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N° 190 - AVRIL-JUIN 2007 - p. 245-253 - REVUE TIERS MONDE 245 ÉCONOMIE SOLIDAIRE : DES INITIATIVES LOCALES À L’ACTION PUBLIQUE INTRODUCTION Laurent FRAISSE *, Isabelle GUÉRIN **, Jean-Louis LAVILLE *** L’économie solidaire peut être définie comme l’ensemble des activités de production, d’échange, d’épargne et de consommation contribuant à la démocra- tisation de l’économie à partir d’engagements citoyens 1 . De nombreux écrits et débats renvoient à des pratiques économiques, des travaux de recherche, ou encore des modalités d’action publique situés en Europe, principalement francophone et latine. Mais le concept d’économie soli- daire est aussi de plus en plus souvent mobilisé pour analyser des dynamiques socio-économiques extra-européennes. La première raison tient à l’émergence simultanée du terme d’économie solidaire en Amérique latine, et en particulier au Brésil. Les débats au sein de la mouvance altermondialiste (FRAISSE in LAVILLE, CATTANI, 2007), et plus largement de réseaux internationaux 2 , ont également contribué à élargir l’intérêt au Sud pour cette thématique, tant au niveau des organisations de solidarité internationale que des chercheurs. Il semble donc opportun de s’interroger sur la signification de ce concept dans les pays du Sud et sur les réalités qu’il recouvre 3 . À cet égard, l’une des originalités majeures de la perspective de l’économie solidaire réside dans l’affirmation de la prédominance du principe de réciprocité sur les principes du marché et de la redistribution. Jean-Michel SERVET situe ce * Socio-économiste au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie économique (LISE, CNRS-CNAM). ** Économiste au Laboratoire population, environnement, développement (LPED), Université de Provence, Institut de recherche pour le développement (IRD). Responsable du Programme travail, finances et dynamiques sociales à l’Institut français de Pondichéry (Inde). *** Sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et co-directeur du LISE (CNRS-CNAM). 1 - Pour une définition exhaustive, voir B. EME, J.-L. LAVILLE (in LAVILLE, CATTANI, 2007). 2 - On pense notamment au Pôle de socio-économie solidaire (PSES, http://www.socioeco.org). 3 - Certains de ces articles ont été produits et retravaillés dans le cadre d’une recherche co-financée par un programme « Actions concertées incitatives » du ministère de la Recherche et par l’Institut de la recherche de la Caisse des dépôts et consignations sur « La démocratisation de la solidarité et des pratiques économiques comme mode de développement durable, une approche comparative ».

Économie Solidaire Des Initiatives Locales à l'Action Publique

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  • N 190 - AVRIL-JUIN 2007 - p. 245-253 - REVUE TIERS MONDE 245

    CONOMIE SOLIDAIRE : DES INITIATIVES LOCALES LACTION PUBLIQUE

    INTRODUCTION

    Laurent FRAISSE *, Isabelle GURIN **, Jean-Louis LAVILLE ***

    Lconomie solidaire peut tre dfinie comme lensemble des activits de production, dchange, dpargne et de consommation contribuant la dmocra- tisation de lconomie partir dengagements citoyens 1.

    De nombreux crits et dbats renvoient des pratiques conomiques, des travaux de recherche, ou encore des modalits daction publique situs en Europe, principalement francophone et latine. Mais le concept dconomie soli- daire est aussi de plus en plus souvent mobilis pour analyser des dynamiques socio-conomiques extra-europennes. La premire raison tient lmergence simultane du terme dconomie solidaire en Amrique latine, et en particulier au Brsil. Les dbats au sein de la mouvance altermondialiste (FRAISSE in LAVILLE, CATTANI, 2007), et plus largement de rseaux internationaux 2, ont galement contribu largir lintrt au Sud pour cette thmatique, tant au niveau des organisations de solidarit internationale que des chercheurs. Il semble donc opportun de sinterroger sur la signification de ce concept dans les pays du Sud et sur les ralits quil recouvre 3.

    cet gard, lune des originalits majeures de la perspective de lconomie solidaire rside dans laffirmation de la prdominance du principe de rciprocit sur les principes du march et de la redistribution. Jean-Michel SERVET situe ce

    * Socio-conomiste au Laboratoire interdisciplinaire pour la sociologie conomique (LISE, CNRS-CNAM).

