25
ENQUÊTE François-Xavier Bellamy et al. Editions Esprit | Esprit 2014/3 - Mars/Avril pages 88 à 111 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-3-page-88.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Bellamy François-Xavier et al., « Enquête », Esprit, 2014/3 Mars/Avril, p. 88-111. DOI : 10.3917/espri.1403.0088 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - National Chung Hsing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. © Editions Esprit

Enquête

Embed Size (px)

Citation preview

ENQUÊTE François-Xavier Bellamy et al. Editions Esprit | Esprit 2014/3 - Mars/Avrilpages 88 à 111

ISSN 0014-0759

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-esprit-2014-3-page-88.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bellamy François-Xavier et al., « Enquête »,

Esprit, 2014/3 Mars/Avril, p. 88-111. DOI : 10.3917/espri.1403.0088

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit.

© Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Mars-avril 2014 88

Enquête

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim,Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

EN caricaturant à peine, on pourrait résumer les positions de l’heurepar la formule : « Les nihilistes, ce sont les autres. » En particulier,il arrive que les individus religieux accusent pêle-mêle laïques, athées,agnostiques – confondus dans le même repoussoir – de contribuerdirectement ou indirectement à l’avènement d’une société nihiliste. Ilest vrai que les grandes valeurs modernes (démocratie, liberté, ruptureavec le théologico-politique…) ont coïncidé avec la sécularisation, lacritique des Lumières, l’avènement de l’indifférence de masse, d’unathéisme souvent élitiste et, en France, d’une laïcité parfois très idéo-logique. D’où, chez les tenants de cette dernière surtout, la suffisance,fréquente, de ceux qui vont dans le sens du progrès et de l’histoire.Mais d’une part, ce qui a été (partiellement) vrai en Europe – la coïn-cidence entre « sortie de la religion » et liberté démocratique – ne l’apas été partout (qu’on pense aux États-Unis, mais aussi à d’autresnations hors Europe), et c’est bien le problème à l’heure de la mondia-lisation. Et d’autre part, les formes d’épuisement de la démocratie etde la liberté sont manifestes, en Europe notamment, et suscitent demultiples malaises politiques.

Une rupture de société ?

Patrick Royannais, théologien catholique, constate que « le cultedu progrès a fait long feu, comme toutes les transcendances, car leprogrès lui-même, avec les Lumières, est une des idéologies nihi-listes… ». Mais, l’internet aidant, les évidences et les certitudes

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page88

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Enquête

89

nihilistes, avec leurs conséquences sociales et culturelles, se mondia-lisent. Le partage entre « nihilismes modernes du Nord » et « tradi-tions de sens maintenues au Sud » doit donc lui aussi être désormaisrelativisé. Même si l’ouverture aux espaces inconnus et à la mémoiredu passé est une nécessité absolue, le recours à des sagesses importéesd’ailleurs et le retour à celles du passé pour donner sens au présentse révéleraient une illusion s’ils n’étaient pas au service du « seul impé-ratif qui demeure », qui est toujours celui de vivre, d’inventer encorela vie, de la libérer de ses aliénations sans cesse renaissantes.Patrick ROYANNAIS – Le nihilisme est la culture de la majorité, ou dumoins, la culture dominante, celle qui impose ses règles, celle del’homme rabougri (qui peut être un puissant). Le nihilisme, c’est lavulgate consensuelle qui dicte les évidences et dénonce commehistrion ou révolutionnaire celui qui aurait l’audace de les ques-tionner. Défendue ou contestée, cette vulgate est communémentacceptée. La renverser, au sens de l’inverser, c’est encore l’accepteren remplaçant un discours unitaire par un autre.

Où se logent les discours de l’assurance, ceux qui ferment l’horizon à coup d’assertions ou d’abstention, sans même avoir prisle temps d’entendre que l’homme était question, pour ne pas recon-naître que l’homme est question ? Qu’est-ce qui empêche la vie ?Les réponses varient selon les perspectives, les idéologies. Peut-ilen aller autrement quand le savoir absolu est une illusion, unefumisterie, une tromperie mortelle ?

Les périodes de changement de cultures ou de civilisations, de« rupture de société », exacerbent sans aucun doute le nihilisme. Lamondialisation, culturelle, économique, migratoire, idéologique,etc., est un bouleversement qui n’est plus appréhendé à travers lesseules délocalisations. Ce n’est plus entre la France et l’Espagne,comme au XVIIe siècle, pour les quelques personnes qui franchis-saient les Pyrénées ou rencontraient des étrangers, que la vérité estchangeante. Aujourd’hui, les rencontres se sont multipliées de façonexponentielle, notamment grâce à l’internet, et pas seulement endeçà et au-delà des Pyrénées, mais entre une infinité de civilisationstrès différentes. En outre, la prétendue supériorité de la culture occi-dentale est rangée au rang des idéologies racistes, de sorte qu’au-cune hiérarchisation des cultures ne protège de leur relativisation.

Lorsque le monde se trouve en face de défis jusqu’alors ignorés,on préfère s’en tenir à ce que l’on connaissait déjà, à la vérité quiest forcément « de toujours » ; réflexe de peur devant une identitéperdue. On perçoit cela dans tous les pays, qu’ils soient riches ou

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page89

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

pauvres, industrialisés ou non. À Madagascar comme en France, lesaffres que traversent les sociétés sont imputées aux étrangers :importation d’un Occident débauché pour les uns, règne du relati-visme généralisé et des flux migratoires pour les autres.

Le culte du progrès a fait long feu, comme toutes les transcen-dances, car le progrès lui-même, avec les Lumières, est une desidéologies nihilistes, une des perspectives que l’on prenait pourabsolue. La nouveauté n’a de quoi susciter ni enthousiasme béat ninostalgie chagrine. Le seul impératif qui demeure est celui devivre, d’inventer la vie, de la libérer.

Que Dieu et les religions soient nihilistes aux yeux de Nietzschene fait aucun doute. Mais il ne suffit pas d’avoir tué Dieu pour vivreet être libre.

Rien n’indique que l’homme cessera d’être animé par « la volontéde croyance », c’est-à-dire par le besoin de se donner des idoles,des certitudes inébranlables, des points d’appui fermes pour porteret supporter l’existence2.

La société contemporaine est tout aussi religieuse que les précé-dentes, d’un religieux sauvage, hors des institutions souvent, d’au-tant plus terrible. Les sociétés religieuses sans Dieu continuent àêtre orientées par des certitudes qui sont autant de « nords », dontle moindre n’est pas la doxa néolibérale à laquelle on fournit chaquejour son lot de sacrifices humains, dans les pays pauvres maisaussi dans les pays riches, où l’on peut fermer une entrepriserentable en ignorant la casse humaine, uniquement parce qu’elle nerapporte pas assez. La destruction de l’humain est nihilisme.

L’aphorisme 125 du Gai Savoir (celui de la mort de Dieu) montrecomment ceux qui ont tué Dieu continuent de croire au sens alorsqu’ils ont effacé l’horizon, détaché ce monde du sens. Le prophètearrive trop tôt. Il arrivera toujours trop tôt. Les candidats auxdiscours de substitution, les crypto-religions athées, intégristes oufondamentalistes, sont légion. La pensée de Nietzsche est une desti-tution des idoles quelles qu’elles soient. C’est pour cela qu’elle nepeut être qu’intempestive.

