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ECOLE LACANIENNE DE PSYCHANALYSE Un dire atopique Daniel Paul Schreber

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ECOLE LACANIENNE DE PSYCHANALYSE

Un dire atopique Daniel Paul Schreber

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ECOLE LACANIENNE DE PSYCHANALYSE

Un dire atopique

Daniel Paul Schreber

Colloque organisé à la

Maison de l’Europe de Paris

les 9 et 10 novembre 2013.

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École lacanienne de psychanalyse 110 boulevard Raspail, Paris 6e

contact : [email protected]

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Avant-propos

Daniel Paul Schreber, surtout connu grâce à ses Mémoires, est le patient (psychiatrique) le plus célèbre et le plus étudié par… les psychanalystes. D’autres, cependant, ont commenté ce texte, en l’inscrivant dans divers champs : psychiatrie, anthropologie, philosophie, politique, théologie. Son dire aurait-il, aujourd’hui encore, glissé entre les mailles des filets où l’on avait pu estimer l’avoir accueilli ? Leur multiplicité elle-même paraît bien l’indiquer.

Aucun des écrits publiés depuis des lustres à son propos n’a mis fin à cette sorte d’impérieuse nécessité qui pousse ici et là certains à y revenir encore et encore. Ainsi, et pour s’en tenir à ces dernières années, peut-on mentionner trois ouvrages : Le Fou impur (de Roberto Calasso, en 2000), Schreber Président (collectif, en 2006) et Schreber théologien (de Jean Allouch, en 2013). Sans pour autant oublier le film Memoirs of My Nervous Illness, réalisé en 2006 par Julian P. Hobbs et toujours pas distribué en salles (ce colloque sera une première occasion de le visionner).

Quel statut accorder à ce dire schrébérien jamais tombé dans l’oubli ? Où donc peut-il prendre place ? En existe-t-il même une qui convienne à ce qu’il fait savoir ? Traverse-t-il les disciplines établies au point qu’aucune n’est en mesure de le recevoir en le classant dans une série (de cas, de mémoires, de témoignages, de pensées, etc.) ? Si atopie il y a, qu’indique-t-elle concernant le statut même du dire ? Et, plus en amont encore, les Mémoires vérifient-elles l’assertion : « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend » (Jacques Lacan, « L’étourdit », 1973) ?

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JEAN ALLOUCH

Introduction. Un dire atopique : Daniel Paul Schreber

Est à l’œuvre dans les champs du savoir, dans le domaine de l’art et bien ailleurs encore une manière de sélection non pas naturelle, mais culturelle. Par exemple les étudiants en philosophie doivent-ils connaître lesdits « grands auteurs » dont il est ici inutile de dresser la liste (cela, d’autres s’en chargent). Certains tombent hors de ce panier, tandis que bien des difficultés se présentent sur ses bords. On se demande par exemple si Rousseau (que d’aucuns considèrent comme un antiphilosophe) est ou n’est pas l’un de ces auteurs que le futur philosophe devrait impérativement étudier. Il en va de même en psychiatrie, même si cette discipline est liée d’une façon plus lâche à son histoire que ne l’est la philosophie – ce qu’il n’est pas interdit de regretter, car les manuels et les cours abrasent ce qui fait le grand intérêt des écrits psychiatriques pris dans leur émergence.

Quels motifs ordonnent de telles sélections ? Le meilleur, dit-on. Le temps ferait le tri de ce qui est effectivement important. Pourquoi pas, tant qu’on y est, la Providence ? Toutefois, d’autres motifs ne sont-il pas à l’œuvre, d’autres intérêts, d’autres enjeux qu’il est parfois préférable de taire ? De plus, ces oubliés par toutes ces institutions qui décident de ce qui comptera désormais ne manifestent-ils rien qui vaille d’être retenu et qui, parfois, n’apparaît nulle part ailleurs ?

En voici un exemple, une déclaration signée par un psychiatre inconnu au bataillon des héros de la discipline, sans doute pas très futé, mais qui, de ce fait même, énonçait ce que les auteurs reconnus de la discipline ne pouvaient dire sans intellectuellement se couvrir de ridicule :

Il y a entre la manière de raisonner des théologiens et celle des aliénés une conformité telle que devenir fou, c’est tomber en théologie. Ce sont les mêmes théories, soutenues de la même manière, le même mépris de l’expérience et de la réalité, la même inaptitude à accepter un raisonnement, le même plaisir à nager dans le subjectif et l’indémontrable. Créer des hypothèses et les compliquer arbitrairement selon les convenances de la passion, tel est le procédé logique des aliénés, tel est aussi le vôtre1.

Il n’y va pas par quatre chemins, le docteur Sémerie, car ces propos, presque insultants à l’endroit de la théologie, il les adresse… à un monseigneur. Le dire théologique, lui fait-il savoir, est d’une même facture que celui des aliénés. Dont acte ! Daniel Paul Schreber ne démentirait pas cette belle remarque clinique.

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Est ici comme partout en jeu le statut même du dire qui, selon Lacan en tout cas, dépend de l’accueil qui lui est réservé, et donc de la composition du lieu de cet accueil. Or, s’agissant de Daniel Paul Schreber, c’est par cette question que je me suis trouvé habité après avoir publié Schreber théologien.

En prolongeant maintenant plus avant ce que vous avez pu lire dans l’annonce de ce colloque, cette question se laisse ainsi formuler : avec la diversité des lectures qui ont été proposées de ses Mémoires, Schreber ne permet-il pas de toucher du doigt quelque chose qui concerne non pas seulement son dire, mais le dire comme tel ? De là cette citation de Lacan qui boucle le texte annonce de ce colloque.

S’agit-il d’une malédiction qui frapperait tout dire ? La proposition est assertorique : « Qu’on dise reste oublié… » C’est comme ça ! On n’y peut rien ! Cela d’autant moins, soulignerais-je, que le dire en sera bien un, à savoir énoncé au neutre : non par un « Je », mais par un « Je » qui n’est que le vecteur d’un « on » qui, lui, est seul habilité à dire, car lui seul, cet « on », porte une parole au dire. Lacan a bien écrit : « Qu’on dise… », peut-être même en pensant à Marguerite Duras.

On pourrait en conclure : à quoi bon parler, voire s’employer à dire, si telle est la malédiction du dire ? Mais justement, s’il est exclu de régler son compte à l’oubli du « qu’on dise », tout au moins peut-on, en ne renonçant pas pour autant à dire, en venir à ne plus recevoir cet oubli comme une malédiction, à ne plus maudire le dire.

Tel est le pas que fit Lacan en ajoutant, aussitôt après avoir écrit « Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend », que cet énoncé, s’il paraît « d’assertion » est de fait « modal, existentiel comme tel »2. Un tel ajout n’entame pas la vérité de la proposition de départ, ni donc son universalité, mais lie à cette universalité « une existence qui la nie ».

Durant ces deux journées maintenant entamées, cette existence négatrice sera-t-elle celle d’un dénommé Daniel Paul Schreber ?

⁂ NOTES

1. Dr Sémerie, cité par Guy Le Gaufey (Hiatus sexualis, Du non-rapport sexuel selon Lacan, Paris, Epel, 2013, p. 83) qui cite Hervé Guillemain, Diriger les consciences, guérir les âmes. Une histoire comparée des pratiques thérapeutiques et religieuses (1830-1939), Paris, La Découverte, 2006, p. 106. 2. Jacques Lacan, « L’étourdit », in Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 449.

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VIANNEY PIVETEAU

Remarques sur la traduction des Denkwürdigkei t en (Seuil, 1975)

Remarques sur la traduction française. Texte de Flechsig sur la castration thérapeutique (compléments à la traduction donnée par Calasso). Notes sur les auteurs cités par Schreber, et qui l’auraient nourri. Schreber actuel : ses élèves spirites.

Sur l’édition française

Dans la note introductive aux dites Mémoires de Schreber, les traducteurs indiquent que le travail de traduction « s’est constamment appuyé sur la lecture raisonnée de la thèse de Jacques Lacan […] de son article : “D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose” […] enfin et surtout de son séminaire de 1955-1956 : Les psychoses. »

La traduction française pourrait donc être, peu ou prou, lacanienne ; et il ne sera pas surprenant qu’on puisse trouver y confirmation de ce qu’a dit et écrit Lacan.

Il est signalé que l’établissement de la traduction a couru sur une quinzaine d’année. Cela peut expliquer un certain manque de régularité dans la correspondance des termes français avec les termes allemands : il est difficile de se souvenir de comment on a tranché la première fois ! Ce qui est gênant si on veut suivre la langue de Schreber au plus près, et en tirer des conséquences (certes, la langue cible ne permet pas toujours une correspondance terme à terme ; dans ce cas, il est souhaitable de recourir à une note).

Ex . : Verflucht 27 occurrences :

13 × maudit, 3 × fichu, 3 × sacré, 1 × damné, 1 × (absent) et 5 × fichtre !

Ei verflucht einigermaßen : 1 × « Ah ! Par exemple, fichtre ! », 1 × « Oh ! sacré, si l’on peut dire ».

Sur le titre

« On a souhaité respecter la traduction psychanalytique française et conserver le titre Mémoires d’un névropathe ». Qui est ce « on » ? L’éditeur ou Paul Duquenne et

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Nicole Sels, qui prennent leurs distances en proposant en sous-titre, très justement : « Geste et mémorables opinions d’un grand malade des nerfs ».

La question a déjà été discutée : Schreber est bien « malade des nerfs », plus que « névropathe »… neuropathe ?

Quant au terme Denkwürdigkeiten (lire Denk-würdig-keiten), il désigne des « choses dignes d’être pensées/méditées ». En effet, il ne s’agit pas d’un recueil de « Souvenirs », ni de ces… « Mémoires », qu’on écrit, dit-on, quand on a quelque chose à cacher. Il s’agit là d’un plaidoyer et d’une contribution à la science.

Question des notes

On constate des irrégularités dans la numérotation des notes.

Certaines notes manquent, alors que les appels de notes sont présents.

Parfois, notes et appels de notes sont absents. Ex. 17 et 18, quand le texte dit : « [Suit un passage impropre à partir à l’impression] » (Seuil, p. 39). On peut penser que d’autres paragraphes ont étés supprimés, une fois le texte composé.

Grundsprache

Ce terme est utilisé par les linguistes et connu des dictionnaires depuis le XIXe siècle, avec la signification de : « langue primitive ; langue mère ». On peut le trouver comme synonyme de Ursprache, parfois de Muttersprache.

Les psychanalystes français ont suivi la traduction donnée par Bonaparte et Loewenstein pour l’article de Freud : « langue fondamentale », et celle de Lacan : « langue de fond ». Grund est bien le « fond », le « sol ». Mais sommes-nous autorisés à tirer Schreber vers le fond, voire le fondement ?

Flücht ig hingemachte Männer (40 occurrences)

La traduction, due à Ed. Pichon : « ombres d’hommes bâclés à la six-quatre-deux » colle aux semelles de la tradition psychanalytique française.

Le texte publié au Seuil donne parfois « images d’hommes bâclés à la 6-4-2 » (réduit à « images d’hommes » p. 155). Il n’est jamais question de Bild (image) dans le texte de Schreber, ni de Schatten (ombre).

Flüchtig : comme adverbe, c’est « rapidement » ou « fugitivement » (le terme dérive de Flucht, la fuite).

Hingemachte : participe passé de hinmachen. Selon le DWB (Grimm) : algemeinste Bezeichnung einer hinwärts gerichteten Thätigkeit (« désignation générale d’une activité dirigée vers quelque part »). D’où des traductions très différentes en fonction du contexte. On trouvera dans différents dictionnaires : effectuer, produire à partir d’un lieu… mettre là… (« faire là » : chien ou chat). Aujourd’hui, hinmachen a fréquemment pris le sens de tuer, exécuter, bousiller.

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Ces hommes sont « produits fugitivement » : « esquissés » conviendrait.

Qu’écrit Schreber à la note 1 ? « … Menschengestalten durch göttliche Wunder auf kurze Zeit hingeworfen wurden, um sich dann wieder aufzulösen oder zu verschwinden… » (S. 4). La traduction Seuil donne : « … des formes humaines qui étaient dépêchées là, pour un temps bref, par voie de miracles divins, pour se dissoudre à nouveau ou disparaître » (p. 21).

Hingeworfen est le participe passé de hinwerfen : « jeter là », « pro-jeter ». On peut, certes, envoyer quelqu’un, le « dépêcher », mais on peut pro-jeter une représentation. Le dictionnaire Weis Mattutat donne explicitement : « (flüchtig) hinwerfen, esquisser. »

Avec son « dépêché » la traduction Seuil empêche de voir que la formule « 6-4-2 » qui suit, est la traduction dans la langue des voix, de la phrase précédente. Il faut rapprocher les termes hingeworfen et hingemachte, qu’on peut considérer comme synonymes avec le sens de « ébauchés/esquissés ». (La traduction castillane, plus sage et plus juste, traduit hingeworfen par esbozadas.)

Résumons : il s’agit de « formes humaines, esquissées par miracle divin, pour un temps bref et pour ensuite se dissoudre à nouveau ou disparaître ». Ce que les voix expriment dans les termes : « hommes esquissés fugitivement ».

Mais, question supplémentaire : est-ce que la langue des voix, avec hingemachte, veut rendre compte, à la fois, des phénomènes d’apparition et de disparition ? Ce qui serait conforme à la Grundsprache. En français, le verbe « exécuter » peut rendre compte de cette ambivalence. Ce qui donnerait : « hommes exécutés fugitivement »…

La traduction de Pichon donne « formes bâclées ». « Bâclé » indique quelque chose de fini, de vite et mal fini ; le « 6-4-2 » en rajoutant dans le dépréciatif. Schreber parle de formes qui s’ébauchent, s’esquissent, avant de se dissoudre à nouveau ou de disparaître. On perd… la volatilité.

Liebesre igen

Schreber mentionne une illustration (Abbildung) de Pradilla, reproduite dans le numéro V de la revue Moderne Kunst sous le titre Liebesreigen, c’est-à-dire « Ronde d’amour ». Pourquoi la traduction française donne-t-elle « Vol d’amour » ? « Vol » en quel sens, d’ailleurs ?

L’illustration en question est une xylographie, signée P. Frühauf, reproduisant la peinture d’un plafond du Palacio de Linares à Madrid. Là, elle porte le titre Las travesuras del Amor, alors que dans le livre Vida y Obra del pintor Francisco Pradilla Ortiz d’Ana Garcia Loranca et Ramon Garcia-Rama, le titre est « Figuras femeninas y angeles. Schreber écrit : « dans l’angle supérieur gauche, on peut voir une forme féminine qui descend bras en avant et mains jointes. On n’a qu’à transposer cette forme en une masculine pour avoir une image assez exacte de l’apparition des nerfs supérieurs […] lors de leur descente dans ma tête. »

La référence est exacte, la description, précise. Mais qui voit comme lui ?

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Menschenspie l ere i

La traduction de Lacan p. 566 des Écrits est : « du rififi chez les hommes ». Ce qui est bien faible et, surtout, ne rend pas compte de l’Einwirkung, l’ingérence : « die sogenannte “Menschenspielerei” (die wundermäßige Einwirkung) » (S. IV ; Seuil p. 10).

Pour Menschenspielerei, l’édition française donne « malices » (au pluriel, quand le terme allemand est au singulier), en précisant qu’il faut l’entendre au sens fort et font référence à l’occultisme, ce qui n’est pas une mauvaise référence, s’agissant de Schreber (encore faudrait-il savoir quel terme emploient les occultistes allemands.)

Les traducteurs écrivent aussi que « les humains sont manipulés comme des fantoches ». Pourquoi ne pas traduire pas « manipulation » ? Ou « machination » ?

Einwirkung est traduit par « commande mécanique » (p. 10). C’est le même terme qui sera traduit plus tard par « ingérence » : göttliche Einwirkung, « ingérence divine ».

Luder (das)

Traduction « charogne » par Bonaparte et Loewenstein. Lacan (sém. III, 18.01.56, p. 18 ; Seuil p.114) : préfère « douce pourriture » à « charogne ».

Dans les Écrits (p. 573), Lacan refuse le rapprochement fait par Niederland avec le lewd anglais (putain). « Si nous tenons compte de l’archaïsme signalé comme caractéristique de la langue de fond, nous nous croyons autorisé à rapporter ce terme à la racine du leurre français. “… la meilleure allocution ad hominem à quoi l’on puisse s’attendre venant du symbolique : le grand Autre a de ces impertinences.”

Lacan se croit autorisé.

Est-il allé au bout de sa recherche étymologique ? “Leurre” et Luder, dériveraient de la même racine francique… lôthr » ! (Cf. Robert historique de la langue française). « Leurre » est à comprendre comme « appât » en fauconnerie et pêche.

Le verbe ludern : vivre dans la débauche ; (chasse) leurrer. Le dictionnaire Weis Mattutat donne : (Jägersp. Aas) charogne ; (Weibesbild) garce, bougresse.

Dans l’édition Seuil 1975, aux deux occurrences de Luder on trouve, non pas « charogne », mais « carogne ». On pourrait penser à une faute d’impression, mais le terme « carogne » est/a été attesté en « français » (Cf. TLF, il s’agit de la forme normando-picarde de « charogne », qu’on peut retrouver chez Molière, Rostand et Huysmans. Avec le sens de « femme débauchée, méchante ou hargneuse ».) Les traducteurs du Seuil ont trouvé un terme qui rend compte, à la fois, de « charogne » et de « femme débauchée » avec, en plus, une note « archaïque ». Rendre Luder par « leurre », serait lacaniser le texte de Schreber, dans lequel la « charogne » est bien présente.