    ** conomiste au Laboratoire population, environnement, dveloppement (LPED), Universit de Provence, Institut de recherche pour le dveloppement (IRD). Responsable du Programme travail, finances et dynamiques sociales lInstitut franais de Pondichry (Inde).

    *** Sociologue, professeur au Conservatoire national des arts et mtiers (CNAM) et co-directeur du LISE (CNRS-CNAM).

    1 - Pour une dfinition exhaustive, voir B. EME, J.-L. LAVILLE (in LAVILLE, CATTANI, 2007). 2 - On pense notamment au Ple de socio-conomie solidaire (PSES, http://www.socioeco.org). 3 - Certains de ces articles ont t produits et retravaills dans le cadre dune recherche co-finance

    par un programme Actions concertes incitatives du ministre de la Recherche et par lInstitut de la recherche de la Caisse des dpts et consignations sur La dmocratisation de la solidarit et des pratiques conomiques comme mode de dveloppement durable, une approche comparative .

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    caractre distinctif en analysant la porte du principe de rciprocit chez Karl POLANYI dans une dmarche scientifique qui refuse lvolutionnisme. La spcifi- cit du concept consiste dpasser les catgories juridiques (associations, coop- ratives, mutuelles) travers lesquelles se dfinissait antrieurement lconomie sociale. Comme il lest prcis dans cette contribution thorique, limpulsion rciprocitaire qui fonde la solidarit sarticule un engagement public et critique sur les normes dominantes de lconomie de march. Reste que les perspectives de dmocratisation de lconomie et de transformation sociale sont parfois brouilles par lexistence de nombreuses initiatives conomiques qui saffichent solidaires sans ltre. En outre, lintrt rcent des bailleurs de fonds pour ce terme renforce les effets dopportunit. Lorsquil sagit dune simple organisation pour lutter contre la pauvret et lexclusion (insertion par le travail, appui la cration de micro-entreprises, microcrdit, micro-assurance, etc.), le caractre solidaire ne tient alors quaux populations bnficiaires de ces initiatives exemp- tes de discours et dactions critiques sur les rgulations socio-conomiques.

    En sus de ce premier enjeu portant sur la dimension normative et politique, un second enjeu tient au caractre import ou non du concept dconomie solidaire du Nord vers le Sud. Ici, il convient de distinguer lAmrique latine et en particulier le Brsil o il existe depuis plusieurs annes un espace de dbat et de recherche sur lconomie solidaire. Si cet espace est en dialogue avec les cher- cheurs europens sur le sujet 4, il nen est pas moins largement autonome quant son histoire et ses problmatiques. Dans ce dossier, insister sur lantcdent sud-amricain, avec des articles relatant des expriences en Argentine, au Brsil ou en Bolivie, conduit contester la vision dune stratgie unilatrale dexporta- tion dun concept du Nord vers le Sud en montrant sa double origine gographique.

    La situation sud-amricaine apparat singulire au regard de la ralit dautres pays ou continents o lutilisation du concept dconomie solidaire est mer- gente (lAfrique francophone) ou absente (lInde, comme dailleurs lensemble des pays anglophones ou dinspiration anglophone). Cela ne signifie pas pour autant quil nexiste pas de production, dchange et de consommation mobili- sant le principe de solidarit au sein dactivits socio-conomiques formellement organises. Simplement, leur espace dautonomie et de dveloppement est res- treint, soit par la prdominance de solidarits familiales et communautaires plus hirarchiques, soit par la situation politique dans laquelle lautonomisation de la socit civile vis--vis des pouvoirs publics reste embryonnaire. Ces initiatives peuvent galement rester cantonnes des logiques sectorielles et ne pas recher- cher de terminologie commune.

    Lutilisation rcente et encore balbutiante de la notion dconomie solidaire en Afrique francophone illustre cette ambivalence, comme lexplique Catherine BARON. Concernant lAfrique de lOuest, ces dernires annes, ce sont dabord des chercheurs europens et africains (SALAM FALL, GUYE, 2003) qui ont cherch identifier et comprendre certaines activits socio-conomiques partir dune grille de lecture dconomie sociale et solidaire. Laccent a t mis sur le dvelop- pement de certaines pratiques, comme les mutuelles de sant et la microfinance,

    4 - Pour un aperu de ces travaux, voir J.-L. LAVILLE (2007).