On peut détester a priori l’idée même de vérité et, parmi toutes lesvérités, celle des religions, avec son cortège d’assurance, de certitudeet en fin de compte, inéluctablement, d’ignorance volontaire de lavérité d’autrui et de tentative pour l’éliminer dès lors qu’on la connaît

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

2. Paul Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », Le Portique 8 (2001) (http://leportique.revues.org/199).

90

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page90

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Enquête

91

et qu’elle apparaît comme une rivale. Donc ses conséquences deviolence. C’est bien pour cela après tout, pour sa violence mortifère,que la religion paraît si insupportable, « nihiliste » finalement, à noscontemporains pour qui, peu ou prou, la paix prend place parmi lesvertus les plus désirables de ce temps. Néanmoins, il reste une diffi-culté, on le sent bien, autour de l’idée de « vérité ». D’un côté, elleapparaît caduque, ou archaïque : il n’y a que des vérités multiples,plurielles. Mais d’autre part, quand le nihilisme s’identifie pratique-ment au « relativisme » ou à l’indifférence générale, la question de lavérité se repose. Elle ne retrouve pas seulement une pertinence : elle ale mérite de déranger le conformisme et les assurances paradoxalesd’une installation tranquille dans la relativité générale… qui tourneen rond dès lors qu’elle devrait aussi se relativiser elle-même – alorsqu’il faut pourtant vivre, exprimer des convictions… Au-delà de larenaissance religieuse, selon des formes certes inattendues et contes-tables, on pourrait comprendre ainsi l’intérêt d’intellectuels françaisquand le pape Benoît XVI, au début de son pontificat, a relancé laquestion de la vérité à travers l’insistance sur la raison dans la foi.Sous la forme d’une parabole humoristique tirée de la tradition béné-dictine (celle de saint Benoît de Nursie), Denis Moreau exprime ce quepeut être l’« inquiétude » d’un philosophe ou d’un intellectuel« gyrovago -sarabaïte » au temps du relativisme.

Denis MOREAU – Si le thème de ce numéro d’Esprit invite à penserque certains, ou beaucoup, sont des nihilistes, on peut concevoir queceux qui sont ainsi désignés en soient agacés, puisque le terme estdésormais lesté d’une solide connotation péjorative et utilisé surtoutpar des gens pas très drôles sur l’air chagrin du c’était mieux avant.« Nihilisme » apparaît en outre comme une catégorie fourre-tout,dans le meilleur des cas commode pour désigner pêle-mêle les mauxréels ou supposés de l’époque : « crise du sens », « perte desrepères », « aquoibonisme » généralisé, frénésie consumériste,« individualisme » hypertrophié en « narcissisme », grosse fatiguepostmoderne, morosité voire désespérance globales, etc. Enfin, si par« nihilisme » on entend, de façon rigoureuse, la doctrine de ceux qui« ne croient (plus) en rien » ou « ne veulent (plus) rien », il fautconvenir que la quasi-totalité de nos contemporains ne le sont pas,nihilistes : ils font des projets, fondent des familles, défendent desidées, en critiquent d’autres, etc. Et c’est tant mieux. J’avoueraid’ailleurs – sans ironie aucune – qu’en un sens je les admire : pourde présumés nihilistes, ils se sortent plutôt bien des ornières etcomplications de l’existence, et leurs vies ont, parfois, belle allure.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page91

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

92

Si l’on considère malgré tout que le mot « nihilisme » exprimequelque chose d’un malaise persistant de la contemporanéité, onpeut le préciser, par deux opérations complémentaires.1) Substituer à la catégorie de « nihilisme » celle de « relativisme »(ou considérer que le relativisme est l’espèce actuellement dominantedu genre « nihilisme »). Par relativisme, j’entends la thèse qui estimeque rien (sauf, peut-être – et encore – les énoncés des sciences dites« dures ») n’est vrai toujours et partout, que chaque affirmation estrelative au contexte où elle a été formulée, que tout est ainsi affairede « point de vue », ces points de vue étant par essence variés etvariables, aussi bien à l’échelle de l’Histoire universelle qu’au fil despetites histoires de nos vies. Théoriquement parlant, ce relativismese fonde donc sur une position de type sceptique.2) Décrire cette forme actuelle du nihilisme à l’aide du chapitre 1de la Règle que Benoît de Nursie (circ. 480-547) rédigea pourorganiser la vie monastique. Benoît distingue quatre types demoines, dont les sarabaïtes qui vivent en petits groupes désorga-nisés, « suivant toujours leur époque », « ayant pour loi le plaisir deleur convoitise », « appelant “bien” tout ce qu’ils pensent ou préfè-rent, et estimant illicite tout ce qui leur déplaît » ; et les gyro-vagues, qui changent sans cesse de lieu, « toujours errants et jamaisstables ». En ce début de XXIe siècle, nous, enfants de l’Occident etdu capitalisme mondialisé, ne sommes-nous pas précisémentdevenus, dans des proportions et à des degrés divers, de façon plusou moins consciente et consentante, des gyrovago-sarabaïtes ?Ondoyants et fluidifiés, c’est-à-dire désorientés, à l’affût des derniersstyles et concepts (le gender !) et soucieux de nous y conformer, épar-pillés en microcommunautés qui s’effilochent à peine constituées,écartelés par des désirs concurrents sinon contradictoires, ricochantde désirs en plaisirs, d’achats en crédits, de coups de cœur endéceptions, de mariages en ruptures, de moment d’euphorie enaccès de déprime, jamais vraiment contents (we can’t get no satis-faction) et toujours inquiets – au sens étymologique : in-quietudo,absence de repos, difficulté à se (re)poser, incapacité à tenir enplace – travaillés par ce gigotage permanent qu’exige l’extrêmemobilité désormais érigée, ou imposée, en mode de vie.

Chacun décidera s’il se reconnaît dans ce portrait du nihilistemoderne en relativiste gyrovago-sarabaïte (désormais : RGS). Quantà moi je confesse que je m’y retrouve, en partie au moins, et que jen’en suis point trop fier.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page92

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Judaïsme et nihilisme

À quel point les religions contribuent-elles elles-mêmes, par leurs Écri-tures, leurs traditions et leurs doctrines, et les réinterprétations qu’ellesen font, à l’esprit nihiliste ? Nietzsche a fait le procès radical du chris-tianisme à travers la généalogie de la morale, mais selon PaulValadier3, d’une part, cette critique est devenue en partie inactuelleet, d’autre part, elle portait bien au-delà de la seule morale chrétienne.Comme l’a montré naguère Yirmyahu Yovel4, sur le judaïsme les juge-ments de Nietzsche ne recoupent pas ni ne confirment les imprécationscontre le christianisme et ses fondateurs, Paul et/ou Jésus. Une raisonessentielle de cette différence de traitement tient peut-être à unequalité propre à la tradition biblique : sa diversité de thèmes et degenres littéraires, mais aussi la présence de textes radicaux, radica-lement interrogatifs et rebelles à toute doxa théologique. Ils intro-duisent dans la Révélation même de Dieu une rupture ou une cassurede sa pure « positivité », un élément négatif qui tôt ou tard interroge,voire tourmente, la croyance au « Dieu bon » : c’est la question de lathéodicée, ou de l’absence de justice, posée dans toute son ampleur parle livre de Job. Mais Ami Bouganim a plutôt rouvert, à propos de laquestion du nihilisme, l’autre livre surprenant de la Bible : Qohélet,ou l’Ecclésiaste. L’absence de sens y est décrite phénoménologiquementavec un réalisme qui n’a rien à envier ni aux vieux pyrrhoniensfustigés par Pascal ni aux sceptiques désenchantés d’aujourd’hui, quise contentent d’une vie où les plaisirs de la table sont bien assurés(comme les télés et leurs multiples émissions de cuisine l’ont biencompris) :

Voici ce que j’ai vu, moi : ce qui convient le mieux à l’homme, c’estde manger et de boire et de goûter le bonheur dans toute la peine dontil peine sous le soleil, durant le nombre des jours que Dieu lui donne,car telle est sa part (Ecclésiaste 5,17).

Mais un tel comportement est-il conséquence ou cause d’une vie« absurde » ? Ami Bouganim suggère une voie inédite, qu’il appelleun « nihilisme dessillé » et qui a des analogies avec celle de Camus :

Continuer de chercher [Dieu] et de l’invoquer même quand l’on estconvaincu qu’il n’existe pas […] pour donner un semblant protoco-laire à la vie.

Enquête

3. Voir son article, supra, p. 75 sqq.4. Yirmyahu Yovel, les Juifs selon Hegel et Nietzsche. La clé d’une énigme, Paris, Le Seuil,

2001.