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Vorhöfe /Vestibules

Vorhöfe des Himmels. Les « vestibules du ciel ». Après avoir cité cette traduction, Lacan nous sort la sienne : « … les vagins du ciel […] les jeunes filles de miracle qui assiégeaient les bords du trou de leur cohorte, en firent la glose, dans les gloussements d’admiration arrachés à leurs gorges de harpies : “Verfluchter Kerl ! Damné garçon !” Autrement dit : c’est un rude lapin. Hélas, c’était par antiphrase. » (Écrits, p. 564)

Où sont les « jeunes filles de miracle » dans le texte ? On ne trouve pas de Wundermädchen. Lacan a suivi la traduction Bonaparte de l’article de Freud : Cf. PUF 1954, p. 300, note 1 : « Le mot allemand Vorhof, comme le mot français vestibule est d’ailleurs également employé pour désigner une région des organes génitaux externes de la femme (NDT). »

F… ere i

Lire : Fickerei. Il s’agit de baise en général, avec l’idée de pénétration. « Enc… », comme le donne la traduction du Seuil « enculage », serait Arschfickerei. Il y a là une interprétation qui peut se justifier par le contexte.

Pflege der Weibl i chkei t

Schreber l’inscrit sur son drapeau.

Une précision : la traduction Seuil donne « culte de la féminité ». Il s’agit d’un culte comme culture, pas d’une simple vénération. Pflege : « soin ; culture »

Wundern

Une remarque sur l’emploi du verbe wundern par Schreber.

Le terme Wunder signifie bien « miracle, prodige ». Mais, en allemand, le verbe wundern ne signifie pas autre chose, aujourd’hui, que « étonner ». Schreber fait un emploi néologique du verbe.

En français, le verbe « miraculer » (v. tr.) est devenu rare. Il est surtout vivant au participe passé adjectivé, et substantivé : « miraculé » [Cf. Robert historique de la langue française]. La traduction du Seuil n’utilise pas le verbe « miraculer ». Elle donnera : « les miracles s’exerçaient sur ma personne », pour « man gegen mich zu wundern anfing ». Ou elle utilisera la formule « par voie de miracle »… Elle ose un « intromiraculant » pour hereinwundern, p. 89.

Allwissenhei t und Allgegenwart Gottes…

La traduction Seuil donne, p. 33, « toute-puissance ou omniprésence de Dieu ».

Il s’agit ici de : omniscience ou omnipotence de Dieu.

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Annexe : « Bibliothèque » de Schreber « … je tiens à citer au moins quelques-uns des ouvrages de philosophie ou de sciences naturelles que j’ai lus et parfois relus bien souvent au cours des dix années qui ont précédé ma maladie, puisqu’on retrouvera en maints endroits du présent travail les échos d’idées que renferment ces ouvrages… » Mémoires, note 36 (S. 64, p. 67).

Quelques informations sur les auteurs.

HAECKEL, Ernst Heinrich (1834-1919)

Depuis 1865, professeur de zoologie à Jena, éminent élève de Darwin, il applique et développe son enseignement sur l’évolution dans un (hypothétique) système généalogique général des organismes dans Morphologie générale (1866).

1868 : première édition de son Histoire naturelle de la création (une confirmation de L’Origine du monde de Darwin). Titre cité par Schreber.

Cet ouvrage devint rapidement une vision-du-monde populaire, une philosophie moniste-matérialiste.

La polémique de Häckel s’étendit à l’histoire chrétienne de la création, qualifiée par lui de « surnaturelle », « dualiste », « téléologique » ou « vitaliste », absurdement anthropomorphique. « … unité de l’univers, sans antithèse entre l’esprit et la matière ; identité de Dieu et du monde, qui n’a pas été créé mais évolue d’après des lois éternelles… mortalité de l’âme… », in Die Welträthsel (cit. Lalande).

Son ton était souvent polémique. Pour exemple, le slogan : « Gott, ein gasförmiges Wirbelthier », (Dieu, un vertébré gazéiforme).

Il fonde en 1906 le Monistenbund, l’Alliance/ligue moniste, qui fut dissoute en 1933.

CASPARI, Otto (1841-1917)

Professeur de philosophie à Heidelberg. Il publie en 1873 La préhistoire de l’humanité.

S’appuyant sur Häckel, il tente d’appliquer le principe de l’évolution à la vision-du-monde, c’est-à-dire à la religion et la science.

Dans sa construction, il essaie de mettre en accord l’essor des idées spirituelles, des développements moraux, intellectuels et philosophiques, avec des faits historiques.

Caspari présente le développement de l’esprit humain comme progression, depuis les débuts les plus inférieurs de la culture, en passant par les « hauteurs spirituelles » des peuples de l’Antiquité, jusqu’à la philosophie des temps modernes.

Il tente d’accorder l’essor des idées spirituelles, morales et intellectuelles avec des « faits historiques ».

À la loi naturelle de Darwin, à l’évolution comme « Kampf ums Dasein », correspond chez Caspari le fait historique de la découverte du feu. On aurait là le moteur de l’essor spirituel et religieux.

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Partant de l’expérience sensible du feu et de la chaleur dans la matière, l’homme cherche ensuite la chaleur cachée dans le corps, comme âme.

De là serait venue, à la conscience, la différence entre sensible et suprasensible, entre l’esprit (âme) et le corps.

L’idée de la libération, ou séparation, de l’âme et du corps, vient de cette expérience empirique : la volatilisation de la vapeur, la fumée ou du feu dans l’air, « pour monter, invisible et suprasensible [übersinnlich] vers le ciel. »

DU PREL, Carl Ludwig August Friedrich Maximilien Alfred, [Baron – ] (1839-1899)

Dr Phil. influencé par Eduard von Hartmann (Philosophie de l’inconscient), pour lequel il prit parti dans la querelle du pessimisme.

Étude du magnétisme et du somnambulisme. Tête éminente du spiritisme allemand après la mort de Zöllner et Aksakow.

Publication de : Histoire du développement de l’univers [3e éd.], titre cité par Schreber. La première édition, en 1873, portait le titre Der Kampf ums Dasein im Himmel, ce qui explique clairement le but de l’ouvrage : démontrer la formule de Darwin dans la mécanique du monde stellaire.

Publications sur l’hypnotisme : Le crime hypnotique et sa découverte (1889).

La Philosophie de la mystique et L’enseignement moniste de l’âme (1888) forment, à partir de la vie onirique et le somnambulisme, le fondement de la philosophie du sujet transcendantal de Du Prel (une autre interprétation du sujet transcendantal de Kant), qui est un être double [Doppelwesen].

Au-delà de la conscience éveillée, il supposait un autre être surgissant dans le sommeil (rêve), le somnambulisme et les états extatiques, et qui ne tenait pas au côté corporel de l’existence humaine.

Ainsi, il ne peut pas être détruit par la mort, et peut se manifester par des phénomènes occultes. Cette supposition de Du Prel se changea plus tard en hypothèse du « corps astral ».

Dans la note 2, p. 63 de L’interprétation des rêves, Freud fait référence au « subtil mystique » Du Prel qui a écrit que « die Pforte der Metaphysik » était le rêve, et non pas l’état de veille.

MÄDLER, Johann Heinrich von (1794-1874)

Professeur d’astronomie et écrivain. Ses observations entrèrent dans les ouvrages pédagogiques d’astronomie avec, notamment, une carte de la Lune.

Il considère ses travaux sur le « soleil central » et le « système des étoiles fixes » comme une découverte « exceptionnelle » :

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L’étoile Alkyone de la constellation des Pléiades est le centre de gravité du ciel des étoiles fixes, dont notre soleil est un élément. Théorie controversée.

Il publie le Wunder des Himmels (1841), le Wunderbau des Weltalls (1861) oder Populäre Astronomie. Grand succès de vulgarisation.

STERNE, Carus (1839-1903)

[pseudo de Karl Krause. „Krause« : fraise, frisure ; frisé, crépu ; (fig.) confus, embrouillé]

Autodidacte, naturaliste et historien de la culture.

1862 Les prédictions à partir de corps inanimés sous l’influence de la main humaine.

1863 Histoire naturelle des fantômes

Werden und Vergehen, (titre mentionné par Schreber) est dédié à Häckel et orienté par la théorie de l’évolution.

Il y a des stades dans l’évolution des visions du monde.

La loi de la pensée est semblable à la loi de la nature ; elle conduit les fantaisies humaines jusqu’au stade le plus élevé : la théorie de Darwin.

Tente d’intégrer la religion, la superstition et le culte du fétiche.

MEYER, Wilhelm (sous la dir.)

Ciel et terre, bulletin de la société Urania de Berlin. On y trouve des contributions astronomiques ; mais aussi météorologiques, géophysiques et géologiques.

Schreber donne comme titre : Entre ciel et terre.

NEUMAYR, Melchior (1845-1891)

Prof. de paléontologie, influencé par la théorie de Darwin : il voulait reconstruire l’ensemble des mers et pays des époques anciennes à partir de la présence des fossiles.

RANKE, Johannes (1836-1916), frère de l’historien Ranke.

Prof. d’anthropologie à Munich. Il publie : Der Mensch. 2 Bände, Bibliographisches Institut, Leipzig (u.a.). Band 1 : Entwicklung, Bau und Leben des menschlichen Körpers. 1886. Band 2 : Die heutigen und vorgeschichtlichen Menschenrassen. 1887.

HARTMANN, Eduard von (1842-1906)

Cit. Seuil : « pour l’heure, tout particulièrement quelques exposés philosophiques d’Eduard von Hartmann »

Texte or. : „einzelne philosophische Aufsätze von Eduard von Hartmann, namentmich in der Gegenwart u.s.w. u.s.w « .

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Il semble que Seuil traduise « in der Gegenwart » par « pour l’heure », or il s’agit du titre de l’hebdomadaire Die Gegenwart (1872-1931) auquel Hartmann contribue, qui rassemble des articles sur la politique et les sciences juridiques.

Hartmann fut officier de carrière et philosophe libre. Sa Philosophie de l’inconscient (1868) connut 8 éditions en 10 ans.

Parmi ses autres titres, citons : Phénoménologie de la conscience morale, La religion de l’esprit, La conscience religieuse de l’humanité au cours de son développement, Le spiritisme

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ÉMILIE BERREBI

De l’exception à l’impossible maternité

Schreber a besoin d’un Dieu non clivé pour donner naissance à une humanité nouvelle, et si la question de la paternité divine se pose dès les premières pages de ses mémoires, c’est plutôt à Marie qu’il s’identifie. Malheureusement la guerre entre science et religion, entre féminin et masculin, entre bien et mal, entre pur et impur, rendent cette maternité impossible. Seule solution trouvée au clivage : l’autocoït, une forme de bisexualité.

L’hôpital psychiatrique est une grande caisse de résonnance Et le délire devient écho, L’anonyme mesure, L’hôpital psychiatrique est le Mont Sinaï, Maudit, sur lequel tu reçois Les tables d’une loi Aux hommes inconnue. Alda Merini.1 La folie c’est la mort déjà là Michel Foucaul 2 Rendre la mort moins sauvage, serait-ce effectuer le Deuil de Dieu ? Jean Allouch3

Le livre de Jean Allouch lève bien des contresens amenés par la lecture de Freud puis de Lacan de cet écrit « fulgurant »4 que constitue les mémoires d’un névropathe, et surtout, centre sa lecture sur la mort de Dieu et les jouissances, sur lesquelles peu de lecteurs se sont penchés alors qu’elle envahit l’expérience du président Schreber.

Ainsi les oiseaux du ciel parlants tranformés en jeune fille écervelées par Freud et par la misogynie du temps reprennent leur place en tant que métamorphose des rayons divins situés entre-deux mondes, entre ciel et terre, reste des vestibules du ciel, oiseaux dont les ailes évoquent plus les anges et leur musique, même s’il s’agit

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ici d’une musique répétitive et automatisée, pour tout dire des ritournelles5 signant leur agonie.

Si on y pense bien c’est en effet entre deux mondes que se situent ces mémoires pour ne pas dire trop vite entre-deux-mort, et c’est sur un bord que se situe continuellement Schreber dont le faire savoir, est surtout le témoignage d’une expérience et sa tentative d’organisation.

Jean Allouch affirme : nulle question de père là-dedans.

Et pourtant les rayons identifiés par Schreber aux nerfs de Dieu, et le soleil et les étoiles aux yeux d’un Dieu tout puissant, paraissent bien associés de par son histoire à son père héliothérapeute et tortionnaire d’enfants et si Schreber est malade, si rien ne va plus au(x) royaume (s) divin (s), si un meutre d’âme a été perpétré, si l’ordre du monde de l’univers du cosmos, son harmonie, sa loi, en a été bouleversé c’est peut-être bien en raison ce dernier, de son père, qui paraît situé sous les braises de son texte (et j’en vois pour preuve certaines formules, machine à corseter la tête, perturbation, etc…) même si les éléments que l’on y trouve se réfèrent aussi aux thèmes et aux soucis de la fin du XIXe siècle. L’ingérence divine et sa division feraient alors référence à l’ingérence destructrice de celui-ci dans sa vie, et en particulier dans son enfance, redoublée par ses séjours en clinique, et ses voix intérieures insultantes à un surmoi tyrannique.

Dans son système cosmogonique assez bien construit, les âmes doivent être examinées purifiées avant d’accéder à la béatitude, et réintégrer le lieu d’où elles sont venues, ce lieu où elles furent quasi crées, les vestibules du ciel. Et selon l’ordre de l’univers, elles sont immortelles comme Dieu et d’ailleurs de même nature. Mais voilà Dieu s’est mis en contradiction avec lui-même, s’est divisé, et c’est l’éternité qui en a pris un coup. Et Dieu, ce « Dieu qui est loin » qui ne connaît habituellement rien aux humains, qui n’a aucune relation avec eux, mais uniquement avec des cadavres et les âmes, s’est mis en relation avec certains d’entre eux, perdant ainsi de sa puissance.

Le contexte

Nous sommes à la fin du XIXe siècle, dans la Saxe prussienne et protestante.

La neurologie s’est développée et si Freud n’a pas encore écrit son interprétation des rêves, il est sur le point de le faire. L’évolutionnisme a fait sa percée, et Nietzche a annoncé sa mort de Dieu. Les mythes du temps parlent d’Aryens et de Sémites et le mazdéisme des Parsis, avec son texte fondamental l’Avesta des aryens, des purs aryens,6 intéresse plus d’un et surtout les protestants évangéliques dont fait partie la famille Schreber. C’est dans ainsi parlait Zarathoustra qu’on retrouvera son prophète et chez Daniel Paul Schreber ses dieux.

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Illustr. 1 – Zarathoustra

Pour Daniel Paul Schrebert, la survie de l’humanité est étroitement dépendante de la survie de Dieu, et l’empêcher qu’il se retire tout à fait, qu’il ne soit plus, ce que Jean Allouch appelle avec l’hindouisme sa seconde mort, est sa tâche.

Mais comment donner naissance à une humanité nouvelle ? Quand la relation privilégiée qui pourrait être fécondante est établie entre un Dieu en danger et un homme biologique, quand la science figurée par l’âme noire de Fleschig se met au travers des rayons divins et de leur action dans le corps de Schreber ? Sinon en neutralisant le neurologue, et en se transformant en femme, en acceptant cette croyance que le christianisme a fait sienne à savoir la conception virginale de Jésus ? Tout le cheminement de Daniel Paul Schreber essaie de résoudre ces apories, jusqu’à l’impossible.

Ainsi le long de ce dire nous pouvons lire, et l’érotisme d’un homme qui a passé la limite, et ce qui se trame dans la culture de la Saxe de la fin du XIXe siècle, et les fantasmes tout à fait classiques qui lient homme et femme, activité passivité, dessus dessous, plus moins et tutti quanti depuis la nuit des temps dans la culture occidentale, et finalement une bisexualité qui prend une forme particulière : « le coït avec moi-même », sur un fond de jouissance sexuelle, une volupté d’âme, féminine quasiment exclusivement féminine.

Le plus grand voyant de tous les siècles

Schreber a vu avec « l’œil de l’esprit »7, ce troisième œil des mystiques bouddhiques et hindouistes, mais aussi avec cet œil du système perception conscience de Freud, télescope fixé, les yeux fermés ou pas, vers le voyage, l’expérience intérieure, le monde du rêve.

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C’est un « visionnaire »8, c’est même « le plus grand voyant de tous les siècles » et la première partie de ses mémoires avant « le tournant capital » de novembre 1895 est d’une richesse étonnante.

L’expérience intérieure « prodigieuse » qu’il nous décrit, bien que singulière, paraît d’abord assez familière aux lecteurs de la bible, des mystiques, des œuvres fantastiques, à l’univers de Jérome Bosch, de Brugel, de Dürer, à la folie d’avant le grand renfermement de l’âge classique, aux œuvres du romantisme, Goethe et Byron, et Murnau, et bien sûr Flaubert.

Pourtant ces hommes bâclés à la six-quatre-deux, ces chiures de Dieu, ressemblent étrangement à des apparitions, il dit « des fantoches miraculeux », et la dimension apocalyptique prend par moment une dimension gigantesque associée à une immense terreur quand ce n’est pas d’une « indescriptible grandeur ».

S’il nous confirme l’existence d’un œil de l’esprit, mais aussi d’un œil du corps, il nous apprend l’existence d’une oreille analogue, l’oreille intérieure, et ses images sont sonorisées par une polyphonie interne et externe étourdissante et, nous dit-il, surnaturelle.