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    ou sur la relecture de pratiques locales plus anciennes, comme celles des organi- sations paysannes. Cette approche descendante nexclut pas des formes dappro- priation, en particulier la revendication dune conomie ancre dans la tradi- tion et les solidarits communautaires , cette appropriation se faisant par ailleurs lvidence de manire trs ingale selon les acteurs et comportant parfois des enjeux politiques.

    Au Maroc, on retrouve la rfrence la tradition ainsi que linfluence dvnements internationaux, en particulier la rencontre de Dakar en 2005 5 et la volont explicite de sinspirer de pays disposant dune exprience en matire dconomie sociale et solidaire. Le rseau marocain dconomie sociale et soli- daire (cr dbut 2006) a choisi de se positionner dans les domaines du com- merce quitable, du tourisme solidaire, de lappui aux coopratives en par- ticulier les coopratives de femmes et, enfin, des finances solidaires. Les acteurs marocains insistent nanmoins sur la ncessit de se dmarquer des expriences trangres et affichent la volont dinventer une dfinition de lconomie soli- daire la marocaine , capable de respecter les particularits et les forces du terrain marocain. Simultanment, comme le met en vidence Claude DE MIRAS, le projet de rgne de lactuel roi, lInitiative nationale pour le dveloppement humain, sans voquer explicitement le terme dconomie solidaire, en emprunte bien des gards les concepts spcifiques, en particulier avec lambition de faire appel la socit civile, de dvelopper le secteur des coopratives et des initia- tives collectives.

    La comparaison avec lInde est difficile dans la mesure o le terme nexiste pas. People economy est probablement le terme qui sen approche le plus, dfini par les acteurs la fois comme des stratgies individuelles de dbrouille et de survie et des initiatives collectives dauto-organisation. Mais ce terme reste utilis par une minorit dorganisations et ne fait pas consensus. Pour autant, labsence de terminologie unifie ne signifie pas absence dinitiatives : on assiste aujourdhui un renouveau coopratif, au dveloppement du commerce qui- table, un dynamisme trs prononc bien quambigu de la microfinance et de la finance solidaire. Mais cela ne saccompagne pas du regroupement des initiatives dans la perspective dune revendication de formes alternatives de production, de consommation ou de redistribution. De plus, les interrogations portent sur le caractre solidaire de la microfinance et sa capacit participer un processus de redistribution des pouvoirs et des richesses , comme le soulignent Isabelle GURIN, Cyril FOUILLET et Jane PALIER.

    LCONOMIE SOLIDAIRE COMME PROCESSUS DE DMOCRATISATION DE LCONOMIE POPULAIRE

    Malgr la diversit des usages du terme conomie solidaire selon les contex- tes, il nous semble possible, en prenant appui sur la ralit sud-amricaine, de

    5 - Sur la globalisation de la solidarit organise aprs les rencontres de Lima et Qubec, voir le Rseau intercontinental de promotion de lconomie sociale et solidaire (RIPESS, http://www.ripess.net).

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    poser titre dhypothse que lconomie solidaire dsigne un processus de dmocratisation de lconomie populaire.

    Si lon prend lexemple brsilien, lconomie populaire dfinie comme lensemble des activits conomiques et des pratiques sociales dveloppes par les groupes populaires en vue de garantir par lutilisation de leurs ressources disponibles la satisfaction de leurs besoins noccupe pas une place marginale (SARRIA ICAZA et TIRIBA in LAVILLE et al., 2007). Cette conomie sappuie sur des relations de parentle et de voisinage pour promouvoir des stratgies de subsis- tance qui sont aussi des cultures hrites et des formes de socialisation aux- quelles tiennent les participants.

    Ainsi, au Brsil, lconomie solidaire rsulte de laffirmation sur la scne politique de lconomie populaire, renforce par des initiatives issues notam- ment du mouvement de reprise dentreprises par leurs salaris sous forme de coopratives autogestionnaires, du soutien du Mouvement des sans-terre lins- tallation de paysans de coopratives rurales, du dveloppement dincubateurs technologiques de coopratives populaires dans les universits, de la cration dinstitutions dpargne et de crdit solidaires, dassociations et de coopratives de recyclage des dchets urbains ou encore de la participation des habitants des services communautaires dhabitat, dalimentation, de sant, dducation dans les favelas.

