41
BIBEBOOK ÉDOUARD DUQUET PIERRE ET AMÉLIE

duquet_edouard_-_pierre_et_amelie.pdf

  • Upload
    marx-al

  • View
    213

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

  • BIBEBOOK

    DOUARD DUQUET

    PIERRE ET AMLIE

  • DOUARD DUQUET

    PIERRE ET AMLIE1866

    Un texte du domaine public.Une dition libre.

    ISBN978-2-8247-1426-4

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

  • propos de Bibebook :Vous avez la certitude, en tlchargeant un livre sur Bibebook.com de

    lire un livre de qualit :Nous apportons un soin particulier la qualit des textes, la mise

    en page, la typographie, la navigation lintrieur du livre, et lacohrence travers toute la collection.

    Les ebooks distribus par Bibebook sont raliss par des bnvolesde lAssociation de Promotion de lEcriture et de la Lecture, qui a commeobjectif : la promotion de lcriture et de la lecture, la diusion, la protection,la conservation et la restauration de lcrit.

    Aidez nous :Vous pouvez nous rejoindre et nous aider, sur le site de Bibebook.

    http ://www.bibebook.com/joinusVotre aide est la bienvenue.

    Erreurs :Si vous trouvez des erreurs dans cette dition, merci de les signaler :

    [email protected]

    Tlcharger cet ebook :

    http ://www.bibebook.com/search/978-2-8247-1426-4

  • Credits

    Sources : J. N. Duquet, libraire-diteur, 1866 Bibliothque lectronique duQubec

    Ont contribu cette dition : Association de Promotion de lEcriture et de la

    Lecture

    Fontes : Philipp H. Poll Christian Spremberg Manfred Klein

  • LicenceLe texte suivant est une uvre du domaine public ditsous la licence Creatives Commons BY-SA

    Except where otherwise noted, this work is licensed under http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/

    Lire la licence

    Cette uvre est publie sous la licence CC-BY-SA, ce quisignie que vous pouvez lgalement la copier, la redis-tribuer, lenvoyer vos amis. Vous tes dailleurs encou-rag le faire.

    Vous devez attribuer luvre aux dirents auteurs, ycompris Bibebook.

  • O peu de chose ddouard Duquet. Il na publi quunseul roman, il a enseign le franais dans le MassachusettsPierre et Amlie, paru en 1866, alors quil avait vingt ans, a passcompltement inaperu. On a dit que ce fut la seule pastorale de la litt-rature qubcoise . Le roman raconte les amours malheureuses de deuxjeunes gens, au dbut de la colonie.

    Texte tabli daprs ldition originale, celle des presses mcaniquesde C. Darveau, Qubec, J. N. Duquet, libraire-diteur, 1866.

    n

    1

  • Prface

    Vous perdez votre temps crire ce livre, ma dit un assez bon jugeen littrature, il renferme certainement quelques beauts et vous ntespas sans aucun mrite doser, le premier en Canada, faire entendre lessons dune espce de lyre bucolique ; mais comment pensez-vous quenotre public habitu feuilleter les pages dAlexandre Dumas, de GeorgeSand, de Frdric Souli et de beaucoup dautres romanciers contempo-rains, accueillera une pastorale ? On naime peu sous les lustres brillantsdes salons, entendre causer lhabitant de la chaumire, et le riche ne sesoucie gure des malheurs dune pauvre famille.

    Il avait peut-tre raison, cet homme, mais jai vcu sous le chaume :les champs, les bois, les collines, les montagnes disent beaucoup plus mon me, que cet amas de maisons quon nomme ville ; et jaime mieuxdire le bonheur de la vie des champs, que tracer le tableau des intriguesde la socit. On me pardonnera, sans doute, cette humeur bizarre, jaime rver, cest peut-tre l le plus grand dfaut de ma vingtime anne.

    Notre grande et belle nature, dans sa varit innie daspects, nest-elle pas bien faite aussi pour tenter les brillantes imaginations. Cest pour-tant le sentiment de la nature qui manque le plus nos crivains.

    Nos hivers attendent encore leur barde. Chantons nos campagnes,

    2

  • Pierre et Amlie Chapitre

    nos grands bois, nos chanes de montagnes , a dit M. H. Fabre, dans unecauserie sur la littrature canadienne.

    Je regrette fort de ne pouvoir tre le barde de nos hivers et de noscampagnes ; mais qui sait si on ne reposera pas laise en respirant lesparfums de la solitude o je fais asseoir mes deux amants ?

    Je crois enn que le public ne me saura pas mauvais gr de la publi-cation de ce petit ouvrage, o jessaie dtre utile mes compatriotes, mon pays : puiss-je russir ! cest l mon unique vu.

    douard Duquet.Qubec, 12 septembre 1866.

    n

    3

  • CHAPITRE I

    C de juillet, le soleil tait son dclin ; Qubec dontles sites grandioses et pittoresques semblent tre levs pour lescontemplations enivrantes et les douces rveries de lme po-tique, navait plus sourir de la chaleur intense de lastre qui marquenos journes ; seul, le front lev du promontoire tait sous linuence deses feux horizontaux.

    Fatigu du bruit strident et monotone de la cit, des cris indterminsdu peuple, du roulement des voitures sur le pav retentissant, des rumeursde la foule qui se choque, se heurte, se coudoie en tous sens ; respirantavec peine cet atmosphre lourde, charge dpaisses vapeurs, de fumeet de poussire, que lemoindre soue du vent se plat faire tourbillonnerdans le cadre troit des rues, je voulus reposer mes esprits en portant mespas dans la campagne.

    la vue des tableaux riants de la nature, si on y ajoute cet air pur quislve comme un baume du sein des champs et du feuillage odorant des

    4

  • Pierre et Amlie Chapitre I

    vallons, je me sentis un tout autre homme.Quelle douce mtamorphose !Oh ! que jaime fuir les clameurs bruyantes de la ville, pour aller mas-seoir sous le vieux chne touu de la ferme, au milieu dune pauvre maishonnte famille de laboureurs ! Ici, rgnent la paix et la joie innocente ducur ; ici, nont jamais paru sous leurs formes hideuses, lignoble jalou-sie, lintrigue rampante et lgosme qui pullulent chez les riches et lesgrands du monde.

    Que jaime jouir de lentretien franc et naf de ces gens de la na-ture ; si je veux minstruire, jinterroge un vieillard, il me raconte sesaventures ; ses cheveux argents ne couvrent sa tte qu demi ; il a vcusous le chaume, il ne veut ni ne peut feindre ; il parle avec cette fran-chise, cette droiture de cur qui nentre jamais dans les propos facticesde lhomme corrompu de la socit ; il mintresse, il mattendrit mme.Sa vieille pouse, qui le en fredonnant la complainte de ses aeux, jetteses yeux sur nous pour les reporter ensuite sur une madone colle parquatre pingles lun des murs de lappartement dsert ; cest que cetteimage lui a t propice depuis le dbut du songe de sa vie. Ceux-l seulssont heureux qui ne connaissent que Dieu, et qui croient quil ny a pasdautre monde au del de leur paroisse.

    Cependant, jarrivai au pied dune colline dont laspect pittoresqueavait attir mes regards, qui y demeuraient attachs ; de jeunes sapinsen couvraient la cime, do slevaient bizarrement quelques rochers en-velopps dune paisse couche de mousse, dont la verdure navait pasencore pli sous les chaleurs de lt ; au centre dun vallon bien cultiv,qui stendait sa base, serpentaient les ondes transparentes dun largeruisseau.

    Ces lieux me parurent favorables la mditation ; jallai masseoir surun endroit qui commandait une vue immense ; le ct oriental de la villesorait en face de moi, les toits pointus de ses maisons et de ses glisesavec leurs hautes tours resplendissaient comme autant de rverbres sousles feux du soleil couchant ; ma gauche, une portion du euve appa-raissait avec ses gros navires lancre, et ses barques louvoyant la voilepenche et arrondie comme le ot quelle eeurait ; dans une perspectivelointaine, des montagnes, confondues avec les nuages descendus lho-rizon, et, sous mes pieds, la plaine, droulant les trsors de ses diverses

    5

  • Pierre et Amlie Chapitre I

    oraisons, teintes de couleurs charmantes et varies, llgante rusticitdes maisonnettes, des tables, des granges, et la fracheur des ombrageset des rivires. Je ne sais quoi de grand, de sublime, semparait de monme la vue de cette varit dobjets reprsents avec tant de charmesdans le cadre sans borne dune nature innie ; en nous levant au-dessusdu sjour des mortels, il nous semble que limagination, dbarrasse deschoses vaines dumonde, slance plus agile vers les rgions de la Divinit.

