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D'un monde à l'autre DÉCOUVERTE DU PASSE Collection dirigée par Marcel Brion Geoffrey Bibby. Des cavernes à l'Europe des Vikings. Marcel Brion. La Résurrection des villes mortes. 2 vol. Tome 1 : Chine, Inde, Amérique latine. Tome Il : Asie centrale, Afrique, Proche-Orient. C. W. Ceram. Des Dieux, des tombeaux, des savants. 150e mille. C. W. Ceram. Le Secret des Hittites. Comte E. Corti. Vie, mort et résurrection d'Herculanum et de Pompéi. 60e mille. Henri-Paul Eydoux. Monuments et trésors de la Gaule. Préface de Jérôme Carcopino, de l'Académie française. Henri-Paul Eydoux. Cités mortes et lieux maudits de France. Henri-Paul Eydoux. Hommes et dieux de la Gaule. Henri-Paul Eydoux. Lumières sur la Gaule. Henri-Paul Eydoux. Résurrection de la Gaule. René Guerdan. Vie, grandeurs et misères de Byzance. René Guerdan. Vie, grandeurs et misères de Venise. Siegfried Huber. Au royaume des Incas. Sir Charles Marston. La Bible a dit vrai. J.-A. Mauduit. Quarante mille ans d'art moderne.

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D'un monde à l'autre DÉCOUVERTE DU PASSE Collection dirigée par Marcel Brion

Geoffrey Bibby. Des cavernes à l'Europe des Vikings. Marcel Brion. La Résurrection des villes mortes. 2 vol.

Tome 1 : Chine, Inde, Amérique latine. Tome Il : Asie centrale, Afrique, Proche-Orient.

C. W. Ceram. Des Dieux, des tombeaux, des savants. 150e mille. C. W. Ceram. Le Secret des Hittites.

Comte E. Corti. Vie, mort et résurrection d'Herculanum et de Pompéi. 60e mille.

Henri-Paul Eydoux. Monuments et trésors de la Gaule. Préface de Jérôme Carcopino, de l'Académie française.

Henri-Paul Eydoux. Cités mortes et lieux maudits de France. Henri-Paul Eydoux. Hommes et dieux de la Gaule.

Henri-Paul Eydoux. Lumières sur la Gaule. Henri-Paul Eydoux. Résurrection de la Gaule.

René Guerdan. Vie, grandeurs et misères de Byzance. René Guerdan. Vie, grandeurs et misères de Venise.

Siegfried Huber. Au royaume des Incas. Sir Charles Marston. La Bible a dit vrai.

J.-A. Mauduit. Quarante mille ans d'art moderne.

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© Librairie Plon, 1967.

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INTRODUCTION

LE MEXIQUE ET LA CULTURE MODERNE

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Il est peu de pays au monde qui exercent sur l'imagi- nation d'un Européen une fascination égale à celle du Mexi- que. Ce prestige est assez récent. Chateaubriand, qui étendit ses rêves sur les rives du Mississipi, a ignoré la poésie de l'Anahuac. Il n'y a pas tellement longtemps — ce fut au milieu du XIX" siècle — qu'un abbé français, Brasseur de Bourbourg, et un Anglais, Prescott, nous ont révélé, après les religieux et les capitaines de la conquête, aux temps héroïques, l'étonnante histoire d'un monde légendaire, en ressuscitant à nos yeux les monuments qui gardent le trésor d'une civilisation effacée ou ensevelie dans les siècles.

Histoire lointaine, encore plus qu'à demi enveloppée de nuages, mais attirante comme une vision dessinée sur l'hori- zon vaporeux. Le cadre est baroque, comme le décor d'un théâtre fantastique planté dans les solitudes : édifices fabu- leux et cités hallucinantes, on dirait une Atlantide qui sou- lève le poids d'un silence séculaire.

Le poète mexicain Alfonso Reyes a su, dans ses Visions de l'Anahuac, donner une voix à ce paysage a non dépour- vu d'une certaine stérilité aristocratique, sur laquelle erre notre regard inquisiteur, tandis que l'esprit discerne chaque ligne, caresse chaque ondulation. C'est sous cette fulguration de l'air, dans cette fraîcheur et cette placidité que des hom- mes ignorés répandirent leur ample méditation spirituelle. Extatiques, entre le nopal de l'aigle et du serpent, résumé de nos campagnes, ils ont entendu la voix de l'oiseau augu- rai qui leur promettait un sûr asile sur les lacs hospitaliers. Plus tard, sur ces palafittes surgit une cité repeuplée à la suite des invasions des seigneurs mythologiques qui arri- vaient des Sept cavernes, le berceau des sept familles qui

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se répandirent sur notre sol. Plus tard encore, la cité avait étendu son empire, et le bruit d'une civilisation cyclopéenne, comme celles de Babylone ou de l'Egypte, se prolongea, déjà lasse, jusque sous les jours néfastes de Montezuma « le dolent ». Et c'est alors que sonna l'heure de la stupéfaction, quand franchissant la barrière des volcans enneigés, les hom- mes de Cortès (« poudre, sueur et fer ») se présentèrent dans ce monde de tumulte et d'éclairs sur le vaste cirque des montagnes. A leurs pieds, dans un miroir de cristal s'éten- dait la cité pittoresque, émanée toute entière du temple, de telle façon que ses rues irradiantes prolongeaient les arêtes de la pyramide. Jusqu'à eux, dans quelque fleuve sanglant, se propageait la plainte hurlante des trompes et, multiplié par l'écho, le battement du sauvage tambour ».

Ce paysage, qui a séduit tous ceux qui l'ont contem- plé, les hommes de fer de la conquête en ont subi l'enchan- tement. Ils ont entendu le tambour sauvage. Ils arrivaient avides de prodiges. Qu'allaient-ils découvrir dans la terre inconnue ? Des hommes nourris de parfums, des pygmées enveloppés durant la nuit dans leurs oreilles, des amphibies dormant dans l'eau, des hommes-oiseaux, des amazones, toute la faune extravagante des légendes du Moyen-Age. Ces sol- dats sont des rêveurs qui ont cru rencontrer les créations de leur fantaisie.