    Comme le souligne Luiz Incio GAIGER, loriginalit de la dynamique brsi- lienne de lconomie solidaire tient au maillage de ces initiatives et dune cono- mie populaire prexistante grce de nouveaux intermdiaires (syndicats, orga-

    nisations non gouvernementales, universits, etc.) intervenant dans laccompagnement technique comme dans linterpellation des pouvoirs publics.

    La terminologie dconomie populaire solidaire a t mobilise par ces regroupements pour se dmarquer de pratiques plus anciennes, quelles ma- nent dun mouvement coopratif traditionnel, jug trop proche des pouvoirs politiques et conomiques dominants, ou dune conomie informelle de survie qui ne laisse que trop peu de place des logiques daccumulation et de transfor- mation sociales.

    De mme, dans lexemple bolivien dvelopp par Isabelle HILLENKAMP, lins- cription dassociations, de coopratives et de rseaux de petits producteurs indiens dans des rseaux dconomie solidaire participe dun mouvement plus large de reconnaissance de modes de vie et de revendication de droits par une communaut indienne sestimant conomiquement discrimine par les seules institutions conomiques lgitimes , que sont ladministration publique, les grandes entreprises prives ou les exploitations agricoles.

    La diversit des interprtations prouve en tout cas que lconomie populaire nest plus perue comme un phnomne archaque ou transitoire, vou dispa- ratre, selon la loi dairain du dveloppement capitaliste. Les questions restent ouvertes sur les capacits de cette conomie dpasser le plan de la reproduc- tion simple des conditions de vie pour atteindre celui dune reproduction largie, passer dun niveau de survie certaines formes daccumulation. Nanmoins, ce

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    qui a chang par rapport une vision qui la confondait avec lconomie infor- melle et souterraine, cest lattention porte par la thorie sociale lconomie populaire, pour dcrire et comprendre ses logiques. Dans les demandes de protection au sein de cet ensemble htrogne appel secteur informel 6, combi- nes la revendication dune visibilit et dune lgitimit de ses composantes populaires, se joue en fait une accentuation de leur dimension publique dont tmoigne le passage une vise dconomie solidaire. partir de cette concep- tion dune conomie solidaire comme processus de dmocratisation dune co- nomie populaire, il nous semble possible de mieux comprendre limportance de larticulation des contextes socio-conomique et sociopolitique, ainsi que les conditions dmergence et de consolidation des formes dagir solidaires en conomie dans la construction des trajectoires nationales et rgionales.

    IMPORTANCE DES CONTEXTES, CONDITIONS DE POSSIBILITS ET AMBIGUTS

    Lmergence de nouvelles formes de solidarit en conomie est, dans plu- sieurs des pays tudis, concomitante de la dgradation des conditions de vie dune partie croissante de la population, confronte la monte du chmage, de la pauvret et de la prcarisation des conditions demploi, aux difficults daccs aux biens publics (ducation, eau, sant, habitat, etc.). Pour autant, laffirmation de ces initiatives ne saurait se rduire de simples stratgies conomiques de repli dans un contexte de fragilisation du salariat.

    Dune part, les conditions de ncessit conomique qui expliqueraient uni- quement les initiatives dconomie solidaire par les dfaillances du march et de ltat savrent insuffisantes. Elles doivent tre relayes par des conditions de cohsion sociale 7 pour que des dynamiques communautaires prennent le pas sur des stratgies individuelles. Dautre part, laffirmation de lconomie solidaire saccompagne aussi souvent dune remise en cause des politiques nolibrales des annes 1980-1990 et des plans dajustement structurel, dabord par la socit civile et les mouvements sociaux, puis par les gouvernements et mme par les institutions multilatrales qui les avaient initis. Cette dimension contestataire prend des formes diversifies : au Brsil et en Bolivie, la revendication et lalliance avec les partis politiques de gauche est manifeste, alors quailleurs elle prend des formes plus discrtes et plus implicites.

    Au-del des contextes nationaux, plusieurs facteurs semblent dterminants dans lmergence puis la consolidation de ces initiatives, et chacun dentre eux est source dambiguts et dambivalences.