    Cependant, un incident vint tout coup me tirer de cette douce m-lancolie, et attira bientt toute mon attention ; je vis un homme dont lavieillesse avait littralement blanchi une longue barbe que le vent faisaitfrissonner sur sa poitrine ; sa dmarche tait lente, et son corps inclinvers la terre annonait le fruit mr que la main de Dieu allait bienttcueillir ; il passa prs de moi sans paratre me voir, et alla sasseoir surun arbre tomb de vtust au bord dun ravin, au fond duquel japerusen mlevant sur la pointe des pieds une croix couverte de mousse que levieillard regardait dans une attitude pensive.

    Cet humble monument lev sur le penchant dune colline dserte,mattendrit beaucoup ; quelle cendre reposait ses pieds ? cet hommepouvait men instruire et je le lui demandai :

    Mon pre, lui dis-je, pardonnez si je trouble votre silence ; je vienspleurer sur cette tombe qui vous est chre sans doute ; elle renferme peut-tre les dpouilles dune pouse ou dun enfant chris ; sourez que jepartage votre douleur, jaime avoir ma part du fardeau des malheureux.

    Plt Dieu, rpond le vieillard, en jetant sur moi des regards ton-ns et humides ; plt Dieu que ce ft un de mes proches qui repostsous cette croix ; jaime la vertu et la famille que des malheurs ont en-sevelie sous ces rochers, a t une famille vertueuse ! leur histoire esttouchante, mon ls.

    mon pre, daignez satisfaire ma curiosit, racontez-moi cette his-toire.

    Je le veux bien, mais il est tard, le soleil va bientt se coucher ;rendez-vous ma cabane, vous y attendrez le retour de laube ; cest unepauvremaisonnette, mais elle vous plaira, jen suis sr, si vous tes touchdes aventures dont elle fut le sige.

    Jacceptai avec plaisir cette proposition gnreuse, et nous arrivmes

    6

  • Pierre et Amlie Chapitre I

    sa demeure, qui ntait qu quelques pas du ravin, je ne me lassaisdadmirer llgante simplicit qui rgnait dans la cabane du vieillard :je croyais avoir sous les yeux la grotte du vertueux Philocls, dans llede Samos, o il vivait du travail de ses mains, oubliant dans son heu-reuse pauvret les hommes ingrats et trompeurs. Un lit dimmortelles,une chaise en jonc et une table formaient tout son ameublement, un chienet un gros chat ronaient prs de ltre, do schappaient une lgre fu-me et quelques tincelles ptillantes ; autour dun mur de cdre odoranttaient appendus les tableaux des pres de la patrie, que le vieillard, mpar les sentiments sacrs du patriotisme, me dit avoir peint dans sa soli-tude.

    Jadmirai entre tous limmortel Champlain ; on le voyait, rempli dunenoble ardeur, jeter les fondements dune ville sur les dbris de Stadacon ;puis Montcalm, la gure rayonnante de gloire, foudroyant avec le feu desbatailles les phalanges vaincues dAbercromby ; puis enn Lvis, deboutsur le tillac dun navire tranger, fuyant les rives chries du Saint-Laurenten portant des regards tristes et rveurs sur le haut de la sombre citadelle,o ottaient les couleurs dun trange drapeau brave chevalier, envain, tu voulus laisser tes os sur la plaine qui redira ta gloire aux sicles venir, il te fallut comme lillustre ls dAnchise abandonner la cendre detes frres sous les dbris fumants de leur cit mre

    Aprs avoir minutieusement examin cette demeure de la paix et dessouvenirs, jallai masseoir avec mon vieil hte, hors de la cabane, sous lesrameaux jaunis dun vieux sapin. Lorbe agrandi du soleil senfonait sousun horizon pourpr, ses derniers rayons teignaient des vives couleurs ducarmin le bord des nuages suspendus immobiles aux portes du couchant ;lombre calme de la nuit stendait sur les champs ; le laboureur laissantses travaux, entrait sous son toit, unissant ses derniers chants aux ble-ments de son troupeau quil conduisait ltable. Le murmure lointaindes eaux, les soupirs de la brise du soir dans les branches de larbre souslequel nous tions assis, les tintements graves et religieux de la clochedu hameau, les aboiements lents ou prcipits des chiens, rpts par leschos prolongs du vallon, formaient les derniers bruits du jour mou-rant. La lune glissa lentement dans la vote bleu du ciel, o scintillaientdes millions dtoiles, et sa clart craintive et rveuse illumina la colline

    7

  • Pierre et Amlie Chapitre I

    et le vallon, o se dessinait gigantesque lombre mouvante des arbres.Alors, le vieillard, surexcit par les beauts inapprciables autant

    quindescriptibles dune belle nuit, me t la narration suivante, quil com-mena ainsi :

    n

    8

  • CHAPITRE II

    E 1632, jeune homme, dune pauvre mais honnte famille deQubec, nomm Lopold, vint stablir au milieu de ce vallonencore vierge de culture, sans autre ressource que les ustensilesstrictement ncessaires au dfrichement dune terre ; mais son courage,joint une persvrance invincible, suppla tout, et ses eorts furentbientt couronns de succs.

    Les arbres rduits en une cendre fconde ne redirent plus les chosde la cogne triomphante ; le soc tranchant de la charrue dchira les en-trailles productives de la terre, et une moisson abondante vint sourireau laborieux Lopold, largement rcompens de ses incessants labeurs.Voyant ltat progressif de son petit domaine, il voulut se btir une habi-tation forte et durable, sur un endroit do il pt embrasser dun seul coupdil toute ltendue de son vallon ; il choisit en consquence la place onous sommes assis, et leva cette cabane que jhabite depuis bien des an-nes. Une pouse, qui lui ressemblait en vertu, vint partager son bonheur ;

    9

  • Pierre et Amlie Chapitre II

    mais, depuis cette union que le ciel semblait bnir, un an stait peinecoul quelle mourut quelques jours aprs avoir donn la lumire unls, quelle nomma Pierre, en mmoire du grand saint qui lui avait tsouvent propice dans ses frquentes invocations.

    Lopold restait seul avec son ls, qui tout en le consolant de la perte desa compagne, ne lui en faisait pas moins verser de larmes ; pauvre petit,disait-il souvent, si jeune tre priv des douceurs dune mre ! Mais laProvidence qui veillait sur le jeune Pierre, lui envoya une seconde mre.Lopold avait une sur nomme Clothilde, dont le mari venait de perdrela vie dans une expdition contre les sauvages ; cette jeune et brave femmesupportait le poids de son malheur avec la rsignation dune bonne chr-tienne ; mre depuis deux lunes, elle ne vivait que pour sa petite lle,Amlie, dont le seul sourire suspendait toutes ses peines. Lopold et Clo-thilde connaissaient lanalogie de leur caractre ; depuis leur enfance ilsnavaient cess de se tmoigner le plus vif amour et la plus grande sympa-thie ; ils taient frapps dun mme sort, ils voulurent partager ensembleleur malheur et lever leurs enfants sous un mme toit.

    Le jeune Pierre trouvait dj une secondemre dans Clothilde ; et Lo-pold pouvait dsormais sloigner de son habitation, et soccuper des di-vers travaux de sa ferme. Au printemps, la neige fondue se prcipitantpar torrents de tous les points de cette colline, tenait trop longtemps ledomaine inaccessible la herse ; pour obvier ces inconvnients, Lopoldcreusa de nombreuses rigoles de larges et profonds fosss, qui portrentbientt toutes les eaux superues dans le ruisseau que vous voyez fuir aumilieu du val ; son lit profond recle toujours une eau abondante et purependant les plus grandes chaleurs de lt, et dsaltre les troupeaux. Cethomme laborieux ne pouvait sourir le moindre dsordre dans larran-gement de sa ferme ; ici le terrain tait propre voir mrir le mil ; l, lebl devait onduler ots presss ; sur la pente de ce coteau sablonneux, lapatate talerait la verdure de son feuillage, et le mas roulerait en nappesdor ; aussi, tait-il immensment rcompens de ses soins minutieux.