C'est avec cette ingénuité qu'ils se risquent dans les déserts, au faîte des volcans d'une altitude inouïe : ils s'émer- veillent de tout. Les cités des Aztèques, les chaussées édifiées sur les eaux du grand lac de Texcoco, les maisons de pierre ou de pisé, les jardins flottants, odorants comme des paniers de fleurs, les palais, les temples colossaux, les marchés four- millants d'artisans et de commerçants les enchantent. Ils poussent des cris d'admiration : « C'est Ninive ! C'est Baby- lone ! Cette place est plus belle que celle de Salamanque, cette tour est plus haute que la Giralda de Séville ». Ces princes ou ces rois, parés de joyaux, sont comparables aux héros des romans de chevalerie. Les cavaliers envoyés en éclaireurs reviennent au galop : « Ils ont découvert une ville toute en argent ». Quel bon public ! Ils prennent tout au sérieux. Pas de fanfaronnade de civilisés prenant con- tact avec la barbarie. Fernand Cortès s'avance en présence

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de Montezuma avec la déférence d'un ambassadeur du roi d'Espagne saluant un souverain cousin de son maître.

Mais on sait comment s'acheva l'épopée, l'effroi qui suc- céda à l'enchantement, le frisson qui saisit les conquistadores quand ils furent témoins des sacrifices sanglants qui se per- pétraient au haut des teocallis, quand ils touchèrent les mains des prêtres sataniques qui venaient d'arracher le cœur des victimes dans des sanctuaires noircis par les fumées de l'en- cens. Suivent les massacres, les destructions, les amertumes de la « Nuit triste ».

Les siècles s'écoulèrent, l'émoi s'éteignit. Les antiquités du Mexique, l'histoire des Aztèques de l'Anahuac, des Mayas du Yucatan devinrent autre chose que le prétexte de décla- mations humanitaires, de polémiques et d'apologies. Les sa- vants du XXe siècle firent abstraction de controverses désor- mais assez vaines sur un passé irrévocable, et alors commença l'étude systématique des vestiges encore préservés sur le con- tinent mystérieux. On se remit à lire les textes traduits jadis en espagnol par les religieux : le Popol Vuh, la Bible des peuples mayas-quichés, et à l'instar de Champollion penché sur les hiéroglyphes de l'Egypte, des érudits s'employèrent a déchiffrer les inscriptions hermétiques gravées sur les mo- numents en ruines. Peintures, sculptures, codices écrits sur des feuilles de nequen, tout se trouva soumis aux méticu- leuses perquisitions des archéologues.

Bien plus, dans la sylve quasi inaccessible qui cachait les temples et les cités mortes, pénétrèrent des équipes d'ex- plorateurs, armés de la technique moderne. Bernai Diaz del Castillo, un des compagnons de Fernand Cortès, nous raconte qu'au cours de leur marche à travers le Yucatan, les soldats passèrent à proximité de villes abandonnées depuis on ne sait combien d'années : la végétation tropicale avait effacé la trace des tribus prolifiques des Mayas. Aujourd'hui, les aviateurs, et au premier rang le colonel Lindbergh, ont faci- lité une nouvelle conquête. On a pu tracer la carte de la civilisation aztèque ou maya-quiché, et parler en connais- sance de cause non seulement de Teotihuacan, mais de Mitla, de Monte Alban, de Labna, de Chichen Itza, d'Uxmal, de Palenque.

Un travail magnifique de patience et de pertinence s'est

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opéré dans les musées du Mexique, et aussi en Europe, citons seulement les collections de Londres, de Madrid, de Mexico, de Berlin, du Musée de l'Homme à Paris, sous l'impulsion du Dr Rivet. A Paris, une exposition des arts anciens de l'Amérique a été organisée en 1928 au Musée des Arts déco- ratifs. Celle qui lui a succédé, en 1962, au Petit Palais a provoqué la plus vive admiration. Parmi les organismes auxquels nous sommes redevables de connaissances de jour en jour plus étendues, il faut célébrer la Fondation Carnegie, aux Etats-Unis, et l'Université de Pennsylvanie. Le musée de Chapultepec, à Mexico, récemment inauguré, n'a guère de rival au monde.

Tout cela revient à dire que l'art mexicain vient de s'intégrer dans la culture mondiale, non seulement en tant qu'objet de la curiosité des spécialistes, mais comme un ali- ment de nos sociétés contemporaines, sur le même plan que les arts archaïques de la Grèce, de l'Egypte, de l'Assyrie, des Indes.

Indépendamment de l'intérêt psychologique que pré- sente dans sa formation un monde de types humains ou divins, nous pouvons méditer sur ce qu'il y a pour nous d'assimilable dans ce qu'offrent à nos disquisitions les terres du Mexique. L'instinct décoratif du peintre ou du sculpteur maya, qui se manifeste dans les codices, dans les glyphes ou dans les stèles, comme dans l'ordonnance architecturale, est d'une puissance telle qu'il s'impose à l'esprit de tous ceux qui en font l'expérience.

Il arrive aussi que dans l'art des architectes chrétiens qui, au lendemain de la conquête, édifièrent les cathédrales ou les églises de la Nouvelle Espagne, il subsiste quelque chose des concepts des aborigènes. Le style baroque, mudejar, néoclassique, churrigueresque, subit en franchissant l'Atlan- tique une contamination qui lui suggère de nouvelles mo- dulations. Un chapitre inédit de l'histoire de l'architecture s'inscrit de cette façon en Amérique, non pas tant comme un « style colonial » qu'en vertu d'une assimilation qui devient originale.

On ne saurait négliger non plus l'influence des anti- quités mexicaines sur le développement de l'art moderne, soit dans la composition du bas-relief architectonique, avec

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sa surface lisse, son adaptation au mur, l'enchevêtrement des motifs, soit dans la sculpture, soit dans la peinture. La jeune école mexicaine a éveillé dans la vieille Europe une curiosité passionnée : il suffit de citer les noms de José Guadalupe Posada, de Rivera, d'Orozco, de Siqueiros, de Tamayo, ces maîtres de la fresque monumentale ou de la peinture de chevalet, qui, en vérité, et quoi qu'ils en aient, sont les descendants des peintres de l'Anahuac. Le plus étonnant c'est que les artisans qui modelèrent ou décorèrent les vases de terre cuite découverts au Mexique, au Honduras, au Guate- mala, au Nicaragua, ont enfanté des formes synthétiques, une géométrie constructive égales à celles qu'ont créées les plus avancés de nos peintres modernes.

