en lui disant que tout cela n’était rien, que ce n’était encoreque des bagatelles, qu’il n’avait pas le temps d’aborder le fond, qu’il y avaitautre chose. Mais elle lui disait vivement : « Autre chose ? quoi ?… Dis-le alors », mais il ne le disait pas, sachant combien cela lui paraîtrait minceet différent de ce qu’elle espérait, moins sensationnel et moins touchant,et craignant que, désillusionnée de l’art, elle ne le fût en même temps del’amour.

Et en effet, elle trouvait Swann, intellectuellement, inférieur à ce qu’elleaurait cru. « Tu gardes toujours ton sang-froid, je ne peux te définir. » Elles’émerveillait davantage de son indifférence à l’argent, de sa gentillessepour chacun, de sa délicatesse. Et il arrive en effet souvent pour de plusgrands que n’était Swann, pour un savant, pour un artiste, quand il n’est pasméconnu par ceux qui l’entourent, que celui de leurs sentiments qui prouveque la supériorité de son intelligence s’est imposée à eux, ce n’est pas leuradmiration pour ses idées car elles leur échappent, mais leur respect poursa bonté. C’est aussi du respect qu’inspirait à Odette la situation qu’avaitSwann dans le monde, mais elle ne désirait pas qu’il cherchât à l’y faire

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recevoir. Peut-être sentait-elle qu’il ne pourrait pas y réussir, et mêmecraignait-elle, que rien qu’en parlant d’elle, il ne provoquât des révélationsqu’elle redoutait. Toujours est-il qu’elle lui avait fait promettre de ne jamaisprononcer son nom. La raison pour laquelle elle ne voulait pas aller dansle monde, lui avait-elle dit, était une brouille qu’elle avait eue autrefoisavec une amie qui, pour se venger, avait ensuite dit du mal d’elle. Swannobjectait : « Mais tout le monde n’a pas connu ton amie. » – « Mais si, ça faitla tache d’huile, le monde est si méchant. » D’une part Swann ne compritpas cette histoire, mais d’autre part il savait que ces propositions : « Lemonde est si méchant », « un propos calomnieux fait la tache d’huile », sontgénéralement tenues pour vraies ; il devait y avoir des cas auxquels elless’appliquaient. Celui d’Odette était-il l’un de ceux-là ? Il se le demandait,mais pas longtemps, car il était sujet, lui aussi, à cette lourdeur d’espritqui s’appesantissait sur son père, quand il se posait un problème difficile.D’ailleurs, ce monde qui faisait si peur à Odette, ne lui inspirait peut-êtrepas de grands désirs, car pour qu’elle se le représentât bien nettement, ilétait trop éloigné de celui qu’elle connaissait. Pourtant, tout en étant restéeà certains égards vraiment simple, (elle avait par exemple gardé pour amieune petite couturière retirée dont elle grimpait presque chaque jour l’escalierraide, obscur et fétide), elle avait soif de chic, mais ne s’en faisait pas lamême idée que les gens du monde. Pour eux, le chic est une émanation dequelques personnes peu nombreuses qui le projettent jusqu’à un degré assezéloigné – et plus ou moins affaibli dans la mesure où l’on est distant ducentre de leur intimité –, dans le cercle de leurs amis ou des amis de leursamis dont les noms forment une sorte de répertoire. Les gens du monde lepossèdent dans leur mémoire, ils ont sur ces matières une érudition d’oùils ont extrait une sorte de goût, de tact, si bien que Swann par exemple,sans avoir besoin de faire appel à son savoir mondain, s’il lisait dans unjournal les noms des personnes qui se trouvaient à un dîner pouvait direimmédiatement la nuance du chic de ce dîner, comme un lettré, à la simplelecture d’une phrase, apprécie exactement la qualité littéraire de son auteur.Mais Odette faisait partie des personnes (extrêmement nombreuses quoiqu’en pensent les gens du monde, et comme il y en a dans toutes les classesde la société), qui ne possèdent pas ces notions, imaginent un chic tout autre,qui revêt divers aspects selon le milieu auquel elles appartiennent, mais apour caractère particulier – que ce soit celui dont rêvait Odette, ou celuidevant lequel s’inclinait Mme Cottard. – d’être directement accessible à tous.L’autre, celui des gens du monde, l’est à vrai dire aussi, mais il y faut quelquedélai. Odette disait de quelqu’un :

– « Il ne va jamais que dans les endroits chics. »

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Et si Swann lui demandait ce qu’elle entendait par là, elle lui répondaitavec un peu de mépris :

– « Mais les endroits chics, parbleu ! Si, à ton âge, il faut t’apprendrece que c’est que les endroits chics, que veux-tu que je te dise, moi ? parexemple, le dimanche matin, l’avenue de l’Impératrice, à cinq heures le tourdu Lac, le jeudi l’Éden Théâtre, le vendredi l’Hippodrome, les bals… »

– Mais quels bals ?– « Mais les bals qu’on donne à Paris, les bals chics, je veux dire. Tiens,

Herbinger, tu sais, celui qui est chez un coulissier ? mais si, tu dois savoir,c’est un des hommes les plus lancés de Paris, ce grand jeune homme blondqui est tellement snob, il a toujours une fleur à la boutonnière, une raie dansle dos, des paletots clairs ; il est avec ce vieux tableau qu’il promène à toutesles premières. Eh bien ! il a donné un bal, l’autre soir, il y avait tout ce qu’ily a de chic à Paris. Ce que j’aurais aimé y aller ! mais il fallait présentersa carte d’invitation à la porte et je n’avais pas pu en avoir. Au fond j’aimeautant ne pas y être allée, c’était une tuerie, je n’aurais rien vu. C’est plutôtpour pouvoir dire qu’on était chez Herbinger. Et tu sais, moi, la gloriole !Du reste, tu peux bien te dire que sur cent qui racontent qu’elles y étaient,il y a bien la moitié dont ça n’est pas vrai… Mais ça m’étonne que toi, unhomme si « pschutt », tu n’y étais pas. »

Mais Swann ne cherchait nullement à lui faire modifier cette conceptiondu chic ; pensant que la sienne n’était pas plus vraie, était aussi sotte, dénuéed’importance, il ne trouvait aucun intérêt à en instruire sa maîtresse, si bienqu’après des mois elle ne s’intéressait aux personnes chez qui il allait quepour les cartes de pesage, de concours hippique, les billets de première qu’ilpouvait avoir par elles. Elle souhaitait qu’il cultivât des relations si utilesmais elle était par ailleurs, portée à les croire peu chic, depuis qu’elle avaitvu passer dans la rue la marquise de Villeparisis en robe de laine noire, avecun bonnet à brides.

– Mais elle a l’air d’une ouvreuse, d’une vieille concierge, darling ! Ça,une marquise ! Je ne suis pas marquise, mais il faudrait me payer bien cherpour me faire sortir nippée comme ça !

Elle ne comprenait pas que Swann habitât l’hôtel du quai d’Orléans que,sans oser le lui avouer, elle trouvait indigne de lui.

Certes, elle avait la prétention d’aimer les « antiquités » et prenait un airravi et fin pour dire qu’elle adorait passer toute une journée à « bibeloter », àchercher « du bric-à-brac », des choses « du temps ». Bien qu’elle s’entêtâtdans une sorte de point d’honneur (et semblât pratiquer quelque préceptefamilial) en ne répondant jamais aux questions et en ne « rendant pas decomptes » sur l’emploi de ses journées, elle parla une fois à Swann d’uneamie qui l’avait invitée et chez qui tout était « de l’époque ». Mais Swann

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ne put arriver à lui faire dire quelle était cette époque. Pourtant, après avoirréfléchi, elle répondit que c’était « moyenâgeux ». Elle entendait par là qu’ily avait des boiseries. Quelque temps après, elle lui reparla de son amie etajouta, sur le ton hésitant et de l’air entendu dont on cite quelqu’un avecqui on a dîné la veille et dont on n’avait jamais entendu le nom, mais quevos amphitryons avaient l’air de considérer comme quelqu’un de si célèbrequ’on espère que l’interlocuteur saura bien de qui vous voulez parler : « Ellea une salle à manger… du… dix-huitième ! » Elle trouvait du reste celaaffreux, nu, comme si la maison n’était pas finie, les femmes y paraissaientaffreuses et la mode n’en prendrait jamais. Enfin, une troisième fois, elle enreparla et montra à Swann l’adresse de l’homme qui avait fait cette salle àmanger et qu’elle avait envie de faire venir, quand elle aurait de l’argent pourvoir s’il ne pourrait pas lui en faire, non pas certes une pareille, mais cellequ’elle rêvait et que, malheureusement, les dimensions de son petit hôtelne comportaient pas, avec de hauts dressoirs, des meubles Renaissance etdes cheminées comme au château de Blois. Ce jour-là, elle laissa échapperdevant Swann ce qu’elle pensait de son habitation du quai d’Orléans ;comme il avait critiqué que l’amie d’Odette donnât non pas dans le LouisXVI, car, disait-il, bien que cela ne se fasse pas, cela peut être charmant,mais dans le faux ancien : « Tu ne voudrais pas qu’elle vécût comme toi aumilieu de meubles cassés et de tapis usés », lui dit-elle, le respect humain dela bourgeoise l’emportant encore chez elle sur le dilettantisme de la cocotte.

De ceux qui aimaient à bibeloter, qui aimaient les vers, méprisaient lesbas calculs, rêvaient d’honneur et d’amour, elle faisait une élite supérieureau reste de l’humanité. Il n’y avait pas besoin qu’on eût réellement cesgoûts pourvu qu’on les proclamât ; d’un homme qui lui avait avoué à dînerqu’il aimait à flâner, à se salir les doigts dans les vieilles boutiques, qu’ilne serait jamais apprécié par ce siècle commercial, car il ne se souciait pasde ses intérêts et qu’il était pour cela d’un autre temps, elle revenait endisant : « Mais c’est une âme adorable, un sensible, je ne m’en étais jamaisdoutée ! » et elle se sentait pour lui une immense et soudaine amitié. Mais,en revanche ceux, qui comme Swann, avaient ces goûts, mais n’en parlaientpas, la laissaient froide. Sans doute elle était obligée d’avouer que Swannne tenait pas à l’argent, mais elle ajoutait d’un air boudeur : « Mais lui, çan’est pas la même chose » ; et en effet, ce qui parlait à son imagination, cen’était pas la pratique du désintéressement, c’en était le vocabulaire.

Sentant que souvent il ne pouvait pas réaliser ce qu’elle rêvait, il cherchaitdu moins à ce qu’elle se plût avec lui, à ne pas contrecarrer ces idéesvulgaires, ce mauvais goût qu’elle avait en toutes choses, et qu’il aimaitd’ailleurs comme tout ce qui venait d’elle, qui l’enchantaient même, carc’était autant de traits particuliers grâce auxquels l’essence de cette femme

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lui apparaissait, devenait visible. Aussi, quand elle avait l’air heureux parcequ’elle devait aller à la Reine Topaze, ou que son regard devenait sérieux,inquiet et volontaire, si elle avait peur de manquer la fête des fleurs ousimplement l’heure du thé, avec muffins et toasts, au « Thé de la RueRoyale » où elle croyait que l’assiduité était indispensable pour consacrerla réputation d’élégance d’une femme, Swann, transporté comme nous lesommes par le naturel d’un enfant ou par la vérité d’un portrait qui semblesur le point de parler, sentait si bien l’âme de sa maîtresse affleurer à sonvisage qu’il ne pouvait résister à venir l’y toucher avec ses lèvres. « Ah !elle veut qu’on la mène à la fête des fleurs, la petite Odette, elle veut sefaire admirer, eh bien, on l’y mènera, nous n’avons qu’à nous incliner. »Comme la vue de Swann était un peu basse, il dut se résigner à se servirde lunettes pour travailler chez lui, et à adopter, pour aller dans le monde,le monocle qui le défigurait moins. La première fois qu’elle lui en vit undans l’œil, elle ne put contenir sa joie : « Je trouve que pour un homme,il n’y a pas à dire, ça a beaucoup de chic ! Comme tu es bien ainsi ! tuas l’air d’un vrai gentleman. Il ne te manque qu’un titre ! » ajouta-t-elle,avec une nuance de regret. Il aimait qu’Odette fût ainsi, de même que, s’ilavait été épris d’une Bretonne, il aurait été heureux de la voir en coiffe et delui entendre dire qu’elle croyait aux revenants. Jusque-là, comme beaucoupd’hommes chez qui leur goût pour les arts se développe indépendammentde la sensualité, un disparate bizarre avait existé entre les satisfactions qu’ilaccordait à l’un et à l’autre, jouissant, dans la compagnie de femmes deplus en plus grossières, des séductions d’œuvres de plus en plus raffinées,emmenant une petite bonne dans une baignoire grillée à la représentationd’une pièce décadente qu’il avait envie d’entendre ou à une exposition depeinture impressionniste, et persuadé d’ailleurs qu’une femme du mondecultivée n’y eut pas compris davantage, mais n’aurait pas su se taire aussigentiment. Mais, au contraire, depuis qu’il aimait Odette, sympathiser avecelle, tâcher de n’avoir qu’une âme à eux deux lui était si doux, qu’il cherchaità se plaire aux choses qu’elle aimait, et il trouvait un plaisir d’autant plusprofond non seulement à imiter ses habitudes, mais à adopter ses opinions,que comme elles n’avaient aucune racine dans sa propre intelligence, elleslui rappelaient seulement son amour, à cause duquel il les avait préférées.S’il retournait à Serge Panine, s’il recherchait les occasions d’aller voirconduire Olivier Métra, c’était pour la douceur d’être initié dans toutes lesconceptions d’Odette, de se sentir de moitié dans tous ses goûts. Ce charmede le rapprocher d’elle, qu’avaient les ouvrages ou les lieux qu’elle aimait,lui semblait plus mystérieux que celui qui est intrinsèque à de plus beaux,mais qui ne la lui rappelaient pas. D’ailleurs, ayant laissé s’affaiblir lescroyances intellectuelles de sa jeunesse, et son scepticisme d’homme du

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monde ayant à son insu pénétré jusqu’à elles, il pensait (ou du moins il avaitsi longtemps pensé cela qu’il le disait encore) que les objets de nos goûtsn’ont pas en eux une valeur absolue, mais que tout est affaire d’époque, declasse, consiste en modes, dont les plus vulgaires valent celles qui passentpour les plus distinguées. Et comme il jugeait que l’importance attachée parOdette à avoir des cartes pour le vernissage n’était pas en soi quelque chosede plus ridicule que le plaisir qu’il avait autrefois à déjeuner chez le princede Galles, de même, il ne pensait pas que l’admiration qu’elle professaitpour Monte-Carlo ou pour le Righi fût plus déraisonnable que le goût qu’ilavait, lui, pour la Hollande qu’elle se figurait laide et pour Versailles qu’elletrouvait triste. Aussi, se privait-il d’y aller, ayant plaisir à se dire que c’étaitpour elle, qu’il voulait ne sentir, n’aimer qu’avec elle.

Comme tout ce qui environnait Odette et n’était en quelque sorte que lemode selon lequel il pouvait la voir, causer avec elle, il aimait la société desVerdurin. Là, comme au fond de tous les divertissements, repas, musique,jeux, soupers costumés, parties de campagne, parties de théâtre, même lesrares « grandes soirées » données pour les « ennuyeux », il y avait la présenced’Odette, la vue d’Odette, la conversation avec Odette, dont les Verdurinfaisaient à Swann, en l’invitant, le don inestimable, il se plaisait mieux quepartout ailleurs dans le « petit noyau », et cherchait à lui attribuer des méritesréels, car il s’imaginait ainsi que par goût, il le fréquenterait toute sa vie.Or, n’osant pas se dire, par peur de ne pas le croire, qu’il aimerait toujoursOdette, du moins en cherchant à supposer qu’il fréquenterait toujours lesVerdurin (proposition qui, a priori, soulevait moins d’objections de principede la part de son intelligence), il se voyait dans l’avenir continuant àrencontrer chaque soir Odette ; cela ne revenait peut-être pas tout à fait aumême que l’aimer toujours, mais, pour le moment, pendant qu’il l’aimait,croire qu’il ne cesserait pas un jour de la voir, c’est tout ce qu’il demandait.« Quel charmant milieu, se disait-il. Comme c’est au fond la vraie vie qu’onmène là ! Comme on y est plus intelligent, plus artiste que dans le monde.Comme Mme Verdurin, malgré de petites exagérations un peu risibles, a unamour sincère de la peinture, de la musique ! quelle passion pour les œuvres,quel désir de faire plaisir aux artistes ! Elle se fait une idée inexacte des gensdu monde ; mais avec cela que le monde n’en a pas une plus fausse encoredes milieux artistes ! Peut-être n’ai-je pas de grands besoins intellectuelsà assouvir dans la conversation, mais je me plais parfaitement bien avecCottard, quoiqu’il fasse des calembours ineptes. Et quant au peintre, si saprétention est déplaisante quand il cherche à étonner, en revanche c’est unedes plus belles intelligences que j’aie connues. Et puis surtout, là, on se sentlibre, on fait ce qu’on veut sans contrainte, sans cérémonie. Quelle dépensede bonne humeur il se fait par jour dans ce salon-là ! Décidément, sauf

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quelques rares exceptions, je n’irai plus jamais que dans ce milieu. C’est làque j’aurai de plus en plus mes habitudes et ma vie. »

Et comme les qualités qu’il croyait intrinsèques aux Verdurin n’étaientque le reflet sur eux de plaisirs qu’avait goûtés chez eux son amour pourOdette, ces qualités devenaient plus sérieuses, plus profondes, plus vitales,quand ces plaisirs l’étaient aussi. Comme Mme Verdurin donnait parfois àSwann ce qui seul pouvait constituer pour lui le bonheur ; comme, tel soir oùil se sentait anxieux parce qu’Odette avait causé avec un invité plus qu’avecun autre, et où, irrité contre elle, il ne voulait pas prendre l’initiative de luidemander si elle reviendrait avec lui, Mme Verdurin lui apportait la paix et lajoie en disant spontanément : « Odette, vous allez ramener M. Swann, n’est-ce pas ? » comme cet été qui venait et où il s’était d’abord demandé avecinquiétude si Odette ne s’absenterait pas sans lui, s’il pourrait continuer àla voir tous les jours Mme Verdurin allait les inviter à le passer tous deuxchez elle à la campagne – Swann laissant à son insu la reconnaissance etl’intérêt s’infiltrer dans son intelligence et influer sur ses idées, allait jusqu’àproclamer que Mme Verdurin était une grande âme. De quelques gens exquisou éminents que tel de ses anciens camarades de l’école du Louvre luiparlât : « Je préfère cent fois les Verdurin, lui répondait-il. » Et, avec unesolennité qui était nouvelle chez lui : « Ce sont des êtres magnanimes, etla magnanimité est, au fond, la seule chose qui importe et qui distingueici-bas. Vois-tu, il n’y a que deux classes d’êtres : les magnanimes et lesautres ; et je suis arrivé à un âge où il faut prendre parti, décider une foispour toutes qui on veut aimer et qui on veut dédaigner, se tenir à ceux qu’onaime et, pour réparer le temps qu’on a gâché avec les autres ne plus lesquitter jusqu’à sa mort. Eh bien ! ajoutait-il avec cette légère émotion qu’onéprouve quand même sans bien s’en rendre compte, on dit une chose nonparce qu’elle est vraie, mais parce qu’on a plaisir à la dire et qu’on l’écoutedans sa propre voix comme si elle venait d’ailleurs que de nous-mêmes,le sort en est jeté, j’ai choisi d’aimer les seuls cœurs magnanimes et de neplus vivre que dans la magnanimité. Tu me demandes si Mme Verdurin estvéritablement intelligente. Je t’assure qu’elle m’a donné les preuves d’unenoblesse de cœur, d’une hauteur d’âme où, que veux-tu, on n’atteint passans une hauteur égale de pensée. Certes elle a la profonde intelligencedes arts. Mais ce n’est peut-être pas là qu’elle est le plus admirable ; ettelle petite action ingénieusement, exquisément bonne, qu’elle a accompliepour moi, telle géniale attention, tel geste familièrement sublime, révèlentune compréhension plus profonde de l’existence que tous les traités dephilosophie. »

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Il aurait pourtant pu se dire qu’il y avait des anciens amis de ses parentsaussi simples que les Verdurin, des camarades de sa jeunesse aussi éprisd’art, qu’il connaissait d’autres êtres d’un grand cœur, et que, pourtant,depuis qu’il avait opté pour la simplicité, les arts et la magnanimité, il neles voyait plus jamais. Mais ceux-là ne connaissaient pas Odette, et, s’ilsl’avaient connue, ne se seraient pas souciés de la rapprocher de lui.

Ainsi il n’y avait sans doute pas, dans tout le milieu Verdurin, un seulfidèle qui les aimât ou crût les aimer autant que Swann. Et pourtant, quandM. Verdurin avait dit que Swann ne lui revenait pas, non seulement il avaitexprimé sa propre pensée, mais il avait deviné celle de sa femme. Sansdoute Swann avait pour Odette une affection trop particulière et dont ilavait négligé de faire de Mme Verdurin la confidente quotidienne ; sansdoute la discrétion même avec laquelle il usait de l’hospitalité des Verdurin,s’abstenant souvent de venir dîner pour une raison qu’ils ne soupçonnaientpas et à la place de laquelle ils voyaient le désir de ne pas manquer uneinvitation chez des « ennuyeux », sans doute aussi, et malgré toutes lesprécautions qu’il avait prises pour la leur cacher, la découverte progressivequ’ils faisaient de sa brillante situation mondaine, tout cela contribuait àleur irritation contre lui. Mais la raison profonde en était autre. C’est qu’ilsavaient très vite senti en lui un espace réservé, impénétrable, où il continuaità professer silencieusement pour lui-même que la princesse de Sagan n’étaitpas grotesque et que les plaisanteries de Cottard n’étaient pas drôles, enfin etbien que jamais il ne se départît de son amabilité et ne se révoltât contre leursdogmes, une impossibilité de les lui imposer, de l’y convertir entièrement,comme ils n’en avaient jamais rencontré une pareille chez personne. Ils luiauraient pardonné de fréquenter des ennuyeux (auxquels d’ailleurs, dans lefond de son cœur, il préférait mille fois les Verdurin et tout le petit noyau) s’ilavait consenti, pour le bon exemple, à les renier en présence des fidèles. Maisc’est une abjuration qu’ils comprirent qu’on ne pourrait pas lui arracher.

Quelle différence avec un « nouveau » qu’Odette leur avait demandéd’inviter, quoiqu’elle ne l’eût rencontré que peu de fois, et sur lequel ilsfondaient beaucoup d’espoir, le comte de Forcheville ! (Il se trouva qu’ilétait justement le beau-frère de Saniette, ce qui remplit d’étonnement lesfidèles : le vieil archiviste avait des manières si humbles qu’ils l’avaienttoujours cru d’un rang social inférieur au leur et ne s’attendaient pas àapprendre qu’il appartenait à un monde riche et relativement aristocratique.)Sans doute Forcheville était grossièrement snob, alors que Swann ne l’étaitpas ; sans doute il était bien loin de placer, comme lui, le milieu des Verdurinau-dessus de tous les autres. Mais il n’avait pas cette délicatesse de naturequi empêchait Swann de s’associer aux critiques trop manifestement faussesque dirigeait Mme Verdurin contre des gens qu’il connaissait. Quant aux

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tirades prétentieuses et vulgaires que le peintre lançait à certains jours, auxplaisanteries de commis voyageur que risquait Cottard et auxquelles Swann,qui les aimait l’un et l’autre, trouvait facilement des excuses mais n’avaitpas le courage et l’hypocrisie d’applaudir, Forcheville était au contraired’un niveau intellectuel qui lui permettait d’être abasourdi, émerveillé parles unes, sans d’ailleurs les comprendre, et de se délecter aux autres. Etjustement le premier dîner chez les Verdurin auquel assista Forcheville, miten lumière toutes ces différences, fit ressortir ses qualités et précipita ladisgrâce de Swann.

Il y avait, à ce dîner, en dehors des habitués, un professeur de la Sorbonne,Brichot, qui avait rencontré M. et Mme Verdurin aux eaux et si ses fonctionsuniversitaires et ses travaux d’érudition n’avaient pas rendu très rares sesmoments de liberté, serait volontiers venu souvent chez eux. Car il avait cettecuriosité, cette superstition de la vie, qui unie à un certain scepticisme relatifà l’objet de leurs études, donne dans n’importe quelle profession, à certainshommes intelligents, médecins qui ne croient pas à la médecine, professeursde lycée qui ne croient pas au thème latin, la réputation d’esprits larges,brillants, et même supérieurs. Il affectait, chez Mme Verdurin, de chercherses comparaisons dans ce qu’il y avait de plus actuel quand il parlait dephilosophie et d’histoire, d’abord parce qu’il croyait qu’elles ne sont qu’unepréparation à la vie et qu’il s’imaginait trouver en action dans le petit clan cequ’il n’avait connu jusqu’ici que dans les livres, puis peut-être aussi parceque, s’étant vu inculquer autrefois, et ayant gardé à son insu, le respect decertains sujets, il croyait dépouiller l’universitaire en prenant avec eux deshardiesses qui, au contraire, ne lui paraissaient telles, que parce qu’il l’étaitresté.

Dès le commencement du repas, comme M. de Forcheville, placé à ladroite de Mme Verdurin qui avait fait pour le « nouveau » de grands fraisde toilette, lui disait : « C’est original, cette robe blanche », le docteurqui n’avait cessé de l’observer, tant il était curieux de savoir commentétait fait ce qu’il appelait un « de », et qui cherchait une occasion d’attirerson attention et d’entrer plus en contact avec lui, saisit au vol le mot« blanche » et, sans lever le nez de son assiette dit : « blanche ? Blanchede Castille ? », puis sans bouger la tête lança furtivement de droite et degauche des regards incertains et souriants. Tandis que Swann, par l’effortdouloureux et vain qu’il fit pour sourire, témoigna qu’il jugeait ce calembourstupide, Forcheville avait montré à la fois qu’il en goûtait la finesse et qu’ilsavait vivre, en contenant dans de justes limites une gaieté dont la franchiseavait charmé Mme Verdurin.

– Qu’est-ce que vous dites d’un savant comme cela ? avait-elle demandéà Forcheville. Il n’y a pas moyen de causer sérieusement deux minutes avec

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lui. Est-ce que vous leur en dites comme cela, à votre hôpital ? avait-elleajouté en se tournant vers le docteur, ça ne doit pas être ennuyeux tous lesjours, alors. Je vois qu’il va falloir que je demande à m’y faire admettre.

– Je crois avoir entendu que le docteur parlait de cette vieille chipie deBlanche de Castille, si j’ose m’exprimer ainsi. N’est-il pas vrai, madame ?demanda Brichot à Mme Verdurin qui, pâmant, les yeux fermés, précipita safigure dans ses mains d’où s’échappèrent des cris étouffés.

« Mon Dieu, madame, je ne voudrais pas alarmer les âmes respectueusess’il y en a autour de cette table, sub rosa… Je reconnais d’ailleurs que notreineffable république athénienne – ô combien ! pourrait honorer en cettecapétienne obscurantiste le premier des préfets de police à poigne. Si fait,mon cher hôte, si fait, reprit-il de sa voix bien timbrée qui détachait chaquesyllabe, en réponse à une objection de M. Verdurin. La chronique de Saint-Denis dont nous ne pouvons contester la sûreté d’information ne laisse aucundoute à cet égard. Nulle ne pourrait être mieux choisie comme patronne parun prolétariat laïcisateur que cette mère d’un saint à qui elle en fit d’ailleursvoir de saumâtres, comme dit Suger et autres saint Bernard ; car avec ellechacun en prenait pour son grade.

– Quel est ce monsieur ? demande Forcheville à Mme Verdurin, il a l’aird’être de première force.

– Comment, vous ne connaissez pas le fameux Brichot, il est célèbre danstoute l’Europe.

– Ah ! c’est Bréchot, s’écria Forcheville qui n’avait pas bien entenduvous m’en direz tant, ajouta-t-il tout en attachant sur l’homme célèbre desyeux écarquillés. C’est toujours intéressant de dîner avec un homme en vue.Mais, dites-moi, vous nous invitez là avec des convives de choix. On nes’ennuie pas chez vous.

– Oh ! vous savez ce qu’il y a surtout, dit modestement Mme Verdurin,c’est qu’ils se sentent en confiance. Ils parlent de ce qu’ils veulent, et laconversation rejaillit en fusées. Ainsi Brichot, ce soir, ce n’est rien : je l’aivu, vous savez, chez moi, éblouissant, à se mettre à genoux devant ; eh bien !chez les autres, ce n’est plus le même homme, il n’a plus d’esprit, il faut luiarracher les mots, il est même ennuyeux. »

– C’est curieux ! dit Forcheville étonné.Un genre d’esprit comme celui de Brichot aurait été tenu pour stupidité

pure dans la coterie où Swann avait passé sa jeunesse, bien qu’il soitcompatible avec une intelligence réelle. Et celle du professeur, vigoureuse etbien nourrie, aurait probablement pu être enviée par bien des gens du mondeque Swann trouvait spirituels. Mais ceux-ci avaient fini par lui inculquersi bien leurs goûts et leurs répugnances, au moins en tout ce qui toucheà la vie mondaine et même en celle de ses parties annexes qui devraient

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plutôt relever du domaine de l’intelligence : la conversation, que Swannne put trouver les plaisanteries de Brichot que pédantesques, vulgaires etgrasses à écœurer. Puis il était choqué, dans l’habitude qu’il avait des bonnesmanières, par le ton rude et militaire qu’affectait, en s’adressant à chacun ;l’universitaire cocardier. Enfin, peut-être avait-il surtout perdu, ce soir-là,de son indulgence en voyant l’amabilité que Mme Verdurin déployait pource Forcheville qu’Odette avait eu la singulière idée d’amener. Un peu gênéevis-à-vis de Swann, elle lui avait demandé en arrivant :

– Comment trouvez-vous mon invité ?Et lui, s’apercevant pour la première fois que Forcheville qu’il

connaissait depuis longtemps pouvait plaire à une femme et était assez belhomme, avait répondu : « Immonde ! » Certes, il n’avait pas l’idée d’êtrejaloux d’Odette, mais il ne se sentait pas aussi heureux que d’habitude etquand Brichot, ayant commencé à raconter l’histoire de la mère de Blanchede Castille qui « avait été avec Henri Plantagenet des années avant del’épouser », voulut s’en faire demander la suite par Swann en lui disant :« n’est-ce pas, monsieur Swann ? » sur le ton martial qu’on prend pour semettre à la portée d’un paysan ou pour donner du cœur à un troupier, Swanncoupa l’effet de Brichot à la grande fureur de la maîtresse de la maison,en répondant qu’on voulût bien l’excuser de s’intéresser si peu à Blanchede Castille, mais qu’il avait quelque chose à demander au peintre. Celui-ci, en effet, était allé dans l’après-midi visiter l’exposition d’un artiste, amide Mme Verdurin qui était mort récemment, et Swann aurait voulu savoirpar lui (car il appréciait son goût) si vraiment il y avait dans ces dernièresœuvres plus que la virtuosité qui stupéfiait déjà dans les précédentes.

– À ce point de vue-là, c’était extraordinaire, mais cela ne me semblaitpas d’un art, comme on dit, très « élevé », dit Swann en souriant.

Élevé… à la hauteur d’une institution, interrompit Cottard en levant lesbras avec une gravité simulée.

Toute la table éclata de rire.– Quand je vous disais qu’on ne peut pas garder son sérieux avec lui, dit

Mme Verdurin à Forcheville. Au moment où on s’y attend le moins, il voussort une calembredaine.

Mais elle remarqua que seul Swann ne s’était pas déridé. Du reste iln’était pas très content que Cottard fît rire de lui devant Forcheville. Maisle peintre, au lieu de répondre d’une façon intéressante à Swann, ce qu’ileût probablement fait s’il eût été seul avec lui, préféra se faire admirer desconvives en plaçant un morceau sur l’habileté du maître disparu.

– Je me suis approché, dit-il, pour voir comment c’était fait, j’ai mis lenez dessus. Ah ! bien ouiche ! on ne pourrait pas dire si c’est fait avec de

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la colle, avec du rubis, avec du savon, avec du bronze, avec du soleil, avecdu caca !

– Et un font douze, s’écria trop tard le docteur dont personne ne compritl’interruption.

– « Ça a l’air fait avec rien, reprit le peintre, pas plus moyen de découvrirle truc que dans la Ronde ou les Régentes et c’est encore plus fort commepatte que Rembrandt et que Hals. Tout y est, mais non, je vous jure. »

Et comme les chanteurs parvenus à la note la plus haute qu’ils puissentdonner continuent en voix de tête, piano, il se contenta de murmurer, et enriant, comme si en effet cette peinture eût été dérisoire à force de beauté :

– « Ça sent bon, ça vous prend à la tête, ça vous coupe la respiration, çavous fait des chatouilles, et pas mèche de savoir avec quoi c’est fait, c’enest sorcier, c’est de la rouerie, c’est du miracle (éclatant tout à fait de rire) :c’en est malhonnête ! » En s’arrêtant, redressant gravement la tête, prenantune note de basse profonde qu’il tâcha de rendre harmonieuse, il ajouta :« et c’est si loyal ! »

Sauf au moment où il avait dit : « plus fort que la Ronde », blasphèmequi avait provoqué une protestation de Mme Verdurin qui tenait « la Ronde »pour le plus grand chef-d’œuvre de l’univers avec « la Neuvième » et « laSamothrace », et à : « fait avec du caca » qui avait fait jeter à Forchevilleun coup d’œil circulaire sur la table pour voir si le mot passait et avaitensuite amené sur sa bouche un sourire prude et conciliant, tous les convives,excepté Swann, avaient attaché sur le peintre des regards fascinés parl’admiration.

– « Ce qu’il m’amuse quand il s’emballe comme ça, s’écria, quand il eutterminé, Mme Verdurin, ravie que la table fût justement si intéressante lejour où M. de Forcheville venait pour la première fois. Et toi, qu’est-ce quetu as à rester comme cela, bouche bée comme une grande bête ? dit-elle àson mari. Tu sais pourtant qu’il parle bien ; on dirait que c’est la premièrefois qu’il vous entend. Si vous l’aviez vu pendant que vous parliez, il vousbuvait. Et demain il nous récitera tout ce que vous avez dit sans manger unmot. »

– Mais non, c’est pas de la blague, dit le peintre, enchanté de son succès,vous avez l’air de croire que je fais le boniment, que c’est du chiqué ; jevous y mènerai voir, vous direz si j’ai exagéré, je vous fiche mon billet quevous revenez plus emballée que moi !

– Mais nous ne croyons pas que vous exagérez, nous voulons seulementque vous mangiez, et que mon mari mange aussi ; redonnez de la solenormande à Monsieur, vous voyez bien que la sienne est froide. Nous nesommes pas si pressés, vous servez comme s’il y avait le feu, attendez doncun peu pour donner la salade.

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Mme Cottard qui était modeste et parlait peu, savait pourtant ne pasmanquer de l’assurance quand une heureuse inspiration lui avait fait trouverun mot juste. Elle sentait qu’il aurait du succès, cela la mettait en confiance,et ce qu’elle en faisait était moins pour briller que pour être utile à la carrièrede son mari. Aussi ne laissa-t-elle pas échapper le mot de salade que venaitde prononcer Mme Verdurin.

– Ce n’est pas de la salade japonaise ? dit-elle à mi-voix en se tournantvers Odette.

Et ravie et confuse de l’à-propos et de la hardiesse qu’il y avait à faireainsi une allusion discrète, mais claire, à la nouvelle et retentissante piècede Dumas, elle éclata d’un rire charmant d’ingénue, peu bruyant, mais siirrésistible qu’elle resta quelques instants sans pouvoir le maîtriser. « Quiest cette dame ? elle a de l’esprit », dit Forcheville.

– « Non, mais nous vous en ferons si vous venez tous dîner vendredi. »– Je vais vous paraître bien provinciale, monsieur, dit Mme Cottard à

Swann, mais je n’ai pas encore vu cette fameuse Francillon dont tout lemonde parle. Le docteur y est déjà allé (je me rappelle même qu’il m’a ditavoir eu le très grand plaisir de passer la soirée avec vous) et j’avoue queje n’ai pas trouvé raisonnable qu’il louât des places pour y retourner avecmoi. Évidemment, au Théâtre-Français, on ne regrette jamais sa soirée, c’esttoujours si bien joué, mais comme nous avons des amis très aimables (Mme

Cottard prononçait rarement un nom propre et se contentait de dire « desamis à nous », « une de mes amies », par « distinction », sur un ton factice,et avec l’air d’importance d’une personne qui ne nomme que qui elle veut)qui ont souvent des loges et ont la bonne idée de nous emmener à toutes lesnouveautés qui en valent la peine, je suis toujours sûre de voir Francillonun peu plus tôt ou un peu plus tard, et de pouvoir me former une opinion. Jedois pourtant confesser que je me trouve assez sotte, car, dans tous les salonsoù je vais en visite, on ne parle naturellement que de cette malheureusesalade japonaise. On commence même à en être un peu fatigué, ajouta-t-elleen voyant que Swann n’avait pas l’air aussi intéressé qu’elle aurait cru parune si brûlante actualité. Il faut avouer pourtant que cela donne quelquefoisprétexte à des idées assez amusantes. Ainsi j’ai une de mes amies qui est trèsoriginale, quoique très jolie femme, très entourée, très lancée, et qui prétendqu’elle a fait faire chez elle cette salade japonaise, mais en faisant mettretout ce qu’Alexandre Dumas fils dit dans la pièce. Elle avait invité quelquesamies à venir en manger. Malheureusement je n’étais pas des élues. Maiselle nous l’a raconté tantôt, à son jour ; il paraît que c’était détestable, ellenous a fait rire aux larmes. Mais vous savez, tout est dans la manière deraconter, dit-elle en voyant que Swann gardait un air grave.

Et supposant que c’était peut-être parce qu’il n’aimait pas Francillon :

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– Du reste, je crois que j’aurai une déception. Je ne crois pas que celavaille Serge Panine, l’idole de Mme de Crécy. Voilà au moins des sujets quiont du fond, qui font réfléchir ; mais donner une recette de salade sur la scènedu Théâtre-Français ! Tandis que Serge Panine ! Du reste, c’est comme toutce qui vient de la plume de Georges Ohnet, c’est toujours si bien écrit. Jene sais pas si vous connaissez le Maître de Forges que je préférerais encoreà Serge Panine.

– « Pardonnez-moi, lui dit Swann d’un air ironique, mais j’avoueque mon manque d’admiration est à peu près égal pour ces deux chefs-d’œuvre. »

– « Vraiment, qu’est-ce que vous leur reprochez. Est-ce un parti pris ?Trouvez-vous peut-être que c’est un peu triste ? D’ailleurs, comme je distoujours, il ne faut jamais discuter sur les romans ni sur les pièces de théâtre.Chacun a sa manière de voir et vous pouvez trouver détestable ce que j’aimele mieux. »

Elle fut interrompue par Forcheville qui interpellait Swann. En effet,tandis que Mme Cottard parlait de Francillon, Forcheville avait exprimé àMme Verdurin son admiration pour ce qu’il avait appelé le petit « speech »du peintre.

– Monsieur a une facilité de parole, une mémoire ! avait-il dit à Mme

Verdurin quand le peintre eut terminé, comme j’en ai rarement rencontré.Bigre ! je voudrais bien en avoir autant. Il ferait un excellent prédicateur. Onpeut dire qu’avec M. Bréchot, vous avez là deux numéros qui se valent, jene sais même pas si comme platine, celui-ci ne damerait pas encore le pionau professeur. Ça vient plus naturellement, c’est moins recherché. Quoiqu’ilait chemin faisant quelques mots un peu réalistes, mais c’est le goût du jour,je n’ai pas souvent vu tenir le crachoir avec une pareille dextérité, commenous disions au régiment, où pourtant j’avais un camarade que justementmonsieur me rappelait un peu. À propos de n’importe quoi, je ne sais quevous dire, sur ce verre, par exemple, il pouvait dégoiser pendant des heures,non, pas à propos de ce verre, ce que je dis est stupide ; mais à propos de labataille de Waterloo, de tout ce que vous voudrez et il nous envoyait cheminfaisant des choses auxquelles vous n’auriez jamais pensé. Du reste Swannétait dans le même régiment ; il a dû le connaître ».

– Vous voyez souvent M. Swann ? demanda Mme Verdurin.– Mais non, répondit M. de Forcheville et comme pour se rapprocher

plus aisément d’Odette, il désirait être agréable à Swann, voulant saisir cetteoccasion, pour le flatter, de parler de ses belles relations, mais d’en parler enhomme, du monde sur un ton de critique cordiale et n’avoir pas l’air de l’enféliciter comme d’un succès inespéré : « N’est-ce pas Swann ? je ne vousvois jamais. D’ailleurs, comment faire pour le voir ? Cet animal-là est tout

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le temps fourré chez les La Trémoïlle, chez les Laumes, chez tout ça !… »Imputation d’autant plus fausse d’ailleurs que depuis un an Swann n’allaitplus guère que chez les Verdurin. Mais le seul nom de personnes qu’ilsne connaissaient pas était accueilli chez eux par un silence réprobateur.M. Verdurin, craignant la pénible impression que ces noms d’« ennuyeux »,surtout lancés ainsi sans tact à la face de tous les fidèles, avaient dû produiresur sa femme, jeta sur elle à la dérobée un regard plein d’inquiète sollicitude.Il vit alors que dans sa résolution de ne pas prendre acte, de ne pas avoir ététouchée par la nouvelle qui venait de lui être notifiée, de ne pas seulementrester muette, mais d’avoir été sourde comme nous l’affectons, quand unami fautif essaye de glisser dans la conversation une excuse que ce seraitavoir l’air d’admettre que de l’avoir écoutée sans protester, ou quand onprononce devant nous le nom défendu d’un ingrat, Mme Verdurin, pour queson silence n’eût pas l’air d’un consentement, mais du silence ignorant deschoses inanimées, avait soudain dépouillé son visage de toute vie, de toutemotilité ; son front bombé n’était plus qu’une belle étude de ronde bosse oùle nom de ces La Trémoïlle chez qui était toujours fourré Swann, n’avaitpu pénétrer ; son nez légèrement froncé laissait voir une échancrure quisemblait calquée sur la vie. On eût dit que sa bouche entrouverte allait parler.Ce n’était plus qu’une cire perdue, qu’un masque de plâtre, qu’une maquettepour un monument, qu’un buste pour le Palais de l’Industrie devant lequelle public s’arrêterait certainement pour admirer comment le sculpteur, enexprimant l’imprescriptible dignité des Verdurin opposée à celle des LaTrémoïlle et des Laumes qu’ils valent certes ainsi que tous les ennuyeux dela terre, était arrivé à donner une majesté presque papale à la blancheur età la rigidité de la pierre. Mais le marbre finit par s’animer et fit entendrequ’il fallait ne pas être dégoûté pour aller chez ces gens-là, car la femmeétait toujours ivre et le mari si ignorant qu’il disait collidor pour corridor.

– « On me paierait bien cher que je ne laisserais pas entrer ça chez moi »,conclut Mme Verdurin, en regardant Swann d’un air impérieux.

Sans doute elle n’espérait pas qu’il se soumettrait jusqu’à imiter la saintesimplicité de la tante du pianiste qui venait de s’écrier :

– Voyez-vous ça ? Ce qui m’étonne, c’est qu’ils trouvent encore despersonnes qui consentent à leur causer ; il me semble que j’aurais peur :un mauvais coup est si vite reçu ! Comment y a-t-il encore du peuple assezbrute pour leur courir après.

Que ne répondait-il du moins comme Forcheville : « Dame, c’est uneduchesse ; il y a des gens que ça impressionne encore », ce qui aurait permisau moins à Mme Verdurin de répliquer : « Grand bien leur fasse ! » Au lieu decela, Swann se contenta de rire d’un air qui signifiait qu’il ne pouvait mêmepas prendre au sérieux une pareille extravagance. M. Verdurin, continuant

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à jeter sur sa femme des regards furtifs, voyait avec tristesse et comprenaittrop bien qu’elle éprouvait la colère d’un grand inquisiteur qui ne parvientpas à extirper l’hérésie ; et pour tâcher d’amener Swann à une rétractation,comme le courage de ses opinions paraît toujours un calcul et une lâchetéaux yeux de ceux à l’encontre de qui il s’exerce, M. Verdurin l’interpella :

– Dites donc franchement votre pensée, nous n’irons pas le leur répéter.À quoi Swann répondit :– Mais ce n’est pas du tout par peur de la duchesse (si c’est des La

Trémoïlle que vous parlez). Je vous assure que tout le monde aime allerchez elle. Je ne vous dis pas qu’elle soit « profonde » (il prononça profonde,comme si ç’avait été un mot ridicule, car son langage gardait la traced’habitudes d’esprit qu’une certaine rénovation, marquée par l’amour dela musique, lui avait momentanément fait perdre – il exprimait parfois sesopinions avec chaleur – ) mais, très sincèrement, elle est intelligente et sonmari est un véritable lettré. Ce sont des gens charmants.

Si bien que Mme Verdurin sentant que, par ce seul infidèle elle seraitempêchée de réaliser l’unité morale du petit noyau, ne put pas s’empêcherdans sa rage contre cet obstiné qui ne voyait pas combien ses paroles lafaisaient souffrir, de lui crier du fond du cœur :

– Trouvez-le si vous voulez, mais du moins ne nous le dites pas.– Tout dépend de ce que vous appelez intelligence, dit Forcheville

qui voulait briller à son tour. Voyons, Swann, qu’entendez-vous parintelligence ?

– Voilà ! s’écria Odette, voilà les grandes choses dont je lui demande deme parler, mais il ne veut jamais.

– Mais si… protesta Swann.– Cette blague ! dit Odette.– Blague à tabac ? demanda le docteur.– Pour vous, reprit Forcheville, l’intelligence, est-ce le bagout du monde,

les personnes qui savent s’insinuer ?– Finissez votre entremets qu’on puisse enlever votre assiette, dit Mme

Verdurin d’un ton aigre en s’adressant à Saniette, lequel absorbé dans desréflexions, avait cessé de manger. Et peut-être un peu honteuse du ton qu’elleavait pris : Cela ne fait rien, vous avez votre temps, mais, si je vous le dis,c’est pour les autres, parce que cela empêche de servir.

– Il y a, dit Brichot en martelant les syllabes, une définition bien curieusede l’intelligence dans ce doux anarchiste de Fénelon…

– Écoutez ! dit à Forcheville et au docteur Mme Verdurin, il va nousdire la définition de l’intelligence par Fénelon, c’est intéressant, on n’a pastoujours l’occasion d’apprendre cela.

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Mais Brichot attendait que Swann eût donné la sienne. Celui-ci nerépondit pas et en se dérobant fit manquer la brillante joute que Mme

Verdurin se réjouissait d’offrir à Forcheville.– Naturellement, c’est comme avec moi, dit Odette d’un ton boudeur, je

ne suis pas fâchée de voir que je ne suis pas la seule qu’il ne trouve pas àla hauteur.

– Ces de La Trémouaille que Mme Verdurin nous a montrés comme si peurecommandables, demande Brichot, en articulant avec force, descendent-ils de ceux que cette bonne snob de Mme de Sévigné avouait être heureusede connaître parce que cela faisait bien pour ses paysans ? Il est vrai quela marquise avait une autre raison, et qui pour elle devait primer celle-là, car gendelettre dans l’âme, elle faisait passer la copie avant tout. Ordans le journal qu’elle envoyait régulièrement à sa fille, c’est Mme deLa Trémouaille, bien documentée par ses grandes alliances, qui faisait lapolitique étrangère.

Mais non, je ne crois pas que ce soit la même famille, dit à tout hasardMme Verdurin.

Saniette qui, depuis qu’il avait rendu précipitamment au maître d’hôtelson assiette encore pleine, s’était replongé dans un silence méditatif, en sortitenfin pour raconter en riant l’histoire d’un dîner qu’il avait fait avec le ducde La Trémoïlle et d’où il résultait que celui-ci ne savait pas que GeorgeSand était le pseudonyme d’une femme. Swann qui avait de la sympathiepour Saniette crut devoir lui donner sur la culture du duc des détails montrantqu’une telle ignorance de la part de celui-ci était matériellement impossible ;mais tout d’un coup il s’arrêta, il venait de comprendre que Saniette n’avaitpas besoin de ces preuves et savait que l’histoire était fausse pour la raisonqu’il venait de l’inventer il y avait un moment. Cet excellent hommesouffrait d’être trouvé si ennuyeux par les Verdurin ; et ayant conscienced’avoir été plus terne encore à ce dîner que d’habitude, il n’avait voulule laisser finir sans avoir réussi à amuser. Il capitula si vite, eut l’air simalheureux de voir manqué l’effet sur lequel il avait compté et répondit d’unton si lâche à Swann pour que celui-ci ne s’acharnât pas à une réfutationdésormais inutile : « C’est bon, c’est bon ; en tout cas, même si je me trompe,ce n’est pas un crime, je pense » que Swann aurait voulu pouvoir dire quel’histoire était vraie et délicieuse. Le docteur qui les avait écoutés eut l’idéeque c’était le cas de dire : « Se non e vero », mais il n’était pas assez sûr desmots et craignit de s’embrouiller.

Après le dîner Forcheville alla de lui-même vers le docteur.– « Elle n’a pas dû être mal, Mme Verdurin, et puis c’est une femme

avec qui on peut causer, pour moi tout est là. Évidemment elle commenceà avoir un peu de bouteille. Mais Mme de Crécy voilà une petite femme qui

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a l’air intelligente, ah ! saperlipopette, on voit tout de suite qu’elle a l’œilaméricain, celle-là ! Nous parlons de Mme de Crécy, dit-il à M. Verdurinqui s’approchait, la pipe à la bouche. Je me figure que comme corps defemme… »

– « J’aimerais mieux l’avoir dans mon lit que le tonnerre », ditprécipitamment Cottard qui depuis quelques instants attendait en vainque Forcheville reprît haleine pour placer cette vieille plaisanterie dont ilcraignait que ne revînt pas l’à-propos si la conversation changeait de cours,et qu’il débita avec cet excès de spontanéité et d’assurance qui chercheà masquer la froideur et l’émoi inséparables d’une récitation. Forchevillela connaissait, il la comprit et s’en amusa. Quant à M. Verdurin, il nemarchanda pas sa gaieté, car il avait trouvé depuis peu pour la signifier unsymbole autre que celui dont usait sa femme, mais aussi simple et aussiclair. À peine avait-il commencé à faire le mouvement de tête et d’épaulesde quelqu’un qui s’esclaffe qu’aussitôt il se mettait à tousser comme si, enriant trop fort, il avait avalé la fumée de sa pipe. Et la gardant toujours aucoin de sa bouche, il prolongeait indéfiniment le simulacre de suffocationet d’hilarité. Ainsi lui et Mme Verdurin, qui en face, écoutant le peintre quilui racontait une histoire, fermait les yeux avant de précipiter son visagedans ses mains, avaient l’air de deux masques de théâtre qui figuraientdifféremment la gaieté.

M. Verdurin avait d’ailleurs fait sagement en ne retirant pas sa pipe de sabouche, car Cottard qui avait besoin de s’éloigner un instant fit à mi-voix uneplaisanterie qu’il avait apprise depuis peu et qu’il renouvelait chaque foisqu’il avait à aller au même endroit : « Il faut que j’aille entretenir un instantle duc d’Aumale », de sorte que la quinte de M. Verdurin recommença.

– Voyons, enlève donc ta pipe de ta bouche, tu vois bien que tu vast’étouffer à te retenir de rire comme ça, lui dit Mme Verdurin qui venait offrirdes liqueurs.

« Quel homme charmant que votre mari, il a de l’esprit comme quatre,déclara Forcheville à Mme Cottard. Merci madame. Un vieux troupiercomme moi, ça ne refuse jamais la goutte »

– « M. de Forcheville trouve Odette charmante », dit M. Verdurin à safemme.

– Mais justement elle voudrait déjeuner une fois avec vous. Nous allonscombiner ça, mais il ne faut pas que Swann le sache. Vous savez, il metun peu de froid. Ça ne vous empêchera pas de venir dîner, naturellement,nous espérons vous avoir très souvent. Avec la belle saison qui vient, nousallons souvent dîner en plein air. Cela ne vous ennuie pas, les petits dîners auBois ? bien, bien, ce sera très gentil. Est-ce que vous n’allez pas travailler devotre métier, vous ! cria-t-elle au petit pianiste, afin de faire montre, devant

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un nouveau de l’importance de Forcheville, à la fois de son esprit et de sonpouvoir tyrannique sur les fidèles.

– M. de Forcheville était en train de me dire du mal de toi, dit Mme

Cottard à son mari quand il rentra au salon.Et lui, poursuivant l’idée de la noblesse de Forcheville qui l’occupait

depuis le commencement du dîner, lui dit :– « Je soigne en ce moment une baronne la baronne Putbus, les Putbus

étaient aux Croisades, n’est-ce pas ? Ils ont, en Poméranie, un lac qui estgrand comme dix fois la place de la Concorde. Je la soigne pour de l’arthritesèche, c’est une femme charmante. Elle connaît du reste Mme Verdurin, jecrois.

Ce qui permit à Forcheville, quand il se retrouva, un moment après, seulavec Mme Cottard, de compléter le jugement favorable qu’il avait porté surson mari :

– Et puis il est intéressant, on voit qu’il connaît du monde. Dame, ça saittant de choses, les médecins.

– Je vais jouer la phrase de la Sonate pour M. Swann ? dit le pianiste.– Ah ! bigre ! ce n’est pas au moins le « Serpent à Sonates » ? demanda

M. de Forcheville pour faire de l’effet.Mais le docteur Cottard qui n’avait jamais entendu ce calembour, ne le

comprit pas et crut à une erreur de M. de Forcheville. Il s’approcha vivementpour la rectifier :

– « Mais non, ce n’est pas serpent à sonates qu’on dit, c’est serpent àsonnettes », dit-il d’un ton zélé, impatient et triomphal.

Forcheville lui expliqua le calembour. Le docteur rougit.– Avouez qu’il est drôle, docteur ?– Oh ! je le connais depuis si longtemps, répondit Cottard.Mais ils se turent ; sous l’agitation des trémolos de violon qui la

protégeaient de leur tenue frémissante à deux octaves de là – et commedans un pays de montagne, derrière l’immobilité apparente et vertigineused’une cascade, on aperçoit, deux cents pieds plus bas, la forme minusculed’une promeneuse – la petite phrase venait d’apparaître, lointaine, gracieuse,protégée par le long déferlement du rideau transparent, incessant et sonore.Et Swann, en son cœur, s’adressa à elle comme à une confidente de sonamour, comme à une amie d’Odette qui devrait bien lui dire de ne pas faireattention à ce Forcheville.

