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ENQUÊTE ET « CULTURE DE L'ENQUÊTE » AU XIXE SIÈCLE Dominique Kalifa Armand Colin | Romantisme 2010/3 - n° 149 pages 3 à 23 ISSN 0048-8593 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-romantisme-2010-3-page-3.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Kalifa Dominique, « Enquête et « culture de l'enquête » au XIXe siècle », Romantisme, 2010/3 n° 149, p. 3-23. DOI : 10.3917/rom.149.0003 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lakehead University - - 65.39.15.37 - 31/05/2013 20h25. © Armand Colin Document téléchargé depuis www.cairn.info - Lakehead University - - 65.39.15.37 - 31/05/2013 20h25. © Armand Colin

Enquête et « culture de l'enquête » au XIXe siècle

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ENQUÊTE ET « CULTURE DE L'ENQUÊTE » AU XIXE SIÈCLE Dominique Kalifa Armand Colin | Romantisme 2010/3 - n° 149pages 3 à 23

ISSN 0048-8593

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Kalifa Dominique, « Enquête et « culture de l'enquête » au XIXe siècle »,

Romantisme, 2010/3 n° 149, p. 3-23. DOI : 10.3917/rom.149.0003

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Dominique KALIFA

Enquête et « culture de l’enquête » au XIXe siècle

Loin d’être une invention du XIXe siècle, l’enquête est le produit d’unelongue histoire dont Michel Foucault repérait la maturation depuis laGrèce ancienne 1. La démarche d’Œdipe, fondée sur la construction de lavérité par fragments susceptibles de s’ajuster pour retracer une histoire(selon ce que le philosophe appelait la « loi des moitiés »), marquait unepremière étape, majeure en ce qu’elle déplaçait l’énonciation de la véritéd’un discours prophétique à un récit rétrospectif. Les pratiques adminis-tratives de l’État carolingien et surtout celles, secrètes et écrites, del’inquisitio pontificale constituèrent au Moyen Âge une seconde et déci-sive étape d’où allaient surgir non seulement les procédures modernes del’investigation judiciaire, progressivement sécularisées par les Étatsmonarchistes et rationalisées par la philosophie des Lumières, mais aussiles savoirs empiriques et les sciences de la nature, dont la logique inqui-sitoriale constitue une évidente matrice.

C’est donc tout armé que le régime de l’enquête fait son entrée dansun XIXe siècle qui ne semble guère contribuer à son élaboration. Foucaultestimait même que ce type de procédures commence à décliner dès la findu XVIIIe siècle au profit de celles de l’« examen », fondées sur d’autrespratiques, la surveillance, l’inspection, l’expertise, qui entendent moins« reconstituer » que contrôler à partir d’une grille normalisatrice et pros-pective. Et l’on sait qu’il voyait dans ce basculement le fondement mêmed’une nouvelle épistème 2. Le constat d’un tel déclin est cependant difficile àvalider au regard de l’immense inflation des savoirs (et de pratiques) her-méneutiques, indiciaires, inductifs, « décryptifs », que le XIXe siècle pro-duit en continu 3. La liste pourrait être infinie. Les enquêtesadministratives, réactivées par l’événement révolutionnaire et alimentées

1. Michel Foucault, « La vérité et les formes juridiques » (1974), repris dans Dits & Écrits,t. II, Gallimard, 2001, p. 1406-1491.

2. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, 1975.

3. On connaît la proposition de Carlo Ginzburg qui date de la fin du XIXe siècle l’émergenced’un paradigme indiciaire (« Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme indiciaire » (1979),Le Débat, nov. 1980, p. 3-44).

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tout au long du siècle par l’exubérance croissante de bureaucraties et deparlements gros consommateurs d’informations, se succèdent à unrythme très soutenu. Le sentiment d’opacité, d’illisibilité ou de dysfonc-tionnement d’un monde social en pleine mutation suscite un train inéditd’investigations ou d’« observations », qui passent autant par la littéra-ture, pittoresque, amusante ou réaliste, que par la médecine, l’hygiènepublique, la philanthropie, l’économie ou la « science » sociale, dont lagenèse court de Bonald à Durkheim. Le crime, qui hante tout le siècle,engendre une formidable masse d’investigations qui convoque non seule-ment des acteurs de plus en plus nombreux, y compris les simples parti-culiers, mais suscite aussi la production de savoirs nouveaux, commel’anthropologie criminelle ou la police technique 4. Sciences « humaines »ou sciences expérimentales, dont l’essor est constant, s’adossent à des pro-tocoles et bâtissent des épistémologies qui dépassent bien sûr, mais vali-dent toujours, le régime de savoir dont l’enquête est porteuse. Le journalenfin, dont la dynamique travaille tout le siècle, joue un rôle déterminanten diffusant et en donnant à lire à un lectorat toujours plus nombreux leproduit de ces enquêtes, mais en se faisant surtout lui-même enquêteur,jusqu’à fondre sa modernité dans la pratique du reportage, avatar média-tique de la forme enquête.

Toutes ces investigations procèdent bien sûr d’intentions et d’enjeuxspécifiques, parfois même contradictoires et qu’on s’efforcera ici de préciser.Mais toutes demeurent désignées par le même terme, « enquête », quisemble étendre sans cesse le périmètre de ses compétences, toutes s’ados-sent à un dispositif théorique ou méthodologique comparable, usentd’un lexique ou d’une rhétorique communs, s’inscrivent dans un mêmeregistre de cohérence ou d’appréciation. Quelque chose survient donc ence siècle qui confère à « l’enquête » une prégnance inédite, ce que remarqueZola dans Le roman expérimental en évoquant ce siècle comme un « âged’enquête 5 ». Le mouvement est d’ailleurs crescendo. Il existe, on le verra,un « moment 1800 » qui impulse une dynamique méthodologique àcette poussée investigatrice. Un second seuil, plus quantitatif, est sensibleà compter des années 1830 (l’épidémie de choléra joue ici un rôle déter-minant), qui enregistrent dans toute l’Europe une très nette augmenta-tion du nombre d’enquêtes empiriques, administratives, sociales,médicales, mais aussi littéraires. Le développement dans la seconde moi-tié du siècle de ce que les Britanniques vont appeler new journalism offreà cette fièvre enquêtrice de nouveaux instruments (l’interview, le repor-tage) et de nouveaux supports, rapidement exportés dans tout le mondeoccidental. En France, c’est un pic, une véritable « vogue » de l’enquête

4. Jean-Claude Farcy, Dominique Kalifa, Jean-Noël Luc (dir.), L’Enquête judiciaire auXIXe siècle. Acteurs, imaginaires, pratiques, Créaphis, 2007.

5. Émile Zola, Le Roman expérimental, Charpentier, 1880, p. 293.

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que diagnostiquent vers 1900 tous les contemporains, et que l’historio-graphie a récemment confirmés 6. Et il faudrait pour être tout à fait justepasser encore la Grande Guerre pour voir ce phénomène triompher, puiss’épuiser dans l’exercice du « grand reportage » qui en constitue une sorted’aboutissement ultime.

Autour de « l’enquête », dont on s’attachera à spécifier ici les consti-tuants et le cahier des charges, semble donc s’affirmer une sorte derégime de savoirs, de mode de questionnement ou d’interprétation quitrouvent au XIXe siècle leur champ privilégié d’expansion. On ne peutdonc s’étonner de voir la forme « policière », qui constitue à la fois la cris-tallisation de ce mode de production herméneutique de la vérité et leprincipal genre littéraire inventé par la « modernité », émerger précisé-ment au cours de ce siècle. Parallèlement, le régime médiatique danslequel entrent les sociétés occidentales à compter de la décennie 1830s’empare peu à peu de l’enquête (le terme d’ailleurs plus souvent que laforme) et en fait la matrice en quelque sorte idéale de son économie nar-rative. L’effet d’audience est manifeste, mais affecte aussi structurelle-ment la nature de l’enquête, contribuant à l’appauvrir, la standardiser, lasérialiser, au risque de lui faire perdre l’exigence de savoir dont le modèleétait initialement porteur. Il existe en ce sens au XIXe siècle une dialectiquede l’enquête, au sens où Adorno et Horkheimer parlaient d’une dialec-tique des Lumières 7. Un mouvement diffus, complexe, souvent contra-dictoire, mais dont les effets contribuent à alimenter une véritable« culture » de l’enquête dont cet article, ainsi que ceux qui le suivent, ten-tent de rendre compte.

