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© Emilie Lamarre-Bolduc, 2019
Entre rois et cités : loyauté et pouvoir au sein des interactions sociopolitiques, diplomatiques et
idéologiques durant la haute époque hellénistique (323-188 a.C.)
Mémoire
Emilie Lamarre-Bolduc
Maîtrise en études anciennes - avec mémoire
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
Entre rois et cités : loyauté et pouvoir au sein des
interactions sociopolitiques, diplomatiques et idéologiques
durant la haute époque hellénistique (323-188 a.C.)
Mémoire
Émilie Lamarre-Bolduc
Sous la direction de :
Patrick Baker, directeur de recherche
iii
Résumé
Le démantèlement de l’empire d’Alexandre le Grand et les nombreux conflits
militaires menés par ses principaux généraux, les Diadoques, annoncèrent la formation de
nouvelles puissances suprapoliades, celles des dynasties hellénistiques. Bien que certaines
cités grecques conservassent leur indépendance, plusieurs d’entre elles glissèrent, de gré ou
de force, dans ce nouveau cadre multipolaire et antagoniste. Les possessions territoriales
des autorités royales variaient cependant selon les aléas des victoires et des défaites des
Diadoques et de leurs successeurs, qui parvinrent seulement à y établir une domination
précaire. Cette effervescence géopolitique agita tout particulièrement le bassin égéen et le
territoire anatolien qui, convoités pour leurs ressources et leur position stratégique,
devinrent un espace de compétition et une zone de contact des principales dynasties
hellénistiques.
La présence et la rivalité de plusieurs entités monarchiques sur le territoire anatolien
caractérisa les échanges diplomatiques entre les communautés civiques et les souverains.
Soucieux de gagner le soutien des cités, les rois instrumentalisèrent un discours
émancipateur qui, en contrepartie, en appelait au dialogue évergétique grâce auquel les cités
négocièrent des privilèges relatifs à leur autonomie et à leur liberté. Ce jeu de pouvoir
fragilisait l’autorité royale et suscitait de rapides changements d’allégeance de la part des
cités. Un regard sur la documentation officielle, lettres royales et décrets honorifiques,
permet de mettre en lumière un dialogue politique, diplomatique et idéologique par le biais
duquel se distinguaient les idéaux et les intérêts de chacun des partis. Ce mémoire vise ainsi
à déterminer, en regard de divers facteurs idéologiques, sociopolitiques ou économiques,
comment se justifiaient les allégeances des cités grecques durant la haute époque
hellénistique, ce qui constituait un enjeu important pour les souverains.
iv
v
Sommaire
Résumé .................................................................................................................................. iii
Sommaire ............................................................................................................................... v
Remerciements ................................................................................................................... viii
Introduction .......................................................................................................................... 1
1. Agir en faveur de ses intérêts : l’apport discursif, sociopolitique et économique
dans la prise de décision civique et royale .............................................................. 14
1.1 Entre cités grecques, intermédiaires et royaumes hellénistiques : l’apport des
négociations dans les relations internationales ....................................................... 14
1.1.1 Le dialogue diplomatique : l’appel à la négociation et à la persuasion ............. 14
1.1.2 De la cité au roi : le rôle des intermédiaires dans les rapports internationaux .. 23
1.2 Le discours politique : la sollicitation des notions diplomatiques et de la
rhétorique des concessions royales .......................................................................... 33
1.2.1 L’ἐλευθερία et l’αὐτονομία : le développement d’un slogan ............................ 33
1.2.2 La φιλία καὶ συμμαχία : l’usage de la phraséologie diplomatique dans le
processus d’incorporation des cités aux royaumes hellénistiques.......................... 41
1.2.3 Les concessions royales et le statut des cités grecques...................................... 45
1.3 La fiscalité entre cités et royaumes : prélever et distribuer la richesse royale .... 48
1.3.1 Pratiques et cadre lexical de la fiscalité dans le dialogue diplomatique ............ 48
1.3.2 La richesse royale entre distribution et évergétisme .......................................... 55
2. Paraître aux yeux des autres : attentes, obligations et performance au sein de la
culture politique grecque et de l’idéologie royale................................................... 63
2.1 Le seul à régner : concevoir le pouvoir personnel dans la culture politique
grecque ....................................................................................................................... 63
2.1.1 Le pouvoir d’un seul homme dans le monde et l’imaginaire grec .................... 63
2.2.2 Le tyran et le roi : un discours d’opposition au sein de l’imaginaire politique
grec ......................................................................................................................... 68
2.2 Consentir aux rôles attendus : réputation, prestige et légitimité royale .............. 75
2.2.1 Légitimité et attentes.......................................................................................... 75
2.2.2 La plume et l’encre : une royauté de l’écriture .................................................. 77
2.2.3 Le conquérant et le sauveur ............................................................................... 81
2.2.4 Le bienfaiteur : source de richesse et de prospérité ........................................... 88
2.2.5 La famille dynastique entre le passé, le présent et le futur ................................ 92
2.3 Consentement et loyauté : l’importance de la culture rituelle et visuelle dans la
vie religieuse et politique des cités grecques ........................................................... 98
2.3.1 Le don appelle le don : formulation et démonstration de la loyauté civique dans
le langage ritualisé de la bienfaisance .................................................................... 98
2.3.2 Honorer et commémorer : l’apport cultuel et rituel dans les relations entre les
πόλεις et les souverains hellénistiques ................................................................. 102
vi
2.3.3 Le corps royal et ses représentations : l’affermissement symbolique et visuel de
la présence royale au sein des communautés civiques ......................................... 107
Conclusion ......................................................................................................................... 113
Annexes .............................................................................................................................. 120
Annexe I - Succession des règnes .................................................................................. 120
Annexe II - Figures ......................................................................................................... 122
Fig. 1 - L’empire d’Alexandre le Grand ...................................................................... 122
Fig. 2 - Répartitions territoriales après l’entente de paix de 311 a.C. ......................... 123
Fig. 3 - Répartitions territoriales après Ipsos (301 a.C.) ............................................. 124
Fig. 4 - Formation des principales dynasties hellénistiques après 276 a.C. ................ 125
Fig. 5 - Le sud-ouest de l’Asie Mineure ...................................................................... 126
Fig. 6 - Arsinoé II ........................................................................................................ 127
Fig. 7 - Alexandre le Grand ......................................................................................... 127
Fig. 8 - Ptolémée Ier ..................................................................................................... 128
Fig. 9 - Ptolémée III .................................................................................................... 128
Fig. 10 - Démétrios Poliorcète .................................................................................... 129
Fig. 11 - Antiochos Ier.................................................................................................. 129
Fig. 12 - Séleucos II .................................................................................................... 130
Fig. 13 - Antiochos III du Louvre ............................................................................... 130
Bibliographie ..................................................................................................................... 131
I. Liste des abréviations ........................................................................................... 131
II. Sources littéraires ................................................................................................. 132
III. Encyclopédie ........................................................................................................ 134
IV. Ouvrages généraux ............................................................................................... 134
V. Études ................................................................................................................... 134
VI. Ressource électronique ......................................................................................... 145
vii
viii
Remerciements
La réalisation de ce projet a été possible grâce à l’implication et au soutien de
nombreuses personnes. Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche,
M. Patrick Baker, pour le temps qu’il a consacré aux lectures et aux révisions du mémoire.
Ses commentaires et ses conseils m’ont été bien utiles. J’aimerais ensuite exprimer ma
gratitude aux membres de mon jury, M. Gaétan Thériault et M. Thierry Petit, qui ont
accepté de lire, de commenter et d’évaluer mon mémoire, et cela, malgré les délais serrés.
J’aimerais aussi remercier le Conseil de recherches en sciences humaines du
Canada (CRHS) grâce auquel j’ai pu bénéficier d’un soutien financier durant la deuxième
année de la maîtrise.
Je réserve une mention spéciale à deux personnes qui, depuis bien des années, m’ont
suivie et encouragée dans l’accomplissement de mes projets. Je remercie ma sœur, Kélie, et
ma cousine, Trycia, pour leur support, leur écoute et leurs conseils. Une petite pensée va à
mon père, qui m’a transmis sa passion pour l’histoire, et à ma mère, qui m’a appris
l’importance de dépasser ses limites. Je voudrais aussi exprimer ma gratitude à Camille
Bilodeau, à Stéphanie Roussel, à Julie-Anne Dorval et à Geneviève Marchand pour tous les
moments partagés à se changer les idées, à rire et à rêver. Pour leur enthousiasme et leurs
encouragements constants, mais surtout pour leur patience, je tiens aussi à remercier
chaleureusement amis et collègues : Carlos Chaparro Sepulveda, Gracia Stephan, Josée
Brulotte, Ariane Marquis, Anne-Sophie Matthieu, Camille Arsenault, Alexandre Hébert,
François Rousseau, Joanne Duschesne, Hada Lopez, Claire Thérault, Anne-Marie Rivard,
Marie-Hélène Trépanier, Alice Fanguet et Gaston Kidd.