L’Enfer Schreber : Dieu est une toile de nerfs parleurs

La cosmogonie de Schreber est presque tout à fait construite, bien qu’égrenée de doutes, ce démon du doute. Ce n’est plus l’ordre juridique ni l’ordre divin qui est en jeu, c’est l’ordre de l’univers, un ordre moral, qui a un plan pour les humains, et qui refuse la perte, et donc la mort. Cette quête de l’absolu, est tout à fait singulière, et ne peut s’inscrire vraiment dans aucune tradition.

Ses questions sur l’origine du monde, s’ils ne mettent pas de coté les théories scientifiques de l’époque (création du monde à partir d’une nébuleuse, théorie de Kant Laplace), s’appuient surtout sur un créationnisme ex nihilo par un Dieu fait de nerfs, un Dieu nerf. 9

Plusieurs éléments de son système, qui est un système révélé, lui viennent, écrit-il, par branchement des nerfs de Dieu dans son corps produisant des voix qu’il ne fait pas siennes, qui restent des voix divines, qui le harcèlent, qui lui nomment quelques pierres angulaires de sa doctrine, dont il fait des concepts. Certaines cosmogonies antiques l’inspirent, bien qu’il ne semble pas en avoir une connaissance bien approfondie. Ainsi les rayons, nerfs du dieu vivant, éternel et/ou infini, qui recouvrirait l’ensemble de la voûte céleste, qu’il voit se précipiter sur lui ou serpenter lentement jusqu’à sa tête, décrivant des boucles et des paraboles, et qui ont la possibilité de se transformer en toute chose existante, peuvent être des rayons

de l’antique judaïsme (« rayons de Jehova »), de l’ancienne Perse (« rayons de Zoroastre »), et de l’ancienne Germanie (rayon de Thor et de Odin).

Ce sont ces rayons qui président à l’acte de création. Ils se détachent de Dieu quelquefois sous forme humaine et créent des êtres, des animaux, des plantes, etc.

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sur terre, ou n’importe où dans le cosmos, et bien sûr l’Homme est leur création la plus accomplie celle qui a demandé le plus d’énergie et de fatigue.

Son Dieu risque de se retirer, c’est ce qu’il redoute le plus tout en s’en plaignant, car ce retrait de Dieu équivaudrait à sa mort, et même à sa seconde mort même s’il ne le dit pas, et cela n’a rien à voir avec le dieu caché de Pascal ou le dieu Ein Sof des kabbalistes.

Par contre ce retrait serait plutôt analogue à celui de la kabbale de Louria et à son tsimsum à la suite de l’incompréhensible de cette affreuse catastrophe, l’expulsion des juifs et des musulmans d’Espagne de 1492. Dieu se serait alors rétracté sur lui-même au point de disparaître.

C’est d’ailleurs à la kabbale que je pense aussi, lorsqu’il affirme qu’avant l’affreux désordre, Dieu laissait le monde livré à lui-même et n’intervenait qu’exceptionnellement pour faire des miracles ou pour se brancher sur des êtres extrêmement doués, par exemple les poètes, ce qui expliquerait leur inspiration. Mais pas de muses chez Schreber ni de véritables anges d’ailleurs, car le ciel est déjà mort.

Le zoroastrisme est aussi de la partie. Celui qui a inspiré son célèbre et assommant hymne au soleil à Strauss, lorsqu’il évoque Ormudz et Ariman, son dieu principal, de la lumière et du bien, et son dieu secondaire, du mal et de la nuit. Si le Zarathousthra des Parsis, est tout à fait différent de celui de Nietzsche, en raison surtout de son moralisme, les dieux de Schreber n’en portent que les noms.

L’expérience que nous offre Schreber présente des moments plus ou moins riches et foisonnants, ce que les psychiatres avaient appelé les moments féconds, mais aussi que les théoriciens des mystiques auraient dit ineffables, inouïs. Et en effet à bien des moments le texte prend une couleur mystique et la lumière vient éclairer l’horrible néant. Il est alors illuminé par des visions en mouvement, la spiritualité se fait évidente.10 Cependant à la différence des grands mystiques il interprète, il construit et parfois de manière presque infantile : les étoiles deviennent l’œil de Dieu, ainsi que le soleil bavard, pourvoyeur (!!) de vie, et ceci parallèlement à son œil intérieur ; les oiseaux parleurs, des restes d’âmes de mort ayant accédé à la béatitude11 matraquée par des phrases qui leur ont été « enfoncés dans la tête » et qu’ils serinent sans en comprendre le sens, à moins d’être étourdis par les homophonies, ce qui l’amuse beaucoup, car elles leur rendent leur authenticité, elles sont reterritorialisantes, et vont finir par se perdre dans son corps.

Le ciel se divise comme la clinique du Dr Fleschig, avec un vestibule, sorte de Paradis, et un dieu unique d’abord, dédoublé ensuite puis devenu multiple qui se déplace dans l’espace, plus ou moins haut, plus ou moins bas, plus ou moins loin : c’est le multiple en un et le un en multiple et leurs royaumes.

Les astres peuvent être détruits, mais peuvent aussi être habités.

Les âmes des morts sont aussi des nerfs, et les âmes des vivants sont contenus dans les nerfs des hommes, les nerfs du corps qui

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sont des formations d’une finesse extraordinaire comparable aux fils de soie (de soi) les plus ténus –, et c’est sur leur faculté d’être stimulés par des impressions d’origine extérieure que repose la vie spirituelle de l’homme dans son ensemble12.

Seuls les hommes bâclés à la six-quatre-deux, les flüchtig hingemachte männer, que la transa a avec Lacan traduit par « hommes torchés à la va-vite » pour souligner la dimension anale de l’expression allemande tandis que le fil signifiant des flüchtig13, est repéré, au prix d’un contresens (torcher n’est pas chier !), sont de véritables apparitions fugitives, des passants dans les limbes, dénués de profondeur et d’épaisseur et plus apparentés à des flashs plus ou moins longs d’images, bien qu’ils ne le soient pas uniquement. L’apparition de Jésus à ses disciples après sa mort qu’il nous donne en exemple n’est pas une simple image, et cet exemple confirme que ce qui est en question est bien le réel de la mort de Dieu, entre deux.

J’ai pu voir des formes humaines et dépêchées là pour un temps bref par voie de miracle divin pour se dissoudre à nouveau ou disparaître. Les voix qui me parlaient dans la tête désignaient ces apparitions sous le nom de d’homme bâclés à la 6-4-2. […]14

Pourtant ces apparitions ont au moins un caractère des âmes faites de nerfs : ils parlent la langue fondamentale.15

Tous ces nerfs, « ces rayons filandres » peuvent s’attirer les uns les autres grâce à leur force d’attraction qui augmente avec la recrudescence de la nervosité chez les humains, déséquilibrant l’univers, force d’attraction que Freud traduit par investissement pulsionnel, libido. Nous disons plus simplement érotisme.

Otto Weininger avait aussi à la même époque décrit une force d’attraction pour parler d’une attirance quasi instinctuelle entre homme et femme.

En plus Dieu et donc les nerfs et les rayons, mais aussi les âmes examinées pendant leur pénitence et purification, sont donc parleurs, un peu comme les oiseaux serineurs, mais de manière plus construite. Ils parlent « la langue de fond », la langue fondamentale qui n’est plus ni l’hébreu ancien, ni celle des Gâthas de l’Avesta, ni le grec et le latin des gréco-romain mais

une sorte d’allemand quelque peu archaïque, mais toujours plein de vigueur, se signalant par sa grande richesse en euphémisme16

peut-être celle de luther, de son antisémitisme, et de son meurtre d’âme.17 Car évidemment, Dieu parle la langue des peuples qu’il a élu, et au temps de Schreber il a élu le peuple allemand, et pas celle des peuples qui y croient, celle de leur temple ! c’est d’ailleurs ce que Schreber appelle l’ingérence18, ingérence des nerfs parleurs de Fleschig en lui, ingérence des rayons divins parlants en lui. Ils lui dictent le symbolique dans lequel il habite, mais en le trompant, car l’euphémisme ne dit pas ce qui est, mais l’atténue, l’enrobe. Ainsi Walter Benjamin reprochait à Hockheimer d’avoir imposé à son traducteur français de « l ‘œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique » une euphémisation insupportable : État totalitaire pour fascisme, guerre moderne pour guerre impérialiste, force constructive de l’humanité pour communisme.19

En tout cas il en fera des concepts.

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Tout cela donc dans beaucoup de jouissance, de béatitude, et de volupté. J’y reviendrai.

Fleschig contre Dieu. Contre ou pour l’éternité. […] En toutes ces choses, il faut s’efforcer de se défaire des représentations mesquines, géocentriques, que l’on charrie dans ces veines pour ainsi dire, et il faut considérer les choses d’un point de vue plus élevé, celui de l’éternité,20

même si ce concept est hors de portée pour les être humains, car l’homme dit-il ne peut se représenter quelque chose qui n’a ni fin ni commencement, quelque chose d’infini,21 ce qui est classique. Scholem disait la même chose.

Les âmes qui peuvent être fractionnées de telle manière qu’elles continuent et à habiter un vivant et à exister dans l’au-delà, voire transmigrer, ce qui signe le déni de la mort et un temps quasi circulaire, le refus de ce qui passe, peuvent être des âmes mauvaises. Elles prennent alors le nom de diable et peuvent apparaître en tant qu’hommes bâclés à la six-quatre-deux. Ces diables ne sont pas forcement des ennemis de Dieu. Ils le vénèrent et peuvent même avoir été de leur vivant séduits par la puissance divine et avoir été tentés d’attirer une partie des rayons à eux provoquant un déséquilibre dans l’ordre de l’univers par ambition. De même ils ont pu effectuer des meurtres d’âme dans le but de s’arroger une vie terrestre plus longue et de s’approprier le fruit des efforts intellectuels de la victime.22

Ils sont hiérarchisés, c’est la métaphysique de Schreber : suivant la gravité du crime ou de la faute commise, ils sont nommés âmes examinées, Satan, diable, diable auxiliaire, diable en chef, diable de fond. Ils apparaissent et puants et et colorés, noir pour l’âme Fleschig, rouge carotte pour la majorité des autres diables, Satan, etc. et mènent une opposition sarcastique contre la toute-puissance de Dieu23. Les mécréants, athées et douteurs constituent évidemment un danger pour Dieu, et bien sûr jamais un être humain ne doit constituer une menace pour Dieu, sauf que c’est ce qui se passe et Fleschig et ses ancêtres pourraient bien avoir été de ceux-là, et Schreber le devient.

Schreber une exception. L’ordre du monde vire du côté de Schreber Mon cas reste sans exemples s’il est vrai que c’est celui, sans précédent, d’un humain, qui a entretenu une relation continue, à savoir qu’elle n’a été sujette à aucune interruption, non seulement avec des âmes défuntes prise une à une, mais avec la totalité des âmes, et avec la toute-puissance même de Dieu24

La première hospitalisation eu lieu lors de sa candidature au Reichstag en automne 1884, la deuxième alors qu’il fut chargé de la présidence de la chambre correctionnelle à la cour d’appel du Land de Dresde.

C’est en 1893, lors de sa deuxième hospitalisation, qu’au manque de sommeil provoqué par un surcroît de travail et un engagement professionnel nécessitant un développement de sa puissance, qu’a succédé un délabrement nerveux puis un effondrement spirituel.

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Une relation attentatoire à l’ordre de l’univers se noue alors entre Schreber et Dieu.

Pendant six ans l’afflux ininterrompu des nerfs de dieu dans son corps grâce à sa force d’attraction exceptionnelle a entraîné et une perte de la béatitude de Dieu, mais aussi une impossibilité pour Dieu de rédimer les âmes des morts et donc de leur permettre l’accès à la béatitude : une restauration. Dieu s’est alors tellement appauvrit que le ciel en a quasiment fini par exploser : c’est la dimension apocalyptique, « La figuration de fin du monde », l’apparition des dieux, supérieur Ormuzd spécialisé dans la virilité, et inférieur Ariman spécialisé dans l’éviration, la division et le dédoublement du soleil, de Fleshig, l’engloutissement de planètes, le temps immense, l’humanité détruite, le voyage au centre et autour de la terre, par-dessus le ciel, l’effondrement des murs, et d’autres multiples « prodiges ».

Au raccordement des nerfs de Fleschig sur les siens, qui lui parlent tout le temps (voix intérieures) fait place le raccordement des rayons. Cette ingérence leur permet de savoir à quoi il pense, ce qu’il voit, ce qui la redouble. Elle sera succédée par l’ingérence de plusieurs âmes de défunts qui s’intéressent à lui. 25 Si d’autres phénomènes étranges et bizarres l’assaillent, ils ne semblent que s’exercer sur lui et son entourage le plus immédiat26 : les « perturbations », les « malices » « les contraintes au jeu continue de la pensée » « les contres façons de la pensées » « le miracle de l’épouvante » « le système de prise de note », etc.

Devant ce risque d’apocalypse, de destruction de parties entière de l’univers, voire de l’humanité, et donc de lui-même, une nécessaire éviration, l’entmannung, nécessaire, car faisant partie du plan de l’ordre, c’est-à-dire une transformation en femme, de l’homme le plus méritant, le dernier survivant, aurait alors pour but de créer une humanité nouvelle ! et c’est lui !

C’est à la page 64 qu’il donne une définition plus précise de l’ordre de l’univers L’ordre de l’univers c’est la relation légitime27, intrinsèque à l’essence et aux attributs même de Dieu, qui existe entre Dieu et la créature appelée à la vie par lui28, Là où l’ordre de l’univers est rompu, la puissance reste seule maîtresse du terrain et c’est la raison du plus fort qui décide29

L’ordre de l’univers, donc, s’oppose à la raison du plus fort et est basé, est fondé sur la relation d’un dieu souverain avec sa création et surtout avec ses créatures. Cet ordre a aussi été mis en danger par la relation que Fleshig a réussi à établir entre dieu et lui, et comme ce dernier qui était son médecin, Dieu s’est mis en contradiction avec lui-même en tentant de détruire Schreber, de détruire sa raison, ou en essayant de le laisser en plan donc de rompre leur relation, et sûrement de l’abandonner à la putréfaction.

Rappelez-vous l’objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d’été si doux : Au détour d’un sentier une charogne infâme Sur un lit semé de cailloux,30

Il semble que Schreber lisait Baudelaire.

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Paradoxalement, le Dieu de Schreber bien qu’il soit souverain ne peut pas avoir droit de vie ou de mort sur ses créatures. Il ne peut être tout puissant sinon il se détruit lui-même.

Schreber inverse alors les forces, cette fameuse force d’attraction, c’est lui qui va tenter d’attirer Dieu à lui « pour l’empêcher qu’il se retire tout à fait » et l’ordre de l’univers passe de son coté. Il devient le garant de l’ordre de l’univers.

Toutes les tentatives en vue de perpétrer sur moi le meurtre d’âme, ou l’éviration pour des fins qui serait attentatoire à l’ordre de l’univers (c’est-à-dire pour satisfaire le désir sexuel d’un humain), et toutes celles qui ensuite se sont proposées la destruction de ma raison, ont échoué. […] Tant il est vrai que l’ordre de l’univers est bien de mon côté.31

Schreber est celui qui dit non à la haine de Dieu, non à la destruction du monde, dans la mesure où il pense que Dieu pourvoyeur de vie ne peut disparaître sinon l’univers, et lui avec, Schreber, disparaîtrait et paradoxalement il s’y oppose jusqu’à vouloir se sacrifier. Serait-ce qu’il dirait aussi non à la jouissance phallique et qu’il se situerarait dans ce que Lacan dans les mathèmes de la sexuation situe du côté homme, versus père, l’exception d’ailleurs, confirmé par le caractère de nécessité de l’éviration, bien que cela ne va pas sans problèmes.

La paternité divine et la métamorphose en mère Un jour, cependant, un matin, encore au lit (je ne sais plus si je dormais encore à moitié ou si j’étais réveillé), j’eus une sensation qui, à y repenser une fois tout à fait éveillé, me troubla de la façon la plus étrange. C’était l’idée que, tout de même ce doit être une chose singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement 32

Ce désir surgit un matin au réveil, alors que la censure de la conscience est encore peu présente, alors qu’il n’a pas encore été envahi par son ou ses Dieux, au tout début de ce qu’il appelle sa maladie. Ce n’est que secondairement qu’il va construire sa cosmogonie et son déséquilibre nécessitant pour son rétablissement l’éviration. Et s’il était une femme en train de subir l’accouplement avec Dieu serions-nous tenté de dire ! et il l’entre-dit !

Bien que jamais le dieu de Schreber ne soit décrit ni comme homme ni comme père, dès l’introduction, qui a été écrite a posteriori, la question de la paternité divine est posée ainsi que son rapport avec le biologique.

Quand l’Église chrétienne enseigne que Jésus-Christ était le fils de Dieu, cela ne pourra jamais être compris que dans un sens très mystérieux, qui ne se laisse recouvrir que de façon approximative par la signification des mots humains, car personne ne pourra affirmer que Dieu ait eu avec la femme du sein de laquelle Jésus-Christ est né une relation en tant qu’être pourvu d’un appareil génital humain. (p. 20)

Ce qui remet en question la nécessaire éviration, « ce compromis raisonnable », mais qui montre que c’est aussi la question de la paternité qui le préoccupe et que dans ce triangle c’est plutôt à Marie, qu’il s’identifie qu’il s’imagine la mère d’une humanité nouvelle.

D’ailleurs plus loin le Dieu père revient avec :

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La légende de la fondation de Rome […] selon laquelle Rhéa Silva aurait conçu les futurs rois Romulus et Remus non d’un père terrestre, mais directement de mars, dieu de la guerre.33

Et dans le même mouvement, il affirme que tous les sauveurs de l’humanité ont été transformés en femme : Noé, son juif errant, mais pas le crucifié. Et pourtant !