DE L’ENQUÊTE SELON LE XIXe SIÈCLE

Saisir ce qui pourrait être alors le « domaine de l’enquête » constitueévidemment une tâche impossible. Le terme est en effet utilisé dans tantde procédures différentes – judiciaire, parlementaire, administrative, reli-gieuse, littéraire, scientifique, journalistique – que son territoire apparaîtincommensurable. De ses origines judiciaires, elle a contaminé un telnombre de registres que la notion finit par devenir « attrape-tout ». Lerisque existe dès lors d’y voir une sorte de régime cognitif, de formed’intelligibilité qui aurait quelque chose à voir avec la rationalité ou lamodernité, un paradigme en quelque sorte, en rupture avec les approchesde nature spéculative ou métaphysique incarnées par l’essai ou la médi-tation. Transcendant les frontières disciplinaires, oscillant du physique aumoral, du monde naturel au monde social, il imposerait une forme d’être

6. « Enquête sur l’enquête », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, n˚ 22, 2004.

7. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la Raison. Fragments philo-sophiques (1947), Gallimard, 1983.

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au monde, à la fois régime de savoir et régime de représentation. L’appré-hender relèverait dans ces conditions d’une opération démiurgique, rapi-dement intenable, d’une sorte de projet néo-comtien d’explicitation detous les savoirs de la modernité. Y résister nécessite à l’inverse de serrer auplus près les usages saillants de l’enquête au XIXe siècle. Or celle-ci semblealors engagée dans un triple processus de réduction, qui en affecte à lafois l’objet, les principes et leur mise en œuvre.

Élucider le monde social

Toute enquête sérieuse suppose qu’il existe en amont une énigme.Que l’ordre des choses soit devenu à ce point obscur, détraqué ou problé-matique qu’il en est désormais inintelligible. L’authentique procédured’enquête ne doit donc pas se contenter de réunir des informations ou decompiler du savoir, elle se doit de résoudre une énigme. Or ce qui, dès ledébut du siècle et presque sans discontinuer, se constitue en énigmemajeure a toujours à voir avec le fonctionnement, ou plutôt les dysfonc-tionnements de la « société », cette entité nouvelle et autonome qui sedissocie progressivement du religieux, du politique et du topographique 8.L’énigme qui taraude le XIXe siècle, c’est l’énigme du réel, l’énigme dusocial, entendu ici comme le produit, ou l’expression, de l’interaction desindividus. On sait combien le siècle, surtout en ses premières décenniesbouleversées par l’onde de choc de la Révolution française et par celle desnouveaux modes de production, peine à se déchiffrer et cherche par tousles moyens à « réduire l’opacité du social 9 ». Ce besoin de figurer lasociété est au cœur de la plupart des enquêtes du siècle, de quelquenature qu’elles soient, qui toutes cherchent à percer les mystères dumonde social. Et ceux-ci sont légion : le crime bien sûr, déchirure brutaledu tissu social, mais aussi le paupérisme, ce grand scandale du temps, laprison, la prostitution, l’asile, la distribution de la santé, l’insalubritéurbaine et tout ce qui ressortit de la question sociale. Là est le domainepropre de l’enquête au XIXe siècle.

Le terrain demeure immense bien sûr, mais il tend à exclure de ladémarche proprement investigatrice l’ensemble des procédures adminis-tratives, économiques, gouvernementales. Il y a là, comme le montredans ce dossier Pierre Karila-Cohen, un domaine gigantesque : des mil-liers d’« enquêtes » de ce type sont conduites au XIXe siècle, diligentéespar les Parlements, les ministères, les bureaux de statistiques. Leurs objetsne cessent de s’étendre : dénombrement des populations, industrie, com-

8. Paul Rabinow, Une France si moderne. Naissance du social, (1989), Buchet-Chastel,2006, p. 28-36 ; Laurence Kaufmann et Jacques Guilhaumou (dir.), L’Invention de la société.Nominalisme politique et science sociale au XVIIIe siècle, Éd. de l’EHESS, 2003.

9. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique enFrance, Gallimard, 1998, p. 288-301.

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merce, agriculture, politique, instruction publique, fiscalité, etc., et leursméthodes progressent continûment. Liées au procès de rationalisation dessavoirs administratifs qu’impulsent l’utilitarisme et le libéralisme ainsiqu’au mouvement de la démocratisation, ces initiatives sont essentielles.Il arrive que leurs méthodes, portées par un enquêteur inventif ou parti-culièrement inspiré, puissent croiser celles de l’investigation pure – c’estle cas de certaines enquêtes politiques, sociales ou « pénitentiaires » –,mais leur mise en œuvre en reste dans la plupart des cas aux logiques del’inventaire, de la compilation ou du remplissage mécanique de question-naires standardisés. Elles demeurent majoritairement des enquêtes« gestionnaires », qui relèvent davantage de la tradition des sciencescamérales que d’un souci de déchiffrement indiciaire du réel. Et c’est autravers de la statistique, au sens moderne et arithmétique du terme, queprogressent et se professionnalisent leurs formules. C’est « la langue del’investigation », écrit Lamartine dans Le Bien public en 1843 à propos del’usage des chiffres par Charles Dupin 10. On perçoit évidemmentl’importance d’un tel mouvement, les relations qu’il entretient avec leprocès général de rationalisation et donc avec l’ensemble du paradigmeinquisitorial, mais on voit aussi combien ces « enquêtes » s’éloignent decette forme cristallisée de production du vrai qui pourrait constituer lecœur du phénomène.

La même distance s’instaure avec la plupart des analyses émanant dessciences empiriques ou des savoirs de la nature. Le phénomène est icibeaucoup plus complexe car il existe incontestablement une convergence,au tout début du siècle, lorsque les Idéologues et l’apport des « secondesLumières » mettent en évidence la possibilité d’un questionnement com-mun entre les sciences « de l’homme » et celles de la nature. Le succèsdes métaphores, notamment celles construites autour de l’organisme 11,les enseignements de Cabanis sur les relations du physique et dumoral 12, l’éphémère mais essentielle expérience de la Société des Obser-vateurs de l’Homme 13, la mise en œuvre de l’enquête Chaptal 14, témoi-gnent à différents égards d’une sorte de « moment 1800 » où savoirscientifique, observation sociale et pratique administrative s’hybrident

10. Cité par Carole Christen, « Charles Dupin, propagandiste des Caisses d’épargne sous lamonarchie de Juillet », dans C. Christen et F. Vatin (dir.), Charles Dupin (1784-1873). Ingé-nieur, savant, économiste, pédagogue et parlementaire du Premier au Second Empire, Pressesuniversitaires de Rennes, 2009, p. 241.

11. Judith Schlanger, Les Métaphores de l’organisme, Vrin, 1971.

12. P. J. G. Cabanis, Rapports du physique et du moral de l’homme, Crapart, Caille etRavier, An X (1802).

13. Jean-Luc Chappey, La Société des Observateurs de l’homme (1799-1804). Des anthro-pologues au temps de Bonaparte, Société des études robespierristes, 2002.

14. Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époquenapoléonienne, Éditions des archives contemporaines, 1989.

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mutuellement 15. Préfets, médecins, voyageurs ou « anthropologues »construisent alors leur objet comme une énigme et leur descriptioncomme une exploration. Mais ce moment fait long feu. Le revirement deBonaparte contre l’Idéologie favorise un processus de normalisation,voire de « disciplinarisation » des savoirs, hostile aux approches ency-clopédiques. Le rapide retour en grâce de perspectives spiritualistesréintroduit la notion d’homo duplex, seule capable aux yeux de ses pro-moteurs de nous distinguer du règne animal. La pertinence d’un ques-tionnement commun est ainsi peu à peu disqualifiée et les écarts secreusent entre le raisonnement scientifique et le diagnostic social, entreles savoirs nomologiques (fondés la recherche de lois et leur validationpar l’expérimentation) et les savoirs historiques 16. Mais les effets d’untel « moment » demeurent essentiels dans l’économie générale des pra-tiques d’investigation. Il impose notamment ce que Claude Blanckaerta nommé « le paradigme naturaliste » des sciences de l’homme 17.Même si elle demeure plus souvent affichée qu’effectivement mise enœuvre, une même matrice méthodologique circule dès lors chez la plu-part des enquêteurs, fondée sur le modèle classificatoire des sciencesnaturelles, sur l’obsession de la taxinomie, la primauté absolue conféréeà l’induction – le « modèle Cuvier » – ainsi que sur le souci du compa-ratisme. La pensée du « type », qui marque tant les descriptions dumonde social dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, procède égale-ment de cette configuration intellectuelle 18. En découle aussi l’idéed’une « nature sociale », d’une conception très organiciste de la société,qui explique l’évidente primauté des médecins parmi les enquêteurssociaux jusqu’au milieu du XIXe siècle. Reste que l’échange est inégal.Les sciences de la nature tendent dès lors à emprunter d’autres voies, denature expérimentale, et celles de « l’homme » s’orientent plutôt vers lamatrice de « l’examen » foucaldien, comme en témoigne l’histoire del’anthropologie au XIXe siècle, même si certains savoirs comme la psy-chologie ou la psychanalyse demeurent adossées à une démarche rétros-pective et indiciaire.