93

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page93

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

94

Ami BOUGANIM – D’un côté l’Ecclésiaste, de l’autre le Livre de Job.De-ci l’absence de sens, de-là l’absence de justice. Dans les deuxcas, un Dieu plutôt mièvre, pour ne pas dire absent. Entre ces deuxrouleaux, nous trouvons les vaticinations, les attaques et les idéauxdes Prophètes. Le Talmud aussi, avec ses dires déliés. La kabbaleavec ses cosmogonies sidérantes, où l’on balance entre l’être et lenéant. L’Ecclésiaste est un manifeste du nihilisme davantage que del’absurde, quoique les deux notions s’imbriquent l’une dans l’autre,le nihilisme – métaphysique s’entend – découlant logiquement del’absurde d’une condition humaine impossible et désespérante. De-ci les maîtres taoïstes et leurs connaisseurs, de-là Kierkegaard et lapléthore des théologiens qui s’inscrivent dans son sillage.Yeshayahou Leibowitz, grand maître positiviste, faisait del’Ecclésiaste le « rouleau du grand examen de conscience ».

L’Ecclésiaste propose un diagnostic si prosaïque et laconiquequ’il bascule en effet volontiers dans le nihilisme. Il relève lecaractère immuable du monde. Les mêmes levers et couchers dusoleil. Le roulis des jours qui se suivent et se ressemblent. L’absencede toute nouveauté sous le soleil malgré la relève incessante desgénérations. On assiste à sa propre dégradation : « Tout provient dela poussière, tout retourne à la poussière. » L’Ecclésiaste constateencore la contingence de toute chose. On ne maîtrise pas plus sondestin qu’un animal : « La supériorité de l’homme sur la bête estnulle. » Le plus lancinant est l’absence de justice : « Il y a un justequi périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge (son existence)dans sa méchanceté. » Ces observations recouvrent, pour reprendreplus d’un sage talmudique, le constat qui articule toute théodicée :« Il n’y a ni jugement ni juge, toute limite est levée » (LévitiqueRabba XXVIII, § 1). Plus directement, plus lucidement, Kafkas’interroge : « Où sont les lois du monde et toute la police duCiel5 ? » Bien sûr, l’Ecclésiaste souligne le caractère irrémédiablede la mort, dont Camus dit qu’elle représente le « suprême abus ».Rien ne lève sa menace ; rien ne répare sa ruine. L’Ecclésiaste prendle contre-pied de la position communément reçue : plutôt le néantque l’être :

Moi, je déclare les morts plus heureux d’être déjà morts que lesvivants d’être encore vivants. Mais mieux encore que les uns et lesautres celui qui n’a pas encore existé et qui n’a pas vu l’œuvremauvaise qui se fait sous le soleil.

5. Franz Kafka, Lettres à Milena, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll.« Bibliothèque de la Pléiade », 1989, vol. IV, p. 910.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page94

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

L’homme se remarque par son in-satiété. Il ne meurt pas rassasié.Ni de jours ni de richesses. Ni du spectacle du monde ni de l’écoutede ses crissements et de ses mélodies. Ni content de sa postérité,assimilée pour reprendre Camus, à « une éternité provisoire6 », nisoulagé par ses héritiers. Rien ne garantit la conservation de ce qu’ila accumulé. Pour reprendre Walter Benjamin, on ne sera pas cité,ni parmi les vaincus ni parmi les vainqueurs. On reste avec lemanège du vent qui poursuit son mirage dans le non-sens ambiant7.Le vent est symbole et métaphore de l’absurde. Il recouvre unmystère. On ne sait quand ni pourquoi il se lève ; on ne sait quandni pourquoi il se calme. Il est tour à tour calme et véhément ; sageet insensé. On serait sans cesse ballotté entre deux pôles. D’un côté,le vertige devant l’absurde d’une condition insensée ; de l’autre, lestentatives de le contenir par la sagesse. L’Ecclésiaste était sage etinsensé comme Sisyphe était sage et brigand.

L’Ecclésiaste est l’anti-prophète par excellence. Il est bouleversépar le retour inexorable – éternel ? – des choses. Par l’imperturba-bilité cosmique aussi. Il n’est ni révolté ni révolutionnaire. Il ne seretourne pas en arrière ; il ne se projette pas dans l’avenir. Il ne s’en-combre pas de son prochain. L’Ecclésiaste ne cède pas à l’exalta-tion d’on ne sait quel surhomme, que celui-ci se présente comme labête blonde de Nietzsche ou l’homme slave de Dostoïevski. Il estseul, et il s’accommode de sa solitude. Il n’est pas de bonne vie, iln’est de vie que telle qu’elle se présente, et l’on commettrait unefaute de goût que de ne pas la vivre. Aussi vit-il le moment selonle moment. Il ne cède pas à l’utopie. Ni Messie ni autre monde. Toutse joue en ce monde. Voire il n’est que ce monde : « J’ai reconnuqu’il n’y a rien de bon pour lui sinon de se réjouir et de faire ce quiest bon pendant sa vie. » Il ne se laisse pas abuser par la sagesse

Enquête

6. Albert Camus, le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, 1942, p. 93.7. Cette poursuite du vent se rencontre dans le taoïsme où Lie-tseu prescrit de « se

mouvoir dans le vide et chevaucher le vent » ! (Lie-tseu, le Vrai Classique du vide parfait, I, XII,Philosophes taoïstes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1980, p. 376).Tchouang-tseu, moins sournois, présente plus clairement la veine de l’Ecclésiaste poussée dansses retranchements. Le Tao n’est pas tant présumé que pressenti. On ne l’invoque pas – il n’estpas Conscience –, on ne décèle aucun indice de son existence, on s’inscrit dans l’imprévisiblede sa spontanéité : « Le jour et la nuit se succèdent devant nous, mais personne ne connaît leurorigine. Hélas ! Hélas ! Quand pourrons-nous saisir d’où tout cela naît ? » (Tchouang-tseu,l’Œuvre complète, II, Philosophes taoïstes, op. cit., p. 95). Plus loin : « Lui et les autres êtres seblessent et se polissent ; leur voyage d’ici-bas fuit comme le galop d’un coursier ; personne nesaurait arrêter une course aussi rapide. N’est-ce pas misérable ? Chacun de nous se surmènesans voir aucun succès ; affairé et exténué, il ne sait où il va. N’est-ce pas déplorable ? » La viene doit pas nous obnubiler. On n’est pas chargé d’une mission, on n’est pas investi d’une tâche :« La vie n’est qu’un emprunt ; c’est par emprunt qu’on naît. La vie n’est que poussière et ordure »(Tchouang-tseu, l’Œuvre complète, XVIII, Philosophes taoïstes, op. cit. p. 216).

95

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page95

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

96

puisqu’il récuse jusqu’aux livres. C’est peut-être paradoxal ; cel’est sûrement. La veine nihiliste de l’Ecclésiaste ne s’en perpétuepas moins dans le judaïsme, se tressant d’hédonisme, de piétisme…voire d’épicurisme. Leur servant peut-être de soubassement. Lemidrash le plus éloquent, le dernier sinon le premier, celui que l’onprononce sur la tombe ouverte d’un mort, déclare :

Médite trois choses, et tu échapperas au péché : Sache d’où tu viens,où tu vas, et devant qui tu es appelé à rendre des comptes : D’oùviens-tu ? – D’une goutte malodorante. Où vas-tu ? – À la poussière,aux vers et à la pourriture. Devant qui es-tu amené à rendre descomptes ? – Devant le Roi suprême, le Roi des rois, le Saint, bénisoit-il (Avot III, 1).