C’est alors qu’il est à la clinique de Fleschig qu’il va nous dit-il, commencer à se féminiser, d’abord en raison de la persécution.

Un complot a été fomenté peut-être par Fleshig qui est monté au ciel sans même mourir et est devenu chef de rayons, pour que son âme soit abandonnée à un homme tandis que son corps serait transformé en femme en vue d’abus sexuels (la transa traduit mésusage je ne vois pas très bien pourquoi) avant d’être laissé en plan et livré à l’encan comme une putain féminine.

Puis, des nerfs féminins sont introduits dans son corps et ceci à mesure qu’une passivité lui est imposée par le brutal traitement qu’il subit. S’il résiste pendant un temps cela ne fera qu’augmenter sa douleur, sa destruction et celle de l’univers qui lui est associé.

Et la métamorphose lui semble aller jusqu’à la fécondation : À deux reprises différentes déjà (cela au temps où j’ai séjourné encore à la clinique de Fléchsig) j’ai possédé des organes génitaux féminins quoiqu'imparfaitement développés, et j’ai ressenti dans le corps des tressautements comme ceux qui correspondent aux premières manifestations vitales de l’embryon humain : des nerfs de dieu correspondant à la semence masculine avait été projetés dans mon corps par un miracle divin ; une fécondation s’était produite34

Non seulement il pense passer à une position féminine, mais plus, il pense se transformer en femme réelle, capable d’être fécondée.

Cette fécondation échoue ainsi que sa transformation en femme et il en donne quelques raisons :

L’accomplissement de ce miracle d’éviration, (…), je l’ai ressenti par deux fois (pour peu de temps) dans mon propre corps, et si ce miracle ne fut pas pleinement abouti, je veux dire que si derechef il échoua, c’est bien parcequ’ y participait non seulement de purs rayons de Dieu, mais encore d’autres rayons, (rayon Fléschig et autres…) qui avait été conduits là par des âmes examinées (impures) dont l’ingérence dans l’exécution du processus de métamorphose en contrecarrait la pureté et la régulation en fonction de l’ordre de l’univers.35

C’est donc parce que les âmes examinées impures, ces instances intermédiaires, se sont opposées à la régularisation de l’ordre de l’univers, que le miracle d’éviration et sa transformation en femme ne s’est pas produit ainsi que sa fécondation par des nerfs de Dieu purs correspondants à la semence masculine. La guerre entre le pur et l’impur à l’intérieur de son corps l’en ont empêché. Les couples pur et impur, vie et mort, eros et thanatos, bien et mal, lumière et nuit, divin et science, psychique et spiritualité, esprit et chair, masculin et féminin, peuvent alors par déplacement

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apparaître tout à fait équivalents, la science et la neurologie de Fleschig passant du côté de la mort, et de la destruction. Son système est binaire.

Il faut aussi noter l’opposition de la lignée des Fleshig et celle des Schreber, des athées et des croyants, et pour finir que l’homme primordial, fut dans la genèse crée androgyne, bisexuel avant d’être divisé (Genèse I et Genèse II)36

Masculin féminin, Le culte de la féminité, les jouissances : Le Trans et la transe

Ici aussi le féminin et le masculin sont clivés, Ormudz est associé au masculin, Ariman au féminin, différents en cela d’ailleurs aussi du Dieu et de la Schekina du premier monothéisme, des kabbalistes, où Schekina serait plutôt « la face féminine de Dieu »37 du Lacan de Encore, confirmé par quelques discussions avec un théologien du judaïsme. Les lecteurs de la Thora m’a t’on dit s’adressent par moments au Dieu irreprésentable, au nom imprononçable et béni, au féminin et à d’autres au masculin ce qui est peu repérable dans les traductions.

Pour Schreber le féminin est du côté du méprisable jusqu’à son fameux revirement.

C’est en novembre 1895, alors qu’il pense que le genre humain a disparu que Schreber cesse de se rebeller, rébellion qu’il a toujours associé à la masculinité, soit que des voix hallucinatoires et surmoïques en appelaient à son « sens de l’honneur viril », lui reprochant de « se faire enc… », soit qu’elles l’amenent à se quereller pour éprouver sa propre « bravoure virile »38, soit qu’enfin « l’ambition virile » l’amène à lutter pour la conservation de son travail.

Je serais curieux qu’on me montre quelqu’un qui placé devant l’alternative ou de devenir fou en conservant son habitus masculin, ou de devenir femme, mais saine d’esprit, n’opterait pas pour la deuxième solution.39

Beni sois – tu éternel de ne pas m’avoir fait femme dirait le religieux dans le judaïsme. Et bien Schreber se met à penser tout autrement, et se laisse guider « par un égoïsme de bon aloi », se consacre à la féminité, et il inscrit sur ses étendards le culte de la féminité, ce qui est un droit et un devoir40.

Il va cultiver les émotions féminines.

Alors les phénomènes dont il est la proie s’atténuent. Les Dieux deviennent plus bienveillants à son égard. Les voix voient leur tempo se ralentir jusqu’à devenir presque inaudibles. Les instances intermédiaires soit disparaissent en lui ce qui accroît la volupté d’âme (âmes examinées, oiseaux parleurs) soit deviennent insignifiantes dépourvues de pensées propres. Les rayons se morcellent et flottent dans le ciel, se décomposent. Son texte devient plus cohérent. La décomposition progresse vers la seconde mort.

S’il continue à se penser exception : Je suis devenu tout simplement l’Homme – soit l’être humain unique autour duquel gravite toute chose, autour duquel il faut tout ramener, 41

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S’il continue à se sentir forcé et mécanisé, s’il continue à interpréter les différents « miracles » qui l’habitent et l’entourent, bientôt les seuls symptômes dont il va se plaindre sont des hurlements forcés, des douleurs, associées au risque de retrait de Dieu ou à un parler des nerfs trop inauthentiques, un tapage, tandis que se développe une imagination, « le dessiné »42 qu’il suscite pour faciliter en particulier la pénétration des rayons en lui, ou pour « contre miraculer », c’est-à-dire donner à voir des images aux rayons comme ceux-ci ont fait avec lui.

Il va se consacrer à la volupté d’âme, et abandonner l’idée de créer une humanité nouvelle.

La bisexualité et le rapport sexuel Je suis convaincu qu’un examen anatomique mettrait en évidence les marques de la féminité.43 Mon corps tout entier est parcouru des pieds à la tête des nerfs de la volupté, comme cela ne se rencontre que dans un corps de femme adulte, alors que chez l’homme – que je sache – les nerfs de la volupté sont uniquement localisés au sexe et à son voisinage immédiat.44 Je sens sous la surface cutanée une texture faite de filaments ou de cordons45,

qui sont des nerfs de la volupté et d’anciens nerfs de Dieu, texture qu’il a pu sentir en palpant les bras de sa belle sœur.

Cette répartition des nerfs dans le corps des hommes et des femmes est un rapport sexuel symbolisé par le « alors que », et jamais chez Schreber il n’y a un vrai hiatus entre les sexes, pas d’ab-sens. C’est pourquoi à partir de l’expérience qu’il vit il construit, il interprète, il conceptualise, il met du sens.

Nerfs de la volupté, gonflement et dégonflement des seins, dessiné d’images féminines, ces signes de la féminité, exercent sur les rayons un pouvoir d’attraction et apparaissent de manière périodique, périodicité allant en s’accélérant si bien qu’il s’imagine surpasser toutes les créatures féminines !

Et puis, Ce qui est exigé [par Dieu] c’est que je me regarde moi-même comme homme et femme en une seule personne, consommant le coït avec moi-même, et que je recherche sur moi les pratiques qui ont pour but l’échauffement sexuel.

Mais cela n’a bien sûr rien à voir avec l’onanisme !

Cette bisexualité imposée va alors constituer la solution qu’il trouve à son clivage et à celui de l’Otre, et à son flottement du genre.

La volupté d’âme, wollust, jouissance sexuelle surtout féminine, devient une recherche permanente et un art de vivre, une « chose pieuse », éventuellement avec compensation.

Cette volupté différente de la jouissance, genuss (jouissance sexuelle des humains en vue de procréation, jouissance esthétique, gustative, etc.) de la béatitude, seligkeit, (de Dieu contemplant sa création, béatitude permanente des âmes), paraît bien

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s’apparenter à ce que Lacan a nommé jouissance Autre, bien que Schreber ne s’imagine jamais pas tout. Il est L’Un. S’il compte jusqu’à deux c’est pour retomber sur les pattes du un. En cela la religion de Schreber est un monothéisme. En cela sa sexualité est une bisexualité. En cela seule la mort de Dieu le libérerait du rapport sexuel

Je renvoie alors à mon intervention sur Weininger, et à l’écriture du rapport sexuel chez Schreber par Jean Allouch46, qui confirme que Dieu fait consister le rapport sexuel.

Conclusion : Ingérence et dictature

C’est de Cordoba en Argentine que j’ai ramené les quelques photos que je vous expose aujourd’hui.

Cordoba est la deuxième ville d’Argentine. Elle présente cette particularité d’avoir un quartier classé patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, la Manzana Jesuitica, ou encore quartier des lumières, datant de la fin du XVIe siècle, alors que les jésuites asseyaient leur domination dans la région, quartier tout à fait en activité autour d’une Université et de sa bibliothèque, renommée pour posséder des livres rares dans leur version originale.

J’ai pu y voir un lycée où les enfants portent encore des uniformes quasi militaires, sûrement des enfants de bonne famille !

Les nombreuses églises sont fréquentées. C’est de la cathédrale que j’ai rapporté entre autres ces photo pas de très bonne qualité de François d’Assise.

Comme Schreber ils sont illuminés, et si leur tête est entourée d’une auréole, elle a plus la forme de rayons lumineux que d’une auréole classique.

Illustr. 2 – Saint François d’Assise (DR)

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Illustr. 3 à 6 – Quelques exemples d’auréoles

Cependant, ma visite de la ville se poursuivant, je tombais au muséo supérior de bellas artes Évita, dans la nueva Cordoba, sur une exposition d’un peintre qui m’était inconnu, Carlos Alonso, qui exposait un travail de mémoire sur l’horrible Dictature qui avait sévi autour de 1976 à 1983. J’ai été saisie par leur similitude avec l’ingérence divine et les mémoires de Daniel Paul Schreber.

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C’est en sortant du musée alors que j’allais me reposer dans un jardin proche, que j’eu la suprise de voir au milieu de sculptures et d’installations comtemporaines, un totem.

Je m’en approchais. Je fus alors sidérée. C’était une statue d’Isabelle dite la catholique, l’amie de Torquemada. Je ne vous en dirai pas plus, mais j’ai eu honte pour Cordoba.

Illustr. 7 à 9 – Œuvres de Carlos Alonso (DR)

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Illustr. 10 et 11 – Statue d’Isabelle la Catholique au milieu d’installations contemporaines (DR)

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NOTES

1. Alda merini, La terra Santa, Oxybia édition, mai 2013, p. 33. 2. Michel Foucault, histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, Tel, 1972. 3. Jean Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort séche, Epel 1995, p. 319. 4. Lacan à plusieurs reprises dans le séminaire sur les psychoses en parle dans ces termes. 5. Je vous renvoie au Pierrot lunaire de Pierre Boulez et ses stridentes ritournelles. 6. Jean bottéro, Clarisse Herrenschmidt, Jean Pierre Vernant, L’orient ancien et nous, Arthème Fayard/pluriel, 2012, p. 151 : « Je suis Darius […] Perse fils de Perse, Aryen de souche Aryenne ». 7. Daniel Paul Schreber, Mémoires d’un névropathe, Seuil, p. 111. 8. Ibidem, p. 52. 9. Jean Allouch, Schreber Théologien, Epel 2013. 10. La fable mystique, Michel de Certeau, NRF, Éd. Gallimard, tome II, Paris 2013. Où mystique, spirituels, et illuminés sont repéres en tant que synonymes. 11. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 173. 12. Ibidem, p. 23. 13. Remarques psychanalytiques sur un cas de paranoïa décrit autobiographiquement, E.P.E.L l’unebévue, supplément au n°2, printemps 1993, p. 19 et note a p. 33. 14. Daniel Paul Schreber, op. cit., note de la page 21. 15. Ibidem, p. 118-119. 16. Ibidem, p. 28. 17. Prado de oliveira : émission les chemins de la connaissance sur France Culture, 24 09 2013. 18. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 53-54. 19. Walter Benjamin, Écrits français, Ed.Gallimard, folio essais, 1991, p. 169. 20. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 58. 21. Ibidem, p. 20. 22. Ibidem, p. 39. 23. Ibidem, note p. 40. 24. Ibidem, p. 76. 25. Ibidem, p. 55. 26. Ibidem, p. 10. 27. C’est moi qui souligne. 28. Daniel Paul Schreber, op. cit., note de la p. 64. 29. Ibidem, p. 64. 30. Charles Baudelaire, Œuvres complétes, une charogne, Gallimard, Bibliothèque de la pléiade, 1975, p. 31. 31. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 64. 32. Ibidem, p. 46. 33. Ibidem, p. 58. 34. Ibidem, p. 21 note. 35. Ibidem, p. 59. 36. Delphine Horvilleurs, rappelle que tzela ne veut pas dire cote, mais coté, et que donc si l’homme fut créé d’abord androgyne ou plutôt bisexuel, à Son image, une autre intervention divine en fit un homme et une femme côte à côte. Libération du 12 et 13 octobre 2013. 37. Lacan, Encore. 38. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 62. 39. Idem. 40. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 228. 41. Ibidem, p. 215.

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NOTES

42. « Le dessiner (dans le sens de la langue des âmes) consiste en l’untilisation volontaire de la force de l’imagination humaine dans le but de suciter des images (essentiellement des images-souvenirs) en la tête afin de les y donner à voir aux rayons)… comme si ils avaient une existence réelle. 43. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 223. 44. Ibidem, p. 225. 45. Daniel Paul Schreber, op. cit., p. 226. 46. Jean Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 131.

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LAURENT LEMOINE

« Cercle vertueux », « admirable échange » ou « nœud borroméen »

Ce que la « théologie » de Daniel Schreber fait à la psychanalyse et, en retour, ce en quoi l’analyse du Président Schreber impacte la théologie.

Pour introduire

Un grand merci d’abord pour l’invitation qui m’a été faite de la part de M. Jean Allouch à participer à vos travaux ! En choisissant Schreber, vous ne vous trompez pas de sujet ! Ni la théologie, ni la psychanalyse ne se trompe de sujet par ce choix… Reste à savoir de quoi on parle en termes de sujet et de choix ! En effet, me demander de vous dire quelques mots sur ce sujet, c’est pour moi faire retour sur mon choix comme sujet, à savoir théologien (et même, en l’occurrence, prêtre) et psychanalyste1… dans l’ordre ou le désordre que vous voudrez, même si j’essaie de m’autoriser de moi-même ! Du coup, je pense aux quelques autres dont parlait Lacan, ces quelques autres que vous êtes pour moi dans la temporalité de ce colloque, puisque travailler au « cas Schreber » (vilaine expression), c’est continuer mon analyse, en quelque sorte…

Je dirai d’emblée que ma modeste intervention s’est appuyée sur le petit livre, ô combien instructif, de J. Allouch2. Grâce à lui, j’ai revisité l’itinéraire du Président Schreber pour tenter d’en faire quelque chose d’autre que les discours diurnes et conscients, j’allais dire, bien connus par ailleurs.

Un dialogue encore balbutiant

C’est la question de l’impact réciproque foi/psychanalyse qui a retenu mon attention. C’est cette question dont je voudrais vous dire, à présent, quelques mots.

« Cercle vertueux », « admirable échange » et « nœud borroméen » sont trois expressions qui me sont venues à l’idée au fil de la lecture. C’est pourquoi, je les ai proposées à J. Allouch conscient déjà de leur caractère limité. Les deux premières appartiennent au vocabulaire théologique, la dernière au vocabulaire lacanien, évidemment.

Elles voudraient faire apparaître des correspondances entre théologie et psychanalyse. Correspondances au sens du dialogue Freud/Pfister, voire au sens de Baudelaire dont Siri Hustvedt a souligné tout l’intérêt3, et tout l’excès, car il s’agit

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bien de cela avec le « cas Schreber »4, d’un excès inassimilable tant par la théologie que par la psychanalyse, de sorte que l’analogie que nous pouvons tenter serait seule capable d’en dire quelque chose, d’en saisir quelque chose dans un dessaisissement plus grand encore…

J’ai la faiblesse de croire que le dialogue entre théologie et psychanalyse n’a pas encore eu lieu, si tant est qu’il ait un lieu, d’ailleurs… Après l’époque des précompréhensions plus ou moins idéologiques des uns contre les autres ou des autres contre les uns, il serait après tout possible de construire des rencontres « raisonnables » entre théologie et psychanalyse. Rassurez-vous ! Elles existent déjà ! Dans beaucoup de librairies, le rayon spirituel ou religieux côtoie étrangement – qui l’aurait cru ? – celui de l’univers psy avec un lieu de croisement majeur, celui du bien-être pour lequel nos contemporains sont prêts à toutes les confusions. Schreber, au moins, nous prémunit de cela ! Schreber est ailleurs. Il est un ailleurs, et pour la théologie, et pour la psychanalyse, une sorte d’antidote. Un dire atopique, en effet, ou utopique ? Schreber est en excès au cœur même du son manque de stabilité mentale. Il excède les catégories, ou classements, ou nosographies tant de la théologie que de la psychanalyse ou plutôt qui céderaient par trop à la « normopathie » ambiante. C’est en cela qu’il peut nous intéresser. À en croire Jean Allouch, même Freud est passé à côté du sujet, si je puis dire, en tout cas, en partie. Mais après tout, la théologie consommatrice d’orthodoxie jusqu’à la névrose ou de la part la névrose du discours conscient passe aussi à côté de son sujet, à moins que ce ne soit de son objet, Dieu !? Sujet/objet : voilà un sujet qui pourrait nourrir l’analogie entre foi et psychanalyse… Le détour de la mystique semble indispensable : sortir du sujet pour y revenir à nouveaux frais. C’est aussi ce que l’analysant fait aux frais de l’analyste… ou à ses frais… ?