Ainsi, par un jeu spirituel du destin, l'Europe en vient à offrir son hommage au Mexique d'antan, ou à admirer ce qu'elle a brûlé. Le philosophe peut épiloguer sur ce thème, mais ce qui paraît incontestable, c'est que l'héritage mexicain a augmenté de façon considérable le patrimoine du monde civilisé.

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LE PAYS DES MAYAS

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LA TERRE DES MAYAS.

LE YUCATAN

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Les Mayas. Employer ce terme générique, c'est unir dans un seul vocable les observations qu'il nous est donné de ras- sembler, au cours de nos aventures dans l'histoire et sur la terre concrète, relativement à un groupe humain qui se laisse définir avec ses traits originaux.

La tâche de l'isoler, sans l'exclure, des nombreuses civi- lisations qui se répandirent, dans un passé encore nuageux, sur les deux Amériques, se heurte à tous les obstacles que suscitent les peuplements, les invasions, les guerres, et plus pacifiquement les influences mentales. Il nous importe donc de discerner dans un complexe parfois déconcertant les carac- tères qui leur confèrent leur identité.

L'habitat joue ici le premier rôle, dans la mesure où la nature physique, un climat qui d'ailleurs n'est pas uniforme, ont pu déterminer des conditions de vie, une structure phy- sique et morale, inspirer certaines élévations spirituelles, tirer de la circonstance les principes d'une organisation so- ciale.

Cette terre qui fut le noyau générateur de la cul- ture maya, c'est le Yucatan. Le Yucatan, plus nettement des- siné dans son profil que toutes les autres contrées d'Améri- que, bien que cette unité si apparente ne doive pas nous faire négliger des extensions ou des modulations qui en atténuent les contours rigides.

Nous aurons à examiner le visage que le Yucatan pré- senta aux Européens qui y abordèrent, sans se douter d'abord qu'un passé s'éployait devant leurs regards avides, aussi vaste dans ses dimensions que les étendues terrestres, porteur d'une authentique civilisation.

La « civilisation pré-colombienne » c'est là un terme

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générique qui s'applique à un ensemble dissocié à nos yeux en phases démographiques, selon les notions actuelles de la géo-politique. Ce titre même, qui s'impose malgré tout en vertu de l'usage établi, n'est pourtant guère adéquat. Il repose sur la notion temporaire d'une découverte qui n'est qu'un incident dans la suite des temps, en marquant abusivement d'un sceau européen un phénomène sur lequel l'attention se porte au contraire en raison de son autonomie. Sur ce point, les conquérants espagnols furent sans doute mieux que nous libérés de préjugés inhérents à notre époque, et séduits d'abord par ce qu'avaient d'irréductible à leurs normes de pensée des mœurs, des modes d'existence soudain et de force introduits dans leurs imaginations d'explorateurs.

Ils apportaient sans doute, comme dans leur équipement ou leurs bagages, des idées dont ils prétendaient trouver l'application. Ces hommes de la Reconquête se veulent, dès leurs premiers pas, dans des terres « infidèles ». Dans leur bouche, sous leur plume, se répètent les termes dont ils ont l'habitude : les Mores, les mosquées. Mais c'est pour recevoir aussitôt un démenti : il s'agit de bien autre chose.

Ils tiennent bon pourtant, et veulent trouver une sorte de réconfort spirituel dans des analogies. Le paysage offre, à leur gré, un remède à la nostalgie qui, malgré tout, reste au cœur des voyageurs. L'exotisme les enchante comme des Amadis, des chevaliers errants dans les jardins d'Armide, ils se reconnaissent dans le miroir tendu devant leurs pro- pres images.

A tout instant, ils inscrivent leurs souvenirs sur leur rêve vécu. L'Andalousie qu'ils ont quittée jette sa gaze trans- parente sur ce qu'ils voient pour le transfigurer, et c'est là l'élément de leur lyrisme baroque.

Un continent s'ouvrait devant eux, dont l'immensité échappait encore à leurs mesures, contrepoids formidable d'une Europe amoindrie, eût-on dit, dans sa substance. Ces marcheurs intrépides et jamais rassasiés de nouveauté dépas- saient à chaque étape le cycle des idées reçues.

S'ils donnèrent le nom de - Nouvelle Espagne » à ces phantasmes devenus solides sous leurs pieds, c'est en cédant à des considérations politiques qui intégraient les territoires conquis dans l'Empire de Charles-Quint, et voilà pourquoi

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ils puisèrent non seulement dans les listes hagiographiques du calendrier, mais dans la nomenclature des cités espagno- les, le nom des villes qu'ils fondaient dans leurs errances : Grenade, Valladolid, Salamanque, avoisinent désormais Te- nochtitlan, Acapulco, mêlant les sonorités ibériques aux cli- quetantes syllabes des termes indiens. Mérida transpose au Yucatan l'illustre renom de la cité romaine d'Estramadure.

L'éclat fulgurant de la randonnée de Fernand Cortès dans l'Anahuac, sur les hauts plateaux mexicains, en par- tant des terres basses où fut fondée la ville de Vera Cruz, la chute de Montezuma et la prise de Mexico en 1521 con- centrèrent d'abord toute l'attention sur les Aztèques. Mais cette unité ne tarda pas à se fragmenter sous le regard des observateurs. Pizarre, Almagro, Valdivia, Irala, ouvrirent d'autres chapitres qu'ils signèrent de leurs noms.

Au Mexique même s'accusait une diversité. Les Aztèques se révélaient comme un peuple guerrier, dominateur et ou- trageant qui s'était fait des ennemis acharnés parmi ses voisins. Les conquistadors surent se faire une arme efficace de la connivence des opprimés. En même temps, ils furent à même de jeter leurs regards sur la pluralité des races, sur les formations politiques des aborigènes.

Peu à peu, l'on put distinguer dans la masse disparate des populations des identités que l'on put nommer : Huax- tèques, Chichimèques, Olmèques, Mixtèques, Toltèques, et c'est à quoi une science qui a pris son élan dès les débuts de la reconnaissance, s'est évertuée, pour aboutir aux caté- gories repérées de nos jours. C'est dans ce complexe que nous avons à situer les Mayas.