L’Ecclésiaste ne bascule pas pour autant dans le nihilismenégateur – le dire non à toute chose – ni dans le nihilisme affirma-teur – le dire oui à toute chose comme dans le gam zo lé-tova8 (« celaaussi est pour le mieux ») talmudique, le tout est bien de Kirilovdans les Démons9 ou l’amor fati nietschéen : « Ne rien vouloird’autre que ce qui est, ni devant soi, ni derrière soi, ni dans lessiècles des siècles. » Il ne sacrifie rien. Ni sa postérité à l’instard’Abraham ni son être à l’instar de Job. Il n’exerce pas de violence.Ni contre lui-même ni contre les autres. Il se laisse bercer par la vieet en reste à un doux nihilisme sur lequel planerait Dieu. Desbâtisses, des palais, des parcs. Des esclaves. Des richesses. Des arts.Des femmes : « Je n’ai refusé aucune joie à mon cœur. » Tout estpeut-être « dans la main de Dieu ». Or ce Dieu se propose commele Hasard qui réserverait indistinctement le même sort – arbi-traire – à tous plutôt que comme une Providence protectrice : « Toutarrive également à tous : même sort pour le juste et pour le méchant,pour celui qui est bon et pur et pour celui qui est impur. »

L’inclusion de l’Ecclésiaste dans le canon biblique intriguequant aux motivations des sages. Peut-être n’envisageaient-ilsd’autre héroïsme que de soutenir le désarroi métaphysique, d’as-sumer le nihilisme, de s’extasier devant l’ordonnancement infini del’univers et sa complexité infinitésimale, de montrer la plus grandenoblesse morale, de célébrer le miracle de sa présence et de prierDieu. De prendre son loisir à poétiser avec Heidegger ou prêcheravec Levinas aussi. Dans tous les cas, il ne serait de sens que dansle dépassement du nihilisme. Mais on ne peut l’éviter, on doit

8. Voir TB Taanit 21b.9. Fedor Dostoïevski, les Démons, Paris, Babel, 1995, vol. II, p. 56.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page96

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

passer par lui pour accéder à une divinité transcendant les calculs,les intérêts… voire le sens et le non-sens. Souvent, Dieu ne seraitpas moins absurde et ne pointerait pas moins le néant. Coléreuxsinon haineux comme dans la Bible. Inconséquent comme dans Job.Inhumain comme dans nombre de passages du Talmud, où il netrouve rien à rétorquer aux reproches des sages que : « Ferme-la,c’est ce qui m’est venu à l’esprit10 ! » Il est peut-être une manièred’invoquer Dieu sur le mode du rien : Dieu au (en ?) lieu de Rien ;Dieu au-delà de Rien ; Dieu plutôt que Rien. Sans saut. Sanspathos. Sans voltige. Les derniers versets qui concluent l’Ecclésiastesont sûrement un ajout. Peut-être ne s’entendait-on qu’à un Dieuplaqué sur le vide ou, pour reprendre Rabbi Nahman de Bratslav,sur la « grande béance11 ». En l’occurrence par la halakha, quibalise les voies du Juif en ce monde. Sinon, tout le reste n’est quevariations métaphysiques, prédications morales, prêches religieux,prescriptions pseudo-médicales, enluminures spirituelles. Dans lemeilleur des cas.

Considérer le judaïsme en disciple de l’Ecclésiaste, c’est consi-dérer Dieu comme une illusion vitale, que l’on doit soutenir si l’onne veut pas perdre une valeur garantissant les valeurs et les laisserse décomposer dans tous les sens. On continue de le chercher et del’invoquer même quand l’on est convaincu qu’il n’existe pas. Pardésir de sens, qu’il soit sublimé ou non ; parce qu’il cligne dans lemiracle de notre présence ; pour donner un semblant protocolaireà la vie. Dans l’invocation judaïque du nom de Dieu résonnent à lafois la vanité de l’existence et le souci d’en maîtriser la béance. Ilréside dans son invocation et l’on doit l’invoquer de tous ses sens,ses entrailles et ses raisons pour s’insinuer en lui et l’incarner. Ilarrive que cette invocation prenne des harmoniques anarchistes. Orl’anarchie pour les plus dessillés requiert une pédagogie pour lesmasses – une théologie. Si Dieu ne rachète pas de la mort – neressuscite pas –, il n’est aucun besoin de lui ; si la religion neconsole pas – ne promet pas un monde à venir –, il n’est aucunbesoin d’elle. L’homme ne se résout pas au néant de sa mort, il abesoin de postuler un au-delà. Il a besoin de s’inscrire dans ledessein d’une éternité pour endurer sa précarité et son caractèreéphémère. Il doit s’en remettre à une mémoire qui conserverait lesouvenir de son passage en ce monde. Or l’histoire ne convainc

Enquête

10. Voir TB Menahot 27b.11. Voir Dan Scher, « Le maître des herbes », dans Rabbi Nahman, Contes de Bratslav,

Waterloo, Avant-Propos, 2013.

97

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page97

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

plus ; la postérité généalogique non plus ; les monuments encoremoins ; les œuvres ne séduisent plus autant. Seul Dieu conserveraitencore le souvenir de notre âme parce qu’il serait son créateur etqu’il la récupérerait à la mort. Peut-être le dogme des dogmes. Onest acculé à Dieu et l’on se retrouve avec un Doute en guise de Dieu,qu’on convertirait ou non en foi, porteuse de réconfort, de consola-tion et, dans les cas extrêmes, de tourment, d’inquisition, de persé-cution et de terreur. Un paradoxe aussi, provenant du néant quipersiste à coller à lui et grince dans son silence, son absence et sonimpuissance – paradoxe, pour reprendre Camus, « d’un Dieu tout-puissant et malfaisant ou bienfaisant et stérile12 ». Car dire deDieu qu’il est invisible, irreprésentable et inconnaissable, c’estpersister à le nimber du néant auquel son silence ramène… toutechose.

C’est parce que l’homme désespère de la vie et de la mort, dusens et du non-sens, des cieux et de la terre – qu’il n’est rien à quois’accrocher – qu’il mise sur Dieu. C’est le premier et le dernier motdu sens. Il est un antidote contre la déréliction. Il brise les chaînesde la nécessité. Il reconnaît l’inconnu qui perce dans la contingence.Il permet une trouée vers le ciel. Dieu est le nom que l’homme donneau sens de sa vie et que les religions invoquent pour réunir leshommes dans le culte d’une même nomination. On peut bien sûrconcevoir de mener une vie qui s’en tiendrait à l’absurde sansavoir le nom de Dieu aux lèvres, balançant entre l’enthousiasme dedire oui et l’accablement de dire non. Se résoudre à une viemaniaco-dépressive qui serait la marque la plus distinctive del’homme post-divin : « Nier d’un côté et exalter de l’autre, déclareCamus, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. » Il préciseaussitôt : « Il doit donner au vide ses couleurs13. » Or ces couleurssont de guerre et de paix, de haine et d’amour, de noir et de bleu.Chacun aurait les siennes selon qu’il s’inscrit dans une tradition reli-gieuse ou se pose en créateur de ses propres couleurs. Le nihilismen’est ni un cachet de vérité ni de mensonge. Ni une garantie debonheur ni de malheur. C’est le lot de l’homme en exil hors de sacondition animale, voire de l’homme comme créature. On reconnaîtvolontiers avec Camus : « Il y a ainsi un bonheur métaphysique àsoutenir l’absurdité du monde14. »

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

12. A. Camus, l’Homme révolté, Paris, Gallimard, 1951, p. 358.13. Id., le Mythe de Sisyphe, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1985, p. 154.14. Ibid., p. 129.

98

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page98

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Enquête

99

Au fond, on le sent bien : le scepticisme doux-amer de l’Ecclésiaste,dont le livre fait partie du genre « sapientiel », peut ouvrir à demultiples voies de sagesse, au Carpe diem hédoniste et souriantd’Horace autant qu’au nostalgique Fugit, fugit irreparabile tempusde Virgile, deux poètes latins du Ier siècle avant J.-C. (donc, sommetoute, pas si éloignés dans le temps de Qohélet, l’auteur del’Ecclésiaste, qu’on date de la fin du IIIe siècle avant notre ère). A-t-il contribué aussi à l’explosion de réactions extrêmes dans l’histoirelongue du judaïsme, jusqu’à l’autodestruction ? A priori, dans l’épi-sode extraordinaire du faux messie Sabbataï Tsvi, qui se convertit àl’islam, et de son successeur Jakob Frank, prédicateur d’un antino-misme radical, dont Daniel Lindenberg rappelle les traits et lesconséquences principales, c’est plutôt un messianisme exacerbé jusqu’àse retourner en son contraire qui a joué le rôle principal. On noteraque, comme Ami Bouganim à propos de l’Ecclésiaste, c’est l’Hommerévolté de Camus qu’il évoque pour ces « nihilistes » et « anar-chistes » avant l’heure. On n’y prête pas assez attention dans uneépoque où l’on n’attend plus de fin collective et où la fin personnelledevrait être hâtée, en cas de besoin, grâce à l’aide compatissante desproches et de la médecine : la composante eschatologique ou apoca-lyptique des religions, avec le sentiment d’une épée de Damoclèssuspendue sur l’histoire mauvaise mais aussi d’un salut imminent etd’une rédemption radicale toujours possible, reste omniprésenteaujourd’hui pour quiconque sait la décrypter. Y compris et même dansdes manifestations pacifiques, mais quantitativement impression-nantes, pour la famille « avec un père et une mère ». Il serait évidem-ment absurde de ranger indistinctement sous la rubrique du nihilismeces événements de notre présent (sauf à y inclure tous leurs acteurs,donc aussi ceux qui se voient en hérauts des Lumières), mais ilconvient de discerner mieux les causes, les enjeux et les effets, et parfoisles intérêts obscurs que recouvre le discours du Bien.