Des extravagances passées de Schreber à son éventuelle prise en charge à l’heure de la T2A et du DSM

Je retiens notamment de l’apport de J. Allouch ce qui a toujours été pour moi un pressentiment : ce rapprochement par trop serré entre homosexualité et paranoïa que l’on fait quand on va trop vite. Le cas Schreber comme cas de paranoïa homosexuelle, comme si le contenu des délires schrébériens émargeait évidemment à l’homosexualité. En quoi sa féminité fait de lui un homosexuel ? De nombreux analysants relèvent de cette configuration psychique, alors qu’ils viennent vers nous, analystes, mariés et pères de nombreux enfants ! Et pas forcément dans le cadre de la structure psychotique, si tant est que la psychose soit une structure, mais, au moins, dans le cadre de la souffrance névrotique, celle que le malaise dans la culture génère avec ses propres déclinaisons conjoncturelles.

Si j’ai proposé l’expression de « cercle vertueux » ou d’« admirable échange » que j’ai voulu rapprocher de celle de « nœud borroméen », ce n’est pas seulement en guise de captatio benevolentiae. Je me dis que les points de jonction où il est possible de réfléchir ensemble sont les points qui habituellement nous dépassent de toutes parts. Que faire de et comment faire avec un patient dit « grand psychotique »

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façon présentation psychiatrique, et que faire de ou avec une Marie de la Trinité5 largement désaxée et totalement mystique comme il se doit ? cure de sommeil, cure analytique ou cura animarum, comme aurait dit Pfister ?

La normopathie ambiante crée un désir d’excès. Or, en psychanalyse comme en théologie, les figures excessives ne font pas défaut.

On peut décliner la chose au fil de la lecture de Schreber théologien. Ainsi, Jean Allouch commence-t-il par nous rappeler un propos trop peu connu de Lacan selon lequel la sexualité fonctionnerait comme une « défense contre une question proprement spirituelle »6. Je souscris sans hésitation à cette affirmation, mais j’ajoute aussitôt que l’on peut la retourner comme un gant, à moins que ce ne soit comme un nœud : une question proprement spirituelle du discours conscient est une défense contre la sexualité. On voit, ou plutôt, on écoute les deux dans nos parloirs dialogiques… ! Qu’est-ce qui a fait que l’affirmation de Lacan dans Logique du fantasme ait été si peu audible qu’il faille la faire à nouveau résonner aujourd’hui ? L’athéisme de ou dans la psychanalyste ou l’athéisme du psychanalyste ou de la séance ?

Les questions que posent Jean Allouch tout au long de son livre prennent un relief tout particulier compte tenu d’un certain retour du religieux aujourd’hui, lequel retour doit être analysable sauf à considérer avec Lacan que les vrais catholiques sont inanalysables. La fonction du religieux est précisément de faire retour et de donner sens. Schreber ouvre un espace différent qui serait celui du spirituel ou du mystique que la tradition chrétienne connaît bien. Cet espace, non seulement tolère, mais accueille et produit des formations de l’inconscient, si je puis dire, inassimilables, au sens où leur but n’est pas de faire sens. La poésie de Jean de la Croix ou celle de Thérèse d’Avila fait des vagues – pour reprendre la formule lacanienne – plutôt que du sens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle elles sont transmissibles par ceux qui, par exemple lors de leur voyage analytique, ont dû affronter les vagues, voire les tempêtes de leur chaos psychique intime. Nous ne sommes pas là affrontés au même type de croyance. La croyance close, un peu comme les morales closes, répète compulsivement à coup de paroles vides. La croyance ouverte relève plutôt de l’attente croyante (Glaübige Erwartung). Elle a partie liée avec le transfert et donc, possiblement, avec le désir. On aura peut-être tendance à croire (!) sur la base de ce que je viens d’avancer que le cas Schreber relève de la croyance délirante, psychotique, donc close et même forclose.

Oui et non. Oui si on pense Schreber selon les normes de la nosographie psychiatrique universitaire. Selon cette optique, quelle prise en charge lui serait proposée en 2013 ? Une évaluation sur la base des symptômes que l’on va dire en effet plutôt clairement paranoïaques, bien que cette entité tende à disparaître pour être incluse dans le vaste fourre-tout, le large spectre de la schizophrénie avec ses tiroirs et ses recoins qui en font le meuble peu élégant, au demeurant, du DSM-V. Et alors, que se passerait-il pour le président Schreber dans l’hôpital psychiatrique actuel soumis à la T2A et à la médecine de l’évaluation issue pour la première de

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M. Sarkozy, et pour la seconde du néo-scientisme actuel comme nouvelle forme de croyance religieuse ? Une primo-consultation avec le questionnaire que l’on sait et son cortège d’aveu (je n’ose dire ici confession !) et d’autocritique. Ceci fait, une première prescription d’Halopéridone ou autre neuroleptique atypique semble inévitable avec une évaluation du comportement du patient invité à se critiquer et à pouvoir accepter sa maladie. Contrôle quotidien de la médicamentation, de la nourriture, du sommeil, de l’hygiène, etc. Evaluation hebdomadaire en synthèse avec l’ensemble de l’équipe soignante, et puis, si les délires disparaissent, si le patient se sent moins menacé, ou poursuivi par Dieu et une mission divine à accomplir, possibilité de sorties le long du bâtiment d’abord, puis une journée, etc. Le but est, bien sûr, la réintégration progressive du malade en milieu professionnel, familial avec un suivi régulier à l’hôpital, à domicile favorisé par les infirmières à domicile et l’aide l’assistante sociale. Je tenais là à décrire un circuit classique que nous connaissons tous à l’hôpital. Le parcours de Daniel Paul Schreber serait, sans doute, bien différent dans le cadre de la psychothérapie institutionnelle qui, pourtant, introduit maintenant la médicamentation par psychotropes, ne serait-ce qu’en raison des contrôles administratifs.

Qui va s’intéresser aujourd’hui aux contenus de la production délirante de Schreber ? La créativité des symptômes de Schreber est grande. Elle a concentré toute l’attention de Freud pour qui les symptômes, de fait, sont des créations géniales. Le fondateur de la psychanalyse gardait à la fois une approche déliée de sa neurotica et soucieuse d’une forme de scientificité – au sens de la recherche des causes – que d’aucuns s’acharnent à lui refuser aujourd’hui. Lacan nous a orientés davantage encore que Freud vers le « parlêtre » soutenu par la philosophie, les sciences humaines de son temps, mais aussi la prise en compte de l’histoire de la spiritualité et de la mystique chrétiennes. Même si le style lacanien semble plus large pour écouter ce type de souffrance créatrice que la première mise de fonds freudienne, les deux analystes se rejoignent, à mon sens, sur un point au moins, l’écoute, ou encore, comme aurait dit Freud : « que font l’analyste et l’analysant quand ils se rencontrent ? Ils se parlent ». Mais qui écoute la souffrance psychique de nos jours ? Surtout quand elles s’apparentent à des créations aussi excentriques que celles de Schreber ? L’insolite… Ou l’extravagant7 ou le grotesque8, voire le monstrueux9… Tout cela s’associe assez bien, même si je déborde volontairement, quand on regarde de près les formations schrébériennes. On est aussi avec Schreber sur des thèmes comme le mélange ou la confusion des genres masculin et féminin, des thèmes qui prêtent à faire dialoguer les études de genre (et non la théorie forcément réductrice) et la psychanalyse.

Pas facile pour un interne en psychiatrie d’écouter à la manière dont un Maurice Bellet évoquait l’écoute comme tâche d’humanité : pas assez de temps, obligations liées à une médecine évaluée à l’acte, dépréciation de la dimension psychothérapique pour les « grands malades » comme pour le névrosé ordinaire à qui il est toujours plus rapide de prescrire. Voilà : vous l’aurez compris, je m’interroge sur la manière dont Schreber serait écouté aujourd’hui dans un univers

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surmédicalisé bien décrit par Roland Gori10, par exemple. S’ajoutent à ces tendances lourdes du moment que nous vivons un retour conjoint, que j’ai déjà mentionné, des valeurs et du religieux ou des valeurs religieuses en pleine mondialisation anonyme et menaçante à bien des égards. Dans ce contexte, Schreber menace ! Il déroute. Il angoisse. Comment un homme peut-il se vouloir femme pour être fécondé par Dieu ? Comment la psychanalyse à l’écoute de telles souffrances pourrait-elle prétendre servir un quelconque projet de normalisation sociale, voire éthique, que l’on voit soutenu de façon usuelle aujourd’hui dans le champ psychothérapique et psychiatrique ? C’est bien la « négation de la singularité du sujet » comme « l’évitement de l’angoisse »11, à commencer par celle du soignant lui-même qui est en jeu. Il me semble que le retour du religieux pénètre en profondeur et la science médicale, en l’occurrence, psychiatrique, et la spiritualité des religieux, qui risque de ne plus être une spiritualité d’appel au sens où Daniel Sibony12 définit la prière, mais une spiritualité au mieux de défenses obsessionnelles entée sur et hantée par orthodoxie et orthopraxie. Il y a là une sainte alliance que le cas Schreber vient contester radicalement. Pour quel profit ? Jean Allouch évoque citant Schreber une théologie « au bord du puits »13. Il soutient la thèse d’un plus grand respect du « point de vue théologique et philosophique »14 du président Schreber. C’est cela que je voudrais un tout petit peu discuter sur plusieurs points. Je le fais dans un contexte précis, celui de critiques sans égales jusqu’ici contre la psychanalyse. Les analystes, déjà du vivant de Freud, sont habitués à essuyer des critiques qui concernent tant la vie que l’œuvre de Freud. L’historiographie est faite d’ailleurs pour l’essentiel sur ces questions. Mais la vague actuelle est plus grosse et me semble nécessiter autre chose que « les chiens aboient et la caravane passe ».

L’extravagance de Schreber s’affiche aussi chez beaucoup de patients actuels mutatis mutandis. La psychanalyse, pendant ce temps, est mise à la marge de l’université, de l’hôpital, pour ne rien dire du champ social. Paradoxalement, elle ne se porte pas si mal que cela, merci ! Même si les patients s’allongent moins qu’auparavant. Schreber n’est pas le fou dangereux pour laquelle l’ancienne majorité présidentielle voulait donner de l’argent, afin que le système sécuritaire et système hospitalier se confondent à nouveau au moment où, ayant muté, la neuropsychiatrie renaît de ses cendres comme Jean-Didier Vincent l’avait bien prédit.

Théologie et psychanalyse : Encore…

Et voilà que le dire théologique de Schreber peut, voire doit être entendu… par des analystes comme dire théologique !? Qu’est-ce à dire ? Il me semble que le dialogue théologie/psychanalyse ouvre une espace inaccessible aux vrais catholiques, aurait dit Lacan, comme aux vrais laïcistes. Cet espace est trouble, en partie ; s’y risquer, c’est au moins de ne pas renvoyer les images en miroir, ne pas capter, ne pas annexer, cultiver la capacité d’étonnement chère au philosophe, démasquer concordismes et confusions potentiellement nombreux en faveur d’une analyse profane, au sens renouvelé de l’expression.

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« La Vérité ne peut nuire à la Vérité »15. De quoi le théologien aurait-il peur ? Perdre la foi ? Mais quelle est donc cette foi qui se perd comme un objet que finalement le bébé théologien ramène à soi ? Le théologien craindrait-il l’errance ? Mais j’avais compris que la foi avait une dimension à la fois native et nomade comme Abraham en route vers une terre inconnue, comme l’analysant qui part ne sachant où il va… signe qu’il s’agit de la bonne direction. Tout cela ne se rapproche que pour mieux se distinguer, mais c’est bien cela le nœud lacanien : vous pensez marcher sur une face de la bande de Möbius, alors qu’en vérité, c’est sur l’autre. Vous pensez pointer vers un horizon, alors que vous ne faites que re-parcourir, tel un chemin de fer avec les mêmes gares, et le décor que l’on retrouve jusqu’au moment où un acte manqué vous fait heureusement dérailler16…

Il y a comme un préalable nécessaire à l’enquête théologique que Jean Allouch veut mener pour le cas Schreber ou pour d’autres. Pourquoi les psychanalystes n’ont-ils pas accordé à la théologie une part substantielle, spécifique qui vaut par elle-même ? La sacra doctrina selon saint Thomas d’Aquin17 est une science18 qui dépasse toutes les autres19. Elle recherche l’intelligence de la foi en usant de la raison que Dieu a confiée à l’homme. Elle croit pour comprendre et comprend pour croire : voilà bien un cercle, un cercle herméneutique qui n’est peut-être pas complètement étranger à l’analyste. Si Dieu est sujet-supposé-savoir, l’analyste ne l’est-il pas nécessairement jusqu’à sa déchéance finale par l’analysant ? Le transfert, pire ennemi indispensable à l’analyse, développe une forme d’amour, de foi, de confiance, de croyance de l’analysant envers l’analyste : l’analysant croit en la capacité de l’analyste à l’aider à se comprendre… Illusion nécessaire. La fin de l’analyse, si fin il y a jamais, restitue non pas la santé ad integrum, terrible leurre contemporain, mais une capacité suffisante à croire en soi qui fait chuter l’analyste. Et croire en soi, en l’espèce, promeut une forme d’attente croyante de soi envers la vie qui advient et de soi comme capable, capax, d’encaisser, si je puis dire, de porter, supporter la vie qui advient.

On peut, bien sûr, considérer que la théologie fait partie du discours conscient et que, de ce fait, il est comme tel éminemment soupçonnable20. Sur ce terrain il faut aller franchement – autant que l’inconscient le permet ! – et au plus profond. Les contrefaçons sont légions et à dénicher tous azimuts, à commencer par ce qui n’a apparemment aucun intérêt, à la manière de l’analysant, toutes résistances dehors, qui vous déclare : « je ne vous parle pas de cela, car cela n’a aucun intérêt » ! La statue du Dieu pervers de Maurice Bellet21 est encore debout. Ce mouvement de déboulonnage, ou disons, en termes plus galants, d’éthique du soupçon à l’encontre de la religion des catholiques, pour reprendre Lacan, a été amplement conduit22, même si cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus rien à faire. Loin de là ! Il serait impossible de régionaliser la psychanalyse, ou de maintenir de façon étanche un domaine sacré à l’entrée duquel s’arrêterait l’enquête analytique. Ce n’est pas une raison pour nettoyer un domaine qui, un peu comme la philosophie, demande considération. C’est là où Schreber est d’une étonnante actualité à l’heure où les résultats relatifs à l’impact du religieux sur la psychothérapie se contredisent. Je sais

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bien qu’O. Mannoni évoque une « nouvelle théologie »23 au sujet des délires schrébériens. En quoi ? En ce qu’elle est hétérodoxe ? Il y en a eu d’autres auparavant dont certaines sont été ensuite adoubées24. C’est même là un mouvement bien connu de repentance catholique ! Le caractère très sexuel, voire injustement homosexuel, des thèses de Schreber ne plaident sans doute pas en sa faveur du côté de l’institution chrétienne demeurée très prude en la matière en dépit des travaux de Freud sur la sexualité infantile. Il existe une mystique érotique25 assez bien acclimatée en régime chrétien, mais dont il est vrai qu’elle demeure peu mise en valeur… Dommage. L’institutionnalisation du geste mystique qui, par définition, échappe est un mixte savant tissé d’indéniable originalité et de canons précis qui permettent in fine de valider la pensée mystique en question. Si Schreber est incontestablement original, il ne relève d’aucun canon ! Il est au bord, comme l’écrit J. Allouch26, et c’est bien ce type de pensée qui dérange tout le monde, toutes les institutions et les prêts-à-penser. Sa pensée recèle des ingrédients qui font éclater de l’intérieur les édifices les mieux structurés. La doctrine de l’autolyse de Dieu est aux antipodes du credo d’Athanase27, dont certains ont récemment tenté de rendre compte sous la forme de cercles qui seraient assez familiers à des praticiens lacaniens ! Mais ce faisant, Schreber vient provoquer et le psychiatre, et le psychanalyste et le théologien dans leur improbable dialogue sur des points de butée qui se jouent aussi à leur insu : folie et théologie, théologie et jouissance28, théologie fondamentale, éthique, philosophie, etc. Le chantier à peine ouvert, même si de nombreux travaux existent déjà, demande encore une lente et méticuleuse exploration.