ix
1
Introduction
À certains moments de leur histoire, les cités grecques de l’Asie Mineure occidentale
glissèrent sous l’autorité et l’influence de pouvoirs suprapoliades tels que les monarchies
achéménide, macédonienne ou hellénistique. Conquises par Alexandre le Grand, à la suite
de son arrivée en Asie, en 334 a.C., ces communautés civiques intégrèrent, de gré ou de
force, le royaume macédonien.1 Celui-ci s’étendit, presque dix ans plus tard, de la Grèce
continentale jusqu’à l’Indus, tout en incluant l’Égypte et le pourtour oriental
méditerranéen (fig. 1). Le décès du Conquérant en 323 a.C. inaugura l’éclatement
progressif de son empire aux mains de ses principaux généraux et successeurs, les
Diadoques, qui, devant l’absence d’un héritier argéade majeur ou compétent2, se divisèrent
les responsabilités politiques et territoriales lors des arrangements de Babylone (323 a.C.)3
et du traité de Triparadeisos (320 a.C.).4 L’entente de paix conclue entre Antigone le
Borgne et Cassandre, Lysimaque et Ptolémée (311 a.C.)5, l’issue de la bataille
1 Devant l’avancée d’Alexandre en Asie Mineure, des cités, comme Éphèse, avaient plutôt soutenu
l’autorité achéménide, qui gouvernait l’Asie Mineure depuis 546 a.C. Cf. M. Sartre, L’Anatolie
hellénistique de l’Égée au Caucase (334-31 av. J.-C.), Paris, Armand Colin, 2004 [2e éd.], p. 13-24. 2 La femme d’Alexandre, Roxanne, était alors enceinte, mais rien ne garantissait qu’elle donnerait
naissance à un garçon – qui deviendrait Alexandre IV. L’autre enfant du Macédonien, nommé
Héraclès, qu’il avait eu avec une concubine, Barsinè, n’était pas considéré comme légitime. Au sein
même de la famille argéade, il demeurait Philippe III Arrhidaios, inapte à gouverner en raison de ses
dispositions psychologiques. Cf. A. B. Bosworth, The Legacy of Alexander : Politics, Warfare and
Propaganda under the Successors, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 30. 3 Au terme de ces négociations, les satrapies associées aux possessions territoriales d’Alexandre le
Grand furent distribuées parmi plusieurs de ses généraux : Ptolémée obtint l’Égypte; Antigone le
Borgne l’Anatolie occidentale, la Lycie, la Pamphylie et la Grande Phrygie; Lysimaque la Thrace et le
pourtour du Pont Euxin; Eumène de Cardia la Cappadoce et la Paphlagonie; Asandros la Carie;
Ménandre la Lydie et Léonnat la Phrygie hellespontique. Quant à Antipater, à Cratère et à Perdiccas,
celui-ci nommé régent, ils maintinrent respectivement leur autorité sur la Macédoine, la Cilicie et
la Babylonie. Cf. Diodore, XVIII, 2-4; Éd. Will, Histoire politique du monde hellénistique 323-
30 av. J.-C., Paris, Seuil, 2003 [1979-1982], p. 20-26; A. B. Bosworth, The Legacy of Alexander,
p. 44-45. 4 Ce traité validait la cession de l’Égypte à Ptolémée Ier; la Grande Phrygie et la Lycie à Antigone le
Borgne alors nommé stratège d’Asie; la Carie à Asandros; la Thrace à Lysimaque; la Macédoine et la
Grèce au régent Antipater; la Phrygie hellespontique à Arrhidaios; la Lydie à Cleitos; la Babylonie à
Séleucos Ier. Concernant la mention de ce traité dans les sources antiques, voir Diodore, XVIII, 39, 1-7;
consulter aussi A. Meeus, « Treaty of Triparadeisos », dans R. S. Bagnall (éd.), The Encyclopedia of
Ancient History, Malden, Blackwell, 2013, p. 6864-6865. 5 Ce traité confirmait les responsabilités de Cassandre en tant que stratège d’Europe et régent
d’Alexandre IV – Philippe III Arrhidaios ayant été éliminé en 317 a.C. La Thrace demeurait une
possession de Lysimaque, tandis que Ptolémée régnait sur l’Égypte et quelques cités frontalières du
côté de l’Arabie et de la Libye et Antigone le Borgne sur toute l’Asie. Séleucos Ier n’est pas mentionné
dans ce traité. Cf. Diodore, XIX, 105, 1. Voir aussi fig. 2.
2
d’Ipsos (301 a.C.)6 et celle de Kouroupédion (282/1 a.C.)7 contribuèrent à définir l’espace
géopolitique des puissances hellénistiques.
Les ambitions des Diadoques suscitèrent des conflits militaires qui, selon les aléas
des victoires et des défaites, affectèrent pendant presque cinq décennies, de 323 à 276 a.C.8,
le cadre géopolitique du bassin égéen et du territoire anatolien, alors devenu le théâtre des
rivalités hégémoniques. Ces luttes entre successeurs signalèrent non seulement la fin de la
dynastie argéade, avec l’assassinat des derniers membres de la famille royale
macédonienne9, mais aussi l’établissement de nouvelles puissances royales. Dès 306 a.C.,
les Diadoques imitèrent Antigone le Borgne et son fils, Démétrios Poliorcète, en adoptant
le diadème et la titulature royale (βασιλεύς), qu’ils octroyèrent par la suite à leur
épouse (βασίλισσα). Leur avènement souligna l’émergence, notamment, de trois puissantes
dynasties, celles des Lagides en Égypte, des Séleucides en Asie, des Antigonides en Grèce
6 Aussi antérieurement nommée bataille des rois, elle opposa Antigone le Borgne et son fils Démétrios
Poliorcète à la coalition formée par Séleucos Ier, Lysimaque et Cassandre, qui vainquit leurs
adversaires antigonides. Alors qu’Antigone le Borgne y trouva la mort, son fils s’enfuit et devint
ultérieurement roi de Macédoine. La structure géopolitique des nouvelles puissances hellénistiques, car
les Diadoques avaient adopté depuis 306 a.C. la titulature royale, disposait les Antigonides en
Macédoine, les Séleucides en Syrie et en Babylonie, les Lagides en Égypte, alors que Lysimaque
gouvernait la Thrace et dont l’influence s’étendit en Asie. Cf. P. Wheatley, « Ipsos », dans
R. S. Bagnall (éd.), The Encyclopedia of Ancient History, Malden, Blackwell, 2013, p. 3492-3493.
Voir aussi fig.3. 7 Elle se clôtura par la défaite et la mort de Lysimaque face aux armées séleucides. L’Anatolie passa
alors sous la domination de Séleucos Ier, bien que l’influence lagide se diffusait dans les régions
côtières. Voir S. Psoma, « Battle of Kouropedion », dans R. S. Bagnall (éd.), The Encyclopedia of
Ancient History, Malden, Blackwell, 2013, p. 3819-3820 et aussi A. Meadows, « Ptolemaic
Possessions outside Egypt », p. 5625-5629 dans le même ouvrage. 8 Ce cadre chronologique est proposé par A. Meeus. L’année 276 soulignerait la désintégration complète
de l’empire du Conquérant, de même que l’ascension d’Antigone Gonatas sur le trône macédonien.
Les trois principaux royaumes hellénistiques – lagide, séleucide et antigonide – étaient donc établis.
Cf. A. Meeus, « Confusing Aim and Result? Hindsight and the Disintegration of Alexander the Great’s
Empire », dans A. Powell (éd.), Hindsight in Greek and Roman History, Swansea, Classical Press of
Wales, 2013, p. 113. Voir aussi fig. 4. 9 En Macédoine, les années qui suivirent la mort d’Alexandre le Grand se caractérisèrent par des luttes
dynastiques et des guerres civiles. En 317 a.C., Philippe III Arrhidaios et son épouse Eurydice furent
éliminés par la mère du Conquérant, Olympias, qui sera elle-même vaincue et mise à mort par
Cassandre un an plus tard. En 310 a.C., Cassandre, qui occupait alors la régence en Macédoine,
assassina Alexandre IV et Roxanne. La sœur d’Alexandre le Grand, Cléopâtre, fut exécutée par
Antigone le Borgne en 308 a.C. avant qu’elle puisse se marier à Ptolémée Ier. Cf. A. Meeus, « Wars of
Successors », dans R. S. Bagnall (éd.), The Encyclopedia of Ancient History, Malden, Blackwell, 2013,
p. 6432-6434.