Daniel LINDENBERG – Le nihilisme se décline, nul ne l’ignore, demultiples façons. Toutes ne se réduisent pas à cette fascinationquasi pathologique du Néant ou de la Mort qui conduit, poussée àl’extrême, au suicide ou à l’émasculation volontaire. On peut« vouloir le rien », pour reprendre les termes du célèbre aphorismenietzschéen, dans une tout autre perspective. Celle-là même qu’ontillustrée ceux qui affirment qu’un monde nouveau ne pourra naîtreque de la destruction du monde présent, parce que ce dernier estintégralement mauvais et inamendable. On aura reconnu un thèmeessentiel de la gnose éternelle. Mais la conclusion est radicalement

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page99

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

100

différente. On entre ici dans une dialectique destruction/recons-truction, bien illustrée par Bakounine, lorsque le père de l’anar-chisme déclare : « L’œuvre de détruire est une œuvre de création. »Citer Bakounine nous plonge immédiatement dans le monde sulfu-reux de ce nihilisme russe qui nous a légué le mot dans son sens poli-tique moderne, jusqu’à Albert Camus. Mais ce livre admirablequ’est l’Homme révolté ne s’intéresse qu’à la filière proprementslave. Il ignore la source juive qui, tel un volcan réveillé, connaîtdepuis le milieu du XVIIe siècle des éruptions messianiques quivont non seulement former de nouvelles identités post-talmudiques,mais contribuer au grand fleuve de la gnose révolutionnaire moderne.

À la décharge de Camus, il n’est pas le seul, au moins jusqu’àl’introduction en France de l’œuvre de Gershom Scholem (1897-1982), à faire cette impasse. Ce dernier, historien mondialementreconnu de la kabbale, a introduit le concept capital de « rédemp-tion par le péché », en particulier par le biais de sa biographie deSabbataï Tsvi (1626-1676), le « faux messie » de Smyrne qui plongeale judaïsme dans une crise dont il n’est toujours pas sorti à ce jour.Il s’est également intéressé à son successeur, Jakob Frank (1726-1791). Mais qui connaît ces figures spirituelles et politiques depremier plan ? Peu de monde en vérité en dehors d’un cercle étroitd’aficionados, spécialistes du messianisme juif ou simples amateursd’une histoire souterraine des religions. Pourtant, Jakob Frank a étéjugé par Gershom Scholem assez significatif pour qu’il revienne àplusieurs reprises sur une biographie à vrai dire hors du commun.

Le célèbre historien israélien le présente ainsi lors d’une confé-rence prononcée à la fin de sa vie à l’École des hautes études ensciences sociales (EHESS), à l’initiative de François Furet :

Dans plusieurs études, j’ai analysé la métamorphose du messia-nisme hérétique, professé par les adhérents du messie kabbalistiqueSabbataï Tsvi, en un nihilisme [souligné par moi] religieux auXVIIIe siècle. Ce développement a pris place dans le mouvement« underground » connu sous le nom du frankisme, d’après sonprophète Jacob Frank (1726-1791), dont l’activité s’est située dansla deuxième moitié du XVIIIe siècle, surtout en Pologne et enAutriche, à la veille de la Révolution française15.

Jacob Frank était issu de cette plèbe qui n’avait pu se livrer à l’étudetalmudique, et pour cela il fut considéré par l’aristocratie rabbinique

15. Gershom Scholem, Du frankisme au jacobinisme. La vie de Moses Dobruska, alias FranzThomas von Schönfeld, alias Junius Frey, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1984, p. 9.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page100

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

comme un « ignorant ». Or Frank, loin d’en rougir, se targuera decette ignorance et voudra, beaucoup plus brutalement que ne l’avaitfait Sabbataï, renverser les institutions du judaïsme traditionnel. Ilaccentue deux traits qui étaient présents chez Sabbataï : l’abroga-tion de la Loi (ou « antinomisme ») et l’aspiration à une « libération »ici et maintenant. Frank voudra un État juif (en Pologne !) et unearmée juive. Il finira par saluer la Révolution française, à laquellecertains de ses disciples prendront une part active, ainsi MosesDobruska, devenu Junius Frey à travers ses affiliations maçon-niques en Autriche.

L’aventure de Frank a été suivie avec passion à travers toutel’Europe. Certains spécialistes voient en ce « faux Messie » lemodèle de « Spiegelberg » dans les Brigands de Schiller. Après1820, nombre d’ex-frankistes abandonneront leurs croyances etleurs organisations secrètes pour se fondre dans l’élite polonaise(voir le cas probable de la mère du grand poète national AdamMickiewicz, et peut-être même de son père, selon certaines sources).Ils révéleront ainsi que, poussée à ses plus extrêmes conséquences,la logique de tout ce chambardement peut être la sortie, non seule-ment du judaïsme normatif, mais de toute religion révélée,l’athéisme en somme.

Cependant, d’autres rejoindront les deux mouvements qui,quoique engagés dans une rivalité féroce, ont eu pour conséquencecommune de continuer à saper les fondements de la société ashké-naze traditionnelle. Qu’il s’agisse du hassidisme, qui substitue à l’au-torité rabbinique celle d’un thaumaturge charismatique (le rebbe) oude l’intellectuel occidentalisé (dit Maskil, c’est-à-dire partisan desLumières, Haskala en hébreu) qui se donne pour mission derépandre la « Civilisation » dans le shtetl (bourgade juive d’Europeorientale), on est toujours dans les conséquences de la prédicationmessianique de Sabbataï, qui met en péril la vieille confiance en laLoi salvatrice. À propos du hassidisme, on parlera de « neutralisa-tion du messianisme », sans oublier cependant qu’elle a eu des ratésimportants. Jusqu’où peut aller le refus des compromis auquelconsentait le mainstream du mouvement hassidique, c’est ce quenous apprend la biographie de Menahem Mendel Morgenstern, ditle rebbe de Kotzk16. Ce dernier poussera le ferment « nihiliste » etantinomiste du hassidisme dans ses derniers retranchements. Il n’est

Enquête

16. Voir Jean Baumgarten, « Menahem Mendel de Kotzk et sa postérité », Les Cahiers dujudaïsme, 2000(8).

101

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page101

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

102

pas impossible qu’il ait grandi dans un milieu où les échos du fran-kisme étaient encore très audibles, comme c’est avéré pour d’autresleaders hassidiques. Il est sûr en tout cas qu’il abhorrait touteidolâtrie mécanique de la Loi ou de lui-même, sans craindre descandaliser. Selon une tradition orale tenace, il aurait même renou-velé un jour le blasphème proféré dans l’Antiquité par un de seslointains précurseurs : Leit din weleitdayyan ! (« Il n’y a pas de Loiet il n’y a pas de Juge ! »). Même si l’anecdote se révélait controuvée,le parfum de nihilisme autour du « Kotzker » ne fait aucun doute.Il anticipe sur le destin séculier du Yiddishland.