15. Une journée d’étude intitulée « Observer, enquêter : un “moment 1800” ? », a été orga-nisée par M.-N. Bourguet et D. Kalifa à l’université Paris I le 17 mai 2003 (avec les contributionsde C. Blanckaert, J.-L. Chappey, P. Corsi, J.-M. Drouin, I. Laboulais-Lesage, V. Pansini). Sesactes n’ont pas été publiés, j’en reprends ici quelques conclusions.

16. J’emprunte ces termes à Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Nathan,1990.

17. Claude Blanckaert, « 1800 – Le moment naturaliste des sciences de l’homme », Revued’histoire des sciences humaines, n˚ 3, 2000, p. 117-160.

18. Jérôme David, Éthiques de la description. Naissance de l’imagination typologique enFrance, dans le roman et la sociologie (1820-1860), thèse d’histoire, Université de Lausanne/EHESS, 2006.

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La matrice judiciaire

Repliée sur la scène du social, dont les dysfonctionnements consti-tuent au XIXe siècle l’énigme majeure, la démarche enquêtrice tend égale-ment à trouver dans les voies du judiciaire ses principales modalitésd’exercice. Deux principes l’organisent. Le premier tient au caractère à lafois voilé et fragmentaire de la vérité. Celle-ci ne se donne jamais à voirentière, absolue, évidente. Elle nécessite un complexe travail d’élabora-tion, elle est toujours le produit d’une démarche, d’une reconstruction.Face à la déchirure, au délitement ou aux troubles du monde social, lavérité collective que s’attache à produire l’enquête permet à la fois d’élu-cider et de réparer le tissu social. Une fois établie, elle devientindiscutable : c’est l’autorité de la chose jugée. Le second principe est denature méthodologique. Il associe une série d’opérations qu’on peutramasser autour de trois procédures principales 19. Celles de l’interroga-toire du ou des suspects d’abord : sonder les âmes, déchiffrer lesémotions, élucider les signes et les stigmates de la culpabilité par l’intros-pection et la recherche de l’aveu afin d’établir ce qui peut apparaîtrecomme la vérité morale. Celles du témoignage ensuite, les auditions, lesdépositions, tout ce qui peut relever de l’institution d’une vérité sociale.Celles enfin, en constant essor tout au long du siècle, de l’expertise et dela mise en œuvre d’une vérité scientifique. Tout le travail de l’investiga-tion judiciaire, que le procès doit évidemment rejouer et valider, consisteprécisément à superposer, à faire coïncider ces trois strates pour parvenirau consensus négocié d’une vérité collectivement élaborée. Cetteconstruction peut emprunter des voies différentes, mais elle suit souventdeux temps successifs : l’un, désordonné, polyphonique, voire cacophonique,consiste à stimuler la parole, à ouvrir le plus large spectre possible pourcollecter l’information ; l’autre, plus rationnel, est à l’inverse une phasede réduction progressive vers un point de vue cohérent, unifié, partagé.C’est là toute la tâche de l’enquête judiciaire, que la phase plus« démocratique » du procès qui suit, se doit de valider ou d’infirmer.

Ce modèle est matriciel. Il fait de l’investigation judiciaire une sorted’œilleton au travers duquel tout enquêteur appose un jour son regard. Ildemeure cependant trop lourd, trop soumis aux contraintes institution-nelles, aux pesanteurs bureaucratiques, aux pressions politiques. Nulmagistrat instructeur ne parvient à s’émanciper suffisamment pour incar-ner véritablement l’idéal de l’enquête. L’une des grandes novations duXIXe siècle est de proposer de l’enquête des formules plus souples et sur-tout plus personnelles. L’enquête individuelle, l’enquête « personnelle »,capable de s’ajuster aux conditions ou aux contextes les plus singuliers, tel

19. Laurence Guignard, Juger la folie. La folie criminelle devant les Assises au XIXe siècle,PUF, 2010.

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semble être l’un des idéaux investigateurs du siècle. Si la plupart desgrandes enquêtes procèdent initialement d’institutions (l’Académie dessciences morales et politiques, la Société d’économie sociale, les grandsquotidiens d’information, etc.) et sollicitent souvent l’appui ou l’aide denombreux auxiliaires, leur mise en œuvre – et en récit – est toujours uneopération personnelle et leur gloire retombe toujours sur un individu,qu’il s’appelle Villermé, Eugène Buret, Henry Mayhew ou Jules Huret.« Pour mener à bien une enquête, il convient d’être peu nombreux. Jecrois même qu’il faudrait n’être qu’un », résume en 1905 le leplaysienJoseph Bergeron 20.

Ce repli individuel est essentiel pour donner à l’enquête toute sa dimen-sion heuristique. Le bon investigateur (et l’enquête idéale avec lui) se doit eneffet d’associer trois moments successifs. Le premier est de natureexploratoire : il engage le corps de l’enquêteur dans un authentique travailde terrain. Enquêter, c’est d’abord plonger au cœur de la réalité probléma-tique, qu’il s’agisse des bas-fonds de la ville, des manufactures de coton oudes bagnes de Guyane. Il faut ici observer, rechercher, collecter les indices,dans une relation directe, presque charnelle, avec le monde enquêté. C’estune épreuve, qui comporte sa part de risques et de périls, qui engage le corpset les sens. Il faut payer de sa personne : on pense aux premiers reporters deguerre en Crimée ou en Italie, mais tout autant aux visiteuses des pauvres oude Saint-Lazare, confrontées à l’horreur et à la répulsion que constitue pourelles le spectacle de ces « âmes dégradées », ou au bon docteur Parent-Duchâtelet qui, après avoir exploré les égouts de Paris, s’enfonce dans « lesrepaires abjects de la prostitution 21 ». La dimension sensualiste et évidente.La vue domine bien sûr (« J’ai vu… » est un leitmotiv du récit d’enquête),mais tous les sens sont convoqués, notamment l’ouïe et l’odorat, particuliè-rement mobilisés dans les enquêtes sociales 22. Le second temps est d’ordreintellectuel, et pour partie fondé sur la lecture des signes, l’interprétationrationnelle des indices et des traces relevées lors de l’étape précédente. C’estune stratégie interprétative, une véritable herméneutique que l’enquêteurmet ici en œuvre, en utilisant la méthode inductive héritée du codenaturaliste : partir du « cas » pour remonter au principe, de l’indice pouraccéder à la règle. Le dernier temps est d’ordre narratif. Rompant avec leslogiques du dévoilement, de la prophétie ou de la révélation, il offre un récitrétrospectif dont les enchaînements construisent la vérité et la donnent àlire. Sociologique, romanesque ou journalistique, ce récit est souvent un

20. Lettre à Henriette Brunhes, 10 mai 1905, cité par Marie Chessel, Le Pouvoir de l’ache-teuse. Des consommateurs catholiques en République (1900-1935), mémoire pour l’HDR en his-toire, EHESS, 2009, p. 285.

21. Alexandre Parent-Duchâtelet, De la prostitution dans la ville de Paris, considérée sousle rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration, J.-B. Baillière, 1836, p. 17.

22. Alain Corbin, Le Miasme et la jonquille. L’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe-XIXe siècles, Aubier, 1982.