3
continentale, qui se disputèrent des portions de l’Asie Mineure occidentale10, notamment
côtières comme celles de Carie ou d’Ionie.11
Convoitées pour leurs ressources humaines, naturelles, économiques ou portuaires,
tout comme pour leur position stratégique entre la Macédoine, la mer Égée et l’Orient, les
cités grecques d’Asie Mineure se retrouvaient au cœur des rivalités entre les rois qui,
jouissant par ailleurs de bases plus sûres, ne parvinrent pourtant jamais à établir une
domination stable et durable sur ces possessions précaires. Dans un monde multipolaire,
caractérisé par la présence et la rivalité de plusieurs monarchies de puissance similaire, les
πόλεις représentaient d’importantes ressources pour les rois. Ceux-ci, dans leur entreprise
de les gagner à leur cause, cherchaient à en priver leurs adversaires. Cette concurrence
alimenta et caractérisa par conséquent les échanges diplomatiques entre cités grecques et
souverains, comme ces derniers recherchèrent l’appui des premières par
l’instrumentalisation d’un discours émancipateur et évergétique. Cette instabilité
géopolitique, qui fragilisait les puissances royales et favorisait les rapides changements
d’allégeance de la part des cités, contribuait à une interaction asymétrique entre les
souverains et les πόλεις. Elle facilitait toutefois une certaine marge de manœuvre avec
laquelle jouèrent les cités qui, toujours en quête d’indépendance, profitèrent de ce jeu de
pouvoir entre les souverains pour inscrire les transactions diplomatiques en dehors d’une
relation de pure domination. Selon leur renommée et leur pouvoir de négociation, certaines
d’entre elles obtinrent des privilèges favorables à leur liberté et à leur autonomie. Elles
recoururent pour ce faire à un dialogue politique, diplomatique et idéologique.12
10 Un autre important joueur politique s’éleva au rang de pouvoir royal vers le milieu du IIIe s. a.C., soit
celui des Attalides de Pergame. Pour en lire davantage à ce sujet, voir Éd. Will, Histoire politique,
p. 150-151, 293-297; M. Sartre, L’Anatolie hellénistique, p. 52-56. 11 Quant au contexte historique, voir Éd. Will, Histoire politique, p. 20-85; M. Sartre, L’Anatolie
hellénistique, p. 24-56; A. Meeus, « Confusing Aim and Result? », p. 113-133. 12 Quant aux interactions entre les cités grecques et les souverains, voir Ph. Gauthier, « Les cités
hellénistiques », dans M. H. Hansen (éd.), The Ancient Greek City-State, Copenhague, Munksgaard,
1993, p. 211-212 (article initialement publié en 1984); O. Picard, « Cités et royaumes : équilibres
politiques », dans O. Picard, Fr. de Callataÿ, Fr. Duyrat (éd.), Royaumes et cités hellénistiques : des
années 323-55 av. J.-C., Paris, Sedes, 2003, p. 57-58, 61-62, 56-57; R. A. Billows, Kings and
Colonists : Aspects of Macedonian Imperialism, New York, Brill, 1995, p. 78; J. Ma, Antiochos III et
les cités de l’Asie Mineure occidentale, Paris, Les Belles Lettres, 2004, p. 7-9, 17; L. Capdetrey, Le
pouvoir séleucide : territoire, administration, finances d’un royaume hellénistique (321-129 avant J.-
4
Le dialogue ainsi établi entre les cités grecques et les souverains hellénistiques
prenait la forme d’un aller-retour diplomatique où la correspondance royale répondait aux
décrets honorifiques. Ces documents constituaient un outil de communication et
d’autoreprésentation tant de l’autorité royale que des communautés civiques. Les sources
épistolaires, qui renvoyaient à une forme de communication attestée en Grèce dès le
VIe s. a.C., apparaissent dans la documentation épigraphique, papyrologique et, plus
rarement, dans les œuvres littéraires. Quant à la correspondance royale, elle se trouvait au
centre des relations diplomatiques entre les souverains hellénistiques et les cités grecques,
entre les rois et leurs officiers, entre ces derniers et les πόλεις. En réalité, les lettres royales
pouvaient susciter des changements cultuels, politiques, administratifs et économiques et,
lorsque les décisions royales étaient favorables aux cités grecques, nécessitaient une
publication officielle et permanente au même titre que les lois et les décrets civiques. La
reproduction sur pierre d’une lettre royale relevait le plus souvent de l’initiative de la cité,
qui manifestait ainsi son respect envers le souverain tout en se garantissant, par la
publication sur support pérenne, des privilèges octroyés.13
La production des lettres royales et des décrets honorifiques coïncidait par conséquent
avec l’inauguration de nouvelles relations politiques après une conquête, ou à la suite d’une
validation des rapports entre cités et souverains, notamment lors d’un changement de règne
ou d’une succession dynastique. Le discours ainsi engagé, le plus souvent par les cités,
employait un langage politique, diplomatique et idéologique à travers une structure
stéréotypée, uniforme et formalisée, qui masquait la domination royale et exaltait la
reconnaissance des cités. Ce langage à caractère évergétique promouvait, comme le
souligna J. Ma, une relation de réciprocité et d’échange entre les rois et les cités grecques.
Loin d’être vidées de leur substance comme plusieurs l’ont suggéré, les formules politiques
C.), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007, p. 191-194; J. Ma, « Kings », dans A. Erskine
(éd.), A Companion to the Hellenistic World, Oxford, Blackwell Publishing, 2005, p. 191-192. 13 Concernant la documentation officielle, voir J. Ma, Antiochos III, p. 9; B. Virgilio, Le roi écrit. La
correspondance du souverain hellénistique, suivie de deux lettres d’Antiochos III à partir de Louis
Robert et d’Adolf Wilhelm, Pise, Frabrizio Serra Editore, 2011, p. 37; A. Bencivenni, « The King’s
Words : Hellenistic Royal Letters in Inscriptions », dans K. Radner (éd.), State Correspondence in the
Ancient World. From New Kingdom Egypt to the Roman Empire, Oxford, Oxford University Press,
2014, p. 142, 145-149.
5
et diplomatiques contenues dans les lettres et les décrets reflétaient les préoccupations et les
valeurs des cités grecques et des souverains hellénistiques. Ces documents présentaient
également les cités comme des corps politiques unis. Cependant, les rapides changements
d’allégeance des cités durant la haute époque hellénistique suggèrent des tensions, des
divisions ou des changements internes, de même qu’un souci des cités de préserver leur
identité et leurs intérêts.14 Dans cette optique, nous tâcherons de déterminer, en regard de
divers facteurs idéologiques, sociopolitiques ou économiques, comment se justifiaient les
allégeances des cités grecques durant la haute époque hellénistique, ce qui constituait un
enjeu important pour les souverains.
Les relations entre les πόλεις et les royaumes hellénistiques s’inscrivent au sein d’une
vieille problématique de l’histoire hellénistique, qui naquit de l’étude des inscriptions. Le
XXe siècle se distingua par l’essor de l’épigraphie, qui suscita d’importantes publications
quant aux relations entre les souverains et les cités grecques concernant, par exemple, le
degré de soumission de ces dernières. Parmi les éditions critiques des corpus d’inscriptions,
l’ouvrage de C. B. Welles sur la correspondance royale constitue l’œuvre pionnière des
relations établies entre rois et cités.15 Cette étude s’inséra au sein d’un riche débat
historiographique sur les rapports de soumission, de domination et d’indépendance selon
une approche politico-juridique, qui favorisa l’émergence de la notion de statut des cités.
Ce furent J. et L. Robert qui établirent la première définition d’une cité sujette et
influencèrent, deux générations plus tard, L. Capdetrey et J. Ma, dont les études
proposèrent une typologie du statut des cités – autonomes, subordonnées, sujettes ou
intégrées.16
14 Ph. Gauthier, « Les cités hellénistiques », p. 211-212; J. Ma, Antiochos III, p. 9, 16-18, 136-138, 143;
A. Bencivenni, « The King’s Words », p. 142, 145-149, 155. 15 Notons l’étude antérieure, très peu connue et consultée de Fr. Schroeter, De regum hellenisticorum
epistulis in lapidibus servatis quaestiones stilisticae, Leipzig, Teubner, 1932, 113 p. 16 C. B. Welles, Royal Correspondence in the Hellenistic Period : A Study in Greek Epigraphy, Chicago,
Ares Publishers, 1984 [1934], 403 p.; J. et L. Robert, La Carie II. Le plateau de Tabai et ses environs,
Paris, Librairie d’Amérique et d’Orient Adrien-Maisonneuve, 1954, 452 p.; J. Ma, Antiochos III,
p. 116-128; L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, p. 193-213.
6
L’étude de C. B. Welles, qui s’est intéressé aux aspects linguistique, philologique et
historique de soixante-quinze lettres royales d’Asie Mineure et des îles égéennes, suscita
par la suite des recherches sur le discours politique et le langage du pouvoir.17 Plus
récemment, J. Ma, dans son ouvrage sur Antiochos III and the Cities of Western Asia
Minor, publiée en 1999 et traduit en français en 2004, traita des rapports de domination et
de soumission par le biais d’une étude langagière de la documentation épigraphique.
B. Virgilio s’inscrivit aussi dans cette tendance historiographique grâce à sa publication sur
le discours et la communication royale de la correspondance des rois hellénistiques, dans
laquelle il annonçait la préparation d’une nouvelle édition de l’œuvre de C. B. Welles.18
L’ouvrage de B. Virgilio se concentra cependant sur une documentation datant
principalement du temps d’Antiochos III.
L’étude des lettres royales et des décrets civiques favorisa également des publications
sur les stratégies de communication et les schémas de circulation de l’information au sein
des royaumes hellénistiques, notamment séleucides et attalides.19 Certains spécialistes,
comme I. Savalli-Lestrade, L. Capdetrey et P. Kossmann, s’intéressèrent au rôle et à
l’intervention des agents politiques locaux et royaux au sein des cités grecques et des
royaumes hellénistiques, de même qu’à leur influence dans la prise de décision royale.20
Ces personnages participaient à l’établissement de la communication et à la pérennité des
relations entre la périphérie territoriale des royaumes et le centre du pouvoir que
représentaient la personne du roi et les cours dynastiques. Ils assumaient les rôles de
17 J.-M. Bertrand, « Formes de discours politiques : décrets des cités grecques et correspondance des rois
hellénistiques », dans Cl. Nicolet (éd.), Du pouvoir dans l’Antiquité : mots et réalités, Genève,
Librairie Droz, 1990, p. 11-25; J.-M. Bertrand, « La revendication de la liberté, réflexions sur les
modalités du discours politique dans les cités grecques », dans M. Molin (éd.), Images et
représentations du pouvoir et de l’ordre social dans l’Antiquité, Paris, De Boccard, 2001, p. 11-25. 18 B. Virgilio, Le roi écrit, p. 69-75. 19 L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, p. 335-392; A. Bencivenni, « The King’s Words », p. 141-171. 20 I. Savalli-Lestrade, « L’élaboration de la décision royale dans l’Orient hellénistique », dans F. Prost
(éd.), L’Orient méditerranéen de la mort d’Alexandre le Grand aux campagnes de Pompée. Cités et
royaumes à l’époque hellénistique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 17-39;
I. Savalli-Lestrade, Les philoi royaux dans l’Asie hellénistique, Genève, Librairie Droz, 1998, 453 p.;
I. Savalli-Lestrade, « Des amis des rois aux amis des Romains. Amitié et engagement politique dans
les cités grecques à l’époque hellénistique (IIIe-Ier s. av. J.-C.) », RPh, 72 (1998), p. 65-86;
L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, 535 p.; P. Kossmann, « Intercéder pour la cité dans l’Asie Mineure
lagide », dans Ch. Feyel et J. Fournier, L. Graslin-Thomé et Fr. Kirbihler (éd.), Communautés locales
et pouvoir central dans l’Orient hellénistique et romain, Paris, De Boccard, 2012, p. 161-183.