La force du sens et la faiblesse de croire

Et le christianisme actuel ? En s’appuyant sur la signification radi-cale de la foi et de ce qu’elle engage, Patrick Royannais juge très sévè-rement des positions et des évolutions chrétiennes récentes, enparticulier dans le catholicisme d’aujourd’hui. Certes, Nietzsche n’apas raison dans toute sa critique du christianisme : elle était elle-mêmeréactive, située dans un contexte social et familial, aussi celui duluthéranisme allemand de la fin du XIXe siècle, pris en tenailles entrelibéralisme et piétisme. Pour autant, sa lecture « symptômale » est uneleçon qu’on ne devrait pas oublier. Précisément, P. Royannais lit, dansdivers syndromes catholiques et protestants actuels, des symptômes dedépression nihiliste, ou d’avancée de la « maladie » nihiliste : souscouvert de succès mondains (la sympathie dont jouit souvent le chris-tianisme, aujourd’hui, dans les classes aisées et dirigeantes) ou reli-gieux (des conquêtes en termes de nombre et de signes visibles), à coupd’affirmations croyantes péremptoires, on espère gagner la partie, sedébarrasser finalement de la « mort de Dieu » ou des questionsgênantes que suscite la formule. Le barème rigoureux de la foi queP. Royannais met en avant et qui devrait guider l’action du chrétienne s’oppose pas seulement à la « religion », pour reprendre une oppo-sition classique. Il s’oppose aussi à une foi confondue avec le sens,c’est-à-dire avec l’acquisition d’une force avant tout conçue commeune cuirasse, un bouclier, une arme de combat pour terrasser sesennemis. La foi est une force, mais au sens paradoxal de Paul : safaiblesse, « la faiblesse de croire » (Michel de Certeau), pourraitseule échapper au nihilisme de la religion, des valeurs, du senssaturé.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page102

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Patrick ROYANNAIS – Comme le montre Paul Valadier17, le nihilismechrétien est l’histoire de l’autosuppression du christianisme. Lacompréhension que Nietzsche a de la foi n’est sans doute pas perti-nente, trop liée à sa biographie (famille pastorale piétiste et ressen-timent personnel) et à l’époque. La foi ne se réduit pas à ce queNietzsche pouvait en dire. Cependant, la critique nietzschéenne n’apas perdu toute vertu. La religion fournit un terreau favorable à l’ido-lâtrie. Les Écritures en témoignent en négatif, par leur lutteconstante contre l’idole, depuis l’interdit exodique de la représen-tation du divin jusqu’à la lutte théologico-politique contre les fauxdieux auxquels le peuple se prostitue en passant par la dénoncia-tion prophétique des sacrifices reprise par Jésus.

Le nihilisme chrétien réside dans l’identification de la foi ausens. Dans le monde de l’utilité technocratique, affirmer le sens dela foi n’est pas une question d’intelligence de la foi, mais d’effica-cité et donc de vérité. Si la foi ne sert à rien, elle est fausse, puisqueseul ce qui sert a une valeur18.

Bien que critiques de la société contemporaine, les chrétiensn’en partagent pas moins sa grammaire. Si l’on considère combien,dans les pays occidentaux, le sociogramme chrétien s’est réduit,recrutant majoritairement dans le milieu de l’efficacité technocra-tique (en finance, commerce, ingénierie, marketing, coaching, etc.),on comprendra cette sorte de crase du sens à l’efficace. Il faut quele christianisme se voie, bien loin d’une spiritualité de l’enfouisse-ment, qui n’est plus intelligible, au point de paraître contraire à l’en-gagement que la foi requiert ; on pense l’évangélisation commeune affaire de communication ; on adopte des stratégies de réseaux ;on compte sur des gens motivés, efficaces ; on cherche les témoi-gnages sans jamais songer à la faiblesse, cultivant plutôt la tyranniede l’émotionnel ; on ne veut pas de réflexions subtiles, mais la foidu charbonnier. Il y a du populisme à réclamer des choses simples,et la version catholique de ce christianisme ne jure que par leCatéchisme de l’Église catholique, qui fournit un recueil de véritésbien loin de la théologie. Ces catholiques, très antiprotestants dansla théologie, sont pourtant très proches du pentecôtisme et des

Enquête

17. P. Valadier, « Nietzsche et l’avenir de la religion », art. cité.18. « Un acte gratuit est un acte inutile dont il aurait mieux valu se passer. Il en va de même

d’une parole gratuite qui est une parole sans sens. Gratuité devient synonyme de non-sens etd’inutilité », voir André Birmelé, l’Horizon de la grâce, Paris, Cerf, 2012, p. 203. Lorsque la grâcene peut plus être comprise, mais qu’on n’a que ce mot à la bouche, n’est-ce pas le nihilismechrétien, l’autosuppression de la foi ?

103

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page103

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

born-again dans la manière de se cramponner aux certitudes et devouloir les imposer à tous.

Cette identification de la foi au sens et du sens à l’efficaceconduit la foi à sa mort. Ce n’est évidemment pas ce que souhaitentles chrétiens, et pourtant ! La religion a besoin de voir, depuis leveau d’or, l’utilité de la foi. Même la prière se doit d’être efficace !Benoît XVI identifiait sans difficulté, et sans démonstration, pertedu sens de Dieu et destruction de l’humanité, comme s’il avait falluattendre la généralisation de l’indifférence religieuse occidentalepour que l’homme soit opprimé, comme si l’Église n’avait pas étéelle-même force d’oppression.

On profère en matière sociale et morale des propos intransi-geants – sans même s’en rendre compte, puisqu’ils ne seraient quebon sens et vérité révélée. Une pastorale de croisés des tempsmodernes traduit un dogmatisme idéologique qui liquide la foi etl’évangile alors qu’il prétend les défendre. Or la défense de la foi nepeut jamais emprunter le chemin de l’efficacité et de la force. Onn’est pas obligé de se laisser bêtement marcher sur les pieds, maissi Jésus s’était comporté comme les partisans de la Manif pour tous,aurait-il des disciples 2 000 ans après sa mort ?

On parle de catholicisme intransigeant19 et de catholiquesd’identité, qui cherchent à défendre leurs privilèges contre l’histoire.L’héritage maurassien, certes de façon non consciente – car l’his-toire n’est pas le fort de ceux qui ont besoin de certitudes, elle esttrop souvent maîtresse de cynisme –, n’en est pas absent, qui voitdans l’Église le dernier bastion de l’ordre social et naturel.

De façon inattendue, un front commun se constitue avec unislam plus ou moins radical sur les questions de société.L’autoritarisme religieux est la raison première de l’athéisme, hiercomme aujourd’hui. La haine et le rejet de l’autorité et de ses abusdétournent de Dieu. Ceux qui sont chargés de faire croire présen-tent un Dieu incroyable dont il faut paradoxalement se détournerpour ne pas blasphémer. Mais peut-être est-ce le salut de l’Évan-gile, si l’on peut dire, que meurent le catholicisme ou le christia-nisme, entendus comme culture ou système voire comme religion.

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

19. L’« intransigeance » catholique a été théorisée surtout par Émile Poulat, dans Églisecontre bourgeoisie, Tournai, Casterman, 1977.

104

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page104

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Défense des valeurs et complicités libérales

Une Église donc dénonce la perte des valeurs, sans même serendre compte qu’elle parle à l’unisson du capitalisme libéral. Lesvaleurs sont au centre de ses préoccupations. Que fait le terme devaleur en morale ? Au Moyen Âge, comme dans l’Antiquité, onaurait parlé de vertu, de force, mots que Nietzsche n’aurait pasreniés. Claude Lefort remarque que le mot « valeur » débarque enmorale quand il n’est plus possible de se référer à « un garantreconnu par tous : la nature, la raison, Dieu, l’Histoire ; il est l’in-dice d’une situation dans laquelle toutes les figures de la transcen-dance sont brouillées20 ». Nous y sommes.

Un monde s’effondre, celui de l’identité. La peur et la perte desintérêts – autre terme venu de l’économie – expliquent la violencedont fait montre ce catholicisme d’identité. On ne comprendrait pasautrement comment des gens intelligents pourraient en être venusà la haine et à la violence, y compris raciale. L’opposition aumariage pour tous n’aura été qu’un catalyseur ou un révélateur ; elleaura plus profondément scindé l’Église que la société, raffermidans leurs certitudes des troupes toujours moins nombreuses etécarté encore un peu plus du monde de l’Évangile. C’est un constatplus qu’une thèse : la défense des « valeurs chrétiennes » mènel’Évangile à sa perte21. L’Église deviendra-t-elle une secte ?