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récit double, fruit de l’intrication entre la relation des faits et celle de laquête des faits, laquelle tend de plus en plus à recouvrir la première. On saitque la fiction policière formalise un peu plus tard ce type de récit 23, mais ilest au cœur de toute procédure inquisitoriale.

L’extension d’une forme

C’est sans doute dans la mise en œuvre d’un tel modèle, inspiré de lapratique judiciaire, mais individualisé, dynamisé de l’intérieur et étendu sur-tout à l’ensemble des lectures du social, que résident le principal apport et lasingularité du XIXe siècle. La philanthropie, alors en plein renouvellement 24,offre un excellent observatoire de l’extension de ces pratiques. N’est-ce pasun tel programme que préconise en effet Gérando, l’ancien « observateur del’homme », lorsqu’il « théorise » dès 1820 la pratique nouvelle de la « visitedomiciliaire 25 » ? L’ouvrage offre une extraordinaire méthode d’investiga-tion destinée à « démasquer le mensonge », c’est-à-dire distinguer la fausseindigence de la vraie, ce qui constitue alors l’obsession de tout philanthrope.Entrer chez le pauvre, observer attentivement l’intérieur, les meubles, lesvêtements, la famille, analyser le langage, reconstituer l’emploi du temps,interroger les voisins, « pénétrer dans les plus intimes secrets » pour parvenirin fine à « démêler toutes les traces de cette vie suspecte ». Le classement dela pauvreté qui doit résulter de ces opérations constitue pour Gérando « legrand art de la charité ». De telles pratiques sont portées à l’extrême par lesnombreux missionnaires, tels ceux de la London City Mission, qui sillonnentles quartiers ouvriers de l’Angleterre victorienne 26. Charles Dickens en offredans Bleak House (1855) une charge féroce, en décrivant l’irruption deMme Pardiggle dans une demeure ouvrière : « elle mit toute la famille enétat d’arrestation. Je parle, bien entendu, d’un état d’arrestation religieuse ;mais en vérité elle se conduisit comme un inexorable sergent de ville moralqui les eût tous emmenés au poste 27 ». Toute la philanthropie du temps nese résume évidemment pas à ces actions « policières », mais le soucid’immersion, d’exploration et de compréhension de l’altérité socialedemeure au cœur de son imaginaire. En témoigne la figure de Benjamin

23. Tzvetan Todorov, « Typologie du roman policier », dans Poétique de la prose, Le Seuil,1971, p. 10-19.

24. Catherine Duprat, Usages et pratiques de la philanthropie. Pauvreté, action sociale etlien social à Paris, au cours du premier XIXe siècle, Comité d’histoire de la Sécurité Sociale,1996.

25. Joseph-Marie de Gérando, Le Visiteur du Pauvre, Colas, 1820. Voir l’analyse qu’enoffre Michelle Perrot, « L’œil du baron ou le Visiteur du pauvre » (1988), dans Les Ombres del’Histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Flammarion, 2001, p. 101-108.

26. Françoise Barret-Ducrocq, Pauvreté, charité et morale à Londres au XIXe siècle. Unesainte violence, PUF, 1991 ; Seth Koven, Slumming. Sexual and Social Politics in Victorian Lon-don, Princeton University Press, 2004.

27. Charles Dickens, La Maison d’Apre-vent, Gallimard, 1979, p. 135-136.

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Appert, ethnologue des bas-fonds et incarnation de la philanthropie roman-tique, qui sillonne des années durant les quartiers mal famés, visite lesbouges et les taudis, les hospices et les prisons, jusqu’à se ruiner dans lacréation d’une colonie pour libérés 28.

Cet horizon idéal de l’enquête ne se limite pas à la philanthropie : on leretrouve de façon plus ou moins explicite chez la plupart des observateurssociaux du siècle 29. Les médecins notamment, forts de leur expérience cli-nique, imposent sur le terrain social le principe de l’auscultation, du dia-gnostic rationnel qui permet de dépasser les réflexes habituels decompassion ou de répulsion. Chez Parent-Duchatelet, James Kay ou Vil-lermé, pour ne citer que les plus célèbres, s’épanouissent des pratiquesempiriques rigoureuses qui se donnent pour objet d’observer, d’entendre lelangage de l’autre, de traquer l’approximation, rassembler et corréler lesinformations recueillies. Chez les « économistes » ou les « réformateurs, lesystème l’emporte sur l’observation », notait à juste titre Louis Chevalier 30,mais certains mettent cependant à l’œuvre d’authentiques pratiquesd’investigation qui répondent au schéma précédemment établi. Le journalde Flora Tristan montre comment son Tour de France. État actuel de laclasse ouvrière sous l’aspect moral, intellectuel et matériel, interrompue par samort en 1844, procède, en dépit des difficultés et des railleries qu’elle ren-contre en tant que femme, d’un constant souci du « terrain » : écoute etobservation minutieuse, questionnement, attention aux détails, aux signes,aux sens 31. Il en va de même chez Adolphe Blanqui qui se livre durant l’été1848 à une « longue et sérieuse exploration » sur l’état des populationsouvrières du pays, traquant l’information dans les manufactures, les hôpi-taux, les prisons, réalisant une multitude d’entretiens pensés comme autantde procès-verbaux d’enquête 32. Dans un contexte et des intentions diffé-rentes, ce sont les mêmes objectifs – expliciter le monde social au traversd’une méthode d’observation directe et d’analyse inductive – que met en

28. Jacques-Guy Petit, « Le philanthrope Benjamin Appert (1797-1873) et les réseauxlibéraux », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n˚ 41-4, 1994, p. 667-679.

29. Hélène Rigaudias-Weil, Les Enquêtes ouvrières en France entre 1830 et 1848, PUF,1936 ; Michelle Perrot, Enquêtes sur la condition ouvrière en France au XIXe siècle, Paris, 1972 ;Antoine Savoye, Les Débuts de la sociologie empirique. Études socio-historiques (1830-1930),Paris, Méridiens Klincksieck, 1994 ; Jacques Carré et Jean-Paul Révauger, Écrire la pauvreté.Les enquêtes sociales britanniques aux XIXe et XXe siècles, L’Harmattan, 1995.

30. Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris dans la premièremoitié du XIXe siècle, Plon, 1958, p. 76.

31. Michelle Perrot, « Flora Tristan, enquêtrice » dans S. Michaud (dir.), Un fabuleux destin,Flora Tristan, Éd. universitaires de Dijon, 1984, p. 82-94. Sur les difficultés des femmes enquê-trices, je renvoie à mon texte, « Enquête sociale et différence des sexes au premier XIXe siècle »,dans L. Capdevila et al., (dir.), Le Genre face aux mutations, Presses Universitaires de Rennes,2003, p. 103-112.

32. Adolphe Blanqui, Des classes ouvrières en France pendant l’année 1848, Pagnerre etPaulin, 1849. Sur cette enquête, voir Francis Démier, « Les ouvriers de Rouen parlent à unéconomiste », Le Mouvement social, avril-juin 1982, p. 3-31.

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œuvre Frédéric Le Play dans ses monographies de familles. Les Ouvrierseuropéens, qui paraît en 1855, offre à la fois un « guide d’enquête », élevépour la première fois au rang de savoir transmissible, et une série de résul-tats concrets. Au même moment, à Londres, Henry Mayhew met au pointavec une série de collaborateurs et d’« informateurs » une méthode d’inves-tigation sans doute plus brouillonne, mais tout aussi soucieuse d’immer-sion, d’écoute, d’observation et d’induction, qui aboutit à la publication deLondon Labour and the London Poor entre 1861 et 1864. Le reportage,dont les formules se rodent au même moment (les premières enquêtes deMayhew paraissent d’ailleurs en 1850 dans le Morning Chronicle),s’approprie peu à peu le même idéal, jusqu’à faire triompher le reporter, àla fin du siècle, en figure suprême de l’investigateur.