On peut tout de même se poser la question en théologien de l’intérêt de l’apport de Daniel Paul Schreber. Que sa pensée soit « un brin » hétérodoxe n’épuise pas le sujet, si j’ose dire. Il y a des classicismes mystiques peu féconds à mon sens. Je regrette de devoir le dire au sujet de Marie de la Trinité, mais elle entre un peu vite dans les canons de la mystique autorisée. On ne peut guère faire ce reproche à Schreber. La forte composante érotique de ses extravagances n’est ni une gêne ni une garantie a priori ; en tout cas, c’est mon avis29. Une bonne question, selon moi, est celle de la créativité schrébérienne. Son inventivité ne relève pas seulement d’une théologie du bord que l’on borde et déborde sans cesse… Ce faisant, elle investit le cœur de la théologie, sous l’angle de la Création comme sous celui de la sotériologie, de l’eschatologie ou de la récapitulation, peut-on dire, en reprenant une image paulinienne30. En d’autres termes, les marges investissent le centre ! Ce mouvement-là est intéressant, mais pour quels fruits ? Une sorte de subversion de nos catégories, certainement. Une féconde « intranquillité » de nos disciplines et pratiques respectives ? Oui, aussi. Le sentiment à approfondir que nos pratiques d’écoute, notamment, peuvent établir un dialogue d’abord précisément en ce qu’elles ont de pratique, de clinique même ? Et pas non d’abord notionnel… ? Encore, oui.

Je listerai à présent les thèmes qui, à mon sens, méritent d’être travaillés à nouveaux frais du côté de la théologie : Dieu divisé d’avec lui-même. Thème intéressant qui n’est pas sans de nombreux précédents ou substrats, même éloignés, dans la

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Tradition chrétienne, orthodoxes ou hétérodoxes (questions de la liberté de Dieu et de l’homme et de la présence du mal dans la Création, un mal ontique comme un mal qui relève de la responsabilité du sujet…) ; Schreber haï par Dieu et ambivalence de fond du couple amour/haine dans la relation entre le Créateur et sa créature ; reformuler la thématique de la toute-puissance divine, puisque Dieu dépend de Schreber et que Dieu est menacé par sa création. J. Allouch me semble avoir tout à fait raison, quand il évoque le « panthéisme avec Dieu »31 de Schreber. On peut même élargir en suggérant poly, ou trithéisme, ou manichéisme comme étant des notions à associer aux propositions schrébériennes. Le point-clef, le point le plus fécond de l’apport schrébérien qui, pour le coup, me semble le plus en résonance avec la tradition mystique chrétienne est celui-ci : « Dans le combat de Dieu contre moi, c’est Dieu lui-même que j’ai eu à mes côtés »32. Nous touchons là à des formes de « bienheureuses confusions » qui font éclater inévitablement toutes les orthodoxies, en tout cas les orthodoxies closes, et qui sont typiques de l’expérience mystique propre à d’autres traditions religieuses autour du thème de la nuit mystique et de l’effacement des sens. Mystique et sexualité sont, on le sait, intimement liés. Je pense aux travaux de Françoise Dolto, de Louis Beirnaert, de Maurice Bellet, ou de Jean-François Catalan et de revues chrétiennes comme le Supplément à La Vie spirituelle ou la revue Carmel. En quoi l’itinéraire mystique fait franchir « les limites de la normativité hétérosexuelle »33 est bien la question centrale. Masculin et féminin ne sont pas premiers, mais « construits par spécialisation »34. La fécondité schrébérienne35 est nettement de ce côté. Ai-je besoin de contextualiser sur la base des débats de société dont nous sommes à peine sortis ?

En sens contraire, je ne suis pas sûr que tous et chacun des aspects de son érotologie divine soient particulièrement fructueux. C’est sa posture – à tous les sens du terme ! – qui me semble intéressante, même si je partage pour une part l’appréciation de Poitevin citée par J. Allouch : à en croire les thèses schrébériennes, l’humanité « perd toute chance d’être sauvée par le christianisme »36. J’ai dit « pour une part », car les semences du Verbe, le logos spermatikos, s’est répandu bien au-delà des frontières canoniquement délimitées de la Catholica, ce que saint Augustin avait déjà élaboré, et ce que Vatican II a amplifié il y a maintenant un bon demi-siècle.

Je terminerai sur une note plus psychanalytique. Schreber nous contraint, et c’est une heureuse contrainte, à apprendre ce que du Père chacun sujet est amené à faire, ou comment « s’en passer à condition de s’en servir »37… Psychanalyse et théologie, à vrai dire, tiennent à condition de supposer le nom-du-père, ce que Lacan dit pour la psychanalyse, en tout cas, de façon expresse38. Schreber y est-il parvenu ? Et nous aujourd’hui compte tenu, par exemple, des recompositions contemporaines de la parentalité ? Le mérite de Schreber est de nous empêcher de boucler le débat, sauf à jouer sur, ou avec, ou de la boucle borroméenne, à moins qu’il n’y ait intérêt à changer le cran de la boucle, voire carrément à l’ouvrir sur un admirable échange avec la théologie… ? Ultime fantasme ?

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JEAN-LUC COUDRAY

Schreber et la mystique

J’ai tenté dans mon texte (cf. Schreber Président) d’interpréter les affirmations théologiques de Schreber à la recherche d’une possible cohérence métaphysique. J’aimerais m’interroger maintenant sur la relation entre Schreber et la réalité mystique. La perturbation psychique peut-elle donner accès à des jouissances mystiques ou à des expériences interdites aux personnes équilibrées ? Schreber aurait-il des intuitions métaphysiques ? Serait-il mû par une soif d’absolu ? Ces attentes, expériences ou intuitions pourraient-elles organiser sa vision et nous aider à l’entendre ?

Introduction

Lorsque Pacôme Thiellement m’a demandé d’écrire un texte sur Schreber, je n’avais lu que le texte de Freud à son sujet. J’ai donc lu les Mémoires d’un névropathe, et ce texte m’a fasciné par ses idées métaphysiques, sa dimension poétique et sa capacité de conviction. Il provoque une sensation de dévoilement, dévoilement de réalités métaphysiques ou psychiques, sans qu’on puisse distinguer nettement entre les deux.

Dans mon texte, Les Raisons cosmologiques du président Schreber, j’ai tenté un parti pris. Celui de prélever quelques idées théologiques dans ses écrits et de les justifier sur un plan métaphysique. C’était à la fois un exercice de style humoristique et une expérience. L’expérience de tenter de montrer qu’une production dite délirante peut s’avérer être une véritable pensée.

Les machines à éduquer du père de Schreber

La première question qui se pose est le rapport entre Dieu et le père de Schreber. En réduisant Dieu au père, on évacue Dieu. Mais peut-on, en restituant à Dieu sa place, évacuer si aisément le père ?

Le père de Schreber a imposé à son fils des machines à éduquer qui contraignaient physiquement le corps pour l’obliger à des postures vertueuses, comme le maintien du dos droit à table ou des mains le long du corps dans le lit pour empêcher la masturbation. Or, ces machines ne se contentent pas de transmettre que la vertu

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s’éduque par la force. Elles déploient une mise en scène où la mécanique produit de la morale.

Préface au « système de gymnastique de chambre » de D.G.M. Schreber

Dans le petit livre du père de Schreber, Système de gymnastique de chambre médicale et hygiénique nous remarquons, dans la préface, deux petites phrases chez cet auteur un sentiment de la contrainte :

En nous donnant une certaine dose d’énergie et de capacité intellectuelle, la Providence nous a imposé d’utiliser ces dons… […] [L’homme] est dans l’obligation de mettre réciproquement en usage ses forces spirituelles et ses forces matérielles.

Pourquoi cette obligation ? … sous peine d’une mauvaise santé.

Nous sommes déjà dans une métaphysique de la contrainte.

Machine judiciaire

Or, ces machines à vertu sont à rapprocher des machines à torture du Moyen Âge. Ces dispositifs avaient pour fonction la mise en scène d’une production de vérité. Le supplicié, contraint à la confession, était ramené à une attitude morale. Après son aveu, il était pris ensuite dans la machine judiciaire. Il était racheté par la persécution venant de la justice. Et Schreber était magistrat.

Théologie persécutrice

La physique du XIXe siècle était mécaniste. L’univers était conçu comme une horloge. Bergson nous dit justement : « L’Univers est une machine à faire des dieux. » Et si l’Univers se sert ainsi de la mécanique pour contraindre à la vertu, les machines du Père de Schreber mettent bien en scène cette théologie mécaniste. Il s’agit donc bien d’une théologie, qui présente l’univers comme une machine persécutrice.

Dans cette vision, où l’univers-machine, fonctionne de manière autonome, Dieu est absent tant que la machine s’occupe à sa place des affaires du monde. C’est la fonction d’une machine : être autonome et remplacer l’homme. À l’échelle du cosmos, la machine cosmique remplace Dieu. Elle lui permet d’être absent. Cette vision s’associe très bien avec la vision chrétienne dans laquelle Dieu est en dehors d’un monde désacralisé (désacralisation qui a permis la domination de la nature), contrairement, par exemple, au panthéisme de l’hindouisme. Or, une machine peut se détraquer.

S’il y a rupture de l’ordre de l’univers, Dieu apparaît. Il est alors contraint, par le désordre, à une intrusion dans le monde des vivants.

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Tout cela se déduit des machines du père de Schreber. Et nous sommes déjà dans la théologie schrébérienne.

Le dieu de Schreber est le produit de la théologie du père de Schreber

Ainsi, le Dieu de Schreber ne représente pas le père persécuteur de Schreber. Il est le produit d’une théologie déjà induite par les appareils moralisants du père.

Automaticité de la parole

Nous trouvons ensuite dans la théologie schrébérienne des éléments qui prolongent naturellement le point de départ paternel.

Schreber nous dit : Les rayons cherchent automatiquement ce qui manque dans les paroles restées en suspens. C’est dans leur nature. Les rayons sont contraints de parler.

La parole contrainte par l’automaticité, c’est encore une fois la production de vérité contrainte par une machine. Nous sommes encore dans la métaphore des machines à torture et de la justice. Dans cette image de la recherche automatique des paroles restées en suspens, le langage est réduit au langage logique et les rayons à des logiciels qui complètent les trous logiques. Nous y voyons une anticipation du monde informatique et de la dimension totalitaire du système technicien.

Dieu agit contre ses intérêts

Dans une telle mécanisation du sens, agir contre son intérêt n’est-il pas le seul champ qui reste à la liberté ? Dieu lui-même, c’est-à-dire le sens lui-même, est contraint d’agir à l’inverse du bon sens pour retrouver du sens. Cette contradiction rompt effectivement l’ordre de l’univers.

On voit bien que Schreber construit une théologie induite par la vision scientiste de l’époque et les dispositifs correctifs de son père.

Mais adhère-t-il tant que cela à cette théologie ?

Perte de foi

Or, il se passe en même temps deux événements. L’effondrement de Schreber lorsqu’il est nommé président d’une juridiction importante et sa brusque conviction comme quoi il serait particulièrement beau d’être une femme et de subir l’acte sexuel. Tout se passe comme s’il cessait de croire à la théologie judiciaire. Il s’écroule comme lors d’une perte de foi. En même temps, surgit chez lui une idée immorale associée à celle de beauté. L’idée du beau transcende déjà l’opposition morale entre le bien et le mal. Il s’agit d’un détournement. La persécution (puisqu’il s’agit malgré tout de subir l’acte sexuel ainsi que l’éviration – transformation en femme) est détournée de sa fonction d’édification morale pour servir une autre dimension, celle de l’accession au mystère de la beauté.

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Passage du théologique au spirituel

Dès lors, nous pouvons supposer un mouvement général dans l’aventure de Schreber. Sa lente transformation en femme serait une tentative de se dégager d’une théologie persécutrice par l’accession à une spiritualité authentique, par la voie du renoncement, de l’abandon. Notons que le renoncement à la maîtrise est une attitude originale pour un paranoïaque.

Mais Schreber se trouve dans un conflit produit par un état intermédiaire. Il croit encore à sa théologie tout en n’y croyant déjà plus. Dieu n’est pas encore mort, Schreber n’est pas encore une femme.

Schreber parle de « désarroi religieux temporaire ». Il y a bien une perte de foi. J’y lis plus qu’une perte de croyance. Le désarroi est un effondrement des repères les plus solides. Faisons un lien avec l’expérience de Satprem. (Satprem est français malgré ce nom indien donné ensuite par son maître spirituel Shri Aurobindo). Satprem, torturé par la Gestapo, perd tout fondement. « Quand il ne reste rien à quoi s’accrocher, dit-il, que reste-t-il ? » C’est au fond de ce désarroi qu’il trouve son expérience spirituelle. Expérience dont il retrouvera la nature dans le regard d’Aurobindo, plus tard, en Inde avec qui il s’installera.

Or, dans son effondrement, Schreber s’ouvre à l’idée qu’une autre expérience, celle de la beauté, devient possible.

L’inversion mystique

Dans les points de vue hindouistes et bouddhistes, la nature de notre être nous précède. La « nature de Bouddha », par exemple, qui est notre vraie nature, est inconditionnée, non-née, non-composée, c’est-à-dire indépendante de la forme et du temps. Ainsi, le corps n’est pas la cause de la conscience, de même que l’évolution des espèces n’est pas la cause de la nature de l’homme.

C’est un point de vue inverse de la vision scientifique dans laquelle tout se construit, le corps, le psychisme, l’évolution, pour produire la conscience qui n’est qu’un effet de l’organisation de la matière.

Ce corps, machine organisée, qui produit de la conscience, semble métaphorisé par les machines à produire de la vertu.

Le père masque Dieu

Cette inversion du point de vue mystique ouvre une possibilité quant à la question du père et de Dieu. Si l’enfant, à la naissance, baigne encore dans une intuition de sa nature divine, avant qu’elle ne soit masquée par des identifications réductrices, nous pouvons supposer que son aliénation commence lorsque les parents prennent la place de Dieu. La soif d’absolu du nourrisson rencontre la présence parentale qui fait écran entre lui et le mystère. Il divinise les parents. Ainsi, Dieu n’est pas la projection du père dans le ciel. C’est le père qui occupe indûment la place de Dieu.

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Le père est un usurpateur. D’une manière plus générale, l’absolutisation des objets engendre les addictions. Que ce soit la bouteille de vin ou la femme désirée, c’est Dieu que nous cherchons. Sans cette attente de Dieu, le monde aurait-il le même attrait et la même capacité à nous tromper ?

Ainsi, le monde et ses objets sont également des usurpateurs. On pense à Schreber et à son sentiment des hommes dessinés à la « 6-4-2 » ou des étoiles desquelles Dieu a retiré son investissement.

Effondrement et abandon

Les deux aspects qui m’intéressent chez Schreber sont l’effondrement et l’abandon à Dieu. Les deux choses dont je suis incapable. Et je me suis demandé si l’incapacité à s’engager dans une voie mystique comme de s’effondrer ne relèvent pas d’une cause unique.

Je pense à Descartes. Son doute systématique est une forme d’effondrement. En fait, il mime l’effondrement. Il cesse d’adhérer. Il ne peut adhérer à rien sans avoir au préalable tout examiné pour adhérer en pleine conscience, en pleine liberté. Mais il s’empresse d’ajouter qu’il faut bien vivre et que, le temps de tout examiner, il adopte des croyances provisoires.

Ce sont des croyances provisoires que nous adoptons tous, parce qu’il faut bien vivre. Elles nous protègent contre l’effondrement. Mais elles empêchent en même temps les croyances véritables, les adhésions libres. C’est la même cause qui empêche l’effondrement et la liberté.

Faut-il alors s’effondrer pour retrouver la liberté d’une adhésion consciente ?

Le « il faut bien vivre » exprime une contrainte, une obligation à croire. Contrainte et croyance, obligation et adhésion, nous sommes déjà dans une théologie de la force, dans une machine qui force la mise en scène de la vertu.

En s’effondrant, Schreber s’évade de ces machines à vertus. En se transformant en femme, il montre qu’il faut se désidentifier pour accéder à Dieu.

Question de l’effondrement

« Effondrement » évoque la chute. Ce qui s’effondre cesse de lutter contre la pesanteur. Or, deux choses luttent contre la pesanteur : la matière animée et la matière inanimée. La matière animée, la vie, se dresse à rebours de la pesanteur par une dépense d’énergie, que ce soit la pousse de l’arbre ou l’exercice musculaire du corps animal. la matière inanimée s’oppose à la pesanteur par la rotation. Il n’y a aucune dépense d’énergie. C’est l’ordre de l’univers, énorme machine rotative qui, par son mouvement d’horloge, organise l’élan premier, celui de l’explosion initiale, pour contrer la gravitation et maintenir ce qu’on appelle l’espace, qui permet justement la distanciation et la distinction.

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L’effondrement psychique étant une perte de l’ordre intérieur, celui qui distingue et distancie, il représente métaphoriquement une perte de l’ordre de l’univers.

Dieu obligé à une dépense d’énergie

Dans la vision schrébérienne, Dieu lui-même tente de lutter contre l’effondrement qui résulterait de son attraction vers les êtres qu’il a créés, ceci étant contraire à l’ordre de l’univers. Tout se passe comme si Dieu, ne pouvant plus compter sur l’ordre de l’univers qui permet la distanciation sans dépense d’énergie, devait lutter contre la gravitation à la manière humaine, soit en dépensant de l’énergie. Dieu se trouve soumis alors effectivement à un rapport de force, le même qui oblige l’homme à bander ses muscles pour quitter son lit le matin, alors que l’ordre du monde lui permettait autrefois de n’être qu’une âme pure, préoccupée seulement des questions morales. La perte de l’ordre de l’univers implique alors effectivement une incarnation de Dieu dans la matière, puisqu’il est soumis à l’obligation corporelle de dépenser de l’énergie, de se battre en termes quantitatifs. Dieu est donc contraint à une intrusion dans le monde.

Schreber doit jouir et penser continuellement

Schreber, ayant perdu son ancien ordre intérieur, doit lutter contre l’effondrement par une permanente dépense d’énergie, en pensant ou en jouissant continuellement, sa situation humaine se calquant, de ce point de vue, sur la situation divine.