7
médiateur et d’intermédiaire, tout en s’inscrivant dans un rapport d’amitié qui liait les
πόλεις aux royaumes.21 D’autres études soulignèrent l’intervention des femmes royales
hellénistiques dans le domaine de la diplomatie et de leur influence à la cour, que les cités
grecques mirent à profit, et dont l’autorité royale usa pour gagner la dévotion des sujets.22
Les pratiques diplomatiques alimentèrent elles aussi quelques études. L’une d’entre
elles, publiée en 1975 par les auteurs Fr. Adcock et D. J. Mosley, porte sur les origines, le
développement et la définition de la diplomatie en Grèce ancienne, des âges homériques à
l’époque impériale, alors que les relations internationales des cités grecques se
caractérisèrent par l’établissement progressif de concepts, d’instruments et d’institutions
diplomatiques. Les auteurs y soulignent également l’importance de l’apport oral et du
discours au sein des activités diplomatiques à des fins de persuasion.23 Le traitement du rôle
de l’art oratoire dans le contexte des relations entres les cités grecques et les souverains
hellénistiques apparaît dans un article rédigé par A. Erskine, qui s’intéressa à la place et aux
fonctions de la rhétorique dans la composition de l’idéologie et de l’identité grecque.24 Une
autre étude, publiée par M. D. Gygax, porta sur les relations de pouvoir dans les pratiques
sociopolitiques grecques et dans l’évolution du discours public aux époques archaïque,
classique et hellénistique. L’auteur s’intéressa au concept de don et de contre-don en tant
21 R. Strootman, « Kings and Cities in the Hellenistic Age », dans O. M. van Nijf et R. Alston (éd.),
Political Culture in the Greek City after the Classical Age, Louvain, Peeters, 2011, p. 141-154;
P. Paschidis, « Φίλοι and φιλία between Πόλεις and Kings in the Hellenistic Period », dans M. Mari et
J. Thornton (éd.), Parole in movimento. Linguaggio politico e lessico storiografico nel mondo
ellenistico. Atti del convegno internazionale, Roma, 21-23 febbraio 2011, Pise, F. Serra, 2013, p. 283-
298. 22 G. Ramsey, « The Queen and the City : Royal Female Intervention and Patronage in Hellenistic Civic
Communities », dans L. Foxhall et G. Neher (éds), Gender and City before Modernity, Oxford, Wiley-
Blackwell, 2013, p. 20-37; I. Savalli-Lestrade, « La place des reines à la cour et dans le royaume
hellénistique », dans R. Frei-Stolba, A. Bielmanm et O. Bianchi (éd.), Les femmes antiques entre
sphère privée et sphère publique, Bern, Peter Lang, 2003, p. 59-76; A. Bielman, « Régner au féminin.
Réflexions sur les reines attalides et séleucides », dans F. Prost (éd.), L’Orient méditerranéen de la
mort d’Alexandre le Grand aux campagnes de Pompée. Cités et royaumes à l’époque hellénistique,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2003, p. 41-61. 23 Fr. Adcock, et D. J. Mosley, Diplomacy in Ancient Greece, Londres, Thames and Hudson, 1975,
287 p. Une étude, plus récente, se concentre sur les pratiques diplomatiques royales à l’époque
hellénistique, voir J. D. Grainger, Great Power Diplomacy in the Hellenistic World, London,
Routledge, 2017, 264 p. 24 A. Erskine, « Rhetoric and Persuasion in the Hellenistic World : Speaking up for the πόλις », dans
I. Worthington (éd.), A Companion to Greek Rhetoric, Malden, Blackwell Publishing, 2007, p. 272-
285.
8
que manifestation de pouvoir et tentative de persuasion, par opposition à la violence et aux
menaces comme forme et preuve de puissance.25 P. Kossmann analysa à son tour d’autres
méthodes de persuasion développées par les cités grecques pour faire valoir leurs intérêts
aux yeux de l’autorité monarchique, notamment lagide, qu’elle identifia comme des
moyens d’intercession.26 Ces rapports politiques et diplomatiques entre cités grecques et
monarchies hellénistiques, qui visaient à défendre les intérêts de chacun, s’articulaient
autour de notions, d’appels à la négociation et d’attentes particulières, qu’évoquèrent
également Ph. Gauthier, A. Giovannini, O. Picard et J. Ma.27
Les lettres royales et les décrets civiques reflètent également les idéaux civiques et
royaux. Par exemple, il est fait mention dans les inscriptions des principes d’autonomie, de
liberté et d’indépendance, des concepts qui alimentèrent la production historiographique.
En 1995, M. H. Hansen publia un article sur le développement du concept d’αὐτονομία et
de son rapport à la πόλις aux époques classique et hellénistique. La thématique de la liberté
fut récemment revisitée, mais davantage du point de vue de la conquête romaine.28 Ces
thématiques apparaissent également au sein des relations diplomatiques entre les cités
grecques et les monarchies hellénistiques29, associées parfois à des notions relevant des
relations internationales, notamment la φιλία καὶ συμμαχία et l’ἐλευθερία καὶ αὐτονομία.30
Ces deux derniers éléments, considérés comme vidés de leur sens à l’époque hellénistique,
alimentèrent des réflexions sur leur origine, leur définition et leur usage, notamment à
l’époque classique.31 Les inscriptions se référaient également à un lexique fiscal qui met en
25 M. D. Gygax, « Gift-Giving and Power Relationships in Greek Social Praxis and Public Discourse »,
dans M. L. Satlow (éd.), The Gift in Antiquity, Hoboken, Wiley-Blackwell, 2013, p. 45-60. 26 P. Kossmann, « Intercéder pour la cité », p. 161-183. 27 Ph. Gauthier, « Les cités hellénistiques », p. 221-231; A. Giovannini, Les relations entre États dans la
Grèce antique : du temps d’Homère à l’intervention romaine (ca. 700-200 av. J.-C.), Stuttgart, Franz
Steiner, 2007, 445 p.; O. Picard, « Cités et royaumes », p. 57-82; J. Ma, Antiochos III, p. 133-184. 28 E. S. Gruen, The Hellenistic World and the Coming of Rome, vol. I, Berkeley, University of California
Press, 1984, p. 132-156; S. Dmitriev, The Greek Slogan of Freedom and Early Roman Politics in
Greece, Oxford, Oxford University Press, 2011, p. 112-142. 29 M. H. Hansen, « The “Autonomous City-State”. Ancient Fact or Modern Fiction? », dans
M. H. Hansen et K. Raaflaub (éd.), Studies in the Ancient Greek Πόλις, Stuttgart, Franz Steiner, 1995,
p. 38-44. 30 L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, p. 191-208. 31 É. Lévy, « Αὐτονομία et ἐλευθερία au Ve siècle », RPh, 57 (1983), p. 249-270; A. B. Bosworth,
« Αὐτονομία : The Use and Abuse of a Political Terminology », SIFC, sér. 3, 10 (1992), p. 122-152;
9
lumière les versements exigés aux cités grecques par les puissances royales hellénistiques et
l’enjeu idéologique des revenus.32 Les relations entre les cités grecques et les royaumes
hellénistiques revêtaient par conséquent de nombreuses facettes, et l’une d’entre elles
correspondait à la fiscalité. L’apport économique de ces interactions entre gouvernants et
gouvernés apparaît dans les études publiées par L. Migeotte, qui traita des finances des cités
grecques, de leurs revenus et de leurs dépenses, de même que des diverses contributions
versées à un pouvoir suprapoliade.33 Certains spécialistes, comme L. Capdetrey,
K. Bringmann et M.-C. Marcellesi, abordèrent l’évergétisme d’un point de vue économique
par la redistribution des richesses royales, prélevées au préalable sur les communautés
sujettes, sous des formes variées, afin de soutenir et de favoriser, au besoin, les activités
économiques et la prospérité des πόλεις grecques.34
Le contenu de la documentation civique et royale se distingue également par
l’utilisation d’un vocabulaire et de notions idéologiques qui exaltaient les mœurs et les
qualités des personnages royaux. Bien des Modernes, comme F. W. Walbank35,
O. Murray36 ou M. Haake37, s’intéressèrent par conséquent au développement des
conceptions idéologiques et théoriques des monarchies hellénistiques dans la pensée
grecque. D’autres, plus récemment, comme A. M. Eckstein38, confrontèrent les principes
pour les époques classique et hellénistique, voir M. H. Hansen, « The “Autonomous City-State” »,
p. 21-44. 32 L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, p. 395-425. 33 Parmi les publications de L. Migeotte sur l’économie des cités grecques, on doit citer la somme
L. Migeotte, Les finances des cités grecques aux périodes classique et hellénistique, Paris, Les Belles
Lettres, 2014, 769 p. 34 L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, p. 395-425; K. Bringmann, « Grain, Timber and Money :
Hellenistic Kings, Finance, Buildings und Foundation in Greek Cities », dans Z. H. Archibald,
J. Davies, V. Gagrielsen et G. J. Olive (éd.), Hellenistic Economies, London, Routledge, 2001, p. 155-
162; M.-C. Marcellesi, « Milet et les Séleucides, aspects économiques de l’évergétisme royal », Topoi,
Suppl. 6 (2004), p. 165-188. 35 F. W. Walbank, « Monarchies », CAH, 7 (1984), p. 62-100. 36 O. Murray, « Philosophy and Monarchy in the Hellenistic World », T. Rajak, S. Pearce, J. Aitken et
J. Dines (éd.), Jewish Perspectives on Hellenistic Rulers, Berkeley, University of California Press,
2007, p. 13-28. 37 M. Haake, « Writing down the King : The Communicative Function of Treatises on Kingship in the
Hellenistic Period », dans N. Luraghi (éd.), The Splendors and Miseries of Ruling Alone. Encounters
with Monarchy from Archaic Greece to the Hellenistic Mediterranean, Stuttgart, Franz Steiner, 2013,
p. 166-206. 38 A. M. Eckstein, « Hellenistic Monarchy in Theory and Practice », dans R. K. Balot (éd.), A Companion
to Greek and Roman Political Thought, Malden, Blackwell Publishing, 2013, p. 247-265.