– Ah ! vous arrivez tard, dit Mme Verdurin à un fidèle qu’elle n’avaitinvité qu’en « cure-dents », nous avons eu « un » Brichot incomparable,d’une éloquence ! Mais il est parti. N’est-ce pas, monsieur Swann ? Je croisque c’est la première fois que vous vous rencontriez avec lui, dit-elle pour

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lui faire remarquer que c’était à elle qu’il devait de le connaître. N’est-cepas, il a été délicieux notre Brichot ? »

Swann s’inclina poliment.– Non ? il ne vous a pas intéressé ? lui demanda sèchement Mme

Verdurin.– « Mais si, madame, beaucoup, j’ai été ravi. Il est peut-être un peu

péremptoire et un peu jovial pour mon goût. Je lui voudrais parfois un peud’hésitations et de douceur, mais on sent qu’il sait tant de choses et il a l’aird’un bien brave homme.

Tout le monde se retira fort tard. Les premiers mots de Cottard à sa femmefurent :

– J’ai rarement vu Mme Verdurin aussi en verve que ce soir.– Qu’est-ce que c’est exactement que cette Mme Verdurin, un demi-

castor ? dit Forcheville au peintre à qui il proposa de revenir avec lui.Odette le vit s’éloigner avec regret, elle n’osa pas ne pas revenir avec

Swann, mais fut de mauvaise humeur en voiture, et quand il lui demanda s’ildevait entrer chez elle, elle lui dit « Bien entendu » en haussant les épaulesavec impatience. Quand tous les invités furent partis, Mme Verdurin dit àson mari :

– As-tu remarqué comme Swann a ri d’un rire niais quand nous avonsparlé de Mme La Trémoïlle ?

Elle avait remarqué que devant ce nom Swann et Forcheville avaientplusieurs fois supprimé la particule. Ne doutant pas que ce fût pourmontrer qu’ils n’étaient pas intimidés par les titres, elle souhaitait d’imiterleur fierté, mais n’avait pas bien saisi par quelle forme grammaticaleelle se traduisait. Aussi sa vicieuse façon de parler l’emportant sur sonintransigeance républicaine, elle disait encore les de La Trémoïlle ou plutôtpar une abréviation en usage dans les paroles des chansons de café-concertet les légendes des caricaturistes et qui dissimulait le de, les d’La Trémoïlle,mais elle se rattrapait en disant : « Madame La Trémoïlle. » « La Duchesse,comme dit Swann », ajouta-t-elle ironiquement avec un sourire qui prouvaitqu’elle ne faisait que citer et ne prenait pas à son compte une dénominationaussi naïve et ridicule.

– Je te dirai que je l’ai trouvé extrêmement bête.Et M. Verdurin lui répondit :– Il n’est pas franc, c’est un monsieur cauteleux, toujours entre le zist et

le zest. Il veut toujours ménager la chèvre et le chou. Quelle différence avecForcheville. Voilà au moins un homme qui vous dit carrément sa façon depenser. Ça vous plaît ou ça ne vous plaît pas. Ce n’est pas comme l’autre quin’est jamais ni figue ni raisin. Du reste Odette a l’air de préférer jolimentle Forcheville, et je lui donne raison. Et puis enfin, puisque Swann veut

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nous la faire à l’homme du monde, au champion des duchesses, au moinsl’autre a son titre ; il est toujours comte de Forcheville, ajouta-t-il d’unair délicat, comme si, au courant de l’histoire de ce comté, il en soupesaitminutieusement la valeur particulière.

– Je te dirai, dit Mme Verdurin, qu’il a cru devoir lancer contre Brichotquelques insinuations venimeuses et assez ridicules. Naturellement, commeil a vu que Brichot était aimé dans la maison, c’était une manière de nousatteindre, de bêcher notre dîner. On sent le bon petit camarade qui vousdébinera en sortant.

– Mais je te l’ai dit, répondit M. Verdurin, c’est le raté, le petit individuenvieux de tout ce qui est un peu grand.

En réalité il n’y avait pas un fidèle qui ne fût plus malveillant queSwann ; mais tous ils avaient la précaution d’assaisonner leurs médisancesde plaisanteries connues, d’une petite pointe d’émotion et de cordialité ;tandis que la moindre réserve que se permettait Swann, dépouillée desformules de convention telles que : « Ce n’est pas du mal que nous disons »et auxquelles il dédaignait de s’abaisser, paraissait une perfidie. Il y a desauteurs originaux dont la moindre hardiesse révolte parce qu’ils n’ont pasd’abord flatté les goûts du public et ne lui ont pas servi les lieux communsauxquels il est habitué ; c’est de la même manière que Swann indignaitM. Verdurin. Pour Swann comme pour eux, c’était la nouveauté de sonlangage qui faisait croire à la noirceur de ses intentions.

Swann ignorait encore la disgrâce dont il était menacé chez les Verdurinet continuait à voir leurs ridicules en beau, au travers de son amour.

Il n’avait de rendez-vous avec Odette, au moins le plus souvent, quele soir ; mais le jour, ayant peur de la fatiguer de lui en allant chezelle, il aurait aimé du moins ne pas cesser d’occuper sa pensée, et à tousmoments il cherchait à trouver une occasion d’y intervenir, mais d’une façonagréable pour elle. Si, à la devanture d’un fleuriste ou d’un joaillier, la vued’un arbuste ou d’un bijou le charmait, aussitôt il pensait à les envoyerà Odette, imaginant le plaisir qu’ils lui avaient procuré ressenti par elle,venant accroître la tendresse qu’elle avait pour lui, et les faisait porterimmédiatement rue La Pérouse, pour ne pas retarder l’instant où, commeelle recevrait quelque chose de lui, il se sentirait en quelque sorte près d’elle.Il voulait surtout qu’elle les reçût avant de sortir pour que la reconnaissancequ’elle éprouverait lui valût un accueil plus tendre quand elle le verrait chezles Verdurin, ou même, qui sait, si le fournisseur faisait assez diligence,peut-être une lettre qu’elle lui enverrait avant le dîner, ou sa venue à elle enpersonne chez lui, en une visite supplémentaire, pour le remercier. Commejadis quand il expérimentait sur la nature d’Odette les réactions du dépit,

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il cherchait par celles de la gratitude à tirer d’elle des parcelles intimes desentiment qu’elle ne lui avait pas révélées encore.

Souvent elle avait des embarras d’argent et, pressée par une dette, le priaitde lui venir en aide. Il en était heureux comme de tout ce qui pouvait donnerà Odette une grande idée de l’amour qu’il avait pour elle, ou simplementune grande idée de son influence, de l’utilité dont il pouvait lui être. Sansdoute si on lui avait dit au début : « c’est ta situation qui lui plaît », etmaintenant : « c’est pour ta fortune qu’elle t’aime », il ne l’aurait pas cru,et n’aurait pas été d’ailleurs très mécontent qu’on se la figurât tenant à lui– qu’on les sentît unis l’un à l’autre – par quelque chose d’aussi fort quele snobisme ou l’argent. Mais, même s’il avait pensé que c’était vrai, peut-être n’eût-il pas souffert de découvrir à l’amour d’Odette pour lui cet étatplus durable que l’agrément ou les qualités qu’elle pouvait lui trouver :l’intérêt, l’intérêt qui empêcherait de venir jamais le jour où elle aurait puêtre tentée de cesser de le voir. Pour l’instant, en la comblant de présents, enlui rendant des services, il pouvait se reposer sur des avantages extérieursà sa personne, à son intelligence, du soin épuisant de lui plaire par lui-même. Et cette volupté d’être amoureux, de ne vivre que d’amour, de laréalité de laquelle il doutait parfois, le prix dont en somme il la payait, endilettante de sensations immatérielles, lui en augmentait la valeur – commeon voit des gens incertains si le spectacle de la mer et le bruit de ses vaguessont délicieux, s’en convaincre ainsi que de la rare qualité de leurs goûtsdésintéressés, en louant cent francs par jour la chambre d’hôtel qui leurpermet de les goûter.

Un jour que des réflexions de ce genre le ramenaient encore au souvenirdu temps où on lui avait parlé d’Odette comme d’une femme entretenue,et où une fois de plus il s’amusait à opposer cette personnificationétrange : la femme entretenue – chatoyant amalgame d’éléments inconnuset diaboliques, serti, comme une apparition de Gustave Moreau, de fleursvénéneuses entrelacées à des joyaux précieux – et cette Odette sur le visagede qui il avait vu passer les mêmes sentiments de pitié pour un malheureux,de révolte contre une injustice, de gratitude pour un bienfait, qu’il avait vuéprouver autrefois par sa propre mère, par ses amis, cette Odette dont lespropos avaient si souvent trait aux choses qu’il connaissait le mieux lui-même, à ses collections, à sa chambre, à son vieux domestique au banquierchez qui il avait ses titres, il se trouva que cette dernière image du banquierlui rappela qu’il aurait à y prendre de l’argent. En effet, si ce mois-ci il venaitmoins largement à l’aide d’Odette dans ses difficultés matérielles qu’iln’avait fait le mois dernier où il lui avait donné cinq mille francs, et s’il ne luioffrait pas une rivière de diamants qu’elle désirait, il ne renouvellerait pas enelle cette admiration qu’elle avait pour sa générosité, cette reconnaissance,

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qui le rendaient si heureux, et même il risquerait de lui faire croire que sonamour pour elle, comme elle en verrait les manifestations devenir moinsgrandes, avait diminué. Alors, tout d’un coup, il se demanda si cela, cen’était pas précisément l’« entretenir » (comme si, en effet, cette notiond’entretenir pouvait être extraite d’éléments non pas mystérieux ni pervers,mais appartenant au fond quotidien et privé de sa vie, tels que ce billetde mille francs, domestique et familier, déchiré et recollé, que son valetde chambre, après lui avoir payé les comptes du mois et le terme, avaitserré dans le tiroir du vieux bureau où Swann l’avait repris pour l’envoyeravec quatre autres à Odette) et si on ne pouvait pas appliquer à Odette,depuis qu’il la connaissait (car il ne soupçonna pas un instant qu’elle eûtjamais pu recevoir d’argent de personne avant lui), ce mot qu’il avait crusi inconciliable avec elle, de « femme entretenue ». Il ne put approfondircette idée, car un accès d’une paresse d’esprit, qui était chez lui congénitale,intermittente et providentielle, vint à ce moment éteindre toute lumière dansson intelligence, aussi brusquement que, plus tard, quand on eut installépartout l’éclairage électrique, on put couper l’électricité dans une maison.Sa pensée tâtonna un instant dans l’obscurité, il retira ses lunettes, en essuyales verres, se passa la main sur les yeux, et ne revit la lumière que quand ilse retrouva en présence d’une idée toute différente, à savoir qu’il faudraittâcher d’envoyer le mois prochain six ou sept mille francs à Odette au lieude cinq, à cause de la surprise et de la joie que cela lui causerait.

Le soir, quand il ne restait pas chez lui à attendre l’heure de retrouverOdette chez les Verdurin ou plutôt dans un des restaurants d’été qu’ilsaffectionnaient au Bois et surtout à Saint-Cloud, il allait dîner dansquelqu’une de ces maisons élégantes dont il était jadis le convive habituel. Ilne voulait pas perdre contact avec des gens qui – savait-on ? pourraient peut-être un jour être utiles à Odette, et grâce auxquels en attendant il réussissaitsouvent à lui être agréable. Puis l’habitude qu’il avait eue longtemps dumonde, du luxe, lui en avait donné en même temps que le dédain, le besoin,de sorte qu’à partir du moment où les réduits les plus modestes lui étaientapparus exactement sur le même pied que les plus princières demeures, sessens étaient tellement accoutumés aux secondes qu’il eût éprouvé quelquemalaise à se trouver dans les premiers. Il avait la même considération – àun degré d’identité qu’ils n’auraient pu croire – pour des petits bourgeoisqui faisaient danser au cinquième étage d’un escalier D, palier à gauche,que pour la princesse de Parme qui donnait les plus belles fêtes de Paris ;mais il n’avait pas la sensation d’être au bal en se tenant avec les pères dansla chambre à coucher de la maîtresse de la maison et la vue des lavabosrecouverts de serviettes, des lits transformés en vestiaires, sur le couvre-pieddesquels s’entassaient les pardessus et les chapeaux lui donnait la même

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sensation d’étouffement que peut causer aujourd’hui à des gens habitués àvingt ans d’électricité l’odeur d’une lampe qui charbonne ou d’une veilleusequi file. Le jour où il dînait en ville, il faisait atteler pour sept heures etdemie ; il s’habillait tout en songeant à Odette et ainsi il ne se trouvait passeul, car la pensée constante d’Odette donnait aux moments où il était loind’elle, le même charme particulier qu’à ceux où elle était là. Il montait envoiture, mais il sentait que cette pensée y avait sauté en même temps ets’installait sur ses genoux comme une bête aimée qu’on emmène partoutet qu’il garderait avec lui à table, à l’insu des convives. Il la caressait,se réchauffait à elle, et éprouvant une sorte de langueur, se laissait allerà un léger frémissement qui crispait son cou et son nez, et était nouveauchez lui, tout en fixant à sa boutonnière le bouquet d’ancolies. Se sentantsouffrant et triste depuis quelque temps, surtout depuis qu’Odette avaitprésenté Forcheville aux Verdurin, Swann aurait aimé aller se reposer un peuà la campagne. Mais il n’aurait pas eu le courage de quitter Paris un seul jourpendant qu’Odette y était. L’air était chaud ; c’étaient les plus beaux joursdu printemps. Et il avait beau traverser une ville de pierre pour se rendreen quelque hôtel clos, ce qui était sans cesse devant ses yeux, c’était unparc qu’il possédait près de Combray, où, dès quatre heures, avant d’arriverau plant d’asperges, grâce au vent qui vient des champs de Méséglise, onpouvait goûter sous une charmille autant de fraîcheur, qu’au bord de l’étangcerné de myosotis et de glaïeuls, et où, quand il dînait, enlacées par sonjardinier, couraient autour de la table les groseilles et les roses.

Après dîner, si le rendez-vous au bois ou à Saint-Cloud était de bonneheure, il partait si vite en sortant de table – surtout si la pluie menaçait detomber et de faire rentrer plus tôt les « fidèles » – qu’une fois la princessedes Laumes (chez qui on avait dîné tard et que Swann avait quittée avantqu’on servît le café pour rejoindre les Verdurin dans l’île du Bois), dit :

– « Vraiment, si Swann avait trente ans de plus et une maladie de lavessie, on l’excuserait de filer ainsi. Mais tout de même il se moque dumonde. »

Il se disait que le charme du printemps qu’il ne pouvait pas aller goûterà Combray, il le trouverait du moins dans l’île des Cygnes ou à Saint-Cloud. Mais comme il ne pouvait penser qu’à Odette, il ne savait même pas,s’il avait senti l’odeur des feuilles, s’il y avait eu du clair de lune. Il étaitaccueilli par la petite phrase de la Sonate jouée dans le jardin sur le pianodu restaurant. S’il n’y en avait pas là, les Verdurin prenaient une grandepeine pour en faire descendre un d’une chambre ou d’une salle à manger :ce n’est pas que Swann fût rentré en faveur auprès d’eux, au contraire.Mais l’idée d’organiser un plaisir ingénieux pour quelqu’un, même pourquelqu’un qu’ils n’aimaient pas, développait chez eux, pendant les moments

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nécessaires à ces préparatifs, des sentiments éphémères et occasionnels desympathie et de cordialité. Parfois il se disait que c’était un nouveau soir deprintemps de plus qui passait, il se contraignait à faire attention aux arbres,au ciel. Mais l’agitation où le mettait la présence d’Odette, et aussi un légermalaise fébrile qui ne le quittait guère depuis quelque temps, le privait ducalme et du bien-être qui sont le fond indispensable aux impressions quepeut donner la nature.

Un soir où Swann avait accepté de dîner avec les Verdurin, commependant le dîner il venait de dire que le lendemain il avait un banquetd’anciens camarades, Odette lui avait répondu en pleine table, devantForcheville, qui était maintenant un des fidèles, devant le peintre, devantCottard :

– « Oui, je sais que vous avez votre banquet, je ne vous verrai donc quechez moi, mais ne venez pas trop tard. »

Bien que Swann n’eût encore jamais pris bien sérieusement ombrage del’amitié d’Odette pour tel ou tel fidèle, il éprouvait une douceur profondeà l’entendre avouer ainsi devant tous, avec cette tranquille impudeur, leursrendez-vous quotidiens du soir, la situation privilégiée qu’il avait chezelle et la préférence pour lui qui y était impliquée. Certes Swann avaitsouvent pensé qu’Odette n’était à aucun degré une femme remarquable ;et la suprématie qu’il exerçait sur un être qui lui était si inférieur n’avaitrien qui dût lui paraître si flatteur à voir proclamer à la face des « fidèles »,mais depuis qu’il s’était aperçu qu’à beaucoup d’hommes Odette semblaitune femme ravissante et désirable, le charme qu’avait pour eux son corpsavait éveillé en lui un besoin douloureux de la maîtriser entièrement dansles moindres parties de son cœur. Et il avait commencé d’attacher un prixinestimable à ces moments passés chez elle le soir, où il l’asseyait sur sesgenoux, lui faisait dire ce qu’elle pensait d’une chose, d’une autre, où ilrecensait les seuls biens à la possession desquels il tînt maintenant sur terre.Aussi, après ce dîner, la prenant à part, il ne manqua pas de la remercieravec effusion, cherchant à lui enseigner selon les degrés de la reconnaissancequ’il lui témoignait, l’échelle des plaisirs qu’elle pouvait lui causer, et dontle suprême était de le garantir, pendant le temps que son amour durerait etl’y rendrait vulnérable, des atteintes de la jalousie.

Quand il sortit le lendemain du banquet, il pleuvait à verse, il n’avaità sa disposition que sa victoria ; un ami lui proposa de le reconduire chezlui en coupé, et comme Odette, par le fait qu’elle lui avait demandé devenir, lui avait donné la certitude qu’elle n’attendait personne, c’est l’esprittranquille et le cœur content que, plutôt que de partir ainsi dans la pluie, ilserait rentré chez lui se coucher. Mais peut-être, si elle voyait qu’il n’avaitpas l’air de tenir à passer toujours avec elle, sans aucune exception, la fin de

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la soirée, négligerait-elle de la lui réserver, justement une fois où il l’auraitparticulièrement désiré.

Il arriva chez elle après onze heures, et, comme il s’excusait de n’avoirpu venir plus tôt, elle se plaignit que ce fût en effet bien tard, l’orage l’avaitrendue souffrante, elle se sentait mal à la tête et le prévint qu’elle ne legarderait pas plus d’une demi-heure, qu’à minuit, elle le renverrait ; et, peuaprès, elle se sentit fatiguée et désira s’endormir.

– Alors, pas de catleyas ce soir ? lui dit-il, moi qui espérais un bon petitcatleya.

Et d’un air un peu boudeur et nerveux elle lui répondit :– « Mais non, mon petit, pas de catleyas ce soir, tu vois bien que je suis

souffrante ! »– « Cela t’aurait peut-être fait du bien, mais enfin je n’insiste pas. »Elle le pria d’éteindre la lumière avant de s’en aller, il referma lui-même

les rideaux du lit et partit. Mais, quand il fut rentré chez lui, l’idée lui vintbrusquement que peut-être Odette attendait quelqu’un ce soir, qu’elle avaitseulement simulé la fatigue et qu’elle ne lui avait demandé d’éteindre quepour qu’il crût qu’elle allait s’endormir, qu’aussitôt qu’il avait été parti, ellel’avait rallumée, et fait rentrer celui qui devait passer la nuit auprès d’elle. Ilregarda l’heure. Il y avait à peu près une heure et demie qu’il l’avait quittée,il ressortit, prit un fiacre et se fit arrêter tout près de chez elle, dans unepetite rue perpendiculaire à celle sur laquelle donnait derrière son hôtel etoù il allait quelquefois frapper à la fenêtre de sa chambre à coucher pourqu’elle vînt lui ouvrir ; il descendit de voiture, tout était désert et noir dansce quartier, il n’eut que quelques pas à faire à pied et déboucha presquedevant chez elle. Parmi l’obscurité de toutes les fenêtres éteintes depuislongtemps dans la rue, il en vit une seule d’où débordait – entre les voletsqui en pressaient la pulpe mystérieuse et dorée – la lumière qui remplissait lachambre et qui, tant d’autres soirs, du plus loin qu’il l’apercevait, en arrivantdans la rue le réjouissait et lui annonçait : « elle est là qui t’attend » etqui maintenant, le torturait en lui disant : « elle est là avec celui qu’elleattendait ». Il voulait savoir qui ; il se glissa le long du mur jusqu’à la fenêtre,mais entre les lames obliques des volets il ne pouvait rien voir ; il entendaitseulement dans le silence de la nuit le murmure d’une conversation. Certes, ilsouffrait de voir cette lumière dans l’atmosphère d’or de laquelle se mouvaitderrière le châssis le couple invisible et détesté, d’entendre ce murmurequi révélait la présence de celui qui était venu après son départ, la faussetéd’Odette, le bonheur qu’elle était en train de goûter avec lui.

Et pourtant il était content d’être venu : le tourment qui l’avait forcéde sortir de chez lui avait perdu de son acuité en perdant de son vague,maintenant que l’autre vie d’Odette, dont il avait eu, à ce moment-là, le

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brusque et impuissant soupçon, il la tenait là, éclairée en plein par la lampe,prisonnière sans le savoir dans cette chambre où, quand il le voudrait,il entrerait la surprendre et la capturer ; ou plutôt il allait frapper auxvolets comme il faisait souvent quand il venait très tard ; ainsi du moins,Odette apprendrait qu’il avait su, qu’il avait vu la lumière et entendu lacauserie et lui, qui, tout à l’heure, se la représentait comme se riant avecl’autre de ses illusions, maintenant, c’étaient eux qu’il voyait, confiantsdans leur erreur, trompés en somme par lui qu’ils croyaient bien loin d’iciet qui, lui, savait déjà qu’il allait frapper aux volets. Et peut-être, ce qu’ilressentait en ce moment de presque agréable, c’était autre chose aussi quel’apaisement d’un doute et d’une douleur : un plaisir de l’intelligence. Si,depuis qu’il était amoureux, les choses avaient repris pour lui un peu del’intérêt délicieux qu’il leur trouvait autrefois, mais seulement là où ellesétaient éclairées par le souvenir d’Odette, maintenant, c’était une autrefaculté de sa studieuse jeunesse que sa jalousie ranimait, la passion de lavérité, mais d’une vérité, elle aussi, interposée entre lui et sa maîtresse,ne recevant sa lumière que d’elle, vérité toute individuelle qui avait pourobjet unique, d’un prix infini et presque d’une beauté désintéressée, lesactions d’Odette, ses relations, ses projets, son passé. À toute autre époquede sa vie, les petits faits et gestes quotidiens d’une personne avaienttoujours paru sans valeur à Swann ; si on lui en faisait le commérage,il le trouvait insignifiant, et, tandis qu’il l’écoutait, ce n’était que sa plusvulgaire attention qui y était intéressée ; c’était pour lui un des moments oùil se sentait le plus médiocre. Mais dans cette étrange période de l’amour,l’individuel prend quelque chose de si profond, que cette curiosité qu’ilsentait s’éveiller en lui à l’égard des moindres occupations d’une femme,c’était celle qu’il avait eue autrefois pour l’Histoire. Et tout ce dont il auraiteu honte jusqu’ici, espionner devant une fenêtre, qui sait, demain, peut-êtrefaire parler habilement les indifférents, soudoyer les domestiques, écouteraux portes, ne lui semblait plus, aussi bien que le déchiffrement des textes,la comparaison des témoignages et l’interprétation des monuments que desméthodes d’investigation scientifique d’une véritable valeur intellectuelle etappropriées à la recherche de la vérité.

Sur le point de frapper les volets, il eut un moment de honte en pensantqu’Odette allait savoir qu’il avait eu des soupçons, qu’il était revenu, qu’ils’était posté dans la rue. Elle lui avait dit souvent l’horreur qu’elle avait desjaloux, des amants qui espionnent. Ce qu’il allait faire était bien maladroit,et elle allait le détester désormais, tandis qu’en ce moment encore, tantqu’il n’avait pas frappé, peut-être, même en le trompant, l’aimait-elle. Quede bonheurs possibles dont on sacrifie ainsi la réalisation à l’impatienced’un plaisir immédiat. Mais le désir de connaître la vérité était plus fort

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et lui sembla plus noble. Il savait que la réalité de circonstances qu’il eûtdonné sa vie pour restituer exactement, était lisible derrière cette fenêtrestriée de lumière comme sous la couverture enluminée d’or d’un de cesmanuscrits précieux à la richesse artistique elle-même desquels le savant quiles consulte ne peut rester indifférent. Il éprouvait une volupté à connaître lavérité qui le passionnait dans cet exemplaire unique, éphémère et précieux,d’une matière translucide, si chaude et si belle. Et puis l’avantage qu’il sesentait – qu’il avait tant besoin de se sentir. – sur eux, était peut-être moins desavoir, que de pouvoir leur montrer qu’il savait. Il se haussa sur la pointe despieds. Il frappa. On n’avait pas entendu, il refrappa plus fort, la conversations’arrêta. Une voix d’homme dont il chercha à distinguer auquel de ceux desamis d’Odette qu’il connaissait elle pouvait appartenir, demanda :

– « Qui est là » ?Il n’était pas sûr de la reconnaître. Il frappa encore une fois. On ouvrit la

fenêtre, puis les volets. Maintenant, il n’y avait plus moyen de reculer, et,puisqu’elle allait tout savoir, pour ne pas avoir l’air trop malheureux, tropjaloux et curieux, il se contenta de crier d’un air négligent et gai :

– « Ne vous dérangez pas, je passais par là, j’ai vu de la lumière, j’aivoulu savoir si vous n’étiez plus souffrante. »

Il regarda. Devant lui, deux vieux messieurs étaient à la fenêtre, l’untenant une lampe, et alors, il vit la chambre, une chambre inconnue. Ayantl’habitude, quand il venait chez Odette très tard, de reconnaître sa fenêtreà ce que c’était la seule éclairée entre les fenêtres toutes pareilles, ils’était trompé et avait frappé à la fenêtre suivante qui appartenait à lamaison voisine. Il s’éloigna en s’excusant et rentra chez lui, heureux quela satisfaction de sa curiosité eût laissé leur amour intact et qu’après avoirsimulé depuis si longtemps vis-à-vis d’Odette une sorte d’indifférence, ilne lui eût pas donné, par sa jalousie, cette preuve qu’il l’aimait trop, qui,entre deux amants, dispense, à tout jamais, d’aimer assez, celui qui lareçoit. Il ne lui parla pas de cette mésaventure, lui-même n’y songeait plus.Mais, par moments, un mouvement de sa pensée venait en rencontrer lesouvenir qu’elle n’avait pas aperçu, le heurtait, l’enfonçait plus avant etSwann avait ressenti une douleur brusque et profonde. Comme si ç’avait étéune douleur physique, les pensées de Swann ne pouvaient pas l’amoindrir ;mais du moins la douleur physique, parce qu’elle est indépendante de lapensée, la pensée peut s’arrêter sur elle, constater qu’elle a diminué, qu’ellea momentanément cessé ! Mais cette douleur-là, la pensée, rien qu’en sela rappelant, la recréait. Vouloir n’y pas penser, c’était y penser encore,en souffrir encore. Et quand, causant avec des amis, il oubliait son mal,tout d’un coup un mot qu’on lui disait le faisait changer de visage, commeun blessé dont un maladroit vient de toucher sans précaution le membre

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douloureux. Quand il quittait Odette, il était heureux, il se sentait calme,il se rappelait les sourires qu’elle avait eus, railleurs, en parlant de tel outel autre, et tendres pour lui, la lourdeur de sa tête qu’elle avait détachéede son axe pour l’incliner, la laisser tomber, presque malgré elle, sur seslèvres, comme elle avait fait la première fois en voiture, les regards mourantsqu’elle lui avait jetés pendant qu’elle était dans ses bras, tout en contractantfrileusement contre l’épaule sa tête inclinée.

Mais aussitôt sa jalousie, comme si elle était l’ombre de son amour, secomplétait du double de ce nouveau sourire qu’elle lui avait adressé le soirmême – et qui, inverse maintenant, raillait Swann et se chargeait d’amourpour un autre –, de cette inclinaison de sa tête mais renversée vers d’autreslèvres, et, données à un autre, toutes les marques de tendresse qu’elle avaiteues pour lui. Et tous les souvenirs voluptueux qu’il emportait de chez elle,étaient comme autant d’esquisses, de « projets » pareils à ceux que voussoumet un décorateur, et qui permettaient à Swann de se faire une idée desattitudes ardentes ou pâmées qu’elle pouvait avoir avec d’autres. De sortequ’il en arrivait à regretter chaque plaisir qu’il goûtait près d’elle, chaquecaresse inventée et dont il avait eu l’imprudence de lui signaler la douceur,chaque grâce qu’il lui découvrait, car il savait qu’un instant après, ellesallaient enrichir d’instruments nouveaux son supplice.

Celui-ci était rendu plus cruel encore quand revenait à Swann le souvenird’un bref regard qu’il avait surpris, il y avait quelques jours, et pour lapremière fois, dans les yeux d’Odette. C’était après dîner, chez les Verdurin.Soit que Forcheville sentant que Saniette, son beau-frère, n’était pas enfaveur chez eux, eût voulu le prendre comme tête de Turc et briller devanteux à ses dépens, soit qu’il eût été irrité par un mot maladroit que celui-ci venait de lui dire, et qui, d’ailleurs, passa inaperçu pour les assistantsqui ne savaient pas quelle allusion désobligeante il pouvait renfermer, biencontre le gré de celui qui le prononçait sans malice aucune, soit enfin qu’ilcherchât depuis quelque temps une occasion de faire sortir de la maisonquelqu’un qui le connaissait trop bien et qu’il savait trop délicat pour qu’ilne se sentît pas gêné à certains moments rien que de sa présence, Forchevillerépondit à ce propos maladroit de Saniette avec une telle grossièreté, semettant à l’insulter, s’enhardissant, au fur et à mesure qu’il vociférait, del’effroi, de la douleur, des supplications de l’autre, que le malheureux, aprèsavoir demandé à Mme Verdurin s’il devait rester, et n’ayant pas reçu deréponse, s’était retiré en balbutiant, les larmes aux yeux. Odette avait assistéimpassible à cette scène, mais quand la porte se fut refermée sur Saniette,faisant descendre en quelque sorte de plusieurs crans l’expression habituellede son visage, pour pouvoir se trouver, dans la bassesse, de plain-piedavec Forcheville, elle avait brillanté ses prunelles d’un sourire sournois de

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félicitations pour l’audace qu’il avait eue, d’ironie pour celui qui en avait étévictime ; elle lui avait jeté un regard de complicité dans le mal, qui voulait sibien dire : « voilà une exécution, ou je ne m’y connais pas. Avez-vous vu sonair penaud, il en pleurait », que Forcheville, quand ses yeux rencontrèrentce regard, dégrisé soudain de la colère ou de la simulation de colère dont ilétait encore chaud, sourit, et répondit :

– Il n’avait qu’à être aimable, il serait encore ici, une bonne correctionpeut être utile à tout âge.

Un jour que Swann était sorti au milieu de l’après-midi pour faire unevisite, n’ayant pas trouvé la personne qu’il voulait rencontrer, il eut l’idéed’entrer chez Odette à cette heure où il n’allait jamais chez elle, mais où ilsavait qu’elle était toujours à la maison à faire sa sieste ou à écrire des lettresavant l’heure du thé, et où il aurait plaisir à la voir un peu sans la déranger. Leconcierge lui dit qu’il croyait qu’elle était là ; il sonna, crut entendre du bruit,entendre marcher, mais on n’ouvrit pas. Anxieux, irrité, il alla dans la petiterue où donnait l’autre face de l’hôtel, se mit devant la fenêtre de la chambred’Odette ; les rideaux l’empêchaient de rien voir, il frappa avec force auxcarreaux, appela ; personne n’ouvrit. Il vit que des voisins le regardaient. Ilpartit, pensant qu’après tout, il s’était peut-être trompé en croyant entendredes pas ; mais il en resta si préoccupé qu’il ne pouvait penser à autre chose.Une heure après, il revint. Il la trouva ; elle lui dit qu’elle était chez elletantôt quand il avait sonné, mais dormait ; la sonnette l’avait éveillée, elleavait deviné que c’était Swann, elle avait couru après lui, mais il était déjàparti. Elle avait bien entendu frapper aux carreaux. Swann reconnut tout desuite dans ce dire un de ces fragments d’un fait exact que les menteurs prisde court se consolent de faire entrer dans la composition du fait faux qu’ilsinventent, croyant y faire sa part et y dérober sa ressemblance à la Vérité.Certes quand Odette venait de faire quelque chose qu’elle ne voulait pasrévéler, elle le cachait bien au fond d’elle-même. Mais dès qu’elle se trouvaiten présence de celui à qui elle voulait mentir, un trouble la prenait, toutesses idées s’effondraient, ses facultés d’invention et de raisonnement étaientparalysées, elle ne trouvait plus dans sa tête que le vide, il fallait pourtantdire quelque chose et elle rencontrait à sa portée précisément la chose qu’elleavait voulu dissimuler et qui étant vraie, était seule restée là. Elle en détachaitun petit morceau, sans importance par lui-même, se disant qu’après toutc’était mieux ainsi puisque c’était un détail véritable qui n’offrait pas lesmêmes dangers qu’un détail faux. « Ça du moins, c’est vrai, se disait-elle,c’est toujours autant de gagné, il peut s’informer, il reconnaîtra que c’estvrai, ce n’est toujours pas ça qui me trahira. » Elle se trompait, c’était celaqui la trahissait, elle ne se rendait pas compte que ce détail vrai avait desangles qui ne pouvaient s’emboîter que dans les détails contigus du fait vrai

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dont elle l’avait arbitrairement détaché et qui, quels que fussent les détailsinventés entre lesquels elle le placerait, révéleraient toujours par la matièreexcédente et les vides non remplis, que ce n’était pas d’entre ceux-là qu’ilvenait. « Elle avoue qu’elle m’avait entendu sonner, puis frapper, et qu’elleavait cru que c’était moi, qu’elle avait envie de me voir, se disait Swann.Mais cela ne s’arrange pas avec le fait qu’elle n’ait pas fait ouvrir. »

Mais il ne lui fit pas remarquer cette contradiction, car il pensait que,livrée à elle-même, Odette produirait peut-être quelque mensonge qui seraitun faible indice de la vérité ; elle parlait ; il ne l’interrompait pas, il recueillaitavec une piété avide et douloureuse ces mots qu’elle lui disait et qu’il sentait(justement, parce qu’elle la cachait derrière eux tout en lui parlant) gardervaguement, comme le voile sacré, l’empreinte, dessiner l’incertain modelé,de cette réalité infiniment précieuse et hélas introuvable : – ce qu’elle faisaittantôt à trois heures, quand il était venu – de laquelle il ne posséderaitjamais que ces mensonges, illisibles et divins vestiges, et qui n’existaitplus que dans le souvenir receleur de cet être qui la contemplait sanssavoir l’apprécier, mais ne la lui livrerait pas. Certes il se doutait bien parmoments qu’en elles-mêmes les actions quotidiennes d’Odette n’étaient paspassionnément intéressantes, et que les relations qu’elle pouvait avoir avecd’autres hommes n’exhalaient pas naturellement d’une façon universelle etpour tout être pensant, une tristesse morbide, capable de donner la fièvre dusuicide. Il se rendait compte alors que cet intérêt, cette tristesse n’existaientqu’en lui comme une maladie, et que quand celle-ci serait guérie, les actesd’Odette, les baisers qu’elle aurait pu donner redeviendraient inoffensifscomme ceux de tant d’autres femmes. Mais que la curiosité douloureuse queSwann y portait maintenant n’eût sa cause qu’en lui, n’était pas pour lui fairetrouver déraisonnable de considérer cette curiosité comme importante et demettre tout en œuvre pour lui donner satisfaction. C’est que Swann arrivaità un âge dont la philosophie – favorisée par celle de l’époque, par celle aussidu milieu où Swann avait beaucoup vécu, de cette coterie de la princesse desLaumes où il était convenu qu’on est intelligent dans la mesure où on doutede tout et où on ne trouvait de réel et d’incontestable que les goûts de chacun– n’est déjà plus celle de la jeunesse, mais une philosophie positive, presquemédicale, d’hommes qui au lieu d’extérioriser les objets de leurs aspirations,essayent de dégager de leurs années déjà écoulées un résidu fixe d’habitudes,de passions qu’ils puissent considérer en eux comme caractéristiques etpermanentes et auxquelles, délibérément, ils veilleront d’abord que le genred’existence qu’ils adoptent puisse donner satisfaction. Swann trouvait sagede faire dans sa vie la part de la souffrance qu’il éprouvait à ignorerce qu’avait fait Odette, aussi bien que la part de la recrudescence qu’unclimat humide causait à son eczéma ; de prévoir dans son budget une

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disponibilité importante pour obtenir sur l’emploi des journées d’Odette desrenseignements sans lesquels il se sentirait malheureux, aussi bien qu’il enréservait pour d’autres goûts dont il savait qu’il pouvait attendre du plaisir,au moins avant qu’il fût amoureux, comme celui des collections et de labonne cuisine.

Quand il voulut dire adieu à Odette pour rentrer, elle lui demanda derester encore et le retint même vivement, en lui prenant le bras, au momentoù il allait ouvrir la porte pour sortir. Mais il n’y prit pas garde, car, dansla multitude des gestes, des propos, des petits incidents qui remplissent uneconversation, il est inévitable que nous passions sans y rien remarquer quiéveille notre attention près de ceux qui cachent une vérité que nos soupçonscherchent au hasard, et que nous nous arrêtions au contraire à ceux souslesquels il n’y a rien. Elle lui redisait tout le temps : « Quel malheur quetoi, qui ne viens jamais l’après-midi, pour une fois que cela t’arrive, jene t’aie pas vu. » Il savait bien qu’elle n’était pas assez amoureuse delui pour avoir un regret si vif d’avoir manqué sa visite, mais comme elleétait bonne, désireuse de lui faire plaisir, et souvent triste quand elle l’avaitcontrarié, il trouva tout naturel qu’elle le fût cette fois de l’avoir privé dece plaisir de passer une heure ensemble qui était très grand, non pour elle,mais pour lui. C’était pourtant une chose assez peu importante pour quel’air douloureux qu’elle continuait d’avoir finît par l’étonner. Elle rappelaitainsi plus encore qu’il ne le trouvait d’habitude, les figures de femmes dupeintre de la Primavera. Elle avait en ce moment leur visage abattu et navréqui semble succomber sous le poids d’une douleur trop lourde pour elles,simplement quand elles laissent l’enfant Jésus jouer avec une grenade ouregardent Moïse verser de l’eau dans une auge. Il lui avait déjà vu une foisune telle tristesse, mais ne savait plus quand. Et tout d’un coup, il se rappela :c’était quand Odette avait menti en parlant à Mme Verdurin le lendemain dece dîner où elle n’était pas venue sous prétexte qu’elle était malade et enréalité pour rester avec Swann. Certes, eût-elle été la plus scrupuleuse desfemmes qu’elle n’aurait pu avoir de remords d’un mensonge aussi innocent.Mais ceux que faisait couramment Odette l’étaient moins et servaient àempêcher des découvertes qui auraient pu lui créer avec les uns ou avec lesautres, de terribles difficultés. Aussi quand elle mentait, prise de peur, sesentant peu armée pour se défendre, incertaine du succès, elle avait enviede pleurer, par fatigue, comme certains enfants qui n’ont pas dormi. Puiselle savait que son mensonge lésait d’ordinaire gravement l’homme à quielle le faisait, et à la merci duquel elle allait peut-être tomber si elle mentaitmal. Alors elle se sentait à la fois humble et coupable devant lui. Et quandelle avait à faire un mensonge insignifiant et mondain, par association de

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sensations et de souvenirs, elle éprouvait le malaise d’un surmenage et leregret d’une méchanceté.

Quel mensonge déprimant était-elle en train de faire à Swann pour qu’elleeût ce regard douloureux, cette voix plaintive qui semblaient fléchir sousl’effort qu’elle s’imposait, et demander grâce ? Il eut l’idée que ce n’était passeulement la vérité sur l’incident de l’après-midi qu’elle s’efforçait de luicacher, mais quelque chose de plus actuel, peut-être de non encore survenuet de tout prochain, et qui pourrait l’éclairer sur cette vérité. À ce moment, ilentendit un coup de sonnette. Odette ne cessa plus de parler, mais ses parolesn’étaient qu’un gémissement : son regret de ne pas avoir vu Swann dansl’après-midi, de ne pas lui avoir ouvert, était devenu un véritable désespoir.

On entendit la porte d’entrée se refermer et le bruit d’une voiture, commesi repartait une personne – celle probablement que Swann ne devait pasrencontrer – à qui on avait dit qu’Odette était sortie. Alors en songeantque rien qu’en venant à une heure où il n’en avait pas l’habitude, il s’étaittrouvé déranger tant de choses qu’elle ne voulait pas qu’il sût, il éprouvaun sentiment de découragement, presque de détresse. Mais comme il aimaitOdette, comme il avait l’habitude de tourner vers elle toutes ses pensées, lapitié qu’il eût pu s’inspirer à lui-même ce fut pour elle qu’il la ressentit, etil murmura : « Pauvre chérie ! » Quand il la quitta, elle prit plusieurs lettresqu’elle avait sur sa table et lui demanda s’il ne pourrait pas les mettre à laposte. Il les emporta et, une fois rentré, s’aperçut qu’il avait gardé les lettressur lui. Il retourna jusqu’à la poste, les tira de sa poche et avant de les jeterdans la boîte regarda les adresses. Elles étaient toutes pour des fournisseurs,sauf une pour Forcheville. Il la tenait dans sa main. Il se disait : « Si je voyaisce qu’il y a dedans, je saurais comment elle l’appelle, comment elle lui parle,s’il y a quelque chose entre eux. Peut-être même qu’en ne la regardant pas,je commets une indélicatesse à l’égard d’Odette, car c’est la seule manièrede me délivrer d’un soupçon peut-être calomnieux pour elle, destiné en touscas à la faire souffrir et que rien ne pourrait plus détruire, une fois la lettrepartie. »

Il rentra chez lui en quittant la poste, mais il avait gardé sur lui cettedernière lettre. Il alluma une bougie et en approcha l’enveloppe qu’il n’avaitpas osé ouvrir. D’abord il ne put rien lire, mais l’enveloppe était mince, eten la faisant adhérer à la carte dure qui y était incluse, il put à travers satransparence, lire les derniers mots. C’était une formule finale très froide.Si, au lieu que ce fût lui qui regardât une lettre adressée à Forcheville, c’eûtété Forcheville qui eût lu une lettre adressée à Swann, il aurait pu voirdes mots autrement tendres ! Il maintint immobile la carte qui dansait dansl’enveloppe plus grande qu’elle, puis, la faisant glisser avec le pouce, en

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amena successivement les différentes lignes sous la partie de l’enveloppequi n’était pas doublée, la seule à travers laquelle on pouvait lire.

Malgré cela il ne distinguait pas bien. D’ailleurs cela ne faisait rien car ilen avait assez vu pour se rendre compte qu’il s’agissait d’un petit évènementsans importance et qui ne touchait nullement à des relations amoureuses,c’était quelque chose qui se rapportait à un oncle d’Odette. Swann avait bienlu au commencement de la ligne : « J’ai eu raison », mais ne comprenait pasce qu’Odette avait eu raison de faire, quand soudain, un mot qu’il n’avaitpas pu déchiffrer d’abord, apparut et éclaira le sens de la phrase tout entière :« J’ai eu raison d’ouvrir, c’était mon oncle. » D’ouvrir ! alors Forchevilleétait là tantôt quand Swann avait sonné et elle l’avait fait partir, d’où le bruitqu’il avait entendu.

Alors il lut toute la lettre, à la fin elle s’excusait d’avoir agi aussi sansfaçon avec lui et lui disait qu’il avait oublié ses cigarettes chez elle, la mêmephrase qu’elle avait écrite à Swann une des premières fois qu’il était venu.Mais pour Swann elle avait ajouté : puissiez-vous y avoir laissé votre cœur,je ne vous aurais pas laissé le reprendre. Pour Forcheville rien de tel ; aucuneallusion qui pût faire supposer une intrigue entre eux. À vrai dire d’ailleurs,Forcheville était en tout ceci plus trompé que lui puisque Odette lui écrivaitpour lui faire croire que le visiteur était son oncle. En somme, c’était lui,Swann, l’homme à qui elle attachait de l’importance et pour qui elle avaitcongédié l’autre. Et pourtant, s’il n’y avait rien entre Odette et Forcheville,pourquoi n’avoir pas ouvert tout de suite, pourquoi avoir dit : « J’ai bien faitd’ouvrir, c’était mon oncle » ; si elle ne faisait rien de mal à ce moment-là, comment Forcheville pourrait-il même s’expliquer qu’elle eût pu nepas ouvrir ? Swann restait là, désolé, confus et pourtant heureux, devantcette enveloppe qu’Odette lui avait remise sans crainte, tant était absolue laconfiance qu’elle avait en sa délicatesse, mais à travers le vitrage transparentde laquelle se dévoilait à lui, avec le secret d’un incident qu’il n’auraitjamais cru possible de connaître, un peu de la vie d’Odette, comme dansune étroite section lumineuse pratiquée à même l’inconnu. Puis sa jalousies’en réjouissait, comme si cette jalousie eût eu une vitalité indépendante,égoïste, vorace de tout ce qui la nourrirait, fût-ce aux dépens de lui-même.Maintenant elle avait un aliment et Swann allait pouvoir commencer às’inquiéter chaque jour des visites qu’Odette avait reçues vers cinq heures,à chercher à apprendre où se trouvait Forcheville à cette heure-là. Car latendresse de Swann continuait à garder le même caractère que lui avaitimprimé dès le début à la fois l’ignorance où il était de l’emploi des journéesd’Odette et la paresse cérébrale qui l’empêchait de suppléer à l’ignorancepar l’imagination. Il ne fut pas jaloux d’abord de toute la vie d’Odette, maisdes seuls moments où une circonstance, peut-être mal interprétée, l’avait

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amené à supposer qu’Odette avait pu le tromper. Sa jalousie, comme unepieuvre qui jette une première, puis une seconde, puis une troisième amarre,s’attacha solidement à ce moment de cinq heures du soir, puis à un autre,puis à un autre encore. Mais Swann ne savait pas inventer ses souffrances.Elles n’étaient que le souvenir, la perpétuation d’une souffrance qui lui étaitvenue du dehors.

Mais là tout lui en apportait. Il voulut éloigner Odette de Forcheville,l’emmener quelques jours dans le midi. Mais il croyait qu’elle était désiréepar tous les hommes qui se trouvaient dans l’hôtel et qu’elle-même lesdésirait. Aussi lui qui jadis en voyage recherchait les gens nouveaux, lesassemblées nombreuses, on le voyait sauvage, fuyant la société des hommescomme si elle l’eût cruellement blessé.

Et comment n’aurait-il pas été misanthrope quand dans tout homme ilvoyait un amant possible pour Odette ? Et ainsi sa jalousie plus encoreque n’avait fait le goût voluptueux et riant qu’il avait d’abord pour Odette,altérait le caractère de Swann et changeait du tout au tout, aux yeux desautres, l’aspect même des signes extérieurs par lesquels ce caractère semanifestait.

Un mois après le jour où il avait lu la lettre adressée par Odette àForcheville, Swann alla à un dîner que les Verdurin donnaient au Bois.Au moment où on se préparait à partir il remarqua des conciliabules entreMme Verdurin et plusieurs des invités et crut comprendre qu’on rappelait aupianiste de venir le lendemain à une partie à Chatou ; or, lui, Swann, n’yétait pas invité.

Les Verdurin n’avaient parlé qu’à demi-voix et en termes vagues, maisle peintre, distrait sans doute, s’écria :

– « Il ne faudra aucune lumière et qu’il joue la sonate Clair de lune dansl’obscurité pour mieux voir s’éclairer les choses. »

Mme Verdurin, voyant que Swann était à deux pas, prit cette expressionoù le désir de faire taire celui qui parle et de garder un air innocent auxyeux de celui qui entend, se neutralise en une nullité intense du regard, oùl’immobile signe d’intelligence du complice se dissimule sous les souriresde l’ingénu et qui enfin, commune à tous ceux qui s’aperçoivent d’une gaffe,la révèle instantanément sinon à ceux qui la font, du moins à celui qui enest l’objet. Odette eut soudain l’air d’une désespérée qui renonce à luttercontre les difficultés écrasantes de la vie, et Swann comptait anxieusementles minutes qui le séparaient du moment où, après avoir quitté ce restaurant,pendant le retour avec elle, il allait pouvoir lui demander des explications,obtenir qu’elle n’allât pas le lendemain à Chatou ou qu’elle l’y fît inviteret apaiser dans ses bras l’angoisse qu’il ressentait. Enfin on demanda leursvoitures. Mme Verdurin dit à Swann :

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– Alors, adieu, à bientôt, n’est-ce pas ? tâchant par l’amabilité du regardet la contrainte du sourire de l’empêcher de penser qu’elle ne lui disait pas,comme elle eût toujours fait jusqu’ici :

« À demain à Chatou, à après-demain chez moi.M. et Mme Verdurin firent monter avec eux Forcheville, la voiture de

Swann s’était rangée derrière la leur dont il attendait le départ pour fairemonter Odette dans la sienne.

– « Odette, nous vous ramenons, dit Mme Verdurin, nous avons une petiteplace pour vous à côté de M. de Forcheville. »

– « Oui, madame », répondit Odette.– « Comment, mais je croyais que je vous reconduisais », s’écria Swann,

disant sans dissimulation, les mots nécessaires, car la portière était ouverte,les secondes étaient comptées, et il ne pouvait rentrer sans elle dans l’étatoù il était.

– « Mais Mme Verdurin m’a demandé…– « Voyons, vous pouvez bien revenir seul, nous vous l’avons laissée

assez de fois, dit Mme Verdurin.– Mais c’est que j’avais une chose importante à dire à Madame.– Eh bien ! vous la lui écrirez…– Adieu, lui dit Odette en lui tendant la main.Il essaya de sourire mais il avait l’air atterré.– As-tu vu les façons que Swann se permet maintenant avec nous ?

dit Mme Verdurin à son mari quand ils furent rentrés. J’ai cru qu’il allaitme manger, parce que nous ramenions Odette. C’est d’une inconvenance,vraiment ! Alors, qu’il dise tout de suite que nous tenons une maisonde rendez-vous ! Je ne comprends pas qu’Odette supporte des manièrespareilles. Il a absolument l’air de dire : vous m’appartenez. Je dirai mamanière de penser à Odette, j’espère qu’elle comprendra.

Et elle ajouta encore, un instant après, avec colère :– Non, mais voyez-vous, cette sale bête ! employant sans s’en rendre

compte, et peut-être en obéissant au même besoin obscur de se justifier –comme Françoise à Combray quand le poulet ne voulait pas mourir – lesmots qu’arrachent les derniers sursauts d’un animal inoffensif qui agonise,au paysan qui est en train de l’écraser.

Et quand la voiture de Mme Verdurin fut partie et que celle de Swanns’avança, son cocher le regardant lui demanda s’il n’était pas malade ou s’iln’était pas arrivé de malheur.

Swann le renvoya, il voulait marcher et ce fut à pied, par le Bois, qu’ilrentra. Il parlait seul, à haute voix, et sur le même ton un peu factice qu’ilavait pris jusqu’ici quand il détaillait les charmes du petit noyau et exaltaitla magnanimité des Verdurin. Mais de même que les propos, les sourires,

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les baisers d’Odette lui devenaient aussi odieux qu’il les avait trouvés doux,s’ils étaient adressés à d’autres que lui, de même, le salon des Verdurin, quitout à l’heure encore lui semblait amusant, respirant un goût vrai pour l’art etmême une sorte de noblesse morale, maintenant que c’était un autre que luiqu’Odette allait y rencontrer, y aimer librement, lui exhibait ses ridicules,sa sottise, son ignominie.

Il se représentait avec dégoût la soirée du lendemain à Chatou. « D’abordcette idée d’aller à Chatou ! Comme des merciers qui viennent de fermerleur boutique ! vraiment ces gens sont sublimes de bourgeoisisme, ils nedoivent pas exister réellement, ils doivent sortir du théâtre de Labiche ! »

Il y aurait là les Cottard, peut-être Brichot. « Est-ce assez grotesque cettevie de petites gens qui vivent les uns sur les autres, qui se croiraient perdus,ma parole, s’ils ne se retrouvaient pas tous demain à Chatou ! » Hélas !il y aurait aussi le peintre, le peintre qui aimait à « faire des mariages »,qui inviterait Forcheville à venir avec Odette à son atelier. Il voyait Odetteavec une toilette trop habillée pour cette partie de campagne, « car elle estsi vulgaire et surtout, la pauvre petite elle est tellement bête ! ! ! ».

Il entendit les plaisanteries que ferait Mme Verdurin après dîner, lesplaisanteries qui, quel que fût l’ennuyeux qu’elles eussent pour cible,l’avaient toujours amusé parce qu’il voyait Odette en rire, en rire avec lui,presque en lui. Maintenant il sentait que c’était peut-être de lui qu’on allaitfaire rire Odette. « Quelle gaieté fétide ! disait-il en donnant à sa bouche uneexpression de dégoût si forte qu’il avait lui-même la sensation musculairede sa grimace jusque dans son cou révulsé contre le col de sa chemise. Etcomment une créature dont le visage est fait à l’image de Dieu peut-elletrouver matière à rire dans ces plaisanteries nauséabondes ? Toute narine unpeu délicate se détournerait avec horreur pour ne pas se laisser offusquer parde tels relents. C’est vraiment incroyable de penser qu’un être humain peutne pas comprendre qu’en se permettant un sourire à l’égard d’un semblablequi lui a tendu loyalement la main, il se dégrade jusqu’à une fange d’où ilne sera plus possible à la meilleure volonté du monde de jamais le relever.J’habite à trop de milliers de mètres d’altitude au-dessus des bas-fondsoù clapotent et clabaudent de tels sales papotages, pour que je puisse êtreéclaboussé par les plaisanteries d’une Verdurin, s’écria-t-il, en relevant latête, en redressant fièrement son corps en arrière. Dieu m’est témoin que j’aisincèrement voulu tirer Odette de là, et l’élever dans une atmosphère plusnoble et plus pure. Mais la patience humaine a des bornes, et la mienne està bout, se dit-il, comme si cette mission d’arracher Odette à une atmosphèrede sarcasmes datait de plus longtemps que de quelques minutes, et commes’il ne se l’était pas donnée seulement depuis qu’il pensait que ces sarcasmesl’avaient peut-être lui-même pour objet et tentaient de détacher Odette de lui.