Leur domaine comprend, dans le Mexique actuel, les Etats de Tabasco, de Chiapas, du Yucatan (Campeche, Yuca- tan, Quintana Roo), le British Honduras, les deux-tiers du Guatemala, au delà du fleuve Motagua, une grande partie du Honduras, avec le fleuve Copan, le cours inférieur de l'Ulloa, et la vallée de Comayagua, le Salvador. On peut y distinguer trois zones : la péninsule du Yucatan, la grande vallée centrale, le plateau de la cordillière qui s'étend au Sud et à l'Ouest. l a surface totale s'étend sur neuf cent mille kilomètres carrés.

Nous y discernons, dans la mouvance d'une évolution

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composite, un principe tout au moins de stabilité, puisqu'une culture uniforme s'v manifeste. Pourtant, on y parlait non moins de quinze dialectes différents oarmi lesquels essavèrent de se débrouiller les missionnaires de Sa Majesté catholique, quand ils se oréoccupèrent de se concilier des ouailles, en prêchant la Foi. Quant au peuplement, les chiffres donnés sont si variés et si outranciers qu'ils n'offrent guère de base stable au jugement.

Pays varié : vallée centrale baignée de grands fleuves, l'Usumacinta, le Chiapas. immense plaine trouée de marais circulaires, les cenotes, d'où les aborigènes vovaient surgir des fantômes aussi séduisants que l'Eldorado des Esnagnols ; ailleurs des cordillières agressives, le tout plein de fleurs et d'oiseaux bizarres, au plumage précieux comme des écrins de gemmes, qui inspiraient aux « sauvages » un émoi natu- rel, avant d'exercer sur les conquistadores une fascination qu'ils nous ont dite avec complaisance.

Tracons raDidement un cadre géographique. A la base du Yucatan, l'Usumacinta coule du sud-est

au nord-ouest, pour aboutir à la lagune de Terminos, for- mant la limite de la péninsule quadrangulaire. d'une rigidité géométrique. Au nord de la lagune se situe Champoton. Sur le cours du fleuve, Seibal, Menché, Piedras Negras, Palenque, le Tabasco.

A l'ouest s'étend le Chiapas, bordé par le territoire des Lacandons.

Au sud, le Guatemala, Quen Santo, Quirigua. Vers le golfe du Honduras débouche la Motagua, issue des monta- gnes qui s'élèvent du sud-est au nord-ouest, les lagunes du golfe Dulce s'étendent sur les terres basses de Socobusco.

Au sud-est, le Honduras, avec la ville de Copan. Sur la côte orientale, le British Honduras. A l'ouest

Uaxactun, Tikal, Benque, Naranjo, Ixtan, Balcalar. Au nord de la presqu'île, Itzamal, Mayapan, Uxmal,

Mani, Chichen Itza, Tulum, Savil, Labna. A l'extrémité nord-est pointe le cap Catoche, et un

peu plus au sud, l'île de Cozumel. Au sud s'étendent les hauteurs du Guatemala, et les

parties adjacentes du Salvador. Ce sont des régions monta- gneuses, coupées par des vallées jouissant d'un éternel prin-

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temps. La chaleur tropicale y est tempérée par des pluies torrentielles. Le sol volcanique est fertile, il recèle des res- sources géologiques dont les industries tireront profit : l'obsi- dienne tranchante, les pyrites ferreuses colorées, le jade (une pièce d'une exceptionnelle dimension et du poids de deux cents livres a été découverte, roulée par les eaux, à Kami- naljuyu, près de la ville de Guatemala).

C'est au centre que s'est développée au plus haut point la culture maya. Cette partie du Chiapas s'élève à 1.500 mè- tres, les montagnes du British Honduras à 600 mètres. La région est sillonnée de rivières, de lacs, de marais ; c'est un miroir brisé que l'on aperçoit de l'avion en survolant Vil- lahermosa. Elle est revêtue de forêts tropicales où abondent sur un sol de grès le palmier, l'acajou, le cèdre, le sapotil- lier, le caoutchouc, la vanille et d'innombrables lianes. Les monuments anciens doivent être décelés parmi la sylve qui les a envahis. La faune est abondante : jaguars, tapirs, daims, pécaris, agoutis, singes araignées et hurleurs, dindons, per- roquets, boas, crocodiles ou alligators. On y cultive le cacao, le chile, le copal, dont les Mayas ont tiré l'encens de leurs sacrifices. Des villes comme Florés, dans le Peten, sont situées à six cents mètres d'altitude.

Au nord s'étend une contrée plate et basse, non irriguée, à peine bossuée par la Sierra de Mani, qui ne dépasse pas cent cinquante mètres d'altitude. Les eaux de pluie s'infil- trent dans le calcaire et forment des lacs souterrains. Lorsque la voûte superficielle s'effondre, on se trouve en présence d'un puits, c'est le cenote, qui joua un si grand rôle dans les rites religieux. La population s'est fixée dans les lieux où ces citernes naturelles subvenaient à leurs besoins d'eau. Le climat est en effet relativement sec.

Ces formations géologiques proposaient une énigme aux indigènes, elles ne laissèrent pas d'intriguer les explorateurs européens dès leur arrivée. L'un d'eux nous fait part de son étonnement ou de son ravissement, dans la localité de Tabi : « Au milieu du jour, quand les rayons du soleil le frappent en plein, on voit apparaître au centre du cenote une palme extrêmement brillante. J'ai pu la voir bien des fois, en com- pagnie de plusieurs Espagnols, habitants de la ville de Mé- rida ». Des effluves délétères émanaient de ces gouffres et

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l'on disait que les eaux se troublaient quand elles étaient effleurées par la voix humaine.

Ailleurs, à Tikax, à Oxcutzcab, des grottes ouvraient leur mystère, en forme d'orgues, de cloches, de pupitres, « de chapelles ressemblant à celles de nos églises... Il y en avait une, près de Chichen Itza, dont personne, à ce qu'on disait, n'avait pu voir le fond, et à propos de laquelle les Indiens avaient inventé des fables ».