    Pour Clothilde, elle soccupait des travaux qui taient de son ressort,une propret continuelle rgnait dans lhabitation ; les toisons, les toilesquelle lavait au courant dune onde pure le disputaient en blancheur laneige. Le soir, tandis que ses nourrissons dormaient leur sommeil dange,

    10

  • Pierre et Amlie Chapitre II

    dans un mme berceau, elle courait, la tte nue, et le seau au bras, dansun coin du parc, appelant et la vache oisive, et la chvre errante qui ac-couraient sa voix lui prsenter leurs mamelles gones, do elle faisaitjaillir entre ses doigts, un lait plus pur que le miel frachement extrait delalvole parfume. Aprs le dernier repas du jour, Lopold, fatigu duntravail rude, prenait le frais sur le seuil de sa cabane, poussait vers le cielen ondes argentes la fume de sa pipe, prtait loreille aux gmissementsde ses troupeaux, au froissement du feuillage sous la brise nocturne, oupartageait les tendres caresses que prodiguait Clothilde aux deux jeunesorphelins.

    Si les chagrins ne peuvent fuir les maisons superbes, les salonsbrillants dorgueil, ils senvolent et disparaissent sous le beau ciel quicouvre la verte couche des campagnes. Ctait sous lhumble toit dunchaume que Lopold et Clothilde oubliaient leur malheur ; ctait sous untoit o sjournait la vertu que se dveloppaient Pierre et Amlie. Dj cesdeux jeunes enfants commenaient se tmoigner un attachement assezsensible ; et, comment pouvait-il en tre autrement ? Ils avaient suc lemme lait et dormaient dans le mme berceau.Que pouvait dire la nature leur jeune cur, si ce nest : aimez-vous. Leur sparation, quelquepeu longue quelle fut, tait toujours suivie de longs cris de douleur, qui,ds leur runion, faisaient soudainement place aux caresses et aux sou-rires. Sitt quils purent marcher, main en main, ils franchirent le seuilde la cabane, et essayrent leurs premiers pas sur le gazon, manifestantleur tonnement de fouler, pour la premire fois, un sol qui leur tait in-connu. De mme le jeune habitant des airs quitte pour la premire fois lenid maternel ; dabord craintif et joyeux, il voltige de branche en branche,jusque sur la cime onduleuse de larbre, do il jette un regard inquietsur lempire quil doit fendre de son aile. Clothilde les trouvait souventendormis lombre des arbres qui environnaient la cabane, dans les braslun de lautre, visage contre visage et confondant leurs douces haleines.

    enfance, qui pourra dire tes douceurs et tes charmes ! quel estlhomme qui, au milieu des temptes de la vie, pourra se transporter enimagination vers ses premires annes, sans que ses yeux versent otslamertume de son cur !

    Cependant, plus ces jeunes enfants grandissaient, plus les liens de

    11

  • Pierre et Amlie Chapitre II

    lamiti les unissaient fortement lun lautre ; Pierre tait rempli decomplaisances pour Amlie, quil appelait sa sur ; et celle-ci agissait demme lgard de son frre. Ils faisaient la joie de leurs parents ; et leshabitants des chaumires voisines les citaient leurs enfants comme desmodles de douceur et dobissance. Lopold les instruisait de la religion,sans laquelle lhomme, quel quil soit, ne peut goter le vrai bonheur ; illeur enseignait lire, et ne voulait pas quils en sussent davantage ; ils ensauront bien assez, disait-il, pour servir Dieu et cultiver notre vallon ; lesoir la clart tremblotante dune bougie allume dans la cabane, il leurfaisait la lecture de quelques parties de lvangile, quil savait propres leur inspirer lamour et la crainte de Dieu. Une aussi douce ducationsunissant la puret de leur jeune cur, les rendait les plus heureusescratures du monde.

    Amlie commenait soccuper des travaux quexigeait lentretiendu mnage ; elle dployait un zle et une intelligence, quon ne trouveque trs rarement chez une jeune lle de son ge ; dj, elle maniait laquenouille avec toutes les grces de sa jeunesse, les landres dores duchanvre se tordaient comme par enchantement entre ses petits doigtsdivoire. Sa mre ntait jamais veuve de son secours, quand elle lavait leshabits du dimanche ; ceux de son frre occupaient surtout son attention,elle avait toujours soin de les lui porter, en lui disant quils taient trspropres, quelle avait pris toutes les prcautions possibles pour les rendredignes de lui ; Pierre la remerciait par un baiser, et lui mettait sur la tteune couronne de eurs, dont lcarlate contrastant avec la blancheur deson visage, ajoutait encore sa beaut ; Amlie, re de sa parure, quellenaurait pas change pour toutes les couronnes des rois, courait se regar-der dans le cristal dune fontaine voisine, et se prsentait ensuite devantsa mre, tenant Pierre par la main ; alors les tendres caresses maternellesne leur laissaient plus rien dsirer, ils ne pouvaient imaginer dtres plusheureux queux.

    Pierre se rendait dj utile son pre quil suivait aux travauxdes champs ; tantt, muni dune lgre pioche, il coupait les mauvaisesherbes, le charbon aride sur le sillon o croissait la patate ; ou un rteauen mains, il glanait, a et l, les pis pars sur le sol. Quand il travaillaitavec son pre et sa mre lextrmit du vallon, Amlie leur apportait

    12

  • Pierre et Amlie Chapitre II

    le repas du milieu du jour. midi, le visage tourn au levant, Pierre di-sait ses parents : Lombre sallonge droit mon ct, les troupeauxcherchent lombrage ; je vois venir Amlie ; il disait, et toute la familleallait sasseoir en rond prs des ondes cristallines dun ruisseau, sous unarceau verdoyant et euri ; Amlie puisait de leau dans une cruche deterre, et dployait sur le gazon une nappe dun lin plus blanc que lcumedes cascades ; et les convives commenaient leur repas champtre ; uneviande saine et agrable, un pain du plus pur froment, des patates dungot dlicieux, des ufs frais, du lait de chvre dans des vases dcorce debouleau, encore teints de lincarnat des fraises que Pierre avait cueilliesdans la prairie voisine, et quil distribuait en parts gales pour le dessert,taient la nourriture que ces heureux enfants de la ferme prfraient auxmets exquis et varis dont la sybarite nonchalamment assis sur sa couche,se regorge foison. Aprs le repas, mollement tendus lombre de lavote feuille, une lgre brise, embaume de lodeur des moissons, lesinvitait au sommeil. Une heure de repos, et les travaux recommenaientavec une nouvelle ardeur ; les pis grinaient en tombant sous les eortsde la faucille tranchante ; sous leurs mains laborieuses, les gerbes sri-geaient en bataillon, fortement lies par les cimes pourpres avec le frleosier ou laune humide des marais.

    peine lombre de la colline couvrait-elle le vallon quAmlie, dontles yeux staient souvent ports vers le couchant et sur les eurs du val,disait son frre : Pierre, tu es fatigu, le soleil vient de passer sous lesmontagnes, je ne vois plus ses rayons sur la colline, et le tournesol -tri, penche son front vers la terre ; montons notre demeure il est tempsque tu te repose , puis, avec ses petites mains brlantes elle essuyait lessueurs qui roulaient sur son front, et tombaient en perles sur ses jouesroses. Pierre souriait, serrait sa sur dans ses bras et la famille sachemi-nait vers lhabitation ; Amlie faisait souvent la moiti de la route sur ledos de son frre, qui malgr ses protestations, voulait quelle fut trop fati-gue pour marcher jusqu la cabane. Arrivs leur demeure ils prenaientle dernier repas du jour, faisaient la prire en commun et sendormaientpaisiblement aux plaintes dune onde voisine et aux derniers roucoule-ments du ramier sur la cime du toit. Sitt que le chant du coq annonaitlapparition de laube, ils abandonnaient leur couche, et recommenaient