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Il voyait le pianiste prêt à jouer la sonate Clair de lune et les mines deMme Verdurin s’effrayant du mal que la musique de Beethoven allait faireà ses nerfs : « Idiote, menteuse ! s’écria-t-il, et ça croit aimer l’Art ! ».Elle dirait à Odette, après lui avoir insinué adroitement quelques motslouangeurs pour Forcheville, comme elle avait fait si souvent pour lui :« Vous allez faire une petite place à côté de vous à M. de Forcheville. »« Dans l’obscurité ! maquerelle, entremetteuse ! ». « Entremetteuse », c’étaitle nom qu’il donnait aussi à la musique qui les convierait à se taire, à rêverensemble, à se regarder, à se prendre la main. Il trouvait du bon à la sévéritécontre les arts, de Platon, de Bossuet, et de la vieille éducation française.

En somme la vie qu’on menait chez les Verdurin et qu’il avait appeléesi souvent « la vraie vie », lui semblait la pire de toutes, et leur petit noyaule dernier des milieux. « C’est vraiment, disait-il, ce qu’il y a de plus basdans l’échelle sociale, le dernier cercle de Dante. Nul doute que le texteauguste ne se réfère aux Verdurin ! Au fond, comme les gens du mondedont on peut médire, mais qui tout de même sont autre chose que ces bandesde voyous, montrent leur profonde sagesse en refusant de les connaître, d’ysalir même le bout de leurs doigts. Quelle divination dans ce « Noli metangere » du faubourg Saint-Germain. » Il avait quitté depuis bien longtempsles allées du Bois, il était presque arrivé chez lui, que, pas encore dégriséde sa douleur et de la verve d’insincérité dont les intonations menteuses,la sonorité artificielle de sa propre voix lui versaient d’instant en instantplus abondamment l’ivresse, il continuait encore à pérorer tout haut dans lesilence de la nuit : « Les gens du monde ont leurs défauts que personne nereconnaît mieux que moi, mais enfin ce sont tout de même des gens avecqui certaines choses sont impossibles. Telle femme élégante que j’ai connueétait loin d’être parfaite, mais enfin il y avait tout de même chez elle un fondde délicatesse, une loyauté dans les procédés qui l’auraient rendue, quoiqu’il arrivât, incapable d’une félonie et qui suffisent à mettre des abîmesentre elle et une mégère comme la Verdurin. Verdurin ! quel nom ! Ah !on peut dire qu’ils sont complets, qu’ils sont beaux dans leur genre ! Dieumerci, il n’était que temps de ne plus condescendre à la promiscuité aveccette infamie, avec ces ordures. »

Mais, comme les vertus qu’il attribuait tantôt encore aux Verdurin,n’auraient pas suffi même s’ils les avaient vraiment possédées, mais s’ilsn’avaient pas favorisé et protégé son amour, à provoquer chez Swann cetteivresse où il s’attendrissait sur leur magnanimité et qui, même propagée àtravers d’autres personnes, ne pouvait lui venir que d’Odette – de même,l’immoralité, eût-elle été réelle, qu’il trouvait aujourd’hui aux Verdurinaurait été impuissante, s’ils n’avaient pas invité Odette avec Forcheville etsans lui, à déchaîner son indignation et à lui faire flétrir « leur infamie ».

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Et sans doute la voix de Swann était plus clairvoyante que lui-même,quand elle se refusait à prononcer ces mots pleins de dégoût pour le milieuVerdurin et de la joie d’en avoir fini avec lui, autrement que sur un tonfactice et comme s’ils étaient choisis plutôt pour assouvir sa colère quepour exprimer sa pensée. Celle-ci, en effet, pendant qu’il se livrait à cesinvectives, était probablement, sans qu’il s’en aperçût, occupée d’un objettout à fait différent, car une fois arrivé chez lui, à peine eut-il refermé laporte-cochère, que brusquement il se frappa le front, et, la faisant rouvrir,ressortit en s’écriant d’une voix naturelle cette fois : « Je crois que j’ai trouvéle moyen de me faire inviter demain au dîner de Chatou ! » Mais le moyendevait être mauvais, car Swann ne fut pas invité : le docteur Cottard qui,appelé en province pour un cas grave, n’avait pas vu les Verdurin depuisplusieurs jours et n’avait pu aller à Chatou, dit, le lendemain de ce dîner, ense mettant à table chez eux :

– « Mais, est-ce que nous ne verrons pas M. Swann, ce soir ? Il est bience qu’on appelle un ami personnel du… »

– « Mais j’espère bien que non ! s’écria Mme Verdurin, Dieu nous enpréserve, il est assommant, bête et mal élevé. »

Cottard à ces mots manifesta en même temps son étonnement et sasoumission, comme devant une vérité contraire à tout ce qu’il avait crujusque-là, mais d’une évidence irrésistible ; et, baissant d’un air ému etpeureux son nez dans son assiette, il se contenta de répondre : « Ah ! -ah !-ah ! -ah ! -ah ! » en traversant à reculons, dans sa retraite repliée en bonordre jusqu’au fond de lui-même, le long d’une gamme descendante, tout leregistre de sa voix. Et il ne fut plus question de Swann chez les Verdurin.

Alors ce salon qui avait réuni Swann et Odette devint un obstacle à leursrendez-vous. Elle ne lui disait plus comme au premier temps de leur amour :« Nous nous verrons en tous cas demain soir, il y a un souper chez lesVerdurin. » Mais : « Nous ne pourrons pas nous voir demain soir, il y aun souper chez les Verdurin. » Ou bien les Verdurin devaient l’emmener àl’Opéra-Comique voir « Une nuit de Cléopâtre » et Swann lisait dans lesyeux d’Odette cet effroi qu’il lui demandât de n’y pas aller, que naguère iln’aurait pu se retenir de baiser au passage sur le visage de sa maîtresse, etqui maintenant l’exaspérait. « Ce n’est pas de la colère, pourtant, se disait-il à lui-même, que j’éprouve en voyant l’envie qu’elle a d’aller picorer danscette musique stercoraire. C’est du chagrin, non pas certes pour moi, maispour elle ; du chagrin de voir qu’après avoir vécu plus de six mois en contactquotidien avec moi, elle n’a pas su devenir assez une autre pour éliminerspontanément Victor Massé ! Surtout pour ne pas être arrivée à comprendre

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qu’il y a des soirs où un être d’une essence un peu délicate doit savoirrenoncer à un plaisir, quand on le lui demande. Elle devrait savoir dire « jen’irai pas », ne fût-ce que par intelligence, puisque c’est sur sa réponsequ’on classera une fois pour toutes sa qualité d’âme. » Et s’étant persuadéà lui-même que c’était seulement en effet pour pouvoir porter un jugementplus favorable sur la valeur spirituelle d’Odette qu’il désirait que ce soir-làelle restât avec lui au lieu d’aller à l’Opéra-Comique, il lui tenait le mêmeraisonnement, au même degré d’insincérité qu’à soi-même, et même, à undegré de plus, car alors il obéissait aussi au désir de la prendre par l’amour-propre.

– Je te jure, lui disait-il, quelques instants avant qu’elle partît pour lethéâtre, qu’en te demandant de ne pas sortir, tous mes souhaits, si j’étaiségoïste, seraient pour que tu me refuses, car j’ai mille choses à faire ce soiret je me trouverai moi-même pris au piège et bien ennuyé si contre touteattente tu me réponds que tu n’iras pas. Mais mes occupations, mes plaisirs,ne sont pas tout, je dois penser à toi. Il peut venir un jour où me voyantà jamais détaché de toi tu auras le droit de me reprocher de ne pas t’avoiravertie dans les minutes décisives où je sentais que j’allais porter sur toi unde ces jugements sévères auxquels l’amour ne résiste pas longtemps. Vois-tu, « Une Nuit de Cléopâtre » (quel titre !) n’est rien dans la circonstance.Ce qu’il faut savoir c’est si vraiment tu es cet être qui est au dernier rangde l’esprit, et même du charme, l’être méprisable qui n’est pas capable derenoncer à un plaisir. Alors, si tu es cela, comment pourrait-on t’aimer, cartu n’es même pas une personne, une créature définie, imparfaite, mais dumoins perfectible. Tu es une eau informe qui coule selon la pente qu’on luioffre, un poisson sans mémoire et sans réflexion qui tant qu’il vivra dansson aquarium se heurtera cent fois par jour contre le vitrage qu’il continueraà prendre pour de l’eau. Comprends-tu que ta réponse, je ne dis pas aurapour effet que je cesserai de t’aimer immédiatement, bien entendu, mais terendra moins séduisante à mes yeux quand je comprendrai que tu n’es pasune personne, que tu es au-dessous de toutes les choses et ne sais te placer au-dessus d’aucune ? Évidemment j’aurais mieux aimé te demander comme unechose sans importance, de renoncer à « Une Nuit de Cléopâtre » (puisque tum’obliges à me souiller les lèvres de ce nom abject) dans l’espoir que tu iraiscependant. Mais, décidé à tenir un tel compte, à tirer de telles conséquencesde ta réponse, j’ai trouvé plus loyal de t’en prévenir. »

Odette depuis un moment donnait des signes d’émotion et d’incertitude.À défaut du sens de ce discours, elle comprenait qu’il pouvait rentrer dansle genre commun des « laïus », et scènes de reproches ou de supplications etdont l’habitude qu’elle avait des hommes lui permettait sans s’attacher auxdétails des mots, de conclure qu’ils ne les prononceraient pas s’ils n’étaient

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pas amoureux, que du moment qu’ils étaient amoureux, il était inutile de leurobéir, qu’ils ne le seraient que plus après. Aussi aurait-elle écouté Swannavec le plus grand calme si elle n’avait vu que l’heure passait et que pourpeu qu’il parlât encore quelque temps, elle allait, comme elle le lui dit avecun sourire tendre, obstiné et confus, « finir par manquer l’Ouverture ! ».

D’autres fois il lui disait que ce qui plus que tout ferait qu’il cesseraitde l’aimer, c’est qu’elle ne voulût pas renoncer à mentir. « Même ausimple point de vue de la coquetterie, lui disait-il, ne comprends-tu doncpas combien tu perds de ta séduction en t’abaissant à mentir ? Par unaveu ! combien de fautes tu pourrais racheter ! Vraiment tu es bien moinsintelligente que je ne croyais ! » Mais c’est en vain que Swann lui exposaitainsi toutes les raisons qu’elle avait de ne pas mentir ; elles auraient puruiner chez Odette un système général du mensonge ; mais Odette n’enpossédait pas ; elle se contentait seulement, dans chaque cas où elle voulaitque Swann ignorât quelque chose qu’elle avait fait, de ne pas le lui dire.Ainsi le mensonge était pour elle un expédient d’ordre particulier ; et ce quiseul pouvait décider si elle devait s’en servir ou avouer la vérité, c’était uneraison d’ordre particulier aussi, la chance plus ou moins grande qu’il y avaitpour que Swann pût découvrir qu’elle n’avait pas dit la vérité.

Physiquement, elle traversait une mauvaise phase ; elle épaississait ;et le charme expressif et dolent, les regards étonnés et rêveurs qu’elleavait autrefois semblaient avoir disparu avec sa première jeunesse. De sortequ’elle était devenue si chère à Swann au moment pour ainsi dire où illa trouvait précisément bien moins jolie. Il la regardait longuement pourtâcher de ressaisir le charme qu’il lui avait connu, et ne le retrouvait pas.Mais savoir que sous cette chrysalide nouvelle, c’était toujours Odette quivivait, toujours la même volonté fugace, insaisissable et sournoise, suffisaità Swann pour qu’il continuât de mettre la même passion à chercher à lacapter. Puis il regardait des photographies d’il y avait deux ans, il se rappelaitcomme elle avait été délicieuse. Et cela le consolait un peu de se donner tantde mal pour elle.

Quand les Verdurin l’emmenaient à Saint-Germain, à Chatou, à Meulan,souvent, si c’était dans la belle saison, ils proposaient, sur place, de rester àcoucher et de ne revenir que le lendemain. Mme Verdurin cherchait à apaiserles scrupules du pianiste dont la tante était restée à Paris.

– Elle sera enchantée d’être débarrassée de vous pour un jour. Etcomment s’inquiéterait-elle, elle vous sait avec nous ? d’ailleurs je prendstout sous mon bonnet.

Mais si elle n’y réussissait pas, M. Verdurin partait en campagne, trouvaitun bureau de télégraphe ou un messager et s’informait de ceux des fidèlesqui avaient quelqu’un à faire prévenir. Mais Odette le remerciait et disait

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qu’elle n’avait de dépêche à faire pour personne, car elle avait dit à Swannune fois pour toutes qu’en lui en envoyant une aux yeux de tous, ellese compromettrait. Parfois c’était pour plusieurs jours qu’elle s’absentait,les Verdurin l’emmenaient voir les tombeaux de Dreux, ou à Compiègneadmirer, sur le conseil du peintre, des couchers de soleil en forêt et onpoussait jusqu’au château de Pierrefonds.

– « Penser qu’elle pourrait visiter de vrais monuments avec moi qui aiétudié l’architecture pendant dix ans et qui suis tout le temps supplié demener à Beauvais ou à Saint-Loup-de-Naud des gens de la plus haute valeuret ne le ferais que pour elle, et qu’à la place elle va avec les dernières desbrutes s’extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe etdevant celles de Viollet-le-Duc ! Il me semble qu’il n’y a pas besoin d’êtreartiste pour cela et que, même sans flair particulièrement fin, on ne choisitpas d’aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirerdes excréments. »

Mais quand elle était partie pour Dreux ou pour Pierrefonds – hélas,sans lui permettre d’y aller, comme par hasard, de son côté, car « celaferait un effet déplorable », disait-elle – il se plongeait dans le plus enivrantdes romans d’amour, l’indicateur des chemins de fer, qui lui apprenait lesmoyens de la rejoindre, l’après-midi, le soir, ce matin même ! Le moyen ?presque davantage : l’autorisation. Car enfin l’indicateur et les trains eux-mêmes n’étaient pas faits pour des chiens. Si on faisait savoir au public,par voie d’imprimés, qu’à huit heures du matin partait un train qui arrivaità Pierrefonds à dix heures, c’est donc qu’aller à Pierrefonds était un actelicite, pour lequel la permission d’Odette était superflue ; et c’était aussi unacte qui pouvait avoir un tout autre motif que le désir de rencontrer Odette,puisque des gens qui ne la connaissaient pas l’accomplissaient chaque jour,en assez grand nombre pour que cela valût la peine de faire chauffer deslocomotives.

En somme elle ne pouvait tout de même pas l’empêcher d’aller àPierrefonds s’il en avait envie ! Or, justement, il sentait qu’il en avaitenvie, et que s’il n’avait pas connu Odette, certainement il y serait allé. Ily avait longtemps qu’il voulait se faire une idée plus précise des travauxde restauration de Viollet-le-Duc. Et par le temps qu’il faisait, il éprouvaitl’impérieux désir d’une promenade dans la forêt de Compiègne.

Ce n’était vraiment pas de chance qu’elle lui défendît le seul endroit quile tentait aujourd’hui. Aujourd’hui ! S’il y allait, malgré son interdiction, ilpourrait la voir aujourd’hui même ! Mais, alors que, si elle eût retrouvé àPierrefonds quelque indifférent, elle lui eût dit joyeusement : « Tiens, vousici ! », et lui aurait demandé d’aller la voir à l’hôtel où elle était descendueavec les Verdurin, au contraire si elle l’y rencontrait, lui, Swann, elle serait

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froissée, elle se dirait qu’elle était suivie, elle l’aimerait moins, peut-être sedétournerait-elle avec colère en l’apercevant. « Alors, je n’ai plus le droitde voyager ! », lui dirait-elle au retour, tandis qu’en somme c’était lui quin’avait plus le droit de voyager !

Il avait eu un moment l’idée, pour pouvoir aller à Compiègne et àPierrefonds sans avoir l’air que ce fût pour rencontrer Odette, de s’y faireemmener par un de ses amis, le marquis de Forestelle, qui avait un châteaudans le voisinage. Celui-ci, à qui il avait fait part de son projet sans lui endire le motif, ne se sentait pas de joie et s’émerveillait que Swann, pour lapremière fois depuis quinze ans, consentît enfin à venir voir sa propriété, etpuisqu’il ne voulait pas s’y arrêter, lui avait-il dit, lui promît du moins defaire ensemble des promenades et des excursions pendant plusieurs jours.Swann s’imaginait déjà là-bas avec M. de Forestelle. Même avant d’y voirOdette, même s’il ne réussissait pas à l’y voir, quel bonheur il aurait à mettrele pied sur cette terre où ne sachant pas l’endroit exact, à tel moment, de saprésence, il sentirait palpiter partout la possibilité de sa brusque apparition :dans la cour du château, devenu beau pour lui parce que c’était à cause d’ellequ’il était allé le voir ; dans toutes les rues de la ville, qui lui semblaientromanesques ; sur chaque route de la forêt, rosée par un couchant profondet tendre ; – asiles innombrables et alternatifs, où venait simultanément seréfugier, dans l’incertaine ubiquité de ses espérances, son cœur heureux,vagabond et multiplié. « Surtout, dirait-il à M. de Forestelle, prenons gardede ne pas tomber sur Odette et les Verdurin ; je viens d’apprendre qu’ils sontjustement aujourd’hui à Pierrefonds. On a assez le temps de se voir à Paris,ce ne serait pas la peine de le quitter pour ne pas pouvoir faire un pas les unssans les autres. » Et son ami ne comprendrait pas pourquoi une fois là-basil changerait vingt fois de projets, inspecterait les salles à manger de tousles hôtels de Compiègne sans se décider à s’asseoir dans aucune de cellesoù pourtant on n’avait pas vu trace de Verdurin, ayant l’air de rechercher cequ’il disait vouloir fuir et du reste le fuyant dès qu’il l’aurait trouvé, car s’ilavait rencontré le petit groupe, il s’en serait écarté avec affectation, contentd’avoir vu Odette et qu’elle l’eût vu, surtout qu’elle l’eût vu ne se souciantpas d’elle. Mais non, elle devinerait bien que c’était pour elle qu’il était là. Etquand M. de Forestelle venait le chercher pour partir, il lui disait : « Hélas !non, je ne peux pas aller aujourd’hui à Pierrefonds, Odette y est justement. »Et Swann était heureux malgré tout de sentir que, si seul de tous les mortelsil n’avait pas le droit en ce jour d’aller à Pierrefonds, c’était parce qu’ilétait en effet pour Odette quelqu’un de différent des autres, son amant, etque cette restriction apportée pour lui au droit universel de libre circulation,n’était qu’une des formes de cet esclavage, de cet amour qui lui était sicher. Décidément il valait mieux ne pas risquer de se brouiller avec elle,

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patienter, attendre son retour. Il passait ses journées penché sur une carte dela forêt de Compiègne comme si ç’avait été la carte du Tendre, s’entouraitde photographies du château de Pierrefonds. Dès que venait le jour où il étaitpossible qu’elle revînt, il rouvrait l’indicateur, calculait quel train elle avaitdû prendre, et si elle s’était attardée, ceux qui lui restaient encore. Il ne sortaitpas de peur de manquer une dépêche, ne se couchait pas, pour le cas où,revenue par le dernier train, elle aurait voulu lui faire la surprise de venir levoir au milieu de la nuit. Justement il entendait sonner à la porte-cochère, illui semblait qu’on tardait à ouvrir, il voulait éveiller le concierge, se mettait àla fenêtre pour appeler Odette si c’était elle, car malgré les recommandationsqu’il était descendu faire plus de dix fois lui-même, on était capable de luidire qu’il n’était pas là. C’était un domestique qui rentrait. Il remarquait levol incessant des voitures qui passaient, auquel il n’avait jamais fait attentionautrefois. Il écoutait chacune venir au loin, s’approcher, dépasser sa portesans s’être arrêtée et porter plus loin un message qui n’était pas pour lui. Ilattendait toute la nuit, bien inutilement, car les Verdurin ayant avancé leurretour, Odette était à Paris depuis midi ; elle n’avait pas eu l’idée de l’enprévenir ; ne sachant que faire elle avait été passer sa soirée seule au théâtreet il y avait longtemps qu’elle était rentrée se coucher et dormait.

C’est qu’elle n’avait même pas pensé à lui. Et de tels moments où elleoubliait jusqu’à l’existence de Swann étaient plus utiles à Odette, servaientmieux à lui attacher Swann, que toute sa coquetterie. Car ainsi Swannvivait dans cette agitation douloureuse qui avait déjà été assez puissantepour faire éclore son amour le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez lesVerdurin et l’avait cherchée toute la soirée. Et il n’avait pas, comme j’eusà Combray dans mon enfance, des journées heureuses pendant lesquelless’oublient les souffrances qui renaîtront le soir. Les journées, Swann lespassait sans Odette ; et par moments il se disait que laisser une aussi joliefemme sortir ainsi seule dans Paris était aussi imprudent que de poser unécrin plein de bijoux au milieu de la rue. Alors il s’indignait contre tousles passants comme contre autant de voleurs. Mais leur visage collectifet informe échappant à son imagination ne nourrissait pas sa jalousie. Ilfatiguait la pensée de Swann, lequel, se passant la main sur les yeux,s’écriait : « À la grâce de Dieu », comme ceux qui après s’être acharnés àétreindre le problème de la réalité du monde extérieur ou de l’immortalitéde l’âme accordent la détente d’un acte de foi à leur cerveau lassé. Maistoujours la pensée de l’absente était indissolublement mêlée aux actes lesplus simples de la vie de Swann – déjeuner, recevoir son courrier, sortir,se coucher – par la tristesse même qu’il avait à les accomplir sans elle,comme ces initiales de Philibert le Beau que dans l’église de Brou, à causedu regret qu’elle avait de lui, Marguerite d’Autriche entrelaça partout aux

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siennes. Certains jours au lieu de rester chez lui, il allait prendre son déjeunerdans un restaurant assez voisin dont il avait apprécié autrefois la bonnecuisine et où maintenant il n’allait plus que pour une de ces raisons, à lafois mystiques et saugrenues, qu’on appelle romanesques ; c’est que cerestaurant (lequel existe encore) portait le même nom que la rue habitée parOdette : Lapérouse. Quelquefois, quand elle avait fait un court déplacementce n’est qu’après plusieurs jours qu’elle songeait à lui faire savoir qu’elleétait revenue à Paris. Et elle lui disait tout simplement, sans plus prendrecomme autrefois la précaution de se couvrir à tout hasard d’un petit morceauemprunté à la vérité, qu’elle venait d’y rentrer à l’instant même par le traindu matin. Ces paroles étaient mensongères ; du moins pour Odette ellesétaient mensongères, inconsistantes, n’ayant pas comme si elles avaient étévraies, un point d’appui dans le souvenir de son arrivée à la gare ; même elleétait empêchée de se les représenter au moment où elle les prononçait, parl’image contradictoire de ce qu’elle avait fait de tout différent au momentoù elle prétendait être descendue du train. Mais dans l’esprit de Swann aucontraire ces paroles qui ne rencontraient aucun obstacle venaient s’incrusteret prendre l’inamovibilité d’une vérité si indubitable que si un ami lui disaitêtre venu par ce train et ne pas avoir vu Odette il était persuadé que c’étaitl’ami qui se trompait de jour où d’heure puisque son dire ne se conciliait pasavec les paroles d’Odette. Celles-ci ne lui eussent paru mensongères que s’ils’était d’abord défié qu’elles le fussent. Pour qu’il crût qu’elle mentait, unsoupçon préalable était une condition nécessaire. C’était d’ailleurs aussi unecondition suffisante. Alors tout ce que disait Odette lui paraissait suspect.L’entendait-il citer un nom ; c’était certainement celui d’un de ses amants ;une fois cette supposition forgée, il passait des semaines à se désoler ; ils’aboucha même une fois avec une agence de renseignements pour savoirl’adresse, l’emploi du temps de l’inconnu qui ne le laisserait respirer quequand il serait parti en voyage, et dont il finit par apprendre que c’était unoncle d’Odette mort depuis vingt ans.

Bien qu’elle ne lui permît pas en général de la rejoindre dans des lieuxpublics disant que cela ferait jaser, il arrivait que dans une soirée où il étaitinvité comme elle – chez Forcheville, chez le peintre, ou à un bal de charitédans un ministère – il se trouvât en même temps qu’elle. Il la voyait maisn’osait pas rester de peur de l’irriter en ayant l’air d’épier les plaisirs qu’elleprenait avec d’autres et qui – tandis qu’il rentrait solitaire, qu’il allait secoucher anxieux comme je devais l’être moi-même quelques années plustard les soirs où il viendrait dîner à la maison, à Combray – lui semblaientillimités parce qu’il n’en avait pas vu la fin. Et une fois ou deux il connut parde tels soirs de ces joies qu’on serait tenté, si elles ne subissaient avec tantde violence le choc en retour de l’inquiétude brusquement arrêtée, d’appeler

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des joies calmes, parce qu’elles consistent en un apaisement : il était allépasser un instant à un raout chez le peintre et s’apprêtait à le quitter ; ily laissait Odette muée en une brillante étrangère, au milieu d’hommes àqui ses regards et sa gaieté qui n’étaient pas pour lui, semblaient parlerde quelque volupté, qui serait goûtée là ou ailleurs (peut-être au « Baldes Incohérents » où il tremblait qu’elle n’allât ensuite) et qui causait àSwann plus de jalousie que l’union charnelle même parce qu’il l’imaginaitplus difficilement ; il était déjà prêt à passer la porte de l’atelier quand ils’entendait rappeler par ces mots (qui en retranchant de la fête cette finqui l’épouvantait, la lui rendaient rétrospectivement innocente, faisaient duretour d’Odette une chose non plus inconcevable et terrible, mais douce etconnue et qui tiendrait à côté de lui, pareille à un peu de sa vie de tous lesjours, dans sa voiture, et dépouillait Odette elle-même de son apparence tropbrillante et gaie, montraient que ce n’était qu’un déguisement qu’elle avaitrevêtu un moment, pour lui-même, non en vue de mystérieux plaisirs, etduquel elle était déjà lasse), par ces mots qu’Odette lui jetait, comme il étaitdéjà sur le seuil : « Vous ne voudriez pas m’attendre cinq minutes, je vaispartir, nous reviendrions ensemble, vous me ramèneriez chez moi. »

Il est vrai qu’un jour Forcheville avait demandé à être ramené en mêmetemps, mais comme, arrivé devant la porte d’Odette, il avait sollicité lapermission d’entrer aussi, Odette lui avait répondu en montrant Swann :« Ah ! cela dépend de ce monsieur-là, demandez-lui. Enfin, entrez unmoment si vous voulez, mais pas longtemps parce que je vous préviens qu’ilaime causer tranquillement avec moi, et qu’il n’aime pas beaucoup qu’il yait des visites quand il vient. Ah ! si vous connaissiez cet être-là autant que jele connais ; n’est-ce pas, my love, il n’y a que moi qui vous connaisse bien ? »

Et Swann était peut-être encore plus touché de la voir ainsi lui adresseren présence de Forcheville, non seulement ces paroles de tendresse, deprédilection, mais encore certaines critiques comme : « Je suis sûre que vousn’avez pas encore répondu à vos amis pour votre dîner de dimanche. N’yallez pas si vous ne voulez pas, mais soyez au moins poli », ou : « Avez-vous laissé seulement ici votre essai sur Ver Meer pour pouvoir l’avancer unpeu demain. Quel paresseux ! Je vous ferai travailler, moi ! » qui prouvaientqu’Odette se tenait au courant de ses invitations dans le monde et de sesétudes d’art, qu’ils avaient bien une vie à eux deux. Et en disant cela elle luiadressait un sourire au fond duquel il la sentait toute à lui.

Alors à ces moments-là, pendant qu’elle leur faisait de l’orangeade, toutd’un coup, comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène autourd’un objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennentensuite se replier et s’anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantesqu’il se faisait d’Odette s’évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que

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Swann avait devant lui. Il avait le brusque soupçon que cette heure passéechez Odette, sous la lampe, n’était peut-être pas une heure factice, à sonusage à lui (destinée à masquer cette chose effrayante et délicieuse à laquelleil pensait sans cesse sans pouvoir bien se la représenter, une heure de lavraie vie d’Odette, de la vie d’Odette quand lui n’était pas là) avec desaccessoires de théâtre et des fruits de carton, mais était peut-être une heurepour de bon de la vie d’Odette, que s’il n’avait pas été là elle eût avancéà Forcheville le même fauteuil et lui eût versé non un breuvage inconnu,mais précisément cette orangeade ; que le monde habité par Odette n’étaitpas cet autre monde effroyable et surnaturel où il passait son temps à lasituer et qui n’existait peut-être que dans son imagination, mais l’universréel, ne dégageant aucune tristesse spéciale, comprenant cette table où ilallait pouvoir écrire et cette boisson à laquelle il lui serait permis de goûter ;tous ces objets qu’il contemplait avec autant de curiosité et d’admiration quede gratitude, car si en absorbant ses rêves ils l’en avaient délivré, eux, enrevanche, s’en étaient enrichis, ils lui en montraient la réalisation palpable,et ils intéressaient son esprit, ils prenaient du relief devant ses regards, enmême temps qu’ils tranquillisaient son cœur. Ah ! si le destin avait permisqu’il pût n’avoir qu’une seule demeure avec Odette et que chez elle il fûtchez lui, si en demandant au domestique ce qu’il y avait à déjeuner c’eûtété le menu d’Odette qu’il avait appris en réponse, si quand Odette voulaitaller le matin se promener avenue du Bois-de-Boulogne, son devoir de bonmari l’avait obligé, n’eût-il pas envie de sortir, à l’accompagner, portantson manteau quand elle avait trop chaud, et le soir après le dîner si elleavait envie de rester chez elle en déshabillé, s’il avait été forcé de resterlà près d’elle, à faire ce qu’elle voudrait ; alors combien tous les riensde la vie de Swann qui lui semblaient si tristes, au contraire parce qu’ilsauraient en même temps fait partie de la vie d’Odette auraient pris, mêmeles plus familiers – et comme cette lampe, cette orangeade, ce fauteuil quicontenaient tant de rêve, qui matérialisaient tant de désir – une sorte dedouceur surabondante et de densité mystérieuse.

Pourtant il se doutait bien que ce qu’il regrettait ainsi c’était un calme, unepaix qui n’auraient pas été pour son amour une atmosphère favorable. QuandOdette cesserait d’être pour lui une créature toujours absente, regrettée,imaginaire, quand le sentiment qu’il aurait pour elle ne serait plus ce mêmetrouble mystérieux que lui causait la phrase de la sonate, mais de l’affection,de la reconnaissance, quand s’établiraient entre eux des rapports normauxqui mettraient fin à sa folie et à sa tristesse, alors sans doute les actes de lavie d’Odette lui paraîtraient peu intéressants en eux-mêmes – comme il avaitdéjà eu plusieurs fois le soupçon qu’ils étaient, par exemple le jour où il avaitlu à travers l’enveloppe la lettre adressée à Forcheville. Considérant son mal

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avec autant de sagacité que s’il se l’était inoculé pour en faire l’étude, ilse disait que, quand il serait guéri, ce que pourrait faire Odette lui seraitindifférent. Mais du sein de son état morbide, à vrai dire, il redoutait à l’égalde la mort une telle guérison, qui eût été en effet la mort de tout ce qu’ilétait actuellement.

Après ces tranquilles soirées les soupçons de Swann étaient calmés ; ilbénissait Odette et le lendemain, dès le matin, il faisait envoyer chez elleles plus beaux bijoux, parce que ces bontés de la veille avaient excité ou sagratitude, ou le désir de les voir se renouveler, ou un paroxysme d’amourqui avait besoin de se dépenser.

Mais, à d’autres moments, sa douleur le reprenait, il s’imaginaitqu’Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l’avaientvu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou oùil n’avait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu’avaitremarqué jusqu’à son cocher, de revenir avec lui, puis s’en retourner de soncôté, seul et vaincu, elle avait dû avoir pour le désigner à Forcheville etlui dire : « Hein ! ce qu’il rage ! » les mêmes regards, brillants, malicieux,abaissés et sournois, que le jour où celui-ci avait chassé Saniette de chezles Verdurin.

Alors Swann la détestait. « Mais aussi, je suis trop bête, se disait-il, jepaie avec mon argent le plaisir des autres. Elle fera tout de même biende faire attention et de ne pas trop tirer sur la corde, car je pourrais bienne plus rien donner du tout. En tous cas, renonçons provisoirement auxgentillesses supplémentaires ! Penser que pas plus tard qu’hier, comme elledisait avoir envie d’assister à la saison de Bayreuth, j’ai eu la bêtise de luiproposer de louer un des jolis châteaux du roi de Bavière pour nous deuxdans les environs. Et d’ailleurs elle n’a pas paru plus ravie que cela, elle n’aencore dit ni oui ni non ; espérons qu’elle refusera, grand Dieu ! Entendre duWagner pendant quinze jours avec elle qui s’en soucie comme un poissond’une pomme, ce serait gai ! » Et sa haine, tout comme son amour, ayantbesoin de se manifester et d’agir, il se plaisait à pousser de plus en plusloin ses imaginations mauvaises, parce que, grâce aux perfidies qu’il prêtaità Odette, il la détestait davantage et pourrait si – ce qu’il cherchait à sefigurer – elles se trouvaient être vraies, avoir une occasion de la punir etd’assouvir sur elle sa rage grandissante. Il alla ainsi jusqu’à supposer qu’ilallait recevoir une lettre d’elle où elle lui demanderait de l’argent pour louerce château près de Bayreuth, mais en le prévenant qu’il n’y pourrait pasvenir, parce qu’elle avait promis à Forcheville et aux Verdurin de les inviter.Ah ! comme il eût aimé qu’elle pût avoir cette audace. Quelle joie il auraità refuser, à rédiger la réponse vengeresse dont il se complaisait à choisir, àénoncer tout haut les termes, comme s’il avait reçu la lettre en réalité.

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Or, c’est ce qui arriva le lendemain même. Elle lui écrivit queles Verdurin et leurs amis avaient manifesté le désir d’assister à cesreprésentations de Wagner, et que, s’il voulait bien lui envoyer cet argent,elle aurait enfin, après avoir été si souvent reçue chez eux, le plaisir de lesinviter à son tour. De lui, elle ne disait pas un mot, il était sous-entendu queleur présence excluait la sienne.

Alors cette terrible réponse dont il avait arrêté chaque mot la veille sansoser espérer qu’elle pourrait servir jamais il avait la joie de la lui faire porter.Hélas ! il sentait bien qu’avec l’argent qu’elle avait, ou qu’elle trouveraitfacilement, elle pourrait tout de même louer à Bayreuth puisqu’elle enavait envie, elle qui n’était pas capable de faire de différence entre Bachet Clapisson. Mais elle y vivrait malgré tout plus chichement. Pas moyencomme s’il lui eût envoyé cette fois quelques billets de mille francs,d’organiser chaque soir, dans un château de ces soupers fins après lesquelselle se serait peut-être passé la fantaisie – qu’il était possible qu’elle n’eûtjamais eue encore –, de tomber dans les bras de Forcheville. Et puis dumoins, ce voyage détesté, ce n’était pas lui, Swann, qui le paierait ! –Ah ! s’il avait pu l’empêcher, si elle avait pu se fouler le pied avant departir, si le cocher de la voiture qui l’emmènerait à la gare avait consenti,à n’importe quel prix, à la conduire dans un lieu où elle fût restée quelquetemps séquestrée, cette femme perfide, aux yeux émaillés par un sourirede complicité adressé à Forcheville, qu’Odette était pour Swann depuisquarante-huit heures.

Mais elle ne l’était jamais pour très longtemps ; au bout de quelques joursle regard luisant et fourbe perdait de son éclat et de sa duplicité, cette imaged’une Odette exécrée disant à Forcheville : « Ce qu’il rage ! » commençait àpâlir, à s’effacer. Alors, progressivement reparaissait et s’élevait en brillantdoucement, le visage de l’autre Odette, de celle qui adressait aussi un sourireà Forcheville, mais un sourire où il n’y avait pour Swann que de la tendresse,quand elle disait : « Ne restez pas longtemps car ce monsieur-là n’aime pasbeaucoup que j’aie des visites quand il a envie d’être auprès de moi. Ah !si vous connaissiez cet être-là autant que je le connais ! », ce même sourirequ’elle avait pour remercier Swann de quelque trait de sa délicatesse qu’elleprisait si fort, de quelque conseil qu’elle lui avait demandé dans une de cescirconstances graves où elle n’avait confiance qu’en lui.

Alors, à cette Odette-là, il se demandait comment il avait pu écrire cettelettre outrageante dont sans doute jusqu’ici elle ne l’eût pas cru capable, etqui avait dû le faire descendre du rang élevé, unique, que par sa bonté, saloyauté, il avait conquis dans son estime. Il allait lui devenir moins cher,car c’était pour ces qualités-là, qu’elle ne trouvait ni à Forcheville ni àaucun autre, qu’elle l’aimait. C’était à cause d’elles qu’Odette lui témoignait

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si souvent une gentillesse qu’il comptait pour rien au moment où il étaitjaloux, parce qu’elle n’était pas une marque de désir, et prouvait mêmeplutôt de l’affection que de l’amour, mais dont il recommençait à sentirl’importance au fur et à mesure que la détente spontanée de ses soupçons,souvent accentuée par la distraction que lui apportait une lecture d’art ou laconversation d’un ami, rendait sa passion moins exigeante de réciprocités.

Maintenant qu’après cette oscillation, Odette était naturellement revenueà la place d’où la jalousie de Swann l’avait un moment écartée, dans l’angleoù il la trouvait charmante, il se la figurait pleine de tendresse, avec un regardde consentement, si jolie ainsi, qu’il ne pouvait s’empêcher d’avancer leslèvres vers elle comme si elle avait été là et qu’il eût pu l’embrasser ; etil lui gardait de ce regard enchanteur et bon autant de reconnaissance quesi elle venait de l’avoir réellement et si cela n’eût pas été seulement sonimagination qui venait de le peindre pour donner satisfaction à son désir.

Comme il avait dû lui faire de la peine ! Certes il trouvait des raisonsvalables à son ressentiment contre elle, mais elles n’auraient pas suffi àle lui faire éprouver s’il ne l’avait pas autant aimée. N’avait-il pas eu desgriefs aussi graves contre d’autres femmes, auxquelles il eût néanmoinsvolontiers rendu service aujourd’hui, étant contre elles sans colère parcequ’il ne les aimait plus. S’il devait jamais un jour se trouver dans le mêmeétat d’indifférence vis-à-vis d’Odette, il comprendrait que c’était sa jalousieseule qui lui avait fait trouver quelque chose d’atroce, d’impardonnable,à ce désir, au fond si naturel provenant d’un peu d’enfantillage et aussid’une certaine délicatesse d’âme, de pouvoir à son tour, puisqu’une occasions’en présentait, rendre des politesses aux Verdurin, jouer à la maîtresse demaison.

Il revenait à ce point de vue – opposé à celui de son amour et de sa jalousieet auquel il se plaçait quelquefois par une sorte d’équité intellectuelle etpour faire la part des diverses probabilités – d’où il essayait de juger Odettecomme s’il ne l’avait pas aimée, comme si elle était pour lui une femmecomme les autres, comme si la vie d’Odette n’avait pas été, dès qu’il n’étaitplus là, différente, tramée en cachette de lui, ourdie contre lui.

Pourquoi croire qu’elle goûterait là-bas avec Forcheville ou avec d’autresdes plaisirs enivrants qu’elle n’avait pas connus auprès de lui et que seule sajalousie forgeait de toutes pièces ? À Bayreuth comme à Paris, s’il arrivaitque Forcheville pensât à lui, ce n’eût pu être que comme à quelqu’un quicomptait beaucoup dans la vie d’Odette à qui il était obligé de céder laplace, quand ils se rencontraient chez elle. Si Forcheville et elle triomphaientd’être là-bas malgré lui, c’est lui qui l’aurait voulu en cherchant inutilementà l’empêcher d’y aller, tandis que s’il avait approuvé son projet, d’ailleursdéfendable, elle aurait eu l’air d’être là-bas d’après son avis, elle s’y serait

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sentie envoyée, logée par lui, et le plaisir qu’elle aurait éprouvé à recevoirces gens qui l’avaient tant reçue, c’est à Swann qu’elle en aurait su gré.

Et – au lieu qu’elle allait partir brouillée avec lui, sans l’avoir revu –,s’il lui envoyait cet argent, s’il l’encourageait à ce voyage et s’occupaitde le lui rendre agréable, elle allait accourir, heureuse, reconnaissante, etil aurait cette joie de la voir qu’il n’avait pas goûtée depuis près d’unesemaine et que rien ne pouvait lui remplacer. Car sitôt que Swann pouvaitse la représenter sans horreur, qu’il revoyait de la bonté dans son sourire,et que le désir de l’enlever à tout autre, n’était plus ajouté par la jalousie àson amour, cet amour redevenait surtout un goût pour les sensations que luidonnait la personne d’Odette, pour le plaisir qu’il avait à admirer comme unspectacle ou à interroger comme un phénomène, le lever d’un de ses regards,la formation d’un de ses sourires, l’émission d’une intonation de sa voix. Etce plaisir différent de tous les autres, avait fini par créer en lui un besoind’elle et qu’elle seule pouvait assouvir par sa présence ou ses lettres, presqueaussi désintéressé, presque aussi artistique, aussi pervers, qu’un autre besoinqui caractérisait cette période nouvelle de la vie de Swann où à la sécheresse,à la dépression des années antérieures avait succédé une sorte de trop-plein spirituel, sans qu’il sût davantage à quoi il devait cet enrichissementinespéré de sa vie antérieure qu’une personne de santé délicate qui à partird’un certain moment se fortifie, engraisse, et semble pendant quelque tempss’acheminer vers une complète guérison – cet autre besoin qui se développaitaussi en dehors du monde réel, c’était celui d’entendre, de connaître de lamusique.

Ainsi, par le chimisme même de son mal, après qu’il avait fait de lajalousie avec son amour, il recommençait à fabriquer de la tendresse, dela pitié pour Odette. Elle était redevenue l’Odette charmante et bonne. Ilavait des remords d’avoir été dur pour elle. Il voulait qu’elle vînt près delui et, auparavant, il voulait lui avoir procuré quelque plaisir, pour voir lareconnaissance pétrir son visage et modeler son sourire.

Aussi Odette, sûre de le voir venir après quelques jours, aussi tendre etsoumis qu’avant, lui demander une réconciliation, prenait-elle l’habitude dene plus craindre de lui déplaire et même de l’irriter et lui refusait-elle, quandcela lui était commode, les faveurs auxquelles il tenait le plus.

Peut-être ne savait-elle pas combien il avait été sincère vis-à-vis d’ellependant la brouille, quand il lui avait dit qu’il ne lui enverrait pas d’argentet chercherait à lui faire du mal. Peut-être ne savait-elle pas davantagecombien il l’était, vis-à-vis sinon d’elle, du moins de lui-même, en d’autrescas où dans l’intérêt de l’avenir de leur liaison, pour montrer à Odette qu’ilétait capable de se passer d’elle, qu’une rupture restait toujours possible, ildécidait de rester quelque temps sans aller chez elle.

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Parfois c’était après quelques jours où elle ne lui avait pas causé de soucinouveau ; et comme, des visites prochaines qu’il lui ferait, il savait qu’il nepouvait tirer nulle bien grande joie mais plus probablement quelque chagrinqui mettrait fin au calme où il se trouvait, il lui écrivait qu’étant très occupéil ne pourrait la voir aucun des jours qu’il lui avait dit. Or une lettre d’elle, secroisant avec la sienne, le priait précisément de déplacer un rendez-vous. Ilse demandait pourquoi ; ses soupçons, sa douleur le reprenaient. Il ne pouvaitplus tenir, dans l’état nouveau d’agitation où il se trouvait, l’engagementqu’il avait pris dans l’état antérieur de calme relatif, il courait chez elle etexigeait de la voir tous les jours suivants. Et même si elle ne lui avait pas écritla première, si elle répondait seulement, cela suffisait pour qu’il ne pût plusrester sans la voir. Car, contrairement au calcul de Swann, le consentementd’Odette avait tout changé en lui. Comme tous ceux qui possèdent une chose,pour savoir ce qui arriverait s’il cessait un moment de la posséder il avaitôté cette chose de son esprit, en y laissant tout le reste dans le même état quequand elle était là. Or l’absence d’une chose, ce n’est pas que cela, ce n’estpas un simple manque partiel, c’est un bouleversement de tout le reste, c’estun état nouveau qu’on ne peut prévoir dans l’ancien.

Mais d’autres fois au contraire – Odette était sur le point de partiren voyage – c’était après quelque petite querelle dont il choisissait leprétexte, qu’il se résolvait à ne pas lui écrire et à ne pas la revoir avantson retour, donnant ainsi les apparences, et demandant le bénéfice, d’unegrande brouille qu’elle croirait peut-être définitive à une séparation dont laplus longue part était inévitable du fait du voyage et qu’il faisait commencerseulement un peu plus tôt. Déjà il se figurait Odette inquiète, affligée,de n’avoir reçu ni visite ni lettre et cette image, en calmant sa jalousie,lui rendait facile de se déshabituer de la voir. Sans doute, par moments,tout au bout de son esprit où sa résolution la refoulait grâce à toute lalongueur interposée des trois semaines de séparation acceptée, c’était avecplaisir qu’il considérait l’idée qu’il reverrait Odette à son retour ; mais,c’était aussi avec si peu d’impatience qu’il commençait à se demander s’ilne doublerait pas volontairement la durée d’une abstinence si facile. Ellene datait encore que de trois jours, temps beaucoup moins long que celuiqu’il avait souvent passé en ne voyant pas Odette, et sans l’avoir commemaintenant prémédité. Et pourtant voici qu’une légère contrariété ou unmalaise physique – en l’incitant à considérer le moment présent comme unmoment exceptionnel, en dehors de la règle, où la sagesse même admettraitd’accueillir l’apaisement qu’apporte un plaisir et de donner congé, jusqu’àla reprise utile de l’effort, à la volonté – suspendait l’action de celle-ci quicessait d’exercer sa compression ; ou, moins que cela, le souvenir d’unrenseignement qu’il avait oublié de demander à Odette, si elle avait décidé

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la couleur dont elle voulait faire repeindre sa voiture, ou, pour une certainevaleur de bourse, si c’étaient des actions ordinaires ou privilégiées qu’elledésirait acquérir, (c’était très joli de lui montrer qu’il pouvait rester sans lavoir, mais si après ça la peinture était à refaire ou si les actions ne donnaientpas de dividende, il serait bien avancé), voici que comme un caoutchouctendu qu’on lâche ou comme l’air dans une machine pneumatique qu’onentrouvre, l’idée de la revoir, des lointains où elle était maintenue, revenaitd’un bond dans le champ du présent et des possibilités immédiates.

Elle y revenait sans plus trouver de résistance, et d’ailleurs si irrésistibleque Swann avait eu bien moins de peine à sentir s’approcher un à un lesquinze jours qu’il devait rester séparé d’Odette, qu’il n’en avait à attendreles dix minutes que son cocher mettait pour atteler la voiture qui allaitl’emmener chez elle et qu’il passait dans des transports d’impatience et dejoie où il ressaisissait mille fois pour lui prodiguer sa tendresse cette idéede la retrouver qui, par un retour si brusque, au moment où il la croyaitsi loin, était de nouveau près de lui dans sa plus proche conscience. C’estqu’elle ne trouvait plus pour lui faire obstacle le désir de chercher sans plustarder à lui résister qui n’existait plus chez Swann depuis que s’étant prouvéà lui-même – il le croyait du moins – qu’il en était si aisément capable, ilne voyait plus aucun inconvénient à ajourner un essai de séparation qu’ilétait certain maintenant de mettre à exécution dès qu’il le voudrait. C’estaussi que cette idée de la revoir revenait parée pour lui d’une nouveauté,d’une séduction, douée d’une virulence que l’habitude avait émoussées,mais qui s’étaient retrempées dans cette privation non de trois jours maisde quinze (car la durée d’un renoncement doit se calculer, par anticipation,sur le terme assigné), et de ce qui jusque-là eût été un plaisir attendu qu’onsacrifie aisément, avait fait un bonheur inespéré contre lequel on est sansforce. C’est enfin qu’elle y revenait embellie par l’ignorance où était Swannde ce qu’Odette avait pu penser, faire peut-être en voyant qu’il ne lui avaitpas donné signe de vie, si bien que ce qu’il allait trouver c’était la révélationpassionnante d’une Odette presque inconnue.

Mais elle, de même qu’elle avait cru que son refus d’argent n’était qu’unefeinte, ne voyait qu’un prétexte dans le renseignement que Swann venaitlui demander, sur la voiture à repeindre, ou la valeur à acheter. Car elle nereconstituait pas les diverses phases de ces crises qu’il traversait et dansl’idée qu’elle s’en faisait, elle omettait d’en comprendre le mécanisme, necroyant qu’à ce qu’elle connaissait d’avance, à la nécessaire, à l’infaillibleet toujours identique terminaison. Idée incomplète – d’autant plus profondepeut-être – si on la jugeait du point de vue de Swann qui eût sans doutetrouvé qu’il était incompris d’Odette, comme un morphinomane ou untuberculeux, persuadés qu’ils ont été arrêtés, l’un par un évènement extérieur

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au moment où il allait se délivrer de son habitude invétérée, l’autre parune indisposition accidentelle au moment où il allait être enfin rétabli, sesentent incompris du médecin qui n’attache pas la même importance qu’euxà ces prétendues contingences, simples déguisements, selon lui, revêtus,pour redevenir sensibles à ses malades, par le vice et l’état morbide qui, enréalité, n’ont pas cessé de peser incurablement sur eux tandis qu’ils berçaientdes rêves de sagesse ou de guérison. Et de fait, l’amour de Swann en étaitarrivé à ce degré où le médecin et, dans certaines affections, le chirurgienle plus audacieux, se demandent si priver un malade de son vice ou lui ôterson mal, est encore raisonnable ou même possible.

Certes l’étendue de cet amour, Swann n’en avait pas une consciencedirecte. Quand il cherchait à le mesurer, il lui arrivait parfois qu’il semblâtdiminué, presque réduit à rien ; par exemple, le peu de goût, presque ledégoût que lui avaient inspiré, avant qu’il aimât Odette, ses traits expressifs,son teint sans fraîcheur, lui revenait à certains jours. « Vraiment il y aprogrès sensible, se disait-il le lendemain ; à voir exactement les choses,je n’avais presque aucun plaisir hier à être dans son lit, c’est curieux je latrouvais même laide. » Et certes, il était sincère, mais son amour s’étendaitbien au-delà des régions du désir physique. La personne même d’Odetten’y tenait plus une grande place. Quand du regard il rencontrait sur satable la photographie d’Odette, ou quand elle venait le voir, il avait peineà identifier la figure de chair ou de bristol avec le trouble douloureux etconstant qui habitait en lui. Il se disait presque avec étonnement : « C’estelle » comme si tout d’un coup on nous montrait extériorisée devant nousune de nos maladies et que nous ne la trouvions pas ressemblante à ce quenous souffrons. « Elle », il essayait de se demander ce que c’était ; car c’estune ressemblance de l’amour et de la mort, plutôt que celles si vagues, quel’on redit toujours, de nous faire interroger plus avant, dans la peur que saréalité se dérobe, le mystère de la personnalité. Et cette maladie qu’étaitl’amour de Swann avait tellement multiplié, il était si étroitement mêlé àtoutes les habitudes de Swann, à tous ses actes, à sa pensée, à sa santé, à sonsommeil, à sa vie, même à ce qu’il désirait pour après sa mort, il ne faisaittellement plus qu’un avec lui, qu’on n’aurait pas pu l’arracher de lui, sansle détruire lui-même à peu près tout entier : comme on dit en chirurgie, sonamour n’était plus opérable.

Par cet amour Swann avait été tellement détaché de tous les intérêts,que quand par hasard il retournait dans le monde en se disant que sesrelations comme une monture élégante qu’elle n’aurait pas d’ailleurs suestimer très exactement, pouvaient lui rendre à lui-même un peu de prix auxyeux d’Odette (et ç’aurait peut-être été vrai en effet si elles n’avaient étéavilies par cet amour même, qui pour Odette dépréciait toutes les choses

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qu’il touchait par le fait qu’il semblait les proclamer moins précieuses), ily éprouvait, à côté de la détresse d’être dans des lieux, au milieu de gensqu’elle ne connaissait pas, le plaisir désintéressé qu’il aurait pris à un romanou à un tableau où sont peints les divertissements d’une classe oisive ;comme, chez lui, il se complaisait à considérer le fonctionnement de sa viedomestique, l’élégance de sa garde-robe et de sa livrée, le bon placementde ses valeurs, de la même façon qu’à lire dans Saint-Simon, qui était unde ses auteurs favoris, la mécanique des journées, le menu des repas deMme de Maintenon, ou l’avarice avisée et le grand train de Lulli. Et dans lafaible mesure où ce détachement n’était pas absolu, la raison de ce plaisirnouveau que goûtait Swann, c’était de pouvoir émigrer un moment dansles rares parties de lui-même restées presque étrangères à son amour, à sonchagrin. À cet égard cette personnalité, que lui attribuait ma grand-tante,de « fils Swann », distincte de sa personnalité plus individuelle de CharlesSwann, était celle où il se plaisait maintenant le mieux. Un jour que, pourl’anniversaire de la princesse de Parme (et parce qu’elle pouvait souventêtre indirectement agréable à Odette en lui faisant avoir des places pour desgalas, des jubilés), il avait voulu lui envoyer des fruits, ne sachant pas tropcomment les commander, il en avait chargé une cousine de sa mère qui,ravie de faire une commission pour lui, lui avait écrit, en lui rendant comptequ’elle n’avait pas pris tous les fruits au même endroit, mais les raisinschez Crapote dont c’est la spécialité, les fraises chez Jauret, les poires chezChevet où elles étaient plus belles, etc., « chaque fruit visité et examiné unpar un par moi. » Et en effet, par les remerciements de la princesse, il avaitpu juger du parfum des fraises et du moelleux des poires. Mais surtout le« chaque fruit visité et examiné un par un par moi » avait été un apaisementà sa souffrance, en emmenant sa conscience dans une région où il se rendaitrarement, bien qu’elle lui appartînt comme héritier d’une famille de richeet bonne bourgeoisie où s’étaient conservés héréditairement, tout prêts àêtre mis à son service dès qu’il le souhaitait, la connaissance des « bonnesadresses » et l’art de savoir bien faire une commande.

Certes, il avait trop longtemps oublié qu’il était le « fils Swann » pourne pas ressentir quand il le redevenait un moment, un plaisir plus vif queceux qu’il eût pu éprouver le reste du temps et sur lesquels il était blasé ; etsi l’amabilité des bourgeois, pour lesquels il restait surtout cela, était moinsvive que celle de l’aristocratie (mais plus flatteuse d’ailleurs, car chez euxdu moins elle ne se sépare jamais de la considération), une lettre d’altesse,quelques divertissements princiers qu’elle lui proposât, ne pouvait lui êtreaussi agréable que celle qui lui demandait d’être témoin, ou seulementd’assister à un mariage dans la famille de vieux amis de ses parents dontles uns avaient continué à le voir – comme mon grand-père qui, l’année

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précédente l’avait invité au mariage de ma mère – et dont certains autresle connaissaient, personnellement à peine mais se croyaient des devoirs depolitesse envers le fils, envers le digne successeur de feu M. Swann.