Le sol est recouvert d'un dense tapis de buissons épi- neux. On y cultive le sisal, le maïs, l'agave dont la fibre se prête à maint usage, notamment à la fabrication d'une sorte de papier, le sapotillier et le manglier. Des salines fournis- sent une denrée de première nécessité, échangée comme une monnaie.

La faune est abondante, et sa bizarrerie ne manqua pas d'éveiller la curiosité des amateurs d'exotisme qui se lais- sèrent entraîner par leur imagination : à côté des daims, ils nous parlent de porcs sauvages, « qui ont le nombril sur l'échiné — il s'agit sans doute de pécaris — si on ne le coupe pas aussitôt, leur chair se corrompt immédiatement », des dindons, des poules, des tourterelles, des cailles, des pigeons ramiers, des perdrix, des lapins que l'on tue à coups de bâton. Sur tout ce peuple animal règnent ce que les Espagnols appellent des tigres et des lions, entendons des jaguars ou des pumas, qui interviennent si souvent dans les sculptures mayas. On rencontre aussi des renards — proba- blement des sarigues — des bêtes puantes, des serpents en grand nombre, des araignées redoutables.

L'Usumacinta, le Nil fécondant de ces régions, naît dans les montagnes du Peten, et dérive de la lagune de Panaja- chel, inondée par les filtrations du lac de los Islotes. A sa droite s'étend le pays des Lacandons, dont les survivants mènent encore à notre époque une vie sauvage. A gauche, c'est le Chiapas. Le fleuve passe près de Palenque, entre dans le Tabasco, et va déboucher dans le golfe du Mexique, divisé en trois bras.

Imaginons dans ce vaste espace une population abon- dante, un million deux cent cinquante mille habitants, dit- on, avant la conquête espagnole. La végétation prolifère dans les terres chaudes : les fleurs, le vaimito de xenococho,

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le safran, le mimosa, le palo amarillo, le sangdragon, le liquidambar, le coton, le cacao, la patata de arbol, le tabac, la vanille, le zentale, le guaco, la salsepareille, le copalchi, puis au pied du cèdre ou de l'acajou, le baume, la zapotille, le granadillo, le tepequaje.

Joignons à ces splendeurs végétales celles qu'offrent les oiseaux qui fournissent leurs plumes aux parures rituelles ou mondaines, le quetzal surtout, ce joyau qui prête la mer- veille de son empennage au serpent devenu dieu, Quetzal- coatl, le serpent à plumes.

C'est là qu'on a vu surgir Votan le civilisateur, à l'ombre du ceiba, l'arbre sacré, autour duquel les chefs se réunis- sent. Votan, selon la légende des Mayas, serait arrivé par mer dans la péninsule. Accompagné d'Itzamna il parvient à l'embouchure de l'Usumacinta, dans la lagune de Terminos. Il remonte le fleuve jusqu'à Catarasa, en canoe.

Le nom même du Yucatan a posé son problème aux linguistes. L'abbé Brasseur de Bourbourg l'a rapproché de certains termes qui se répètent dans les textes : katun, qui se décompose en kat : interroger, et tun : la pierre, ce qui dési- gne un jalon dans la durée, signalant les dates inscrites dans les glyphes, ou pierres gravées. D'autres vocables se laissent interpréter : peten, qui désigne une île ou une presqu'île, cotoche, qui signifierait : venez à nos maisons (cela relevé par Francisco Hernandez de Cordoba). Ci u than, qui signi- fie : « ils le disent », aurait donné par dérivation : Yucatan, si nous en croyons d'autres exégètes — ou bien : uyutan : écoute comme il parle — u yumil cutz, u yumil ceh, la terre du faisan et du chevreuil.

Cela nous conduit à jeter un regard sur la langue des Mayas, un idiome nettement différencié semble s'être répan- du sur le territoire, sauf au sud du Guatemala, où l'on par- lait le nahua. Mais il faut tenir compte de la diversité des familles humaines. Les Yucatèques sont groupés autour du lac Atitlan, les Quichés au sud-ouest du lac, les Kakchikels à l'ouest et au sud, les Tzutzuhil au sud. La langue des Mayas présente des analogies avec celle des Mixtèques, des Zapo- tèques, et surtout avec celle des îles du golfe du Mexique et de la côte nord de l'Amérique du Sud.

L'immigration des Aztèques, une branche des Nahuas,

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modifie le paysage ethnique ou social. Au nord et au nord- ouest des peuples s'établissent dans la vallée, des steppes sont parcourues par des chasseurs, Otomis et Chichimèques. Les Otomis parlent un langage différent et se répandent jusque dans la vallée du Toluca. Au sud le nahua prévaut parmi les Tlalhuicas, autour de Cuernavaca. Un troisième langage est parlé par les Tarasques, dans la vallée volcanique, autour des lacs de Patzcuaro et de Chapsala, jusqu'à Zacatecas, le mixtèque d'Acatlan à Tototepec, le zapotèque à l'est de Teotitlan, jusqu'à Tehuantepec. Les dialectes mayas se répan- dent au nord : le huaxtec, maya primitif, jusqu'à Tuxpan. Un autre groupe est le totonac de Vera Cruz vers le sud, Papantla et Zapoaxtla. A l'est, à Xicalanca Nonoualca, se sont établis les Olmèques repoussés par les Tlascaltèques.

Quant au terme même de maya, il se traduirait par ma ay ha [b} qui veut dire « la terre sans eau ».

La méso-Amérique en allant de l'ouest à l'est se divise selon le tableau suivant :

Chipucuaro — Tamuin — Tenochtitlan — Tenayuca — Cochicalco El Tajin — Teotihuacan — Cempoal — Tres Zapotes — Mitla — Monte Alban.

La Venta — Palenque — Bonampak. Uxmal — Jaina. Chichen Itza — Labna — Tikal — Quirigua — El

Baul — Cozumel Tulum — Copan. Le problème qui se pose aux investigateurs, et cela dès

les premiers jours de la conquête, dès ce choc inattendu qui fit se heurter les raisonnements catégoriques de l'Europe à un monde jusque là ignoré, se situe donc dans la concré- tion d'une nature physique, mais tout autant, et plus encore, dans le domaine d'une psychologie collective. La grande surprise, et presque le scandale, fut de se trouver face à face avec des peuples qu'on n'eût su raisonnablement confondre dans le mépris des nations civilisées. Il fallut qu'un orgueil souverain consentît à recevoir quelques leçons d'humilité. Les conquistadores n'y furent pas toujours rebelles.