Ramenons cela à la situation ordinaire de l’être humain. Nous sommes soumis à une pensée continuelle. Il semble impossible de s’arrêter de penser. C’est comme si nous avions en nous une machine qui s’occupe, à grande dépense énergétique, de soutenir en permanence un psychisme qui, sans cela, s’effondrerait. L’hypothèse mystique est que notre nature réelle, si nous en prenions connaissance par la voie intuitive, nous révélerait un ordre intérieur qui nous abstiendrait de lutter continuellement. Inversement, c’est cette lutte de la pensée qui nous empêcherait d’accéder à la rencontre intuitive avec nous-mêmes. Les pratiques méditatives ont pour fonction, non pas d’arrêter la pensée (mauvaise traduction du deuxième sutra des « yoga-sutras » de Patanjali), mais, comme le précise ce deuxième sutra, d’arrêter les fluctuations de la pensée, c’est-à-dire cette pollution au service illusoire d’un maintien du psychisme. Comme dit Swami Ramdas (autre mystique de l’Inde), nous sommes libérés lorsque nous cessons de nous battre.

Le Dieu de Schreber semble avoir perdu la dimension mystique pour s’effondrer dans le religieux. Du coup, il devient humain, c’est-à-dire faillible, haineux, et mortel. Dieu cherche à se sauver, c’est-à-dire à retrouver l’immortalité.

Tout cela nous amène à ce thème de l’imperfection divine, cher à Schreber.

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Les miracles, indices d’une imperfection divine

Les miracles, manifestations discordantes dans la cohérence du monde, ressemblent à des lapsus divins. Dieu est incapable de rester entièrement en retrait du monde. Il déborde comme une vérité qui serait, sinon, masquée par la cohérence des apparences. Schreber perçoit la vérité par le biais de ces anomalies. C’est déjà l’indice d’une imperfection divine.

Dieu, à la création du monde avait déjà, selon Schreber, mis en place les conditions d’une rupture de l’ordre de l’univers.

Imperfection de Dieu

Dieu n’a jamais été l’être d’absolue perfection que la plupart des religions reconnaissent en lui, nous dit Schreber.

Comment faire dériver la multiplicité du monde de l’unité divine si Dieu est parfait ? La soupe primordiale de l’univers a permis un univers parce qu’elle n’était pas homogène. L’idée d’un Dieu comportant des grumeaux est proprement hindouiste. C’est la théorie des gunas. Chaque objet ou être de ce monde est une composante de trois gunas, qui sont trois variables universelles. C’est le déséquilibre des trois gunas qui permettent l’existence du monde phénoménal. S’ils s’équilibrent, le monde se résorbe dans le non-manifesté. Mais, selon la tradition hindoue, lorsque, au cycle suivant, un nouveau monde se manifeste, c’est parce qu’il restait un léger déséquilibre au niveau des gunas, une mémoire du monde précédent, sans quoi la renaissance serait impossible. C’est donc l’imperfection de l’absolu qui permet l’apparition de la multiplicité.

Il s’est perpétré un meurtre d’âme, nous dit Schreber.

Le meurtre d’âme peut étonner puisque le corps est mortel et l’âme immortelle. Mais l’âme, étant d’essence divine, contient les mêmes imperfections que Dieu. C’est cette imperfection qui lui permet de s’unir au corps. En conséquence, elle paie cela d’une mortalité possible.

Dieu perd de la béatitude dans le corps de Schreber.

Dieu n’est donc pas infini. C’est encore une imperfection. Mais elle s’explique. C’est grâce à sa finitude que son amour, qui est un don, lui coûte quelque chose. Un amour qui ne coûte rien n’a pas de valeur. Il faut donc un Dieu imparfait pour concevoir un Dieu aimant.

Une conséquence de l’imperfection de Dieu, c’est la politique d’importunités dirigée contre Schreber. Schreber est envahi de tracasseries (voir texte de Fabrice Petitjean dans Schreber président).

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La dimension profane de la démangeaison

Or, la souffrance ne barre pas l’accès au sacré. Un deuil n’empêche pas la prière dans une église. Par contre, un moustique nous distraira de notre attitude dévotionnelle. La tracasserie divise alors que le chagrin unifie.

C’est ce qu’a compris la publicité. Par leurs mouvements saccadés, les panneaux publicitaires déroulants et lumineux profanent à la fois l’espace public et la conscience humaine. Ils désacralisent.

Schreber est envahi de démangeaisons psychiques. Mais Dieu aussi. En étant divisé et mesquin, Dieu est désacralisé.

La rupture de l’ordre de l’Univers, c’est la désacralisation de Dieu qui entraîne la désacralisation de Schreber.

Le retour au sacré se fait par la transformation en femme. Nous ne pouvons manquer d’évoquer la Mère Divine de l’Inde, cette dimension sensuelle de la spiritualité. Or, la sensualité n’est pas possible en cas de démangeaisons. L’ennemi de la spiritualité n’est pas le sexe, mais le moustique.

Le presque rien

En fait, Schreber lutte contre presque rien. C’est ce presque rien, qui a la capacité de diviser, qui est l’ennemi le plus redoutable.

La morale lutte contre le mal qui est toujours spectaculaire. Le candidat mystique lutte contre le presque rien qui lui masque sa nature véritable. Schreber, si sensible aux importunités, n’est plus dans le conflit théologique moral, mais dans une véritable recherche de l’être.

Nous pensons à la lutte contre les fluctuations de la pensée, visées par les pratiques méditatives. Schreber s’adonne dans son séjour à l’hôpital à des tâches ménagères ou au piano ce qui, selon ses propres dires, le calme. On pourrait y voir l’intuition d’une pratique méditative.

Incarnation dans un impensable

Transformation progressive en femme, mais jamais aboutie.

Schreber est installé dans un état intermédiaire, c’est-à-dire un impensable. J’y vois la recherche d’une incarnation dans un état sans concept pour une appréhension directe d’une réalité inconcevable.

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NOTES

1. Ce qui ne plaisait guère à Freud. 2. J. Allouch, Schreber théologien. L’ingérence divine II, Paris, Epel, 2013. 3. Siri Hustvedt, La femme qui tremble. Une histoire de mes nerfs, Actes Sud, 2010. 4. Expression affreuse ! 5. Voir, Par exemple, Marie De La Trinite, Le Petit Livre des grâces, Ed. Arfuyen, 2002. Chez le même éditeur, Consens à n’être rien, etc. 6. J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., Envoi. 7. Extra+vacant (qui va librement à l’extérieur) : « qui n’est pas inséré dans les recueils canoniques » ou dans les dictionnaires de psychiatrie… 8. Au théâtre, c’est le mélange des genres : le comique, le drame… 9. Pour Michel Foucault, il s’agit encore du mélange des caractéristiques. C’est l’anomalie du masturbateur, l’incorrigible, la bête de foire, etc. Voir, par exemple, M. Foucault, Les anormaux. Cours au Collège de France. 1974-1975, Paris, Gallimard/Seuil, 1999. 10. Par exemple, R. Gori, La fabrique des imposteurs, Ed. Les liens qui libèrent, 2013. 11. Voir Jocelyne Choisnet, « Quel devenir pour la souffrance psychique au XXIe siècle ? » in Mediapart, 22 oct. 2013. 12. D. Sibony, Nom de Dieu. Par-delà les trois monothéismes, Points, 2006. 13. J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 28 et note 38. 14. Idem, p. 11. 15. Référence théologique, en l’occurrence, issue d’un père du Concile Vatican II. 16. Jean-Bertrand Pontalis a amplement exploité ce thème. 17. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Paris, Cerf, 1994, tome 1, Ia, q.1. 18. On fait équivaloir habituellement chez S. Thomas science sacrée et théologie, alors que, probablement, l’expression « science sacrée » chez l’Aquinate désigne l’ensemble du mystère chrétien révélé. 19. Ia, q.1, a. 5. 20. Autrement dit, a minima, l’attitude de Freud vis-à-vis de la philosophie. 21. M. Bellet, Le Dieu pervers, Paris, Desclée de Brouwer, 1998. 22. Jean Allouch évoque un « déferlement » de commentaires psys sur le cas Schreber. Voir J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 41. 23. Idem, p. 44. 24. Thomas d’Aquin d’abord condamné par l’évêque de Paris. 25. Par exemple, la religieuse franciscaine Angèle de Foligno au XIIIee siècle. 26. J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 45. 27. Symbole « Quicumque » dit d’Athanase (entre 430 et 500 ?) in G. Dumeige, La foi catholique, Paris, Ed. de l’Orante, 1975, p. 9 et 10. 28. Je pense ici au trio Béatitude/Volupté/Jouissance. Voir J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 68. 29. Le dossier théologique est fort bien synthétisé et prolongé dans l’encyclique Deus est caritas de Benoît XVI qui contient cette formule remarquée mais trop peu exploitée de « l’Eros de Dieu »… Voir Benoit XVI, Dieu est amour, Paris, Bayard/Cerf/Fleurus-Mame, 2006. 30. Par exemple en Ephésiens 1 et 2. 31. J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 87. 32. Cité par J. Allouch. Idem, p. 93. 33. Idem, p. 127. 34. Idem, p. 139. 35. Expression en elle-même significative… 36. J. Allouch, Schreber théologien, op. cit., p. 180.

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NOTES

37. J. Lacan, Séminaire XXIII. Le sinthome, avril 1976. Authenticité contestée de la citation. 38. Ibidem.

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JOËLLE OURY

Un nom de père peut-il se changer en bombe ? À propos de Daniel H.

Psychose : une structure nous dit-on. Il y a un trou quelque part : défaut dans la trame, maelström peut-être, où va sombrer toute humanité. Comment s’arranger avec ça, vivre quand même, un parmi d’autres ? C’est difficile, éreintant. Il y a « la solution Schreber », longuement commentée depuis un siècle. Mais il y en a d’autres : je parlerai ici de celle (s) de Daniel H., le pâtissier, qui luttait contre le péril nucléaire. Autant de « bris-collages » sans doute qu’il y a de psychotiques de par le monde. En finir avec le « type clinique », les « cohortes » de malades homogènes ; découvrir la diversité, et la richesse de chaque ingéniosité singulière.

Je remercie d’abord Jean Allouch de m’avoir invitée à ce colloque. Il a pensé que Daniel Paul Schreber et Daniel H. auraient avantage à se rencontrer ici, c’est ce que je vais essayer de faire, avec un peu d’appréhension, bien sûr. J’imagine que vous connaissez parfaitement les Mémoires1, et j’espère que vous avez lu, au moins un peu, l’histoire de Daniel H.2, car je ne la reprendrai pas ici en détail. Je cite souvent le séminaire Les Psychoses3 de Jacques Lacan. (Les références précises à ces trois livres sont dans le texte.)

Argument

Il était une fois un homme qui s’appelait Daniel H. Il était né le 24 août 1910, à St Maur des Fossés. H, c’était la première lettre du nom de son père, de son patronyme (je ne précise pas ici les autres lettres de son nom, car, je crois, ça n’a pas d’importance). J’ai raconté son histoire dans un livre : La modeste contribution d’un pâtissier à l’équilibre terrestre.

Pendant une grande partie de sa vie, Daniel a gardé ce nom, H, avec lui, à ses côtés. Mais ce nom n’était pas bien arrimé, il ne le « représentait » pas… H, sans doute, n’attendait qu’une occasion pour se faire la belle ! Et c’est ce qui est arrivé !…

Depuis l’explosion d’Hiroshima, en août 1945, on connaissait la bombe atomique. Malgré la guerre de Corée, malgré l’Indochine, l’opinion était un peu somnolente…

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Quand, le 1er mars 1954, une énorme bombe H a explosé dans l’atoll d’Eniwetok, en faisant de nombreuses victimes, alors là, le monde a reçu un choc !

Daniel aussi, en première ligne : car H, menaçant, a surgi dans le réel, et c’était une bombe !

Que devenir quand le nom du père explose comme ça, et que ça peut recommencer à tout moment ? Avoir un nom, c’est généralement utile, qu’il soit beau ou laid : ça aide à habiter quelque part, dans un corps en particulier ; ça sert à se situer dans le monde humain, dans l’ordre des générations notamment : qu’est-ce que c’est être un père, être un fils, et tout ça…

Daniel a dû s’arranger de cette innommable défection de H, et s’inventer, de toutes pièces, « par la grâce de Dieu », un autre nouage, très personnel et longtemps efficace, pour continuer à vivre parmi les autres.

Daniel Paul Schreber s’était trouvé dans un embarras comparable. Il s’en était laborieusement tiré, lui aussi, par des créations pour le moins originales.

Je voudrais ici mettre en regard les solutions trouvées par ces deux sympathiques Daniel, en remarquant au passage que Dieu y occupe une place de choix !

Commencements

Il y eut un temps – mais est-ce que la notion de temps avait un sens en ce temps-là ? – il y eut un temps, donc, « où tout était conforme à l’ordre de l’univers ».

C’était, comme s’en émerveille Schreber, « une construction prodigieuse et sublime4 » : Dieu se réjouissait de son pouvoir créateur ; il s’éloignait ensuite à juste distance de ses créatures, des personnes vivantes, pour se préserver de leur pouvoir d’attraction. Il pouvait ensuite, sans risque pour lui, s’approcher des cadavres pour extraire d’eux les nerfs purs, et les éveiller à une nouvelle et céleste vie5. Certes, dit Schreber : « Dieu, en tant qu’il crée, aliène en un certain sens une partie de lui-même », mais « cette perte apparente trouve (ait) sa compensation, lorsque après des siècles et des millénaires, les nerfs d’hommes défunts… lui faisaient retour en tant que vestibules du ciel. » C’était une circulation tout à fait équilibrée et, comme ces nerfs revenaient à Dieu « avec toute la somme des impressions enregistrées pendant leur existence », Dieu était au courant du Progrès, des chemins de fer, des rayons X ! Il n’avait guère de nécessité de voir « l’intérieur de chaque homme pris individuellement…, ni de lui sonder à tout instant les reins et le cœur » (Schreber ajoute cependant que, « quand en survenait le besoin », Dieu se gardait « la possibilité » de connaître l’intérieur d’un être humain par voie de raccordement nerveux, mais ce genre d’intrusion ou « d’ingérence divine » restait vraiment exceptionnel (un peu comme les écoutes téléphoniques actuelles, à la limite de la légalité !…).

Daniel H., lui aussi, évoque « un temps idyllique » quand, tout jeune, il vivait aux côtés de son père6 : « Dès mon plus jeune âge, j’ai été attiré et enthousiasmé par

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toute la Création, et surtout par ce mystère qui permet à notre boule ronde de tenir ainsi dans l’espace… » Son père lui transmettait tout ce qu’il savait.

C’était le bon temps, comme on dit. Mais voilà, il s’est passé des choses…

Événements

Pour Daniel Paul, il s’agirait d’un mystérieux « meurtre d’âme, suivi de beaucoup d’autres… car l’appétit vient en mangeant ». Ce meurtre d’âme aurait été perpétré au XVIIIe siècle, du côté des familles Flechsig et Schreber7. Les pratiques pédagogiques du père Schreber donnent à penser, mais la censure du chapitre III par ladite famille rend l’affaire définitivement obscure. Daniel Paul évoque8 « un grand trou dans le temps, creusé dans l’histoire de l’humanité… » qu’il n’appréhende que par ses effets ravageants.

Daniel H., lui, parle d’un coup de fusil : il a 12 ans quand son père, bien dépressif, décide de liquider la famille. Il tire une balle dans la tête de Daniel avant de retourner une arme contre lui. Une explosion, donc, un trou dans la mastoïde gauche. Et les voilà, père et fils, mêlant leurs sangs, et transportés dans le même hôpital.

Les années passent, le XVIIIe siècle est loin, Schreber ne semble pas très affecté par les meurtres d’âme, il poursuit une brillante carrière juridique. Il n’a qu’un vrai regret : les enfants ne viennent pas.

Daniel H., de son côté, garde une cicatrice près de l’oreille, mais il exerce tranquillement son métier de pâtissier.

De notre point de vue, il y a eu un « abus », un abus exorbitant du père sur le fils ! Les deux Daniel n’en parlent guère directement, mais c’est quand même l’Ordre Divin qui s’est fâcheusement déréglé !…

Beaucoup plus tard, lors d’une période, dit-on, de surmenage, ils reçoivent, l’un et l’autre, une Révélation :

— Pour Schreber, c’est au début novembre 1893, en cette nuit troublante et décisive : il lui vient cette idée « que tout de même, ce doit être une chose singulièrement belle que d’être une femme en train de subir l’accouplement. »

— Pour Daniel H., l’instant est encore plus précis : quelques jours après que son patron Georges l’ait traité d’enculé, la vérité explose ! Voici ce qui se passe dans la nuit du 25 au 26 mars 1949, à 4 h du matin : « en manœuvrant sa pelle pour enfourner les gâteaux », il comprend « tout à coup que les deux pôles de la terre sont comme au bout d’un balancier… », chaque pôle se rapproche en alternance du soleil. Il en déduit les causes de l’équilibre terrestre, son extrême fragilité, et l’effroyable catastrophe qui résulterait d’une décongélation inopportune de l’un des pôles par une bombe atomique9.

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Ces révélations sont terribles, et marquées d’étrangeté… Voilà ce que l’on nomme habituellement le déclenchement de la psychose. Rien ne sera plus comme avant. La mission est lourde, qui s’abat soudain sur l’un et l’autre Daniel (sans qu’on puisse encore la définir, cette mission…).