Mais, par les intimités déjà anciennes qu’il avait parmi eux, les gens dumonde, dans une certaine mesure, faisaient aussi partie de sa maison, de sondomestique et de sa famille. Il se sentait, à considérer ses brillantes amitiés,le même appui hors de lui-même, le même confort, qu’à regarder les bellesterres, la belle argenterie, le beau linge de table, qui lui venaient des siens.Et la pensée que s’il tombait chez lui frappé d’une attaque ce serait toutnaturellement le duc de Chartres, le prince de Reuss, le duc de Luxembourget le baron de Charlus, que son valet de chambre courrait chercher, luiapportait la même consolation qu’à notre vieille Françoise de savoir qu’elleserait ensevelie dans des draps fins à elle, marqués, non reprisés (ou sifinement que cela ne donnait qu’une plus haute idée du soin de l’ouvrière),linceul de l’image fréquente duquel elle tirait une certaine satisfaction sinonde bien-être, au moins d’amour-propre. Mais surtout, comme dans toutescelles de ses actions, et de ses pensées qui se rapportaient à Odette, Swannétait constamment dominé et dirigé par le sentiment inavoué qu’il lui étaitpeut-être pas moins cher, mais moins agréable à voir que quiconque, que leplus ennuyeux fidèle des Verdurin, quand il se reportait, à un monde pour quiil était l’homme exquis par excellence, qu’on faisait tout pour attirer, qu’onse désolait de ne pas voir, il recommençait à croire à l’existence d’une vieplus heureuse, presque à en éprouver l’appétit, comme il arrive à un maladealité depuis des mois, à la diète, et qui aperçoit dans un journal le menu d’undéjeuner officiel ou l’annonce d’une croisière en Sicile.

S’il était obligé de donner des excuses aux gens du monde pour nepas leur faire de visites, c’était de lui en faire qu’il cherchait à s’excuserauprès d’Odette. Encore les payait-il (se demandant à la fin du mois, pourpeu qu’il eût un peu abusé de sa patience et fût allé souvent la voir, sic’était assez de lui envoyer quatre mille francs), et pour chacune trouvait unprétexte, un présent à lui apporter, un renseignement dont elle avait besoin,M. de Charlus qu’il avait rencontré allant chez elle, et qui avait exigé qu’ill’accompagnât. Et à défaut d’aucun, il priait M. de Charlus de courir chezelle, de lui dire comme spontanément, au cours de la conversation qu’il serappelait avoir à parler à Swann, qu’elle voulût bien lui faire demander depasser tout de suite chez elle ; mais le plus souvent Swann attendait en vainet M. de Charlus lui disait le soir que son moyen n’avait pas réussi. De sorteque si elle faisait maintenant de fréquentes absences, même à Paris, quandelle y restait, elle le voyait peu, et elle qui, quand elle l’aimait, lui disait : « Jesuis toujours libre » et « Qu’est-ce que l’opinion des autres peut me faire ? »,maintenant, chaque fois qu’il voulait la voir, elle invoquait les convenances

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ou prétextait des occupations. Quand il parlait d’aller à une fête de charité,à un vernissage, à une première, où elle serait, elle lui disait qu’il voulaitafficher leur liaison, qu’il la traitait comme une fille. C’est au point quepour tâcher de n’être pas partout privé de la rencontrer, Swann qui savaitqu’elle connaissait et affectionnait beaucoup mon grand-oncle Adolphe dontil avait été lui-même l’ami, alla le voir un jour dans son petit appartementde la rue de Bellechasse afin de lui demander d’user de son influence surOdette. Comme elle prenait toujours, quand elle parlait à Swann, de mononcle des airs poétiques, disant : « Ah ! lui, ce n’est pas comme toi, c’est unesi belle chose, si grande, si jolie, que son amitié pour moi. Ce n’est pas lui quime considérerait assez peu pour vouloir se montrer avec moi dans tous leslieux publics », Swann fut embarrassé et ne savait pas à quel ton il devait sehausser pour parler d’elle à mon oncle. Il posa d’abord l’excellence a priorid’Odette, l’axiome de sa supra-humanité séraphique, la révélation de sesvertus indémontrables et dont la notion ne pouvait dériver de l’expérience.« Je veux parler avec vous. Vous, vous savez quelle femme au-dessus detoutes les femmes, quel être adorable, quel ange est Odette. Mais vous savezce que c’est que la vie de Paris. Tout le monde ne connaît pas Odette sous lejour où nous la connaissons vous et moi. Alors il y a des gens qui trouventque je joue un rôle un peu ridicule ; elle ne peut même pas admettre queje la rencontre dehors, au théâtre. Vous, en qui elle a tant de confiance, nepourriez-vous lui dire quelques mots pour moi, lui assurer qu’elle s’exagèrele tort qu’un salut de moi lui cause. »

Mon oncle conseilla à Swann de rester un peu sans voir Odette qui nel’en aimerait que plus, et à Odette de laisser Swann la retrouver partoutoù cela lui plairait. Quelques jours après, Odette disait à Swann qu’ellevenait d’avoir une déception en voyant que mon oncle était pareil à tous leshommes : il venait d’essayer de la prendre de force. Elle calma Swann quiau premier moment voulait aller provoquer mon oncle, mais il refusa de luiserrer la main quand il le rencontra. Il regretta d’autant plus cette brouilleavec mon oncle Adolphe qu’il avait espéré, s’il l’avait revu quelquefois etavait pu causer en toute confiance avec lui, tâcher de tirer au clair certainsbruits relatifs à la vie qu’Odette avait menée autrefois à Nice. Or mon oncleAdolphe y passait l’hiver. Et Swann pensait que c’était même peut-être làqu’il avait connu Odette. Le peu qui avait échappé à quelqu’un devant lui,relativement à un homme qui aurait été l’amant d’Odette avait bouleverséSwann. Mais les choses qu’il aurait avant de les connaître, trouvé le plusaffreux d’apprendre et le plus impossible de croire, une fois qu’il les savait,elles étaient incorporées à tout jamais à sa tristesse, il les admettait, iln’aurait plus pu comprendre qu’elles n’eussent pas été. Seulement chacuneopérait sur l’idée qu’il se faisait de sa maîtresse une retouche ineffaçable.

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Il crut même comprendre une fois que cette légèreté des mœurs d’Odettequ’il n’eût pas soupçonnée, était assez connue, et qu’à Bade et à Nice,quand elle y passait jadis plusieurs mois, elle avait eu une sorte de notoriétégalante. Il chercha, pour les interroger, à se rapprocher de certains viveurs ;mais ceux-ci savaient qu’il connaissait Odette ; et puis il avait peur deles faire penser de nouveau à elle, de les mettre sur ses traces. Mais lui àqui jusque-là rien n’aurait pu paraître aussi fastidieux que tout ce qui serapportait à la vie cosmopolite de Bade ou de Nice, apprenant qu’Odetteavait peut-être fait autrefois la fête dans ces villes de plaisir, sans qu’il dûtjamais arriver à savoir si c’était seulement pour satisfaire à des besoinsd’argent que grâce à lui elle n’avait plus, ou à des caprices qui pouvaientrenaître, maintenant il se penchait avec une angoisse impuissante, aveugle etvertigineuse vers l’abîme sans fond où étaient allés s’engloutir ces années dudébut du Septennat pendant lesquelles on passait l’hiver sur la promenadedes Anglais, l’été sous les tilleuls de Bade, et il leur trouvait une profondeurdouloureuse mais magnifique comme celle que leur eût prêtée un poète ; etil eût mis à reconstituer les petits faits de la chronique de la Côte d’Azurd’alors, si elle avait pu l’aider à comprendre quelque chose du sourire oudes regards – pourtant si honnêtes et si simples – d’Odette, plus de passionque l’esthéticien qui interroge les documents subsistant de la Florence duXVe siècle pour tâcher d’entrer plus avant dans l’âme de la Primavera, dela bella Vanna, ou de la Vénus, de Botticelli. Souvent sans lui rien direil la regardait, il songeait ; elle lui disait : « Comme tu as l’air triste ! »Il n’y avait pas bien longtemps encore, de l’idée qu’elle était une créaturebonne, analogue aux meilleures qu’il eût connues, il avait passé à l’idéequ’elle était une femme entretenue ; inversement il lui était arrivé depuis derevenir de l’Odette de Crécy, peut-être trop connue des fêtards, des hommesà femmes, à ce visage d’une expression parfois si douce, à cette naturesi humaine. Il se disait : « Qu’est-ce que cela veut dire qu’à Nice tout lemonde sache qui est Odette de Crécy ? Ces réputations-là, même vraies,sont faites avec les idées des autres » ; il pensait que cette légende – fût-elle authentique – était extérieure à Odette, n’était pas en elle comme unepersonnalité irréductible et malfaisante ; que la créature qui avait pu êtreamenée à mal faire c’était une femme aux bons yeux, au cœur plein de pitiépour la souffrance, au corps docile qu’il avait tenu, qu’il avait serré dans sesbras et manié, une femme qu’il pourrait arriver un jour à posséder toute, s’ilréussissait à se rendre indispensable à elle. Elle était là, souvent fatiguée,le visage vidé pour un instant de la préoccupation fébrile et joyeuse deschoses inconnues qui faisaient souffrir Swann ; elle écartait ses cheveuxavec ses mains ; son front, sa figure paraissaient plus larges ; alors, tout d’uncoup, quelque pensée simplement humaine, quelque bon sentiment comme

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il en existe dans toutes les créatures, quand dans un moment de repos ou derepliement elles sont livrées à elles-mêmes, jaillissait de ses yeux commeun rayon jaune. Et aussitôt tout son visage s’éclairait comme une campagnegrise, couverte de nuages qui soudain s’écartent, pour sa transfiguration,au moment du soleil couchant. La vie qui était en Odette à ce moment-là,l’avenir même qu’elle semblait rêveusement regarder, Swann aurait pu lespartager avec elle ; aucune agitation mauvaise ne semblait y avoir laisséde résidu. Si rares qu’ils devinssent, ces moments-là ne furent pas inutiles.Par le souvenir Swann reliait ces parcelles, abolissait les intervalles, coulaitcomme en or une Odette de bonté et de calme pour laquelle il fit plus tard(comme on le verra dans la deuxième partie de cet ouvrage), des sacrificesque l’autre Odette n’eût pas obtenus. Mais que ces moments étaient rares, etque maintenant il la voyait peu ! Même pour leur rendez-vous du soir, elle nelui disait qu’à la dernière minute si elle pourrait le lui accorder car, comptantqu’elle le trouverait toujours libre, elle voulait d’abord être certaine quepersonne d’autre ne lui proposerait de venir. Elle alléguait qu’elle étaitobligée d’attendre une réponse de la plus haute importance pour elle, etmême si après qu’elle avait fait venir Swann des amis demandaient à Odette,quand la soirée était déjà commencée, de les rejoindre au théâtre ou à souper,elle faisait un bond joyeux et s’habillait à la hâte. Au fur et à mesure qu’elleavançait dans sa toilette, chaque mouvement qu’elle faisait rapprochaitSwann du moment où il faudrait la quitter, où elle s’enfuirait d’un élanirrésistible ; et quand, enfin prête, plongeant une dernière fois dans sonmiroir ses regards tendus et éclairés par l’attention, elle remettait un peu derouge à ses lèvres, fixait une mèche sur son front et demandait son manteaude soirée bleu ciel avec des glands d’or, Swann avait l’air si triste qu’ellene pouvait réprimer un geste d’impatience et disait : « Voilà comme tu meremercies de t’avoir gardé jusqu’à la dernière minute. Moi qui croyais avoirfait quelque chose de gentil. C’est bon à savoir pour une autre fois ! » Parfois,au risque de la fâcher, il se promettait de chercher à savoir où elle était allée,il rêvait d’une alliance avec Forcheville qui peut-être aurait pu le renseigner.D’ailleurs quand il savait avec qui elle passait la soirée, il était bien rare qu’ilne pût pas découvrir dans toutes ses relations à lui quelqu’un qui connaissaitfût-ce indirectement l’homme avec qui elle était sortie et pouvait facilementen obtenir tel ou tel renseignement. Et tandis qu’il écrivait à un de ses amispour lui demander de chercher à éclaircir tel ou tel point, il éprouvait lerepos de cesser de se poser ses questions sans réponses et de transférer àun autre la fatigue d’interroger. Il est vrai que Swann n’était guère plusavancé quand il avait certains renseignements. Savoir ne permet pas toujoursd’empêcher, mais du moins les choses que nous savons, nous les tenons,sinon entre nos mains, du moins dans notre pensée où nous les disposons

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à notre gré, ce qui nous donne l’illusion d’une sorte de pouvoir sur elles.Il était heureux toutes les fois où M. de Charlus était avec Odette. EntreM. de Charlus et elle, Swann savait qu’il ne pouvait rien se passer, quequand M. de Charlus sortait avec elle c’était par amitié pour lui et qu’il neferait pas difficulté à lui raconter ce qu’elle avait fait. Quelquefois elle avaitdéclaré si catégoriquement à Swann qu’il lui était impossible de le voir uncertain soir, elle avait l’air de tenir tant à une sortie, que Swann attachaitune véritable importance à ce que M. de Charlus fût libre de l’accompagner.Le lendemain, sans oser poser beaucoup de questions à M. de Charlus,il le contraignait, en ayant l’air de ne pas bien comprendre ses premièresréponses, à lui en donner de nouvelles, après chacune desquelles il se sentaitplus soulagé, car il apprenait bien vite qu’Odette avait occupé sa soiréeaux plaisirs les plus innocents. « Mais comment, mon petit Mémé, je necomprends pas bien…, ce n’est pas en sortant de chez elle que vous êtesallés au musée Grévin. Vous étiez allés ailleurs d’abord. Non ? Oh ! quec’est drôle ! Vous ne savez pas comme vous m’amusez, mon petit Mémé.Mais quelle drôle d’idée elle a eue d’aller ensuite au Chat Noir, c’est bienune idée d’elle… Non ? c’est vous. C’est curieux. Après tout ce n’est pasune mauvaise idée, elle devait y connaître beaucoup de monde ? Non ? ellen’a parlé à personne ? C’est extraordinaire. Alors vous êtes restés là commecela tous les deux tous seuls ? Je vois d’ici cette scène. Vous êtes gentil, monpetit Mémé, je vous aime bien. » Swann se sentait soulagé. Pour lui à qui ilétait arrivé en causant avec des indifférents qu’il écoutait à peine, d’entendrequelquefois certaines phrases, (celle-ci par exemple : « J’ai vu hier Mme

de Crécy, elle était avec un monsieur que je ne connais pas »), phrases quiaussitôt dans le cœur de Swann passaient à l’état solide, s’y durcissaientcomme une incrustation, le déchiraient, n’en bougeaient plus, qu’ils étaientdoux au contraire ces mots : « Elle ne connaissait personne, elle n’a parléà personne », comme ils circulaient aisément en lui, qu’ils étaient fluides,faciles, respirables ! Et pourtant au bout d’un instant il se disait qu’Odettedevait le trouver bien ennuyeux pour que ce fussent là les plaisirs qu’ellepréférait à sa compagnie. Et leur insignifiance, si elle le rassurait, lui faisaitpourtant de la peine comme une trahison.

Même quand il ne pouvait savoir où elle était allée, il lui aurait suffipour calmer l’angoisse qu’il éprouvait alors, et contre laquelle la présenced’Odette, la douceur d’être auprès d’elle était le seul spécifique (unspécifique qui à la longue aggravait le mal avec bien des remèdes, mais dumoins calmait momentanément la souffrance), il lui aurait suffi, si Odettel’avait seulement permis, de rester chez elle tant qu’elle ne serait pas là,de l’attendre jusqu’à cette heure du retour dans l’apaisement de laquelleseraient venues se confondre les heures qu’un prestige, un maléfice lui

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avaient fait croire différentes des autres. Mais elle ne le voulait pas ; ilrevenait chez lui ; il se forçait en chemin à former divers projets, il cessaitde songer à Odette ; même il arrivait, tout en se déshabillant, à rouler enlui des pensées assez joyeuses ; c’est le cœur plein de l’espoir d’aller lelendemain voir quelque chef-d’œuvre qu’il se mettait au lit et éteignait salumière ; mais, dès que, pour se préparer à dormir, il cessait d’exercer surlui-même une contrainte dont il n’avait même pas conscience tant elle étaitdevenue habituelle, au même instant un frisson glacé refluait en lui et il semettait à sangloter. Il ne voulait même pas savoir pourquoi, s’essuyait lesyeux, se disait en riant : « C’est charmant, je deviens névropathe. » Puisil ne pouvait penser sans une grande lassitude que le lendemain il faudraitrecommencer de chercher à savoir ce qu’Odette avait fait, à mettre en jeu desinfluences pour tâcher de la voir. Cette nécessité d’une activité sans trêve,sans variété, sans résultats, lui était si cruelle qu’un jour, apercevant unegrosseur sur son ventre, il ressentit une véritable joie à la pensée qu’il avaitpeut-être une tumeur mortelle, qu’il n’allait plus avoir à s’occuper de rien,que c’était la maladie qui allait le gouverner, faire de lui son jouet, jusqu’àla fin prochaine. Et en effet si, à cette époque, il lui arriva souvent sans sel’avouer de désirer la mort, c’était pour échapper moins à l’acuité de sessouffrances qu’à la monotonie de son effort.

Et pourtant il aurait voulu vivre jusqu’à l’époque où il ne l’aimeraitplus, où elle n’aurait aucune raison de lui mentir et où il pourrait enfinapprendre d’elle si le jour où il était allé la voir dans l’après-midi, elle était ounon couchée avec Forcheville. Souvent pendant quelques jours, le soupçonqu’elle aimait quelqu’un d’autre le détournait de se poser cette questionrelative à Forcheville, la lui rendait presque indifférente, comme ces formesnouvelles d’un même état maladif qui semblent momentanément nous avoirdélivrés des précédentes. Même il y avait des jours où il n’était tourmentépar aucun soupçon. Il se croyait guéri. Mais le lendemain matin, au réveil, ilsentait à la même place la même douleur dont, la veille pendant la journée,il avait comme dilué la sensation dans le torrent des impressions différentes.Mais elle n’avait pas bougé de place. Et même, c’était l’acuité de cettedouleur qui avait réveillé Swann.

Comme Odette ne lui donnait aucun renseignement sur ces choses siimportantes qui l’occupaient tant chaque jour (bien qu’il eût assez vécupour savoir qu’il n’y en a jamais d’autres que les plaisirs), il ne pouvaitpas chercher longtemps de suite à les imaginer, son cerveau fonctionnait àvide ; alors il passait son doigt sur ses paupières fatiguées comme il auraitessuyé le verre de son lorgnon, et cessait entièrement de penser. Il surnageaitpourtant à cet inconnu certaines occupations qui réapparaissaient de tempsen temps, vaguement rattachées par elle à quelque obligation envers des

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parents éloignés ou des amis d’autrefois, qui, parce qu’ils étaient les seulsqu’elle lui citait souvent comme l’empêchant de le voir, paraissaient àSwann former le cadre fixe, nécessaire, de la vie d’Odette. À cause du tondont elle lui disait de temps à autre « le jour où je vais avec mon amie àl’Hippodrome », si, s’étant senti malade et ayant pensé : « peut-être Odettevoudrait bien passer chez moi », il se rappelait brusquement que c’étaitjustement ce jour-là, il se disait : « Ah ! non, ce n’est pas la peine de luidemander de venir, j’aurais dû y penser plus tôt, c’est le jour où elle va avecson amie à l’Hippodrome. Réservons-nous pour ce qui est possible ; c’estinutile de s’user à proposer des choses inacceptables et refusées d’avance. »Et ce devoir qui incombait à Odette d’aller à l’Hippodrome et devant lequelSwann s’inclinait ainsi ne lui paraissait pas seulement inéluctable ; maisce caractère de nécessité dont il était empreint semblait rendre plausibleet légitime tout ce qui de près ou de loin se rapportait à lui. Si Odettedans la rue ayant reçu d’un passant un salut qui avait éveillé la jalousie deSwann, elle répondait aux questions de celui-ci en rattachant l’existence del’inconnu à un des deux ou trois grands devoirs dont elle lui parlait, si, parexemple, elle disait : « C’est un monsieur qui était dans la loge de mon amieavec qui je vais à l’Hippodrome », cette explication calmait les soupçonsde Swann, qui en effet trouvait inévitable que l’amie eût d’autres invitésqu’Odette dans sa loge à l’Hippodrome, mais n’avait jamais cherché ouréussi à se les figurer. Ah ! comme il eût aimé la connaître, l’amie qui allaità l’Hippodrome, et qu’elle l’y emmenât avec Odette. Comme il aurait donnétoutes ses relations pour n’importe quelle personne qu’avait l’habitude devoir Odette, fût-ce une manucure ou une demoiselle de magasin. Il eût faitpour elles plus de frais que pour des reines. Ne lui auraient-elles pas fourni,dans ce qu’elles contenaient de la vie d’Odette, le seul calmant efficace pourses souffrances ? Comme il aurait couru avec joie passer les journées cheztelle de ces petites gens avec lesquelles Odette gardait des relations, soit parintérêt, soit par simplicité véritable. Comme il eût volontiers élu domicileà jamais au cinquième étage de telle maison sordide et enviée où Odettene l’emmenait pas, et où, s’il y avait habité avec la petite couturière retiréedont il eût volontiers fait semblant d’être l’amant, il aurait presque chaquejour reçu sa visite. Dans ces quartiers presque populaires, quelle existencemodeste, abjecte, mais douce, mais nourrie de calme et de bonheur, il eûtaccepté de vivre indéfiniment.

Il arrivait encore parfois, quand, ayant rencontré Swann, elle voyaits’approcher d’elle quelqu’un qu’il ne connaissait pas, qu’il pût remarquersur le visage d’Odette cette tristesse qu’elle avait eue le jour où il était venupour la voir pendant que Forcheville était là. Mais c’était rare ; car les joursoù malgré tout ce qu’elle avait à faire et la crainte de ce que penserait le

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monde, elle arrivait à voir Swann, ce qui dominait maintenant dans sonattitude était l’assurance : grand contraste, peut-être revanche inconscienteou réaction naturelle de l’émotion craintive qu’aux premiers temps où ellel’avait connu, elle éprouvait auprès de lui, et même loin de lui, quand ellecommençait une lettre par ces mots : « Mon ami, ma main tremble si fortque je peux à peine écrire » (elle le prétendait du moins et un peu de cet émoidevait être sincère pour qu’elle désirât d’en feindre davantage). Swann luiplaisait alors. On ne tremble jamais que pour soi, que pour ceux qu’on aime.Quand notre bonheur n’est plus dans leurs mains, de quel calme, de quelleaisance, de quelle hardiesse on jouit auprès d’eux ! En lui parlant, en luiécrivant, elle n’avait plus de ces mots par lesquels elle cherchait à se donnerl’illusion qu’il lui appartenait, faisant naître les occasions de dire « mon »,« mien », quand il s’agissait de lui : « Vous êtes mon bien, c’est le parfum denotre amitié, je le garde », de lui parler de l’avenir, de la mort même, commed’une seule chose pour eux deux. Dans ce temps-là, à tout ce qu’il disait,elle répondait avec admiration : « Vous, vous ne serez jamais comme toutle monde » ; elle regardait sa longue tête un peu chauve, dont les gens quiconnaissaient les succès de Swann pensaient : « Il n’est pas régulièrementbeau si vous voulez, mais il est chic : ce toupet, ce monocle, ce sourire ! »,et, plus curieuse peut-être de connaître ce qu’il était que désireuse d’être samaîtresse, elle disait :

– « Si je pouvais savoir ce qu’il y a dans cette tête-là ! »Maintenant, à toutes les paroles de Swann elle répondait d’un ton parfois

irrité, parfois indulgent :– « Ah ! tu ne seras donc jamais comme tout le monde ! »Elle regardait cette tête qui n’était qu’un peu plus vieillie par le souci

(mais dont maintenant tous pensaient, en vertu de cette même aptitude quipermet de découvrir les intentions d’un morceau symphonique dont on alu le programme, et les ressemblances d’un enfant quand on connaît saparenté : « Il n’est pas positivement laid si vous voulez, mais il est ridicule ;ce monocle, ce toupet, ce sourire ! », réalisant dans leur imaginationsuggestionnée la démarcation immatérielle qui sépare à quelques mois dedistance une tête d’amant de cœur et une tête de cocu), elle disait :

– « Ah ! si je pouvais changer, rendre raisonnable ce qu’il y a dans cettetête-là. »

Toujours prêt à croire ce qu’il souhaitait si seulement les manières d’êtred’Odette avec lui laissaient place au doute, il se jetait avidement sur cetteparole :

– « Tu le peux si tu le veux, lui disait-il. »Et il tâchait de lui montrer que l’apaiser, le diriger, le faire travailler, serait

une noble tâche à laquelle ne demandaient qu’à se vouer d’autres femmes

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qu’elle, entre les mains desquelles il est vrai d’ajouter que la noble tâche nelui eût paru plus qu’une indiscrète et insupportable usurpation de sa liberté.« Si elle ne m’aimait pas un peu, se disait-il, elle ne souhaiterait pas de metransformer. Pour me transformer, il faudra qu’elle me voie davantage. »Ainsi trouvait-il dans ce reproche qu’elle lui faisait, comme une preuved’intérêt, d’amour peut-être ; et en effet, elle lui en donnait maintenant si peuqu’il était obligé de considérer comme telles les défenses qu’elle lui faisaitd’une chose ou d’une autre. Un jour, elle lui déclara qu’elle n’aimait pas soncocher, qu’il lui montait peut-être la tête contre elle, qu’en tous cas il n’étaitpas avec lui de l’exactitude et de la déférence qu’elle voulait. Elle sentaitqu’il désirait lui entendre dire : « Ne le prends plus pour venir chez moi »,comme il aurait désiré un baiser. Comme elle était de bonne humeur, elle lelui dit ; il fut attendri. Le soir, causant avec M. de Charlus avec qui il avait ladouceur de pouvoir parler d’elle ouvertement (car les moindres propos qu’iltenait, même aux personnes qui ne la connaissaient pas, se rapportaient enquelque manière à elle), il lui dit :

– Je crois pourtant qu’elle m’aime ; elle est si gentille pour moi, ce queje fais ne lui est certainement pas indifférent.

Et si, au moment d’aller chez elle, montant dans sa voiture avec un amiqu’il devait laisser en route, l’autre lui disait :

– « Tiens, ce n’est pas Lorédan qui est sur le siège ? » avec quelle joiemélancolique Swann lui répondait :

– Oh ! sapristi non ! je te dirai, je ne peux pas prendre Lorédan quandje vais rue La Pérouse. Odette n’aime pas que je prenne Lorédan, elle ne letrouve pas bien pour moi ; enfin que veux-tu, les femmes, tu sais ! je sais queça lui déplairait beaucoup. Ah bien oui ! je n’aurais eu qu’à prendre Rémi !j’en aurais eu une histoire ! »

Ces nouvelles façons indifférentes, distraites, irritables, qui étaientmaintenant celles d’Odette avec lui, certes Swann en souffrait ; mais il neconnaissait pas sa souffrance ; comme c’était progressivement, jour par jour,qu’Odette s’était refroidie à son égard, ce n’est qu’en mettant en regardde ce qu’elle était aujourd’hui ce qu’elle avait été au début, qu’il aurait pusonder la profondeur du changement qui s’était accompli. Or ce changementc’était sa profonde, sa secrète blessure, qui lui faisait mal jour et nuit, et dèsqu’il sentait que ses pensées allaient un peu trop près d’elle, vivement il lesdirigeait d’un autre côté de peur de trop souffrir. Il se disait bien d’une façonabstraite : « Il fut un temps où Odette m’aimait davantage », mais jamais ilne revoyait ce temps. De même qu’il y avait dans son cabinet une commodequ’il s’arrangeait à ne pas regarder, qu’il faisait un crochet pour éviter enentrant et en sortant, parce que dans un tiroir étaient serrés le chrysanthèmequ’elle lui avait donné le premier soir où il l’avait reconduite, les lettres où

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elle disait : « Que n’y avez-vous oublié aussi votre cœur je ne vous auraispas laissé le reprendre » et : « À quelque heure du jour et de la nuit que vousayez besoin de moi, faites-moi signe et disposez de ma vie », de même ily avait en lui une place dont il ne laissait jamais approcher son esprit, luifaisant faire s’il le fallait le détour d’un long raisonnement pour qu’il n’eûtpas à passer devant elle : c’était celle où vivait le souvenir des jours heureux.

Mais sa si précautionneuse prudence fut déjouée un soir qu’il était allédans le monde.

C’était chez la marquise de Saint-Euverte, à la dernière, pour cette année-là, des soirées où elle faisait entendre des artistes qui lui servaient ensuitepour ses concerts de charité. Swann qui avait voulu successivement allerà toutes les précédentes et n’avait pu s’y résoudre avait reçu, tandis qu’ils’habillait pour se rendre à celle-ci, la visite du baron de Charlus qui venaitlui offrir de retourner avec lui chez la marquise, si sa compagnie devaitl’aider à s’y ennuyer un peu moins, à s’y trouver moins triste. Mais Swannlui avait répondu :

– « Vous ne doutez pas du plaisir que j’aurais à être avec vous. Mais leplus grand plaisir que vous puissiez me faire c’est d’aller plutôt voir Odette.Vous savez l’excellente influence que vous avez sur elle. Je crois qu’ellene sort pas ce soir avant d’aller chez son ancienne couturière où du resteelle sera sûrement contente que vous l’accompagniez. En tous cas vous latrouveriez chez elle avant. Tâchez de la distraire et aussi de lui parler raison.Si vous pouviez arranger quelque chose pour demain qui lui plaise et quenous pourrions faire tous les trois ensemble. Tâchez aussi de poser des jalonspour cet été, si elle avait envie de quelque chose, d’une croisière que nousferions tous les trois, que sais-je ? Quant à ce soir, je ne compte pas la voir ;maintenant si elle le désirait ou si vous trouviez un joint, vous n’avez qu’àm’envoyer un mot chez Mme de Saint-Euverte jusqu’à minuit, et après chezmoi. Merci de tout ce que vous faites pour moi, vous savez comme je vousaime. »

Le baron lui promit d’aller faire la visite qu’il désirait après qu’ill’aurait conduit jusqu’à la porte de l’hôtel Saint-Euverte, où Swann arrivatranquillisé par la pensée que M. de Charlus passerait la soirée rue LaPérouse, mais dans un état de mélancolique indifférence à toutes les chosesqui ne touchaient pas Odette, et en particulier aux choses mondaines, quileur donnait le charme de ce qui, n’étant plus un but pour notre volonté, nousapparaît en soi-même. Dès sa descente de voiture, au premier plan de cerésumé fictif de leur vie domestique que les maîtresses de maison prétendentoffrir à leurs invités les jours de cérémonie et où elles cherchent à respecter lavérité du costume et celle du décor, Swann prit plaisir à voir les héritiers des« tigres » de Balzac, les grooms, suivants ordinaires de la promenade, qui,

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chapeautés et bottés, restaient dehors devant l’hôtel sur le sol de l’avenue,ou devant les écuries, comme des jardiniers auraient été rangés à l’entréede leurs parterres. La disposition particulière qu’il avait toujours eue àchercher des analogies entre les êtres vivants et les portraits des muséess’exerçait encore mais d’une façon plus constante et plus générale ; c’est lavie mondaine tout entière, maintenant qu’il en était détaché, qui se présentaità lui comme une suite de tableaux. Dans le vestibule où, autrefois, quandil était un mondain, il entrait enveloppé dans son pardessus pour en sortiren frac, mais sans savoir ce qui s’y était passé, étant par la pensée, pendantles quelques instants qu’il y séjournait, ou bien encore dans la fête qu’ilvenait de quitter, ou bien déjà dans la fête où on allait l’introduire, pour lapremière fois il remarqua, réveillée par l’arrivée inopinée d’un invité aussitardif, la meute éparse, magnifique et désœuvrée de grands valets de piedqui dormaient çà et là sur des banquettes et des coffres et qui, soulevant leursnobles profils aigus de lévriers, se dressèrent et, rassemblés, formèrent lecercle autour de lui.

L’un d’eux, d’aspect particulièrement féroce et assez semblable àl’exécuteur dans certains tableaux de la Renaissance qui figurent dessupplices, s’avança vers lui d’un air implacable pour lui prendre ses affaires.Mais la dureté de son regard d’acier était compensée par la douceur de sesgants de fil, si bien qu’en approchant de Swann il semblait témoigner dumépris pour sa personne et des égards pour son chapeau. Il le prit avec unsoin auquel l’exactitude de sa pointure donnait quelque chose de méticuleuxet une délicatesse que rendait presque touchante l’appareil de sa force. Puisil le passa à un de ses aides, nouveau, et timide, qui exprimait l’effroi qu’ilressentait en roulant en tous sens des regards furieux et montrait l’agitationd’une bête captive dans les premières heures de sa domesticité.

À quelques pas, un grand gaillard en livrée rêvait, immobile, sculptural,inutile, comme ce guerrier purement décoratif qu’on voit dans les tableauxles plus tumultueux de Mantegna, songer, appuyé sur son bouclier, tandisqu’on se précipite et qu’on s’égorge à côté de lui ; détaché du groupe de sescamarades qui s’empressaient autour de Swann, il semblait aussi résolu à sedésintéresser de cette scène, qu’il suivait vaguement de ses yeux glauqueset cruels, que si c’eût été le massacre des Innocents ou le martyre de saintJacques. Il semblait précisément appartenir à cette race disparue – ou quipeut-être n’exista jamais que dans le retable de San Zeno et les fresques desEremitani où Swann l’avait approchée et où elle rêve encore – issue de lafécondation d’une statue antique par quelque modèle padouan du Maître ouquelque saxon d’Albert Dürer. Et les mèches de ses cheveux roux crespeléspar la nature, mais collés par la brillantine, étaient largement traitées commeelles sont dans la sculpture grecque qu’étudiait sans cesse le peintre de

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Mantoue, et qui, si dans la création elle ne figure que l’homme, sait du moinstirer de ses simples formes des richesses si variées et comme empruntéesà toute la nature vivante, qu’une chevelure, par l’enroulement lisse et lesbecs aigus de ses boucles, ou dans la superposition du triple et fleurissantdiadème de ses tresses, a l’air à la fois d’un paquet d’algues, d’une nichéede colombes, d’un bandeau de jacinthes et d’une torsade de serpent.

D’autres encore, colossaux aussi, se tenaient sur les degrés d’un escaliermonumental que leur présence décorative et leur immobilité marmoréenneauraient pu faire nommer comme celui du Palais Ducal : « l’Escalierdes Géants » et dans lequel Swann s’engagea avec la tristesse de penserqu’Odette ne l’avait jamais gravi. Ah ! avec quelle joie au contraire il eûtgrimpé les étages noirs, malodorants et casse-cou de la petite couturièreretirée, dans le « cinquième » de laquelle il aurait été si heureux de payerplus cher qu’une avant-scène hebdomadaire à l’Opéra le droit de passer lasoirée quand Odette y venait et même les autres jours pour pouvoir parlerd’elle, vivre avec les gens qu’elle avait l’habitude de voir quand il n’étaitpas là et qui à cause de cela lui paraissaient recéler, de la vie de sa maîtresse,quelque chose de plus réel, de plus inaccessible et de plus mystérieux.Tandis que dans cet escalier pestilentiel et désiré de l’ancienne couturière,comme il n’y en avait pas un second pour le service, on voyait le soir devantchaque porte une boîte au lait vide et sale préparée sur le paillasson, dansl’escalier magnifique et dédaigné que Swann montait à ce moment, d’uncôté et de l’autre, à des hauteurs différentes, devant chaque anfractuositéque faisait dans le mur la fenêtre de la loge, ou la porte d’un appartement,représentant le service intérieur qu’ils dirigeaient et en faisant hommageaux invités, un concierge, un majordome, un argentier (braves gens quivivaient le reste de la semaine un peu indépendants dans leur domaine, ydînaient chez eux comme de petits boutiquiers et seraient peut-être demainau service bourgeois d’un médecin ou d’un industriel), attentifs à ne pasmanquer aux recommandations qu’on leur avait faites avant de leur laisserendosser la livrée éclatante qu’ils ne revêtaient qu’à de rares intervalles etdans laquelle ils ne se sentaient pas très à leur aise, se tenaient sous l’arcaturede leur portail avec un éclat pompeux tempéré de bonhomie populaire,comme des saints dans leur niche ; et un énorme suisse, habillé commeà l’église, frappait les dalles de sa canne au passage de chaque arrivant.Parvenu en haut de l’escalier le long duquel l’avait suivi un domestique àface blême, avec une petite queue de cheveux, noués d’un catogan, derrièrela tête, comme un sacristain de Goya ou un tabellion du répertoire, Swannpassa devant un bureau où des valets, assis comme des notaires devant degrands registres, se levèrent et inscrivirent son nom. Il traversa alors un petitvestibule qui – tel que certaines pièces aménagées par leur propriétaire pour

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servir de cadre à une seule œuvre d’art, dont elles tirent leur nom, et d’unenudité voulue, ne contiennent rien d’autre –, exhibait à son entrée, commequelque précieuse effigie de Benvenuto Cellini représentant un homme deguet, un jeune valet de pied, le corps légèrement fléchi en avant, dressantsur son hausse-col rouge une figure plus rouge encore d’où s’échappaientdes torrents de feu, de timidité et de zèle, et qui, perçant les tapisseriesd’Aubusson tendues devant le salon où on écoutait la musique, de son regardimpétueux, vigilant, éperdu, avait l’air, avec une impassibilité militaireou une foi surnaturelle – allégorie de l’alarme, incarnation de l’attente,commémoration du branle-bas – d’épier, ange ou vigie, d’une tour de donjonou de cathédrale, l’apparition de l’ennemi ou l’heure du Jugement. Il nerestait plus à Swann qu’à pénétrer dans la salle du concert dont un huissierchargé de chaînes lui ouvrit les portes, en s’inclinant, comme il lui auraitremis les clefs d’une ville. Mais il pensait à la maison où il aurait pu setrouver en ce moment même, si Odette l’avait permis, et le souvenir entrevud’une boîte au lait vide sur un paillasson lui serra le cœur.

Swann retrouva rapidement le sentiment de la laideur masculine, quand,au-delà de la tenture de tapisserie, au spectacle des domestiques succédacelui des invités. Mais cette laideur même de visages qu’il connaissaitpourtant si bien, lui semblait neuve depuis que leurs traits – au lieud’être pour lui des signes pratiquement utilisables à l’identification detelle personne qui lui avait représenté jusque-là un faisceau de plaisirsà poursuivre, d’ennuis à éviter, ou de politesses à rendre – reposaient,coordonnées seulement par des rapports esthétiques, dans l’autonomie deleurs lignes. Et en ces hommes, au milieu desquels Swann se trouva enserré,il n’était pas jusqu’aux monocles que beaucoup portaient (et qui, autrefois,auraient tout au plus permis à Swann de dire qu’ils portaient un monocle),qui, déliés maintenant de signifier une habitude, la même pour tous, ne luiapparussent chacun avec une sorte d’individualité. Peut-être parce qu’il neregarda le général de Froberville et le marquis de Bréauté qui causaient dansl’entrée que comme deux personnages dans un tableau, alors qu’ils avaientété longtemps pour lui les amis utiles qui l’avaient présenté au Jockey etassisté dans des duels, le monocle du général, resté entre ses paupièrescomme un éclat d’obus dans sa figure vulgaire, balafrée et triomphale, aumilieu du front qu’il éborgnait comme l’œil unique du cyclope, apparut àSwann comme une blessure monstrueuse qu’il pouvait être glorieux d’avoirreçue, mais qu’il était indécent d’exhiber ; tandis que celui que M. de Bréautéajoutait, en signe de festivité, aux gants gris perle, au « gibus », à la cravateblanche et substituait au binocle familier (comme faisait Swann lui-même),pour aller dans le monde, portait collé à son revers, comme une préparationd’histoire naturelle sous un microscope, un regard infinitésimal et grouillant

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d’amabilité, qui ne cessait de sourire à la hauteur des plafonds, à la beautédes fêtes, à l’intérêt des programmes et à la qualité des rafraîchissements.

– Tiens, vous voilà, mais il y a des éternités qu’on ne vous a vu, dit àSwann le général qui, remarquant ses traits tirés et en concluant que c’étaitpeut-être une maladie grave qui l’éloignait du monde, ajouta : Vous avezbonne mine, vous savez ! » pendant que M. de Bréauté demandait :

– « Comment, vous, mon cher, qu’est-ce que vous pouvez bien faireici ? » à un romancier mondain qui venait d’installer au coin de son œil unmonocle, son seul organe d’investigation psychologique et d’impitoyableanalyse, et répondit d’un air important et mystérieux, en roulant l’r :

– J’observe.Le monocle du marquis de Forestelle était minuscule, n’avait aucune

bordure et obligeant à une crispation incessante et douloureuse l’œil où ils’incrustait comme un cartilage superflu dont la présence est inexplicableet la matière recherchée, il donnait au visage du marquis une délicatessemélancolique, et le faisait juger par les femmes comme capable degrands chagrins d’amour. Mais celui de M. de Saint-Candé, entouré d’ungigantesque anneau, comme Saturne, était le centre de gravité d’une figurequi s’ordonnait à tout moment par rapport à lui, dont le nez frémissantet rouge et la bouche lippue et sarcastique tâchaient par leurs grimacesd’être à la hauteur des feux roulants d’esprit dont étincelait le disque deverre, et se voyait préférer aux plus beaux regards du monde par des jeunesfemmes snobs et dépravées qu’il faisait rêver de charmes artificiels et d’unraffinement de volupté ; et cependant, derrière le sien, M. de Palancy quiavec sa grosse tête de carpe aux yeux ronds, se déplaçait lentement aumilieu des fêtes, en desserrant d’instant en instant ses mandibules commepour chercher son orientation, avait l’air de transporter seulement avec luiun fragment accidentel, et peut-être purement symbolique, du vitrage deson aquarium, partie destinée à figurer le tout qui rappela à Swann, grandadmirateur des Vices et des Vertus de Giotto à Padoue, cet Injuste à côtéduquel un rameau feuillu évoque les forêts où se cache son repaire.

Swann s’était avancé sur l’insistance de Mme de Saint-Euverte et pourentendre un air d’Orphée qu’exécutait un flûtiste, s’était mis dans un coin oùil avait malheureusement comme seule perspective deux dames déjà mûresassises l’une à côté de l’autre, la marquise de Cambremer et la vicomtesse deFranquetot, lesquelles, parce qu’elles étaient cousines, passaient leur tempsdans les soirées, portant leurs sacs et suivies de leurs filles, à se cherchercomme dans une gare et n’étaient tranquilles que quand elles avaientmarqué, par leur éventail ou leur mouchoir, deux places voisines : Mme

de Cambremer, comme elle avait très peu de relations, étant d’autant plusheureuse d’avoir une compagne, Mme de Franquetot, qui étant au contraire

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très lancée, trouvait quelque chose d’élégant, d’original, à montrer à toutesses belles connaissances qu’elle leur préférait une dame obscure avec quielle avait en commun des souvenirs de jeunesse. Plein d’une mélancolieironique, Swann les regardait écouter l’intermède de piano (« Saint Françoisparlant aux oiseaux », de Liszt) qui avait succédé à l’air de flûte, et suivrele jeu vertigineux du virtuose, Mme de Franquetot anxieusement, les yeuxéperdus comme si les touches sur lesquelles il courait avec agilité avaientété une suite de trapèzes d’où il pouvait tomber d’une hauteur de quatre-vingts mètres, et non sans lancer à sa voisine des regards d’étonnement, dedénégation qui signifiaient : « Ce n’est pas croyable, je n’aurais jamais penséqu’un homme pût faire cela », Mme de Cambremer, en femme qui a reçuune forte éducation musicale, battant la mesure avec sa tête transformée enbalancier de métronome dont l’amplitude et la rapidité d’oscillations d’uneépaule à l’autre étaient devenues telles (avec cette espèce d’égarement etd’abandon du regard qu’ont les douleurs qui ne se connaissent plus ni necherchent à se maîtriser et disent : « Que voulez-vous ! ») qu’à tout momentelle accrochait avec ses solitaires les pattes de son corsage et était obligéede redresser les raisins noirs qu’elle avait dans les cheveux, sans cesserpour cela d’accélérer le mouvement. De l’autre côté de Mme de Franquetot,mais un peu en avant, était la marquise de Gallardon, occupée à sa penséefavorite, l’alliance qu’elle avait avec les Guermantes et d’où elle tirait pourle monde et pour elle-même beaucoup de gloire avec quelque honte, lesplus brillants d’entre eux la tenant un peu à l’écart, peut-être parce qu’elleétait ennuyeuse, ou parce qu’elle était méchante, ou parce qu’elle était d’unebranche inférieure, ou peut-être sans aucune raison. Quand elle se trouvaitauprès de quelqu’un qu’elle ne connaissait pas, comme en ce momentauprès de Mme de Franquetot, elle souffrait que la conscience qu’elle avaitde sa parenté avec les Guermantes ne pût se manifester extérieurementen caractères visibles comme ceux qui, dans les mosaïques des églisesbyzantines, placés les uns au-dessous des autres, inscrivent en une colonneverticale, à côté d’un Saint Personnage les mots qu’il est censé prononcer.Elle songeait en ce moment qu’elle n’avait jamais reçu une invitation ni unevisite de sa jeune cousine la princesse des Laumes, depuis six ans que celle-ci était mariée. Cette pensée la remplissait de colère, mais aussi de fierté ;car, à force de dire aux personnes qui s’étonnaient de ne pas la voir chezMme des Laumes, que c’est parce qu’elle aurait été exposée à y rencontrer laprincesse Mathilde – ce que sa famille ultra-légitimiste ne lui aurait jamaispardonné – elle avait fini par croire que c’était, en effet la raison pourlaquelle elle n’allait pas chez sa jeune cousine. Elle se rappelait pourtantqu’elle avait demandé plusieurs fois à Mme des Laumes comment ellepourrait faire pour la rencontrer, mais ne se le rappelait que confusément et

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d’ailleurs neutralisait et au-delà ce souvenir un peu humiliant en murmurant :« Ce n’est tout de même pas à moi à faire les premiers pas, j’ai vingt ansde plus qu’elle. » Grâce à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetaitfièrement en arrière ses épaules détachées de son buste et sur lesquelles satête posée presque horizontalement faisait penser à la tête « rapportée » d’unorgueilleux faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. Ce n’estpas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et boulotte ; mais lescamouflets l’avaient redressée comme ces arbres qui, nés dans une mauvaiseposition au bord d’un précipice, sont forcés de croître en arrière pour garderleur équilibre. Obligée, pour se consoler de ne pas être tout à fait l’égale desautres Guermantes, de se dire sans cesse que c’était par intransigeance deprincipes et fierté qu’elle les voyait peu, cette pensée avait fini par modelerson corps et par lui enfanter une sorte de prestance qui passait aux yeuxdes bourgeoises pour un signe de race et troublait quelquefois d’un désirfugitif le regard fatigué des hommes de cercle. Si on avait fait subir à laconversation de Mme de Gallardon ces analyses qui en relevant la fréquenceplus ou moins grande de chaque terme permettent de découvrir la clef d’unlangage chiffré, on se fût rendu compte qu’aucune expression, même la plususuelle, n’y revenait aussi souvent que « chez mes cousins de Guermantes »,« chez ma tante de Guermantes », « la santé d’Elzéar de Guermantes »,« la baignoire de ma cousine de Guermantes ». Quand on lui parlait d’unpersonnage illustre, elle répondait que, sans le connaître personnellement,elle l’avait rencontré mille fois chez sa tante de Guermantes, mais ellerépondait cela d’un ton si glacial et d’une voix si sourde qu’il était clairque si elle ne le connaissait pas personnellement c’était en vertu de tousles principes indéracinables et entêtés auxquels ses épaules touchaient enarrière, comme à ces échelles sur lesquelles les professeurs de gymnastiquevous font étendre pour vous développer le thorax.

Or, la princesse des Laumes qu’on ne se serait pas attendu à voir chezMme de Saint-Euverte, venait précisément d’arriver. Pour montrer qu’ellene cherchait pas à faire sentir dans un salon où elle ne venait que parcondescendance, la supériorité de son rang, elle était entrée en effaçant lesépaules là même où il n’y avait aucune foule à fendre et personne à laisserpasser, restant exprès dans le fond, de l’air d’y être à sa place, comme un roiqui fait la queue à la porte d’un théâtre tant que les autorités n’ont pas étéprévenues qu’il est là ; et, bornant simplement son regard – pour ne pas avoirl’air de signaler sa présence et de réclamer des égards – à la considérationd’un dessin du tapis ou de sa propre jupe, elle se tenait debout à l’endroit quilui avait paru le plus modeste (et d’où elle savait bien qu’une exclamationravie de Mme de Saint-Euverte allait la tirer dès que celle-ci l’aurait aperçue),à côté de Mme de Cambrener qui lui était inconnue. Elle observait la

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mimique de sa voisine mélomane, mais ne l’imitait pas. Ce n’est pas que,pour une fois qu’elle venait passer cinq minutes chez Mme de Saint-Euverte,la princesse des Laumes n’eût souhaité, pour que la politesse qu’elle luifaisait comptât double, de se montrer le plus aimable possible. Mais parnature, elle avait horreur de ce qu’elle appelait « les exagérations » et tenait àmontrer qu’elle « n’avait pas à » se livrer à des manifestations qui n’allaientpas avec le « genre » de la coterie où elle vivait, mais qui pourtant d’autrepart ne laissaient pas de l’impressionner, à la faveur de cet esprit d’imitationvoisin de la timidité que développe chez les gens les plus sûrs d’eux-mêmesl’ambiance d’un milieu nouveau, fût-il inférieur. Elle commençait à sedemander si cette gesticulation n’était pas rendue nécessaire par le morceauqu’on jouait et qui ne rentrait peut-être pas dans le cadre de la musiquequ’elle avait entendue jusqu’à ce jour, si s’abstenir n’était pas faire preuved’incompréhension à l’égard de l’œuvre et d’inconvenance vis-à-vis de lamaîtresse de la maison : de sorte que pour exprimer par une « cote maltaillée » ses sentiments contradictoires, tantôt elle se contentait de remonterla bride de ses épaulettes ou d’assurer dans ses cheveux blonds les petitesboules de corail ou d’émail rose, givrées de diamant, qui lui faisaient unecoiffure simple et charmante, en examinant avec une froide curiosité safougueuse voisine, tantôt de son éventail elle battait pendant un instant lamesure, mais, pour ne pas abdiquer son indépendance, à contretemps. Lepianiste ayant terminé le morceau de Liszt et ayant commencé un prélude deChopin, Mme de Cambremer lança à Mme de Franquetot un sourire attendride satisfaction compétente et d’allusion au passé. Elle avait appris dans sajeunesse à caresser les phrases, au long col sinueux et démesuré, de Chopin,si libres, si flexibles, si tactiles, qui commencent par chercher et essayer leurplace en dehors et bien loin de la direction de leur départ, bien loin du pointoù on avait pu espérer qu’atteindrait leur attouchement, et qui ne se jouentdans cet écart de fantaisie que pour revenir plus délibérément – d’un retourplus prémédité, avec plus de précision, comme sur un cristal qui résonneraitjusqu’à faire crier – vous frapper au cœur.

Vivant dans une famille provinciale qui avait peu de relations, n’allantguère au bal, elle s’était grisée dans la solitude de son manoir, à ralentir,à précipiter la danse de tous ces couples imaginaires, à les égrener commedes fleurs, à quitter un moment le bal pour entendre le vent souffler dans lessapins, au bord du lac, et à y voir tout d’un coup s’avancer, plus différentde tout ce qu’on a jamais rêvé que ne sont les amants de la terre, un mincejeune homme à la voix un peu chantante, étrangère et fausse, en gants blancs.Mais aujourd’hui la beauté démodée de cette musique semblait défraîchie.Privée depuis quelques années de l’estime des connaisseurs, elle avait perduson honneur et son charme et ceux mêmes dont le goût est mauvais n’y

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trouvaient plus qu’un plaisir inavoué et médiocre. Mme de Cambremer jetaun regard furtif derrière elle. Elle savait que sa jeune bru (pleine de respectpour sa nouvelle famille, sauf en ce qui touchait les choses de l’espritsur lesquelles, sachant jusqu’à l’harmonie et jusqu’au grec, elle avait deslumières spéciales), méprisait Chopin et souffrait quand elle en entendaitjouer. Mais loin de la surveillance de cette wagnérienne qui était plus loinavec un groupe de personnes de son âge, Mme de Cambremer se laissaitaller à des impressions délicieuses. La princesse des Laumes les éprouvaitaussi. Sans être par nature douée pour la musique, elle avait reçu il y aquinze ans les leçons qu’un professeur de piano du faubourg Saint-Germain,femme de génie qui avait été, à la fin de sa vie, réduite à la misère, avaitrecommencé, à l’âge de soixante-dix ans, à donner aux filles et aux petites-filles de ses anciennes élèves. Elle était morte aujourd’hui. Mais sa méthode,son beau son, renaissaient parfois sous les doigts de ses élèves, même decelles qui étaient devenues pour le reste des personnes médiocres, avaientabandonné la musique et n’ouvraient presque plus jamais un piano. AussiMme des Laumes put-elle secouer la tête, en pleine connaissance de cause,avec une appréciation juste de la façon dont le pianiste jouait ce préludequ’elle savait par cœur. La fin de la phrase commencée chanta d’elle-mêmesur ses lèvres. Et elle murmura « c’est toujours charmant », avec un doublech au commencement du mot qui était une marque de délicatesse et dontelle sentait ses lèvres si romanesquement froissées comme une belle fleur,qu’elle harmonisa instinctivement son regard avec elles en lui donnant àce moment-là une sorte de sentimentalité et de vague. Cependant Mme deGallardon était en train de se dire qu’il était fâcheux qu’elle n’eût quebien rarement l’occasion de rencontrer la princesse des Laumes, car ellesouhaitait lui donner une leçon en ne répondant pas à son salut. Elle ne savaitpas que sa cousine fût là. Un mouvement de tête de Mme de Franquetot la luidécouvrit. Aussitôt elle se précipita vers elle en dérangeant tout le monde ;mais désireuse de garder un air hautain et glacial qui rappelât à tous qu’ellene désirait pas avoir de relations avec une personne chez qui on pouvait setrouver nez à nez avec la princesse Mathilde, et au-devant de qui elle n’avaitpas à aller car elle n’était pas « sa contemporaine », elle voulut pourtantcompenser cet air de hauteur et de réserve par quelque propos qui justifiâtsa démarche et forçât la princesse à engager la conversation ; aussi une foisarrivée près de sa cousine, Mme de Gallardon, avec un visage dur, une maintendue comme une carte forcée, lui dit : « Comment va ton mari ? » dela même voix soucieuse que si le prince avait été gravement malade. Laprincesse éclatant d’un rire qui lui était particulier et qui était destiné à lafois à montrer aux autres qu’elle se moquait de quelqu’un et aussi à se faire

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paraître plus jolie en concentrant les traits de son visage autour de sa boucheanimée et de son regard brillant, lui répondit :

– Mais le mieux du monde !Et elle rit encore. Cependant tout en redressant sa taille et refroidissant

sa mine, inquiète encore pourtant de l’état du prince, Mme de Gallardon dità sa cousine :

– Oriane (ici Mme des Laumes regarda d’un air étonné et rieur untiers invisible vis-à-vis duquel elle semblait tenir à attester qu’elle n’avaitjamais autorisé Mme de Gallardon à l’appeler par son prénom), je tiendraisbeaucoup à ce que tu viennes un moment demain soir chez moi entendre unquintette avec clarinette de Mozart. Je voudrais avoir ton appréciation.

