6
CIORAN, LECTEUR DE SPENGLER Il est difficile de dire avec precision en queUe annee Emil Cioran a lu Der Untergang des Abendlandes d'Oswald Spen- gler, sans doute au debut des annees '30, lorsqu'jl fut etudiant en philosophie li I'Universite de Buearest. D'ou vient son interet pour Spengler ? En dehors des notes de lecture Cioran ne nous a Iaisse aucun article ou etude sur I' auteur, Nous ne disposons que de quelques references li l'interieur de ses articles, de ses livres et des lettres. Cette lecture coincide avec celle d'autres livres allemands, par exemple celui de Georg Mehlis sur le roman- tisme allemand ainsi que les livres de philosophie de EIWin l Reisner, sur lesquels il ecrit un article dans Gândirea en decem- bre 1931, ou figure d'ailleurs une allusion it Spengler, Cioran a du frequenter beaucoup la bibliotheque allemande li Sibiu, ou il a pu emprunter sans doute des ouvrages de philosophie alle- mande, de Kant, de Hegel er de tente la pensee philosophique l allemande de son temps, de Georg Simmel au Danois Seren Kierkegaard. Cioran tit le livre de Spengler, publie en 1918, dans l' edition en deux vommes de 1920. 1 Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom- breuses encore, coasaerees ci Bergson, Ies notes sur Spengler comptent parmi Ies plus amples, precises, systematiques que Cioran nous a Iaissees, Elles se presentent comme un ensemble 1 N'ayant pas sous fa main reditîon de f920. il laquelle se referent les cita- tions de Cioran, nous renvoyons les lecteurs ă: l' edition de 1973 en un seu! volume, qui reprend le texte-de l'editionde 1923 en deux volumes, que nous avons egalemenr consultie : Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlan- des, Umrisse einer Morphologie der .Weltgesehicl1te, Munich. Verlag C.H.Beck, 1973. L'cdition de 1923 presente de mulriples medificarions er augmentations par rapport li eelle de. 1920, Quant el l'etude de I'influence de Spengler sur la pensee de Cioran, seuleI'edirion de 1920 et Ies notes de lec- ture se referent it certe edifioa ne peuvent etre prises ea considerasion. D'oă I'importance des notes de lecture. 11

EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

  • Upload
    vonga

  • View
    214

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

CIORAN, LECTEUR DE SPENGLER

Il est difficile de dire avec precision en queUe annee EmilCioran a lu Der Untergang des Abendlandes d'Oswald Spen-gler, sans doute au debut des annees '30, lorsqu'jl fut etudiant enphilosophie li I'Universite de Buearest. D'ou vient son interetpour Spengler ? En dehors des notes de lecture Cioran ne nous aIaisse aucun article ou etude sur I' auteur, Nous ne disposons quede quelques references li l'interieur de ses articles, de ses livreset des lettres. Cette lecture coincide avec celle d'autres livresallemands, par exemple celui de Georg Mehlis sur le roman-tisme allemand ainsi que les livres de philosophie de EIWin

l Reisner, sur lesquels il ecrit un article dans Gândirea en decem-bre 1931, ou figure d'ailleurs une allusion it Spengler, Cioran adu frequenter beaucoup la bibliotheque allemande li Sibiu, ou ila pu emprunter sans doute des ouvrages de philosophie alle-mande, de Kant, de Hegel er de tente la pensee philosophique

l allemande de son temps, de Georg Simmel au Danois SerenKierkegaard. Cioran tit le livre de Spengler, publie en 1918,dans l' edition en deux vommes de 1920. 1

Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees ci Bergson, Ies notes sur Spenglercomptent parmi Ies plus amples, precises, systematiques queCioran nous a Iaissees, Elles se presentent comme un ensemble

1 N'ayant pas sous fa main reditîon de f920. il laquelle se referent les cita-tions de Cioran, nous renvoyons les lecteurs ă: l' edition de 1973 en un seu!volume, qui reprend le texte-de l'editionde 1923 en deux volumes, que nousavons egalemenr consultie : Oswald Spengler, Der Untergang des Abendlan-des, Umrisse einer Morphologie der .Weltgesehicl1te, Munich. VerlagC.H.Beck, 1973. L'cdition de 1923 presente de mulriples medificarions eraugmentations par rapport li eelle de. 1920, Quant el l'etude de I'influence deSpengler sur la pensee de Cioran, seuleI'edirion de 1920 et Ies notes de lec-ture se referent it certe edifioa ne peuvent etre prises ea considerasion. D'oăI'importance des notes de lecture.

11

Page 2: EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

12

d'extraits, relies par de brefs resumes ou des titres en langueroumaine suggerant le theme des citations et leur contexte. Ellessont ecrites sur de grandes feuilles, numerotees de 1 a 21, dont18 se rapportent au premier volume, intitule « Gestalt und Wirk-lichkeit » (Forme et realite) et seulement 3 qui ont trait audeuxieme volume, portant, sous le titre « Welthistorische Per-spektiven » (Perspectives d'histoire universelle), sur des sujetshistoriques proprement dits, toujours traites dans un contextephilosophique ou theorique, comme une demonstration de lamorphologie de l'histoire universelle. La Cioran s'est exc1usi-vement interes se a des fragments relatifs aux concepts de la na-tion, a la distinction entre les grandes et les petites cultures, aupeuple et la conscience nationale, concepts qui vont revenir dansSchimbarea la faţă a României.