D’autres formes, d’autres usages de l’enquête sont au même momentpris en charge par la littérature. La phase exploratoire en est sans doute dif-férente, mais le souci d’observation directe, de saisie indicielle, et la néces-sité d’interpréter relèvent sans hésitation du modèle inquisitorialprécédemment évoqué. Toute la tradition littéraire de transcriptionurbaine qui court de Mercier à Balzac concourt à cette approche hermé-neutique et « décryptive » du réel, dont l’Ermite de la Chaussée-d’Antinpropose dès le début du siècle un remarquable prototype. La très abon-dante littérature « panoramique » des années 1830-1840 emprunte aumodèle naturaliste sa pensée du type, voire des « espèces sociales » (l’expres-sion est de Balzac) et élève la taxinomie, véritable rage littéraire du temps,au rang de méthode de connaissance et d’élucidation sociale. Et de nom-breux travaux récents ont insisté sur les dimensions herméneutiques d’unelittérature romanesque qui s’attache au déchiffrement indiciaire du mondesocial et construit une véritable poétique du signe, voire de l’énigme 33. Onpourrait considérer que ces productions littéraires ne constituent que laconscience distanciée, ironique ou l’avatar futile des pratiques de l’enquête.Ce serait oublier combien le romanesque est alors investi d’une fonction deconnaissance, qui entend dire la vérité du monde social, et combien,notamment sous la monarchie de Juillet, s’établit une relation de validationréciproque, voire d’équivalence des écritures du social, dont Les Mystères deParis offre en 1842-43 l’exemple achevé 34. Les contextes changent après1848, mais l’enjeu de savoir social porté par la littérature resurgit dans le

33. Chantal Massol, Une Poétique de l’énigme. Le récit herméneutique balzacien, Droz,2006 ; Andrea Del Lungo et Boris Lyon-Caen (dir.), Le Roman du signe. Fiction et herméneu-tique au XIXe siècle, Presses Universitaires de Vincennes, 2007.

34. C’est là le cœur de la démonstration de Judith Lyon-Caen. Voir notamment « Le roman-cier, lecteur du social dans la France de la monarchie de Juillet », Revue d’histoire du XIXe siècle,n˚ 24, 2002, p. 15-32 ; « Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monar-chie de Juillet », Revue historique, n˚ 306/2, 2004, p. 303-331 ; La Lecture et la vie. Les usagesdu roman au temps de Balzac, Paris, Tallandier, 2006 ; « Enquêtes, littérature et savoir sur lemonde social en France dans les années 1840 », Revue d’histoire des sciences humaines, n˚ 17,2007, p. 99-118.

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dernier tiers du siècle. Il affecte notamment le programme romanesque dunaturalisme, qui se passionne pour ce qu’Edmond et Jules de Goncourtappellent « la forme sérieuse, passionnée, vivante de l’étude littéraire et del’enquête sociale 35 ». Et l’on sait combien Zola, ce « quasi-sociologue »selon Christophe Charle, documente ses romans sur un mode qui est celuide l’investigation sociale 36.

DIALECTIQUE D’UN GENRE

À la fois pratique de terrain, configuration intellectuelle et imaginairenarratif, cet horizon idéal de l’investigation n’existe bien sûr nulle part àl’état brut, d’où le souci toujours constant des enquêteurs d’attester deleur bonne foi, de justifier leur démarche, d’établir des protocoles. Maisl’exigence de vérité qu’il incarne est surtout travaillée en parallèle par unmouvement d’expansion continu qui révèle ses contradictions et contri-bue à sa progressive disqualification.

L’impossible programme

La première raison de ce discrédit réside dans l’impossible accomplis-sement du programme, l’impossible satisfaction de ses exigences métho-dologiques. Très peu d’enquêtes se confortent en effet à leur cahier descharges. Souvent affiché, celui-ci est rarement mis en œuvre de façoneffective. L’observation directe, toujours postulée, tend souvent à s’effa-cer devant le travail de lecture et de compilation, ou certaines formes dedivision du travail. Étudiant les 133 mémoires inédits réalisés dans lecadre des premières Annales d’hygiène publique et de médecine légale(1829-1853), Bernard-Pierre Lecuyer a pointé la primauté écrasante destravaux « secondaires », sans expérience directe du terrain 37. Les28 mémoires adressés en 1834 à l’Académie des Sciences morales et poli-tiques pour le prix Beaujour, étudiés par Catherine Fauchet, sont pourl’essentiel des dissertations, du « travail de cabinet », estime Villermé quien annote plusieurs 38. Les références sont surtout livresques (ouvragesd’économistes, de philanthropes ou de « statisticiens », enquêtes anglaises,

35. Préface à Germinie Lacerteux, Charpentier, 1864, p. 56.

36. Christophe Charle, « Le romancier social comme quasi-sociologue entre enquête etlittérature : le cas de Zola et de L’Argent », dans E. Pinto (dir.), L’Écrivain, le savant et le phi-losophe, Publications de la Sorbonne, 2003, p. 31-44 ; Émile Zola, Carnets d’enquête. Une eth-nographie inédite de la France, Plon, 1991.

37. Bernard-Pierre Lécuyer, « Médecins et observateurs sociaux : les Annales d’hygiènepublique et de médecine légale », dans F. Bédarida et al., Pour une histoire de la statistique,Insee, 1977, t. 1, p. 445-475.

38. Catherine Fauchet, De l’Observation sociale à l’observation de soi. Analyse des mémoiresenvoyés à l’Académie des Sciences morales et politiques lors du premier prix Beaujour sur lamisère (1834-1839), thèse d’histoire, Université Paris 1, 1995.

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Blue books, journaux) et les rares « observations » procèdent de l’anecdoteou du témoignage. Eugène Buret, qui est l’un des lauréats 39, est d’abordun chroniqueur littéraire et présente dans son mémoire peu de donnéesempiriques neuves. Il n’est d’ailleurs pas allé en Angleterre avant de lerédiger et ne s’y rend qu’après, accompagné d’un « philanthropeofficiel 40 ». Villermé lui-même, qui se rend effectivement sur les lieux,animé du « devoir rigoureux de décrire les faits tels que je les ai vus 41 »,utilise par ailleurs une quantité considérable de « renseignements », detémoignages et surtout de documentation imprimée, qu’il cite scrupuleu-sement dans les notes de son livre. Certains s’en réjouissent, d’ailleurs, àl’instar de bien des économistes qui se méfient de la seule observationempirique, dénoncent l’étroitesse des monographies ou la servitude dudétail 42. Peut-on faire confiance à sa vue, à ses sens, à sa seuleinterprétation ? D’où l’autojustification permanente à laquelle se livrentles enquêteurs, qui contredit en un sens leur idéal inductif. Un tel proto-cole est-il nécessaire quand l’essentiel est simplement de « voir » etd’« entendre » ? La même méfiance est sensible dans les pratiques del’enquête judiciaire. Alors que le raisonnement indiciaire, la police scien-tifique et les preuves « expertales » sont l’objet d’un engouement crois-sant, l’idéal de nombreux professionnels reste l’aveu, dont la subjectivitéest dénoncée, mais qui n’en demeure pas moins une sorte de validationsuprême. Faire avouer, c’est garantir, contre toutes les ratiocinations, lesuccès de l’entreprise 43.

À ces contradictions internes s’ajoute l’évidence des systèmes d’appré-ciations, des présupposés sociaux, moraux et idéologiques mobilisés pardes enquêteurs qui questionnent très rarement leur propre cadre d’ana-lyse. Le phénomène est particulièrement net dans les cas des observateurssociaux de la première moitié du siècle, tous animés d’un triple systèmede supériorité : précellence intellectuelle, dont atteste notamment la maî-trise de l’enquête ; domination sociale à l’égard d’enquêtés toujours pen-sés comme le produit d’une infériorité jamais explicitée comme telle(d’où le désir et la stratégie des milieux ouvriers « éduqués » de mener

39. Son célèbre mémoire, qui reçoit 2 500 F, est publié chez Paulin en 1840 (De la misèredes classes laborieuses en France et en Angleterre)

40. « Du droit de visite considéré sous le point de vue économique », Journal des économistes,t. II, mai 1842, p. 148. Cité par François Vatin, Trois essais sur la pensée sociologique, LaDécouverte/Mauss, 2005, p. 112.

41. Louis-René Villermé, Tableau physique et moral des ouvriers employés dans les manu-factures de coton, de laine et de soie (1840), Études et Documentations internationales, 1989,p. 82.

42. M. Perrot, Enquêtes sur la condition ouvrière, ouvrage cité, p. 23.

43. Jean-Claude Farcy, « L’enquête pénale au XIXe siècle », dans L’Enquête judiciaire auXIXe siècle, ouvr. cité, p. 27-42. Sur l’idéal scientifique et « expertal » de la justice au XIXe siècle,voir Frédéric Chauvaud, Justice et déviance à l’époque contemporaine, Presses universitaires deRennes, 2007.