10
idéologiques royaux à la conduite des rois dans la réalité historique, tant sur les plans
sociaux que politiques, afin de nuancer les principales composantes qui définissaient et
caractérisaient les dynasties hellénistiques. Dans un même ordre d’idées, H.-J. Gehrke
examina la nature de ces monarchies par le recours aux conceptions théoriques de la
sociologie de gouvernement développée par M. Weber39, qui avait auparavant défini trois
types de gouvernement légitime : traditionnel, rationnel et charismatique.40 Cette dernière
forme de gouvernement apparaît comme la plus appropriée pour décrire les royautés
hellénistiques. Cette reprise des théories politiques de M. Weber, analysées par le biais
d’exemples et d’évènements historiques, permet d’enrichir le concept de légitimation et de
contribuer à une meilleure compréhension de la nature des monarchies hellénistiques.
Les études susmentionnées s’inscrivaient par conséquent dans une réflexion sur les
concepts de pouvoir et de légitimité au sein des différentes formes de gouvernement du
monde grec. Elles s’attardaient par le fait même aux relations de pouvoir entre les joueurs
politiques, notamment entre les personnages royaux et les cités grecques.41 La nature des
monarchies hellénistiques alimenta la recherche historique en fonction des divers domaines
d’intervention des pouvoirs royaux, notamment au sein des pratiques diplomatiques42,
administratives43, militaires44, politiques, évergétiques ou économiques45. Ces études
39 M. Weber, Économie et société, Paris, Librairie Plon, 1971, p. 219-261. 40 H.-J. Gehrke, « The Victorious King : Reflections on the Hellenistic Monarchy », dans
N. Luraghi (éd.), The Splendors and Miseries of Ruling Alone. Encounters with Monarchy from
Archaic Greece to the Hellenistic Mediterranean, Stuttgart, Franz Steiner, 2013, p. 73-98. 41 U. Gotter, « Cultural Differences and Cross-Cultural Contact : Greek and Roman Concepts of Power »,
HSPh, 104 (2008), p. 179-230; N. Luraghi, « Ruling Alone : Monarchy in Greek Politics and
Thought », dans N. Luraghi (éd.), The Splendors and Miseries of Ruling Alone. Encounters with
Monarchy from Archaic Greece to the Hellenistic Mediterranean, Stuttgart, Franz Steiner, 2013, p. 1-
23. 42 I. Savalli-Lestrade, « Ambassadeurs royaux, rois ambassadeurs. Contribution à l’étude du métier de roi
dans le monde hellénistique », DHA, suppl. 17 (2017), p. 695-718. 43 B. Virgilio, Le roi écrit, 330 p. 44 M. M. Austin, « Hellenistic Kings, War and the Economy », CQ, 36, 2 (1986), p. 450-466; P. Beston,
« Hellenistic Military Leadership », dans H. van Wees (éd.), War and Violence in Ancient Greece,
London, Classical Press of Wales, 2000, p. 315-336; A. Chaniotis, War in the Hellenistic World : A
Social and Cultural History, Malden, Blackwell, 2005, 308 p. 45 Ph. Gauthier, Les cités grecques et leurs bienfaiteurs (IVe-Ier siècle avant J.-C.). Contribution à
l’histoire des institutions, Athènes, École française d’Athènes, 1985, 236 p.; K. Bringmann, « The
King as Benefactor : Some Remarks on Ideal Kingship in the Age of Hellenism », dans
A. Bulloch (éd.), Images and Ideologies. Self-definition in the Hellenistic World, Berkeley, University
of California Press, 1993, p. 7-24.
11
abordent par conséquent l’idéologie royale hellénistique, en tant qu’outil de validation des
pouvoirs dynastiques, et grâce à laquelle les personnages royaux se voyaient attribuer une
aura quasi-divine s’ils respectaient, entre autres choses, un mode de conduite idéal établi
par les attentes des sujets. Cet aspect idéologique de l’autorité royale suscita de nombreuses
études sur les cultes royaux, la nature divine des rois et de leur famille et les formes de
représentation des monarchies hellénistiques.46
Ces publications prennent souvent la forme d’un travail d’enquête, d’étude
régionale ou de synthèse générale, adoptant le point de vue des cités, des monarchies ou des
deux. Elles traitent davantage de la relation des cités grecques de l’Asie Mineure avec les
monarchies séleucide et attalide à partir du IIe s. a.C. Tout au long de notre étude, qui
s’inscrit dans cette foisonnante tradition historiographique, nous procéderons à l’analyse de
certaines inscriptions trouvées en Asie Mineure, que ce soit des lettres royales ou des
décrets civiques. Les régions côtières de l’Asie Mineure, telles que la Carie ou l’Ionie,
retiendront plus particulièrement notre attention, puisque leur sujétion à une autorité royale,
notamment séleucide ou lagide, changeait selon l’instabilité géopolitique des royaumes
hellénistiques (fig. 5). Le cadre chronologique de l’étude, de la mort d’Alexandre le Grand
jusqu’à la paix d’Apamée (323-188 a.C.), nous paraît intéressant puisqu’il renvoie à la
formation des royaumes hellénistiques et à l’élaboration des relations entre les cités
grecques et les nouveaux souverains. Il se caractérise également par des conflits territoriaux
ou des troubles dynastiques, pendant lesquels les cités profitèrent de la position précaire des
rois pour maintenir ou révoquer leur loyauté et fidélité. Une telle étude nous permettra de
mettre en lumière le développement des rapports entre ces protagonistes historiques à
travers un dialogue politique, diplomatique et idéologique où les cités grecques tenteront
d’obtenir, par une alliance ou un changement d’allégeance, des privilèges favorables à leur
liberté et à leur autonomie.
46 On peut citer, par exemple, l’ouvrage fondateur de Chr. Habicht, Gottmenschentum und griechische
Städte, Munich, C. B. Beck, 1956, 255 p.; R. R. R. Smith, Hellenistic Royal Portraits, Oxford,
Clarendon Press, 1988, 196 p.; A. Chaniotis, « The Divinity of Hellenistic Rulers », dans
A. Erskine (éd.), A Companion to the Hellenistic World, Oxford, Blackwell, 2005, p. 431-445;
A. Erskine, « Ruler Cult and Early Hellenistic City », dans H. Hauben et A. Meeus (éd.), The Age of
the Successors and the Creation of the Hellenistic Kingdoms (323-276 B.C.), Louvain, Peeters, 2014,
p. 579-598.
12
Bien que l’allégeance volatile des cités grecques durant la haute époque
hellénistique relève d’un fait connu et mentionné tant par les auteurs antiques que par les
spécialistes modernes, ce sujet, jusqu’à présent, n’a suscité aucune étude qui s’y soit
attardée plus en détail. Pourtant, ces moments de changement d’allégeance ou de
renouvellement d’alliance des cités découlent d’évènements révélateurs de tensions et de
transformations au sein du corps civique, tout en soulignant les réelles valeurs identitaires
et traditionnelles des cités. Une telle étude nécessitera un regroupement de plusieurs
thématiques souvent considérées indépendamment, telles que l’appareil diplomatique,
administratif et économique, le langage et les concepts idéologiques, symboliques et
politiques de la correspondance et des décrets, ainsi que l’identité, les valeurs et l’intérêt
des entités royales et civiques. Ce projet de recherche, qui vise une analyse globale du
phénomène des changements d’alliance, s’appuiera sur une documentation majoritairement
épigraphique qui témoigne de l’instabilité géopolitique du bassin égéen comme de la
relation entre les cités grecques et les souverains hellénistiques. Le recours aux sources
littéraires et iconographiques permettra également d’étayer le propos. Ainsi, une lecture de
la documentation épigraphique, littéraire, numismatique et iconographique dans une
perspective de revirement d’alliance ou de réaffirmation d’allégeance contribue à la
compréhension de la construction des relations entre les cités grecques et les monarchies au
temps des Diadoques et de leurs successeurs, alors que se diffusent les revendications de
liberté des cités grecques.
Pour ce faire, le présent travail est divisé en deux parties. La première traite de
l’apport discursif, sociopolitique et économique de la communication entre les cités
grecques et les pouvoirs monarchiques, afin de dégager les éléments qui ont mené à une
prise de décision en faveur des intérêts de chacun des protagonistes. Le rôle du dialogue
diplomatique et l’implication d’agents civiques et royaux au sein des négociations feront
l’objet d’un bref survol. Nous nous intéresserons ensuite au discours politique et, plus
précisément, à différents concepts politiques et diplomatiques qui caractérisèrent la
communication entre les souverains et les cités grecques, tels que l’ἐλευθερία et
l’αὐτονομία, la φιλία καὶ συμμαχία, les concessions royales et le statut des cités grecques.
13
Une autre section porte sur la dimension économique des rapports, soit sur les pratiques et
le lexique fiscaux des royaumes hellénistiques, lesquels prélevaient et distribuaient la
richesse royale. La deuxième partie est consacrée à la dimension idéologique du discours
entre les rois et les cités, qui définit les attentes et les obligations de chacun. À cet effet
nous analyserons le développement du pouvoir personnel dans le monde et l’imaginaire
grec, de même que celui des modèles culturels de pouvoir où la figure du roi est construite
en opposition à celle du tyran. La documentation épigraphique conserve également des
éléments relatifs à l’idéologie royale et civique qui, en dictant un code de conduite idéalisé,
contribuaient à la légitimation du pouvoir monarchique. Celle-ci se fondait sur les fonctions
administratives, militaires, salvatrices et bienfaitrices des personnages royaux, de même
que sur le prestige de la lignée dynastique. La validation du pouvoir nécessitait le
consentement et la loyauté des gouvernés. Ces derniers démontraient leur soutien grâce au
langage ritualisé de la bienfaisance, tout comme à la réalisation de gestes cultuels et rituels.
La présence royale intégrait par conséquent la culture politique et religieuse des cités
grecques, ce qui confortait la diffusion de représentations iconographiques des dynasties
hellénistiques.