    13

  • Pierre et Amlie Chapitre II

    leurs travaux.

    n

    14

  • CHAPITRE III

    D jusqu ces masures que vous voyez au le-vant, Lopold avait plant sur un sol, que ses soins avaient renduproductif, une foule darbres fruitiers et autres qui, dj parve-nus leurs grosseurs naturelles, formaient tout la fois, un verger et unbocage enchant ; depuis lhumble arbrisseau jusquau sycomore altier,tous unissaient dun commun accord, leurs eurs, leurs verdures, leursfeuillages ; entrelaaient leurs rameaux pais, leurs branches souples etpresses ; de charmants contrastes, de riantes perspectives, mille fruits ve-louteux et ambrs rcraient la vue et ravivaient lodorat. La plus doucehaleine des vents du soir et les brises de laurore, se prtant un mutuelappui, entretenaient sous ces votes ombreuses, sous ces massifs paiset euris, sous ces alles sombres et silencieuses, une fracheur que nepouvaient altrer les touantes chaleurs de la saison o les moissonsmries ondulent en ots dor. Les oiseaux quittaient la solitude des boisvoisins pour venir btir leurs nids sous ces ombrages, quils faisaient re-

    15

  • Pierre et Amlie Chapitre III

    tentir de leurs chants amoureux. Du haut dun rocher, qui bornait le bo-cage, lorient, une fontaine jaillissait en nappes de cristal pour tom-ber ensuite dans un large bassin, dont le pourtour, orn dune paissecouche de verdure maille de narcisses, de violettes, damarantes et decoquelicots, tait plant de lauriers roses, dormes, de chnes verts et depeupliers ; des lianes euries slanaient au haut de ces arbres, se croi-saient en tous sens, fouettaient lescarpement du rocher et mouillaientleurs feuilles et leurs eurs dans londe jaillissante de la fontaine ; suspen-dues aux branches de lormeau les vignes sauvages miraient dans leau dubassin leurs grappes azures.

    Cest dans ces lieux do ils voyaient l-bas, sur la plaine tantt calmeou irrite du Saint-Laurent, ler les navires arrivant doutre mer ou lais-sant le port de Qubec ; ici, aux ancs des rochers la chvre suspenduepatre prs des buissons, ou les brebis, en prenant leurs joyeux bats,brouter lherbe tendre sur la pente du coteau ; cest, dis-je dans ces lieuxenchanteurs que Pierre et Amlie venaient respirer les parfums de lair,our les murmures de la fontaine en faisant jaillir comme deux cygnes, engouttelettes de rose, londe du bassin sur le feuillage et le gazon dalen-tour ; je dis comme deux cygnes, car leur beaut, qui, tous les jours, sem-blait senrichir de quelques nouveaux charmes, galait bien celle de cesoiseaux aux chants harmonieux.

    Amlie tait dans sa treizime anne ; sa taille tait souple et lan-ce ; son corset laissait dj voir de lgres ondulations ; la cire est moinsblanche qutaient ses paules grasses et arrondies ; de longs cheveuxblonds ottaient en toues dores sur son cou ou se droulaient lgerschaque ct de ses joues o souriaient les roses de son printemps. Lhu-midit de ses beaux yeux bleus contrastait singulirement avec le sourirehabituel de ses lvres et dcelait la fois linnocence et le contentementde son me en lui donnant un certain air de mlancolie. Quand elle dan-sait avec son frre, nu pieds sur la mousse verte du bocage, on aurait ditla lle de Latone, conduisant le chur des Grces dans les vallons sacrsde lancienne Grce.

    Pierre tait dune complexion plus forte quun jeune homme de seizeans sur les bancs dun collge ; sa taille dpassait celle dAmlie ; un sangpur et fort colorait son teint brun, une douceur extrme se peignait dans

    16

  • Pierre et Amlie Chapitre III

    ses yeux et sur son front, quombrageaient les boucles dune cheveluredbne ; sa bouche dune attitude grave ne paraissait sourire que pourAmlie, pour Amlie, qui tait la moiti de son cur, pour Amlie quilaimait plus que lui-mme ; jamais les chos du vallon ne rptaient lessons doucereux de sa te, si elle ntait ses cts pour lencouragerdun geste, dun regard, et laccompagner de sa voix ne et vibrante.

    Ces jeunes cratures voyait scouler au milieu de leurs bons parentsdes jours de bonheur et de scurit. Ni le dsir des vaines richesses, nilenvie, ni lavarice, qui ronge et dvore sans cesse lme de ses viles et mi-srables courtisans ne troublaient jamais cette heureuse famille. Le men-songe et la mdisance taient bannis de leur conversation ; la vrit, quene peuvent abattre, ni les forces de la puissance, ni lor des gostes, lavrit seule sortait de leur bouche. Servir Dieu, vivre en paix avec sesennemis et secourir les malheureux taient leur unique devise.

    Le dimanche, sitt que la fontaine brillait des mille couleurs de larc-en-ciel sous les feux horizontaux du soleil levant et que lhirondelle, engazouillant, rasait dune aile rapide, son nid glaiseux sous la fentre duchaume, Pierre et Amlie ajustaient leurs habits commodes, propres, maissans luxe, et sacheminaient avec Lopold et Clothilde vers lglise deQubec pour y entendre loce divin. Quil faisait beau de voir ces deuxjeunes enfants agenouills devant lautel sacr du Seigneur, coutant dansune sainte extase les paroles graves et religieuses du prtre redisant sousles votes du saint temple, devant une assemble de dles chrtiens,comment Dieu, la suprme bont, voulut expirer au milieu des plus af-freuses sourances, des tourments les plus inous, pour les pchs deshommes, pour nous autres hommes que le moindre soue de sa juste co-lre pourrait rduire en un je-ne-sais-quoi, en un rien. Pierre et Amlie nerevenaient jamais de lglise sans distribuer aux pauvres mille prsentsquils avaient toujours soin dapporter avec eux ; il leur arrivait mmeassez souvent de se dpouiller de leurs habits pour en couvrir quelquesmisrables que la nudit retenait relgus loin des yeux du monde et dela douce lumire du jour. Ces bienfaits ne restaient pas sans rcompense,et, qui pourrait en douter, o a-t-on vu la charit tre ensevelie dans le si-lence de loubli ? Pierre et Amlie ne pouvaient passer par le chemin quiconduisait la capitale, sans tre combls de souhaits heureux par ces

    17

  • Pierre et Amlie Chapitre III

    pauvres gens qui allaient (et ce qui arrivait souvent) jusqu les porter leur habitation sur des branches drables, quils arrangeaient en formede berceau, orn partout de guirlandes de eurs et de fruits nouveaux.

    Quils sont heureux ceux qui savent faire le bien ! ils attirent sur euxla bndiction du ciel, et ils ont lamiti des gens qui ne savent pas feindre,des gens qui ne saublent jamais du manteau ftide et empest de lhy-pocrisie.

    n

    18

  • CHAPITRE IV

    C regorgeaient de lor des moissons, lestroupeaux erraient laventure, de la colline au chaume, duchaume la fort ; la grive gourmande, lagaante hirondelleet ltourneau criard migraient sur dautres plages ; les campagnes d-pouilles et jaunies frissonnaient sous le soue glac du nord. Une fumenoire et paisse serpentait sur le toit des chaumes ; un jour nuageux suc-cdait parfois une nuit calme et brillante ; et de frquentes brumes mati-nales enveloppant les montagnes et les valles drobaient aux regards lesrayons dun soleil loign : ctait lautomne.