    Lexistence dun sentiment dappartenance pralable et dune identit collec- tive joue un rle catalyseur dterminant. Cette identit peut provenir dune communaut de travail fragilise par la fermeture dun tablissement, de luttes

    6 - Sur les problmes de dfinition du secteur informel, voir B. LAUTIER (in LAVILLE, 2007). 7 - Pour reprendre lexpression de J. DEFOURNY, P. DELTERE et B. FONTENEAU (1999).

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    paysannes, urbaines ou syndicales, mais aussi dappartenances un mme quar- tier ou village. Simultanment, il faut souligner toute lambigut de ces solidari- ts prexistantes, en particulier lorsquelles sont de nature familiale ou commu- nautaire . Les obligations communautaires et les solidarits hirarchiques mnent facilement des pratiques clientlistes et savrent parfois incompatibles avec la cration dun sentiment dintrt collectif, comme lexplique Clina JAUZE- LON dans sa monographie sur un groupe de femmes indiennes 8. Lintensit de la prcarit et de la concurrence peut conduire lindividualisme au dtriment de la solidarit. Ltude de cas, aussi spcifique et singulire soit-elle, nen rvle pas moins des mcanismes et des ambiguts en matire de solidarit qui dpassent trs largement le contexte gographique, social et culturel tudi.

    Un autre facteur porte sur lefficacit et la qualit des biens et services pro- duits. Il est illusoire de construire des formes de solidarit en misant uniquement sur des questions didentit collective et de mobilisation politique, en particulier pour les plus pauvres. Les bnfices matriels individuels consolident laction et conditionnent sa prennit.

    On observe galement le rle souvent essentiel des organisations dappui (organisations intermdiaires , ONG dappui, groupes de mdiation, etc.), en particulier dans des contextes o la socit civile est balbutiante comme en Afrique de lOuest, ou litiste comme en Inde. LAmrique latine semble davan- tage propice des initiatives plus spontanes, mme si le dynamisme de la base suppose quand mme lintervention de groupes dappui de natures diver- ses. Souvent dterminant, et des degrs divers selon les contextes nationaux et sectoriels, ce rle dappui nen est pas moins ambivalent, avec des risques dins- trumentalisation et de rcupration permanents.

    LES DIMENSIONS SOCIOPOLITIQUES DES INITIATIVES DCONOMIE SOLIDAIRE

    Force est de constater que la reconnaissance et le dveloppement de lcono- mie solidaire sont indissociables dengagements de nature sociopolitique dont il est possible didentifier trois dimensions.

    La premire dimension relve largement dexpriences de gestion collective et de travail partag que lon retrouve au sein de nouvelles dynamiques coopra- tives et mutualistes. Mme si ladoption de tels statuts ne constitue pas une garantie certaine quant au partage du pouvoir conomique, les recherches sur les coopratives autogestionnaires au Brsil dont certains rsultats sont prsents par Luis Igncio GAIGER, soulignent au moins deux effets positifs : laccs des travailleurs des responsabilits comme contrepartie de droits rels et de gains matriels, mais aussi une moindre division sociale du travail et une hirarchie attnue dans lorganisation de la production.

    8 - Pour une analyse spcifique des enjeux, des potentialits mais aussi des faiblesses et des limites des initiatives dconomie solidaire spcifiquement fminines, voir I. GURIN (2003).

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    La deuxime dimension politique tient linscription des membres, groupes de producteurs ou de consommateurs lorigine des entreprises solidaires dans des espaces plus larges de discussion, de revendication et de participation au dbat public, voire de co-construction dagenda de politique publique. Cest probablement au Brsil que la mobilisation est lexpression publique la plus avance, avec lexistence de mouvements dauto-organisation politique limage du Forum brsilien de lconomie solidaire (FBES), dont les principales compo- santes ont uni leurs forces en 2003 pour revendiquer la cration dun Secrtariat national lconomie solidaire. Dcentralis ensuite au niveau des tats de la Fdration, ces forums ont constitu non seulement des espaces de promotion et de valorisation des acteurs et des entreprises solidaires, mais aussi de co-construction de politiques publiques nationales et rgionales dconomie solidaire 9.