Toutefois, les contrastes étaient trop violents pour qu'on pût facilement en réduire la brutalité.

Les monuments restés debout, révélés par des perqui- sitions auxquelles la nature même opposait la torpeur de

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sa prolifération, temples, grandes cours aménagées pour une vie sociale d'une structure très évoluée, imposaient au con- templateur leurs surfaces raidies dans une sorte de catalep- sie, tandis que des sculptures les animaient d'un mouvement frénétique, où se donnaient cours la fantaisie la plus débri- dée, la caricature, le déguisement d'un perpétuel carnaval, donc la déraison, aux yeux des intrus imbus d'une éducation classique. En outre ce décor servait de cadre à une sorte de froide férocité, une religion imposait en marge de cette exubérance plastique, dont elle était la raison d'être, des rites sanglants plus effrayants pour être plus délibérés et plus impassibles.

Et pourtant, il fallait pousser plus loin l'exploration de l'âme des Mayas, cette âme qu'il fallut leur reconnaître, tandis que dès l'abord on se fût satisfait d'établir en principe qu'ils n'en avaient pas.

Voici que peu à peu les Mayas se révélaient comme un peuple doué d'une imagination qui ne se suffisait pas de la reproduction plastique des impressions sensorielles, mais qui les associait en images composites, fleur, masque animal, membres humains distordus, contractés en un féroce tétanisme, de quoi donner une conception du monde fan- tastique dans un cauchemar volontaire.

Bien plus, et pour déconcerter davantage, une tendresse s'insinuait dans cette violence par la musique et la poésie. Quelques rares textes nous sont parvenus comme les débris d'une littérature effacée ou devenue hermétique. C'en est assez pour attester que la prodigalité de leur nature natale n'a pas laissé insensibles les Mayas. Dans leur âme parfois ingénue, qui connut des transports exacerbés, fermente un lyrisme qui inspire des chanteurs.

Ainsi on peut trouver des accents émouvants et qui trouvent le chemin de nos émois, dans le Ninoyolnotza, tra- duit en espagnol par J.-M. Vigil. Qu'on en juge par ces extraits :

« Je m'appliquerai à méditer profondément. Où pour- rais-je cueillir quelques fleurs parfumées ? A qui les deman- der ? Imaginez que j'interroge le brillant oiseau-mouche, émeraude frémissante, imaginez que j'interroge le papillon jaune ; ils me diront qu'ils savent où poussent les belles

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fleurs parfumées, que je veuille les cueillir ici dans les bou- quets de laurier où demeure Tzinitzcan, ou que je veuille les prendre dans la forêt verte, où séjourne le Tlauquechol. Là on peut les couper, scintillantes de rosée ; là elles par- viennent à leur développement parfait. Peut-être pourrai-je les voir, si elles ont déjà apparu, les mettre dans un pli de ma robe, en faire présent aux enfants, et en réjouir les nobles... On me conduisit alors dans une vallée fertile, site florissant où la rosée se répand dans sa splendeur étince- lante, où j'ai vu de douces fleurs parfumées, couvertes de rosée, répandues tout à l'entour, à la façon d'un arc-en-ciel. Et ils me dirent : Cueille les fleurs que tu désires, ô chanteur, puisses-tu te réjouir, et donne-les à tes amis, pour qu'ils puissent goûter la joie sur la terre... La douleur remplit mon âme à me rappeler l'endroit où moi, le chanteur, j'ai vu la contrée fleurie ».

C'en est assez pour nous démontrer que la nature vi- vante, aimable et fraternelle, ne fut pas seulement pour les Mayas le prétexte d'une parodie ironique ou méchante.

Le Popol Vuh nous enseigne à quelles hauteurs pouvait s'élever une réflexion que l'on peut sans abus qualifier de philosophique.

On trouve l'écho de ces exaltations dans les écrits du P. Sahagun, qui décrit Tolan de l'Anahuac, en mêlant dans ses effusions les vocables cliquetants de la langue nahua, et les sonorités graves du castillan :

« Terre de l'abondance et de la richesse, terre où les calebasses ont une brassée de diamètre, où le maïs a des épis que l'on ne peut enlever qu'à force de bras, où les gerbes montent si haut qu'elles ressemblent à des arbres, terre où l'on semait le coton, que l'on récoltait de toutes les couleurs, rouge, écarlate, jaune, violet, blanchâtre, vert, bleu, brun, gris, orangé, fauve, et où toutes ces couleurs étaient des couleurs naturelles au coton, car il croissait ainsi. Terre de Tullan, où l'on voyait, dit-on, tous les oiseaux au plus riche plumage, aux couleurs les plus brillantes, où se trouvaient réunis le xiuhtototl, le quetzal, le zacuan, le tlauhquechol, et où une foule d'autres oiseaux font entendre de doux et mélodieux ramages... C'est dans cette terre si riche, si abondante en vivres de toute espèce, que se trouve

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le meilleur cacao et la rose aromatique, teunacaztli, que l'on recueille la gomme noire de l'arbre ulli, et la rose xiloxichitl au milieu d'une foule d'autres variétés de fleurs délicieuses. C'est la patrie des oiseaux aux panaches étincelants, des per- roquets de toute grandeur, des limpides émeraudes, des tur- quoises, de l'or et de l'argent. Terre qu'enfin, à cause de son excessive fertilité, les Anciens avaient appelée Tlalocan, qui veut dire la terre des richesses et le paradis de la terre, et dont les habitants étaient surnommés les enfants de Quet- zalcoatl ».

Ce dithyrambe du religieux espagnol, l'un de ceux qui s'employèrent avec le plus de ferveur à discerner le sens même de la conquête, est remarquable de tout point : par son élan lyrique, et aussi par le sentiment qu'il nous communique, de s'accorder, par un cours naturel, à la pensée des chantres mayas, à celle des « Anciens » de Tlalocan.