    Le temps tait venu o Lopold et Clothilde avait lhabitude deconvier une grande fte tous leurs amis ; on choisissait, pour rendrela fte plus agrable, une des plus belles soires de septembre. peinele jour avait-il fait place la nuit indique, quassembls dans une desplus larges avenues du bocage, on consumait les gteaux, les coupes sevidaient au milieu des chants, des ris, de mille anecdotes naves, mille r-

    19

  • Pierre et Amlie Chapitre IV

    parties joyeuses, et la danse commenait avec le plus joyeux entrain. Undes invits, reconnu pour bon musicien, faisait rsonner les cordes har-monieuses dun violon sous les coups prcipits de larchet, pendant queces pieds frappaient en cadence le sol durci. Pierre, unissant au son du vio-lon les accords de sa te, compltait le brillant orchestre. On riait, on ap-plaudissait, on battait des mains ; les jeunes lles souriaient et baissaientla vue en rougissant, on leur avait dit tout bas quelques mots damour.Amlie, par llgance de son maintien et la grce de ses mouvements,attirait les yeux de tous les assistants, dont beaucoup dentre eux recon-naissaient leur bienfaitrice ; mais elle nosait lever les siens que sur Pierre,qui pressait avec eusion sa main ne et brlante. La clart mlancoliquede la courrire nocturne illuminait les joyeux danseurs, et dessinait leursombres mouvantes sur les troncs mousseux des arbres dalentour.

    Les chants, les jeux et la danse taient suivis dhistoires de loups-garous, de fantmes et de revenants. On disait comment lme dun enfantmort sans baptme prenait la forme dune lgre boule de feu, qui se plai-sait voltiger dans les lieux tristes et dserts, prs de la lisire des boissombres, ou sur les chemins isols, pour tromper la route du voyageurnocturne ; comment un homme, mtamorphos en chat noir, pour avoirfui lglise pendant sept longues annes, fut ramen sa nature primitivepar une commre qui lui t jaillir du sang de la tte pendant quil sen-graissait du lait de sa laiterie ; ils disaient aussi les plaintes lugubres, lesgrincements areux, le siement des fouets, les bruits de chanes enten-dus sous le toit solitaire dun chteau abandonn, les chants langoureuxdun essaim de mauvais gnies emports dans un char arien pendant lecalme de la nuit, une mre avertie de la mort dun ls loign, par les crisdun eraie sur la pierre funbre dun cimetire voisin, ou les ronementsdun rouet dans un des coins du grenier. Ils noubliaient pas les appari-tions de parents et damis dcds, demandant voix basse de prier pourla paix de leur me ; enn, mille histoires dun genre analogue celles-citaient racontes avec toute la gravit et la persuasion dont ils taientcapables. Penchs en avant, les yeux xs sur le conteur, les vieillardscomme les jeunes gens nosaient respirer dans la crainte de perdre unmot du rcit ; et les larmes qui brillaient suspendues aux cils de leurs pau-pires disaient combien leur me tait nave et leur cur sensible et bon ;

    20

  • Pierre et Amlie Chapitre IV

    quelques charmantes historiettes ramenaient enn la gaiet ; la lune avaitpass le milieu de sa course, on chantait la dernire chanson, et chacunprenait le chemin de sa demeure, lme remplie des innocents souvenirsde la soire ; et souhaitant dj avec anxit de revoir la n de la prochainemoisson pour fter de nouveau, en lhonneur de la grosse gerbe.

    Cependant Pierre et Amlie avanaient en ge, et leur rciproqueamour formait tous les jours dagrables et nouveaux liens ; au bord desruisseaux, sur les rives du Saint-Laurent, sous larbre du dsert, dans lacaverne rocheuse comme lombre des lianes euries de la fontaine, ilsdisaient, chaque heure de la journe, dans le langage franc et naf de leurcur, combien ils saimaient. Je taime, disait Pierre, en sadressant Amlie, je taime plus que tout ce qui nous environne, plus que mon pre,plus que ma mre, plus que moi-mme ; si je suis loin de toi, je ne puisvivre, il me semble que lair ne soit qu tes cts. La nuit, si jentends lesplaintes de la tourterelle sur le toit de notre cabane, je crois tentendrepleurer ; je me lve, je tremble, je soupire, je respire peine ; la faveurdun rayon tremblant, de la lune, je mapproche de ta couche, je regarde,je te vois sourire ; mon cur bondit de joie ; je me dis : elle songe moimon Amlie ; puis je tembrasse doucement sur la joue, et men retournedormir plus paisiblement.

    Pierre, rpondait Amlie, en passant ses mains fraches et mi-gnonnes dans les boucles noires de ses cheveux, et lui appliquant un bai-ser sur le front Pierre, mon tendre Pierre, le poisson pourra vivre horsde leau avant que mon cur cesse de taimer ; tu es mon support, tu esma vie, tu es tout pour moi ; je suis semblable la vigne enlace lor-meau ; ton cur est mon cur ; ton me est mon me ; si tu pleures, je nepuis rire ; si tu chantes, je ne puis pleurer ; suis-je triste, tu me parles etmes petits chagrins svanouissent comme la brume sous le soue dunvent fort.

    Tels taient les entretiens nafs de ces deux enfants de la solitude,telle tait la sempiternelle harmonie qui rgnait entre ces amants de laferme. Mais une heure vient, et elle vient vite cette heure, o, disant unternel adieu aux songes dors et aux innocents plaisirs de lenfance, ilfaut abandonner la plage riante de nos premires annes ; il faut laisser leport, o linnocence nous abritait de son aile, et sembarquer sur une mer

    21

  • Pierre et Amlie Chapitre IV

    orageuse remplie dcueils, o la mort brandit son sceptre destructeur ;mais soyons courageux et diligents ; que notre il ne sabandonne pas ausommeil, et nous aborderons au port dsir.

    Lheure dAmlie avait sonne ; il ne lui fallait plus elle, ni les jeux,ni les chants, ni les divertissants et joyeux propos, mais lombrage et lasolitude des bois ; une profonde langueur ternissait les roses de son teint ;sa dmarche tait chancelante, sa voix tremblait sous les coups redoublsde son cur, ses yeux troubls nosaient se xer sur Pierre, quelle fuyaitsans le vouloir, et sans en pouvoir imaginer la cause.

    Pierre qui ne comprenait rien aux changements subits que la naturevenait doprer dans Amlie, la suppliait par les mots les plus tendres derevenir lui ; Amlie, disait-il, ma chre Amlie, pourquoi me fuis-tu ?que tai-je donc fait pour que tu ne veuilles plus me voir ? dis-le moi, etje veux linstant te demander mille pardons ; tu me pardonneras bien,nest-ce pas mais tu ne veux rpondre ; ah ! je crois que tu ne hlas !quallais-je dire ? oui tu maimes encore, ton cur ne peut tromper ; mais,je le vois, tu me caches quelque chose ; pourquoi cette tristesse, pourquoicette pleur qui couvre ton visage, pourquoi ces larmes dans tes yeux ?ah ! ne pleure pas, je ten supplie, tes pleurs font plus de mal mon curque la grle, au froment mri ; tiens, mange ces poires, ces pommes, cegteau ; ils te feront peut-tre quelque bien ; prends ces pervenches ; jesais bien que tu aimes le parfum de ces jolies eurs, et je me suis empressde ten faire un bouquet. Pierre, Pierre, disait Amlie, en tombant dansles bras de son amant, que tu es bon ! que je tai ! puis, comme erayede ce quelle allait prononcer, elle fuyait tremblante dans les plus sombresalles du bocage. Il fallait encore quelque chose pour aggraver les mauxde cette pauvre Amlie.

    n

    22

  • CHAPITRE V

    U touantes chaleurs quont ait vues vint dsolercette contre ; ctait vers la n de juillet, le soleil semblaitvouloir concentrer tous ses feux sur le Canada, tant il causaitde ravages ; les ruisseaux taient taris, les rivires se desschaient ; et laterre ouvrant ses ancs de toutes parts, aspirait leau du ciel, mais, pas lemoindre indice de pluie, pas le moindre vent, pas la moindre brise ; lat-mosphre tait un fardeau aux poumons, la nuit mme napportait aucunsoulagement, partout la amme des incendies, partout la fume, partoutdes courages abattus.