14
1. Agir en faveur de ses intérêts : l’apport discursif, sociopolitique et économique
dans la prise de décision civique et royale
1.1 Entre cités grecques, intermédiaires et royaumes hellénistiques : l’apport des
négociations dans les relations internationales
1.1.1 Le dialogue diplomatique : l’appel à la négociation et à la persuasion
Les enjeux politiques, économiques et territoriaux de la période hellénistique
impliquèrent une présence accrue de la politique étrangère au sein des préoccupations
civiques, comme en témoigne la forte circulation d’émissaires diplomatiques47 entre les
différents groupes politiques – cités, ligues, pouvoir monarchique. Ces envoyés
permettaient d’initier un contact avec une autre entité politique, tout comme d’entretenir
une forme de communication entre États. Ils liaient par conséquent les cités, les
confédérations et les souverains les uns aux autres, tout en favorisant l’échange d’un
dialogue politique qui définissait les rapports de domination et de soumission.48
L’historiographie antique, notamment dans les œuvres de Polybe ou de Diodore de
Sicile, met en lumière cette effervescence diplomatique qui paraît associée au domaine
militaire, puisqu’elle encadre le début ou la fin des hostilités. Comme les récits anciens, la
documentation épigraphique apporte quelques informations ponctuelles sur les missions
diplomatiques. Malheureusement souvent lacunaires, ces sources, tant littéraires
qu’épigraphiques, ne procèdent guère à la description des audiences, à l’analyse technique
de la diplomatie antique ni à celle des différentes étapes de négociation entreprises par les
communautés civiques et les autorités royales en temps de paix. La pensée gréco-romaine
n’avait, dans les faits, élaboré ni un concept ni un vocabulaire terminologique spécifique à
la diplomatie. Celle-ci n’était donc pas considérée comme un domaine distinct des
47 Différents termes peuvent désigner les personnages en mission diplomatique, tels que héraut (κῆρυξ),
théore (θεωρός) ou envoyé (πρέσβευς), celui-ci étant l’expression la plus usitée dans la correspondance
entre les souverains et les πόλεις. Ces mots ne concernent pas nécessairement la sphère diplomatique.
Πρέσβευς, par exemple, signifie l’individu le plus vieux ou le plus sage. À ce sujet, voir Fr. Adcock et
D. J. Mosley, Diplomacy, p. 12, 152. 48 I. Savalli-Lestrade, « Ambassadeurs royaux », p. 695-696; J. D. Grainger, Great Power Diplomacy,
p. 60-63.
15
pratiques politiques. Il existait cependant des institutions, comme l’envoi d’ambassades, qui
caractérisaient les pratiques diplomatiques.49 Du point de vue des autorités civiques,
confédératrices ou monarchiques, la diplomatie se concevait comme l’une des ramifications
de l’activité politique et s’adaptait en fonction des contextes régionaux et internationaux.50
Comme l’illustre la correspondance entre les dynasties hellénistiques et les πόλεις, les
échanges diplomatiques se déclinaient de bien des façons, de la consécration d’honneurs à
des personnalités particulières, voire bienfaitrices, à l’évocation des termes négociés et
convenus dans les traités, les trêves ou les résolutions officielles. Les lettres et les décrets, à
travers lesquels se distingue la vitalité des institutions civiques, soulignent ainsi l’important
rôle de la diplomatie à cette époque. En plus de favoriser la régularisation des rapports entre
cités et États voisins, de contribuer à l’envoi et à la réception de juges étrangers et
d’ambassadeurs, de faciliter la création de festivals panhelléniques, d’éviter ou de résoudre
les conflits, les pratiques diplomatiques établissaient aussi un dialogue politique,
diplomatique et idéologique entre les communautés grecques, considérées comme
indépendantes, libres ou sujettes, et les pouvoirs royaux. Initiés et maintenus par l’envoi
d’une ambassade civique ou royale, ces échanges sollicitaient diverses notions politiques et
diplomatiques par le biais desquelles se négociaient certains privilèges relatifs à
l’indépendance sociopolitique et économique des πόλεις, en échange de leur soutien envers
une puissance royale. Les concepts d’autonomie et de liberté, instrumentalisés par les cités
et les pouvoirs royaux, puisaient dans le cadre relationnel établi dès 315 a.C. lors de la
49 Les pratiques diplomatiques traditionnelles de la société grecque s’inspirèrent des épopées homériques
et s’institutionnalisèrent grâce à l’élaboration progressive de la politique étrangère des communautés
grecques. Cette dernière résultait, en quelque sorte, des relations d’amitié ou d’hostilité entretenues
entre cités, qui constituaient un univers politique varié et disparate, ou avec des puissances étrangères
(l’empire achéménide, la monarchie macédonienne, l’empire d’Alexandre le Grand, les royaumes
hellénistiques ou les Romains). Afin d’éviter les tensions et les conflits, les cités grecques appliquèrent
différentes méthodes pour établir et préserver la paix. Le Ve s. a.C., marqué par les guerres médiques et
la guerre du Péloponnèse, paraît déterminant dans le développement et la cristallisation des principes
diplomatiques grecs qui en appelaient, à travers les traités et les ententes, à l’amitié (φιλία), à l’alliance
(συμμχία), à l’hospitalité (ξενία), à la parenté (συγγένεια) ou à la paix (εἰρήνη). Cf. Fr. Adcock et D. J.
Mosley, Diplomacy, p. 9-13, 120-122; I. Savalli-Lestrade, « Des amis des rois », p. 65. Quant aux
usages diplomatiques durant l’époque hellénistique, et davantage du point de vue des puissances
royales, voir J. D. Grainger, Great Power Diplomacy, p. 1-55. 50 Fr. Adcock et D. J. Mosley, Diplomacy, p. 120-122; I. Savalli-Lestrade, « Ambassadeurs royaux »,
p. 695-700; J. D. Grainger, Great Power Diplomacy, p. 4-12, 56-60.
16
déclaration d’Antigone le Borgne à Tyr. Ce dernier avait alors proclamé les communautés
grecques libres, exemptes de garnisons et autonomes.51 Les déclarations d’autonomie et de
liberté formèrent par la suite un programme rhétorique qui caractérisa le dialogue entre les
cités et les souverains.52
Les ambassades civiques se composaient de citoyens, désignés le plus souvent au
nombre de trois, de cinq ou de dix par l’Assemblée, puisqu’il n’existait pas de représentants
diplomatiques permanents. La sélection des ambassadeurs, souvent des hommes politiques
ou des philosophes, reposait sur une variété de critères subjectifs tels que le rang social, le
prestige, les qualités relationnelles, le réseau de contacts personnels, les compétences
culturelles et la participation active dans la vie sociopolitique de la cité. Témoignage de
confiance, la désignation confortait la réputation et confirmait la reconnaissance de la cité,
puisqu’elle constituait l’une des plus grandes distinctions publiques. Parmi les exemples
épigraphiques, on retient celui de l’échange diplomatique entre Érythrées et le pouvoir
séleucide que préservent un décret fragmentaire et une lettre royale, mieux conservée, tous
deux datés entre 270 et 260 a.C. Cette correspondance illustre la réception par le roi
Antiochos Ier ou II53 d’ambassadeurs (πρεσβευταί) désignés par la cité, Tharsynôn, Pythès et
Bottas.54 Leur identité n’est pas assurée. Pythès peut être associé à un autre Pythès, père
d’un certain Parméniskos, qui apparaît comme garant de l’achat d’une prêtrise en 250 a.C.55
Quant à Bottas, il s’agit peut-être de Bottas, fils de Bottas, honoré avec d’autres généraux
51 Diodore, XIX, 61, 1-4. 52 Fr. Adcock et D. J. Mosley, Diplomacy, p. 121-140; A. Erskine, « Rhetoric and Persuasion », p. 272-
273; I. Savalli-Lestrade, « Ambassadeurs royaux », p. 696-697; J. D. Grainger, Great Power
Diplomacy, p. 3-7, 56-70. 53 Il demeure difficile de préciser auquel des Antiochos se réfère le décret. À ce sujet, voir I. Erythrai, 30,
p. 122, qui présente les principales hypothèses. Celles-ci ont été émises par D. Magie et Chr. Habicht,
qui optèrent pour Antiochos Ier (280-262 a.C.), tandis que C. B. Welles se prononça pour
Antiochos II (261-246 a.C.). Il appuie son argumentation sur l’exemption de la taxe galate qui
correspondrait davantage au début du règne difficile d’Antiochos II. Il aurait pu accorder des
concessions afin de maintenir le soutien de la cité. Cf. D. Magie, Roman Rule in Asia Minor to the End
of the Third Century after Christ, vol. II, New York, Arno Press, 1950, p. 928, n. 23; Chr. Habicht,
Gottmenschentum, p. 95-99; C. B. Welles, RC, p. 80-81. 54 I. Erythrai, 31, l. 1-4. 55 I. Erythrai, 201, d, 35. Le nom de Pythès, sans la mention du père, apparaît aussi sur le revers d’une
monnaie dans BMC Ionia, 97, p. 127.