Elle semblait non pas adresser une invitation, mais demander un service,et avoir besoin de l’avis de la princesse sur le quintette de Mozart comme siç’avait été un plat de la composition d’une nouvelle cuisinière sur les talentsde laquelle il lui eût été précieux de recueillir l’opinion d’un gourmet.

– Mais je connais ce quintette, je peux te dire tout de suite… que jel’aime !

– Tu sais, mon mari n’est pas bien, son foie…, cela lui ferait grand plaisirde te voir, reprit Mme de Gallardon, faisant maintenant à la princesse uneobligation de charité de paraître à sa soirée.

La princesse n’aimait pas à dire aux gens qu’elle ne voulait pas aller chezeux. Tous les jours elle écrivait son regret d’avoir été privée – par une visiteinopinée de sa belle-mère, par une invitation de son beau-frère, par l’Opéra,par une partie de campagne – d’une soirée à laquelle elle n’aurait jamaissongé à se rendre. Elle donnait ainsi à beaucoup de gens la joie de croirequ’elle était de leurs relations, qu’elle eût été volontiers chez eux, qu’ellen’avait été empêchée de le faire que par les contretemps princiers qu’ilsétaient flattés de voir entrer en concurrence avec leur soirée. Puis faisantpartie de cette spirituelle coterie des Guermantes – où survivait quelquechose de l’esprit alerte, dépouillé de lieux communs et de sentimentsconvenus, qui descend de Mérimée, et a trouvé sa dernière expression dansle théâtre de Meilhac et Halévy – elle l’adaptait même aux rapports sociaux,le transposait jusque dans sa politesse qui s’efforçait d’être positive, précise,de se rapprocher de l’humble vérité. Elle ne développait pas longuementà une maîtresse de maison l’expression du désir qu’elle avait d’aller à sasoirée ; elle trouvait plus aimable de lui exposer quelques petits faits d’oùdépendrait qu’il lui fût ou non possible de s’y rendre.

– Écoute, je vais te dire, dit-elle à Mme de Gallardon, il faut demain soirque j’aille chez une amie qui m’a demandé mon jour, depuis longtemps.Si elle nous emmène au théâtre, il n’y aura pas, avec la meilleure volonté,

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possibilité que j’aille chez toi ; mais si nous restons chez elle, comme je saisque nous serons seuls, je pourrai la quitter.

– Tiens, tu as vu ton ami M. Swann ?– Mais non, cet amour de Charles, je ne savais pas qu’il fût là, je vais

tâcher qu’il me voie.– C’est drôle qu’il aille même chez la mère Saint-Euverte, dit Mme de

Gallardon. Oh ! je sais qu’il est intelligent, ajouta-t-elle en voulant dire parlà intrigant, mais cela ne fait rien, un juif chez la sœur et la belle-sœur dedeux archevêques !

– J’avoue à ma honte que je n’en suis pas choquée, dit la princesse desLaumes.

– Je sais qu’il est converti, et même déjà ses parents et ses grands-parents.Mais on dit que les convertis restent plus attachés à leur religion que lesautres, que c’est une frime, est-ce vrai ?

– Je suis sans lumières à ce sujet.Le pianiste qui avait à jouer deux morceaux de Chopin, après avoir

terminé le prélude avait attaqué aussitôt une polonaise. Mais depuis queMme de Gallardon avait signalé à sa cousine la présence de Swann, Chopinressuscité aurait pu venir jouer lui-même toutes ses œuvres sans que Mme desLaumes pût y faire attention. Elle faisait partie d’une de ces deux moitiés del’humanité chez qui la curiosité qu’a l’autre moitié pour les êtres qu’elle neconnaît pas est remplacée par l’intérêt pour les êtres qu’elle connaît. Commebeaucoup de femmes du faubourg Saint-Germain la présence dans un endroitoù elle se trouvait de quelqu’un de sa coterie, et auquel d’ailleurs ellen’avait rien de particulier à dire, accaparait exclusivement son attention auxdépens de tout le reste. À partir de ce moment, dans l’espoir que Swann laremarquerait, la princesse ne fit plus, comme une souris blanche apprivoiséeà qui on tend puis on retire un morceau de sucre, que tourner sa figure,remplie de mille signes de connivence dénués de rapports avec le sentimentde la polonaise de Chopin, dans la direction où était Swann et si celui-cichangeait de place, elle déplaçait parallèlement son sourire aimanté.

– Oriane, ne te fâche pas, reprit Mme de Gallardon qui ne pouvait jamaiss’empêcher de sacrifier ses plus grandes espérances sociales et d’éblouir unjour le monde, au plaisir obscur, immédiat et privé, de dire quelque chose dedésagréable, il y a des gens qui prétendent que ce M. Swann, c’est quelqu’unqu’on ne peut pas recevoir chez soi, est-ce vrai ?

– Mais… tu dois bien savoir que c’est vrai, répondit la princesse desLaumes, puisque tu l’as invité cinquante fois et qu’il n’est jamais venu.

Et quittant sa cousine mortifiée, elle éclata de nouveau d’un rire quiscandalisa les personnes qui écoutaient la musique, mais attira l’attentionde Mme de Saint-Euverte, restée par politesse près du piano et qui aperçut

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seulement alors la princesse. Mme de Saint-Euverte était d’autant plus raviede voir Mme des Laumes qu’elle la croyait encore à Guermantes en train desoigner son beau-père malade.

– Mais comment, princesse, vous étiez-là ?– Oui, je m’étais mise dans un petit coin, j’ai entendu de belles choses.– Comment, vous êtes là depuis déjà un long moment !– Mais oui, un très long moment qui m’a semblé très court, long

seulement parce que je ne vous voyais pas.Mme de Saint-Euverte voulut donner son fauteuil à la princesse qui

répondit :– Mais pas du tout ! Pourquoi ? Je suis bien n’importe où !Et, avisant avec intention, pour mieux manifester sa simplicité de grande

dame, un petit siège sans dossier :– Tenez, ce pouf, c’est tout ce qu’il me faut. Cela me fera tenir droite.

Oh ! mon Dieu, je fais encore du bruit, je vais me faire conspuer.Cependant le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à

son comble, un domestique passait des rafraîchissements sur un plateauet faisait tinter des cuillers, et, comme chaque semaine, Mme de Saint-Euverte lui faisait, sans qu’il la vît, des signes de s’en aller. Une nouvellemariée, à qui on avait appris qu’une jeune femme ne doit pas avoir l’airblasé, souriait de plaisir, et cherchait des yeux la maîtresse de maison pourlui témoigner par son regard sa reconnaissance d’avoir « pensé à elle »pour un pareil régal. Pourtant, quoique avec plus de calme que Mme deFranquetot, ce n’est pas sans inquiétude qu’elle suivait le morceau ; mais lasienne avait pour objet, au lieu du pianiste, le piano sur lequel une bougietressautant à chaque fortissimo, risquait, sinon de mettre le feu à l’abat-jour,du moins de faire des taches sur le palissandre. À la fin elle n’y tint plus et,escaladant les deux marches de l’estrade, sur laquelle était placé le piano,se précipita pour enlever la bobèche. Mais à peine ses mains allaient-ellesla toucher que sur un dernier accord, le morceau finit et le pianiste se leva.Néanmoins l’initiative hardie de cette jeune femme, la courte promiscuitéqui en résulta entre elle et l’instrumentiste, produisirent une impressiongénéralement favorable.

– Vous avez remarqué ce qu’a fait cette personne, princesse, dit legénéral de Froberville à la princesse des Laumes qu’il était venu saluer etque Mme de Saint-Euverte quitta un instant. C’est curieux. Est-ce donc uneartiste ?

– Non, c’est une petite Mme de Cambremer, répondit étourdiment laprincesse et elle ajouta vivement : Je vous répète ce que j’ai entendu dire, jen’ai aucune espèce de notion de qui c’est, on a dit derrière moi que c’étaientdes voisins de campagne de Mme de Saint-Euverte, mais je ne crois pas

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que personne les connaisse. Ça doit être des « gens de la campagne » ! Dureste, je ne sais pas si vous êtes très répandu dans la brillante société qui setrouve ici, mais je n’ai pas idée du nom de toutes ces étonnantes personnes.À quoi pensez-vous qu’ils passent leur vie en dehors des soirées de Mme

de Saint-Euverte ? Elle a dû les faire venir avec les musiciens, les chaiseset les rafraîchissements. Avouez que ces « invités de chez Belloir » sontmagnifiques. Est-ce que vraiment elle a le courage de louer ces figurantstoutes les semaines. Ce n’est pas possible !

– Ah ! Mais Cambremer, c’est un nom authentique et ancien, dit legénéral.

– Je ne vois aucun mal à ce que ce soit ancien, répondit sèchementla princesse, mais en tout cas ce n’est pas euphonique, ajouta-t-elle endétachant le mot euphonique comme s’il était entre guillemets, petiteaffection de débit qui était particulière à la coterie Guermantes.

– Vous trouvez ? Elle est jolie à croquer, dit le général qui ne perdait parMme de Cambrener de vue. Ce n’est pas votre avis, princesse ?

– Elle se met trop en avant, je trouve que chez une si jeune femme,ce n’est pas agréable, car je ne crois pas qu’elle soit ma contemporaine,répondit Mme des Laumes (cette expression étant commune aux Gallardonet aux Guermantes).

Mais la princesse voyant que M. de Froberville continuait à regarderMme de Cambremer, ajouta moitié par méchanceté pour celle-ci, moitié paramabilité pour le général : « Pas agréable… pour son mari ! Je regrette dene pas la connaître puisqu’elle vous tient à cœur, je vous aurais présenté,dit la princesse qui probablement n’en aurait rien fait si elle avait connu lajeune femme. Je vais être obligée de vous dire bonsoir, parce que c’est lafête d’une amie à qui je dois aller la souhaiter, dit-elle d’un ton modeste etvrai, réduisant la réunion mondaine à laquelle elle se rendait à la simplicitéd’une cérémonie ennuyeuse mais où il était obligatoire et touchant d’aller.D’ailleurs je dois y retrouver Basin qui, pendant que j’étais ici, est allé voirses amis que vous connaissez, je crois, qui ont un nom de pont, les Iéna.

– Ç’a été d’abord un nom de victoire, princesse, dit le général. Qu’est-ceque vous voulez, pour un vieux briscard comme moi, ajouta-t-il en ôtant sonmonocle pour l’essuyer, comme il aurait changé un pansement, tandis quela princesse détournait instinctivement les yeux, cette noblesse d’Empire,c’est autre chose bien entendu, mais enfin, pour ce que c’est, c’est très beaudans son genre, ce sont des gens qui en somme se sont battus en héros.

– Mais je suis pleine de respect pour les héros, dit la princesse, sur unton légèrement ironique ; si je ne vais pas avec Basin chez cette princessed’Iéna, ce n’est pas du tout pour ça, c’est tout simplement parce que je ne lesconnais pas. Basin les connaît, les chérit. Oh ! non, ce n’est pas ce que vous

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pouvez penser, ce n’est pas un flirt, je n’ai pas à m’y opposer ! Du reste,pour ce que cela sert quand je veux m’y opposer ! ajouta-t-elle d’une voixmélancolique, car tout le monde savait que dès le lendemain du jour où leprince des Laumes avait épousé sa ravissante cousine, il n’avait pas cesséde la tromper. Mais enfin ce n’est pas le cas, ce sont des gens qu’il a connusautrefois, il en fait ses choux gras, je trouve cela très bien. D’abord je vousdirai que rien que ce qu’il m’a dit de leur maison… Pensez que tous leursmeubles sont « Empire ! »

– Mais, princesse, naturellement, c’est parce que c’est le mobilier deleurs grands-parents.

– Mais je ne vous dis pas, mais ça n’est pas moins laid pour ça. Jecomprends très bien qu’on ne puisse pas avoir de jolies choses, mais aumoins qu’on n’ait pas de choses ridicules. Qu’est-ce que vous voulez ? je neconnais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style avecces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires.

– Mais je crois même qu’ils ont de belles choses, ils doivent avoir lafameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de…

– Ah ! Mais qu’ils aient des choses intéressantes au point de vue del’histoire je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau… puisquec’est horrible ! Moi j’ai aussi des choses comme ça que Basin a héritéesdes Montesquiou. Seulement elles sont dans les greniers de Guermantesoù personne ne les voit. Enfin, du reste, ce n’est pas la question, je meprécipiterais chez eux avec Basin, j’irais les voir même au milieu de leurssphinx et de leur cuivre si je les connaissais, mais… je ne les connais pas !Moi, on m’a toujours dit quand j’étais petite que ce n’était pas poli d’allerchez les gens qu’on ne connaissait pas, dit-elle en prenant un ton puéril.Alors, je fais ce qu’on m’a appris. Voyez-vous ces braves gens s’ils voyaiententrer une personne qu’ils ne connaissent pas ? Ils me recevraient peut-êtretrès mal ! dit la princesse.

Et par coquetterie elle embellit le sourire que cette supposition luiarrachait, en donnant à son regard bleu fixé sur le général une expressionrêveuse et douce.

– Ah ! princesse, vous savez bien qu’ils ne se tiendraient pas de joie…– Mais non, pourquoi ? lui demanda-t-elle avec une extrême vivacité,

soit pour ne pas avoir l’air de savoir que c’est parce qu’elle était une desplus grandes dames de France, soit pour avoir le plaisir de l’entendre direau général : « Pourquoi ? Qu’en savez-vous ? Cela leur serait peut-être toutce qu’il y a de plus désagréable. » Moi je ne sais pas, mais si j’en juge parmoi, cela m’ennuie déjà tant de voir les personnes que je connais, je croisque s’il fallait voir des gens que je ne connais pas, « même héroïques »,je deviendrais folle. D’ailleurs, voyons, sauf lorsqu’il s’agit de vieux amis

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comme vous qu’on connaît sans cela, je ne sais pas si l’héroïsme serait d’unformat très portatif dans le monde. Ça m’ennuie déjà souvent de donnerdes dîners, mais s’il fallait offrir le bras à Spartacus pour aller à table…Non vraiment, ce ne serait jamais à Vercingétorix que je ferais signe commequatorzième. Je sens que je le réserverais pour les grandes soirées. Et commeje n’en donne pas…

– Ah ! princesse, vous n’êtes pas Guermantes pour des prunes. Lepossédez-vous assez, l’esprit des Guermantes !

– Mais on dit toujours l’esprit des Guermantes, je n’ai jamais pucomprendre pourquoi. Vous en connaissez donc d’autres qui en aient,ajouta-t-elle dans un éclat de rire écumant et joyeux, les traits de sonvisage concentrés, accouplés dans le réseau de son animation, les yeuxétincelants, enflammés d’un ensoleillement radieux de gaieté que seulsavaient le pouvoir de faire rayonner ainsi les propos, fussent-ils tenus par laprincesse elle-même, qui étaient une louange de son esprit ou de sa beauté.Tenez, voilà Swann qui a l’air de saluer votre Cambremer ; là… il est àcôté de la mère Saint-Euverte, vous ne voyez pas ! Demandez-lui de vousprésenter. Mais dépêchez-vous, il cherche à s’en aller !

– Avez-vous remarqué quelle affreuse mine il a ? dit le général.– Mon petit Charles ! Ah ! enfin il vient, je commençais à supposer qu’il

ne voulait pas me voir !Swann aimait beaucoup la princesse des Laumes, puis sa vue lui rappelait

Guermantes, terre voisine de Combray, tout ce pays qu’il aimait tant et oùil ne retournait plus pour ne pas s’éloigner d’Odette. Usant des formes mi-artistes, mi-galantes, par lesquelles il savait plaire à la princesse et qu’ilretrouvait tout naturellement quand il se retrempait un instant dans sonancien milieu – et voulant d’autre part pour lui-même exprimer la nostalgiequ’il avait de la campagne :

– Ah ! dit-il à la cantonade, pour être entendu à la fois de Mme de Saint-Euverte à qui il parlait et de Mme des Laumes pour qui il parlait, voici lacharmante princesse ! Voyez, elle est venue tout exprès de Guermantes pourentendre le Saint François d’Assise de Liszt et elle n’a eu le temps, commeune jolie mésange, que d’aller piquer pour les mettre sur sa tête quelquespetits fruits de prunier des oiseaux et d’aubépine ; il y a même encore depetites gouttes de rosée, un peu de la gelée blanche qui doit faire gémir laduchesse. C’est très joli, ma chère princesse.

– Comment la princesse est venue exprès de Guermantes. Mais c’esttrop ! Je ne savais pas, je suis confuse, s’écrie naïvement Mme de Saint-Euverte qui était peu habituée au tour d’esprit de Swann. Et examinant lacoiffure de la princesse : Mais c’est vrai, cela imite… comment dirais-je,pas les châtaignes, non, oh ! c’est une idée ravissante, mais comment la

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princesse pouvait-elle connaître mon programme. Les musiciens ne me l’ontmême pas communiqué à moi.

Swann, habitué quand il était auprès d’une femme avec qui il avaitgardé des habitudes galantes de langage, de dire des choses délicates quebeaucoup de gens du monde ne comprenaient pas, ne daigna pas expliquerà Mme de Saint-Euverte qu’il n’avait parlé que par métaphore. Quant à laprincesse, elle se mit à rire aux éclats, parce que l’esprit de Swann étaitextrêmement apprécié dans sa coterie et aussi parce qu’elle ne pouvaitentendre un compliment s’adressant à elle sans lui trouver les grâces les plusfines et une irrésistible drôlerie.

– Eh bien ! je suis ravie, Charles, si mes petits fruits d’aubépine vousplaisent. Pourquoi est-ce que vous saluez cette Cambremer, est-ce que vousêtes aussi son voisin de campagne ?

Mme de Saint-Euverte voyant que la princesse avait l’air content decauser avec Swann s’était éloignée.

– Mais vous l’êtes vous-même, princesse.– Moi, mais ils ont donc des campagnes partout ces gens ! Mais comme

j’aimerais être à leur place !– Ce ne sont pas les Cambremer, c’étaient ses parents à elle ; elle est une

demoiselle Legrandin qui venait à Combray. Je ne sais pas si vous savez quevous êtes comtesse de Combray et que le chapitre vous doit une redevance.

– Je ne sais pas ce que me doit le chapitre mais je sais que je suis tapéede cent francs tous les ans par le curé, ce dont je me passerais. Enfin cesCambremer ont un nom bien étonnant. Il finit juste à temps, mais il finitmal ! dit-elle en riant.

– Il ne commence pas mieux, répondit Swann.– En effet cette double abréviation !…– C’est quelqu’un de très en colère et de très convenable qui n’a pas osé

aller jusqu’au bout du premier mot.– Mais puisqu’il ne devait pas pouvoir s’empêcher de commencer le

second, il aurait mieux fait d’achever le premier pour en finir une bonne fois.Nous sommes en train de faire des plaisanteries d’un goût charmant, monpetit Charles, mais comme c’est ennuyeux de ne plus vous voir, ajouta-t-elled’un ton câlin, j’aime tant causer avec vous. Pensez que je n’aurais mêmepas pu faire comprendre à cet idiot de Froberville que le nom de Cambremerétait étonnant. Avouez que la vie est une chose affreuse. Il n’y a que quandje vous vois que je cesse de m’ennuyer.

Et sans doute cela n’était pas vrai. Mais Swann et la princesse avaientune même manière de juger les petites choses qui avait pour effet – à moinsque ce ne fût pour cause – une grande analogie dans la façon de s’exprimeret jusque dans la prononciation. Cette ressemblance ne frappait pas parce

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que rien n’était plus différent que leurs deux voix. Mais si on parvenaitpar la pensée à ôter aux propos de Swann la sonorité qui les enveloppait,les moustaches d’entre lesquelles ils sortaient, on se rendait compte quec’étaient les mêmes phrases, les mêmes inflexions, le tour de la coterieGuermantes. Pour les choses importantes, Swann et la princesse n’avaientles mêmes idées sur rien. Mais depuis que Swann était si triste, ressentanttoujours cette espèce de frisson qui précède le moment où l’on va pleurer, ilavait le même besoin de parler du chagrin qu’un assassin a de parler de soncrime. En entendant la princesse lui dire que la vie était une chose affreuse,il éprouva la même douceur que si elle lui avait parlé d’Odette.

– Oh ! oui, la vie est une chose affreuse. Il faut que nous nous voyions,ma chère amie. Ce qu’il y a de gentil avec vous, c’est que vous n’êtes pasgaie. On pourrait passer une soirée ensemble.

– Mais je crois bien, pourquoi ne viendriez-vous pas à Guermantes, mabelle-mère serait folle de joie. Cela passe pour très laid, mais je vous diraique ce pays ne me déplaît pas, j’ai horreur des pays « pittoresques ».

– Je crois bien, c’est admirable, répondit Swann, c’est presque trop beau,trop vivant pour moi, en ce moment ; c’est un pays pour être heureux. C’estpeut-être parce que j’y ai vécu, mais les choses m’y parlent tellement. Dèsqu’il se lève un souffle d’air, que les blés commencent à remuer, il mesemble qu’il y a quelqu’un qui va arriver, que je vais recevoir une nouvelle ;et ces petites maisons au bord de l’eau… je serais bien malheureux !

– Oh ! mon petit Charles, prenez garde, voilà l’affreuse Rampillon quim’a vue, cachez-moi, rappelez-moi donc ce qui lui est arrivé, je confonds,elle a marié sa fille ou son amant, je ne sais plus ; peut-être les deux… etensemble !… Ah ! non, je me rappelle, elle a été répudiée par son prince…ayez l’air de me parler pour que cette Bérénice ne vienne pas m’inviter àdîner. Du reste, je me sauve. Écoutez, mon petit Charles, pour une fois queje vous vois, vous ne voulez pas vous laisser enlever et que je vous emmènechez la princesse de Parme qui serait tellement contente, et Basin aussi quidoit m’y rejoindre. Si on n’avait pas de vos nouvelles par Mémé… Pensezque je ne vous vois plus jamais !

Swann refusa ; ayant prévenu M. de Charlus qu’en quittant de chez Mme

de Saint-Euverte il rentrerait directement chez lui, il ne se souciait pas enallant chez la princesse de Parme de risquer de manquer un mot qu’il avaittout le temps espéré se voir remettre par un domestique pendant la soirée, etque peut-être il allait trouver chez son concierge. « Ce pauvre Swann, dit cesoir-là Mme des Laumes à son mari, il est toujours gentil, mais il a l’air bienmalheureux. Vous le verrez, car il a promis de venir dîner un de ces jours.Je trouve ridicule au fond qu’un homme de son intelligence souffre pourune personne de ce genre et qui n’est même pas intéressante, car on la dit

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idiote », ajoute-t-elle avec la sagesse des gens non amoureux qui trouventqu’un homme d’esprit ne devrait être malheureux que pour une personne quien valût la peine ; c’est à peu près comme s’étonner qu’on daigne souffrirdu choléra par le fait d’un être aussi petit que le bacille virgule.

Swann voulait partir, mais au moment où il allait enfin s’échapper, legénéral de Froberville lui demanda à connaître Mme de Cambremer et il futobligé de rentrer avec lui dans le salon pour la chercher.

– Dites donc, Swann, j’aimerais mieux être le mari de cette femme-là qued’être massacré par les sauvages, qu’en dites-vous ?

Ces mots « massacré par les sauvages » percèrent douloureusement lecœur de Swann ; aussitôt il éprouva le besoin de continuer la conversationavec le général :

– « Ah ! lui dit-il, il y a eu de bien belles vies qui ont fini de cettefaçon… Ainsi vous savez… ce navigateur dont Dumont d’Urville ramenales cendres, La Pérouse… (et Swann était déjà heureux comme s’il avaitparlé d’Odette). C’est un beau caractère et qui m’intéresse beaucoup quecelui de La Pérouse, ajouta-t-il d’un air mélancolique. »

– Ah ! parfaitement, La Pérouse, dit le général. C’est un nom connu. Ila sa rue.

– Vous connaissez quelqu’un rue La Pérouse ? demanda Swann d’un airagité.

– Je ne connais que Mme de Chanlivault, la sœur de ce braveChaussepierre. Elle nous a donné une jolie soirée de comédie l’autre jour.C’est un salon qui sera un jour très élégant, vous verrez !

– Ah ! elle demeure rue La Pérouse. C’est sympathique, c’est une si jolierue, si triste.

– Mais non ; c’est que vous n’y êtes pas allé depuis quelque temps ; cen’est plus triste, cela commence à se construire, tout ce quartier-là.

Quand enfin Swann présenta M. de Froberville à la jeune Mme deCambremer, comme c’était la première fois qu’elle entendait le nom dugénéral, elle esquissa le sourire de joie et de surprise qu’elle aurait eusi on n’en avait jamais prononcé devant elle d’autre que celui-là, car neconnaissant pas les amis de sa nouvelle famille, à chaque personne qu’onlui amenait, elle croyait que c’était l’un d’eux, et pensant qu’elle faisaitpreuve de tact en ayant l’air d’en avoir tant entendu parler depuis qu’elleétait mariée, elle tendait la main d’un air hésitant destiné à prouver la réserveapprise qu’elle avait à vaincre et la sympathie spontanée qui réussissait à entriompher. Aussi ses beaux-parents, qu’elle croyait encore les gens les plusbrillants de France, déclaraient-ils qu’elle était un ange ; d’autant plus qu’ilspréféraient paraître, en la faisant épouser à leur fils, avoir cédé à l’attraitplutôt de ses qualités que de sa grande fortune.

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– On voit que vous êtes musicienne dans l’âme, madame, lui dit legénéral en faisant inconsciemment allusion à l’incident de la bobèche.

Mais le concert recommença et Swann comprit qu’il ne pourrait pas s’enaller avant la fin de ce nouveau numéro du programme. Il souffrait de resterenfermé au milieu de ces gens dont la bêtise et les ridicules le frappaientd’autant plus douloureusement qu’ignorant son amour, incapables, s’ilsl’avaient connu, de s’y intéresser et de faire autre chose que d’en sourirecomme d’un enfantillage ou de le déplorer comme une folie, ils le luifaisaient apparaître sous l’aspect d’un état subjectif qui n’existait que pourlui, dont rien d’extérieur ne lui affirmait la réalité ; il souffrait surtout, etau point que même le son des instruments lui donnait envie de crier, deprolonger son exil dans ce lieu où Odette ne viendrait jamais, où personne,où rien ne la connaissait, d’où elle était entièrement absente.

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparitionlui fut une si déchirante souffrance qu’il dut porter la main à son cœur.C’est que le violon était monté à des notes hautes où il restait comme pourune attente, une attente qui se prolongeait sans qu’il cessât de les tenir,dans l’exaltation où il était d’apercevoir déjà l’objet de son attente quis’approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu’à sonarrivée, de l’accueillir avant d’expirer, de lui maintenir encore un momentde toutes ses dernières forces le chemin ouvert pour qu’il pût passer, commeon soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eule temps de comprendre, et de se dire : « C’est la petite phrase de la sonatede Vinteuil, n’écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette étaitéprise de lui, et qu’il avait réussi jusqu’à ce jour à maintenir invisibles dansles profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du temps d’amourqu’ils crurent revenu, s’étaient réveillés, et à tire d’aile, étaient remontéslui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrainsoubliés du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites « temps où j’étais heureux », « tempsoù j’étais aimé », qu’il avait souvent prononcées jusque-là et sans tropsouffrir, car son intelligence n’y avait enfermé du passé que de prétendusextraits qui n’en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheurperdu avait fixé à jamais la spécifique et volatile essence ; il revit tout,les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu’elle lui avait jeté dans savoiture, qu’il avait gardé contre ses lèvres – l’adresse en relief de la « MaisonDorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vousécrivant » – le rapprochement de ses sourcils quand elle lui avait dit d’un airsuppliant : « Ce n’est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? »,il sentit l’odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse »pendant que Lorédan allait chercher la petite ouvrière, les pluies d’orage

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qui tombèrent si souvent ce printemps-là, le retour glacial dans sa victoria,au clair de lune, toutes les mailles d’habitudes mentales, d’impressionssaisonnières, de réactions cutanées, qui avaient étendu sur une suite desemaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris. Àce moment-là, il satisfaisait une curiosité voluptueuse en connaissant lesplaisirs des gens qui vivent par l’amour. Il avait cru qu’il pourrait s’en tenirlà, qu’il ne serait pas obligé d’en apprendre les douleurs ; comme maintenantle charme d’Odette lui était peu de chose auprès de cette formidable terreurqui le prolongeait comme un trouble halo, cette immense angoisse de ne passavoir à tous moments ce qu’elle avait fait, de ne pas la posséder partoutet toujours ! Hélas, il se rappela l’accent dont elle s’était écriée : « Mais jepourrai toujours vous voir, je suis toujours libre ! » elle qui ne l’était plusjamais ! l’intérêt, la curiosité qu’elle avait eus pour sa vie à lui, le désirpassionné qu’il lui fît la faveur – redoutée au contraire par lui en ce temps-là comme une cause d’ennuyeux dérangements – de l’y laisser pénétrer ;comme elle avait été obligée de le prier pour qu’il se laissât mener chez lesVerdurin ; et, quand il la faisait venir chez lui une fois par mois, commeil avait fallu, avant qu’il se laissât fléchir, qu’elle lui répétât le délice queserait cette habitude de se voir tous les jours dont elle rêvait alors qu’ellene lui semblait à lui qu’un fastidieux tracas, puis qu’elle avait prise endégoût et définitivement rompue, pendant qu’elle était devenue pour lui unsi invincible et si douloureux besoin. Il ne savait pas dire si vrai quand, àla troisième fois qu’il l’avait vue, comme elle lui répétait : « Mais pourquoine me laissez-vous pas venir plus souvent », il lui avait dit en riant, avecgalanterie : « par peur de souffrir ». Maintenant, hélas ! il arrivait encoreparfois qu’elle lui écrivît d’un restaurant ou d’un hôtel sur du papier quien portait le nom imprimé ; mais c’était comme des lettres de feu qui lebrûlaient. « C’est écrit de l’hôtel Vouillemont ? Qu’y peut-elle être alléefaire ! avec qui ? que s’y est-il passé ? » Il se rappela les becs de gazqu’on éteignait boulevard des Italiens quand il l’avait rencontrée contre toutespoir parmi les ombres errantes dans cette nuit qui lui avait semblé presquesurnaturelle et qui en effet – nuit d’un temps où il n’avait même pas à sedemander s’il ne la contrarierait pas en la cherchant, en la retrouvant, tant ilétait sûr qu’elle n’avait pas de plus grande joie que de le voir et de rentreravec lui – appartenait bien à un monde mystérieux où on ne peut jamaisrevenir quand les portes s’en sont refermées. Et Swann aperçut, immobileen face de ce bonheur revécu, un malheureux qui lui fit pitié parce qu’il nele reconnut pas tout de suite, si bien qu’il dut baisser les yeux pour qu’on nevît pas qu’ils étaient pleins de larmes. C’était lui-même.

Quand il l’eut compris, sa pitié cessa, mais il fut jaloux de l’autre lui-même qu’elle avait aimé, il fut jaloux de ceux dont il s’était dit souvent

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sans trop souffrir, « elle les aime peut-être », maintenant qu’il avait échangél’idée vague d’aimer, dans laquelle il n’y a pas d’amour, contre les pétalesdu chrysanthème et l’« en-tête » de la Maison d’Or qui, eux en étaient pleins.Puis sa souffrance devenant trop vive, il passa sa main sur son front, laissatomber son monocle, en essuya le verre. Et sans doute s’il s’était vu à cemoment-là, il eût ajouté à la collection de ceux qu’il avait distingués lemonocle qu’il déplaçait comme une pensée importune et sur la face embuéeduquel, avec un mouchoir, il cherchait à effacer des soucis.

Il y a dans le violon – si ne voyant pas l’instrument, on ne peut pasrapporter ce qu’on entend à son image laquelle modifie la sonorité – desaccents qui lui sont si communs avec certaines voix de contralto, qu’on al’illusion qu’une chanteuse s’est ajoutée au concert. On lève les yeux, on nevoit que les étuis, précieux comme des boîtes chinoises, mais, par moment,on est encore trompé par l’appel décevant de la sirène ; parfois aussi on croitentendre un génie captif qui se débat au fond de la docte boîte, ensorceléeet frémissante, comme un diable dans un bénitier ; parfois enfin, c’est, dansl’air, comme un être surnaturel et pur qui passe en déroulant son messageinvisible.

Comme si les instrumentistes, beaucoup moins jouaient la petitephrase qu’ils n’exécutaient les rites exigés d’elle pour qu’elle apparût, etprocédaient aux incantations nécessaires pour obtenir et prolonger quelquesinstants le prodige de son évocation, Swann, qui ne pouvait pas plus la voirque si elle avait appartenu à un monde ultra-violet, et qui goûtait commele rafraîchissement d’une métamorphose dans la cécité momentanée dontil était frappé en approchant d’elle, Swann la sentait présente, comme unedéesse protectrice et confidente de son amour, et qui pour pouvoir arriverjusqu’à lui devant la foule et l’emmener à l’écart pour lui parler, avait revêtule déguisement de cette apparence sonore. Et tandis qu’elle passait, légère,apaisante et murmurée comme un parfum, lui disant ce qu’elle avait à luidire et dont il scrutait tous les mots, regrettant de les voir s’envoler si vite, ilfaisait involontairement avec ses lèvres le mouvement de baiser au passagele corps harmonieux et fuyant. Il ne se sentait plus exilé et seul puisque,elle, qui s’adressait à lui, lui parlait à mi-voix d’Odette. Car il n’avait pluscomme autrefois l’impression qu’Odette et lui n’étaient pas connus de lapetite phrase. C’est que si souvent elle avait été témoin de leurs joies ! Ilest vrai que souvent aussi elle l’avait averti de leur fragilité. Et même, alorsque dans ce temps-là il devinait de la souffrance dans son sourire, dansson intonation limpide et désenchantée, aujourd’hui il y trouvait plutôt lagrâce d’une résignation presque gaie. De ces chagrins dont elle lui parlaitautrefois et qu’il la voyait, sans qu’il fût atteint par eux, entraîner en souriantdans son cour sinueux et rapide, de ces chagrins qui maintenant étaient

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devenus les siens sans qu’il eût l’espérance d’en être jamais délivré, ellesemblait lui dire comme jadis de son bonheur : « Qu’est-ce cela, tout celan’est rien. » Et la pensée de Swann se porta pour la première fois dansun élan de pitié et de tendresse vers ce Vinteuil, vers ce frère inconnu etsublime qui lui aussi avait dû tant souffrir ; qu’avait pu être sa vie ? aufond de quelles douleurs avait-il puisé cette force de dieu, cette puissanceillimitée de créer ? Quand c’était la petite phrase qui lui parlait de la vanitéde ses souffrances, Swann trouvait de la douceur à cette même sagessequi tout à l’heure pourtant lui avait paru intolérable quand il croyait la liredans les visages des indifférents qui considéraient son amour comme unedivagation sans importance. C’est que la petite phrase au contraire, quelqueopinion qu’elle pût avoir sur la brève durée de ces états de l’âme, y voyaitquelque chose, non pas comme faisaient tous ces gens, de moins sérieuxque la vie positive, mais au contraire de si supérieur à elle que seul il valaitla peine d’être exprimé. Ces charmes d’une tristesse intime, c’étaient euxqu’elle essayait d’imiter, de recréer, et jusqu’à leur essence qui est pourtantd’être incommunicables et de sembler frivoles à tout autre qu’à celui quiles éprouve, la petite phrase l’avait captée, rendue visible. Si bien qu’ellefaisait confesser leur prix et goûter leur douceur divine, par tous ces mêmesassistants – si seulement ils étaient un peu musiciens – qui ensuite lesméconnaîtraient dans la vie, en chaque amour particulier qu’ils verraientnaître près d’eux. Sans doute la forme sous laquelle elle les avait codifiésne pouvait pas se résoudre en raisonnements. Mais depuis plus d’une annéeque lui révélant à lui-même bien des richesses de son âme, l’amour de lamusique était pour quelque temps au moins né en lui, Swann tenait les motifsmusicaux pour de véritables idées, d’un autre monde, d’un autre ordre, idéesvoilées de ténèbres, inconnues, impénétrables à l’intelligence, mais qui n’ensont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inégales entreelles de valeur et de signification. Quand après la soirée Verdurin, se faisantrejouer la petite phrase, il avait cherché à démêler comment à la façon d’unparfum, d’une caresse, elle le circonvenait, elle l’enveloppait, il s’était renducompte que c’était au faible écart entre les cinq notes qui la composaientet au rappel constant de deux d’entre elles qu’était due cette impression dedouceur rétractée et frileuse ; mais en réalité il savait qu’il raisonnait ainsinon sur la phrase elle-même mais sur de simples valeurs, substituées pourla commodité de son intelligence à la mystérieuse entité qu’il avait perçue,avant de connaître les Verdurin, à cette soirée où il avait entendu pour lapremière fois la sonate. Il savait que le souvenir même du piano faussaitencore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais unclavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement

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çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes desmillions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, quile composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autreunivers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent leservice, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, denous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grandenuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour duvide et pour du néant. Vinteuil avait été l’un de ces musiciens. En sa petitephrase quoiqu’elle présentât à la raison une surface obscure, on sentait uncontenu si consistant, si explicite, auquel elle donnait une force si nouvelle,si originale, que ceux qui l’avaient entendue la conservaient en eux de plain-pied avec les idées de l’intelligence. Swann s’y reportait comme à uneconception de l’amour et du bonheur dont immédiatement il savait aussi bienen quoi elle était particulière, qu’il le savait pour la « Princesse de Clèves »,ou pour « René », quand leur nom se présentait à sa mémoire. Même quandil ne pensait pas à la petite phrase, elle existait latente dans son esprit aumême titre que certaines autres notions sans équivalent, comme les notionsde la lumière, du son, du relief, de la volupté physique, qui sont les richespossessions dont se diversifie et se pare notre domaine intérieur. Peut-êtreles perdrons-nous, peut-être s’effaceront-elles, si nous retournons au néant.Mais tant que nous vivons nous ne pouvons pas plus faire que nous ne lesayons connues que nous ne le pouvons pour quelque objet réel, que nous nepouvons, par exemple, douter de la lumière de la lampe qu’on allume devantles objets métamorphosés de notre chambre d’où s’est échappé jusqu’ausouvenir de l’obscurité. Par là, la phrase de Vinteuil avait, comme tel thèmede Tristan par exemple, qui nous représente aussi une certaine acquisitionsentimentale, épousé notre condition mortelle, pris quelque chose d’humainqui était assez touchant. Son sort était lié à l’avenir, à la réalité de notre âmedont elle était un des ornements les plus particuliers, les mieux différenciés.Peut-être est-ce le néant qui est le vrai et tout notre rêve est-il inexistant,mais alors nous sentons qu’il faudra que ces phrases musicales, ces notionsqui existent par rapport à lui, ne soient rien non plus. Nous périrons maisnous avons pour otages ces captives divines qui suivront notre chance. Et lamort avec elles a quelque chose de moins amer, de moins inglorieux, peut-être de moins probable.

Swann n’avait donc pas tort de croire que la phrase de la sonate existâtréellement. Certes, humaine à ce point de vue, elle appartenait pourtant à unordre de créatures surnaturelles et que nous n’avons jamais vues, mais quemalgré cela nous reconnaissons avec ravissement quand quelque explorateurde l’invisible arrive à en capter une, à l’amener du monde divin où il a accès,briller quelques instants au-dessus du nôtre. C’est ce que Vinteuil avait fait

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pour la petite phrase. Swann sentait que le compositeur s’était contenté, avecses instruments de musique, de la dévoiler, de la rendre visible, d’en suivreet d’en respecter le dessin d’une main si tendre, si prudente, si délicate etsi sûre que le son s’altérait à tout moment, s’estompant pour indiquer uneombre, revivifié quand il lui fallait suivre à la piste un plus hardi contour.Et une preuve que Swann ne se trompait pas quand il croyait à l’existenceréelle de cette phrase, c’est que tout amateur un peu fin se fût tout de suiteaperçu de l’imposture, si Vinteuil ayant eu moins de puissance pour en voiret en rendre les formes, avait cherché à dissimuler, en ajoutant çà et là destraits de son cru, les lacunes de sa vision ou les défaillances de sa main.

Elle avait disparu. Swann savait qu’elle reparaîtrait à la fin du derniermouvement, après tout un long morceau que le pianiste de Mme Verdurinsautait toujours. Il y avait là d’admirables idées que Swann n’avait pasdistinguées à la première audition et qu’il percevait maintenant, commesi elles se fussent, dans le vestiaire de sa mémoire, débarrassées dudéguisement uniforme de la nouveauté. Swann écoutait tous les thèmesépars qui entreraient dans la composition de la phrase, comme les prémissesdans la conclusion nécessaire, il assistait à sa genèse. « Ô audace aussigéniale peut-être, se disait-il, que celle d’un Lavoisier, d’un Ampère,l’audace d’un Vinteuil expérimentant, découvrant les lois secrètes d’uneforce inconnue, menant à travers l’inexploré, vers le seul but possible,l’attelage invisible auquel il se fie et qu’il n’apercevra jamais. » Le beaudialogue que Swann entendit entre le piano et le violon au commencementdu dernier morceau ! La suppression des mots humains, loin d’y laisserrégner la fantaisie, comme on aurait pu croire, l’en avait éliminée ; jamaisle langage parlé ne fut si inflexiblement nécessité, ne connut à ce pointla pertinence des questions, l’évidence des réponses. D’abord le pianosolitaire se plaignit, comme un oiseau abandonné de sa compagne ; leviolon l’entendit, lui répondit comme d’un arbre voisin. C’était comme aucommencement du monde, comme s’il n’y avait encore eu qu’eux deux surla terre, ou plutôt dans ce monde fermé à tout le reste, construit par la logiqued’un créateur et où ils ne seraient jamais que tous les deux : cette sonate.Est-ce un oiseau, est-ce l’âme incomplète encore de la petite phrase, est-ceune fée, invisible et gémissant dont le piano ensuite redisait tendrement laplainte ? Ses cris étaient si soudains que le violoniste devait se précipitersur son archet pour les recueillir. Merveilleux oiseau ! le violoniste semblaitvouloir le charmer, l’apprivoiser, le capter. Déjà il avait passé dans son âme,déjà la petite phrase évoquée agitait comme celui d’un médium le corpsvraiment possédé du violoniste. Swann savait qu’elle allait parler une foisencore. Et il s’était si bien dédoublé que l’attente de l’instant imminent oùil allait se retrouver en face d’elle le secoua d’un de ces sanglots qu’un beau

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vers ou une triste nouvelle provoquent en nous, non pas quand nous sommesseuls, mais si nous les apprenons à des amis en qui nous nous apercevonscomme un autre dont l’émotion probable les attendrit. Elle reparut, maiscette fois pour se suspendre dans l’air et se jouer un instant seulement,comme immobile, et pour expirer après. Aussi Swann ne perdait-il rien dutemps si court où elle se prorogeait. Elle était encore là comme une bulleirisée qui se soutient. Tel un arc-en-ciel, dont l’éclat faiblit, s’abaisse, puisse relève et avant de s’éteindre, s’exalte un moment comme il n’avait pasencore fait : aux deux couleurs qu’elle avait jusque-là laissé paraître, elleajouta d’autres cordes diaprées, toutes celles du prisme, et les fit chanter.Swann n’osait pas bouger et aurait voulu faire tenir tranquilles aussi lesautres personnes, comme si le moindre mouvement avait pu compromettrele prestige surnaturel, délicieux et fragile qui était si près de s’évanouir.Personne, à dire vrai, ne songeait à parler. La parole ineffable d’un seulabsent, peut-être d’un mort (Swann ne savait pas si Vinteuil vivait encore)s’exhalant au-dessus des rites de ces officiants, suffisait à tenir en échecl’attention de trois cents personnes, et faisait de cette estrade où une âme étaitainsi évoquée un des plus nobles autels où pût s’accomplir une cérémoniesurnaturelle. De sorte que quand la phrase se fut enfin défaite flottant enlambeaux dans les motifs suivants qui déjà avaient pris sa place, si Swannau premier instant fut irrité de voir la comtesse de Monteriender, célèbrepar ses naïvetés, se pencher vers lui pour lui confier ses impressions avantmême que la sonate fût finie, il ne put s’empêcher de sourire, et peut-être detrouver aussi un sens profond qu’elle n’y voyait pas, dans les mots dont ellese servit. Émerveillée par la virtuosité des exécutants, la comtesse s’écriaen s’adressant à Swann : « C’est prodigieux, je n’ai jamais rien vu d’aussifort… » Mais un scrupule d’exactitude lui faisant corriger cette premièreassertion, elle ajouta cette réserve : « rien d’aussi fort… depuis les tablestournantes ! »

À partir de cette soirée, Swann comprit que le sentiment qu’Odetteavait eu pour lui ne renaîtrait jamais, que ses espérances de bonheur ne seréaliseraient plus. Et les jours où par hasard elle avait encore été gentilleet tendre avec lui, si elle avait eu quelque attention, il notait ces signesapparents et menteurs d’un léger retour vers lui, avec cette sollicitudeattendrie et sceptique, cette joie désespérée de ceux qui, soignant un amiarrivé aux derniers jours d’une maladie incurable, relatent comme des faitsprécieux « hier, il a fait ses comptes lui-même et c’est lui qui a relevé uneerreur d’addition que nous avions faite ; il a mangé un œuf avec plaisir, s’ille digère bien on essaiera demain d’une côtelette », quoiqu’ils les sachentdénués de signification à la veille d’une mort inévitable. Sans doute Swannétait certain que s’il avait vécu maintenant loin d’Odette, elle aurait fini par

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lui devenir indifférente, de sorte qu’il aurait été content qu’elle quittât Parispour toujours ; il aurait eu le courage de rester ; mais il n’avait pas celuide partir.

Il en avait eu souvent la pensée. Maintenant qu’il s’était remis à sonétude sur Ver Meer il aurait eu besoin de retourner au moins quelques joursà La Haye, à Dresde, à Brunswick. Il était persuadé qu’une « Toilette deDiane » qui avait été achetée par le Mauritshuis à la vente Goldschmidtcomme un Nicolas Maes était en réalité de Ver Meer. Et il aurait voulupouvoir étudier le tableau sur place pour étayer sa conviction. Mais quitterParis pendant qu’Odette y était et même quand elle était absente – car dansdes lieux nouveaux où les sensations ne sont pas amorties par l’habitude,on retrempe, on ranime une douleur – c’était pour lui un projet si cruel,qu’il ne se sentait capable d’y penser sans cesse que parce qu’il se savaitrésolu à ne l’exécuter jamais. Mais il arrivait qu’en dormant, l’intentiondu voyage renaissait en lui – sans qu’il se rappelât que ce voyage étaitimpossible – et elle s’y réalisait. Un jour il rêva qu’il partait pour un an ;penché à la portière du wagon vers un jeune homme qui sur le quai luidisait adieu en pleurant, Swann cherchait à le convaincre de partir avec lui.Le train s’ébranlant, l’anxiété le réveilla, il se rappela qu’il ne partait pas,qu’il verrait Odette ce soir-là, le lendemain et presque chaque jour. Alorsencore tout ému de son rêve, il bénit les circonstances particulières qui lerendaient indépendant, grâce auxquelles il pouvait rester près d’Odette, etaussi réussir à ce qu’elle lui permît de la voir quelquefois ; et, récapitulanttous ces avantages : sa situation – sa fortune, dont elle avait souvent tropbesoin pour ne pas reculer devant une rupture (ayant même, disait-on, unearrière-pensée de se faire épouser par lui) – cette amitié de M. de Charlus,qui à vrai dire ne lui avait jamais fait obtenir grand-chose d’Odette, maislui donnait la douceur de sentir qu’elle entendait parler de lui d’une manièreflatteuse par cet ami commun pour qui elle avait une si grande estime –et jusqu’à son intelligence enfin, qu’il employait tout entière à combinerchaque jour une intrigue nouvelle qui rendît sa présence sinon agréable, dumoins nécessaire à Odette – il songea à ce qu’il serait devenu si tout celalui avait manqué, il songea que s’il avait été, comme tant d’autres, pauvre,humble, dénué, obligé d’accepter toute besogne, ou lié à des parents, à uneépouse, il aurait pu être obligé de quitter Odette, que ce rêve dont l’effroiétait encore si proche aurait pu être vrai, et il se dit : « On ne connaît pas sonbonheur. On n’est jamais aussi malheureux qu’on croit. » Mais il comptaque cette existence durait déjà depuis plusieurs années, que tout ce qu’ilpouvait espérer c’est qu’elle durât toujours, qu’il sacrifierait ses travaux,ses plaisirs, ses amis, finalement toute sa vie à l’attente quotidienne d’unrendez-vous qui ne pouvait rien lui apporter d’heureux, et il se demanda s’il

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ne se trompait pas, si ce qui avait favorisé sa liaison et en avait empêché larupture n’avait pas desservi sa destinée, si l’évènement désirable, ce n’auraitpas été celui dont il se réjouissait tant qu’il n’eût eu lieu qu’en rêve : sondépart ; il se dit qu’on ne connaît pas son malheur, qu’on n’est jamais siheureux qu’on croit.

Quelquefois il espérait qu’elle mourrait sans souffrances dans unaccident, elle qui était dehors, dans les rues, sur les routes, du matin au soir.Et comme elle revenait saine et sauve, il admirait que le corps humain fûtsi souple et si fort, qu’il pût continuellement tenir en échec, déjouer tous lespérils qui l’environnent (et que Swann trouvait innombrables depuis que sonsecret désir les avait supputés), et permît ainsi aux êtres de se livrer chaquejour et à peu près impunément à leur œuvre de mensonge, à la poursuitedu plaisir. Et Swann sentait bien près de son cœur ce Mahomet II dont ilaimait le portrait par Bellini et qui, ayant senti qu’il était devenu amoureuxfou d’une de ses femmes la poignarda afin, dit naïvement son biographevénitien, de retrouver sa liberté d’esprit. Puis il s’indignait de ne penser ainsiqu’à soi, et les souffrances qu’il avait éprouvées lui semblaient ne mériteraucune pitié puisque lui-même faisait si bon marché de la vie d’Odette.

Ne pouvant se séparer d’elle sans retour, du moins, s’il l’avait vue sansséparations, sa douleur aurait fini par s’apaiser et peut-être son amour pars’éteindre. Et du moment qu’elle ne voulait pas quitter Paris à jamais, il eûtsouhaité qu’elle ne le quittât jamais. Du moins comme il savait que la seulegrande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et septembre,il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée amère danstout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui, composé dejours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son espritoù il entretenait la tristesse, mais sans lui causer de trop vives souffrances.Mais cet avenir intérieur, ce fleuve, incolore, et libre, voici qu’une seuleparole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceaude glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier ; etSwann s’était senti soudain rempli d’une masse énorme et infrangible quipesait sur les parois intérieures de son être jusqu’à le faire éclater : c’estqu’Odette lui avait dit, avec un regard souriant et sournois qui l’observait :« Forcheville va faire un beau voyage, à la Pentecôte. Il va en Égypte », etSwann avait aussitôt compris que cela signifiait : « Je vais aller en Égypte àla Pentecôte avec Forcheville. » Et en effet, si quelques jours après, Swannlui disait : « Voyons, à propos de ce voyage que tu m’as dit que tu ferais avecForcheville », elle répondait étourdiment : « Oui, mon petit, nous partonsle 19, on t’enverra une vue des Pyramides. » Alors il voulait apprendre sielle était la maîtresse de Forcheville, le lui demander à elle-même. Il savaitque, superstitieuse comme elle était, il y avait certains parjures qu’elle ne

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ferait pas et puis la crainte, qui l’avait retenu jusqu’ici, d’irriter Odette enl’interrogeant, de se faire détester d’elle, n’existait plus maintenant qu’ilavait perdu tout espoir d’en être jamais aimé.