    Amlie sentait le feu courir dans toutes ses veines ; sa sant salt-rait, et sa belle gure, empreinte de la plus profonde mlancolie, perdaittous les jours de sa fracheur ; la clart du jour lui tait insupportable :et, la nuit, elle appelait laurore. Un soir que les symptmes de son malsemblaient devenir plus graves, elle abandonne sa couche, et sloigne dela cabane ; le moindre vent, le moindre bruit ltonne, elle a peur de son

    23

  • Pierre et Amlie Chapitre V

    ombre ; elle croit voir Pierre marcher vers elle dans lobscurit ; elle luiparle, elle court vers lui ; mais, vaine illusion, vaine ombre ; elle porte sespas au loin sur la colline et crois marcher vers lhabitation ; elle sgareenn.

    Le temps tait calme, latmosphre lourde et embrase ; des mon-tagnes de nuages savanaient de tous les points de lhorizon, et couraientsur la surface du ciel ; de brillants clairs illuminaient leurs ancs tn-breux, et le sourd roulement du tonnerre se perdait dans le lointain.

    Pierre, rveill par le bruit de la foudre, se lve avec prcipitation, et,rong dinquitude, il sapproche du lit dAmlie ; Amlie, dit-il, rveille-toi, le tonnerre gronde, nentends-tu pas craquer notre cabane sous leseorts du vent (le vent stait lev) ? je crois une tempte trs prochaine ;lve-toi pour prier Dieu ! mais tu ne me rponds pas ; o es-tu ? les clairsblanchissent ton lit, et je ne te vois pas ; Amlie, Amlie, o es-tu ? criait-il avec anxit en parcourant les appartements. Lopold et Clothilde selvent, veills par ces cris, et courent de tous cts chercher la retraitede leur lle.

    Pour Pierre, il stait lanc hors de la cabane en criant, et appelantAmlie de toute la force de ses poumons, il courait depuis longtemps surla colline ; ses pieds taient ensanglants par les ronces et les pierres de laroute, il allait succomber de fatigue quand, soudain, il croit entendre lesfaibles sons dune voix humaine ; il appelle, on lui rpond, alors, oubliantses douleurs, plus agile quun cerf, il slance du ct o il avait entendu lavoix, quelle fut sa joie quand il aperut Amlie ! les deux amants tombentdans les bras, lun de lautre, et restent quelque temps ensevelis dans leparoxysme de leur bonheur. Pierre enn parle le premier.

    Amlie, dit-il, mon amante ma bien-aime, tu veux me fuir, tutloignes de moi, expose aux fureurs de lorage, tu prres couter lesrumeurs sourdes du vent autour de ces rochers que la voix de celui quitaime, sous les vignes de notre bassin ; si ma prsence test odieuse, dis-lemoi, je fuirai le beau soleil de notre contre ; mes yeux verront en pleu-rant disparatre lhorizon les arbres de ma patrie quand, sur le dos delocan, je mloignerai de notre plage ; mais coute ; prends garde quece mme ocan, mensevelissant dans ses ondes, roule mon corps sur lesgrves de notre euve, tu me verras, tu sauras que je taimai ; tu pleureras,

    24

  • Pierre et Amlie Chapitre V

    mais il sera trop tard ! Pierre, Pierre, ne parle pas de tloigner : tu veux me fuir, veux-tu

    me rendre plus malheureuse que je ne le suis. Hlas ! si je me suis garecette nuit, cest parce que je croyais te suivre ; ton image est sans cesse de-vant mes yeuxmais il ne faut pas perdre de temps, lorage nous menace,nous navons pas le temps de nous rendre notre habitation avant les pre-mires averses, allons nous asseoir sous ces deux sapins, dont les rameauxfortement entrelacs couvrent au loin le sol, cest un abri que Dieu nousore, vite, allongeons nos pas dans lombre, allons nous mettre leurspieds ; mais arrte avant, prends ceci, cest un gage ternel de mon ami-ti ; et elle lui prsentait les longues tresses dores de sa chevelure : cettenuit mme, ajouta-t-elle, je les ai coupes pour toi.

    Cependant des bruits sourds, semblables aux mugissements des ca-taractes, sapprochaient avec la vitesse des vents, les clairs devenaientplus frquents, et leur erayante clart blanchissait le sombre chaos desnuages entasss dans lespace, la voix imposante de la foudre faisait fr-mir les monts, les vallons, et semait la frayeur dans lme des mortels ; lesnues avaient crev leurs ancs do schappaient des euves et des tor-rents deaux qui, inondant les campagnes, emportaient dans leurs coursesrapides et vagabondes, des dbris darbres et de rochers.

    Cest au milieu de ces fracas de la foudre, des vents et de lorage quenos deux jeunes amants, tremblant de frayeur, se tenaient troitementembrasss sous les sapins de la colline.

    MonDieu, jai peur, disait Amlie, je tremble ; o fuir, ome cacher ! Cache-toi dans mon manteau, dans mon cur, rpondait Pierre, et

    prions Dieu, il ne nous laissera pas mourir ; nous sommes ses enfants,il nous aime, toi, plus que le lis des champs ; moi, plus que loiseau depassage. Courage, Amlie ; les vents cessent, lorage diminue, les rayonsde la lune illuminent la valle ; et les nuages passant sous la terre nouslaissent voir les toiles et lazur du ciel ; lve ton front, et regarde ?

    Avant de me lever la tte de ton manteau, dis-moi, si larc-en-cieltale ses belles couleurs sur les arbres de notre colline, et sil boit dansleau de la fontaine du bocage ? Une fume blanche slve-t-elle de lamousse des rochers ?

    Lalouette des prs na pas encore quitt son nid, je nai pas ou les

    25

  • Pierre et Amlie Chapitre V

    chants du coq ; le soleil na pas franchi les portes du levant, larc-en-cielne peut briller, et la fume du roc, on ne peut la voir avant la chaleur dumatin ; mais, jentends du bruit, les branches craquent sous la pesanteurdes pas.

    Je me lve, sauvons-nous, Pierre, que le temps est calme et beau ! Amlie, reviens sur tes pas, je vois venir mon pre et ma mre.

    Nous nous retrouvons donc, scrirent la fois Pierre et Amlie, en tom-bant dans les bras de leurs parents, aprs quelques heures dune aussifuneste absence ; qui a pu vous guider jusquici ? Mon Dieu que vous tesmouills, que vous paraissez fatigus !

    Celui-l mme, rpondirent Lopold et Clothilde, qui vous a prservsde la foudre, nous a montr le sentier que vous aviez suivi ; mais, quelleimprudence, pourquoi vous tes-vous loigns de la maison pendant lanuit, et lapproche dune tempte ?

    Mon pre, ma mre, rpond Amlie, je me suis leve pour prendrele frais sur la colline, et les tnbres mont gare.

    Cependant la famille sachemine vers lhabitation, et Pierre et Amlie,obtinrent de leurs parents la permission de sunir dans quelques jours, parles liens sacrs du mariage.

    Ici le vieillard interrompit son discours, de grosses larmes tombrentsur sa barbe ; puis, tirant du fond de son cur un long soupir, il recom-mena ainsi :

    mon ls, dit-il, pardonne aux larmes que je rpands, il mest sidoux de pleurer quand je fais revivre dans ma mmoire les souvenirs denos illustres aeux. Les glaces dune longue vieillesse circulent dans mesveines, et refroidissent la moelle demes os ; mais mon cur senamme etbondit encore dans mon sein pour ces dignes enfants de la patrie. Loin desvains fracas de la foule et des plaisirs brillants des villes, je vis plus heu-reux dans mon humble chaumire, avec le souvenir de mes pres, que cesemins, ces misrables dont le maigre patriotisme dcle la bassessede leur me, et la corruption de leur cur. Ici je jouis de tous les vraisplaisirs quon ne peut moins apprcier que sentir, je vois se lever lauroreet natre les ombres de la nuit, sans que le bruit des hommes ne maittroubl ; je vais o je veux aller, et reviens quand il me plat de revenir.Lor peut ne mtre qu charge puisque la nature, la belle et bienfaisante