Jamais les valeurs n’ont été évangéliques. Que l’on relise leprocès, noué dès le début de l’Évangile, entre Jésus et ceux qui tien-nent le rôle, mutatis muntandis, des tenants des valeurs, les phari-siens. Chez Jésus, la charité passe avant tout, même avant lesprincipes, qu’ils soient sociaux, moraux, politiques et même reli-gieux (sabbat, règles de pureté, etc.). Jamais les certitudes n’ont étéévangéliques. Abraham partit sans savoir où il allait, et Jésuspareillement qui n’a pas où poser la tête. Ils avancent mus par uneparole évanescente en qui ils ont mis leur confiance. En cours deroute, ils peuvent même perdre tout repère. « Mon Dieu pourquoim’as-tu abandonné ? » « Lorsque le fils de l’homme viendra, trou-vera-t-il la foi sur la terre ? » Ne reste que la fidélité à la parole dont

Enquête

20. Claude Lefort, Écrire. À l’épreuve du politique, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 230, citépar P. Valadier, l’Anarchie des valeurs, Paris, Albin Michel, 1997, p. 7.

21. Voir Danièle Hervieu-Léger, « Le combat perdu de l’Église », Le Monde, 12 janvier2013 : « Ce mouvement de fond [au mieux deux millions de manifestants, soit 3 % de la popu-lation] aura certainement des suites, car tout ce peuple a pris conscience qu’il représentait uneforce, et que l’on pouvait résister à la marche inéluctable du soi-disant progrès. »

105

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page105

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

ils ne savent plus même s’ils l’ont vraiment entendue. Thérèse del’enfant Jésus raconte cela :

Lorsque je chante le bonheur du ciel, l’éternelle possession de Dieu,je n’en ressens aucune joie, car je chante simplement ce que JEVEUX CROIRE22.

La foi et le discours du rien

Choisir le rien, au sens de ne pas choisir ce qui fait artificielle-ment, fallacieusement, office de sens, voilà qui pourrait définir la foichrétienne. La dénonciation de la foi « bouche-trou » par Bonhoefferdoit aller jusqu’à une dénonciation de la foi comme sens de la vie,idole. La vie humaine n’est pas plus sensée avec la foi que sans. Leschrétiens ne sont pas croyants pour le sens, adorateurs du sens oude l’harmonie, mais par pure grâce. Quand le sens fait défaut,comme dans l’horreur d’un génocide, il faut que Dieu ne soit pas ducôté du sens ni de la réussite. La théodicée est une des formes dunihilisme ; à défendre la foi, elle la tue et ouvre un boulevard àl’athéisme.

Les disciples, hier comme aujourd’hui, sont invités à une conver-sion : ils n’ont jamais fini de se désolidariser du savoir absolu,fantasme de toute-puissance que l’homme ne peut atteindre et qu’ilprojette dans le ciel. Ce sont les esprits mauvais qui confessent : « Jesais très bien qui tu es, le saint de Dieu. »

« Pas ça, pas ça », écrit Jean de la Croix, biffant toute affirma-tion, surtout quant à Dieu, pour respecter à peu près l’interditsinaïtique des idoles. Michel de Certeau, que le nouveau pape cite,a raconté cela. Espérons qu’avec un blason à la clé son la ne semettra pas à gonfler. L’institution du croire, chargée de faire croire,est pourriture dès lors qu’elle n’organise pas les stratégies de ladéprise, d’autant plus indispensables que ce à quoi elle s’attache,c’est Dieu même.

La foi est discours du rien, si l’on en croit le mouvement kéno-tique si magistralement commenté par Stanislas Breton. La kénosen’a pas tout dit dans l’abaissement du divin qui prend chair, indigneque lui. Elle est effacement, disparition du divin, orchestré par ledivin lui-même. Il va jusqu’à disparaître du discours, ainsi queMatthieu 25 (la scène du Jugement dernier) le met en scène. Il n’y

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

22. Thérèse de l’enfant Jésus (Thérèse de Lisieux), Manuscrits autobiographiques, Paris,Le Seuil, coll. « Livre de vie », 1957, p. 248.

106

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page106

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

a plus à reconnaître et nommer le Seigneur, mais à s’engager pourla justice, c’est-à-dire pour la charité.

Jusqu’où faut-il aller dans cet effacement ? Jusqu’à ne plusparler de Jésus ? Jusqu’à ne plus parler de Dieu etsi Deus nondaretur ? Que reste-t-il de la prière dans une telle absence ? Plusrien n’est assuré, non que l’on doute du Christ, mais que toute certi-tude ne peut être qu’idole, doit être chassée comme n’étant pas lui.Cela rend paradoxalement à l’Évangile d’être annoncé sans que l’onsoit obligé de vendre avec lui, comme une prostitution, la cultureoccidentale, non que celle-ci soit pire que d’autres, loin s’en faut,mais qu’elle est une perspective, et n’a de vérité qu’à se reconnaîtretelle. Le christianisme est à ce jour une affaire occidentale mondia-lisée ; il n’est pas encore institutionnellement et théologiquementlivré aux cultures23.

Reste une chose à dire et à faire, la lutte pour la justice, celledu Royaume, la charité ; et le reste sera donné de surcroît. Le nihi-lisme chrétien dénonce alors la substitution d’un humanisme, certeslouable, à la foi. Il refuse la riche diffraction de la vérité qui n’estpas savoir seul, seulement, mais toujours charité. Il ne s’agit cepen-dant pas de faire de la morale la philosophie première, ce seraitencore une manière de réduire le vrai au discours, mais de pratiquerl’unique nécessaire, l’amour. La vérité est acte.

Reste aussi à savoir comment cet amour fait justice à tous dansune Église scindée, comment un discours comme celui qu’on vientde lire peut ne pas empêcher une vraie fraternité avec ceux qui, dansle discours mais aussi dans la pratique, tombent sous le coup dunihilisme ici décrit. C’est là que le propos risque de se briser…

La vérité et la joie

« Comment ? », se demande P. Royannais : comment sortir du nihi-lisme, ou comment s’en défendre, ou plutôt : comment celui qui sentla montée du nihilisme peut-il rester fraternel avec les nombreuxcroyants qui ne voient pas son advenue, qui le renforcent même,selon lui, en s’engageant à fonds perdus dans les combats pour la« religion » ? On pourrait presque lire dans cette question le souci deSpinoza : comment la lucidité du philosophe peut-elle envisager le

Enquête

23. On voudrait ne pas avoir besoin de préciser que cela n’est pas un jugement de valeurquant à ce que vivent sous toutes les latitudes les disciples de Jésus, notamment dans la prièreet la charité.

107

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page107

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

108

salut des ignorants ? Spinoza justement : Denis Moreau se réfère à lui,autant qu’à Descartes, pour proposer une voie de sortie de la « galère »nihiliste. Une voie double : celle de la vérité et de la joie, qui refusela tyrannie du nouveau – une des « règles » du nihilisme actuel – etse laisse au contraire instruire par le « toujours nouveau » de l’ancien.

Denis MOREAU – Comment sortir de cette galère ? Sous ma doublecasquette de catholique et de philosophe – autant ne pas avancermasqué –, je propose deux pistes de réflexion.

1) La vérité. Je n’ignore pas qu’il s’agit selon certains de l’idoleultime. Depuis Nietzsche, on soupçonne aussi ceux qui disent lachercher de motivations peu avouables. Mais j’ai placé ma foi en unhomme-Dieu qui eut le culot de proclamer « Je suis la vérité » et « lavérité vous rendra libres » (Évangile de Jean, 14,6 et 8,32). Rudesaffirmations, que je ne demanderai pas au lecteur de partager. Je luisuggérerais en revanche de s’intéresser à nouveau à cette idée devérité, et pas seulement dans le domaine des sciences exactes.J’oserais même avancer ceci : oui, à l’encontre des pseudo-évidencesrelativistes, la vérité existe, et chacun peut en faire l’expérience. Ilsuffit pour s’en convaincre de relire Descartes et son cogito : noscamarades RGS (gyrovago-sarabaïtes, voir supra, p. 92) auront beaudire et faire, l’énoncé « je pense donc je suis » est vrai, toujours etpartout, « et toutes les plus extravagantes suppositions des scep-tiques ne sont pas capables de l’ébranler » (Discours de la méthode,IV). La bataille contre le scepticisme relativiste a été menée, et défi-nitivement gagnée, par Descartes. Depuis lors, il ne tient qu’à nousde nous convaincre à sa suite que la recherche de la vérité n’est pasune activité à tous égards vaine ou absurde.