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leurs propres enquêtes) ; primauté économique, la moins décisive au vraitant les positions défendues par les observateurs sont diverses à cet égard.Du tableau général émane une assez forte cohérence, porteuse d’unegrille de connivence sociale entre les auteurs et leurs lecteurs. Ce quin’empêche évidemment pas chaque investigateur d’être animé d’intentionsspécifiques. William Reddy a ainsi montré comment Villermé, le plusdocumenté et le plus « objectif » des enquêteurs, manipule sans étatd’âme ses données budgétaires, recycle des représentations traditionnellesavec un grand art de la rhétorique pour proposer finalement une série decorrélations indirectes et de faible envergure, qui ne démontre riend’autre que la primauté des valeurs morales et les effets bénéfiques de lamécanisation des ateliers textiles 44. Adolphe Blanqui, tout aussi rigou-reux, ne cache à aucun moment d’une enquête menée « sans préoccupa-tion économique ou politique », qu’il s’agit avant tout de « réduire à leurjuste valeur les fausses idées qui se sont répandues dans le pays » depuisle début de l’année 1848 et qui sont responsables selon lui de l’aggrava-tion des maux sociaux 45. Eugène Buret, très influencé par Sismondi, uti-lise son enquête comme une arme critique contre l’Académie des sciencesmorales et sa conception de l’économie politique. À Manchester, l’enquêted’Engels, pré-structurée par la lecture d’Hegel, pose la déshumanisationdu prolétariat comme condition de sa révolte, mais décrit beaucoup plusles casual workers irlandais employés dans le secteur des transports ou dustockage, c’est-à-dire des situations de pauvreté classique, que les ouvriersdes filatures mécanisées 46. Dans la majeure partie des enquêtes anglaises,celles de James Kay en 1832, de Chadwick dix ans plus tard ou même deMayhew, la question des Irlandais et de leur responsabilité, constitue unvéritable butoir 47. Des trois modes d’objectivité repérés par l’histoire dessciences, ce n’est ni l’aperspectivale (qui entend éliminer toute inter-férence extérieure), ni la mécanique (qui vise à suspendre les jugementsmoraux, intellectuels ou esthétiques), mais bien l’ontologique quidomine, celle qui défend l’existence d’une réalité ultime dans laquellel’observateur est clairement engagé 48. Ces aspects sont d’autant plusdéterminants que l’enquête sociale est alors un savoir pragmatique,tourné vers l’action, soucieux d’éclairer les réformes, de résoudre lesconflits, dans une évidente dynamique de normalisation et de contrôle social.

44. William Reddy, The Rise of Market Culture. The Textile Trade and French Society,Cambridge University Press, 1984, p. 147-180.

45. A. Blanqui, Des classes ouvrières en France…, ouvr. cité, p. 6-8.

46. Gareth Stedman-Jones, « Voir sans entendre. Engels, Manchester et l’observationsociale en 1844 », Genèses, n˚ 22, 1996, p. 4-17.

47. J. Carré et J.-P. Révauger., Écrire la pauvreté…, ouvr. cité ; Christopher Hamlin, PublicHealth and Social Justice in the Age of Chadwick : Britain 1800-1854, Cambridge UP, 1998.

48. Lorraine Daston, « Objectivity and the Escape from Perspective », in M. Giagolu (éd.),The Science Studies Readers, Routledge, 1999, p. 110-123.

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C’est « au timon de la machine sociale », pour reprendre l’expression deParent-Duchâtelet 49, que les observateurs souhaitent être écoutés. Enfin,comment ne pas remarquer combien ces enquêtes sont tout autant tra-vaillées par les codes et les conventions descriptives. Elles peinent notam-ment à s’émanciper des traditions héritées de la littérature de la gueuserieet de la monarchie d’Argot, que réactivent au même moment les romanshistoriques, Notre-Dame de Paris en tête. Les figures de la pauvreté qui enémanent, et qui vont nourrir l’imaginaire contemporain des « bas-fonds »(l’expression apparaît pour la première fois en 1840 chez Balzac et Cons-tantin Pecqueur 50), sont pour une large partie anachroniques, elles n’enpèsent pas moins sur les représentations des philanthropes, des observa-teurs sociaux, des romanciers et plus encore des journalistes.

Effets de médiatisation

À ces contraintes d’ordre structurel viennent s’ajouter les effets beau-coup plus lourds qui procèdent des formes de la diffusion de ces enquêtes.Le processus se cristallise dans les mêmes années 1830-1840, qui voientl’entrée de l’Europe occidentale en régime « médiatique », inflexionmajeure qui affecte d’abord la presse, mais touche aussi rapidement lalibrairie puis l’image au travers de l’invention de la photographie 51. La plu-part de ces enquêtes ne connaissent évidemment pas une diffusion massive,même si les Blues books britanniques (où sont publiées les enquêtes parle-mentaires) peuvent atteindre un tirage de 10 000 exemplaires, chiffreconsidérable pour des publications officielles 52. Par ailleurs, les journaux etles revues rendent compte de la plupart des enquêtes ou des ouvrages de« paupérologie 53 ». Mais c’est surtout au travers de l’écriture journalistiqueet de l’écho qu’elle donne à certaines investigations que le phénomèneprend toute sa dimension. Le cas, bien connu par ailleurs, des Mystères deParis que Sue publie dans Le Journal des débats en 1842-1843, mérite d’êtrerevisité brièvement dans cette perspective tant il superpose les registres etpeut apparaître comme paradigmatique. L’enquête y fonctionne d’abordsur un strict plan narratif : à la fois philanthrope, explorateur social et jus-ticier, le personnage principal – Rodolphe de Gerolstein – s’immerge dans

49. A. Parent-Duchâtelet, De la prostitution…, ouvr. cité, p. 527.

50. Balzac, Z. Marcas, publié le 25 juillet 1840 dans la Revue Parisienne ; Constantin Pec-queur, Des Améliorations matérielles dans leurs rapports avec la liberté. Introduction à l’étudede l’économie sociale et politique, Gosselin, 1840, p. 80.

51. Alain Vaillant, « Invention littéraire et culture médiatique au XIXe siècle », dans J.-Y. Mollier et al., Culture de masse et culture médiatique en Europe et dans les Amériques, 1860-1940, PUF, 2006, p. 11-22 ; D. Kalifa, La Culture de masse en France, La Découverte, 2001.

52. Goulven Guilcher, « Guide des papiers parlementaires britanniques du XIXe siècle »,Revue française de civilisation britannique, vol. 1, n˚ 1, 1980, p. 15-52

53. L’expression est de Gérard Leclerc, L’Observation de l’homme. Une histoire des enquêtessociales, Seuil, 1979.

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les bas quartiers de la Cité pour y rendre une justice immanente. Mais ledispositif joue aussi bien sur le plan auctorial : Eugène Sue, qui se plaît àendosser la livrée de l’observateur social, se mue en philanthrope, en« avocat des pauvres », puis en redresseur de torts au travers de son engage-ment démoc-soc. Il agit enfin sur un plan collectif et social puisque leroman suscite une multitude d’investissements personnels, de voix, detémoignages, de rajouts, d’enquêtes parallèles, prônant la rénovation péni-tentiaire ou le crédit aux chômeurs, et dont fait foi l’abondant courrieradressé au romancier 54. On voit combien l’enquête, sous ces diversesacceptions, relie ainsi tous les fils du récit.