    26

  • Pierre et Amlie Chapitre V

    nature sore de nourrir et couvrir mon corps ; ai-je soif, je me baissesur lhumide fougre, sous les aunes verts ; jcarte les joncs limoneux,je mapproche de la roche mousseuse, partout slvent sous mes lvresles lgers bouillons dune source ou dun ruisseau. Il est midi : jai faim,mon dner pend aux arbres ; puis dans les carrs de mon jardin, et sur lestablettes de ma laiterie, nen ai-je pas assez pour mon souper. Les fatiguesont abattu mon corps, jai chass tout le jour par des sentiers abruptes,des arbrisseaux pineux ont embarrass ma route ; le sommeil vient fer-mer mes yeux ; aucun songe, aucun fantme ne trouble mon repos. Lapluie tombe sous mon toit, les hirondelles crient sur ma fentre, je me r-veille, il est grand jour.Quelle surprise ! je maperois que mes habits nesont que des lambeaux ; mes brebis accourent de la colline morir leurstoisons ; le rouet rone, ensuite vient le mtier ; et me voil avec de nou-veaux habits. Mais pour vivre heureux, il faut vivre avec Dieu ; alors jeme garde bien de loenser ; je le prie, je le remercie chaque moment dujour ; et les sons de la cloche du hameau ne viennent jamais vibrer mesoreilles sans que je coure son saint temple lui demander de mouvrir lesportes de la cleste patrie. La lecture, cette nourriture de lintelligence,ce support dans linfortune, cette ponge des larmes du cur, la lecturea toujours fait mes plus grandes dlices. La Bible, Virgile et le Tlmaqueont toujours t les plus grands amis de mes veilles, jaime errer dansle dsert, coutant la voix des patriarches et les paroles dun Dieu sur lamontagne de Sion ; mais suivre Mlibe dans les campagnes quarrose leMincio, ou Tlmaque dans la basse gypte, ramenant les douceurs delge dor, est aussi chose digne denvie. Vois, mon ls, cest ainsi que jaivu passer un sicle sur ma tte.

    n

    27

  • CHAPITRE VI

    C, que Pierre et Amlie avaient toujours attenduavec une si profonde anxit, ce jour, o ils devaient prononcerles vux dune insparable union, ce jour qui hlas ! devait xerleur sort, ce jour, dis-je, apparut enn. Laube avait peine dor lorient,quassis sous les peupliers de la fontaine, nos deux jeunes amants sen-tretenaient de leur bonheur futur, Pierre sadressant Amlie.

    Amlie, disait-il, do vient que ma voix tremble et que mon corpsfrmit quand jouvre les lvres pour te parler ; mon cur se gone, monesprit se trouble ; je nage dans des rgions inconnues, je ne sais o jesuis, je ne vois rien autour de moi ; toi seule je te vois ; tu es toujours lcomme un ange mes cts ; le vent de ton haleine rafrachit les sueurs demon visage ; tes yeux ne peuvent rencontrer les miens sans quune larmeschappant comme une brillante perle de ta paupire humide tombe surla verdure que nous foulons ; tu laisses tomber ta main dans ma main, etton front se penche surmon front. Amlie, tumenivres de tes charmes !

    28

  • Pierre et Amlie Chapitre VI

    Quel sera donc notre bonheur demain ! Je suis faible et craintive comme la fauvette ; je tremble comme le

    palmier ; je me rfugie dans tes bras comme le poussin, sous laile de samre ; je me donne toi, je ne veux plus te quitter ; jirai o tu iras, ton cielsera mon ciel ; je partagerai tes fatigues, tes peines, tes joies ; je reposeraio tu reposeras, ta tombe sera ma tombe. Je veux tre une pouse dignede toi.

    Jlverai un autel dans le plus bel appartement de notre cabane,devant lequel, ce soir mme, nous irons nous agenouiller ; un mission-naire, un prtre de Jsus-Christ, sera l devant nous, unissant nos cursau nom de Dieu ; tu seras plus aimable que lombrage des bois au milieudu jour ; tu me passeras ta main, ton doigt recevra lanneau des ternellesamours, et les anges donneront le signal de notre union ; nous entendronsdes musiques dans lair, notre bocage inclinera sa cime onduleuse, et lesoiseaux feront our lharmonie de leurs chants. Cest alors, ma tendreAmlie, que tu seras moi ; en vain, ces tratres, ces froces ennemis denotre patrie, voudraient tarracher mon amiti, ils nemporteront uncheveu de ta tte, avant que je naie rendu la vie tes pieds !

    Ces dernires paroles rent plir Amlie ; relevant avec prcipitationsa tte du sein de son ami, Pierre, dit-elle, dune voix tremblante, Pierre,les Iroquois ont-ils fait une irruption dans le pays ? hlas ! jemen doutais ;depuis plusieurs jours jentends des cris dans la fort, et je vois de toutesparts slever la amme des incendies ; Pierre, Pierre, je tremble pour tesjours.

    Amlie ma bonne Amlie, rpondit Pierre, ne te laisse pas sduirepar une vaine crainte ; rappelle-toi de cette nuit que nous avons passedans lendroit le plus sauvage de notre colline, exposs toute la fureurdes lments ; ne sommes-nous pas encore pleins de vie. Oh ! dissipe cesalarmes, je ten prie ; tiens, donne-moi ton bras et allons nous asseoir dansnotre cabane ; nos parents nous attendent sans doute pour le souper ; cepropos ramena la gaiet sur le front dAmlie et elle suivit Pierre sansrsistance.

    Cependant le pre Garnier, (ctait le nom du missionnaire qui devaitmarier Pierre et Amlie) qui devait se rendre sur cette colline quelquestemps aprs le coucher du soleil, an dchapper la che des Iroquois,

    29

  • Pierre et Amlie Chapitre VI

    ntait pas encore arriv une heure dj avance de la nuit.La nuit tait sombre et lugubre, de gros nuages couvraient la sur-

    face du ciel ; la lune apparaissait derrire ces voiles pais comme la lu-mire dun phare travers la brume. Lhorizon tait tout rouge de lalueur des incendies qui embrasaient les forts et les moissons, uniqueespoir du pauvre colon. La nature tait silencieuse ; on nentendait queles murmures du vent sur les obstacles de son chemin, les chuchote-ments et le bruit des pas des hordes sauvages qui se tenaient en embus-cade dans les bois, ou sapprochaient des habitations pour y saisir leurproie. Leroyable aspect de la nuit, la crainte des Iroquois, le long re-tard du pre Garnier, tout concourait semer linquitude dans lme denos jeunes amants ; et toute la famille, retire au fond de la chaumirecoutait en silence le moindre bruit qui pouvait parvenir leurs oreilles ;Amlie, agenouille avec Pierre au pied dune petite chapelle, que ce der-nier avait entoure de branches de sapins et de chnes verts, portait ses re-gards sur une madone faiblement claire par une bougie toujours prte steindre sous le vent dune fentre voisine ; et des larmes involontaires,quelle essayait en vain de cacher son amant sillonnaient son visage.Pierre, craignant de troubler le silence parle ainsi voix basse.

    Amlie, ma chre Amlie, nous sommes devant lautel o le saintpre viendra dans quelques minutes bnir notre union ; tout est calmeautour de nous, et je te vois pleurer.