Destin et culture

Dans les pages suivantes nous foumirons un apercu des prin-cipaux fragments cites par Cioran al' aide desquels nous nousinterrogerons sur sa maniere de lire et de citer. Ceci nous ame-nera a suivre brievement les traces des idees de Spengler dans lapensee de Cioran, reperables, des les annees 1932-1933, dans lesartic1es des revues parues dans la peri ode roumaine du penseurainsi que dans plusieurs de ses livres de certe peri ode entre au-tres, comme deja dit, dans Schimbarea la faţă a României (LaTransfiguration de la Roumanie) de 1937. Marta Petreu a consa-cre un chapitre entier de son livre Un trecut deocheat sauSchimbarea lafaţă a României" a l'influence de Spengler. Notremethode consistera a partir des notes de lecture memes de Cio-ran et de remonter ensuite au livre de Spengler, sinon il y a unrisque d'exagerer, de denaturer la presence de Spengler chezCioran, voire d'en faire une "philosophie parallele" et de fausserdans un sens ideologique la lecture par Cioran de l' ceuvre du

Page 3: EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

philosophe allemand.' Il s' agit de savoir comment Cioran litSpengler et comment il retravaille sa lecture, comme elle reap-paraît tout au long de son eeuvre, parfois meme d'une manieremeconnaissable, Cette etude de contextualite et d'intertextualitedeborde le cadre de notre recherche. A ce propos il est deja fortimportant d' observer que Cioran s' est surtout interesse, commedeja mentionne, au premier volume du livre de Spengler, c'est-a-dire a sa vue poetico-philosophique de 1'histoire : "Natur soliman wissenschaftlicb behandeln, iiber Geschichte soli man dich-ten" (La nature demande a etre· traitee scientifiquement, del'histoire il faut parler poetiquementj.' Cioran commenced'ailleurs par reproduire la citation de Goethe qui sert de motto atout le livre de Spengler. En quelques lignes Cioran se rend par-faitement compte de l'importance de Goethe, dont ces vers, ecrit-il, "sont fort significatifs et portent en germe toute la philosophiede Spengler". Voiei le fragment :

It Wenn im Unendlichen dasselbeSichwiederholend ewig fliefit,Das tausendfăltige GewălbeSicb krăftig ineinander schliefit ;Strâmt Lebenslust aus allen Dingen,Dem kleinsten wie dem groftten Stern,Und alles Drăngen, alles RingenIst ewige Ruh in Gott dem Herrn. "

Dans sa preface al' edition de 1922, reprise dans celle de1923, l'auteur insiste sur l'importance que Goethe occupe danssa pensee : "A Goethe je dois la methode, a Nietzsche les inter-rogations" et par le biais de Geethe c'est Leibniz qui s'est impo-se a lui, confesse-t-il encore. En dehors de ses propres proble-

2 Marta Petreu, Un trecut deocheat sau "Scimbarea lafaţă a României", Cluj,Biblioteca "Apostrof', 1999, pp.139-167.3 O.Spengler, Op. cit., ai. 1920, p.139 (cite par Cioran); ed. 1973, p.129.

13

Page 4: EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

mes psyehiques, spirituels et de la recherche de son moi, Cioranest surtout preoccupe, sur le plan de la pensee, des problemescultnrels el esthetiques qu~on ne peut pas dissocier d' ailleurs deson experience de vie. Nulle contrariete sous cet aspect-la. Tou-jours dans la preface de 1922 Spengler avertit le lecteur: "Unpenseur, c' est un homme, a qui il est donne, par ses propres vuesel reflexions, de representer le temps sous une forme symboli-que". Ă. ce point de vue I'article de Cioran, intitule Individ şicultură, temoigne d'une veritable approche spenglerienne de larelation entre 1'individu et la culiure."

L'article en qnestion forme un bel exemple d'integration dela pensee philosophique spenglerienne dans la problematique del'individu qui cherche il preserver son identite specifique vis-a-vis de son temps present, La seule issue, ecrit Cioran, c'est de"situer I'idee de destin au centre de la reflexion sur le processusdes cultures. 11y.a un destin interieur, une necessite interieure enface de laquelle 1'bomme est desarme. Reflechir sur cette neces-site me paraît le sens et la conclusion de tout acte de philoso-phie, Les symboles interieurs de l' existence, en general, ainsique -de la culture, enparticulier, revelent la necessite, la realitedu destin il laquelle seulement la variation des formes et desapparencespeut menre fin." J'insiste sur le mot "necessite" quiest ia traduction du terme fort frequent chez Spengler, celui de"Notwendigkeit", oppose a "causalite't.'Dans une culture", pour-suit Cioran, "I'individu n'a d'autre fonction et de valeur que des'activer dans ces categories. Avec le temps, les valeurs qu'ilproduit perdent leur marque de subj ectivite et s' integrent dans lastmcture autonome de la culture". (pp.S6 et 57) Ă ce propos ilsuffit de citer ici le 'fragment des notes de lecture auquel Cioran·a donne le titre "Destin şi cultură". Cbez Spengler l'extrait fi-gure dans un fragment qui porte le numero 12, intitule "Die Zeit