Celui-ci apparaît cependant emblématique à un autre égard du destinde l’enquête. À l’instar des autres produits d’une culture médiatique alorsen plein essor, le roman fut aussitôt projeté au cœur d’un dispositif dereproduction mécanisée et standardisée. Il fut aussitôt décliné au théâtre,en pantomime et en pains d’épices. Il suscita surtout, en France commeà l’étranger, des dizaines d’avatars, de plagiats, d’adaptations, d’imita-tions, dont René Guise avait naguère dressé un premier inventaire 55. Onpeut bien sûr ne voir ici qu’un effet, appliqué à un roman remarquable,des principes de ressassement et de sérialité propres au nouveau régimede production culturelle. Mais on peut aussi souligner les relations unis-sant une catégorie de récit soucieuse d’éclairer les dessous du mondesocial (peu à peu étendu aux dimensions de la planète), d’en offrir desclés d’interprétation, d’y associer le lecteur comme acteur potentiel, avecun système médiatique à la recherche d’une forme spécifique de ques-tionnement et d’écriture. L’enquête apparaît dès lors comme une sorte dematrice du « récit médiatique », perdant évidemment en profondeurd’analyse ce qu’elle gagne en extension et en diffusion. Le roman policier,qui émerge par paliers et par dérivation à compter des années 1850-1860, confirme assez clairement ce phénomène. Genre neuf, qui fait del’enquête le principe même de sa dynamique narrative 56, il trouve aussi-tôt dans le journal et le « livre industriel » des supports privilégiés etentame une croissance ininterrompue à ce jour, qui fait de lui la formesans doute la plus caractéristique de la modernité culturelle, politique etmédiatique.

54. Les lettes adressées à Sue ont été publiées par Jean-Pierre Galvan (Les Mystères deParis. Eugène Sue et ses lecteurs, L’Harmattan, 1997) et étudiées par J. Lyon-Caen (La Lectureet la vie, ouvr. cité).

55. Bulletin des Amis du Roman Populaire, n˚ 17, 1992. L’index du catalogue Otto Lorenzrecense plus de 80 titres parus entre 1840 et 1890. Pour l’Angleterre, voir Berry Palmer Che-vasco, Mysterymania. The Reception of Eugène Sue in Britain 1838-1860, Oxford, Peter Lang,2003.

56. D. Kalifa, « Enquête judiciaire, littérature et imaginaire social au XIXe siècle », dansL’Enquête judiciaire au XIXe siècle, ouvr. cité, p. 241-253.

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Du même phénomène procède l’invention, synchrone, du reportagequi bouleverse en profondeur l’écriture journalistique. L’histoire de cegenre a été pour partie écrite 57 : ses origines épistolaires ont été soulignées(les premiers reportages comme « lettres » de voyageurs saisis par l’irruptionde la vitesse et des nouvelles logiques de l’information) ; le rôle des illustra-teurs et des correspondants de guerre dépêchés dès le milieu du siècle,notamment en Crimée, sur les théâtres des opérations, a été étudié ;l’importance des faits divers criminels dans la genèse des services d’informa-tion générale et des investigations personnelles des petits reporters a été éga-lement mise en lumière. Mais il faut surtout insister sur les liens quiunissent l’enquête et le reportage. La presse, bien sûr, a accompagné ledéveloppement des enquêtes sociales. Dès les années 1830, c’est au traversde leurs journaux – L’Artisan puis L’Atelier, Le Populaire ou Le Journal duPeuple – que les milieux ouvriers entendent mener l’enquête 58. En Alle-magne, Bettina von Arnim sollicite les journaux pour réunir l’informationqui devait service à rédiger Le livre des pauvres en 1844 59. D’autres les uti-lisent pour diffuser les résultats de leurs enquêtes : c’est le cas du vicomteDubouchage, qui fonde même une feuille spécifique, L’Enquête sociale, quiparaît tous les dix jours de mai 1846 à juillet 1847 ; c’est le cas, on l’a vuaussi, des débuts de l’enquête de Mayhew. Mais avec l’émergence du repor-tage se nouent des relations d’ordre plus structurel. Les trois temps del’enquête précédemment évoqués sont tout autant ceux du reportage, dontle but n’est pas moins de dissiper l’énigme du réel. Dans le cas de la guerreou du crime, c’est bien une crise, un dysfonctionnement du social qu’ils’agit de dissiper. Les « investigations personnelles » des reporters que susci-tent les grands crimes à compter de l’affaire Troppmann en 1869 sont toutà la fois des enquêtes judiciaires et sociales. « Dans un fait divers, écrit Fer-nand Xau, le patron du Journal, le premier venu peut poser la questionsociale 60 ». À Londres, la Pall Mall Gazette est le premier organe de presseà se doter d’une « commission d’investigation » (inquiry) chargée d’enquê-ter sur la prostitution enfantine 61. À compter de ces années, l’enquêteur

57. Marc Martin, Les Grands reporters. Les débuts du journalisme moderne, Audibert,2005 ; François Naud, Profession reporter, Atlantica, 2005 ; Marie-Eve Thérenty, La Littératureau quotidien. Poétiques journalistiques au XIXe siècle, Seuil, 2006.

58. Armand Cuvillier, Un journal d’ouvriers, L’Atelier : 1840-1850 (1919) Éd. Ouvrières,1954, et H. Rigaudias-Weil, ouvr. cité. Le phénomène est similaire en Grande-Bretagne (MichaelZ. Brooke, « Naissance de la presse ouvrière à Manchester », dans J. Godechot (dir.), La presseouvrière, 1819-1850, Paris, Bibliothèque de la Société d’histoire de 1848, 1966, p. 1-16)

59. Marie-Claire Hoock-Demarle, « Les écrits sociaux de Bettina von Arnim, ou les débutsde l’enquête sociale dans le Vormärz prussien », Le Mouvement Social, n˚ 110, 1980, p. 5-33.

60. Fernand Xau, Émile Zola, Marpon et Flammarion, 1880, p. 27.

61. John B. THOMSON, Political Scandals. Power and Visibility in the Media Age, PolityPress, 2000. En résulta en 1885 la fameuse affaire William Stead, étudiée par Judith Walkowitz(City of Dreadful Delight : Narratives of Sexual Danger in Late-Victorian London, University ofChicago Press, 1992).

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idéal fait corps avec le reporter, parce qu’il se présente comme un acteurdésintéressé, tout au service de l’opinion publique, de l’intérêt général, dela collectivité.

À la fin du siècle, la grande liberté des journaux et l’essor du reportagepermettent ainsi aux enquêtes sociales de s’afficher pleine page. C’est unancien chroniqueur judiciaire, Jules Huret, qui publie en 1892 son« Enquête sur la question sociale », rouvrant pour le plus grand public laquestion des grèves et de la pauvreté. C’est un reporter, Jacques Dhurqui, au travers des erreurs judiciaires, des asiles de fou ou des bagnes mili-taires, pose à la Belle Époque la question du dysfonctionnement des ins-titutions sociales. Au même moment, aux États-Unis, d’anciens faits-diversiers comme Jacob Riis ou Upton Sinclair s’attaquent à d’autresmaux – les taudis et ghettos ouvriers des grandes villes du nord-est – liantexplicitement enquête philanthropique, enquête sociale et enquête jour-nalistique 62. On sait le parti que Robert Park, lui-même ancien policereporter, tira de ces initiatives dans l’édification de la sociologie dite deChicago 63. S’il échoue à féconder un nouveau genre littéraire 64, le grandreportage qui triomphe dans la décennie 1920 fait de l’enquête le modeprivilégié de production et de diffusion du « vrai » dans la sociétécontemporaine.

Ce succès a cependant un prix. Sur les plans littéraire autant que jour-nalistique, la standardisation et la sérialité tendent rapidement à dévoyerle modèle. La recherche du scoop, du stunt, du sensationnel ou du pitto-resque à bon compte fait rapidement verser le tout-venant de la produc-tion dans les postures factices et les récits convenus, où seule larhétorique du dévoilement tente de masquer la pauvreté des motifs. Àcompter de la Belle Époque, la librairie industrielle débite à la chaîne les« enquêtes » stéréotypées qui s’éparpillent en milliers de dime novels, fas-cicules ou « petits livres ». Dans les journaux, on « enquête » sur tout etsur n’importe quoi : le dernier crime connu, la traite des blanches, lazone et les fortifs, la vie chère, le cirque, les « grandes vacances », etc. Àl’instar du fait divers (qu’elle prolonge dans l’ordre rédactionnel en fait« de société »), l’enquête est devenue une catégorie de récit capable de toutdire, et qu’on s’évertue à présenter comme seule à même d’exprimer lacomplexité du monde moderne. Mais son discours devient d’autant pluscreux que la loi du genre est surtout de ne jamais épuiser un sujet. Leslieux communs de l’enquête se succèdent donc sans discontinuer. En

62. Aileen Gallagher, The Muckrakers. American Journalism during the Age of Reform, TheRosen Publishing Group Inc. 2006.

63. Rolf Lindner, The Reportage of Urban Culture. Robert Park and the Chicago School,Cambridge University Press, 1996.

64. Myriam Boucharenc, L’Écrivain-reporter au cœur des années trente, Presses du Septen-trion, 2004.

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témoigne le motif archi-rebattu de la descente incognito dans les bas-fonds de la grande ville, hérité des Mystères de Paris, régulièrement mis enscène par tel ou tel « grand » reporter et que d’habiles polygraphes, Aris-tide Bruant, Dubut de Laforêt ou Guy de Téramond, développent enséries complètes 65. La vogue de l’interview, qui prospère au mêmemoment dans les journaux ou les revues, n’offre guère plus de rigueur. ÀParis, c’est un tout petit monde – environ 300 personnes selon ChristopheProchasson 66 – qu’on bombarde continuellement de questions sur l’ave-nir de l’art, de la littérature, des mœurs ou de la politique. Un longbavardage imprimé en résulte, qui n’évite ni les questions factices, ni lesréponses bâclées, mais fournit une sorte de version haut-de-gamme decette frénésie de l’enquête qui anime la société 1900.