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pour sa conduite efficace dans sa fonction.56 S’il s’agit du même Tharsynôn, celui-ci,
accompagné du patronyme Alkémôn, apparaît dans une liste de noms datée entre 270 et
260 a.C.57 Les exemples susmentionnés illustrent l’implication sociopolitique et
économique de ces hommes au sein de leur communauté civique.58
Déboursant eux-mêmes les frais liés au déplacement, les ambassadeurs se rendaient
auprès du roi, de la reine ou de leurs représentants, porteurs d’une requête écrite définie au
préalable par le Conseil et l’Assemblée, afin de plaider en faveur de leur cité, de négocier et
de conclure une entente avec son destinataire tout en respectant les instructions fournies par
leur communauté politique. De retour dans leur cité, ces délégués transmettaient à leurs
concitoyens la décision royale, matérialisée sous forme épistolaire. Comme dans le cas
d’Érythrées, les envoyés initièrent leur échange par la remise d’un décret qui annonçait les
honneurs votés à l’égard du souverain, ainsi que d’une couronne et de l’or en guise de
présents d’amitié (ξένια). Ils tinrent devant l’autorité royale un discours (ἀπολογισάμενοι)
sur la bonne volonté (εὔνοια) et la gratitude (εὐχαριστία) d’Érythrées envers la maison
séleucide en vue de négocier le renouvellement de leur autonomie politique et
économique.59 La remise de cadeaux d’hospitalité et l’évocation des qualités morales
démontrées par la cité, qui rappelait son attitude favorable à l’égard de l’autorité séleucide,
se concevaient comme des méthodes de persuasion dans les négociations entre les πόλεις et
les rois. Partie intégrante de l’activité politique des communautés civiques, la diplomatie
recourait au savoir-faire politique et à l’art de la persuasion des émissaires diplomatiques.60
La réalisation de missions diplomatiques requérait donc, à des fins de persuasion, une
certaine expertise des mots et de la rhétorique, comme elle dépendait d’un échange oral
direct. Les envoyés diplomatiques devaient par conséquent s’exprimer de manière
56 I. Erythrai, 29, l. 4.-15. 57 I. Erythrai, 160, l. 25. 58 Fr. Adcock et D. J. Mosley, Diplomacy, p. 154-167; I. Savalli-Lestrade, « Ambassadeurs royaux »,
p. 695-697. 59 I. Erythrai, 31, l. 2-6. 60 Fr. Adcock et D. J. Mosley, Diplomacy, p. 11-13; A. Giovannini, Les relations entre États, p. 92-97;
P. Kossmann, « Intercéder pour la cité », p. 169; J. D. Grainger, Great Power Diplomacy, p. 69-70.
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éloquente en public et persuasive en privé. Étroitement associée aux cités démocratiques,
au concept de la prise de la parole en public, à l’idéologie civique et à l’éducation grecque,
la rhétorique composait la vie politique interne et externe des πόλεις, notamment aux
époques hellénistique et romaine. D’un point de vue civique, elle s’avérait utile pour
débattre et formuler des discours devant l’Assemblée, le Conseil ou la cour de justice, voire
pour négocier avec un pouvoir suprapoliade. Alors que les monarchies hellénistiques
dominaient dorénavant le monde des cités, les compétences rhétoriques des élites civiques
fournissaient aux communautés grecques une certaine forme de pouvoir, celle de faire
valoir leurs intérêts. En lien, peut-être, avec l’expansion des activités diplomatiques durant
la période hellénistique, le discours des ambassadeurs semble devenir un genre distinct.
L’historien Polybe l’identifiait aux côtés des harangues des généraux et des discours
adressés au peuple.61 L’intérêt de ces discours dans les sources littéraires s’explique non
seulement par l’apparition de divisions, de désaccords et de débats au sein même des cités,
contrairement aux sources épigraphiques qui exaltaient une image fière et unie des
communautés civiques, mais aussi par les types d’argument utilisés par les ambassadeurs.62
Ces derniers en appelaient aux relations et aux conduites antérieures, bonnes ou mauvaises,
entre les protagonistes, aux faveurs concédées ou au respect d’une politique juste et
cohérente afin d’inciter les entités politiques à s’inspirer des actions passées en vue
d’adopter les meilleures décisions.63
61 Au sujet de la vie et de l’œuvre de Polybe, voir J. Marincola, Greek Historians, Oxford, Oxford
University Press, 2001, p. 113-138. Pour les discours, voir Polybe, XII, 25a, 3; C. W. Wooten, « The
Speeches in Polybius. An Insight into the Nature of Hellenistic Oratory », AJPh, 95 (1974), p. 235-
251; J. Marincola, Greek Historians, p. 128-133, ainsi que le chapitre dédié aux discours dans
P. Pédech, La méthode historique de Polybe, Paris, Les Belles Lettres, 1964, p. 254-302. 62 Un bel exemple de deux discours prononcés par deux ambassadeurs sont ceux de Chlainéas, un
ambassadeur étolien et allié des Romains, puis de Lykiscos, un ambassadeur acarnanien et allié du roi
de Macédoine Philippe V (221-179 a.C). Ces hommes cherchaient à persuader l’assemblée spartiate de
se joindre à l’un ou à l’autre camp lors de la Première guerre de Macédoine (215-205 a.C.). Considérés
comme les plus élaborés dans l’œuvre de Polybe, ces deux discours se composent d’exemples
historiques, d’éléments moralisateurs et d’attaques contre l’adversaire, ce qui constituait des aspects
communs des discours des ambassadeurs à l’époque hellénistique. Cette tentative de persuasion par le
passé se manifeste chez l’Étolien Chlainéas par l’incrimination de la conduite des rois de Macédoine,
de Philippe II à Philippe V, envers les cités grecques. Lykiscos reprend la même méthode, mais pour
réfuter les charges portées à l’encontre des souverains, s’attaquant ensuite aux Étoliens et aux
Romains. Cf. Polybe, IX, 28-39. Pour le contexte, voir Éd. Will, Histoire politique, p. 82-88. 63 C. W. Wooten, « The Ambassador’s Speech. A Particularly Hellenistic Genre of Oratory », QJS, 59
(1973), p. 210-212; Fr. Adcock et D. J. Mosley, Diplomacy, p. 125-140, 165-169; A. Erskine,
« Rhetoric and Persuasion », p. 272-279.
19
Le dialogue diplomatique entre une autorité royale et les communautés civiques
renvoyait à des éléments similaires. Les cités grecques de l’Asie Mineure, libres et sujettes,
déployèrent divers efforts de persuasion pour préserver leurs intérêts et pour négocier les
privilèges relatifs à leur statut. Absent des mémoires civiques, le discours des
ambassadeurs, tenu devant un roi ou son représentant, apparaît toutefois, mais de manière
brève et allusive, dans la documentation officielle. L’envoi d’une ambassade auprès du
pouvoir monarchique, qui correspondait à la procédure officielle de transmission de
demandes d’une cité au pouvoir dominant, constituait l’un des procédés d’intercession
utilisés par les πόλεις. Selon P. Kossmann, les deux autres formes d’intercession
recouraient à la défense ou à l’amélioration du statut accordé par un pouvoir royal, ainsi
qu’à l’intervention d’individus travaillant pour le compte du souverain.64 Ce phénomène
permettrait d’expliquer le succès des communautés civiques à obtenir certaines concessions
des puissances royales.65
Prenons, par exemple, le cas d’Iasos qui entra dans l’alliance lagide en 309/8 a.C.
Cette alliance s’accompagna de la reconnaissance de faveurs à la cité par Ptolémée, telles
que la liberté, l’autonomie, l’exemption de garnison et de tribut, alors qu’auparavant,
soumise à l’autorité d’Antigone le Borgne depuis 313 a.C., elle abritait une garnison de ce
dernier.66 Le dossier se compose de trois documents, datés entre 309 et 305 a.C. Il s’agit
d’abord d’un traité, qui conserve les ententes conclues et les serments prêtés entre le
pouvoir lagide et Iasos (309/8 a.C.), et de deux lettres postérieures, émises par les
représentants de Ptolémée Ier, Aristoboulos et Asklèpiodotos.67 Ces deux documents
évoquent une modification dans les concessions relatives à l’indépendance militaire et
64 Bien que la démonstration de P. Kossmann se concentre sur les relations entre les cités grecques
d’Asie Mineure et les Lagides, ces démarches d’intercession ne se limitaient pas à celles-ci, ni même
aux relations avec la dynastie lagide. Cf. P. Kossmann, « Intercéder pour la cité », p. 186. 65 C. W. Wooten, « The Ambassador’s Speech », p. 210-212; Fr. Adcock et D. J. Mosley, Diplomacy,
p. 125; A. Erskine, « Rhetoric and Persuasion », p. 274-277; P. Kossmann, « Intercéder pour la cité »,
p. 162-169, 183. 66 Concernant cet épisode, voir Diodore, XIX, 75, 5-6; XX, 27, 3. La marge d’autonomie de la cité sous
Antigone le Borgne demeure inconnue. Cf. L. Migeotte, « Iasos et les Lagides », dans L. Migeotte
(éd.), Économie et finances publiques des cités grecques. Volume II : Choix d’articles publiés de 2002
à 2014, Lyon, Maison de l'Orient et de la Méditerranée, 2015, p. 196 (article initialement publié en
2005). 67 I. Iasos, 2-3.
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financière accordées à la cité qui, déclarée pourtant exempte de tribut par l’autorité lagide
en 309 a.C., devait, quelques années plus tard, verser une contribution (σύνταξις) pour la
protection de son territoire, ce qui peut suggérer l’installation d’une garnison. Il semblerait
aussi que la gestion de ses taxes portuaires et de certains autres revenus lui ait été retirée.
Devant cette précarité statutaire, les citoyens d’Iasos dépêchèrent une ambassade auprès des
fonctionnaires lagides afin de maintenir les privilèges acquis précédemment. Les émissaires
civiques s’entretinrent avec Aristoboulos et lui fournirent, à la demande de celui-ci, la
garantie (πίστις) du statut de cité libre, autonome et alliée accordée auparavant par
Ptolémée.68 Les ambassadeurs se référèrent probablement aux accords promulgués entre le
Diadoque et la cité quelques années plus tôt, dont l’entente conclue, inscrite sur une stèle,
fournissait à la cité d’Iasos une preuve officielle des privilèges promis et exerçait peut-être,
par le fait même, un moyen de pression dans les transactions diplomatiques. Renvoyé à sa
décision, le pouvoir lagide valida et appliqua les ententes antérieures par le biais de ses
officiers, Aristoboulos et Asklèpiodotos, qui jurèrent assistance et dévouement à la cité.69
La retranscription sur pierre de ces documents concédait aux Iasiens un dossier de référence
et des arguments en faveur de leurs demandes.70
Cette transaction diplomatique entre Iasos et l’autorité lagide laisse entrevoir des
discussions et des propositions au sein desquelles les arguments historiques agissaient
comme des moyens de persuasion. Bien des décrets ne se privent pas d’évoquer le passé, de
s’appuyer sur l’histoire, afin de légitimer les revendications des communautés civiques.