2) La joie. Je n’envisage pas ici les jouissances vives maisfugaces, ni les petits contentements ponctuels et quelque peufrelatés, décevants avant même qu’on ait fini de les apprécier (parexemple ceux que procure la satisfaction des pulsions d’achatdéclenchées par les spécialistes du marketing), ni même le bonheur,puisque personne ne sait trop ce que c’est. Je parle de la joieprofonde et vraie, celle qui fait fond sur la puissance vitale de notredésir, la joie qui dure et coïncide avec l’affirmation et le dévelop-pement décidés, opiniâtres, difficiles et combatifs parfois, de ce qu’ily a de bon en nous – l’exact contraire, donc, de la langueur chan-geante, morose et insatisfaite du RGS. Jésus mit cette joie au cœurde son enseignement : « … pour que ma joie soit en vous et que votrejoie soit parfaite » (Jean 15,9-11). Mais sur ce point, en mon nom et

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page108

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Enquête

109

en celui de mes coreligionnaires, je dois présenter une autocritiqueet sans doute des excuses : depuis longtemps, nous autres, catho-liques, ne sommes plus vraiment joyeux et avons commué la vigueurlibératrice du message évangélique en un moralisme grognon etrabat-joie, qui suinte la cagoterie et la vie lasse d’elle-même. On n’adonc pas tort de considérer le christianisme – ou plutôt : ce qu’il estdevenu sous nos cieux – comme une des sources et un des vecteursde cette tristesse (ou acédie ?) collective qui constitue un symptômefrappant du nihilisme en sa forme actuelle.

Que faire ? Je dirais : lire ou relire ce grand théoricien de la joiequ’est Spinoza (notamment les parties III et IV de son Éthique), nousposer avec lui la belle et grande question de la vie bonne (dontSpinoza explique d’ailleurs qu’elle est, en son fond, identique à cellede la recherche de la vérité), faire ainsi l’effort (cela ne va pas desoi) de réfléchir, ensemble, à ce qui pourrait nous rendre plusjoyeux, notamment dans le champ collectif, politique, où les passionstristes de tous ordres sont indéniablement devenues dominantes.

Eh quoi, me dira-t-on, Benoît de Nursie, Descartes et Spinoza :pour sortir de notre galère RGS, n’as-tu rien de mieux à proposer queces vieilles lunes ? Navré, je n’ai rien de mieux. C’est que la philo-sophie n’est pas un de ces jeux où le dernier qui parle a gagné. Etque nous ne perdrions rien à nous débarrasser une bonne fois decette lubie typiquement RGS : penser qu’une thèse ancienne estnécessairement périmée, évaluer spontanément de façon positive cequi représente un changement, une nouveauté. Ou, si l’on préfère :« Homère est nouveau ce matin, et rien n’est peut-être aussi vieuxque le journal d’aujourd’hui » (Péguy).

Servir en vérité le bien et la justice

Comme d’autres intervenants de ce numéro, François-Xavier Bellamyexplique pourquoi la problématique des « valeurs », si souvent invo-quées aujourd’hui par les gens religieux mais aussi par d’autres,aboutit à une impasse. C’est une rhétorique qui ne fonctionne plus,d’abord parce qu’elle est impuissante, et ensuite parce que son côtépurement « réactif » entérine paradoxalement la victoire du nihilismed’indifférence qui règne aujourd’hui en maître. Mais quelle alterna-tive ? Fr.-X. Bellamy suggère d’entendre « ce à quoi aspirent nosconsciences », la réalisation du Bien et de la Justice qui donne sensà toute vie digne de ce nom.

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page109

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

François-Xavier BELLAMY – Nous voilà libres, de cette liberté d’in-différence qui semble constituer, d’une certaine façon, le projetmême de la modernité. Liberté d’indétermination, qui suppose d’af-firmer l’indifférence du bien et du mal, et donc un relativismeimpensable et impraticable, mais nécessaire à notre indépendance.Comme l’écrivait Descartes, dans une lettre célèbre au pèreMesland : « Il nous est toujours possible de nous retenir de pour-suivre un bien clairement connu ou d’admettre une vérité évidente,pourvu que nous pensions que c’est un bien d’affirmer par là notrelibre arbitre. » Au nom de la liberté de l’individu, ne plus laisser unenorme objective s’imposer à l’action ou à la raison : voilà, si tôt etdéjà parfaitement exprimé, le principe du relativisme contemporain– ce qui le fonde, et ce qui l’explique. Car ainsi compris, le relati-visme que nous partageons n’est pas sceptique : il est nihiliste.

Il correspond en effet au culte du vouloir pour lui-même, duvouloir vide, indéterminé. Une volonté que rien ne précède,« volonté de puissance » ou, plus simplement encore, « volonté devolonté ». Pour la jeunesse européenne, ces expressions deNietzsche et de Heidegger trouvent leur effectuation concrète dansla « mondialisation de l’indifférence » dont le pape François parlaità Lampedusa ; nos vies sont désormais inscrites dans l’universelmarché où chacun peut faire ses choix, en fonction de sesressources. Le culte individualiste de l’autodétermination a conduità un mouvement d’« économisation » du monde, structuré autour dela figure du consommateur : le marché est en effet le lieu du librechoix, qu’aucun jugement a priori ne précède et ne détermine. Touty est commensurable, mesurable, relatif. Le marché n’admet pas denorme absolue – c’est d’ailleurs là le seul absolu qu’il défende :l’éviction de toute transcendance qui viendrait perturber l’espace dulibre-échange. Dans cette « économisation » du monde, tout devientaffaire de transactions : les relations sociales, l’amour, les corps…Les récents débats de société révèlent bien ce mouvement progressifde dérégulation, la suppression des barrières héritées d’une culturede la transcendance au nom d’un espace accru de liberté, qui s’accompagne bientôt de sa traduction économique.

Dans cette perspective, la rhétorique des valeurs n’est qu’unmasque, qui voudrait dissimuler à nos propres yeux l’horizontalitétotale de cette axiologie dont la fragilité, dans le relativismeuniversel, nous angoisse. Comme toutes les autres, les « valeurs del’humanisme », ou les « valeurs de la République », n’ont aucunfondement dans l’absolu. La valeur est toujours le résultat d’une

François-Xavier Bellamy, Ami Bouganim, Daniel Lindenberg, Denis Moreau, Patrick Royannais

110

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page110

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit

Enquête

111

évaluation ; à l’intérieur du marché, tout prend une valeur – maisune valeur relative, dépendant des besoins du moment, des habi-tudes du passé et des calculs sur l’avenir. La valeur s’estime ets’ajuste, elle croît et décroît. Que le contexte évolue : le bien quiavait une valeur considérable peut, en un seul instant, ne plus rienvaloir du tout. Et puisque, à l’intérieur du marché, rien n’a devaleur absolue, on peut dire en fait que rien ne vaut rien.

La critique de ce nihilisme contemporain serait donc trèsmaladroite si elle s’appuyait à son tour sur le lexique des valeurs.Qu’elle vienne de la philosophie, de la politique ou de la religion,la « défense des valeurs » signe d’une certaine façon la victoireultime de ce relativisme contre lequel elle prétend s’armer. À titrepersonnel, je refuse l’idée de m’engager pour promouvoir « mesvaleurs » : notre société ne sera sauvée du nihilisme inassumé quila caractérise que par une parole qui assume le caractère nonrelatif des buts auxquels elle tend. Je voudrais parler et écrire pourservir en vérité le bien et la justice dans le monde contemporain ;ce ne sont pas « mes » valeurs, mais ce à quoi aspirent nosconsciences, et qu’il nous appartient de rechercher ensemble. C’estcette recherche de l’absolu qui peut seule, aujourd’hui, redonner ànos vies le sens qui les sauvera du désespoir, et à nos sociétés lapossibilité du dialogue, d’où vient toute authentique relation.

Enquête coordonnée par Jean-Louis Schlegel

13-a-Enquête-Religion_Mise en page 1 20/02/14 14:28 Page111

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Nat

iona

l Chu

ng H

sing

Uni

vers

ity -

-

140.

120.

135.

222

- 11

/04/

2014

21h

09. ©

Edi

tions

Esp

rit

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - N

ational Chung H

sing University - - 140.120.135.222 - 11/04/2014 21h09. ©

Editions E

sprit