Cultures urbaines

À quelques exceptions près, les innombrables « enquêtes » portées parla culture médiatique de la Belle Époque n’offrent plus guère qu’une cari-cature de l’exigence de savoir portée par le modèle initial. Le terme lui-même a perdu de son lustre. « Enquête – le mot sonne un peu fâcheuse-ment aujourd’hui “une heure avec…” », écrit quelques années plus tardMarc Bloch à Lucien Febvre 67. Seuls les tenants de la « science sociale »continuent à y voir un modèle de savoir 68. Mais ces usages, si appauvrisqu’ils soient, sont porteurs d’une véritable culture publique de l’enquête,qui se diffuse de plus en plus massivement dans l’ensemble du corpssocial. Ces appropriations passent d’abord par la lecture : fictions, faitsdivers, reportages, jeux-concours, construisent une part grandissante deleurs intrigues sur le principe de l’investigation. Tous font un large appelà leurs lecteurs qu’ils invitent à se faire enquêteurs amateurs. L’heure estau « sherlockholmisme » et le point d’interrogation semble s’ériger ennouveau symbole de cette culture urbaine. La grande presse d’informa-tion – et la figure du reporter qu’elle impose en enquêteur suprême –sont évidemment les principaux vecteurs d’un tel engouement, en partieartificiel. Mais ils entraînent derrière eux un public immense qui voitdans l’esprit d’enquête le signe de la modernité culturelle, une nouvellefaçon d’approcher le monde, à la fois pratique et rationnelle, sérieuse etludique, physique et intellectuelle. En novembre 1907, L’Intransigeant

65. Aristide Bruant, Les Bas-fonds de Paris, Rouff, 1897, 4 vol. ; Jean-Louis Dubut de Lafo-rest, Les Derniers scandales de Paris, Fayard, 1898-1900, 37 vol. ; Guy de Téramond, Les Bas-fonds, Ferenczi, 1929, 10 vol.

66. Christophe Prochasson, Paris 1900. Essai d’histoire culturelle, Stock, 1999, p. 240.

67. Lettre du 27 septembre 1928, citée par Bertrand Müller, Lucien Febvre, lecteur et critique,Albin Michel, 2003, p. 93.

68. Pierre du Maroussem, Les Enquêtes. Pratiques et théorie, Alcan, 1900. « L’enquête,c’est le noble travail pour atteindre la vérité, c’est l’investigation féconde pour réaliser lajustice », écrit J. Brunhes en 1905 (cité par E. Chessel, ouvr. cité p. 154).

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lance son nouveau grand concours : il lâche dans Paris son meilleurreporter, Félix Méténier, et invite ses lecteurs à se lancer sur ses traces, lereconnaître et l’identifier 69. On ne peut concevoir d’enquête plus factice,mais elle témoigne bien – et cent autres similaires avec elle – de ce quereprésente alors l’idée même de l’enquête. Chacun peut avoir quelquechose à dire, quelque chose à trouver. La vérité, et peut-être l’aventureavec elle, sont au coin de la rue pour qui sait la chercher. Les archivesjudiciaires abondent d’affaires dans lesquelles de simples citoyens se com-portent et s’expriment comme des investigateurs professionnels. « J’aiprocédé à une enquête pour savoir si des bûcherons n’avaient pas travaillédans les environs vers la fin de décembre ou le commencement de jan-vier. Mais tous les bûcherons d’après mon enquête se trouvaient à cetteépoque dans l’est du bois », ainsi débute la déposition d’un témoin lorsde la disparition en 1914 d’un industriel breton 70. Pour un leplaysiencomme Pierre du Maroussem, une telle généralisation est porteuse deprogrès social : « Nous entendons l’enquête, écrit-il, comme le triomphedes simples particuliers 71. » Beaucoup d’autres déplorent la facticitéd’une posture qui doit tout au « réclamisme » entretenu par les grandsquotidiens. « Vous enquêtez, j’enquête de mon côté, tout le mondeenquête même, et personne ne comprend rien… », résument à leurmanière deux romanciers populaires 72. Une sorte de passion du déchif-frement semble s’être emparée d’une société urbaine qui voit dans lesprocédures de l’enquête la forme résolument moderne de compréhensiondu monde. La guerre ne brise pas cet engouement : à Paris où l’espion-nite et la « cryptomanie » font rage, on scrute les cieux à la recherche dessignaux ou des signes suspects. Fort d’une longue familiarité avec les pro-cédures d’enquête, « chacun se veut et se croit expert 73 ».

« L’enquête » qui triomphe dans la société 1900 n’est à bien deségards qu’une construction médiatique, qui a perdu une large part de sonprogramme initial. Pour les durkheimiens, elle n’est qu’une mode intel-lectuelle, incapable d’informer une démarche scientifique 74. Son succèspublic n’est pourtant pas insignifiant. Produit d’une longue accultura-tion, il nous dit combien le corps social entend désormais prendre sa part

69. « Sherlock Holmes à L’Intransigeant : un concours original », 26 novembre 1907 ; « Lachasse à l’homme : une passionnante équipée », 7 décembre 1907.

70. AD Ille-et-Vilaine, affaire Cadiou, 1914. J’ai donné ailleurs de nombreux exemples deces investissements publics dans l’enquête (L’Encre et le sang. Récits de crimes et société à laBelle Époque, Fayard, 1995, p. 286-292).

71. P. du Maroussem, ouvr. cité, p. 7.

72. Pierre Souvestre et Marcel Allain, Le Bouquet tragique, Fayard, 1913, p. 281.

73. André Loez, « Lumières suspectes sur ciel obscur », dans C. Prochasson etA. Rasmussen, Vrai et faux dans la Grande Guerre, La Découverte, 2004, p. 186.

74. Dominique Merllié, « La non-participation des sociologues durkheimiens à une modeintellectuelle », Mil neuf cent, n˚ cité, p. 133-154.

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dans la gestion publique de ses propres affaires. Il suppose la capacité dechacun à contribuer, même modestement, à l’établissement d’un ordrecollectif. Chacun bien sûr n’est pas égal dans ce grand œuvre : hommeset femmes, jeunes et vieux, Parisiens et provinciaux, employés et ouvriers,ne participent pas de la même manière à un procès qui joue autant sur laconcurrence que sur les solidarités. Certains citoyens sont passifs quandd’autres sont actifs, beaucoup se contentent de déléguer leur pouvoir àdes représentants ou à ne l’exercer que dans la dimension du spectacle.Mais tous acceptent l’idée que la vérité est socialement construite, qu’elleest le produit de ces investissements multiples, le produit d’une enquêtecollective à laquelle chacun a au moins été convié. Cette culture-là nousdit l’entrée dans ce qui est désormais un régime d’opinion. Elle témoigneà la fois de l’éparpillement des sentiments, des convictions, des certi-tudes, et du nécessaire repli, le moment venu, sur les avis majoritaires etles énoncés partagés. Le consensus qui en résulte a beau être inégal etsouvent artificiel, il n’en est pas moins négocié et rationnel, signalantl’avènement progressif d’un espace social moins conflictuel et plus délibé-rant, qui est aussi celui de la démocratie moderne dont l’enquête incarnesymboliquement le fonctionnement tout autant que les limites et lescontradictions.

(Université Paris I Panthéon-SorbonneCentre d’histoire du XIXe siècle)

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