    La troisime dimension renvoie la reconnaissance de la spcificit des initiatives solidaires dans laction publique. Elle est au centre de larticle de Christiane GIRARD FERREIRA NUNES. Aussi embryonnaires soient-elles, ces poli- tiques nen demeurent pas moins originales double titre. Dune part, elles visent, par la nomination dlus locaux, la mise en place dadministrations (Secr- tariat dtat au Brsil) ou le soutien structurel des rseaux reprsentatifs, construire politiquement la cohrence dun entreprendre autrement , ce qui, au vu de la diversit statutaire, sectorielle et organisationnelle des activits et des entreprises, est loin dtre vident. Dautre part, ces politiques publiques pren- nent officiellement acte des limites du tout march et reconnaissent la nces- sit de lintervention publique dans nombre de secteurs jusque-l vous une privatisation sans limites.

    Pour autant, la manifestation et larticulation de ces formes dengagements sociopolitiques ne vont pas de soi et restent souvent implicites. Les raisons peuvent tre stratgiques, quand les risques sont inhrents la prise de parole et aux mobilisations sociales dans des environnements sociopolitiques peu dmo- cratiques. Elles peuvent venir de ce que lactivation du principe de solidarit relve davantage dune possibilit damliorer des conditions de vie prcaires que dune critique consciente du fonctionnement de lconomie. Dans des contextes o les liberts associatives sont rcentes comme au Maroc, o la socit civile est conservatrice comme en Inde, les plaidoyers et les prises de parole publiques supposent une capacit dintervention et une stratgie dexpression vis--vis des pouvoirs publics, mais aussi des processus de sensibili- sation et de mobilisation des membres de base qui ne sont finalement pas si frquents. cela, il faut ajouter la nature apolitique des mesures de bonne gouvernance prnes par les institutions multilatrales et reprises (mme sil y a rappropriation) par les tats nationaux ; elle a tendance donner un caractre artificiel ce soi-disant renouveau dmocratique. Socit civile et participation sont les mots dordre, mais relgus un rle technique dnu de toute consid- ration politique, et ils saccompagnent parfois de mesures visant touffer les vritables prises de parole. Enfin, la mise en uvre et lancrage de politiques dconomie solidaire se heurtent des difficults multiples, lies en particulier

    9 - Pour une prsentation dtaille de ces mouvements et politiques, voir J.-L. LAVILLE et al. (2005).

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    linertie des dcoupages administratifs et de systmes de reprsentations ant- rieurs, des volonts politiques qui ne sont pas la hauteur des objectifs affichs, mais aussi des visions divergentes, plus ou moins ambitieuses et rformatrices, de ce que recouvre lconomie solidaire.

    RENOUVELER LES RAPPORTS ENTRE CONOMIE ET DMOCRATIE

    Les diffrents articles de ce numro mettent en vidence que les activits conomiques dveloppes par les groupes populaires mlangent souvent des solidarits hrites ou produites par des conditions de vie partages, avec des solidarits construites sur le principe de rciprocit et lentraide mutuelle. Cest bien une hybridation des formes dagir solidaire quil faut penser pour com- prendre les dynamiques vertueuses mais aussi les tensions inhrentes aux initia- tives solidaires en conomie.

    Si lconomie solidaire sinscrit dans la consolidation et la dmocratisation de ces pratiques conomiques ancres dans un tissu populaire, une telle perspective suppose une vise politique assume permettant de relier la lutte pour lamlio- ration des conditions de vie des membres au combat pour les droits cono- miques et sociaux.

    Cest sans doute la capacit connecter de nouvelles formes dauto- organisation productive et de gestion partage, dengagements publics en alliance avec les mouvements sociaux et de renouvellement de laction publique qui permet certains auteurs de voir dans lconomie solidaire lmergence de nouvelles formes de production et de relations entre le capital et le travail, voire mme un vecteur de transformation sociale. L o linnovation socio- conomique ne dbouche ni sur une reconnaissance publique, ni sur des formes renouveles de contestation des mcanismes de rgulation et de redistribution des pouvoirs conomiques, sa contribution au renouvellement des rapports entre conomie et dmocratie est plus fragile, comme Jos Luis CORAGGIO lindi- que travers lexploration des devenirs possibles. Les initiatives dconomie solidaire, aussi incertaines soient-elles, ont le mrite de renouveler le lien entre conomie et dmocratie, en montrant quelles peuvent senrichir mutuellement.

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