4 Emil Cioran, Singurătate şi destin. Publicistica 1931-1944 (cu un cuvântînainte al .automlui), ediţie îngrijită de Marin Diaconu, Bucarest, Humanitas,199]~pp..55-57.14

Page 5: EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

Gegenbegriff zum Raum" (Le concept de temps oppose al'espace) ; le fragment fait partie du sous-chapitre en allemand"Schicksalsidee und Kausalitătsbegriff" (L'rdee du destin et leconcept de causalite). Voiei l'extrait:

"Aus dem Sinne, welcher hier der Kultur als einem Ur-phănomen und dem Schicksal als der organischen Logikdes Daseins gegeben wurde, folgt, dafJ notwendig jederKultur ihre eigne Schicksalsidee besitzen mujJ, ja dafi indem Gefiihl, jede grafie Kultur sei nichts anderes als dieVerwirklichung und Gestalt einer einzigen, einzigartigenSeele, diese Folgerung schon eingeschlossen liegt. Waswir Fiigung, Zufall, Vorsehung, Schicksal, was der antikeMensch Nemesis, Ananke, Tyche, Fatum, der AraberKismet und alle anderen anders nennen, was niemandeinem Fremden, dessen Leben gerade Ausdruck der ei-gnen Idee ist.ganz nachfiihlen kann und was sich in Wor-ten nicht weiter beschreiben lăjJt, stellt eben diese einma-lige, nie sich wiederholende Fassung der Seele dar, de-ren jeder for sich văllig gewifJ ist.n5

Tout ce fragment ainsi que l'article de Cioran demontrentcomment celui-ci recourt il des concepts, il des fonctions spen-gleriennes pour affronter, sur un plan personnel et universel, sonpropre destin afin de le transcender un jour et de lui donner uneforme, une foree de symbole. L'article se termine sur un tonresigne, provenant d'un sentiment d'impuissance en face del'histoire. L'auteur renonce fi tout activisme, producteur de "tou-tes sortes d'illusions", et preconise un comportement de"contemplation sereine". Est-ce une allusion ci la "serenite"geetheenne ? Dans I'essai "Omul fără destin" (1933) Cioran re-vient sur la question, il trace pour ainsi dire un autoportrait phi-losophique et psychique, toută fait dans un sens spenglerien, de

5 O. Spengler, Op. cit., p.I8I (00. 1920) ; 6<:1.1973, pp.16S-169.J5

Page 6: EIWin Gândirea it Iaissees,digital-library.ulbsibiu.ro/dspace/bitstream/123456789/726/3/... · Comparees â d'antres notes de lecture, sauf eelles, plus nom-breuses encore, coasaerees

l'homme en confrontation avec le destin qu'il oppose Il"l'homme sans destin" qui sombre dans la banalite. Il y impliquela dimension tragique de l'existence: "On ne peut vivre quemourant. La mort commence avec la vie".6 Vivre son destin,c'est defier la mort, c'est la "souffrance comme destin"," Toutecette problematique personnelle porte les traces de la lecture deSpengler. Elle forme egalement le fond tragique de livres telsque Pe culmile disperării (1934), Schimbarea la faţă a Româ-niei (1937) et meme Lacrimi şi sfinţi (1937). Ă plusieurs en-droits de ses articles des annees '33-'35 Cioran se refere Il Spen-gler meme pour marquer son desaccord avec lui. Le theme ma-jeur de ces livres s'exprime sous la forme d'une problematiqueramifiee qui cherche Il se traduire dans differentes directions,ethiques, mystiques, politiques, poetiques, sur un fond et dansun langage souvent spengleriens, ou confluent, bien sur, encored'autres lectures comme celles de Hegel, Nietzsche, Schopen-hauer, Bergson, Reisner et beaucoup d'autres. Mais la pensee deSpengler a foumi Il Cioran au cours des annees '30 l'instrumentconceptuel, philosophique, methodique pour l' aider Il formulersa confrontation avec le destin. On dirait que c' est 1'histoire ouplutât la philosophie de l'histoire qui lui a ouvert les portes dumonde.

En general il s'avere extremement difficile de suivre toutesles traces des lectures de Spengler dans les ecrits de Cioran. Lesallusions concretes, explicites Il Spengler sont plutot rares, cequi oblige Il une lecture interieure fort attentive de l' ceuvre deCioran de la peri ode roumaine et meme francaise, intimementliees entre elles. Spengler a foumi IlCioran beaucoup plus qu'uncadre de philosophie de 1'histoire. En cours de route nous tâche-rons de depister, si possible jusque dans les details, la presencedu philosophe allemand dans les ecrits de Cioran.

I

6 Emil Cioran, Singurătate şi destin, p.243.7 Emil Cioran, Op. cit.,pp.256.259 ..16