Un jour il reçut une lettre anonyme, qui lui disait qu’Odette avait été lamaîtresse d’innombrables hommes (dont on lui citait quelques-uns parmilesquels Forcheville, M. de Bréauté et le peintre), de femmes, et qu’ellefréquentait les maisons de passe. Il fut tourmenté de penser qu’il y avaitparmi ses amis un être capable de lui avoir adressé cette lettre (car parcertains détails elle révélait chez celui qui l’avait écrite une connaissancefamilière de la vie de Swann). Il chercha qui cela pouvait être. Mais il n’avaitjamais eu aucun soupçon des actions inconnues des êtres, de celles qui sontsans liens visibles avec leurs propos. Et quand il voulut savoir si c’étaitplutôt sous le caractère apparent de M. de Charlus, de M. des Laumes, deM. d’Orsan, qu’il devait situer la région inconnue où cet acte ignoble avaitdû naître, comme aucun de ces hommes n’avait jamais approuvé devant luiles lettres anonymes et que tout ce qu’ils lui avaient dit impliquait qu’ils lesréprouvaient, il ne vit pas plus de raisons pour relire cette infamie plutôt àla nature de l’un que de l’autre. Celle de M. de Charlus était un peu d’undétraqué mais foncièrement bonne et tendre ; celle de M. des Laumes unpeu sèche mais saine et droite. Quant à M. d’Orsan, Swann, n’avait jamaisrencontré personne qui dans les circonstances même les plus tristes vînt àlui avec une parole plus sentie, un geste plus discret et plus juste. C’étaitau point qu’il ne pouvait comprendre le rôle peu délicat qu’on prêtait àM. d’Orsan dans la liaison qu’il avait avec une femme riche, et que chaquefois que Swann pensait à lui il était obligé de laisser de côté cette mauvaiseréputation inconciliable avec tant de témoignages certains de délicatesse.Un instant Swann sentit que son esprit s’obscurcissait et il pensa à autrechose pour retrouver un peu de lumière. Puis il eut le courage de revenirvers ces réflexions. Mais alors après n’avoir pu soupçonner personne, il luifallut soupçonner tout le monde. Après tout M. de Charlus l’aimait, avaitbon cœur. Mais c’était un névropathe, peut-être demain pleurerait-il de lesavoir malade, et aujourd’hui par jalousie, par colère, sur quelque idée subitequi s’était emparée de lui, avait-il désiré lui faire du mal. Au fond, cetterace d’hommes est la pire de toutes. Certes, le prince des Laumes étaitbien loin d’aimer Swann autant que M. de Charlus. Mais à cause de celamême il n’avait pas avec lui les mêmes susceptibilités ; et puis c’était unenature froide sans doute, mais aussi incapable de vilenies que de grandesactions. Swann se repentait de ne s’être pas attaché, dans la vie, qu’à detels êtres. Puis il songeait que ce qui empêche les hommes de faire du malà leur prochain, c’est la bonté, qu’il ne pouvait au fond répondre que denatures analogues à la sienne, comme était, à l’égard du cœur, celle de M. de

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Charlus. La seule pensée de faire cette peine à Swann eût révolté celui-ci. Mais avec un homme insensible, d’une autre humanité, comme était leprince des Laumes, comment prévoir à quels actes pouvaient le conduiredes mobiles d’une essence différente. Avoir du cœur c’est tout, et M. deCharlus en avait. M. d’Orsan n’en manquait pas non plus et ses relationscordiales mais peu intimes avec Swann, nées de l’agrément que, pensantde même sur tout, ils avaient à causer ensemble, étaient de plus de reposque l’affection exaltée de M. de Charlus, capable de se porter à des actesde passion, bons ou mauvais. S’il y avait quelqu’un par qui Swann s’étaittoujours senti compris et délicatement aimé, c’était par M. d’Orsan. Oui,mais cette vie peu honorable qu’il menait ? Swann regrettait de n’en avoirpas tenu compte, d’avoir souvent avoué en plaisantant qu’il n’avait jamaiséprouvé si vivement des sentiments de sympathie et d’estime que dans lasociété d’une canaille. Ce n’est pas pour rien, se disait-il maintenant, quedepuis que les hommes jugent leur prochain, c’est sur ses actes. Il n’y aque cela qui signifie quelque chose, et nullement ce que nous disons, ceque nous pensons. Charlus et des Laumes peuvent avoir tels ou tels défauts,ce sont d’honnêtes gens. Orsan n’en a peut-être pas, mais ce n’est pas unhonnête homme. Il a pu mal agir une fois de plus. Puis Swann soupçonnaRémi, qui il est vrai n’aurait pu qu’inspirer la lettre, mais cette piste luiparut un instant la bonne. D’abord Lorédan avait des raisons d’en vouloir àOdette. Et puis comment ne pas supposer que nos domestiques, vivant dansune situation inférieure à la nôtre, ajoutant à notre fortune et à nos défautsdes richesses et des vices imaginaires pour lesquels ils nous envient et nousméprisent, se trouveront fatalement amenés à agir autrement que des gensde notre monde. Il soupçonna aussi mon grand-père. Chaque fois que Swannlui avait demandé un service, ne le lui avait-il pas toujours refusé ? puis avecses idées bourgeoises il avait pu croire agir pour le bien de Swann. Celui-cisoupçonna encore Bergotte, le peintre, les Verdurin, admira une fois de plusau passage la sagesse des gens du monde de ne pas vouloir frayer avec cesmilieux artistes où de telles choses sont possibles, peut-être même avouéessous le nom de bonnes farces ; mais il se rappelait des traits de droiture de cesbohèmes, et les rapprocha de la vie d’expédients, presque d’escroqueries, oùle manque d’argent, le besoin de luxe, la corruption des plaisirs conduisentsouvent l’aristocratie. Bref cette lettre anonyme prouvait qu’il connaissaitun être capable de scélératesse, mais il ne voyait pas plus de raison pour quecette scélératesse fût cachée dans le tuf – inexploré d’autrui – du caractèrede l’homme tendre que de l’homme froid, de l’artiste que du bourgeois, dugrand seigneur que du valet. Quel critérium adopter pour juger les hommes ?au fond il n’y avait pas une seule des personnes qu’il connaissait qui ne pûtêtre capable d’une infamie. Fallait-il cesser de les voir toutes ? Son esprit se

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voila ; il passa deux ou trois fois ses mains sur son front, essuya les verres deson lorgnon avec son mouchoir, et, songeant qu’après tout, des gens qui levalaient fréquentaient M. de Charlus, le prince des Laumes, et les autres, ilse dit que cela signifiait sinon qu’ils fussent incapables d’infamie, du moins,que c’est une nécessité de la vie à laquelle chacun se soumet de fréquenterdes gens qui n’en sont peut-être pas incapables. Et il continua à serrer lamain à tous ces amis qu’il avait soupçonnés, avec cette réserve de pur stylequ’ils avaient peut-être cherché à le désespérer. Quant au fond même de lalettre, il ne s’en inquiéta pas, car pas une des accusations formulées contreOdette n’avait l’ombre de vraisemblance. Swann comme beaucoup de gensavait l’esprit paresseux et manquait d’invention. Il savait bien comme unevérité générale que la vie des êtres est pleine de contrastes, mais pour chaqueêtre en particulier il imaginait toute la partie de sa vie qu’il ne connaissaitpas comme identique à la partie qu’il connaissait. Il imaginait ce qu’on luitaisait à l’aide de ce qu’on lui disait. Dans les moments où Odette étaitauprès de lui, s’ils parlaient ensemble d’une action indélicate commise, oud’un sentiment indélicat éprouvé par un autre, elle les flétrissait en vertudes mêmes principes que Swann avait toujours entendu professer par sesparents et auxquels il était resté fidèle ; et puis elle arrangeait ses fleurs,elle buvait une tasse de thé, elle s’inquiétait des travaux de Swann. DoncSwann étendait ces habitudes au reste de la vie d’Odette, il répétait ces gestesquand il voulait se représenter les moments où elle était loin de lui. Si on lalui avait dépeinte telle qu’elle était, ou plutôt qu’elle avait été si longtempsavec lui, mais auprès d’un autre homme, il eût souffert, car cette image luieût paru vraisemblable. Mais qu’elle allât chez des maquerelles, se livrât àdes orgies avec des femmes, qu’elle menât la vie crapuleuse de créaturesabjectes, quelle divagation insensée à la réalisation de laquelle, Dieu merci,les chrysanthèmes imaginés, les thés successifs, les indignations vertueusesne laissaient aucune place. Seulement de temps à autre, il laissait entendreà Odette que par méchanceté, on lui racontait tout ce qu’elle faisait ; et,se servant à propos d’un détail insignifiant mais vrai, qu’il avait appris parhasard, comme s’il était le seul petit bout qu’il laissât passer malgré lui,entre tant d’autres, d’une reconstitution complète de la vie d’Odette qu’iltenait cachée en lui, il l’amenait à supposer qu’il était renseigné sur deschoses qu’en réalité il ne savait ni même ne soupçonnait, car si bien souventil adjurait Odette de ne pas altérer la vérité, c’était seulement, qu’il s’enrendît compte ou non, pour qu’Odette lui dît tout ce qu’elle faisait. Sansdoute, comme il le disait à Odette, il aimait la sincérité, mais il l’aimaitcomme une proxénète pouvant le tenir au courant de la vie de sa maîtresse.Aussi son amour de la sincérité n’étant pas désintéressé, ne l’avait pas rendumeilleur. La vérité qu’il chérissait c’était celle que lui dirait Odette ; mais lui-

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même, pour obtenir cette vérité, ne craignait pas de recourir au mensonge,le mensonge qu’il ne cessait de peindre à Odette comme conduisant à ladégradation toute créature humaine. En somme il mentait autant qu’Odetteparce que plus malheureux qu’elle, il n’était pas moins égoïste. Et elle,entendant Swann lui raconter ainsi à elle-même des choses qu’elle avaitfaites, le regardait d’un air méfiant, et, à toute aventure, fâché, pour ne pasavoir l’air de s’humilier et de rougir de ses actes.

Un jour, étant dans la période de calme la plus longue qu’il eût encorepu traverser sans être repris d’accès de jalousie, il avait accepté d’aller lesoir au théâtre avec la princesse des Laumes. Ayant ouvert le journal, pourchercher ce qu’on jouait, la vue du titre : Les Filles de Marbre de ThéodoreBarrière le frappa si cruellement qu’il eut un mouvement de recul et détournala tête. Éclairé comme par la lumière de la rampe, à la place nouvelle oùil figurait, ce mot de « marbre » qu’il avait perdu la faculté de distinguertant il avait l’habitude de l’avoir souvent sous les yeux, lui était soudainredevenu visible et l’avait aussitôt fait souvenir de cette histoire qu’Odettelui avait racontée autrefois, d’une visite qu’elle avait faite au Salon du Palaisde l’Industrie avec Mme Verdurin et où celle-ci lui avait dit : « Prends garde,je saurai bien te dégeler, tu n’es pas de marbre. » Odette lui avait affirméque ce n’était qu’une plaisanterie, et il n’y avait attaché aucune importance.Mais il avait alors plus de confiance en elle qu’aujourd’hui. Et justementla lettre anonyme parlait d’amour de ce genre. Sans oser lever les yeuxvers le journal, il le déplia, tourna une feuille pour ne plus voir ce mot :« Les Filles de Marbre » et commença à lire machinalement les nouvellesdes départements. Il y avait eu une tempête dans la Manche, on signalaitdes dégâts à Dieppe, à Cabourg, à Beuzeval. Aussitôt il fit un nouveaumouvement en arrière.

Le nom de Beuzeval l’avait fait penser à celui d’une autre localité decette région. Beuzeville, qui porte uni à celui-là par un trait d’union, un autrenom, celui de Bréauté, qu’il avait vu souvent sur les cartes, mais dont pourla première fois il remarquait que c’était le même que celui de son ami M. deBréauté dont la lettre anonyme disait qu’il avait été l’amant d’Odette. Aprèstout, pour M. de Bréauté, l’accusation n’était pas invraisemblable ; mais ence qui concernait Mme Verdurin, il y avait impossibilité. De ce qu’Odettementait quelquefois, on ne pouvait conclure qu’elle ne disait jamais la véritéet dans ces propos qu’elle avait échangés avec Mme Verdurin et qu’elle avaitracontés elle-même à Swann, il avait reconnu ces plaisanteries inutiles etdangereuses que, par inexpérience de la vie et ignorance du vice, tiennent desfemmes dont ils révèlent l’innocence, et qui – comme par exemple Odette– sont plus éloignées qu’aucune d’éprouver une tendresse exaltée pour uneautre femme. Tandis qu’au contraire, l’indignation avec laquelle elle avait

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repoussé les soupçons qu’elle avait involontairement fait naître un instant enlui par son récit, cadrait avec tout ce qu’il savait des goûts, du tempéramentde sa maîtresse. Mais à ce moment, par une de ces inspirations de jaloux,analogues à celle qui apporte au poète ou au savant, qui n’a encore qu’unerime ou qu’une observation, l’idée ou la loi qui leur donnera toute leurpuissance, Swann se rappela pour la première fois une phrase qu’Odette luiavait dite il y avait déjà deux ans : « Oh ! Mme Verdurin, en ce moment iln’y en a que pour moi, je suis un amour, elle m’embrasse, elle veut que jefasse des courses avec elle, elle veut que je la tutoie. » Loin de voir alorsdans cette phrase un rapport quelconque avec les absurdes propos destinésà simuler le vice que lui avait racontés Odette, il l’avait accueillie comme lapreuve d’une chaleureuse amitié. Maintenant voilà que le souvenir de cettetendresse de Mme Verdurin était venu brusquement rejoindre le souvenir desa conversation de mauvais goût. Il ne pouvait plus les séparer dans sonesprit, et les vit mêlées aussi dans la réalité, la tendresse donnant quelquechose de sérieux et d’important à ces plaisanteries qui en retour lui faisaientperdre de son innocence. Il alla chez Odette. Il s’assit loin d’elle. Il n’osaitl’embrasser, ne sachant si en elle, si en lui, c’était l’affection ou la colèrequ’un baiser réveillerait. Il se taisait, il regardait mourir leur amour. Tout àcoup il prit une résolution.

– Odette, lui dit-il, mon chéri, je sais bien que je suis odieux, mais il fautque je te demande des choses. Tu te souviens de l’idée que j’avais eue àpropos de toi et de Mme Verdurin ? Dis-moi si c’était vrai, avec elle ou avecune autre.

Elle secoua la tête en fronçant la bouche, signe fréquemment employépar les gens pour répondre qu’ils n’iront, pas que cela les ennuie à quelqu’unqui leur a demandé : « Viendrez-vous voir passer la cavalcade, assisterez-vous à la Revue ? » Mais ce hochement de tête affecté ainsi d’habitudeà un évènement à venir mêle à cause de cela de quelque incertitude ladénégation d’un évènement passé. De plus il n’évoque que des raisonsde convenance personnelle plutôt que la réprobation, qu’une impossibilitémorale. En voyant Odette lui faire ainsi le signe que c’était faux, Swanncomprit que c’était peut-être vrai.

– Je te l’ai dit, tu le sais bien, ajoute-t-elle d’un air irrité et malheureux.Oui, je sais, mais en es-tu sûre ? Ne me dis pas : « Tu le sais bien », dis-

moi : « Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme ».Elle répéta comme une leçon, sur un ton ironique et comme si elle voulait

se débarrasser de lui :– Je n’ai jamais fait ce genre de choses avec aucune femme.– Peux-tu me le jurer sur ta médaille de Notre-Dame de Laghet ?Swann savait qu’Odette ne se parjurerait pas sur cette médaille-là.

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– Oh ! que tu me rends malheureuse, s’écria-t-elle en se dérobant par unsursaut à l’étreinte de sa question. Mais as-tu bientôt fini ? Qu’est-ce quetu as aujourd’hui ? Tu as donc décidé qu’il fallait que je te déteste, que jet’exècre. Voilà, je voulais reprendre avec toi le bon temps comme autrefoiset voilà ton remerciement !

Mais, ne la lâchant pas, comme un chirurgien attend la fin du spasme quiinterrompt son intervention mais ne l’y fait pas renoncer :

– Tu as bien tort de te figurer que je t’en voudrais le moins du monde,Odette, lui dit-il avec une douceur persuasive et menteuse. Je ne te parlejamais que de ce que je sais, et j’en sais toujours bien plus long que je nedis. Mais toi seule peux adoucir par ton aveu ce qui me fais te haïr tant quecela ne m’a été dénoncé que par d’autres. Ma colère contre toi ne vient pasde tes actions, je te pardonne tout puisque je t’aime, mais de ta fausseté,de ta fausseté absurde qui te fait persévérer à nier des choses que je sais.Mais comment veux-tu que je puisse continuer à t’aimer, quand je te voisme soutenir, me jurer une chose que je sais fausse. Odette, ne prolonge pascet instant qui est une torture pour nous deux. Si tu le veux ce sera fini dansune seconde, tu seras pour toujours délivrée. Dis-moi sur ta médaille, si ouiou non, tu as jamais fait ces choses.

– Mais je n’en sais rien, moi, s’écria-t-elle avec colère, peut-être il y atrès longtemps, sans me rendre compte de ce que je faisais, peut-être deuxou trois fois.

Swann avait envisagé toutes les possibilités. La réalité est donc quelquechose qui n’a aucun rapport avec les possibilités, pas plus qu’un coup decouteau que nous recevons avec les légers mouvements des nuages au-dessus de notre tête, puisque ces mots : « deux ou trois fois » marquèrentà vif une sorte de croix dans son cœur. Chose étrange que ces mots« deux ou trois fois », rien que des mots, des mots prononcés dansl’air, à distance, puissent ainsi déchirer le cœur comme s’ils le touchaientvéritablement, puissent rendre malade, comme un poison qu’on absorberait.Involontairement Swann pensa à ce mot qu’il avait entendu chez Mme

de Saint-Euverte : « C’est ce que j’ai vu de plus fort depuis les tablestournantes. » Cette souffrance qu’il ressentait ne ressemblait à rien de cequ’il avait cru. Non pas seulement parce que dans ses heures de plus entièreméfiance il avait rarement imaginé si loin dans le mal, mais parce que mêmequand il imaginait cette chose, elle restait vague, incertaine, dénuée de cettehorreur particulière qui s’était échappée des mots « peut-être deux ou troisfois », dépourvue de cette cruauté spécifique aussi différente de tout cequ’il avait connu qu’une maladie dont on est atteint pour la première fois.Et pourtant cette Odette d’où lui venait tout ce mal, ne lui était pas moinschère, bien au contraire plus précieuse, comme si au fur et à mesure que

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grandissait la souffrance, grandissait en même temps le prix du calmant, ducontrepoison que seule cette femme possédait. Il voulait lui donner plus desoins comme à une maladie qu’on découvre soudain plus grave. Il voulaitque la chose affreuse qu’elle lui avait dite avoir fait « deux ou trois fois »ne pût pas se renouveler. Pour cela il lui fallait veiller sur Odette. On ditsouvent qu’en dénonçant à un ami les fautes de sa maîtresse, on ne réussitqu’à le rapprocher d’elle parce qu’il ne leur ajoute pas foi, mais combiendavantage s’il leur ajoute foi. Mais, se disait Swann, comment réussir à laprotéger ? Il pouvait peut-être la préserver d’une certaine femme mais il y enavait des centaines d’autres et il comprit quelle folie avait passé sur lui quandil avait le soir où il n’avait pas trouvé Odette chez les Verdurin, commencéde désirer la possession, toujours impossible, d’un autre être. Heureusementpour Swann, sous les souffrances nouvelles qui venaient d’entrer dans sonâme comme des hordes d’envahisseurs, il existait un fond de nature plusancien, plus doux et silencieusement laborieux, comme les cellules d’unorgane blessé qui se mettent aussitôt en mesure de refaire les tissus lésés,comme les muscles d’un membre paralysé qui tendent à reprendre leursmouvements. Ces plus anciens, plus autochtones habitants de son âme,employèrent un instant toutes les forces de Swann à ce travail obscurémentréparateur qui donne l’illusion du repos à un convalescent, à un opéré. Cettefois-ci ce fut moins comme d’habitude dans le cerveau de Swann que seproduisit cette détente par épuisement, ce fut plutôt dans son cœur. Maistoutes les choses de la vie qui ont existé une fois tendent à se récréer, etcomme un animal expirant qu’agite de nouveau le sursaut d’une convulsionqui semblait finie, sur le cœur, un instant épargné, de Swann, d’elle-mêmela même souffrance vint retracer la même croix. Il se rappela ces soirs declair de lune, où allongé dans sa victoria qui le menait rue La Pérouse, ilcultivait voluptueusement en lui les émotions de l’homme amoureux, sanssavoir le fruit empoisonné qu’elles produiraient nécessairement. Mais toutesces pensées ne durèrent que l’espace d’une seconde, le temps qu’il portât lamain à son cœur, reprît sa respiration et parvînt à sourire pour dissimulersa torture. Déjà il recommençait à poser ses questions. Car sa jalousie quiavait pris une peine qu’un ennemi ne se serait pas donnée pour arriver à luifaire asséner ce coup, à lui faire faire la connaissance de la douleur la pluscruelle qu’il eût encore jamais connue, sa jalousie ne trouvait pas qu’il eutassez souffert et cherchait à lui faire recevoir une blessure plus profondeencore. Telle comme une divinité méchante, sa jalousie inspirait Swann etle poussait à sa perte. Ce ne fut pas sa faute, mais celle d’Odette seulementsi d’abord son supplice ne s’aggrava pas.

– Ma chérie, lui dit-il, c’est fini, était-ce avec une personne que jeconnais ?

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– Mais non je te jure, d’ailleurs je crois que j’ai exagéré, que je n’ai pasété jusque-là.

Il sourit et reprit :– Que veux-tu ? cela ne fait rien, mais c’est malheureux que tu ne

puisses pas me dire le nom. De pouvoir me représenter la personne, celan’empêcherait de plus jamais y penser. Je le dis pour toi parce que je net’ennuierais plus. C’est si calmant de se représenter les choses. Ce qui estaffreux c’est ce qu’on ne peut pas imaginer. Mais tu as déjà été si gentille,je ne veux pas te fatiguer. Je te remercie de tout mon cœur de tout le bienque tu m’as fait. C’est fini. Seulement ce mot : « Il y a combien de temps ? »

– Oh ! Charles, mais tu ne vois pas que tu me tues, c’est tout ce qu’il y ade plus ancien. Je n’y avais jamais repensé, on dirait que tu veux absolumentme redonner ces idées-là. Tu seras bien avancé, dit-elle, avec une sottiseinconsciente et une méchanceté voulue.

– Oh ! je voulais seulement savoir si c’est depuis que je te connais. Maisce serait si naturel, est-ce que ça se passait ici ; tu ne peux pas me dire uncertain soir, que je me représente ce que je faisais ce soir-là ; tu comprendsbien qu’il n’est pas possible que tu ne te rappelles pas avec qui, Odette, monamour.

– Mais je ne sais pas, moi, je crois que c’était au Bois un soir où tu es venunous retrouver dans l’île. Tu avais dîné chez la princesse des Laumes, dit-elle, heureuse de fournir un détail précis qui attestait sa véracité. À une tablevoisine il y avait une femme que je n’avais pas vue depuis très longtemps.Elle m’a dit : « Venez donc derrière le petit rocher voir l’effet du clair delune sur l’eau. » D’abord j’ai bâillé et j’ai répondu : « Non, je suis fatiguéeet je suis bien ici. » Elle a assuré qu’il n’y avait jamais eu un clair de lunepareil. Je lui ai dit « cette blague ! » je savais bien où elle voulait en venir.

Odette racontait cela presque en riant soit que cela lui parût tout naturel,ou parce qu’elle croyait en atténuer ainsi l’importance, ou pour ne pas avoirl’air humilié. En voyant le visage de Swann elle changea de ton :

– Tu es un misérable, tu te plais à me torturer, à me faire faire desmensonges que je dis afin que tu me laisses tranquille.

Ce second coup porté à Swann était plus atroce encore que le premier.Jamais il n’avait supposé que ce fût une chose aussi récente, cachée à sesyeux qui n’avaient pas su la découvrir, non dans un passé qu’il n’avait pasconnu, mais dans des soirs qu’il se rappelait si bien, qu’il avait vécus avecOdette, qu’il avait cru connus si bien par lui et qui maintenant prenaientrétrospectivement quelque chose de fourbe et d’atroce ; au milieu d’eux toutd’un coup se creusait cette ouverture béante, ce moment dans l’Île du Bois.Odette sans être intelligente avait le charme du naturel. Elle avait raconté,elle avait mimé cette scène avec tant de simplicité que Swann haletant

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voyait tout ; le bâillement d’Odette, le petit rocher. Il l’entendait répondre –gaiement, hélas ! : « Cette blague » ! Il sentait qu’elle ne dirait rien de plusce soir, qu’il n’y avait aucune révélation nouvelle à attendre en ce moment ;il se taisait ; il lui dit :

– Mon pauvre chéri, pardonne-moi, je sens que je te fais de la peine, c’estfini, je n’y pense plus.

Mais elle vit que ses yeux restaient fixés sur les choses qu’il ne savait paset sur ce passé de leur amour, monotone et doux dans sa mémoire parce qu’ilétait vague, et que déchirait maintenant comme une blessure cette minutedans l’île du Bois, au clair de lune, après le dîner chez la princesse desLaumes. Mais il avait tellement pris l’habitude de trouver la vie intéressante– d’admirer les curieuses découvertes qu’on peut y faire – que tout ensouffrant au point de croire qu’il ne pourrait pas supporter longtemps unepareille douleur, il se disait : « La vie est vraiment étonnante et réserve debelles surprises ; en somme le vice est quelque chose de plus répandu qu’onne croit. Voilà une femme en qui j’avais confiance, qui a l’air si simple, sihonnête, en tous cas, si même elle était légère, qui semblait bien normale etsaine dans ses goûts : sur une dénonciation invraisemblable, je l’interroge etle peu qu’elle m’avoue révèle bien plus que ce qu’on eût pu soupçonner ».Mais il ne pouvait pas se borner à ces remarques désintéressées. Il cherchaità apprécier exactement la valeur de ce qu’elle lui avait raconté, afin de savoirs’il devait conclure que ces choses, elle les avait faites souvent, qu’ellesse renouvelleraient. Il se répétait ces mots qu’elle avait dits : « Je voyaisbien où elle voulait en venir », « Deux ou trois fois », « Cette blague ! »mais ils ne reparaissaient pas désarmés dans la mémoire de Swann, chacund’eux tenait son couteau et lui en portait un nouveau coup. Pendant bienlongtemps, comme un malade ne peut s’empêcher d’essayer à toute minutede faire le mouvement qui lui est douloureux, il se redisait ces mots :« Je suis bien ici », « Cette blague ! », mais la souffrance était si fortequ’il était obligé de s’arrêter. Il s’émerveillait que des actes que toujoursil avait jugés si légèrement, si gaiement, maintenant fussent devenus pourlui graves comme une maladie dont on peut mourir. Il connaissait bien desfemmes à qui il eût pu demander de surveiller Odette. Mais comment espérerqu’elles se placeraient au même point de vue que lui et ne resteraient pasà celui qui avait été si longtemps le sien, qui avait toujours guidé sa vievoluptueuse, ne lui diraient pas en riant : « Vilain jaloux qui veut priverles autres d’un plaisir ». Par quelle trappe soudainement abaissée (lui quin’avait eu autrefois de son amour pour Odette que des plaisirs délicats)avait-il été brusquement précipité dans ce nouveau cercle de l’enfer d’oùil n’apercevait pas comment il pourrait jamais sortir. Pauvre Odette ! il nelui en voulait pas. Elle n’était qu’à demi coupable. Ne disait-on pas que

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c’était par sa propre mère qu’elle avait été livrée, presque enfant, à Nice, àun riche Anglais. Mais quelle vérité douloureuse prenait pour lui ces lignesdu Journal d’un Poète d’Alfred de Vigny qu’il avait lues avec indifférenceautrefois : « Quand on se sent pris d’amour pour une femme, on devrait sedire : Comment est-elle entourée ? Quelle a été sa vie ? Tout le bonheur de lavie est appuyé là-dessus. » Swann s’étonnait que de simples phrases épeléespar sa pensée, comme « Cette blague ! », « Je voyais bien où elle voulait envenir » pussent lui faire si mal. Mais il comprenait que ce qu’il croyait desimples phrases n’était que les pièces de l’armature entre lesquelles tenait,pouvait lui être rendue, la souffrance qu’il avait éprouvée pendant le récitd’Odette. Car c’était bien cette souffrance-là qu’il éprouvait de nouveau. Ilavait beau savoir maintenant – même, il eut beau, le temps passant, avoirun peu oublié, avoir pardonné –, au moment où il se redisait ses mots, lasouffrance ancienne le refaisait tel qu’il était avant qu’Odette ne parlât :ignorant, confiant ; sa cruelle jalousie le replaçait pour le faire frapper parl’aveu d’Odette dans la position de quelqu’un qui ne sait pas encore, et aubout de plusieurs mois cette vieille histoire le bouleversait toujours commeune révélation. Il admirait la terrible puissance recréatrice de sa mémoire. Cen’est que de l’affaiblissement de cette génératrice dont la fécondité diminueavec l’âge qu’il pouvait espérer un apaisement à sa torture. Mais quandparaissait un peu épuisé le pouvoir qu’avait de le faire souffrir un des motsprononcés par Odette, alors un de ceux sur lesquels l’esprit de Swann s’étaitmoins arrêté jusque-là, un mot presque nouveau venait relayer les autres etle frappait avec une vigueur intacte. La mémoire du soir où il avait dîné chezla princesse des Laumes lui était douloureuse, mais ce n’était que le centrede son mal. Celui-ci irradiait confusément à l’entour dans tous les joursavoisinants. Et à quelque point d’elle qu’il voulût toucher dans ses souvenirs,c’est la saison tout entière où les Verdurin avaient si souvent dîné dans l’îledu Bois qui lui faisait mal. Si mal que peu à peu les curiosités qu’excitaiten lui sa jalousie furent neutralisées par la peur des tortures nouvelles qu’ils’infligerait en les satisfaisant. Il se rendait compte que toute la période dela vie d’Odette écoulée avant qu’elle ne le rencontrât, période qu’il n’avaitjamais cherché à se représenter, n’était pas l’étendue abstraite qu’il voyaitvaguement, mais avait été faite d’années particulières, remplie d’incidentsconcrets. Mais en les apprenant, il craignait que ce passé incolore, fluide etsupportable, ne prît un corps tangible et immonde, un visage individuel etdiabolique. Et il continuait à ne pas chercher à le concevoir non plus parparesse de penser, mais par peur de souffrir. Il espérait qu’un jour il finiraitpar pouvoir entendre le nom de l’île du Bois, de la princesse des Laumes,sans ressentir le déchirement ancien, et trouvait imprudent de provoquerOdette à lui fournir de nouvelles paroles, le nom d’endroits, de circonstances

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différentes qui, son mal à peine calmé, le feraient renaître sous une autreforme.

Mais souvent les choses qu’il ne connaissait pas, qu’il redoutaitmaintenant de connaître, c’est Odette elle-même qui les lui révélaitspontanément, et sans s’en rendre compte ; en effet l’écart que le vice mettaitentre la vie réelle d’Odette et la vie relativement innocente que Swann avaitcru, et bien souvent croyait encore, que menait sa maîtresse, cet écart Odetteen ignorait l’étendue : un être vicieux, affectant toujours la même vertudevant les êtres de qui il ne veut pas que soient soupçonnés ses vices, n’apas de contrôle pour se rendre compte combien ceux-ci, dont la croissancecontinue est insensible pour lui-même l’entraînent peu à peu loin des façonsde vivre normales. Dans leur cohabitation, au sein de l’esprit d’Odette,avec le souvenir des actions qu’elle cachait à Swann, d’autres peu à peuen recevaient le reflet, étaient contagionnées par elles, sans qu’elle pût leurtrouver rien d’étrange, sans qu’elles détonassent dans le milieu particulieroù elle les faisait vivre en elle ; mais si elle les racontait à Swann, il étaitépouvanté par la révélation de l’ambiance qu’elles trahissaient. Un jour ilcherchait, sans blesser Odette, à lui demander si elle n’avait jamais été chezdes entremetteuses. À vrai dire il était convaincu que non ; la lecture dela lettre anonyme en avait introduit la supposition dans son intelligence,mais d’une façon mécanique ; elle n’y avait rencontré aucune créance,mais en fait y était restée, et Swann, pour être débarrassé de la présencepurement matérielle mais pourtant gênante du soupçon, souhaitait qu’Odettel’extirpât. « Oh ! non ! Ce n’est pas que je ne sois pas persécutée pour cela,ajouta-t-elle, en dévoilant dans un sourire une satisfaction de vanité qu’ellene s’apercevait plus ne pas pouvoir paraître légitime à Swann. Il y en a unequi est encore restée plus de deux heures hier à m’attendre, elle me proposaitn’importe quel prix. Il paraît qu’il y a un ambassadeur qui lui a dit : « Jeme tue si vous ne me l’amenez pas. » On lui a dit que j’étais sortie, j’aifini par aller moi-même lui parler pour qu’elle s’en aille. J’aurais voulu quetu voies comme je l’ai reçue, ma femme de chambre qui m’entendait de lapièce voisine m’a dit que je criais à tue-tête : « Mais puisque je vous dis queje ne veux pas ! C’est une idée comme ça, ça ne me plaît pas. Je pense que jesuis libre de faire ce que je veux tout de même ! Si j’avais besoin d’argent, jecomprends… » Le concierge a ordre de ne plus la laisser entrer, il dira queje suis à la campagne. Ah ! j’aurais voulu que tu sois caché quelque part. Jecrois que tu aurais été content, mon chéri. Elle a du bon, tout de même, tuvois, ta petite Odette, quoiqu’on la trouve si détestable. »

D’ailleurs ses aveux même, quand elle lui en faisait, de fautes qu’ellele supposait avoir découvertes, servaient plutôt pour Swann de point dedépart à de nouveaux doutes qu’ils ne mettaient un terme aux anciens. Car

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ils n’étaient jamais exactement proportionnés à ceux-ci. Odette avait eubeau retrancher de sa confession tout l’essentiel, il restait dans l’accessoirequelque chose que Swann n’avait jamais imaginé, qui l’accablait de sanouveauté et allait lui permettre de changer les termes du problème de sajalousie. Et ces aveux il ne pouvait plus les oublier. Son âme les charriait,les rejetait, les berçait, comme des cadavres. Et elle en était empoisonnée.

Une fois elle lui parla d’une visite que Forcheville lui avait faite le jourde la Fête de Paris-Murcie. « Comment, tu le connaissais déjà ? Ah ! oui,c’est vrai, dit-il en se reprenant pour ne pas paraître l’avoir ignoré. » Et toutd’un coup il se mit à trembler à la pensée que le jour de cette fête de Paris-Murcie où il avait reçu d’elle la lettre qu’il avait si précieusement gardée,elle déjeunait peut-être avec Forcheville à la Maison d’Or. Elle lui jura quenon. « Pourtant la Maison d’Or me rappelle je ne sais quoi que j’ai su nepas être vrai, lui dit-il pour l’effrayer. » – « Oui, que je n’y étais pas allée lesoir où je t’ai dit que j’en sortais quand tu m’avais cherchée chez Prévost »,lui répondit-elle (croyant à son air qu’il le savait), avec une décision où il yavait, beaucoup plutôt que du cynisme, de la timidité, une peur de contrarierSwann et que par amour-propre elle voulait cacher, puis le désir de luimontrer qu’elle pouvait être franche. Aussi frappa-t-elle avec une nettetéet une vigueur de bourreau et qui étaient exemptes de cruauté car Odetten’avait pas conscience du mal qu’elle faisait à Swann ; et même elle se mità rire, peut-être il est vrai, surtout pour ne pas avoir l’air humilié, confus.« C’est vrai que je n’avais pas été à la Maison Dorée, que je sortais de chezForcheville. J’avais vraiment été chez Prévost, ça, c’était pas de la blague,il m’y avait rencontrée et m’avait demandé d’entrer regarder ses gravures.Mais il était venu quelqu’un pour le voir. Je t’ai dit que je venais de la Maisond’Or parce que j’avais peur que cela ne t’ennuie. Tu vois, c’était plutôt gentilde ma part. Mettons que j’aie eu tort, au moins je te le dis carrément. Quelintérêt aurais-je à ne pas te dire aussi bien que j’avais déjeuné avec lui lejour de la Fête Paris-Murcie, si c’était vrai. D’autant plus qu’à ce moment-là on ne se connaissait pas encore beaucoup tous les deux, dis, chéri. » Illui sourit avec la lâcheté soudaine de l’être sans forces qu’avaient fait delui ces accablantes paroles. Ainsi, même dans les mois auxquels il n’avaitjamais plus osé repenser parce qu’ils avaient été trop heureux, dans ces moisoù elle l’avait aimé, elle lui mentait déjà ! Aussi bien que ce moment (lepremier soir qu’ils avaient « fait catleya ») où elle lui avait dit sortir de laMaison Dorée, combien devait-il y en avoir eu d’autres, receleurs eux aussid’un mensonge que Swann n’avait pas soupçonné. Il se rappela qu’elle luiavait dit un jour : « Je n’aurais qu’à dire à Mme Verdurin que ma robe n’apas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen des’arranger. » À lui aussi probablement bien des fois où elle lui avait glissé

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de ces mots qui expliquent un retard, justifient un changement d’heure dansun rendez-vous, ils avaient dû cacher sans qu’il s’en fût douté alors, quelquechose qu’elle avait à faire avec un autre, avec un autre à qui elle avait dit :« Je n’aurai qu’à dire à Swann que ma robe n’a pas été prête, que mon cabest arrivé en retard, il y a toujours moyen de s’arranger. » Et sous tous lessouvenirs les plus doux de Swann, sous les paroles les plus simples que luiavait dites autrefois Odette, qu’il avait crues comme paroles d’évangile, sousles actions quotidiennes qu’elle lui avait racontées, sous les lieux les plusaccoutumés, la maison de sa couturière, l’avenue du Bois, l’Hippodrome, ilsentait (dissimulée à la faveur de cet excédent de temps qui dans les journéesles plus détaillées laisse encore du jeu, de la place, et peut servir de cachetteà certaines actions), il sentait s’insinuer la présence possible et souterrainede mensonges qui lui rendaient ignoble tout ce qui lui était resté le plus cher,ses meilleurs soirs, la rue La Pérouse elle-même, qu’Odette avait toujoursdû quitter à d’autres heures que celles qu’elle lui avait dites, faisant circulerpartout un peu de la ténébreuse horreur qu’il avait ressentie en entendantl’aveu relatif à la Maison Dorée, et, comme les bêtes immondes dans laDésolation de Ninive, ébranlant pierre à pierre tout son passé. Si maintenantil se détournait chaque fois que sa mémoire lui disait le nom cruel de laMaison Dorée, ce n’était plus comme tout récemment encore à la soirée deMme de Saint-Euverte, parce qu’il lui rappelait un bonheur qu’il avait perdudepuis longtemps, mais un malheur qu’il venait seulement d’apprendre. Puisil en fut du nom de la Maison Dorée comme de celui de l’Île du Bois, il cessapeu à peu de faire souffrir Swann. Car ce que nous croyons notre amour,notre jalousie, n’est pas une même passion continue, indivisible. Ils secomposent d’une infinité d’amours successifs, de jalousies différentes et quisont éphémères, mais par leur multitude ininterrompue donnent l’impressionde la continuité, l’illusion de l’unité. La vie de l’amour de Swann, la fidélitéde sa jalousie, étaient faites de la mort, de l’infidélité, d’innombrables désirs,d’innombrables doutes, qui avaient tous Odette pour objet. S’il était restélongtemps sans la voir, ceux qui mouraient n’auraient pas été remplacéspar d’autres. Mais la présence d’Odette continuait d’ensemencer le cœur deSwann de tendresse et de soupçons alternés.

Certains soirs elle redevenait tout d’un coup avec lui d’une gentillessedont elle l’avertissait durement qu’il devait profiter tout de suite, souspeine de ne pas la voir se renouveler avant des années ; il fallait rentrerimmédiatement chez elle « faire catleya » et ce désir qu’elle prétendait avoirde lui était si soudain, si inexplicable, si impérieux, les caresses qu’ellelui prodiguait ensuite si démonstratives et si insolites, que cette tendressebrutale et sans vraisemblance faisait autant de chagrin à Swann qu’unmensonge et qu’une méchanceté. Un soir qu’il était ainsi, sur l’ordre qu’elle

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lui en avait donné, rentré avec elle, et qu’elle entremêlait ses baisers deparoles passionnées qui contrastaient avec sa sécheresse ordinaire, il cruttout d’un coup entendre du bruit ; il se leva, chercha partout, ne trouvapersonne, mais n’eut pas le courage de reprendre sa place auprès d’elle quialors, au comble de la rage, brisa un vase et dit à Swann : « On ne peut jamaisrien faire avec toi ! » Et il resta incertain si elle n’avait pas caché quelqu’undont elle avait voulu faire souffrir la jalousie ou allumer les sens.

Quelquefois il allait dans des maisons de rendez-vous, espérant apprendrequelque chose d’elle, sans oser la nommer cependant. « J’ai une petite qui vavous plaire disait l’entremetteuse. » Et il restait une heure à causer tristementavec quelque pauvre fille étonnée qu’il ne fît rien de plus. Une toute jeuneet ravissante lui dit un jour : « Ce que je voudrais, c’est trouver un ami, alorsil pourrait être sûr, je n’irais plus jamais avec personne. » – « Vraiment,crois-tu que ce soit possible qu’une femme soit touchée qu’on l’aime, nevous trompe jamais ? » lui demanda Swann anxieusement. « Pour sûr ! çadépend des caractères ! » Swann ne pouvait s’empêcher de dire à ces fillesles mêmes choses qui auraient plu à la princesse des Laumes. À celle quicherchait un ami, il dit en souriant : « C’est gentil, tu as mis des yeux bleusde la couleur de ta ceinture. » – « Vous aussi, vous avez des manchettesbleues. » – « Comme nous avons une belle conversation, pour un endroit dece genre ! Je ne t’ennuie pas, tu as peut-être à faire ? » – « Non, j’ai tout montemps. Si vous m’auriez ennuyée, je vous l’aurais dit. Au contraire j’aimebien vous entendre causer. » – « Je suis très flatté. N’est-ce pas que nouscausons gentiment ? » dit-il à l’entremetteuse qui venait d’entrer. – « Maisoui, c’est justement ce que je me disais. Comme ils sont sages ! Voilà !on vient maintenant pour causer chez moi. Le Prince le disait, l’autre jour,c’est bien mieux ici que chez sa femme. Il paraît que maintenant dans lemonde elles ont toutes un genre, c’est un vrai scandale ! Je vous quitte, je suisdiscrète. » Et elle laissa Swann avec la fille qui avait les yeux bleus. Maisbientôt il se leva et lui dit adieu, elle lui était indifférente, elle ne connaissaitpas Odette.

Le peintre ayant été malade, le docteur Cottard lui conseilla un voyageen mer ; plusieurs fidèles parlèrent de partir avec lui ; les Verdurin ne purentse résoudre à rester seuls, louèrent un yacht, puis s’en rendirent acquéreurset ainsi Odette fit de fréquentes croisières. Chaque fois qu’elle était partiedepuis un peu de temps Swann sentait qu’il commençait à se détacherd’elle, mais comme si cette distance morale était proportionnée à la distancematérielle, dès qu’il savait Odette de retour, il ne pouvait pas rester sansla voir. Une fois, partis pour un mois seulement, croyaient-ils, soit qu’ilseussent été tentés en route, soit que M. Verdurin, eût sournoisement arrangéles choses d’avance pour faire plaisir à sa femme et n’eût averti les fidèles

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qu’au fur et à mesure, d’Alger ils allèrent à Tunis, puis en Italie, puis enGrèce, à Constantinople, en Asie Mineure. Le voyage durait depuis prèsd’un an. Swann se sentait absolument tranquille, presque heureux. Bien queM. Verdurin eût cherché à persuader au pianiste et au docteur Cottard quela tante de l’un et les malades de l’autre n’avaient aucun besoin d’eux, et,qu’en tout cas, il était imprudent de laisser Mme Cottard rentrer à Paris queMme Verdurin assurait être en révolution, il fut obligé de leur rendre leurliberté à Constantinople. Et le peintre partit avec eux. Un jour, peu aprèsle retour de ces trois voyageurs, Swann voyant passer un omnibus pour leLuxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’y était trouvé assis enface de Mme Cottard qui faisait sa tournée de visites « de jours » en grandetenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-carteset gants blancs nettoyés. Revêtue de ces insignes, quand il faisait sec, elleallait à pied d’une maison à l’autre, dans un même quartier, mais pour passerensuite dans un quartier différent usait de l’omnibus avec correspondance.Pendant les premiers instants, avant que la gentillesse native de la femme eûtpu percer l’empesé de la petite bourgeoise, et ne sachant trop d’ailleurs si elledevait parler des Verdurin à Swann, elle tint tout naturellement, de sa voixlente, gauche et douce que par moments l’omnibus couvrait complètementde son tonnerre, des propos parmi ceux qu’elle entendait et répétait dans lesvingt-cinq maisons dont elle montait les étages dans une journée :

– Je ne vous demande pas, monsieur, si un homme dans le mouvementcomme vous, a vu, aux Mirlitons, le portrait de Machard qui fait courir toutParis. Eh bien ! qu’en dites-vous ? Êtes-vous dans le camp de ceux quiapprouvent ou dans le camp de ceux qui blâment ? Dans tous les salons on neparle que du portrait de Machard, on n’est pas chic, on n’est pas pur, on n’estpas dans le train, si on ne donne pas son opinion sur le portrait de Machard. »

Swann ayant répondu qu’il n’avait pas vu ce portrait, Mme Cottard eutpeur de l’avoir blessé en l’obligeant à le confesser.

– « Ah ! c’est très bien, au moins vous l’avouez franchement, vous nevous croyez pas déshonoré parce que vous n’avez pas vu le portrait deMachard. Je trouve cela très beau de votre part. Eh bien, moi je l’ai vu,les avis sont partagés, il y en a qui trouvent que c’est un peu léché, un peucrème fouettée, moi, je le trouve idéal. Évidemment elle ne ressemble pasaux femmes bleues et jaunes de notre ami Biche. Mais je dois vous l’avouerfranchement, vous ne me trouverez pas très fin de siècle, mais je le discomme je le pense, je ne comprends pas. Mon Dieu je reconnais les qualitésqu’il y a dans le portrait de mon mari, c’est moins étrange que ce qu’il faitd’habitude mais il a fallu qu’il lui fasse des moustaches bleues. Tandis queMachard ! Tenez justement le mari de l’amie chez qui je vais en ce moment(ce qui me donne le très grand plaisir de faire route avec vous) lui a promis

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s’il est nommé à l’Académie (c’est un des collègues du docteur) de lui fairefaire son portrait par Machard. Évidemment c’est un beau rêve ! j’ai uneautre amie qui prétend qu’elle aime mieux LÉloir. Je ne suis qu’une pauvreprofane et LÉloir est peut-être encore supérieur comme science. Mais jetrouve que la première qualité d’un portrait, surtout quand il coûte 10 000francs, est d’être ressemblant et d’une ressemblance agréable. »

Ayant tenu ces propos que lui inspirait la hauteur de son aigrette, lechiffre de son porte-cartes, le petit numéro tracé à l’encre dans ses gants parle teinturier, et l’embarras de parler à Swann des Verdurin, Mme Cottard,voyant qu’on était encore loin du coin de la rue Bonaparte où le conducteurdevait l’arrêter, écouta son cœur qui lui conseillait d’autres paroles.

– Les oreilles ont dû vous tinter, monsieur, lui dit-elle, pendant le voyageque nous avons fait avec Mme Verdurin. On ne parlait que de vous.

Swann fut bien étonné, il supposait que son nom n’était jamais proférédevant les Verdurin.

– D’ailleurs, ajouta Mme Cottard, Mme de Crécy était là et c’est tout dire.Quand Odette est quelque part elle ne peut jamais rester bien longtemps sansparler de vous. Et vous pensez que ce n’est pas en mal. Comment ! vous endoutez, dit-elle, en voyant un geste sceptique de Swann ?

Et emportée par la sincérité de sa conviction, ne mettant d’ailleurs aucunemauvaise pensée sous ce mot qu’elle prenait seulement dans le sens où onl’emploie pour parler de l’affection qui unit des amis :

– Mais elle vous adore ! Ah ! je crois qu’il ne faudrait pas dire ça devous devant elle ! On serait bien arrangé ! À propos de tout, si on voyait untableau par exemple elle disait : « Ah ! s’il était là, c’est lui qui saurait vousdire si c’est authentique ou non. Il n’y a personne comme lui pour ça. » Età tout moment elle demandait : « Qu’est-ce qu’il peut faire en ce moment ?Si seulement il travaillait un peu ! C’est malheureux, un garçon si doué,qu’il soit si paresseux. (Vous me pardonnez n’est-ce pas.) En ce moment jele vois, il pense à nous, il se demande où nous sommes. » Elle a même euun mot que j’ai trouvé bien joli ; M. Verdurin lui disait : « Mais commentpouvez-vous voir ce qu’il fait en ce moment puisque vous êtes à huit centslieues de lui ? » Alors Odette lui a répondu : « Rien n’est impossible à l’œild’une amie. » Non je vous jure, je ne vous dis pas cela pour vous flatter,vous avez là une vraie amie comme on n’en a pas beaucoup. Je vous diraidu reste que si vous ne le savez pas, vous êtes le seul. Mme Verdurin mele disait encore le dernier jour (vous savez les veilles de départ on causemieux) : « Je ne dis pas qu’Odette ne nous aime pas, mais tout ce que nouslui disons ne pèserait pas lourd auprès de ce que lui dirait M. Swann. » Oh !mon Dieu, voilà que le conducteur m’arrête, en bavardant avec vous j’allais

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laisser passer la rue Bonaparte… me rendriez-vous le service de me dire simon aigrette est droite ? »

Et Mme Cottard sortit de son manchon pour la tendre à Swann sa maingantée de blanc d’où s’échappa, avec une correspondance, une vision dehaute vie qui remplit l’omnibus, mêlée à l’odeur du teinturier. Et Swannse sentit déborder de tendresse pour elle, autant que pour Mme Verdurin(et presque autant que pour Odette, car le sentiment qu’il éprouvait pourcette dernière n’étant plus mêlé de douleur, n’était plus guère de l’amour),tandis que de la plate-forme il la suivait de ses yeux attendris, qui enfilaitcourageusement la rue Bonaparte, l’aigrette haute, d’une main relevant sajupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissaitvoir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon.

Pour faire concurrence aux sentiments maladifs que Swann avait pourOdette, Mme Cottard, meilleur thérapeute que n’eût été son mari, avaitgreffé à côté d’eux d’autres sentiments, normaux ceux-là, de gratitude,d’amitié, des sentiments qui dans l’esprit de Swann rendraient Odette plushumaine (plus semblable aux autres femmes, parce que d’autres femmesaussi pouvaient les lui inspirer), hâteraient sa transformation définitive encette Odette aimée d’affection paisible, qui l’avait ramené un soir après unefête chez le peintre boire un verre d’orangeade avec Forcheville et près dequi Swann avait entrevu qu’il pourrait vivre heureux.

Jadis ayant souvent pensé avec terreur qu’un jour il cesserait d’être éprisd’Odette, il s’était promis d’être vigilant, et dès qu’il sentirait que sonamour commencerait à le quitter, de s’accrocher à lui, de le retenir. Maisvoici qu’à l’affaiblissement de son amour correspondait simultanément unaffaiblissement du désir de rester amoureux. Car on ne peut pas changer,c’est-à-dire devenir une autre personne, tout en continuant à obéir auxsentiments de celle qu’on n’est plus. Parfois le nom aperçu dans un journal,d’un des hommes qu’il supposait avoir pu être les amants d’Odette, luiredonnait de la jalousie. Mais elle était bien légère et comme elle lui prouvaitqu’il n’était pas encore complètement sorti de ce temps où il avait tantsouffert – mais aussi où il avait connu une manière de sentir si voluptueuse– et que les hasards de la route lui permettraient peut-être d’en apercevoirencore furtivement et de loin les beautés, cette jalousie lui procurait plutôtune excitation agréable comme au morne Parisien qui quitte Venise pourretrouver la France, un dernier moustique prouve que l’Italie et l’été nesont pas encore bien loin. Mais le plus souvent le temps si particulierde sa vie d’où il sortait, quand il faisait effort sinon pour y rester, dumoins pour en avoir une vision claire pendant qu’il le pouvait encore, ils’apercevait qu’il ne le pouvait déjà plus ; il aurait voulu apercevoir commeun paysage qui allait disparaître cet amour qu’il venait de quitter ; mais

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il est si difficile d’être double et de se donner le spectacle véridique d’unsentiment qu’on a cessé de posséder, que bientôt l’obscurité se faisant dansson cerveau, il ne voyait plus rien, renonçait à regarder, retirait son lorgnon,en essuyait les verres ; et il se disait qu’il valait mieux se reposer un peu,qu’il serait encore temps tout à l’heure, et se rencognait, avec l’incuriosité,dans l’engourdissement, du voyageur ensommeillé qui rabat son chapeausur ses yeux pour dormir dans le wagon qu’il sent l’entraîner de plus enplus vite, loin du pays, où il a si longtemps vécu et qu’il s’était promisde ne pas laisser fuir sans lui donner un dernier adieu. Même, comme cevoyageur s’il se réveille seulement en France, quand Swann ramassa parhasard près de lui la preuve que Forcheville avait été l’amant d’Odette,il s’aperçut qu’il n’en ressentait aucune douleur, que l’amour était loinmaintenant et regretta de n’avoir pas été averti du moment où il le quittaitpour toujours. Et de même qu’avant d’embrasser Odette pour la premièrefois il avait recherché à imprimer dans sa mémoire le visage qu’elle avaiteu si longtemps pour lui et qu’allait transformer le souvenir de ce baiser, demême il eût voulu, en pensée au moins, avoir pu faire ses adieux, pendantqu’elle existait encore, à cette Odette lui inspirant de l’amour, de la jalousie,à cette Odette lui causant des souffrances et que maintenant il ne reverraitjamais. Il se trompait. Il devait la revoir une fois encore, quelques semainesplus tard. Ce fut en dormant, dans le crépuscule d’un rêve. Il se promenaitavec Mme Verdurin, le docteur Cottard, un jeune homme en fez qu’il nepouvait identifier, le peintre, Odette, Napoléon III et mon grand-père, surun chemin qui suivait la mer et la surplombait à pic tantôt de très haut,tantôt de quelques mètres seulement, de sorte qu’on montait et redescendaitconstamment ; ceux des promeneurs qui redescendaient déjà n’étaient plusvisibles à ceux qui montaient encore, le peu de jour qui restât faiblissaitet il semblait alors qu’une nuit noire allait s’étendre immédiatement. Parmoment les vagues sautaient jusqu’au bord et Swann sentait sur sa joue deséclaboussures glacées. Odette lui disait de les essuyer, il ne pouvait pas et enétait confus vis-à-vis d’elle, ainsi que d’être en chemise de nuit. Il espéraitqu’à cause de l’obscurité on ne s’en rendait pas compte mais cependant Mme

Verdurin le fixa d’un regard étonné durant un long moment pendant lequelil vit sa figure se déformer, son nez s’allonger et qu’elle avait de grandesmoustaches. Il se détourna pour regarder Odette, ses joues étaient pâles, avecdes petits points rouges, ses traits tirés, cernés, mais elle le regardait avec desyeux pleins de tendresse prêts à se détacher comme des larmes pour tombersur lui et il se sentait l’aimer tellement qu’il aurait voulu l’emmener tout desuite. Tout d’un coup Odette tourna son poignet, regarda une petite montreet dit : « Il faut que je m’en aille », elle prenait congé de tout le monde, dela même façon, sans prendre à part Swann, sans lui dire où elle le reverrait

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le soir ou un autre jour. Il n’osa pas le lui demander, il aurait voulu la suivreet était obligé, sans se retourner vers elle, de répondre en souriant à unequestion de Mme Verdurin, mais son cœur battait horriblement, il éprouvaitde la haine pour Odette, il aurait voulu crever ses yeux qu’il aimait tant toutà l’heure, écraser ses joues sans fraîcheur. Il continuait à monter avec Mme

Verdurin, c’est-à-dire à s’éloigner à chaque pas d’Odette, qui descendait ensens inverse. Au bout d’une seconde il y eut beaucoup d’heures qu’elle étaitpartie. Le peintre fit remarquer à Swann que Napoléon III s’était éclipsé uninstant après elle. « C’était certainement entendu entre eux, ajouta-t-il, ilsont dû se rejoindre en bas de la côte mais n’ont pas voulu dire adieu ensembleà cause des convenances. Elle est sa maîtresse. » Le jeune homme inconnuse mit à pleurer. Swann essaya de le consoler. « Après tout elle a raison, luidit-il en lui essuyant les yeux et en lui ôtant son fez pour qu’il fût plus àson aise. Je le lui ai conseillé dix fois. Pourquoi en être triste ? C’était bienl’homme qui pouvait la comprendre. » Ainsi Swann se parlait-il à lui-même,car le jeune homme qu’il n’avait pu identifier d’abord était aussi lui ; commecertains romanciers, il avait distribué sa personnalité à deux personnages,celui qui faisait le rêve, et un qu’il voyait devant lui coiffé d’un fez.