Pour ces dernières, notamment les anciennes cités grecques qui ne devaient pas leur
πολιτεία à une autorité royale, la revendication d’un passé autonome, qui pouvait s’appuyer
sur une histoire politique antérieure à la conquête macédonienne, servait de justification
pour l’obtention de leur autonomie. Ainsi, pour des cités comme Milet, Iasos, Téos ou
Érythrées, les revendications de l’ἐλευθερία et de l’αὐτονομία demeuraient un enjeu
68 I. Iasos, 3, l. 2-4. 69 I. Iasos, 3, l. 11-29. 70 R. S. Bagnall, The Administration of the Ptolemaic Possessions Outside Egypt, Leiden, Brill, 1976,
p. 89-90; I. Savalli-Lestrade, « Des amis des rois », p. 32-33; P. Kossmann, « Intercéder pour la cité »,
p. 162-174; L. Migeotte, « Iasos et les Lagides », p. 201-203.
21
incertain, mais légitime. Antiochos Ier ou II71, par exemple, répondit aux demandes de la
cité d’Érythrées et reconduisit les privilèges qu’elle avait acquis sous Alexandre et
Antigone, c’est-à-dire son autonomie et l’exemption de tribut. Le roi séleucide accorda
également l’exemption des contributions fiscales levées pour financer la lutte contre les
Galates.72 La mention d’Alexandre et d’Antigone le Borgne rappelait le rôle important
qu’ils avaient adopté en tant que libérateurs ou défenseurs de la liberté des cités grecques
en Asie Mineure. Elle se concevait également comme un argument historique qui intégrait
le roi séleucide dans une compétition évergétique où ses actions bienfaitrices ne pouvaient
qu’équivaloir à celles de ses prédécesseurs, voire à les surpasser, afin de gagner le soutien
de la cité. Ce procédé, qui s’inscrivait au sein du dialogue évergétique, permettait de
justifier les demandes des communautés civiques en cas d’absence d’arguments valables.73
Certaines cités recoururent donc à ce type de procédé de persuasion, soit celui de
s’appuyer sur une décision officielle du pouvoir dominant ou de ses prédécesseurs, pour
défendre un statut et des privilèges, comme ce fut le cas pour Érythrées. Pour d’autres, les
requêtes se rendaient à l’autorité royale par le biais du dialogue évergétique. Des cités
comme Kildara74, Telmessos75 ou Xanthos76 sous les Lagides, voire Érythrées77 ou
Héraclée du Latmos78 sous les Séleucides, rappelèrent aux rois et à leur épouse leur bonne
disposition à leur égard et leur communiquèrent les honneurs, les couronnes ou les présents
d’hospitalité votés et décernés, selon les cas, par l’Assemblée. Ces déclarations précédaient
les requêtes des cités et contribuaient par conséquent à intégrer les personnages royaux
dans un système d’échange de dons. Une promesse de loyauté et l’offre de présents
71 Sur l’identité du roi, voir note 49. 72 I. Erythrai, 31, l. 21-28. 73 M. Sartre, L’Anatolie hellénistique, p. 41; L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, p. 209-213;
A. Chaniotis, War in the Hellenistic World, p. 225; L. Capdetrey, « Droit de la force ou force du droit?
Paradigme juridique et sujétion des cités en Asie Mineure à la haute époque hellénistique », dans
C. Feyel, J. Fournier, L. Graslin-Thomé et F. Kirbihler (éd.), Communautés locales et pouvoir central
dans l’Orient hellénistique et romain, Paris, de Boccard, 2012, p. 32-33, 46, 51; P. Kossmann,
« Intercéder pour la cité », p. 169-170. 74 SEG 42 (1992), 994, a, l. 3-9. 75 SEG 28 (1978), 1224, l. 9-11. 76 SEG 36 (1986), 1218, l. 10-15. 77 I. Erythrai, 31, l. 4-5. 78 J. Ma, Antiochos III, 31, l. 1-8.
22
engageaient les souverains à concéder aux cités les privilèges revendiqués, voire à
prodiguer des bienfaits plus grands et plus nombreux que leurs prédécesseurs. Le dialogue
diplomatique se teintait par conséquent d’une rhétorique sur l’échange de dons et le concept
de réciprocité, où la concession de bienfaits (εὐεργεσίαι) se matérialisait sous la forme de la
consécration d’honneurs par les cités et de la validation de privilèges par les pouvoirs
monarchiques. Cet apport du don et du contre-don dans le discours public, qui possédait
une importance particulière dans le domaine des relations internationales, renvoyait au
caractère bienfaiteur de la figure royale grâce auquel les cités pouvaient négocier des
privilèges relatifs à leur statut. Cette forme de persuasion par l’échange réciproque de
bienfaits exprimait, au même titre que la violence ou les menaces, les relations de pouvoir
et de domination, mais d’une manière qui profitait à la fois aux entités politiques civiques et
royales.79
Les pratiques diplomatiques facilitèrent le contact et la prise de parole entre les
πόλεις et les puissances monarchiques. Elles se caractérisèrent plus particulièrement par
l’envoi d’ambassades civiques qui, usant de persuasion, tentèrent différentes méthodes
d’intercession pour gagner des privilèges statutaires en échange de leur soutien. Ce tableau
met en lumière la présence d’agents qui participèrent à la création d’un réseau de
communication entre les entités politiques. Les autorités royales elles-mêmes envoyèrent
des délégués ou distribuèrent des responsabilités militaires ou administratives à des
officiers appelés à se déplacer dans le royaume.80
79 J. Ma, Antiochos III, p. 134-151; P. Kossmann, « Intercéder pour la cité », p. 165-168; M. D. Gygax,
« Gift-Giving », p. 45-54. 80 R. S. Bagnall, The Administration, p. 229-233; P. Kossmann, « Intercéder pour la cité », p. 162-173.
23
1.1.2 De la cité au roi : le rôle des intermédiaires dans les rapports internationaux
Les relations diplomatiques contribuèrent à l’établissement d’un constant échange
d’individus qui circulaient entre le souverain et ses sujets, liant de ce fait la périphérie des
royaumes au centre du pouvoir. La diplomatie facilitait par conséquent les occasions de
communication et de négociation par le biais desquelles les ententes tissaient les rapports
entre les groupes politiques. L’envoi de missions diplomatiques, civiques ou royales, qui
participaient à la consolidation de ces relations entre États, se révélait primordial durant
l’époque hellénistique. Bien que le souverain fût le principal instigateur des échanges
diplomatiques, ceux-ci, menés en son nom, impliquaient un réseau d’agents qui l’assistaient
dans l’accomplissement de ses fonctions. Certaines figures, comme les femmes royales ou
les amis (φίλοι), intervinrent et s’impliquèrent dans le domaine de la diplomatique.81
La présence des reines dans les sphères publique et symbolique souligne le rôle
politique, diplomatique ou religieux qu’elles jouèrent au sein des échanges internationaux,
notamment du côté des royaumes lagide et séleucide. Certaines parvinrent à remplir des
fonctions similaires ou complémentaires à celles du roi, en intervenant, selon les cas, dans
la vie quotidienne de leurs sujets. Dans une lettre adressée aux Iasiens par la reine
Laodice III, épouse d’Antiochos III, celle-ci se montrait désireuse de consolider le
dévouement de la cité envers la maison royale séleucide par la promesse de bienfaits
éventuels.82 Des inscriptions de Sardes83, d’Iasos84 et de Téos85 illustrent l’intervention
bienfaitrice de cette reine, notamment à travers son patronage des femmes et du corps
citoyen, qui visait la prospérité civique et l’expansion démographique, en réponse aux
destructions et à l’insécurité provoquées par les campagnes militaires d’Antiochos III sur le
territoire anatolien.86 Par sa contribution à l’essor social des cités et à l’établissement d’une
81 R. S. Bagnall, The Administration, p. 229-233; J. D. Grainger, Great Power Diplomacy, p. 3-12. 82 J. Ma, Antiochos III, 26, l. 25-30. 83 Ibid., 2. 84 Ibid., 26. 85 Ibid., 17, l. 36-42. 86 Il franchit le Taurus en 216 a.C. afin de récupérer les territoires ancestraux de la dynastie séleucide et
de supprimer son oncle Achaios, d’abord gouverneur de l’Asie Mineure occidentale, qui s’était
proclamé roi. Antiochos III le vainquit à Sardes en 214 a.C., qui subit des mesures répressives de la
24
communication positive entre ces dernières et la cour séleucide, Laodice apparaît comme
un agent médiateur de la bienveillance royale et l’une des composantes du processus de
prise de décision. L’octroi d’honneurs par Sardes, Iasos et Téos, qui initiait un échange
diplomatique avec le pouvoir royal basé sur l’évergétisme et l’échange de dons, confirme
que les cités reconnaissaient et considéraient le pouvoir et l’influence de Laodice III à la
cour séleucide. Centre névralgique des royaumes hellénistiques, la cour se composait des
membres de la famille royale, des φίλοι, des courtisans ou du personnel domestique. À
l’instar des reines, les φίλοι, amis du roi ou de leurs épouses, assumèrent le rôle
d’intermédiaires et de négociateurs entre les communautés civiques et le pouvoir
monarchique.87
Les φίλοι, dont l’institution et la titulature connut une évolution et une hiérarchisation
aulique progressive tout au long de la période hellénistique, constituèrent dès l’époque des
Diadoques un élément important, voire essentiel, à la mise en place de la βασίλεια et, par la
suite, à la consolidation du pouvoir monarchique. Ils représentaient, aux yeux des Grecs,
l’un des trois piliers du pouvoir monarchique, aux côtés du souverain et des
armées (δυνάμεις).88 Cette amitié personnelle entre le roi et ses φίλοι s’appuyait non
seulement sur l’assistance et les intérêts mutuels mais aussi sur des manifestations
matérielles et morales de la part du roi. Celui-ci procédait à la distribution de sa richesse ou
à la nomination des amis à des charges prestigieuses