Il serait loisible d'insister ici sur l'association en quelque sorte naturelle du sentiment poétique des conquistadores avec ce fond lyrique que l'on discerne dans l'âme des Indiens. Toute une littérature s'est épanchée en marge des exploits des inventeurs de l'Amérique, à commencer par le Journal de bord de Christophe Colomb, à qui le spectacle des terres inconnues inspire un délirant Livre des Prophéties. Fernand Cortès sait décrire d'une façon plus positive le pays du Yucatan : « Il y a une grande cordillière de montagnes très belles, et certaines sont fort élevées, parmi lesquelles l'une dépasse en altitude toutes les autres, et de là on décou- vre une grande partie de la mer et de la terre, et elle est si haute que si le jour n'est pas très clair, on ne peut en aper- cevoir le sommet, car depuis le milieu elle est couverte de nuées, et quelquefois, quand le jour est bien clair, on aper- çoit la cime parmi les nuages, si blanche que nous l'avons prise pour de la neige, toutefois nous ne l'avons pas bien vue, bien que nous nous en soyons approchés, et comme cette région est si chaude, nous ne saurions l'affirmer ». Ailleurs il fait preuve de son talent de peintre en décrivant les maisons et les jardins du seigneur d'Iztapalapa, en homme qui goûte la volupté de la contemplation.

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II

LA RENCONTRE DE DEUX MONDES

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La tâche des conquistadores, après la révélation de Chris- tophe Colomb, ce fut de raturer sur des cartes esquissées les données inscrites les unes en surcharge sur les autres, au cours des explorations. La grande idée de l'inventeur s'obnubilait dans les nuages d'une fantasmagorie. Un con- tinent immense se laissait enfin pressentir. La découverte du Pacifique par Balboa, en 1513, fut une apocalypse.

Dès 1500, Juan de la Cosa dédiait à Isabelle la catho- lique une Carta de marear o mapamundi. Il avait accompa- gné Ojeda, sur la route de Carthagène des Indes, et il eut pour camarade Amerigo Vespucci, le parrain de l'a Amé- rique ». Sur sa carte, Cuba est déjà une grande île. L'Italien Cantino en 1502 y ajoute la Floride.

Johann Ruysch, en 1508, dessine les contours encore fantaisistes du Groenland et de Terre Neuve, attenants à la péninsule de la Grande Tartarie, près du Cathay (la Chine) et du Bengale. Il situe tant bien que mal Antilia, la Dominica, Java mayor et la Terra Sanctae Crucis, ou Mundus Novus, qui est le Brésil, la Hispaniola qui est Cipango c'est-à-dire le Japon.

Sur le globe dit de Lennox, en 1510, apparaît la Terra do Brasil, et le triangle de l'Amérique du Sud revêt à peu près la forme réelle du continent.

Le nom d'America est inscrit pour la première fois sur la carte de Léonard de Vinci, en 1514. Sur celle du mathé- maticien français Oronce Finé, en 1531, l'Amérique du Sud est correctement placée, et de même l'archipel des Antilles, avec Cuba, Hispaniola, c'est-à-dire Haïti, la Jamaïque, la Dominique, mais le Yucatan est présenté comme une île.

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La figure du Nouveau Monde trouve un miroir assez fidèle dans la carte de Gérard Kaufmann, dit Mercator, en 1541.

La soif de l'inconnu ne s'apaisait guère, en dépit des facilités rémunératrices qu'offraient aux immigrés d'Europe des établissements sédentaires, dans un climat qui leur rap- pelait celui de l'Andalousie. La culture et l'élevage, dans les repartimientos, parurent aussi profitables que les mines d'or. Mais les plus audacieux, les esforzados, n'y trouvaient pas leur compte d'aventures. Avec une ardeur qui ne s'éteint pas, contre vents et marées, contre les répressions de gouver- neurs jaloux de leur autorité, ils montent des expéditions à la hauteur de leur courage. Les cales des bâtiments sont bondées de pain de cassave, de porc salé, de verroteries, d'une pacotille qui servira à éblouir les sauvages à peu de frais, et à procurer d'avantageux échanges : c'est ce qu'on appelle le rescate. Ils emportent aussi des arbalètes, et mieux des espingoles, qui sont les instruments de la conquête quand elle ne saurait plus être pacifique.

Diego Colomb avait occupé Cuba et la Jamaïque, Ponce de Leon alla reconnaître la Floride. Cuba, sous le gouverne- ment de Diego Velazquez, fut le point de départ de la con- quête du Mexique. Un hidalgo enrichi dans les mines d'or d'Hispaniola, Diego de Nicuesa, obtint la licence de s'éta- blir sur le territoire qui s'étend de l'isthme de Panama jusqu'au cap Gracias a Dios, à l'extrême pointe orientale du Nicaragua. L'expédition, organisée avec beaucoup de soin aboutit pourtant à une catastrophe. Cent hommes à peine, sur un effectif d'un millier, survécurent au naufrage, à la faim, ou au combat contre les archers indigènes qui étaient d'une incroyable dextérité.

Fernand Cortès, cet hidalgo d'Estrémadure, qui peu après va devenir le conquérant de Mexico, débarque à Cuba, qui sera le point de départ de toutes les aventures depuis qu'y a trouvé son impact le rhumb des caravelles de Chris- tophe Colomb. Le conquistador s'y installe. Il reçoit un repartimiento, c'est la procédure légale. On entend par là un terrain, avec la population locale des aborigènes, qui en assurera la mise en valeur. Cortès inaugure ainsi une exis- tence de planteur, non sans traverses, car il lui faudra à

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l'occasion batailler pour se maintenir parmi des Indiens récalcitrants ou franchement hostiles.

Cependant deux autres aventuriers, Grijalva et Alva- rado, s'en vont reconnaître la côte qui se dessine vers le sud, le Yucatan. Au mois de février 1517, trois petits navi- res levaient l'ancre dans le port de la Havane. Le pilote prin- pal était Antonio de Alaminos, mais la flottille avait pour chef Francisco Hernandez de Cordoba.

On doubla le cap Cotoche vingt jours après, à l'extrême nord-est de la presqu'île du Yucatan, désormais connu sous ce nom, après les premiers contacts avec des indigènes qui en répétaient sans cesse les syllabes. Les Indiens étaient ac- courus en foule, dans leurs pirogues, sous la conduite de leurs caciques. A cette curiosité benévole succéda sans tarder une hostilité sournoise. Les Espagnols tombés dans une em- buscade, eurent de la peine à s'en tirer avec la vie sauve.