Quant à Napoléon III, c’est à Forcheville que quelque vague associationd’idées, puis une certaine modification dans la physionomie habituelle dubaron, enfin le grand cordon de la Légion d’honneur en sautoir, lui avaientfait donner ce nom ; mais en réalité, et pour tout ce que le personnage présentdans le rêve lui représentait et lui rappelait, c’était bien Forcheville. Car,d’images incomplètes et changeantes Swann endormi tirait des déductionsfausses, ayant d’ailleurs momentanément un tel pouvoir créateur qu’il sereproduisait par simple division comme certains organismes inférieurs ;avec la chaleur sentie de sa propre paume il modelait le creux d’une mainétrangère qu’il croyait serrer et, de sentiments et d’impressions dont iln’avait pas conscience encore faisait naître comme des péripéties qui, parleur enchaînement logique amèneraient à point nommé dans le sommeilde Swann le personnage nécessaire pour recevoir son amour ou provoquerson réveil. Une nuit noire se fit tout d’un coup, un tocsin sonna, deshabitants passèrent en courant, se sauvant des maisons en flammes ; Swannentendait le bruit des vagues qui sautaient et son cœur qui, avec la mêmeviolence, battait d’anxiété dans sa poitrine. Tout d’un coup ses palpitationsde cœur redoublèrent de vitesse, il éprouva une souffrance, une nauséeinexplicables ; un paysan couvert de brûlures lui jetait en passant : « Venezdemander à Charlus où Odette est allée finir la soirée avec son camarade, ila été avec elle autrefois et elle lui dit tout. C’est eux qui ont mis le feu. »C’était son valet de chambre qui venait l’éveiller et lui disait :

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– Monsieur, il est huit heures et le coiffeur est là, je lui ai dit de repasserdans une heure.

Mais ces paroles en pénétrant dans les ondes du sommeil où Swannétait plongé, n’étaient arrivées jusqu’à sa conscience qu’en subissant cettedéviation qui fait qu’au fond de l’eau un rayon paraît un soleil, de mêmequ’un moment auparavant le bruit de la sonnette prenant au fond deces abîmes une sonorité de tocsin avait enfanté l’épisode de l’incendie.Cependant le décor qu’il avait sous les yeux vola en poussière, il ouvritles yeux, entendit une dernière fois le bruit d’une des vagues de la mer quis’éloignait. Il toucha sa joue. Elle était sèche. Et pourtant il se rappelaitla sensation de l’eau froide et le goût du sel. Il se leva, s’habilla. Il avaitfait venir le coiffeur de bonne heure parce qu’il avait écrit la veille à mongrand-père qu’il irait dans l’après-midi à Combray, ayant appris que Mme

de Cambremer – Mlle Legrandin – devait y passer quelques jours. Associantdans son souvenir au charme de ce jeune visage celui d’une campagneoù il n’était pas allé depuis si longtemps, ils lui offraient ensemble unattrait qui l’avait décidé à quitter enfin Paris pour quelques jours. Commeles différents hasards qui nous mettent en présence de certaines personnesne coïncident pas avec le temps où nous les aimons, mais, le dépassant,peuvent se produire avant qu’il commence et se répéter après qu’il a fini, lespremières apparitions que fait dans notre vie un être destiné plus tard à nousplaire, prennent rétrospectivement à nos yeux une valeur d’avertissement,de présage. C’est de cette façon que Swann s’était souvent reporté à l’imaged’Odette rencontrée au théâtre, ce premier soir où il ne songeait pas à larevoir jamais – et qu’il se rappelait maintenant la soirée de Mme de Saint-Euverte où il avait présenté le général de Froberville à Mme de Cambremer.Les intérêts de notre vie sont si multiples qu’il n’est pas rare que dans unemême circonstance les jalons d’un bonheur qui n’existe pas encore soientposés à côté de l’aggravation d’un chagrin dont nous souffrons. Et sans doutecela aurait pu arriver à Swann ailleurs que chez Mme de Saint-Euverte. Quisait même, dans le cas où, ce soir-là, il se fût trouvé ailleurs, si d’autresbonheurs, d’autres chagrins ne lui seraient pas arrivés, et qui ensuite luieussent paru avoir été inévitables ? Mais ce qui lui semblait l’avoir été,c’était ce qui avait eu lieu, et il n’était pas loin de voir quelque chose deprovidentiel dans ce fait qu’il se fût décidé à aller à la soirée de Mme de Saint-Euverte, parce que son esprit désireux d’admirer la richesse d’invention dela vie et incapable de se poser longtemps une question difficile comme desavoir ce qui eût été le plus à souhaiter, considérait dans les souffrances qu’ilavait éprouvées ce soir-là et les plaisirs encore insoupçonnés qui germaientdéjà – et entre lesquels la balance était trop difficile à établir –, une sorted’enchaînement nécessaire.

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Mais tandis que une heure après son réveil, il donnait des indicationsau coiffeur pour que sa brosse ne se dérangeât pas en wagon, il repensa àson rêve ; il revit comme il les avait sentis tout près de lui, le teint pâled’Odette, les joues trop maigres, les traits tirés, les yeux battus, tout ce que– au cours des tendresses successives qui avaient fait de son durable amourpour Odette un long oubli de l’image première qu’il avait reçue d’elle –il avait cessé de remarquer depuis les premiers temps de leur liaison, danslesquels sans doute, pendant qu’il dormait, sa mémoire en avait été chercherla sensation exacte. Et avec cette muflerie intermittente qui reparaissait chezlui dès qu’il n’était plus malheureux et que baissait du même coup le niveaude sa moralité, il s’écria en lui-même : « Dire que j’ai gâché des années dema vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour unefemme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! »

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TROISIÈME PARTIENoms de pays : le nom

Parmi les chambres dont j’évoquais le plus souvent l’image dans mesnuits d’insomnie, aucune ne ressemblait moins aux chambres de Combray,saupoudrées d’une atmosphère grenue, pollinisée, comestible et dévote, quecelle du Grand-Hôtel de la Plage, à Balbec, dont les murs passés au ripolincontenaient comme les parois polies d’une piscine où l’eau bleuit, un air pur,azuré et salin. Le tapissier bavarois qui avait été chargé de l’aménagementde cet hôtel avait varié la décoration des pièces et sur trois côtés, fait courir lelong des murs, dans celle que je me trouvai habiter, des bibliothèques basses,à vitrines en glace, dans lesquelles selon la place qu’elles occupaient, et parun effet qu’il n’avait pas prévu, telle ou telle partie de tableau changeant dela mer se reflétait, déroulant une frise de claires marines, qu’interrompaientseuls les pleines de l’acajou. Si bien que toute la pièce avait l’air d’un deces dortoirs modèles qu’on présente dans les expositions « modem style »du mobilier où ils sont ornés d’œuvres d’art qu’on a supposées capables deréjouir les yeux de celui qui couchera là et auxquelles on a donné des sujetsen rapport avec le genre de site où l’habitation doit se trouver.

Mais rien ne ressemblait moins non plus à ce Balbec réel que celui dontj’avais souvent rêvé, les jours de tempête, quand le vent était si fort queFrançoise en me menant aux Champs-Élysées me recommandait de ne pasmarcher trop près des murs pour ne pas recevoir de tuiles sur la tête et parlaiten gémissant des grands sinistres et naufrages annoncés par les journaux. Jen’avais pas de plus grand désir que de voir une tempête sur la mer, moinscomme un beau spectacle que comme un moment dévoilé de la vie réellede la nature ; ou plutôt il n’y avait pour moi de beaux spectacles que ceuxque je savais qui n’étaient pas artificiellement combinés pour mon plaisir,mais étaient nécessaires, inchangeables – les beautés des paysages ou dugrand art. Je n’étais curieux, je n’étais avide de connaître que ce que jecroyais plus vrai que moi-même, ce qui avait pour moi le prix de me montrerun peu de la pensée d’un grand génie, ou de la force ou de la grâce de lanature telle qu’elle se manifeste livrée à elle-même, sans l’intervention deshommes. De même que le beau son de sa voix, isolément reproduit par lephonographe, ne nous consolerait pas d’avoir perdu notre mère, de mêmeune tempête mécaniquement imitée m’aurait laissé aussi indifférent que lesfontaines lumineuses de l’Exposition. Je voulais aussi pour que la tempête

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fût absolument vraie, que le rivage lui-même fût un rivage naturel, nonune digue récemment créée par une municipalité. D’ailleurs la nature partous les sentiments qu’elle éveillait en moi, me semblait ce qu’il y avait deplus opposé aux productions mécaniques des hommes. Moins elle portaitleur empreinte et plus elle offrait d’espace à l’expansion de mon cœur. Orj’avais retenu le nom de Balbec que nous avait cité Legrandin, comme d’uneplage toute proche de « ces côtes funèbres, fameuses par tant de naufragesqu’enveloppent six mois de l’année le linceul des brumes et l’écume desvagues. »

« On y sent encore sous ses pas, disait-il, bien plus qu’au Finistère lui-même (et quand bien même des hôtels s’y superposeraient maintenant sanspouvoir y modifier la plus antique ossature de la terre), on y sent la véritablefin de la terre française, européenne, de la Terre antique. Et c’est le derniercampement de pêcheurs, pareils à tous les pêcheurs qui ont vécu depuis lecommencement du monde, en face du royaume éternel des brouillards dela mer et des ombres. » Un jour qu’à Combray j’avais parlé de cette plagede Balbec devant M. Swann afin d’apprendre de lui si c’était le point lemieux choisi pour voir les plus fortes tempêtes, il m’avait répondu : « Jecrois bien que je connais Balbec ! L’église de Balbec, du XIIe et XIIIe

siècle, encore à moitié romane, est peut-être le plus curieux échantillon dugothique normand, et si singulière, on dirait de l’art persan. » Et ces lieuxqui jusque-là ne m’avaient semblé être que de la nature immémoriale, restéecontemporaine des grands phénomènes géologiques – et tout aussi en dehorsde l’histoire humaine que l’Océan ou la grande Ourse, avec ces sauvagespêcheurs pour qui, pas plus que pour les baleines, il n’y eut de Moyen Âge –,ç’avait été un grand charme pour moi de les voir tout d’un coup entrés dansla série des siècles, ayant connu l’époque romane, et de savoir que le trèflegothique était venu nervurer aussi ces rochers sauvages à l’heure voulue,comme ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilentçà et là la neige des pôles. Et si le gothique apportait à ces lieux et à ceshommes une détermination qui leur manquait, eux aussi lui en conféraientune en retour. J’essayais de me représenter comment ces pêcheurs avaientvécu, le timide et insoupçonné essai de rapports sociaux qu’ils avaient tentélà, pendant le Moyen Âge, ramassés sur un point des côtes d’Enfer, aux piedsdes falaises de la mort ; et le gothique me semblait plus vivant maintenantque séparé des villes où je l’avais toujours imaginé jusque-là, je pouvais voircomment, dans un cas particulier, sur des rochers sauvages, il avait germé etfleuri en un fin clocher. On me mena voir des reproductions des plus célèbresstatues de Balbec – les apôtres moutonnants et camus, la Vierge du porche,et de joie ma respiration s’arrêtait dans ma poitrine quand je pensais que jepourrais les voir se modeler en relief sur le brouillard éternel et salé. Alors,

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par les soirs orageux et doux de février, le vent – soufflant dans mon cœur,qu’il ne faisait pas trembler moins fort que la cheminée de ma chambre,le projet d’un voyage à Balbec – mêlait en moi le désir de l’architecturegothique avec celui d’une tempête sur la mer.

J’aurais voulu prendre dès le lendemain le beau train généreux d’uneheure vingt-deux dont je ne pouvais jamais sans que mon cœur palpitât lire,dans les réclames des Compagnies de chemin de fer, dans les annonces devoyages circulaires, l’heure de départ : elle me semblait inciser à un pointprécis de l’après-midi une savoureuse entaille, une marque mystérieuse àpartir de laquelle les heures déviées conduisaient bien encore au soir, aumatin du lendemain, mais qu’on verrait, au lieu de Paris, dans l’une de cesvilles par où le train passe et entre lesquelles il nous permettait de choisir ;car il s’arrêtait à Bayeux, à Coutances, à Vitré, à Questambert, à Pontorson,à Balbec, à Lannion, à Lamballe, à Benodet, à Pont-Aven, à Quimperlé,et s’avançait magnifiquement surchargé de noms qu’il m’offrait et entrelesquels je ne savais lequel j’aurais préféré, par impossibilité d’en sacrifieraucun. Mais sans même l’attendre, j’aurais pu en m’habillant à la hâte partirle soir même, si mes parents me l’avaient permis, et arriver à Balbec quandle petit jour se lèverait sur la mer furieuse, contre les écumes envolées delaquelle j’irais me réfugier dans l’église de style persan. Mais à l’approchedes vacances de Pâques, quand mes parents m’eurent promis de me les fairepasser une fois dans le nord de l’Italie, voilà qu’à ces rêves de tempête dontj’avais été rempli tout entier, ne souhaitant voir que des vagues accourantde partout, toujours plus haut, sur la côte la plus sauvage, près d’églisesescarpées et rugueuses comme des falaises et dans les tours desquellescrieraient les oiseaux de mer, voilà que tout à coup les effaçant, leur ôtanttout charme, les excluant parce qu’ils lui étaient opposés et n’auraient puque l’affaiblir, se substituaient en moi le rêve contraire du printemps leplus diapré, non pas le printemps de Combray qui piquait encore aigrementavec toutes les aiguilles du givre, mais celui qui couvrait déjà de lys etd’anémones les champs de Fiésole et éblouissait Florence de fonds d’orpareils à ceux de l’Angelico. Dès lors, seuls les rayons, les parfums, lescouleurs me semblaient avoir du prix ; car l’alternance des images avaitamené en moi un changement de front du désir, et – aussi brusque queceux qu’il y a parfois en musique, un complet changement de ton dansma sensibilité. Puis il arriva qu’une simple variation atmosphérique suffîtà provoquer en moi cette modulation sans qu’il y eût besoin d’attendre leretour d’une saison. Car souvent dans l’une on trouve égaré un jour d’uneautre qui nous y fait vivre, en évoque aussitôt, en fait désirer les plaisirsparticuliers et interrompt les rêves que nous étions en train de faire, enplaçant, plus tôt ou plus tard qu’à son tour, ce feuillet détaché d’un autre

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chapitre, dans le calendrier interpolé du Bonheur. Mais bientôt comme cesphénomènes naturels dont notre confort ou notre santé ne peuvent tirer qu’unbénéfice accidentel et assez mince jusqu’au jour où la science s’empared’eux, et les produisant à volonté, remet en nos mains la possibilité deleur apparition, soustraite à la tutelle et dispensée de l’agrément du hasard,de même la production de ces rêves d’Atlantique et d’Italie cessa d’êtresoumise uniquement aux changements des saisons et du temps. Je n’eusbesoin pour les faire renaître que de prononcer ces noms : Balbec, Venise,Florence, dans l’intérieur desquels avait fini par s’accumuler le désir quem’avaient inspiré les lieux qu’ils désignaient. Même au printemps, trouverdans un livre le nom de Balbec suffisait à réveiller en moi le désir destempêtes et du gothique normand ; même pas un jour de tempête le nom deFlorence ou de Venise me donnait le désir du soleil, des lys, du palais desDoges et de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Mais si ces noms absorbèrent à tout jamais l’image que j’avais de cesvilles, ce ne fut qu’en la transformant, qu’en soumettant sa réapparition enmoi à leurs lois propres ; ils eurent ainsi pour conséquence de la rendreplus belle, mais aussi plus différente de ce que les villes de Normandie oude Toscane pouvaient être en réalité, et, en accroissant les joies arbitrairesde mon imagination, d’aggraver la déception future de mes voyages. Ilsexaltèrent l’idée que je me faisais de certains lieux de la terre, en les faisantplus particuliers, par conséquent plus réels. Je ne me représentais pas alorsles villes, les paysages, les monuments, comme des tableaux plus ou moinsagréables, découpés çà et là dans une même matière, mais chacun d’euxcomme un inconnu, essentiellement différent des autres, dont mon âmeavait soif et qu’elle aurait profit à connaître. Combien ils prirent quelquechose de plus individuel encore, d’être désignés par des noms, des noms quin’étaient que pour eux, des noms comme en ont les personnes. Les mots nousprésentent des choses une petite image claire et usuelle comme celles quel’on suspend aux murs des écoles pour donner aux enfants l’exemple de cequ’est un établi, un oiseau, une fourmilière, choses conçues comme pareillesà toutes celles de même sorte. Mais les noms présentent des personnes –et des villes qu’ils nous habituent à croire individuelles, uniques commedes personnes – une image confuse qui tire d’eux, de leur sonorité éclatanteou sombre, la couleur dont elle est peinte uniformément comme une deces affiches, entièrement bleues ou entièrement rouges, dans lesquelles, àcause des limites du procédé employé ou par un caprice du décorateur, sontbleus ou rouges, non seulement le ciel et la mer mais les barques, l’église,les passants. Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller,depuis que j’avais lu la Chartreuse, m’apparaissant compact, lisse, mauveet doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je

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serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeurelisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de rapport avec les demeuresd’aucune ville d’Italie puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cettesyllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce queje lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes.Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusementembaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lyset sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. Quant à Balbec, c’était un de cesnoms où comme sur une vieille poterie normande qui garde la couleur de laterre d’où elle fut tirée, on voit se peindre encore la représentation de quelqueusage aboli, de quelque droit féodal, d’un état ancien de lieux, d’une manièredésuète de prononcer qui en avait formé les syllabes hétéroclites et que jene doutais pas de retrouver jusque chez l’aubergiste qui me servirait du caféau lait à mon arrivée, me menant voir la mer déchaînée devant l’église etauquel je prêtais l’aspect disputeur, solennel et médiéval d’un personnagede fabliau.

Si ma santé s’affermissait et que mes parents me permissent, sinon d’allerséjourner à Balbec, du moins de prendre une fois, pour faire connaissanceavec l’architecture et les paysages de la Normandie ou de la Bretagne,ce train d’une heure vingt-deux dans lequel j’étais monté tant de fois enimagination, j’aurais voulu m’arrêter de préférence dans les villes les plusbelles ; mais j’avais beau les comparer, comment choisir plus qu’entre desêtres individuels, qui ne sont pas interchangeables, entre Bayeux si hautedans sa noble dentelle rougeâtre et dont le faîte était illuminé par le vieil orde sa dernière syllabe ; Vitré dont l’accent aigu losangeait de bois noir levitrage ancien ; le doux Lamballe qui, dans son blanc, va du jaune coquilled’œuf au gris perle ; Coutances, cathédrale normande, que sa diphtonguefinale, grasse et jaunissante couronne par une tour de beurre ; Lannionavec le bruit, dans son silence villageois, du coche suivi de la mouche ;Questambert, Pontorson, risibles et naïfs, plumes blanches et becs jauneséparpillés sur la route de ces lieux fluviatiles et poétiques ; Benodet, nom àpeine amarré que semble vouloir entraîner la rivière au milieu de ses algues,Pont-Aven, envolée blanche et rose de l’aile d’une coiffe légère qui se reflèteen tremblant dans une eau verdie de canal ; Quimperlé, lui, mieux attachéet, depuis le Moyen Âge, entre les ruisseaux dont il gazouille et s’emperleen une grisaille pareille à celle que dessinent, à travers les toiles d’araignéesd’une verrière, les rayons de soleil changés en pointes émoussées d’argentbruni ?

Ces images étaient fausses pour une autre raison encore ; c’est qu’ellesétaient forcément très simplifiées ; sans doute ce à quoi aspirait monimagination et que mes sens ne percevaient qu’incomplètement et sans

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plaisir dans le présent, je l’avais enfermé dans le refuge des noms ; sansdoute, parce que j’y avais accumulé du rêve, ils aimantaient maintenantmes désirs ; mais les noms ne sont pas très vastes ; c’est tout au plussi je pouvais y faire entrer deux ou trois des « curiosités » principalesde la ville et elles s’y juxtaposaient sans intermédiaires ; dans le nom deBalbec, comme dans le verre grossissant de ces porte-plume qu’on achèteaux bains de mer, j’apercevais des vagues soulevées autour d’une église destyle persan. Peut-être même la simplification de ces images fut-elle unedes causes de l’empire qu’elles prirent sur moi. Quand mon père eut décidé,une année, que nous irions passer les vacances de Pâques à Florence et àVenise, n’ayant pas la place de faire entrer dans le nom de Florence leséléments qui composent d’habitude les villes, je fus contraint à faire sortirune cité surnaturelle de la fécondation, par certains parfums printaniers, dece que je croyais être, en son essence, le génie de Giotto. Tout au plus – etparce qu’on ne peut pas faire tenir dans un nom beaucoup plus de durée qued’espace – comme certains tableaux de Giotto eux-mêmes qui montrent àdeux moments différents de l’action un même personnage, ici couché dansson lit, là s’apprêtant à monter à cheval, le nom de Florence était-il divisé endeux compartiments. Dans l’un, sous un dais architectural, je contemplaisune fresque à laquelle était partiellement superposé un rideau de soleilmatinal, poudreux, oblique et progressif ; dans l’autre (car ne pensant pasaux noms comme à un idéal inaccessible mais comme à une ambiance réelledans laquelle j’irais me plonger, la vie non vécue encore, la vie intacte etpure que j’y enfermais donnait aux plaisirs les plus matériels, aux scènes lesplus simples, cet attrait qu’ils ont dans les œuvres des primitifs), je traversaisrapidement – pour trouver plus vite le déjeuner qui m’attendait avec desfruits et du vin de Chianti – le Ponte-Vecchio encombré de jonquilles, denarcisses et d’anémones. Voilà (bien que je fusse à Paris) ce que je voyais etnon ce qui était autour de moi. Même à un simple point de vue réaliste, lespays que nous désirons tiennent à chaque moment beaucoup plus de placedans notre vie véritable, que le pays où nous nous trouvons effectivement.Sans doute si alors j’avais fait moi-même plus attention à ce qu’il y avaitdans ma pensée quand je prononçais les mots « aller à Florence, à Parme,à Pise, à Venise », je me serais rendu compte que ce que je voyais n’étaitnullement une ville, mais quelque chose d’aussi différent de tout ce queje connaissais, d’aussi délicieux, que pourrait être pour une humanité dontla vie se serait toujours écoulée dans des fins d’après-midi d’hiver, cettemerveille inconnue : une matinée de printemps. Ces images irréelles, fixes,toujours pareilles, remplissant mes nuits et mes jours, différencièrent cetteépoque de ma vie de celles qui l’avaient précédée (et qui auraient pu seconfondre avec elle aux yeux d’un observateur qui ne voit les choses que

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du dehors, c’est-à-dire qui ne voit rien), comme dans un opéra un motifmélodique introduit une nouveauté qu’on ne pourrait pas soupçonner sion ne faisait que lire le livret, moins encore si on restait en dehors duthéâtre à compter seulement les quarts d’heure qui s’écoulent. Et encore,même à ce point de vue de simple quantité, dans notre vie les jours ne sontpas égaux. Pour parcourir les jours, les natures un peu nerveuses, commeétait la mienne, disposent, comme les voitures automobiles, de « vitesses »différentes. Il y a des jours montueux et malaisés qu’on met un tempsinfini à gravir et des jours en pente qui se laissent descendre à fond detrain en chantant. Pendant ce mois – où je ressassai comme une mélodie,sans pouvoir m’en rassasier, ces images de Florence, de Venise et de Pisedesquelles le désir qu’elles excitaient en moi gardait quelque chose d’aussiprofondément individuel que si ç’avait été un amour, un amour pour unepersonne – je ne cessai pas de croire qu’elles correspondaient à une réalitéindépendante de moi, et elles me firent connaître une aussi belle espéranceque pouvait en nourrir un chrétien des premiers âges à la veille d’entrer dansle paradis. Aussi sans que je me souciasse de la contradiction qu’il y avait àvouloir regarder et toucher avec les organes des sens, ce qui avait été élaborépar la rêverie et non perçu par eux – et d’autant plus tentant pour eux, plusdifférent de ce qu’ils connaissaient – c’est ce qui me rappelait la réalité deces images, qui enflammait le plus mon désir, parce que c’était comme unepromesse qu’il serait contenté. Et, bien que mon exaltation eût pour motifun désir de jouissances artistiques, les guides l’entretenaient encore plus queles livres d’esthétiques et, plus que les guides, l’indicateur des chemins defer. Ce qui m’émouvait c’était de penser que cette Florence que je voyaisproche mais inaccessible dans mon imagination, si le trajet qui la séparaitde moi, en moi-même, n’était pas viable, je pourrais l’atteindre par un biais,par un détour, en prenant la « voie de terre ». Certes quand je me répétais,donnant ainsi tant de valeur à ce que j’allais voir, que Venise était « l’écolede Giorgione, la demeure du Titien, le plus complet musée de l’architecturedomestique au Moyen Âge », je me sentais heureux. Je l’étais pourtantdavantage quand, sorti pour une course, marchant vite à cause du tempsqui, après quelques jours de printemps précoce était redevenu un tempsd’hiver (comme celui que nous trouvions d’habitude à Combray, la SemaineSainte) – voyant sur les boulevards les marronniers qui, plongés dans un airglacial et liquide comme de l’eau, n’en commençaient pas moins, invitésexacts, déjà en tenue, et qui ne se sont pas laissé décourager, à arrondiret à ciseler en leurs blocs congelés, l’irrésistible verdure dont la puissanceabortive du froid contrariait mais ne parvenait pas à réfréner la progressivepoussée –, je pensais que déjà le Ponte-Vecchio était jonché à foison dejacinthes et d’anémones et que le soleil du printemps teignait déjà les flots

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du Grand Canal d’un si sombre azur et de si nobles émeraudes qu’en venantse briser aux pieds des peintures du Titien, ils pouvaient rivaliser de richescoloris avec elles. Je ne pus plus contenir ma joie quand mon père, touten consultant le baromètre et en déplorant le froid, commença à chercherquels seraient les meilleurs trains, et quand je compris qu’en pénétrantaprès le déjeuner dans le laboratoire charbonneux, dans la chambre magiquequi se chargeait d’opérer la transmutation tout autour d’elle, on pouvaits’éveiller le lendemain dans la cité de marbre et d’or « rehaussée de jaspeet pavée d’émeraudes ». Ainsi elle et la Cité des lys n’étaient pas seulementdes tableaux fictifs qu’on mettait à volonté devant son imagination, maisexistaient à une certaine distance de Paris qu’il fallait absolument franchirsi l’on voulait les voir, à une certaine place déterminée de la terre, et àaucune autre, en un mot étaient bien réelles. Elles le devinrent encore pluspour moi, quand mon père en disant : « En somme, vous pourriez rester àVenise du 20 avril au 29 et arriver à Florence dès le matin de Pâques », lesfit sortir toutes deux non plus seulement de l’Espace abstrait, mais de ceTemps imaginaire où nous situons non pas un seul voyage à la fois, maisd’autres, simultanés et sans trop d’émotion puisqu’ils ne sont que possibles– ce Temps qui se refabrique si bien qu’on peut encore le passer dans uneville après qu’on l’a passé dans une autre – et leur consacra de ces joursparticuliers qui sont le certificat d’authenticité des objets auxquels on lesemploie, car ces jours uniques, ils se consument par l’usage, ils ne reviennentpas, on ne peut plus les vivre ici quand on les a vécus là ; je sentis quec’était vers la semaine qui commençait le lundi où la blanchisseuse devantrapporter le gilet blanc que j’avais couvert d’encre, que se dirigeaient pours’y absorber au sortir du temps idéal où elles n’existaient pas encore, lesdeux Cités Reines dont j’allais avoir, par la plus émouvante des géométries,à inscrire les dômes et les tours dans le plan de ma propre vie. Mais je n’étaisencore qu’en chemin vers le dernier degré de l’allégresse ; je l’atteignis enfin(ayant seulement alors la révélation que sur les rues clapotantes, rougiesdu reflet des fresques de Giorgione, ce n’était pas, comme j’avais, malgrétant d’avertissements, continué à l’imaginer, les hommes « majestueux etterribles comme la mer, portant leur armure aux reflets de bronze sous lesplis de leur manteau sanglant » qui se promèneraient dans Venise la semaineprochaine, la veille de Pâques, mais que ce pourrait être moi le personnageminuscule que, dans une grande photographie de Saint-Marc qu’on m’avaitprêtée, l’illustrateur avait représenté, en chapeau melon, devant les porches),quand j’entendis mon père me dire : « Il doit faire encore froid sur le Grand-Canal, tu ferais bien de mettre à tout hasard dans ta malle ton pardessusd’hiver et ton gros veston. » À ces mots je m’élevai à une sorte d’extase ;ce que j’avais cru jusque-là impossible, je me sentis vraiment pénétrer entre

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ces « rochers d’améthyste pareils à un récif de la mer des Indes » ; par unegymnastique suprême et au-dessus de mes forces, me dévêtant comme d’unecarapace sans objet de l’air de ma chambre qui m’entourait, je le remplaçaipar des parties égales d’air vénitien, cette atmosphère marine, indicible etparticulière comme celle des rêves que mon imagination avait enfermée dansle nom de Venise, je sentis s’opérer en moi une miraculeuse désincarnation ;elle se doubla aussitôt de la vague envie de vomir qu’on éprouve quand onvient de prendre un gros mal de gorge, et on dut me mettre au lit avec unefièvre si tenace, que le docteur déclara qu’il fallait renoncer non seulementà me laisser partir maintenant à Florence et à Venise mais, même quandje serais entièrement rétabli, m’éviter d’ici au moins un an, tout projet devoyage et toute cause d’agitation.

Et hélas, il défendit aussi d’une façon absolue qu’on me laissât aller authéâtre entendre la Berma ; l’artiste sublime, à laquelle Bergotte trouvaitdu génie, m’aurait en me faisant connaître quelque chose qui était peut-être aussi important et aussi beau, consolé de n’avoir pas été à Florenceet à Venise, de n’aller pas à Balbec. On devait se contenter de m’envoyerchaque jour aux Champs-Élysées, sous la surveillance d’une personne quim’empêcherait de me fatiguer et qui fut Françoise, entrée à notre serviceaprès la mort de ma tante Léonie. Aller aux Champs-Élysées me futinsupportable. Si seulement Bergotte les eût décrits dans un de ses livres,sans doute j’aurais désiré de les connaître, comme toutes les choses dont onavait commencé par mettre le « double » dans mon imagination. Elle lesréchauffait, les faisait vivre, leur donnait une personnalité, et je voulais lesretrouver dans la réalité ; mais dans ce jardin public rien ne se rattachait àmes rêves.

Un jour, comme je m’ennuyais à notre place familière, à côté des chevauxde bois, Françoise m’avait emmené en excursion – au-delà de la frontièreque gardent à intervalles égaux les petits bastions des marchandes de sucred’orge –, dans ces régions voisines mais étrangères où les visages sontinconnus, où passe la voiture aux chèvres ; puis elle était revenue prendreses affaires sur sa chaise adossée à un massif de lauriers ; en l’attendantje foulais la grande pelouse chétive et rase, jaunie par le soleil, au bout delaquelle le bassin est dominé par une statue quand, de l’allée, s’adressant àune fillette à cheveux roux qui jouait au volant devant la vasque, une autreen train de mettre son manteau et de serrer sa raquette, lui cria, d’une voixbrève : « Adieu, Gilberte, je rentre, n’oublie pas que nous venons ce soir cheztoi après dîner. » Ce nom de Gilberte passa près de moi, évoquant d’autantplus l’existence de celle qu’il désignait qu’il ne la nommait pas seulement

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comme un absent dont on parle, mais l’interpellait ; il passa ainsi près demoi, en action pour ainsi dire, avec une puissance qu’accroissait la courbede son jet et l’approche de son but ; – transportant à son bord, je le sentais,la connaissance, les notions qu’avait de celle à qui il était adressé, non pasmoi, mais l’amie qui l’appelait, tout ce que, tandis qu’elle le prononçait, ellerevoyait ou du moins, possédait en sa mémoire, de leur intimité quotidienne,des visites qu’elles se faisaient l’une chez l’autre, de tout cet inconnu encoreplus inaccessible et plus douloureux pour moi d’être au contraire si familieret si maniable pour cette fille, heureuse qui m’en frôlait sans que j’y puissepénétrer et le jetait en plein air dans un cri ; – laissant déjà flotter dansl’air l’émanation délicieuse qu’il avait fait se dégager, en les touchant avecprécision, de quelques points invisibles de la vie de Mlle Swann, du soir quiallait venir, tel qu’il serait, après dîner, chez elle – formant, passager célesteau milieu des enfants et des bonnes, un petit nuage d’une couleur précieuse,pareil à celui qui, bombé au-dessus d’un beau jardin du Poussin, reflèteminutieusement comme un nuage d’opéra, plein de chevaux et de chars,quelque apparition de la vie des dieux ; – jetant enfin, sur cette herbe pelée, àl’endroit où elle était, un morceau à la fois de pelouse flétrie et un moment del’après-midi de la blonde joueuse de volant (qui ne s’arrêta de le lancer et dele rattraper que quand une institutrice à plumet bleu l’eût appelée), une petitebande merveilleuse et couleur d’héliotrope impalpable comme un reflet etsuperposée comme un tapis sur lequel je ne pus me lasser de promener mespas attardés, nostalgiques et profanateurs, tandis que Françoise me criait :« Allons, aboutonnez voir votre paletot et filons » et que je remarquais pourla première fois avec irritation qu’elle avait un langage vulgaire, et hélas,pas de plumet bleu à son chapeau.

Retournerait-elle seulement aux Champs-Élysées ? Le lendemain elle n’yétait pas ; mais je l’y vis les jours suivants ; je tournais tout le temps autourde l’endroit où elle jouait avec ses amies, si bien qu’une fois où elles ne setrouvèrent pas en nombre pour leur partie de barres, elle me fit demandersi je voulais compléter leur camp, et je jouai désormais avec elle chaquefois qu’elle était là. Mais ce n’était pas tous les jours ; il y en avait oùelle était empêchée de venir par ses cours, le catéchisme, un goûter, toutecette vie séparée de la mienne que par deux fois, condensée dans le nomde Gilberte, j’avais senti passer si douloureusement près de moi, dans leraidillon de Combray et sur la pelouse des Champs-Élysées. Ces jours-là,elle annonçait d’avance qu’on ne la verrait pas ; si c’était à cause de sesétudes, elle disait : « C’est rasant, je ne pourrai pas venir demain ; vous alleztous vous amuser sans moi », d’un air chagrin qui me consolait un peu ; maisen revanche quand elle était invitée à une matinée, et que, ne le sachant pasje lui demandais si elle viendrait jouer, elle me répondait : « J’espère bien

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que non ! J’espère bien que maman me laissera aller chez mon amie. » Dumoins ces jours-là, je savais que je ne la verrais pas, tandis que d’autres fois,c’était à l’improviste que sa mère l’emmenait faire des courses avec elle, etle lendemain elle disait : « Ah ! oui, je suis sortie avec maman », comme unechose naturelle, et qui n’eût pas été pour quelqu’un le plus grand malheurpossible. Il y avait aussi les jours de mauvais temps où son institutrice, quipour elle-même craignait la pluie, ne voulait pas l’emmener aux Champs-Élysées.

Aussi si le ciel était douteux, dès le matin je ne cessais de l’interrogeret je tenais compte de tous les présages. Si je voyais la dame d’en facequi, près de la fenêtre, mettait son chapeau, je me disais : « Cette dameva sortir ; donc il fait un temps où l’on peut sortir : pourquoi Gilberte neferait-elle pas comme cette dame ? » Mais le temps s’assombrissait, ma mèredisait qu’il pouvait se lever encore, qu’il suffirait pour cela d’un rayon desoleil, mais que plus probablement il pleuvrait ; et s’il pleuvait à quoi bonaller aux Champs-Élysées ? Aussi depuis le déjeuner mes regards anxieuxne quittaient plus le ciel incertain et nuageux. Il restait sombre. Devant lafenêtre, le balcon était gris. Tout d’un coup, sur sa pierre maussade je nevoyais pas une couleur moins terne, mais je sentais comme un effort versune couleur moins terne, la pulsation d’un rayon hésitant qui voudrait libérersa lumière. Un instant après, le balcon était pâle et réfléchissant commeune eau matinale, et mille reflets de la ferronnerie de son treillage étaientvenus s’y poser. Un souffle de vent les dispersait, la pierre s’était de nouveauassombrie, mais, comme apprivoisés, ils revenaient ; elle recommençaitimperceptiblement à blanchir et par un de ces crescendos continus commeceux qui, en musique, à la fin d’une Ouverture, mènent une seule notejusqu’au fortissimo suprême en la faisant passer rapidement par tous lesdegrés intermédiaires, je la voyais atteindre à cet or inaltérable et fixe desbeaux jours, sur lequel l’ombre découpée de l’appui ouvragé de la balustradese détachait en noir comme une végétation capricieuse, avec une ténuitédans la délinéation des moindres détails qui semblait trahir une conscienceappliquée, une satisfaction d’artiste, et avec un tel relief, un tel velours dansle repos de ses masses sombres et heureuses qu’en vérité ces reflets larges etfeuillus qui reposaient sur ce lac de soleil semblaient savoir qu’ils étaient desgages de calme et de bonheur. Lierre instantané, flore pariétaire et fugitive !la plus incolore, la plus triste, au gré de beaucoup, de celles qui peuventramper sur le mur ou décorer la croisée ; pour moi, de toutes la plus chèredepuis le jour où elle était apparue sur notre balcon, comme l’ombre mêmede la présence de Gilberte qui était peut-être déjà aux Champs-Élysées, etdès que j’y arriverais, me dirait : « Commençons tout de suite à jouer auxbarres, vous êtes dans mon camp » ; fragile, emportée par un souffle, mais

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aussi en rapport non pas avec la saison, mais avec l’heure ; promesse dubonheur immédiat que la journée refuse ou accomplira, et par là du bonheurimmédiat par excellence, le bonheur de l’amour ; plus douce, plus chaudesur la pierre que n’est la mousse même ; vivace, à qui il suffit d’un rayonpour naître et faire éclore de la joie, même au cœur de l’hiver.

Et jusque dans ces jours où toute autre végétation a disparu, où le beaucuir vert qui enveloppe le tronc des vieux arbres est caché sous la neige,quand celle-ci cessait de tomber, mais que le temps restait trop couvert pourespérer que Gilberte sortît, alors tout d’un coup, faisant dire à ma mère :« Tiens voilà justement qu’il fait beau, vous pourriez peut-être essayer toutde même d’aller aux Champs-Élysées », sur le manteau de neige qui couvraitle balcon, le soleil apparu entrelaçait des fils d’or et brodait des refletsnoirs. Ce jour-là nous ne trouvions personne ou une seule fillette prête àpartir qui m’assurait que Gilberte ne viendrait pas. Les chaises désertées parl’assemblée imposante mais frileuse des institutrices étaient vides. Seule,près de la pelouse, était assise une dame d’un certain âge qui venait partous les temps, toujours harnachée d’une toilette identique, magnifique etsombre, et pour faire la connaissance de laquelle j’aurais à cette époquesacrifié, si l’échange m’avait été permis, tous les plus grands avantagesfuturs de ma vie. Car Gilberte allait tous les jours la saluer ; elle demandait àGilberte des nouvelles de « son amour de mère » ; et il me semblait que si jel’avais connue, j’aurais été pour Gilberte quelqu’un de tout autre, quelqu’unqui connaissait les relations de ses parents. Pendant que ses petits enfantsjouaient plus loin, elle lisait toujours les Débats qu’elle appelait « mes vieuxDébats » et, par genre aristocratique, disait en parlant du sergent de ville oude la loueuse de chaises : « Mon vieil ami le sergent de ville », « la loueusede chaises et moi qui sommes de vieux amis ».

Françoise avait trop froid pour rester immobile, nous allâmes jusqu’aupont de la Concorde voir la Seine prise, dont chacun et même les enfantss’approchaient sans peur comme d’une immense baleine échouée, sansdéfense, et qu’on allait dépecer. Nous revenions aux Champs-Élysées ; jelanguissais de douleur entre les chevaux de bois immobiles et la pelouseblanche prise dans le réseau noir des allées dont on avait enlevé la neigeet sur laquelle la statue avait à la main un jet de glace ajouté qui semblaitl’explication de son geste. La vieille dame elle-même ayant plié ses Débats,demanda l’heure à une bonne d’enfants qui passait et qu’elle remercia en luidisant : « Comme vous êtes aimable ! » puis, priant le cantonnier de dire à sespetits enfants de revenir, qu’elle avait froid, ajouta : « Vous serez mille foisbon. Vous savez que je suis confuse ! » Tout à coup l’air se déchira : entrele guignol et le cirque, à l’horizon embelli, sur le ciel entrouvert, je venaisd’apercevoir, comme un signe fabuleux, le plumet bleu de Mademoiselle.

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Et déjà Gilberte courait à toute vitesse dans ma direction, étincelante etrouge sous un bonnet carré de fourrure, animée par le froid, le retard etle désir du jeu ; un peu avant d’arriver à moi, elle se laissa glisser sur laglace et, soit pour mieux garder son équilibre, soit parce qu’elle trouvaitcela plus gracieux, ou par affectation du maintien d’une patineuse, c’estles bras grands ouverts qu’elle avançait en souriant, comme si elle avaitvoulu m’y recevoir. « Brava ! Brava ! ça c’est très bien, je dirais commevous que c’est chic, que c’est crâne, si je n’étais pas d’un autre temps, dutemps de l’ancien régime, s’écria la vieille dame prenant la parole au nomdes Champs-Élysées silencieux pour remercier Gilberte d’être venue sans selaisser intimider par le temps. Vous êtes comme moi, fidèle quand même ànos vieux Champs-Élysées ; nous sommes deux intrépides. Si je vous disaisque je les aime, même ainsi. Cette neige, vous allez rire de moi, ça me faitpenser à de l’hermine ! » Et la vieille dame se mit à rire.

Le premier de ces jours – auxquels la neige, image des puissances quipouvaient me priver de voir Gilberte, donnait la tristesse d’un jour deséparation et jusqu’à l’aspect d’un jour de départ parce qu’il changeait lafigure et empêchait presque l’usage du lieu habituel de nos seules entrevuesmaintenant changé, tout enveloppé de housses –, ce jour fit pourtant faireun progrès à mon amour, car il fut comme un premier chagrin qu’elle eûtpartagé avec moi. Il n’y avait que nous deux de notre bande, et être ainsile seul qui fût avec elle, c’était non seulement comme un commencementd’intimité, mais aussi de sa part – comme si elle ne fût venue rien que pourmoi ; par un temps pareil – cela me semblait aussi touchant que si un de cesjours où elle était invitée à une matinée elle y avait renoncé pour venir meretrouver aux Champs-Élysées ; je prenais plus de confiance en la vitalité eten l’avenir de notre amitié qui restait vivace au milieu de l’engourdissement,de la solitude et de la ruine des choses environnantes ; et tandis qu’elle memettait des boules de neige dans le cou, je souriais avec attendrissement à cequi me semblait à la fois une prédilection qu’elle me marquait en me tolérantcomme compagnon de voyage dans ce pays hivernal et nouveau, et unesorte de fidélité qu’elle me gardait au milieu du malheur. Bientôt l’une aprèsl’autre, comme des moineaux hésitants, ses amies arrivèrent toutes noiressur la neige. Nous commençâmes à jouer et comme ce jour si tristementcommencé devait finir dans la joie, comme je m’approchais, avant de joueraux barres, de l’amie à la voix brève que j’avais entendue le premier jourcrier le nom de Gilberte, elle me dit : « Non, non, on sait bien que vousaimez mieux être dans le camp de Gilberte, d’ailleurs vous voyez elle vousfait signe. » Elle m’appelait en effet pour que je vinsse sur la pelouse deneige, dans son camp, dont le soleil en lui donnant les reflets roses, l’usuremétallique des brocarts anciens, faisait un camp du drap d’or.

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Ce jour que j’avais tant redouté fut au contraire un des seuls où je ne fuspas trop malheureux.

Car, moi qui ne pensais plus qu’à ne jamais rester un jour sans voirGilberte (au point qu’une fois ma grand-mère n’étant pas rentrée pourl’heure du dîner, je ne pus m’empêcher de me dire tout de suite que sielle avait été écrasée par une voiture, je ne pourrais pas aller de quelquetemps aux Champs-Élysées ; on n’aime plus personne dès qu’on aime)pourtant ces moments où j’étais auprès d’elle et que depuis la veille j’avaissi impatiemment attendus, pour lesquels j’avais tremblé, auxquels j’auraissacrifié tout le reste, n’étaient nullement des moments heureux ; et jele savais bien car c’étaient les seuls moments de ma vie sur lesquels jeconcentrasse une attention méticuleuse, acharnée, et elle ne découvrait pasen eux un atome de plaisir.

Tout le temps que j’étais loin de Gilberte, j’avais besoin de la voir, parceque cherchant sans cesse à me représenter son image, je finissais par ne plusy réussir, et par ne plus savoir exactement à quoi correspondait mon amour.Puis, elle ne m’avait encore jamais dit qu’elle m’aimait. Bien au contraire,elle avait souvent prétendu qu’elle avait des amis qu’elle me préférait, quej’étais un bon camarade avec qui elle jouait volontiers quoique trop distrait,pas assez au jeu ; enfin elle m’avait donné souvent des marques apparentesde froideur qui auraient pu ébranler ma croyance que j’étais pour elle unêtre différent des autres, si cette croyance avait pris sa source dans un amourque Gilberte aurait eu pour moi, et non pas, comme cela était, dans l’amourque j’avais pour elle, ce qui la rendait autrement résistante, puisque cela lafaisait dépendre de la manière même dont j’étais obligé, par une nécessitéintérieure, de penser à Gilberte. Mais les sentiments que je ressentais pourelle, moi-même je ne les lui avais pas encore déclarés. Certes, à toutesles pages de mes cahiers, j’écrivais indéfiniment son nom et son adresse,mais à la vue de ces vagues lignes que je traçais sans qu’elle pensât pourcela à moi, qui lui faisaient prendre autour de moi tant de place apparentesans qu’elle fût mêlée davantage à ma vie, je me sentais découragé parcequ’elles ne me parlaient pas de Gilberte qui ne les verrait même pas, mais demon propre désir qu’elles semblaient me montrer comme quelque chose depurement personnel, d’irréel, de fastidieux et d’impuissant. Le plus presséétait que nous nous vissions Gilberte et moi, et que nous puissions nousfaire l’aveu réciproque de notre amour, qui jusque-là n’aurait pour ainsidire pas commencé. Sans doute les diverses raisons qui me rendaient siimpatient de la voir auraient été moins impérieuses pour un homme mûr.Plus tard, il arrive que devenus habiles dans la culture de nos plaisirs, nousnous contentions de celui que nous avons à penser à une femme comme jepensais à Gilberte, sans être inquiets de savoir si cette image correspond à

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la réalité, et aussi de celui de l’aimer sans avoir besoin d’être certain qu’ellenous aime ; ou encore que nous renoncions au plaisir de lui avouer notreinclination pour elle, afin d’entretenir plus vivace l’inclination qu’elle apour nous, imitant ces jardiniers japonais qui pour obtenir une plus bellefleur, en sacrifient plusieurs autres. Mais à l’époque où j’aimais Gilberte,je croyais encore que l’Amour existait réellement en dehors de nous ; que,en permettant tout au plus que nous écartions les obstacles, il offrait sesbonheurs dans un ordre auquel on n’était pas libre de rien changer ; il mesemblait que si j’avais, de mon chef, substitué à la douceur de l’aveu lasimulation de l’indifférence, je ne me serais pas seulement privé d’une desjoies dont j’avais le plus rêvé mais que je me serais fabriqué à ma guise unamour factice et sans valeur, sans communication avec le vrai, dont j’auraisrenoncé à suivre les chemins mystérieux et préexistants.

Mais quand j’arrivais aux Champs-Élysées – et que d’abord j’allaispouvoir confronter mon amour, pour lui faire subir les rectificationsnécessaires à sa cause vivante, indépendante de moi –, dès que j’étais enprésence de cette Gilberte Swann sur la vue de laquelle j’avais compté pourrafraîchir les images que ma mémoire fatiguée ne retrouvait plus, de cetteGilberte Swann avec qui j’avais joué hier, et que venait de me faire salueret reconnaître un instinct aveugle comme celui qui dans la marche nous metun pied devant l’autre avant que nous ayons eu le temps de penser, aussitôttout se passait comme si elle et la fillette qui était l’objet de mes rêvesavaient été deux êtres différents. Par exemple si depuis la veille je portaisdans ma mémoire deux yeux de feu dans des joues pleines et brillantes, lafigure de Gilberte m’offrait maintenant avec insistance quelque chose queprécisément je ne m’étais pas rappelé, un certain effilement aigu du nezqui, s’associant instantanément à d’autres traits, prenait l’importance de cescaractères qui en histoire naturelle définissent une espèce, et la transmuaiten une fillette du genre de celles à museau pointu. Tandis que je m’apprêtaisà profiter de cet instant désiré pour me livrer, sur l’image de Gilberte quej’avais préparée avant de venir et que je ne retrouvais plus dans ma tête, à lamise au point qui me permettrait dans les longues heures où j’étais seul d’êtresûr que c’était bien elle que je me rappelais, que c’était bien mon amourpour elle que j’accroissais peu à peu comme un ouvrage qu’on compose,elle me passait une balle ; et comme le philosophe idéaliste dont le corpstient compte du monde extérieur à la réalité duquel son intelligence ne croitpas, le même moi qui m’avait fait la saluer avant que je l’eusse identifiée,s’empressait de me faire saisir la balle qu’elle me tendait (comme si elleétait une camarade avec qui j’étais venu jouer, et non une âme sœur quej’étais venu rejoindre), me faisait lui tenir par bienséance jusqu’à l’heure oùelle s’en allait, mille propos aimables et insignifiants et m’empêchait ainsi,

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ou de garder le silence pendant lequel j’aurais pu enfin remettre la main surl’image urgente et égarée, ou de lui dire les paroles qui pouvaient faire faire ànotre amour les progrès décisifs sur lesquels j’étais chaque fois obligé de neplus compter que pour l’après-midi suivante. Il en faisait pourtant quelques-uns. Un jour nous étions allés avec Gilberte jusqu’à la baraque de notremarchande qui était particulièrement aimable pour nous – car c’était chezelle que M. Swann faisait acheter son pain d’épices, et par hygiène, il enconsommait beaucoup, souffrant d’un eczéma ethnique et de la constipationdes Prophètes – Gilberte me montrait en riant deux petits garçons qui étaientcomme le petit coloriste et le petit naturaliste des livres d’enfants. Car l’unne voulait pas d’un sucre d’orge rouge parce qu’il préférait le violet etl’autre, les larmes aux yeux, refusait une prune que voulait lui acheter sabonne, parce que, finit-il par dire d’une voix passionnée : « J’aime mieuxl’autre prune, parce qu’elle a un ver ! » J’achetai deux billes d’un sou. Jeregardais avec admiration, lumineuses et captives dans une sébile isolée, lesbilles d’agate qui me semblaient précieuses parce qu’elles étaient sourianteset blondes comme des jeunes filles et parce qu’elles coûtaient cinquantecentimes pièce. Gilberte à qui on donnait beaucoup plus d’argent qu’à moime demanda laquelle je trouvais la plus belle. Elles avaient la transparenceet le fondu de la vie. Je n’aurais voulu lui en faire sacrifier aucune. J’auraisaimé qu’elle pût les acheter, les délivrer toutes. Pourtant je lui en désignaiune qui avait la couleur de ses yeux. Gilberte la prit, chercha son rayon doré,la caressa, paya sa rançon, mais aussitôt me remit sa captive en me disant :« Tenez, elle est à vous, je vous la donne, gardez-la comme souvenir. »

Une autre fois, toujours préoccupé du désir d’entendre la Berma dans unepièce classique, je lui avais demandé si elle ne possédait pas une brochureoù Bergotte parlait de Racine, et qui ne se trouvait plus dans le commerce.Elle m’avait prié de lui en rappeler le titre exact, et le soir je lui avais adresséun petit télégramme en écrivant sur l’enveloppe ce nom de Gilberte Swannque j’avais tant de fois tracé sur mes cahiers. Le lendemain elle m’apportadans un paquet noué de faveurs mauves et scellé de cire blanche, la brochurequ’elle avait fait chercher. « Vous voyez que c’est bien ce que vous m’avezdemandé, me dit-elle, tirant de son manchon le télégramme que je luiavais envoyé. » Mais dans l’adresse de ce pneumatique – qui, hier encoren’était rien, n’était qu’un petit bleu que j’avais écrit, et qui depuis qu’untélégraphiste l’avait remis au concierge de Gilberte et qu’un domestiquel’avait porté jusqu’à sa chambre, était devenu cette chose sans prix, un despetits bleus qu’elle avait reçus ce jour-là – j’eus peine à reconnaître leslignes vaines et solitaires de mon écriture sous les cercles imprimés qu’yavait apposés la poste, sous les inscriptions qu’y avait ajoutées au crayonun des facteurs, signes de réalisation effective, cachets du monde extérieur,

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violettes ceintures symboliques de la vie, qui pour la première fois venaientépouser, maintenir, relever, réjouir mon rêve.

Et il y eut un jour aussi où elle me dit : « Vous savez, vous pouvezm’appeler Gilberte, en tout cas moi, je vous appellerai par votre nom debaptême. C’est trop gênant. » Pourtant elle continua encore un moment àse contenter de me dire « vous » et comme je le lui faisais remarquer, ellesourit, et composant, construisant une phrase comme celles qui dans lesgrammaires étrangères n’ont d’autre but que de nous faire employer un motnouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ceque j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instantdans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales quiappartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait monnom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres – en l’effort qu’elle faisait,un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre envaleur eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau unfruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettantau même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussiplus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque lagratitude qu’il en avait, en se faisant accompagner d’un sourire.

Mais au moment même, je ne pouvais apprécier la valeur de ces plaisirsnouveaux. Ils n’étaient pas donnés par la fillette que j’aimais, au moi quil’aimait, mais par l’autre, par celle avec qui je jouais, à cet autre moi quine possédais ni le souvenir de la vraie Gilberte, ni le cœur indisponible quiseul aurait pu savoir le prix d’un bonheur, parce que seul il l’avait désiré.Même après être rentré à la maison je ne les goûtais pas, car, chaque jour, lanécessité qui me faisait espérer que le lendemain j’aurais la contemplationexacte, calme, heureuse de Gilberte, qu’elle m’avouerait enfin son amour, enm’expliquant pour quelles raisons elle avait dû me le cacher jusqu’ici, cettemême nécessité me forçait à tenir le passé pour rien, à ne jamais regarderque devant moi, à considérer les petits avantages qu’elle m’avait donnés nonpas en eux-mêmes et comme s’ils se suffisaient mais comme des échelonsnouveaux où poser le pied, qui allaient me permettre de faire un pas de plusen avant et d’atteindre enfin le bonheur que je n’avais pas encore rencontré.