    Pierre, rpondit tout bas Amlie, Pierre, en regardant cette madone,je me rappelle dun songe qui, cette nuit, est venu troubler mon sommeil ;et les larmes tombent de mes paupires, sans que jaie mme pens enverser : nous tions agenouills comme nous le sommes linstant mme,au pied de cette chapelle ; ma main tait dans ta main, la joie rayonnaitsur nos fronts, nous respirions peine, et dune voix quentrecoupaientdamoureux soupirs nous allions prononcer le serment dunion quand,soudain, une harmonie inconnue se fait entendre dans lappartement, etune femme semblable cette madone descend sur lautel au milieu dunnuage lumineux ; elle promne quelques temps, sur nous ses yeux, o sepeignaient la douceur et la bont, et pronona ces mots dune voix plusdouce que le zphyr qui ride peine la surface de leau de notre bassin : mes enfants, dit-elle, la terre nest pas digne de vos amours, au ciel ;

    30

  • Pierre et Amlie Chapitre VI

    Amlie interrompit son discours ; des bruits de pas et de voix humainesretentissent au dehors ; enn, comme en proie quelque sombre pres-sentiment, elle tombe dans les bras de son ami, lve sur lui des regardssuppliants, et termine, dune voix, forte, ces mots quune frayeur sou-daine avait suspendus : Au ciel se fera votre union confusion ! terreur ! ces dernires paroles taient peine sorties de sa bouche quela porte senfonce avec un horrible fracas, une troupe dIroquois se pr-cipitent cumants de rage sur la famille tremblante qui, rfugie au piedde lautel de Marie, faisait retentir la chaumire et les chos dalentourde leurs cris dchirants. En vain Pierre et Lopold seorcent de repous-ser la hache de ces froces ennemis ; ils succombent sous le nombre etvoient planer sur eux les sombres voiles de la mort Amlie se jette auxgenoux dun de ces meurtriers, elle embrasse ses pieds quelle trempe deses larmes, et lui demande au nom du ciel, dune voix entrecoupe desanglots, la vie de ses parents et de son amant ; sa jeunesse, sa beaut, seslarmes murent les entrailles de cet homme dairain, ses supplicationsnallaient pas tre vaines, lorsque Pierre, Lopold et Clothilde, le corpstout hriss de ches viennent tomber ses pieds, tandis que leur meslance vers la patrie des heureux ; oh ! dit-elle en saaissant sur elle-mme, frappez-moi, je veux mourir, je veux suivre ma mre, je veuxsuivre mon pre, je veux mensevelir avec Pierre ; elle dit, et une hachepart, sie et senfonce dans son anc. Telle quun tendre palmier qui,ayant t frapp de la cogne du bcheron, voit ses feuilles se trir, sesbranches se desscher ; la sve ne circule plus dans son sein, il meurt, etle vent du dsert le prcipite sur la rive quil a si souvent couverte deson ombre ; ainsi tombe Amlie sur le corps de son amant, le visage teintdes violettes de la mort ; elle veut parler, sa voix expire sur ses lvres ; laamme du bocage, que les Iroquois avaient incendi en fuyant lhabita-tion, jette une lueur sanglante dans lintrieur de la cabane et dessine surles murs dserts lombre de ces malheureuses victimes. Amlie entrouvresa paupire appesantie que cette eroyable perspective referme aussitt ;sa bouche murmure quelques paroles, ctait sans doute le nom de Pierre,et elle sendort pour lternit.

    Cependant le pre Garnier, quune mission lointaine avait retard, ar-rive tout haletant de fatigue, le corps couvert de sueur et de poussire ;

    31

  • Pierre et Amlie Chapitre VI

    personne accourt au devant de lui, il en est tonn ; ils dorment ces bonsenfants, se disait-il lui-mme, ils ne mattendent plus ; il touche lacabane, il entre, son pied heurte les dbris dune porte ; lincendie, parun miracle de la providence, stait soudainement teint, une profondeobscurit rgnait dans la chaumire, le saint pre appelle haute voix,personne ne lui rpond ; il allait sortir pour allumer un ambeau quandun rayon de la lune, schappant des ancs dun nuage, vient introduirele jour dans la cabane. lhorreur du spectacle qui sore sa vue, lesaint pre ne peut retenir ses larmes, et tombant genoux, il redit, aveclaccent de la plus profonde tristesse, ces paroles du roi prophte : Sei-gneur, coutez ma voix, et que vos oreilles se rendent attentives maprire. Donnez-leur Seigneur le repos ternel.

    peine le saint missionnaire et-il prononc ces mots que, voulantdrober les dpouilles de cesmalheureux la fureur des Iroquois, qui pou-vaient revenir toute minute, il jugea quil tait propos de les enfouirsous largile, dernire demeure des mortels ; alors, m par les sentimentssublimes de la religion, oubliant les fatigues dont il tait accabl, il creusaau fond du ravin o vous mavez vu en arrivant ici, une large fosse, etplus dune de ses larmes trempa la terre qui couvrit bientt ces infortu-ns enfants de la ferme.

    Aprs avoir chant le cantique des morts, et stre prostern la facecontre terre devant la croix quil leva, pour perptuer le souvenir de cettefamille, laquelle il adressa un ternel adieu, le pre Garnier sacheminavers dautres habitations pour consoler dautres malheureux.

    touchante sublimit de la religion, jamais grande, toujours im-muable, quelle voix pourra dire ta gloire ! o trouver des accents pourchanter tes louanges ! Tu parles, ta voix modeste, douce, insinuante,meut lme du pcheur et des larmes de repentir tombent de ses yeux ; tuparles, et ta voix pacique se fait entendre depuis le palais des rois jusquesous lhumble toit du laboureur. Compagne assidue de lhumanit souf-frante, tu la consoles ; pour lgayer, tu jettes des eurs sur son passage,tu lui souris, tu lencourages et lui enseignes supporter les maux, les vi-cissitudes de ce bas-monde, en lui montrant l-haut le terme de ses souf-frances. Persvrante, infatigable, il nest dobstacles que tu ne surmontespour ramener au bercail la brebis gare dans de dangereux sentiers. Prs

    32

  • Pierre et Amlie Chapitre VI

    de la couche vreuse du mourant, tu le rconcilies avec son Dieu ; tu luidis, et ta voix est consolante, tu lui dis : Mon ls, tu vas bientt recevoirla rcompense de tes peines. Enn, tu viens rpandre des larmes et deslauriers sur lhumble tombeau de la vertu.

    Cependant le soleil se lve ; mais, point de joyeux chants dans le bo-cage que la amme avait rduit en cendre ; les oiseaux voltigeaient tris-tement autour des cyprs du ravin, et paraissaient dplorer la perte deceux qui leur donnaient souvent des graines manger ; les troupeaux as-sembls autour de la cabane faisaient retentir le vallon de tristes gmis-sements : et tous les habitants des chaumes environnants accouraient enfoule rpandre des larmes et jeter des eurs sur la tombe de leurs amiset de leurs bienfaiteurs ; plusieurs dentre eux voulaient mme sensevelirdans leur fosse, en disant quils ne pouvaient vivre sils taient condam-ns ne jamais revoir Pierre et Amlie.

    Hlas ! famille trop malheureuse, amants infortuns, que tout estchang depuis que vous ntes plus ! Ces lieux qui ont retenti des crisjoyeux de votre enfance, ces lieux jadis riants et enchanteurs, sont main-tenant arides et dserts. Le chardon solitaire lve de toutes parts sa ttegristre et dsole. Les bosquets euris sont disparus et ont fait place laronce pineuse. De tous ces arbres lombre desquels vous vous entrete-niez si souvent, en prenant le frais au milieu du jour, peine en voit-onslever isolment quelques troncs mousseux, o le vent des nuits vientsouer et gmir. Cette fontaine, do vous aimiez contempler les otsblanchissants du majestueux Saint-Laurent, quest-elle devenue ? on nepeut mme dire, elle tait l. Cependant le temps, ce euve inexorable,qui engloutit tout dans sa course rapide, a voulu conserver votre cabane,marque irrvocable du respect quon doit la vertu hroque et malheu-reuse.

    Cest sous le toit qui vt natre votre amour que je viens de voir passerma centime anne, cest ltre autour duquel vous causiez dans voslongues soires dhiver que je rchaue mes membres dbiles, quand unvent froid soue au dehors ; enn, je ne puis faire un pas sans tre frappde votre souvenir, et que de chaudes larmes coulent surmon visage chargde rides. Combien de fois jai cru voir, lentre de la nuit, vos ombreschries, tantt errer autour de ma cabane, tantt appuyes sur la croix

    33

  • Pierre et Amlie Chapitre VI

    vermoulue de votre tombeau.Ici, le vieillard termina son rcit, il faisait encore nuit. Jallai au bord

    du ravin verser des larmes sur linfortune de ces malheureux amants, etmacheminai vers les murs deQubec.

    n

    34

  • Table des matires

    I 4II 9III 15IV 19V 23VI 28

    35

  • Une dition

    BIBEBOOKwww.bibebook.com

    Achev dimprimer en France le 11 juin 2015.