Non loin du rivage, ils découvrirent dans un village, autour d une petite place, trois édifices de pierre, fort bien construits, des chapelles, en quelque sorte, où étaient érigées des idoles de terre cuite, qui avaient « des figures diaboli- ques ». L'aumônier Gonzalez fut bientôt à la besogne.

Si sa prédication eut peu d'effet — et pour cause — le butin fut d'autre part assez maigre, et ne répondit guère à l'attente des convoiteux : on fit main basse sur des cassettes de bois, des « médaillons de mauvais or », des pendeloques, des diadèmes, de menus objets d'orièvrerie en form, de poissons et de canards, et ce lut tout.

Les Espagnols se rembarquèrent et arrivèrent ensuite à la Punta de las Mujeres, ainsi nommée parce qu'ils se trou- vèrent en présence d'idoles pareilles à des femmes, les seins couverts, logées dans des tours de pierre. Les Indiens firent connaître leurs noms : c'étaient Aixchel, lxchabaliax, Ixbu- nie. Les découvreurs durent commencer à s'initier aux sono- rités étranges d'un langage hermétique pour les interprètes qui avaient cru s'aboucher avec les sujets du Grand Khan de Tartarie.

Nous retrouvons ici la trace de ce que le P. Constantin Bayle, dans une étude récente, appelle El Dorado fantasma, le pays du mirage, l'appeau auquel se laissèrent prendre les Espagnols durant tant d'années d'une quête ardente. Les

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souvenirs d'une mythologie antique hantaient ces parages d'où ils attendaient de mirifiques révélations.

Nous lisons dans la Crônica de Nueva Espana de Cer- vantès de Salazar des lignes significatives qui nous montrent comme quoi leur imagination, imbue de fables classiques, était prête à voir surgir sous leurs pas des êtres étranges ou des monstres. Sept ans auparavant, le chapelain de Grijalva avait noté dans son journal de l'expédition : « Nous avons trouvé [sur la côte du Yucatan) une très belle tour élevée sur une pointe. On dit qu'elle est habitée par des femmes qui vivent sans hommes, et l'on croit qu'elles sont de la race des Amazones ». Des Amazones, une république de femelles, qui se débarrassaient des mâles qui abordaient jusqu'à elles, dès qu'ils avaient fait leur office, des guerrières qui se cou- paient sans doute les seins pour mieux tirer de l'arc, à la mode antique.

La flotille aborda à Campeche, plus avant vers le Sud- Ouest, à l'intérieur du golfe du Mexique. Là, d'autres surpri- ses attendaient les explorateurs. Ils se trouvèrent en face d'un édifice quadrangulaire. Au sommet, on voyait, sculptés dans la pierre, deux animaux féroces, impossibles à identifier, qui dévoraient une manière d'idole, puis un serpent avalant un lion. Le tout était couvert de sang figé, ce qui évoquait de récentes immolations.

La soif travaillait les équipages, sous le soleil accablant. Il fallut se procurer de l'eau, en se gardant contre des atta- ques que l'on sentait probables. La troupe était sur le point de repartir, lorsqu'une compagnie d'une cinquantaine d'In- diens apparut, animée, à ce qu'il sembla, d'intentions débon- naires. Ils étaient vêtus de robes de cotonnade assez décen- tes. Comme on s'expliquait par gestes, un mot surprit sur leurs lèvres : Castilla, Castilla. Puis les Espagnols, objets de l'extrême surprise de leurs hôtes improvisés, furent conduits aux temples dont les parois dégouttaient encore du sang des sacrifices humains. Sur les murs s'étalaient des dessins mons- trueux, représentant des serpents et de phénoménales créatures.

On allait passer outre, lorsqu'une multitude d'indigènes, mal vêtus ceux-là, apportèrent sur le terrain des brassées de

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roseaux secs dont ils firent une sorte de bûcher. Des prêtres en tunique blanche, leurs longues chevelures noires, hirsutes, poissées de sang, sortirent d'un édifice, apportant des parfums de copal, une espèce de résine, dont ils encensèrent leurs in- désirables visiteurs, en leur signifiant d'avoir à déguerpir avant que se fût éteint le feu qu'ils venaient d'allumer.

A Pontonchan, aujourd'hui Champoton, quatre-vingts soldats furent atteints par la grêle de pierres, de pieux et de flèches que lançaient des bataillons d'Indiens. Le capitaine Hernandez fut douze fois blessé, et Bernai Diaz del Castillo, qui, dans ses vieux jours, coucha par écrit cette histoire, re- çut pour sa part trois flèches qui mirent sa vie en grand péril. La baie garda le nom du « mauvais combat ».

L'expédition s'en revint à Cuba, en passant par la Flori- de, découverte une douzaine d'années auparavant, et à son grand dam, par Ponce de Leon. Les explorateurs furent bien accueillis à leur retour, d'autant que leur faconde prenant le dessus de leurs infortunes, ils décrivaient monts et merveil- les. A la vue des idoles qu'ils rapportaient, les langues se délièrent, les uns disaient qu'elles provenaient du temps des Gentils, d'autres que c'étaient les Juifs qui les avaient intro- duites dans ces terres lointaines, lorsque Titus et Vespasien les avaient condamnés à l'exil, après la prise de Jérusalem, en « les parquant dans des navires avariés ».

Le bruit se répandit dans les pays récemment colonisés que Francisco Hernandez et ses compagnons étaient revenus chargés d'or. De ces racontars naquit aussi l'étymologie fan- taisiste du nom de Yucatan : yuca étant la plante dont les racines servaient à faire le pain de cassave, et tale désignant le sol sur lequel on la cultivait.

L'année suivante, Diego Velazquez, gouverneur de Cuba, frète une nouvelle flotille de quatre navires, placés sous le commandement de Juan de Grijalva, Pedro de Alvarado, Alonso de Avila et Francisco de Montejo. Ce dernier devait être plus tard le premier gouverneur civil et militaire du Yu- catan. Un Indien capturé et baptisé servait de truchement. Il avait donné à entendre qu'on trouverait de l'or à foison. Deux cent quarante aventuriers se laissèrent piper à ce leur- re. L'approvisionnement fut complété à Matanzas, un port situé non loin de la Havane, dont le nom rappelait le sort