Si elle me donnait parfois de ces marques d’amitié, elle me faisait ausside la peine en ayant l’air de ne pas avoir de plaisir à me voir, et celaarrivait souvent les jours mêmes sur lesquels j’avais le plus compté pourréaliser mes espérances. J’étais sûr que Gilberte viendrait aux Champs-Élysées et j’éprouvais une allégresse qui me paraissait seulement la vagueanticipation d’un grand bonheur quand – entrant dès le matin au salon pourembrasser maman déjà toute prête, la tour de ses cheveux noirs entièrementconstruite, et ses belles mains blanches et potelées sentant encore le savon

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– j’avais appris, en voyant une colonne de poussière se tenir debout touteseule au-dessus du piano, et en entendant un orgue de Barbarie jouer sousla fenêtre : « En revenant de la revue », que l’hiver recevait jusqu’au soirla visite inopinée et radieuse d’une journée de printemps. Pendant que nousdéjeunions, en ouvrant sa croisée, la dame d’en face avait fait décamperen un clin d’œil, d’à côté de ma chaise – rayant d’un seul bond toute lalargeur de notre salle à manger – un rayon qui y avait commencé sa siesteet était déjà revenu la continuer l’instant d’après. Au collège, à la classed’une heure, le soleil me faisait languir d’impatience et d’ennui en laissanttraîner une lueur dorée jusque sur mon pupitre, comme une invitation àla fête où je ne pourrais arriver avant trois heures, jusqu’au moment oùFrançoise venait me chercher à la sortie, et où nous nous acheminions versles Champs-Élysées par les rues décorées de lumière, encombrées par lafoule, et où les balcons, descellés par le soleil et vaporeux, flottaient devantles maisons comme des nuages d’or. Hélas ! aux Champs-Élysées je netrouvais pas Gilberte, elle n’était pas encore arrivée. Immobile sur la pelousenourrie par le soleil invisible qui çà et là faisait flamboyer la pointe d’unbrin d’herbe, et sur laquelle les pigeons qui s’y étaient posés avaient l’airde sculptures antiques que la pioche du jardinier a ramenées à la surfaced’un sol auguste, je restais les yeux fixés sur l’horizon, je m’attendais àtout moment à voir apparaître l’image de Gilberte suivant son institutrice,derrière la statue qui semblait tendre l’enfant qu’elle portait et qui ruisselaitde rayons, à la bénédiction du soleil. La vieille lectrice des Débats était assisesur son fauteuil, toujours à la même place, elle interpellait un gardien à quielle faisait un geste amical de la main en lui criant : « Quel joli temps ! » Etla préposée s’étant approchée d’elle pour percevoir le prix du fauteuil, ellefaisait mille minauderies en mettant dans l’ouverture de son gant le ticketde dix centimes comme si ç’avait été un bouquet, pour qui elle cherchait,par amabilité pour le donateur, la place la plus flatteuse possible. Quandelle l’avait trouvée, elle faisait exécuter une évolution circulaire à son cou,redressait son boa, et plantait sur la chaisière, en lui montrant le bout depapier jaune qui dépassait sur son poignet, le beau sourire dont une femme,en indiquant son corsage à un jeune homme, lui dit : « Vous reconnaissezvos roses ! »

J’emmenais Françoise au-devant de Gilberte jusqu’à l’Arc-de-Triomphe,nous ne la rencontrions pas, et je revenais vers la pelouse persuadé qu’ellene viendrait plus, quand, devant les chevaux de bois, la fillette à la voixbrève se jetait sur moi : « Vite, vite, il y a déjà un quart d’heure que Gilberteest arrivée. Elle va repartir bientôt. On vous attend pour faire une partie debarres. » Pendant que je montais l’avenue des Champs-Élysées, Gilberteétait venue par la rue Boissy-d’Anglas, Mademoiselle ayant profité du beau

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temps pour faire des courses pour elle ; et M. Swann allait venir chercher safille. Aussi c’était ma faute ; je n’aurais pas dû m’éloigner de la pelouse ;car on ne savait jamais sûrement par quel côté Gilberte viendrait, si ce seraitplus ou moins tard, et cette attente finissait par me rendre plus émouvants,non seulement les Champs-Élysées entiers et toute la durée de l’après-midi,comme une immense étendue d’espace et de temps sur chacun des pointset à chacun des moments de laquelle il était possible qu’apparût l’imagede Gilberte, mais encore cette image, elle-même, parce que derrière cetteimage je sentais se cacher la raison pour laquelle elle m’était décochée enplein cœur, à quatre heures au lieu de deux heures et demie, surmontée d’unchapeau de visite à la place d’un béret de jeu, devant les « Ambassadeurs »et non entre les deux guignols, je devinais quelqu’une de ces occupationsoù je ne pouvais suivre Gilberte et qui la forçaient à sortir ou à rester à lamaison, j’étais en contact avec le mystère de sa vie inconnue. C’était cemystère aussi qui me troublait quand, courant sur l’ordre de la fillette à lavoix brève pour commencer tout de suite notre partie de barres, j’apercevaisGilberte, si vive et brusque avec nous, faisant une révérence à la dame auxDébats (qui lui disait : « Quel beau soleil, on dirait du feu »), lui parlant avecun sourire timide, d’un air compassé qui m’évoquait la jeune fille différenteque Gilberte devait être chez ses parents, avec les amis de ses parents,en visite, dans toute son autre existence qui m’échappait. Mais de cetteexistence personne ne me donnait l’impression comme M. Swann qui venaitun peu après pour retrouver sa fille. C’est que lui et Mme Swann – parceque leur fille habitait chez eux, parce que ses études, ses jeux, ses amitiésdépendaient d’eux – contenaient pour moi, comme Gilberte, peut-être mêmeplus que Gilberte, comme il convenait à des lieux tout puissants sur elle enqui il aurait eu sa source, un inconnu inaccessible, un charme douloureux.Tout ce qui les concernait était de ma part l’objet d’une préoccupation siconstante que les jours où, comme ceux-là, M. Swann (que j’avais vu sisouvent autrefois sans qu’il excitât ma curiosité, quand il était lié avec mesparents) venait chercher Gilberte aux Champs-Élysées, une fois calmés lesbattements de cœur qu’avait excités en moi l’apparition de son chapeaugris et de son manteau à pèlerine, son aspect m’impressionnait encorecomme celui d’un personnage historique sur lequel nous venons de lire unesérie d’ouvrages et dont les moindres particularités nous passionnent. Sesrelations avec le comte de Paris qui, quand j’en entendais parler à Combray,me semblaient indifférentes, prenaient maintenant pour moi quelque chosede merveilleux, comme si personne d’autre n’eût jamais connu les Orléans ;elles le faisaient se détacher vivement sur le fond vulgaire des promeneursde différentes classes qui encombraient cette allée des Champs-Élysées, etau milieu desquels j’admirais qu’il consentît à figurer sans réclamer d’eux

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d’égards spéciaux, qu’aucun d’ailleurs ne songeait à lui rendre, tant étaitprofond l’incognito dont il était enveloppé.

Il répondait poliment aux saluts des camarades de Gilberte, même aumien quoiqu’il fût brouillé avec ma famille, mais sans avoir l’air de meconnaître. (Cela me rappela qu’il m’avait pourtant vu bien souvent à lacampagne ; souvenir que j’avais gardé mais dans l’ombre, parce que depuisque j’avais revu Gilberte, pour moi Swann était surtout son père, et nonplus le Swann de Combray ; comme les idées sur lesquelles j’embranchaismaintenant son nom étaient différentes des idées dans le réseau desquelles ilétait autrefois compris et que je n’utilisais plus jamais quand j’avais à penserà lui, il était devenu un personnage nouveau ; je le rattachai pourtant parune ligne artificielle secondaire et transversale à notre invité d’autrefois ;et comme rien n’avait plus pour moi de prix que dans la mesure où monamour pouvait en profiter, ce fut avec un mouvement de honte et le regretde ne pouvoir les effacer que je retrouvai les années où aux yeux de cemême Swann qui était en ce moment devant moi aux Champs-Élysées et àqui heureusement Gilberte n’avait peut-être pas dit mon nom, je m’étais sisouvent le soir rendu ridicule en envoyant demander à maman de monterdans ma chambre me dire bonsoir, pendant qu’elle prenait le café avec lui,mon père et mes grands-parents à la table du jardin.) Il disait à Gilberte qu’illui permettait de faire une partie, qu’il pouvait attendre un quart d’heure, ets’asseyant comme tout le monde sur une chaise de fer payait son ticket decette main que Philippe VII avait si souvent retenue dans la sienne, tandisque nous commencions à jouer sur la pelouse, faisant envoler les pigeonsdont les beaux corps irisés qui ont la forme d’un cœur et sont comme leslilas du règne des oiseaux, venaient se réfugier comme en des lieux d’asile,tel sur le grand vase de pierre à qui son bec en y disparaissant faisait faire legeste et assignait la destination d’offrir en abondance les fruits ou les grainesqu’il avait l’air d’y picorer, tel autre sur le front de la statue, qu’il semblaitsurmonter d’un de ces objets en émail desquels la polychromie varie danscertaines œuvres antiques la monotonie de la pierre, et d’un attribut, quiquand la déesse le porte lui vaut une épithète particulière, et en fait, commepour une mortelle un prénom différent, une divinité nouvelle.

Un de ces jours de soleil qui n’avait pas réalisé mes espérances, je n’euspas le courage de cacher ma déception à Gilberte.

– J’avais justement beaucoup de choses à vous demander, lui dis-je.Je croyais que ce jour compterait beaucoup dans notre amitié. Et aussitôtarrivée, vous allez partir ! Tâchez de venir demain de bonne heure, que jepuisse enfin vous parler.

Sa figure resplendit et ce fut en sautant de joie qu’elle me répondit :

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– Demain, comptez-y, mon bel ami, mais je ne viendrai pas ! j’ai ungrand goûter ; après midi non plus, je vais chez une amie pour voir de sesfenêtres l’arrivée du roi Théodose, ce sera superbe, et le lendemain encoreà Michel Strogoff et puis après, cela va être bientôt Noël et les vacancesdu jour de l’An. Peut-être on va m’emmener dans le midi. Ce que ce seraitchic ! quoique cela me fera manquer un arbre de Noël ; en tout cas si je resteà Paris, je ne viendrai pas ici car j’irai faire des visites avec maman. Adieu,voilà papa qui m’appelle.

Je revins avec Françoise par les rues qui étaient encore pavoisées desoleil, comme au soir d’une fête qui est finie. Je ne pouvais pas traîner mesjambes.

– Ça n’est pas étonnant, dit Françoise, ce n’est pas un temps de saison, ilfait trop chaud. Hélas ! mon Dieu, de partout il doit y avoir bien des pauvresmalades, c’est à croire que là-haut aussi tout se détraque.

Je me redisais en étouffant mes sanglots les mots où Gilberte avaitlaissé éclater sa joie de ne pas venir de longtemps aux Champs-Élysées.Mais déjà le charme dont, par son simple fonctionnement, se remplissaitmon esprit dès qu’il songeait à elle, la position particulière, unique – fût-elle affligeante – où me plaçait inévitablement par rapport à Gilberte, lacontrainte interne d’un pli mental, avaient commencé à ajouter, même à cettemarque d’indifférence, quelque chose de romanesque, et au milieu de meslarmes se formait un sourire qui n’était que l’ébauche timide d’un baiser. Etquand vint l’heure du courrier, je me dis ce soir-là comme tous les autres : Jevais recevoir une lettre de Gilberte, elle va me dire enfin qu’elle n’a jamaiscessé de m’aimer, et m’expliquera la raison mystérieuse pour laquelle ellea été forcée de me le cacher jusqu’ici, de faire semblant de pouvoir êtreheureuse sans me voir, la raison pour laquelle elle a pris l’apparence de laGilberte simple camarade.

Tous les soirs je me plaisais à imaginer cette lettre, je croyais la lire,je m’en récitais chaque phrase. Tout d’un coup je m’arrêtais effrayé. Jecomprenais que si je devais recevoir une lettre de Gilberte, ce ne pourraitpas en tout cas être celle-là puisque c’était moi qui venais de la composer.Et dès lors, je m’efforçais de détourner ma pensée des mots que j’auraisaimé qu’elle m’écrivît, par peur en les énonçant, d’exclure justement ceux-là – les plus chers, les plus désirés –, du champ des réalisations possibles.Même si par une invraisemblable coïncidence, c’eût été justement la lettreque j’avais inventée que de son côté m’eût adressée Gilberte, y reconnaissantmon œuvre je n’eusse pas eu l’impression de recevoir quelque chose qui nevînt pas de moi, quelque chose de réel, de nouveau, un bonheur extérieur àmon esprit, indépendant de ma volonté, vraiment donné par l’amour.

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En attendant je relisais une page que ne m’avait pas écrite Gilberte,mais qui du moins me venait d’elle, cette page de Bergotte sur la beautédes vieux mythes dont s’est inspiré Racine, et que, à côté de la billed’agate, je gardais toujours auprès de moi. J’étais attendri par la bontéde mon amie qui me l’avait fait rechercher ; et comme chacun a besoinde trouver des raisons à sa passion, jusqu’à être heureux de reconnaîtredans l’être qu’il aime des qualités que la littérature ou la conversationlui ont appris être de celles qui sont dignes d’exciter l’amour, jusqu’à lesassimiler par imitation et en faire des raisons nouvelles de son amour,ces qualités fussent-elles les plus opposées à celles que cet amour eûtrecherchées tant qu’il était spontané – comme Swann autrefois le caractèreesthétique de la beauté d’Odette – moi, qui avais d’abord aimé Gilberte,dès Combray, à cause de tout l’inconnu de sa vie, dans lequel j’auraisvoulu me précipiter, m’incarner, en délaissant la mienne qui ne m’étaitplus rien, je pensais maintenant comme à un inestimable avantage, que decette mienne vie trop connue, dédaignée, Gilberte pourrait devenir un jourl’humble servante, la commode et confortable collaboratrice, qui le soirm’aidant dans mes travaux, collationnerait pour moi des brochures. Quant àBergotte, ce vieillard infiniment sage et presque divin à cause de qui j’avaisd’abord aimé Gilberte, avant même de l’avoir vue, maintenant c’était surtoutà cause de Gilberte que je l’aimais. Avec autant de plaisir que les pagesqu’il avait écrites sur Racine, je regardais le papier fermé de grands cachetsde cire blancs et noué d’un flot de rubans mauves dans lequel elle me lesavait apportées. Je baisai la bille d’agate qui était le meilleur part du cœurde mon amie, la part qui n’était pas frivole, mais fidèle, et qui bien queparée du charme mystérieux de la vie de Gilberte demeurait près de moi,habitait ma chambre, couchait dans mon lit. Mais la beauté de cette pierre,et la beauté aussi de ces pages de Bergotte, que j’étais heureux d’associerà l’idée de mon amour pour Gilberte comme si dans les moments où celui-ci ne m’apparaissait plus que comme un néant, elles lui donnaient une sortede consistance, je m’apercevais qu’elles étaient antérieures à cet amour,qu’elles ne lui ressemblaient pas, que leurs éléments avaient été fixés par letalent ou par les lois minéralogiques avant que Gilberte ne me connût, querien dans le livre ni dans la pierre n’eût été autre si Gilberte ne m’avait pasaimé et que rien par conséquent ne m’autorisait à lire en eux un messagede bonheur. Et tandis que mon amour attendant sans cesse du lendemainl’aveu de celui de Gilberte, annulait, défaisait chaque soir le travail mal faitde la journée, dans l’ombre de moi-même une ouvrière inconnue ne laissaitpas au rebut les fils arrachés et les disposait, sans souci de me plaire et detravailler à mon bonheur, dans un ordre différent qu’elle donnait à tous sesouvrages. Ne portant aucun intérêt particulier à mon amour, ne commençant

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pas par décider que j’étais aimé, elle recueillait les actions de Gilberte quim’avaient semblé inexplicables et ses fautes que j’avais excusées. Alors lesunes et les autres prenaient un sens. Il semblait dire, cet ordre nouveau,qu’en voyant Gilberte, au lieu qu’elle vînt aux Champs-Élysées, aller à unematinée, faire des courses avec son institutrice et se préparer à une absencepour les vacances du jour de l’an, j’avais tort de penser, me dire : « c’estqu’elle est frivole ou docile. » Car elle eût cessé d’être l’un ou l’autre sielle m’avait aimé, et si elle avait été forcée d’obéir c’eût été avec le mêmedésespoir que j’avais les jours où je ne la voyais pas. Il disait encore, cetordre nouveau, que je devais pourtant savoir ce que c’était qu’aimer puisquej’aimais Gilberte ; il me faisait remarquer le souci perpétuel que j’avais deme faire valoir à ses yeux, à cause duquel j’essayais de persuader à ma mèred’acheter à Françoise un caoutchouc et un chapeau avec un plumet bleu, ouplutôt de ne plus m’envoyer aux Champs-Élysées avec cette bonne dont jerougissais (à quoi ma mère répondait que j’étais injuste pour Françoise, quec’était une brave femme qui nous était dévouée), et aussi ce besoin uniquede voir Gilberte qui faisait que des mois d’avance je ne pensais qu’à tâcherd’apprendre à quelle époque elle quitterait Paris et où elle irait, trouvant lepays le plus agréable un lieu d’exil si elle ne devait pas y être, et ne désirantque rester toujours à Paris tant que je pourrais la voir aux Champs-Élysées ;et il n’avait pas de peine à me montrer que ce souci-là, ni ce besoin, je neles trouverais sous les actions de Gilberte. Elle au contraire appréciait soninstitutrice, sans s’inquiéter de ce que j’en pensais. Elle trouvait naturel de nepas venir aux Champs-Élysées, si c’était pour aller faire des emplettes avecMademoiselle, agréable si c’était pour sortir avec sa mère. Et à supposermême qu’elle m’eût permis d’aller passer les vacances au même endroitqu’elle, du moins pour choisir cet endroit elle s’occupait du désir de sesparents, de mille amusements dont on lui avait parlé et nullement que ce fûtcelui où ma famille avait l’intention de m’envoyer. Quand elle m’assuraitparfois qu’elle m’aimait moins qu’un de ses amis, moins qu’elle ne m’aimaitla veille parce que je lui avais fait perdre sa partie par une négligence, jelui demandais pardon, je lui demandais ce qu’il fallait faire pour qu’ellerecommençât à m’aimer autant, pour qu’elle m’aimât plus que les autres ;je voulais qu’elle me dît que c’était déjà fait, je l’en suppliais comme si elleavait pu modifier son affection pour moi à son gré, au mien, pour me faireplaisir, rien que par les mots qu’elle dirait, selon ma bonne ou ma mauvaiseconduite. Ne savais-je donc pas que ce que j’éprouvais, moi, pour elle, nedépendait ni de ses actions, ni de ma volonté ?

Il disait enfin, l’ordre nouveau dessiné par l’ouvrière invisible, que sinous pouvons désirer que les actions d’une personne qui nous a peinésjusqu’ici n’aient pas été sincères, il y a dans leur suite une clarté contre quoi

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notre désir ne peut rien et à laquelle, plutôt qu’à lui, nous devons demanderquelles seront ses actions de demain.

Ces paroles nouvelles, mon amour les entendait ; elles le persuadaientque le lendemain ne serait pas différent de ce qu’avaient été tous les autresjours ; que le sentiment de Gilberte pour moi, trop ancien déjà pour pouvoirchanger, c’était l’indifférence ; que dans mon amitié avec Gilberte ; c’estmoi seul qui aimais. « C’est vrai, répondait mon amour, il n’y a plus rienà faire de cette amitié-là, elle ne changera pas. » Alors dès le lendemain(ou attendant une fête s’il y en avait une prochaine, un anniversaire, lenouvel an peut-être, un de ces jours qui ne sont pas pareils aux autres, où letemps recommence sur de nouveaux frais en rejetant l’héritage du passé, enn’acceptant pas le legs de ses tristesses), je demandais à Gilberte de renoncerà notre amitié ancienne et de jeter les bases d’une nouvelle amitié.

J’avais toujours à portée de ma main un plan de Paris qui, parce qu’onpouvait y distinguer la rue où habitaient M. et Mme Swann, me semblaitcontenir un trésor. Et par plaisir, par une sorte de fidélité chevaleresqueaussi, à propos de n’importe quoi, je disais le nom de cette rue, si bien quemon père me demandait, n’étant pas comme ma mère et ma grand-mère aucourant de mon amour :

– Mais pourquoi parles-tu tout le temps de cette rue, elle n’a riend’extraordinaire, elle est très agréable à habiter parce qu’elle est à deux pasdu Bois, mais il y en a dix autres dans le même cas.

Je m’arrangeais à tout propos à faire prononcer à mes parents le nom deSwann : certes je me le répétais mentalement sans cesse : mais j’avais besoinaussi d’entendre sa sonorité délicieuse et de me faire jouer cette musiquedont la lecture muette ne me suffisait pas. Ce nom de Swann d’ailleurs queje connaissais depuis si longtemps, était maintenant pour moi, ainsi qu’ilarrive à certains aphasiques à l’égard des mots les plus usuels, un nomnouveau. Il était toujours présent à ma pensée et pourtant elle ne pouvait pass’habituer à lui. Je le décomposais, je l’épelais, son orthographe était pourmoi une surprise. Et en même temps que d’être familier, il avait cessé deme paraître innocent. Les joies que je prenais à l’entendre, je les croyais sicoupables, qu’il me semblait qu’on devinait ma pensée et qu’on changeaitla conversation si je cherchais à l’y amener. Je me rabattais sur les sujetsqui touchaient encore à Gilberte, je rabâchais sans fin les mêmes paroles, etj’avais beau savoir que ce n’était que des paroles – des paroles prononcéesloin d’elle, qu’elle n’entendait pas, des paroles sans vertu qui répétaient cequi était, mais ne le pouvaient modifier – pourtant il me semblait qu’à forcede manier, de brasser ainsi tout ce qui avoisinait Gilberte j’en ferais peut-être

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sortir quelque chose d’heureux. Je redisais à mes parents que Gilberte aimaitbien son institutrice, comme si cette proposition énoncée pour la centièmefois allait avoir enfin pour effet de faire brusquement entrer Gilberte venantà tout jamais vivre avec nous. Je reprenais l’éloge de la vieille dame qui lisaitles Débats (j’avais insinué à mes parents que c’était une ambassadrice oupeut-être une altesse) et je continuai à célébrer sa beauté, sa magnificence,sa noblesse, jusqu’au jour où je dis que d’après le nom qu’avait prononcéGilberte elle devait s’appeler Mme Blatin.

Oh ! mais je vois ce que c’est, s’écria ma mère tandis que je me sentaisrougir de honte. À la garde ! À la garde ! comme aurait dit ton pauvre grand-père. Et c’est elle que tu trouves belle ! Mais elle est horrible et elle l’atoujours été. C’est la veuve d’un huissier. Tu ne te rappelles pas quand tuétais enfant les manèges que je faisais pour l’éviter à la leçon de gymnastiqueoù, sans me connaître, elle voulait venir me parler sous prétexte de me direque tu étais « trop beau pour un garçon ». Elle a toujours eu la rage deconnaître du monde et il faut bien qu’elle soit une espèce de folle comme j’aitoujours pensé, si elle connaît vraiment Mme Swann. Car si elle était d’unmilieu fort commun, au moins il n’y a jamais rien eu que je sache à dire surelle. Mais il fallait toujours qu’elle se fasse des relations. Elle est horrible,affreusement vulgaire, et avec cela faiseuse d’embarras ».

Quant à Swann, pour tâcher de lui ressembler, je passais tout mon tempsà table, à me tirer sur le nez et à me frotter les yeux. Mon père disait :« cet enfant est idiot, il deviendra affreux. » J’aurais surtout voulu êtreaussi chauve que Swann. Il me semblait un être si extraordinaire que jetrouvais merveilleux que des personnes que je fréquentais le connussentaussi et que dans les hasards d’une journée quelconque on pût être amené àle rencontrer. Et une fois, ma mère, en train de nous raconter comme chaquesoir à dîner, les courses qu’elle avait faites dans l’après-midi, rien qu’endisant : « À ce propos, devinez qui j’ai rencontré aux Trois Quartiers, aurayon des parapluies : Swann », fit éclore au milieu de son récit, fort aridepour moi, une fleur mystérieuse. Quelle mélancolique volupté, d’apprendreque cet après-midi-là, profilant dans la foule sa forme surnaturelle, Swannavait été acheter un parapluie. Au milieu des évènements grands et minimes,également indifférents, celui-là éveillait en moi ces vibrations particulièresdont était perpétuellement ému mon amour pour Gilberte. Mon père disaitque je ne m’intéressais à rien parce que je n’écoutais pas quand on parlaitdes conséquences politiques que pouvait avoir la visite du roi Thédose, ence moment l’hôte de la France et, prétendait-on, son allié. Mais combien enrevanche, j’avais envie de savoir si Swann avait son manteau à pèlerine !

– Est-ce que vous vous êtes dit bonjour ? demandai-je.

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– Mais naturellement, répondit ma mère qui avait toujours l’air decraindre que si elle eût avoué que nous étions en froid avec Swann, on eûtcherché à les réconcilier plus qu’elle ne souhaitait, à cause de Mme Swannqu’elle ne voulait pas connaître. C’est lui qui est venu me saluer, je ne levoyais pas.

– Mais alors, vous n’êtes pas brouillés ?– Brouillés ? mais pourquoi veux-tu que nous soyons brouillés, répondit-

elle vivement comme si j’avais attenté à la fiction de ses bons rapports avecSwann et essayé de travailler à un « rapprochement ».

– Il pourrait t’en vouloir de ne plus l’inviter.– On n’est pas obligé d’inviter tout le monde ; est-ce qu’il m’invite ? Je

ne connais pas sa femme.– Mais il venait bien à Combray.– Eh bien oui ! il venait à Combray, et puis à Paris il a autre chose à faire

et moi aussi. Mais je t’assure que nous n’avions pas du tout l’air de deuxpersonnes brouillées. Nous sommes restés un moment ensemble parce qu’onne lui apportait pas son paquet. Il m’a demandé de tes nouvelles, il m’a ditque tu jouais avec sa fille, ajouta ma mère, m’émerveillant du prodige quej’existasse dans l’esprit de Swann, bien plus, que ce fût d’une façon assezcomplète, pour que, quand je tremblais d’amour devant lui aux Champs-Élysées, il sût mon nom, qui était ma mère, et pût amalgamer autour de maqualité de camarade de sa fille quelques renseignements sur mes grands-parents, leur famille, l’endroit que nous habitions, certaines particularitésde notre vie d’autrefois, peut-être même inconnues de moi. Mais ma mèrene paraissait pas avoir trouvé un charme particulier à ce rayon des TroisQuartiers où elle avait représenté pour Swann, au moment où il l’avait vue,une personne définie avec qui il avait des souvenirs communs qui avaientmotivé chez lui le mouvement de s’approcher d’elle, le geste de la saluer.

Ni elle d’ailleurs ni mon père ne semblaient non plus trouver à parler desgrands-parents de Swann, du titre d’agent de change honoraire, un plaisirqui passât tous les autres. Mon imagination avait isolé et consacré dansle Paris social une certaine famille comme elle avait fait dans le Paris depierre pour une certaine maison dont elle avait sculpté la porte-cochère etrendu précieuses les fenêtres. Mais ces ornements, j’étais seul à les voir.De même que mon père et ma mère trouvaient la maison qu’habitait Swannpareille aux autres maisons construites en même temps dans le quartierdu Bois, de même la famille de Swann leur semblait du même genre quebeaucoup d’autres familles d’agents de change. Ils la jugeaient plus oumoins favorablement selon le degré où elle avait participé à des méritescommuns au reste de l’univers et ne lui trouvaient rien d’unique. Ce qu’aucontraire ils y appréciaient, ils le rencontraient à un degré égal, ou plus

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élevé, ailleurs. Aussi après avoir trouvé la maison bien située, ils parlaientd’une autre qui l’était mieux, mais qui n’avait rien à voir avec Gilberte,ou de financiers d’un cran supérieur à son grand-père ; et s’ils avaient eul’air un moment d’être du même avis que moi, c’était par un malentenduqui ne tardait pas à se dissiper. C’est que, pour percevoir dans tout cequi entourait Gilberte, une qualité inconnue analogue dans le monde desémotions à ce que peut être dans celui des couleurs l’infrarouge, mes parentsétaient dépourvus de ce sens supplémentaire et momentané dont m’avaitdoté l’amour.

Les jours où Gilberte m’avait annoncé qu’elle ne devait pas venir auxChamps-Élysées, je tâchais de faire des promenades qui me rapprochassentun peu d’elle. Parfois j’emmenais Françoise en pèlerinage devant lamaison qu’habitaient les Swann. Je lui faisais répéter sans fin ce que, parl’institutrice, elle avait appris relativement à Mme Swann. « Il paraît qu’ellea bien confiance à des médailles. Jamais elle ne partira en voyage si ellea entendu la chouette, ou bien comme un tic tac d’horloge dans le mur,ou si elle a vu un chat à minuit, ou si le bois d’un meuble, il a craqué.Ah ! c’est une personne très croyante ! » J’étais si amoureux de Gilberteque si sur le chemin j’apercevais leur vieux maître d’hôtel promenant unchien, l’émotion m’obligeait à m’arrêter, j’attachais sur ses favoris blancsdes regards pleins de passion. Françoise me disait :

– Qu’est-ce que vous avez ?Puis, nous poursuivions notre route jusque devant leur porte-cochère où

un concierge différent de tout concierge, et pénétré jusque dans les galonsde sa livrée du même charme douloureux que j’avais ressenti dans le nom deGilberte, avait l’air de savoir que j’étais de ceux à qui une indignité originelleinterdirait toujours de pénétrer dans la vie mystérieuse qu’il était chargé degarder et sur laquelle les fenêtres de l’entresol paraissaient conscientes d’êtrerefermées, ressemblant beaucoup moins entre la noble retombée de leursrideaux de mousseline à n’importe quelles autres fenêtres, qu’aux regardsde Gilberte. D’autres fois nous allions sur les boulevards et je me postaisà l’entrée de la rue Duphot ; on m’avait dit qu’on pouvait souvent y voirpasser Swann se rendant chez son dentiste ; et mon imagination différenciaittellement le père de Gilberte du reste de l’humanité, sa présence au milieudu monde réel y introduisait tant de merveilleux, que, avant même d’arriverà la Madeleine, j’étais ému à la pensée d’approcher d’une rue où pouvait seproduire inopinément l’apparition surnaturelle.

Mais le plus souvent – quand je ne devais pas voir Gilberte – commej’avais appris que Mme Swann se promenait presque chaque jour dans l’allée« des Acacias », autour du grand Lac, et dans l’allée de la – Reine Marguerite–, je dirigeais Françoise du côté du Bois de Boulogne. Il était pour moi

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comme ces jardins zoologiques où l’on voit rassemblés des flores diverseset des paysages opposés ; où, après une colline on trouve une grotte, un pré,des rochers, une rivière, une fosse, une colline, un marais, mais où l’on saitqu’ils ne sont là que pour fournir aux ébats de l’hippopotame, des zèbres,des crocodiles, des lapins russes, des ours et du héron, un milieu appropriéou un cadre pittoresque ; lui, le Bois, complexe aussi, réunissant des petitsmondes divers et clos – faisant succéder quelque ferme plantée d’arbresrouges, de chênes d’Amérique, comme une exploitation agricole dans laVirginie, à une sapinière au bord du lac, ou à une futaie d’où surgit toutà coup dans sa souple fourrure, avec les beaux yeux d’une bête, quelquepromeneuse rapide – il était le Jardin des femmes ; et – comme l’alléede Myrtes de l’Enéide – plantée pour elles d’arbres d’une seule essence,l’allée des Acacias était fréquentée par les Beautés célèbres. Comme, deloin, la culmination du rocher d’où elle se jette dans l’eau, transporte dejoie les enfants qui savent qu’ils vont voir l’otarie, bien avant d’arriver àl’allée des Acacias leur parfum qui, irradiant alentour, faisait sentir de loinl’approche et la singularité d’une puissante et molle individualité végétale ;puis, quand je me rapprochais, le faîte aperçu de leur frondaison légère etmièvre, d’une élégance facile, d’une coupe coquette et d’un mince tissu,sur laquelle des centaines de fleurs s’étaient abattues comme des coloniesailées et vibratiles de parasites précieux ; enfin jusqu’à leur nom féminin,désœuvré et doux, me faisaient battre le cœur mais d’un désir mondain,comme ces valses qui ne nous évoquent plus que le nom des belles invitéesque l’huissier annonce à l’entrée d’un bal. On m’avait dit que je verraisdans l’allée certaines élégantes que, bien qu’elles n’eussent pas toutes étéépousées, l’on citait habituellement à côté de Mme Swann, mais le plussouvent sous leur nom de guerre ; leur nouveau nom, quand il y en avait un,n’était qu’une sorte d’incognito que ceux qui voulaient parler d’elles avaientsoin de lever pour se faire comprendre. Pensant que le Beau – dans l’ordredes élégances féminines – était régi par des lois occultes à la connaissancedesquelles elles avaient été initiées, et qu’elles avaient le pouvoir de leréaliser, j’acceptais d’avance comme une révélation l’apparition de leurtoilette, de leur attelage, de mille détails au sein desquels je mettais macroyance comme une âme intérieure qui donnait la cohésion d’un chef-d’œuvre à cet ensemble éphémère et mouvant. Mais c’est Mme Swann que jevoulais voir, et j’attendais qu’elle passât, ému comme si ç’avait été Gilberte,dont les parents, imprégnés comme tout ce qui l’entourait, de son charme,excitaient en moi autant d’amour qu’elle, même un trouble plus douloureux(parce que leur point de contact avec elle était cette partie intestine de savie qui m’était interdite), et enfin (car je sus bientôt, comme on le verra,qu’ils n’aimaient pas que je jouasse avec elle), ce sentiment de vénération

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que nous vouons toujours ceux qui exercent sans frein la puissance de nousfaire du mal.

J’assignais la première place à la simplicité, dans l’ordre des méritesesthétiques et des grandeurs mondaines quand j’apercevais Mme Swannà pied, dans une polonaise de drap, sur la tête un petit toquet agrémentéd’une aile de lophophore, un bouquet de violettes au corsage, pressée,traversant l’allée des Acacias comme si ç’avait été seulement le chemin leplus court pour rentrer chez elle et répondant d’un clin d’œil aux messieursen voiture qui, reconnaissant de loin sa silhouette, la saluaient et se disaientque personne n’avait autant de chic. Mais au lieu de la simplicité, c’est lefaste que je mettais au plus haut rang, si, après que j’avais forcé Françoise,qui n’en pouvait plus et disait que les jambes « lui rentraient », à faire lescent pas pendant une heure, je voyais enfin, débouchant de l’allée qui vientde la Porte Dauphine – image pour moi d’un prestige royal, d’une arrivéesouveraine telle qu’aucune reine véritable n’a pu m’en donner l’impressiondans la suite, parce que j’avais de leur pouvoir une notion moins vague etplus expérimentale – emportée par le vol de deux chevaux ardents, minces etcontournés comme on en voit dans les dessins de Constantin Guys, portantétabli sur son siège un énorme cocher fourré comme un cosaque, à côtéd’un petit groom rappelant le « tigre » de « feu Baudenord », je voyais– ou plutôt je sentais imprimer sa forme dans mon cœur par une nette etépuisante blessure – une incomparable victoria, à dessein un peu haute etlaissant passer à travers son luxe « dernier cri » des allusions aux formesanciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, sescheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d’un mincebandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d’où descendaient de longsvoiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu oùje ne voyais que la bienveillance d’une Majesté et où il y avait surtout laprovocation de la cocotte, et qu’elle inclinait avec douceur sur les personnesqui la saluaient. Ce sourire en réalité disait aux uns : « Je me rappelle trèsbien, c’était exquis ! » ; à d’autres : « Comme j’aurais aimé ! ç’a été lamauvaise chance ! » ; à d’autres : « Mais si vous voulez ! Je vais suivreencore un moment la file et dès que je pourrai, je couperai. » Quand passaientdes inconnus, elle laissait cependant autour de ses lèvres un sourire oisif,comme tourné vers l’attente ou le souvenir d’un ami et qui faisait dire :« Comme elle est belle ! » Et pour certains hommes seulement elle avaitun sourire aigre, contraint, timide et froid et qui signifiait : « Oui, rosse,je sais que vous avez une langue de vipère, que vous ne pouvez pas voustenir de parler ! Est-ce que je m’occupe de vous, moi ! » Coquelin passaiten discourant au milieu d’amis qui l’écoutaient et faisait avec la main àdes personnes en voiture, un large bonjour de théâtre. Mais je ne pensais

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qu’à Mme Swann et je faisais semblant de ne pas l’avoir vue, car je savaisqu’arrivée à la hauteur du Tir aux pigeons elle dirait à son cocher de couperla file et de l’arrêter pour qu’elle pût descendre l’allée à pied. Et les joursoù je me sentais le courage de passer à côté d’elle, j’entraînais Françoisedans cette direction. À un moment en effet, c’est dans l’allée des piétons,marchant vers nous que j’apercevais Mme Swann laissant s’étaler derrièreelle la longue traîne de sa robe mauve, vêtue, comme le peuple imagineles reines, d’étoffes et de riches atours que les autres femmes ne portaientpas, abaissant parfois son regard sur le manche de son ombrelle, faisant peuattention aux personnes qui passaient, comme si sa grande affaire et sonbut avaient été de prendre de l’exercice, sans penser qu’elle était vue et quetoutes les têtes étaient tournées vers elle. Parfois pourtant quand elle s’étaitretournée pour appeler son lévrier, elle jetait imperceptiblement un regardcirculaire autour d’elle.

Ceux même qui ne la connaissaient pas étaient avertis par quelque chosede singulier et d’excessif – ou peut-être par une radiation télépathiquecomme celles qui déchaînaient des applaudissements dans la foule ignoranteaux moments où la Berma était sublime – que ce devait être quelquepersonne connue. Ils se demandaient : « Qui est-ce ? », interrogeaientquelquefois un passant, ou se promettaient de se rappeler la toilette commeun point de repère pour des amis plus instruits qui les renseigneraientaussitôt. D’autres promeneurs, s’arrêtant à demi, disaient :

– « Vous savez qui c’est ? Mme Swann ! Cela ne vous dit rien ? Odettede Crécy ? »

– « Odette de Crécy ? Mais je me disais aussi, ces yeux tristes… Maissavez-vous qu’elle ne doit plus être de la première jeunesse ! Je me rappelleque j’ai couché avec elle le jour de la démission de Mac-Mahon. »

– « Je crois que vous ferez bien de ne pas le lui rappeler. Elle estmaintenant Mme Swann la femme d’un monsieur du Jockey, ami du princede Galles. Elle est du reste encore superbe. »

– « Oui, mais si vous l’aviez connue à ce moment-là, ce qu’elle étaitjolie ! Elle habitait un petit hôtel très étrange avec des chinoiseries. Je merappelle que nous étions embêtés par le bruit des crieurs de journaux, ellea fini par me faire lever. »

Sans entendre les réflexions, je percevais autour d’elle le murmureindistinct de la célébrité. Mon cœur battait d’impatience quand je pensaisqu’il allait se passer un instant encore avant que tous ces gens, au milieudesquels je remarquais avec désolation que n’était pas un banquier mulâtrepar lequel je me sentais méprisé, vissent le jeune homme inconnu auquel ilsne prêtaient aucune attention, saluer (sans la connaître, à vrai dire, mais jem’y croyais autorisé parce que mes parents connaissaient son mari et que

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j’étais le camarade de sa fille), cette femme dont la réputation de beauté,d’inconduite et d’élégance était universelle. Mais déjà j’étais tout près deMme Swann, alors je lui tirais un si grand coup de chapeau, si étendu, siprolongé, qu’elle ne pouvait s’empêcher de sourire. Des gens riaient. Quantà elle, elle ne m’avait jamais vu avec Gilberte, elle ne savait pas mon nom,mais j’étais pour elle comme un des gardes du Bois, ou le batelier ou lescanards du lac à qui elle jetait du pain – un des personnages secondaires,familiers, anonymes, aussi dénués de caractères individuels qu’un « emploide théâtre », de ses promenades au bois. Certains jours où je ne l’avais pasvue allée des Acacias, il m’arrivait de la rencontrer dans l’allée de la Reine-Marguerite où vont les femmes qui cherchent à être seules, ou à avoir l’airde chercher à l’être ; elle ne le restait pas longtemps, bientôt rejointe parquelque ami, souvent coiffé d’un « tube » gris, que je ne connaissais pas etqui causait longuement avec elle, tandis que leurs deux voitures suivaient.

Cette complexité du bois de Boulogne qui en fait un lieu factice et, dansle sens zoologique ou mythologique du mot, un Jardin, je l’ai retrouvéecette année comme je le traversais pour aller à Trianon, un des premiersmatins de ce mois de novembre où, à Paris, dans les maisons, la proximitéet la privation du spectacle de l’automne qui s’achève si vite sans qu’ony assiste, donnent une nostalgie, une véritable fièvre des feuilles mortesqui peut aller jusqu’à empêcher de dormir. Dans ma chambre fermée, elless’interposaient depuis un mois, évoquées par mon désir de les voir, entre mapensée et n’importe quel objet auquel je m’appliquais, et tourbillonnaientcomme ces taches jaunes qui parfois, quoi que nous regardions, dansentdevant nos yeux. Et ce matin-là, n’entendant plus la pluie tomber commeles jours précédents, voyant le beau temps sourire aux coins des rideauxfermés comme aux coins d’une bouche close qui laisse échapper le secretde son bonheur, j’avais senti que ces feuilles jaunes, je pourrais les regardertraversées par la lumière, dans leur suprême beauté ; et ne pouvant pasdavantage me tenir d’aller voir des arbres qu’autrefois, quand le ventsoufflait trop fort dans ma cheminée, de partir pour le bord de la mer,j’étais sorti pour aller à Trianon, en passant par le bois de Boulogne. C’étaitl’heure et c’était la saison où le Bois semble peut-être le plus multiple,non seulement parce qu’il est plus subdivisé, mais encore parce qu’il l’estautrement. Même dans les parties découvertes où l’on embrasse un grandespace, çà et là, en face des sombres masses lointaines des arbres quin’avaient pas de feuilles ou qui avaient encore leurs feuilles de l’été, undouble rang de marronniers orangés semblait, comme dans un tableau àpeine commencé, avoir seul encore été peint par le décorateur qui n’aurait

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pas mis de couleur sur le reste, et tendait son allée en pleine lumière pour lapromenade épisodique de personnages qui ne seraient ajoutés que plus tard.

Plus loin, là où toutes leurs feuilles vertes couvraient les arbres, unseul, petit trapu, étêté et têtu, secouait au vent une vilaine chevelure rouge.Ailleurs encore c’était le premier éveil de ce mois de mai des feuilles,et celles d’un empelopsis merveilleux et souriant comme une épine rosede l’hiver, depuis le matin même étaient tout en fleur. Et le Bois avaitl’aspect provisoire et factice d’une pépinière ou d’un parc, où soit dans unintérêt botanique, soit pour la préparation d’une fête, on vient d’installer,au milieu des arbres de sorte commune qui n’ont pas encore été déplantés,deux ou trois espèces précieuses aux feuillages fantastiques et qui semblentautour d’eux réserver du vide, donner de l’air, faire de la clarté. Ainsic’était la saison où le Bois de Boulogne trahit le plus d’essences diverseset juxtapose le plus de parties distinctes en un assemblage composite. Etc’était aussi l’heure. Dans les endroits où les arbres gardaient encore leursfeuilles, ils semblaient subir une altération de leur matière à partir du pointoù ils étaient touchés par la lumière du soleil, presque horizontale le matincomme elle le redeviendrait quelques heures plus tard au moment où dans lecrépuscule commençant, elle s’allume comme une lampe, projette à distancesur le feuillage un reflet artificiel et chaud, et fait flamber les suprêmesfeuilles d’un arbre qui reste le candélabre incombustible et terne de sonfaîte incendié. Ici, elle épaississait comme des briques, et, comme unejaune maçonnerie persane à dessins bleus, cimentait grossièrement contrele ciel les feuilles des marronniers, là au contraire les détachait de luivers qui elles crispaient leurs doigts d’or. À mi-hauteur d’un arbre habilléde vigne vierge, elle greffait et faisait épanouir, impossible à discernernettement dans l’éblouissement, un immense bouquet comme de fleursrouges, peut-être une variété d’œillet. Les différentes parties du Bois, mieuxconfondues l’été dans l’épaisseur et la monotonie des verdures se trouvaientdégagées. Des espaces plus éclaircis laissaient voir l’entrée de presquetoutes, ou bien un feuillage somptueux la désignait comme une oriflamme.On distinguait, comme sur une carte en couleur, Armenonville, le PréCatelan, Madrid, le Champ de courses, les bords du Lac. Par momentsapparaissait quelque construction inutile, une fausse grotte, un moulin à quiles arbres en s’écartant faisaient place ou qu’une pelouse portait en avantsur sa moelleuse plateforme. On sentait que le Bois n’était pas qu’un bois,qu’il répondait à une destination étrangère à la vie de ses arbres, l’exaltationque j’éprouvais n’était pas causée que par l’admiration de l’automne, maispar un désir. Grande source d’une joie que l’âme ressent d’abord sans enreconnaître la cause, sans comprendre que rien au-dehors ne la motive. Ainsiregardais-je les arbres avec une tendresse insatisfaite qui les dépassait et

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se portait à mon insu vers ce chef-d’œuvre des belles promeneuses qu’ilsenferment chaque jour pendant quelques heures. J’allais vers l’allée desAcacias. Je traversais des futaies où la lumière du matin qui leur imposaitdes divisions nouvelles, émondait les arbres, mariait ensemble les tigesdiverses et composait des bouquets. Elle attirait adroitement à elle deuxarbres ; s’aidant du ciseau puissant du rayon et de l’ombre, elle retranchaità chacun une moitié de son tronc et de ses branches, et, tressant ensembleles deux moitiés qui restaient, en faisait soit un seul pilier d’ombre, quedélimitait l’ensoleillement d’alentour, soit un seul fantôme de clarté dont unréseau d’ombre noire cernait le factice et tremblant contour. Quand un rayonde soleil dorait les plus hautes branches, elles semblaient, trempées d’unehumidité étincelante, émerger seules de l’atmosphère liquide et couleurd’émeraude où la futaie tout entière était plongée comme sous la mer. Carles arbres continuaient à vivre de leur vie propre et quand ils n’avaient plusde feuilles, elle brillait mieux sur le fourreau de velours vert qui enveloppaitleurs troncs ou dans l’émail blanc des sphères de gui qui étaient seméesau faîte des peupliers, rondes comme le soleil et la lune dans la Créationde Michel-Ange. Mais forcés depuis tant d’années par une sorte de greffeà vivre en commun avec la femme, ils m’évoquaient la dryade, la bellemondaine rapide et colorée qu’au passage ils couvrent de leurs branches etobligent à ressentir comme eux la puissance de la saison ; ils me rappelaientle temps heureux de ma croyante jeunesse, quand je venais avidementaux lieux où des chefs-d’œuvre d’élégance féminine se réaliseraient pourquelques instants entre les feuillages inconscients et complices. Mais labeauté que faisaient désirer les sapins et les acacias du bois de Boulogne,plus troublants en cela que les marronniers et les lilas de Trianon que j’allaisvoir, n’était pas fixée en dehors de moi dans les souvenirs d’une époquehistorique, dans des œuvres d’art, dans un petit temple à l’amour au piedduquel s’amoncellent les feuilles palmées d’or. Je rejoignis les bords duLac, j’allai jusqu’au Tir aux pigeons. L’idée de perfection que je portaisen moi, je l’avais prêtée alors à la hauteur d’une victoire, à la maigreurde ces chevaux furieux et légers comme des guêpes, les yeux injectés desang comme les cruels chevaux de Diomède, et que maintenant, pris d’undésir de revoir ce que j’avais aimé, aussi ardent que celui qui me poussaitbien des années auparavant dans ces mêmes chemins, je voulais avoir denouveau sous les yeux au moment où l’énorme cocher de Mme Swann,surveillé par un petit groom gros comme le poing et aussi enfantin quesaint Georges, essayait de maîtriser leurs ailes d’acier qui se débattaienteffarouchées et palpitantes. Hélas ! il n’y avait plus que des automobilesconduites par des mécaniciens moustachus qu’accompagnaient de grandsvalets de pied. Je voulais tenir sous les yeux de mon corps pour savoir s’ils

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étaient aussi charmants que les voyaient les yeux de ma mémoire, de petitschapeaux de femmes si bas qu’ils semblaient une simple couronne. Tousmaintenant étaient immenses, couverts de fruits et de fleurs et d’oiseauxvariés. Au lieu des belles robes dans lesquelles Mme Swann avait l’air d’unereine, des tuniques gréco-saxonnes relevaient avec les plis des Tanagra, etquelquefois dans le style du Directoire, des chiffons liberty semés de fleurscomme un papier peint. Sur la tête des messieurs qui auraient pu se promeneravec Mme Swann dans l’allée de la Reine-Marguerite, je ne trouvais pas lechapeau gris d’autrefois, ni même un autre. Ils sortaient nu-tête. Et toutesces parties nouvelles du spectacle, je n’avais plus de croyance à y introduirepour leur donner la consistance, l’unité, l’existence ; elles passaient éparsesdevant moi, au hasard, sans vérité, ne contenant en elles aucune beautéque mes yeux eussent pu essayer comme autrefois de composer. C’étaientdes femmes quelconques, en l’élégance desquelles je n’avais aucune foi etdont les toilettes me semblaient sans importance. Mais quand disparaît unecroyance, il lui survit – et de plus en plus vivace pour masquer le manquede la puissance que nous avons perdue de donner de la réalité à des chosesnouvelles – un attachement fétichiste aux anciennes qu’elle avait animée,comme si c’était en elle et non en nous que le divin résidait et si notreincrédulité actuelle avait une cause contingente, la mort des Dieux.

Quelle horreur ! me disais-je : peut-on trouver ces automobiles élégantescomme étaient les anciens attelages ? je suis sans doute déjà trop vieux– mais je ne suis pas fait pour un monde où les femmes s’entravent dansdes robes qui ne sont pas même en étoffe. À quoi bon venir sous cesarbres, si rien n’est plus de ce qui s’assemblait sous ces délicats feuillagesrougissants, si la vulgarité et la folie ont remplacé ce qu’ils encadraientd’exquis. Quelle horreur ! Ma consolation c’est de penser aux femmes quej’ai connues, aujourd’hui qu’il n’y a plus d’élégance. Mais comment desgens qui contemplent ces horribles créatures sous leurs chapeaux couvertsd’une volière ou d’un potager, pourraient-ils même sentir ce qu’il y avait decharmant à voir Mme Swann coiffée d’une simple capote mauve ou d’un petitchapeau que dépassait une seule fleur d’iris toute droite. Aurais-je mêmepu leur faire comprendre l’émotion que j’éprouvais par les matins d’hiver àrencontrer Mme Swann à pied, en paletot de loutre, coiffée d’un simple béretque dépassaient deux couteaux de plumes de perdrix, mais autour de laquellela tiédeur factice de son appartement était évoquée, rien que par le bouquetde violettes qui s’écrasait à son corsage et dont le fleurissement vivant etbleu en face du ciel gris, de l’air glacé, des arbres aux branches nues, avaitle même charme de ne prendre la saison et le temps que comme un cadre, etde vivre dans une atmosphère humaine, dans l’atmosphère de cette femme,qu’avaient dans les vases et les jardinières de son salon, près du feu allumé,

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devant le canapé de soie, les fleurs qui regardaient par la fenêtre close laneige tomber ? D’ailleurs il ne m’eût pas suffi que les toilettes fussent lesmêmes qu’en ces années-là. À cause de la solidarité qu’ont entre elles lesdifférentes parties d’un souvenir et que notre mémoire maintient équilibréesdans un assemblage où il ne nous est pas permis de rien distraire, ni refuser,j’aurais voulu pouvoir aller finir la journée chez une de ces femmes, devantune tasse de thé, dans un appartement aux murs peints de couleurs sombres,comme était encore celui de Mme Swann (l’année d’après celle où se terminela première partie de ce récit) et où luiraient les feux orangés, la rougecombustion, la flamme rose et blanche des chrysanthèmes dans le crépusculede novembre pendant des instants pareils à ceux où (comme on le verraplus tard) je n’avais pas su découvrir les plaisirs que je désirais. Maismaintenant, même ne me conduisant à rien, ces instants me semblaient avoireu eux-mêmes assez de charme. Je voudrais les retrouver tels que je me lesrappelais. Hélas ! il n’y avait plus que des appartements Louis XVI toutblancs, émaillés d’hortensias bleus. D’ailleurs, on ne revenait plus à Parisque très tard. Mme Swann m’eût répondu d’un château qu’elle ne rentreraitqu’en février, bien après le temps des chrysanthèmes, si je lui avais demandéde reconstituer pour moi les éléments de ce souvenir que je sentais attachéà une année lointaine, à un millésime vers lequel il ne m’était pas permis deremonter, les éléments de ce désir devenu lui-même inaccessible comme leplaisir, qu’il avait jadis vainement poursuivi. Et il m’eût fallu aussi que cefussent les mêmes femmes, celles dont la toilette m’intéressait parce que,au temps où je croyais encore, mon imagination les avait individualiséeset les avait pourvues d’une légende. Hélas ! dans l’avenue des Acacias– l’allée des Myrtes – j’en revis quelques-unes, vieilles, et qui n’étaientplus que les ombres terribles de ce qu’elles avaient été, errant, cherchantdésespérément on ne sait quoi dans les bosquets virgiliens. Elles avaientfui depuis longtemps que j’étais encore à interroger vainement les cheminsdésertés. Le soleil s’était caché. La nature recommençait à régner sur le Boisd’où s’était envolée l’idée qu’il était le Jardin élyséen de la Femme ; au-dessus du moulin factice le vrai ciel était gris ; le vent ridait le Grand Lac depetites vaguelettes, comme un lac ; de gros oiseaux parcouraient rapidementle Bois, comme un bois, et poussant des cris aigus se posaient l’un aprèsl’autre sur les grands chênes qui sous leur couronne druidique et avec unemajesté dodonéenne semblaient proclamer le vide inhumain de la forêtdésaffectée, et m’aidaient à mieux comprendre la contradiction que c’est dechercher dans la réalité les tableaux de la mémoire, auxquels manqueraittoujours le charme qui leur vient de la mémoire même et de n’être pas perçuspar les sens. La réalité que j’avais connue n’existait plus. Il suffisait que Mme

Swann n’arrivât pas toute pareille au même moment, pour que l’Avenue fût

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autre. Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde del’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mincetranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ;le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant ; etles maisons, les routes, les avenues, sont fugitives, hélas, comme les années.

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