Dès lors, les raccordements abusifs de nerfs intensifient leurs effets ravageants chez Schreber ; il est donc très vite ré-hospitalisé à la clinique Flechsig (Il a sans doute connu, quelques années plus tôt, un premier « déclenchement », mais il n’en dit rien dans ses Mémoires).

Daniel H., lui, continue tant bien que mal son travail de pâtissier, mais il est de plus en plus absorbé par la mission que Dieu lui a confiée : il doit à tout prix maintenir l’équilibre de la Terre dans le ciel, en dénonçant le péril nucléaire. Ce n’est que quand il déposera une bombe d’avertissement au Sacré-Cœur de Montmartre, la nuit de Noël 1955, qu’on le mettra au trou, puis, définitivement, à l’hôpital psychiatrique.

Un trou

Un trou… Il y a un trou quelque part, tout le monde en parle !

Les psychotiques eux-mêmes,

Schreber donc10, avec ce « grand trou dans le temps, creusé dans l’histoire de l’humanité. » Ou encore11 « […] une faille qui présente un lien des plus étroits avec mes destinées personnelles. »

Daniel H., lui, évoque le trou dans sa mastoïde, ou du moins cette cicatrice restée sensible. Il y localise, non sans raison, son « point faible12 ». Il avertit aussi de ce qui risque d’arriver en cas d’explosion nucléaire : « Si les français se réveillent un beau matin avec un trou là où aura été Paris, ils n’auront qu’à faire leur mea culpa…13 » Ou, plus surprenant, il se plaint des politiciens, dans une lettre adressée à Vincent Auriol : « Six années de suppliques aux frères supérieurs qui n’ont même pas un trou de balle supplémentaire ! »

À l’instar des psychotiques, et enseignés par eux, les psychanalystes aussi parlent du trou :

JACQUES LACAN bien sûr, qui situe à cet endroit mal fichu la « forclusion-du-Nom-du-Père14. » C’est d’ailleurs le titre de la dernière partie de son Séminaire Les Psychoses : « Les Entours du trou15. »

SERGE LECLAIRE propose, pour la forclusion, une image évocatrice. D’après mon souvenir, il s’agit d’un tricot. Quiconque a appris à tricoter connaît la gravité de laisser une maille perdue, une boucle non retenue, non reprise par le fil du rang suivant. C’est un défaut peu visible, qui, sur le moment, peut passer inaperçu… Mais gare à l’instant où, par mégarde, on appuie sur le point faible ! La maille file, le mal se propage, tout se détricote, c’est un désastre ! Du bel ouvrage, il ne reste rien… ! Pourtant, à repérer à temps cette maille manquée, on peut encore éviter

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d’appuyer, ou faire une reprise, ou coudre une pièce : raccommodage, rafistolage, bris-collages en tous genres, tout est bon ! Et – pourquoi pas – créer un patchwork assez esthétique ?

JACQUES LACAN propose ailleurs une image plus inquiétante que celle de la maille manquée, celle du « maelström » (en référence à la terrifiante nouvelle d’Edgar Poe). Là, le trou est actif, il aspire !

JEAN OURY reprend cette image dans « Il, donc »16 (p. 92) : « Quand on s’approche de ce gouffre en entonnoir qui aspire, on est précipité au fond. C’est de ça qu’il est question chez tous les psychotiques, il ne faut pas les mettre trop près de ça ! » Qu’est-ce qui déclenche la décompensation délirante ? Jean Oury donne l’exemple d’une femme « qui a l’idée de se marier » : « Elle avait mis un doigt de pied sur le bord du maelström, par la mise en question du père, là où il y a un trou à la place, un entonnoir. On peut très bien mettre des planches sur le maelström, mais il faut les mettre… très loin ! On peut mettre des ponts, tisser des passerelles, la parole… Mais il faut que ça tienne aux îles voisines, il faut des piliers ! Il faut aussi délimiter des zones interdites : “Ne faites pas ça, ne vous mariez pas, ça va vous faire rechuter !” »

JEAN OURY parle bien sûr d’un cas particulier : l’idée de l’inscription par le mariage a, pour cette dame-là, une résonance particulière, liée sans doute à son histoire, dont il ne parle pas ici (Pensons aussi à Séraphine de Senlis et à son catastrophique « mariage » !).

Le déclenchement de la psychose

La question du déclenchement est une question difficile, chaque cas est singulier :

À propos de Schreber, on évoque habituellement l’accession au poste en vue de Président de la Cour d’Appel de Dresde : il accède à une position de Père (oui, si on veut, mais pourquoi n’a-t-il pas décompensé lors d’une précédente promotion ?). Ou bien, on dit qu’il prend douloureusement conscience du fait qu’il ne sera jamais père… D’ailleurs, Daniel H., lui aussi, a connu cette déception quant à ses espoirs de paternité…

Souvent – toujours peut-être ? – cette Question du Père… Ladite forclusion garde à mes yeux son caractère énigmatique – que les mathèmes n’éclairent guère ! Je reste saisie par la solution entrevue par les deux Daniel : la fécondation par le Divin, et l’engendrement d’une humanité nouvelle. N’est-ce pas une conséquence étonnante et proprement merveilleuse de cet étrange point faible dans le tricot ? Ils y viennent l’un et l’autre, mais par des voies différentes.

« Ce gouffre qui aspire… » Qu’est ce qui, souvent, s’engouffre là-dedans, irrésistiblement attiré ? Rien de moins que… Dieu ! (Et Il en profite !…)

Dans mon expérience clinique, c’est vraiment difficile de le généraliser, ce moment de déclenchement.

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Souvent, on dit : un trauma au niveau du corps, un forçage, une emprise, réelle ou fantasmée ; une intrusion, un viol, homo ou hétéro ; un moment de déséquilibre ou de doute, entre ce qui est le dedans et le dehors…

On dit aussi : c’est l’Appel qui déclenche : l’appel sous les drapeaux, la conscription (c’était courant autrefois) ; ou bien l’entrée dans la vie adulte, l’idée d’un acte à valeur sociale : on va prendre place, s’inscrire sur une liste électorale, ou à la fac, ou à la mairie, pour un mariage, pour une naissance… Une inscription donc, un appel à devenir, à advenir… Avec des points de suspension… La suite n’est pas dite dans la chanson !…

C’est là, dans ce « prendre place » que ça touche le point sensible de l’inscription symbolique, et, corrélativement, de la filiation.

Confortablement installés dans la métaphore du Nom-du-Père, certains vont de l’avant, ils sont « portés plus loin » – c’est le sens de « métaphore ». Ils sont portés plus loin, sur la grand-route de l’humanité (au risque d’ailleurs d’y faire troupeau !) Pour eux, ça passe, « ça va de soi ! »

Pour d’autres, le véhicule est bancal, il manque une roue. Au moindre nid de poule, ça accroche, ça dérape. Ils sont pris au dépourvu, ils doivent s’échapper du pire, et inventer d’urgence des solutions : à pied, lentement, ils ont à découvrir des petits sentiers de traverse, tracer leur propre itinéraire dans des paysages étranges, inventer, créer sans cesse. Ça peut être terrible, ou parfois très beau… Mais c’est le plus souvent épuisant.

« Bris-collages » et délires

Pour y voir un peu plus clair, et même si ça paraît un peu artificiel, je crois qu’il faut distinguer :

Chaque psychotique s’arrange des petits bris-collages, pour supporter son quotidien ; certains, plus inspirés peut être, voient plus loin : ils ont à « concevoir » des projets, car leur mission est bien de sécuriser définitivement le monde. « Concevoir », oui, et au sens plein du terme, sans métaphore !

Daniel-Paul Schreber

Ainsi Schreber : Il bris-colle comme il peut. Au début de son hospitalisation, on le loge, vu son état, dans une chambre vide. Il n’a malheureusement rien, aucun objet personnel, que l’obscurité, l’insomnie et le vacarme dans la tête… Comment survivre ? Dès qu’il le peut, il trouve des trucs. Par exemple17 : pendant les nuits de l’hiver 1895, il prend « l’habitude de passer les pieds à travers les barreaux de la fenêtre ouverte, pour les exposer à la pluie glacée, ce qui met les rayons dans l’incapacité de nuire à sa tête. » Cette initiative lui est certes bénéfique, mais elle n’est, hélas, pas appréciée des médecins, qui font poser « de lourds volets de bois ». Schreber en conçoit « une lourde amertume »… Réduit à l’obscurité, il n’a d’autre ressource pour résister que sa mémoire, son intelligence : défilent alors les oraisons

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internes, le dessiner, le comptage, la récitation des départements français et des tsars de Russie… Plus tard, ça s’arrange : à ces astuces, s’ajoutent le piano, les échecs, l’écriture, la lecture du Traité de Psychiatrie de Kraepelin, les promenades, les menus travaux ménagers (surtout féminins), les déjeuners chez le Directeur… Schreber le dit : ça fait du bien, et la volupté d’âme augmente d’autant !

Mais tout ça, ce n’était que des astuces pour tenir en respect les rayons et éviter que Dieu le prenne pour un idiot. Il y a plus important maintenant !

Après tant de souffrances endurées, qu’il « ne peut mettre en balance qu’avec celles de Jésus Christ sur la Croix »18, Schreber affirme : « J’ai le sentiment qu’une grande et glorieuse réparation est imminente : une palme toute spéciale de la victoire m’est réservée… ». Au titre d’une éventualité, ce pourrait bien être « l’éviration de fait, qui aurait pour suite que viendrait à procéder de moi, après fécondation divine, une nouvelle lignée… » « … mon nom serait désormais lié à une renommée telle que jamais il n’en échut à aucun des milliers d’hommes, d’esprit incomparablement supérieur, qui vécurent avant moi. »19

S’il se compare au Christ, c’est qu’il est, lui, Daniel Paul Schreber, l’Exception : sa relation très spéciale à Dieu en témoigne. Son destin ne peut donc être qu’exceptionnel ! Bizarre Fils quand même, puisqu’il n’est guère différent, en même temps, d’une mère, la Vierge Marie, celle qui enfantera ! En effet, si « la Pucelle d’Orléans, les Vierges stigmatisées ont pu être en communication transitoire avec les rayons », ou recevoir « une inspiration venue de Dieu »20, il en est de même pour lui, il est pareil ! (sauf que pour lui, le branchement est permanent !)

L’enfantement, la création d’une humanité nouvelle, voilà le fil rouge qui court à travers les Mémoires :

— Déjà à la clinique Flechsig21, il est question « de longues traînées palpitantes, qu’on pourrait comparer aux fils de la Vierge… » Schreber doit bien admettre « qu’on tente véritablement de créer un nouveau monde humain, une nouvelle race d’hommes faite d’Esprits Schreber !… ». C’est d’ailleurs bien ce qu’il ressent : « … j’abritais dans mon corps, sous les espèces d’une âme, plus précisément contenue dans mon bas-ventre, le “petit dieu”, ou “apôtre”,…en qui je reconnaissais “la chair de ma chair », et « le sang de mon sang ». Mais, hélas, on flanque ce petit dieu d’une contrefaçon, avec des trucages évoquant l’âme de son père ! Schreber sait très vite, dit-il, « distinguer l’authentique du falsifié »22. N’empêche, l’occasion d’enfanter est manquée !…

— Plus tard, au Sonnenstein23, en une unique nuit de juillet 1894, il peut « voir la toute-puissance de Dieu dans toute sa pureté ! » L’impression est « des plus grandioses et des plus merveilleuses ». « Sa parole retentissait en une puissante voix de basse ». Là où quiconque aurait été saisi « de crainte et de tremblement », lui ressent « … l’admiration devant le grandiose et le sublime ». Et, malgré les insultes contenues dans les mots (« carogne », par exemple !), il assure : « L’effet sur mes nerfs fut bienfaisant » ! Que va-t-il

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advenir ? Schreber va-t-il aller mieux ? « Ma guérison aurait pu, j’en ai la conviction, intervenir très rapidement, et également l’éviration concomitante à la fécondation… » Mais, hélas, « on avait trouvé, avec l’arrimage aux terres, un stratagème pour inhiber précisément l’afflux des rayons ! » Car les rayons d’Ariman n’étaient pas les seuls à le pénétrer la nuit, mais aussi, en alternance rapide, les rayons d’Ormuzd, ce qui, apparemment, compliquait tout ! C’est un peu difficile à suivre, mais bon, c’est encore raté : la fécondation et la guérison sont donc partie remise ! Schreber est ingénieux et patient, soyons-le avec lui !

— Nous sommes maintenant en 1900-1901 et, cette fois, la solution du problème est en vue ! « La faille, qui avait disjoint fondamentalement les pièces maîtresses de l’Ordre de l’Univers » est sur le point d’être réparée24… Voici l’explication :

Ce qui incombe à Dieu, c’est de créer. Il le fait par volonté, autrement dit par le « voulu est », en parler des nerfs. (D’où, bien sûr, un dessaisissement partiel des rayons expédiés !) Schreber ajoute : « Le mystère intrinsèque de la Création reste pour l’essentiel. Et même pour moi, le livre est scellé… Créer un homme accompli [a exigé de Dieu] une dépense de fatigue extraordinaire ». Dieu n’aspire donc qu’à se retirer. Il n’attend que « le moment tant espéré d’un dégagement définitif des rayons hors de ma personne. » Seule, la volupté d’âme que Dieu trouve dans le corps doux et parfumé de Schreber peut le retenir de « partir en voyage », et de « refluer en un insondable éloignement ». Ce qui laisserait Daniel Paul en plan : horreur absolue !

En 1901, donc, le compromis est enfin trouvé entre les intérêts bien compris de Schreber et les intérêts de ce Dieu fatigué. Schreber va donc pouvoir demander sa sortie de l’hôpital en présentant la solution économique qu’il a trouvée : il s’agit, bien sûr, de « l’auto-coït »25 !

S’il m’était possible d’assumer, sans cesse, le rôle de la femme aux prises avec moi-même dans l’étreinte sexuelle…, si je pouvais, sans cesse, contempler des images féminines,… Dieu n’entreprendrait jamais plus de se retirer de moi !

C’est un compromis, car ce « sans cesse » est un idéal difficile à maintenir, mais ça ira : « Jamais Dieu n’atteindra le but qu’il poursuit, jamais n’adviendra l’anéantissement de ma raison ! » Schreber l’affirme : « Dans mon cas, on a eu affaire à un malade d’une trempe peu ordinaire ! » Il a sauvé sa raison, et, sans doute bientôt, sa liberté. En contrepartie, il devra attendre encore… Car, si « l’éviration (transformation en femme), est le préalable absolu du renouveau de l’humanité »26, il devra admettre que cette transformation n’est pas pour tout de suite ; et Dieu, lui, devra se contenter des ébauches de féminité dans son corps, en reconnaissant les efforts méritoires de Daniel Paul pour maintenir et supporter la volupté d’âme de son Créateur…

La suite de l’histoire reste incertaine… Daniel Paul parviendra-t-il à réussir à mourir (de sénescence par exemple) ? Auquel cas, dit-il, « mes nerfs seront des tous

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premiers à être élevés à la béatitude », céleste celle-ci. Cette récompense irait de soi, au regard du sacrifice de tant d’années et de l’immense tâche accomplie…

Daniel H.

La solution retenue par Schreber est fantasque, incongrue, plutôt compliquée. Mais elle ne l’est guère plus que celles trouvées par d’autres psychotiques qui bâtissent, eux aussi, des chefs – d’œuvre d’inventivité. Ainsi Daniel H.

Je vais évoquer maintenant comment il essaie, lui aussi, de « résoudre la quadrature du cercle », selon son expression.

Daniel travaillait donc à la pâtisserie quand Georges, son patron, avait évoqué l’idée de la soumission de la plus vilaine façon : en le traitant d’enculé ! Daniel en avait été tout retourné, et il n’avait pas su lui répondre.

Mais, très vite, Dieu intervient. Dès le 25 mars 1949, Daniel reçoit la Révélation près du fournil. Pour mémoire, le 25 mars, c’est le jour de l’Annonciation, l’histoire de l’Ange Gabriel, de la Vierge Marie, et de la Parole qui féconde par l’oreille, si l’on veut !… Cette Révélation paraît terrible – l’équilibre de la Terre est en grand danger d’être rompu !, mais, en même temps, elle contient aussi une très étonnante nouvelle : Oui ! Il est l’Elu ! Oui ! Il est celui qu’on appelle ! Un avènement est imminent. À lui de se lever et de suivre l’appel ! Et c’est ce qu’il fait… « Je n’avais pas à tergiverser », écrit – il. Il a une certitude, c’est que le message, pour énigmatique qu’il soit, recèle en son sein une vérité qui le concerne intimement, lui Daniel H. C’est « un joyau », qu’il conserve soigneusement. À lui d’en déchiffrer l’énigme et d’en déduire les conséquences pratiques. « Rude travail pour un simple pâtissier », commente-t-il…

Arrive le jour de la Quasimodo 1955 : à Pâques, on baptise en nombre ; le dimanche suivant, les nouveaux baptisés, vêtus de blanc virginal, sont reçus dans l’Église et entrent dans leur vie nouvelle. Le jour de la Quasimodo, donc, Daniel est au rendez-vous, dans la Chapelle de la Vierge, à Notre Dame de Paris. Il entend « une voix d’homme, très lointaine, qui lui parle avec fermeté » S’agit-il d’un Ange, ou de Dieu lui-même ? Daniel, de toute façon doit se soumettre et obéir. Que dit la voix ? « Dans la Nuit de Noël, tu feras sauter la Chapelle de la Vierge à Notre-Dame, et la Chapelle St Pierre au Sacré-Cœur »…

Noël 1955 : Daniel pose sa première bombe au Sacré-Cœur, il se dirige avec la deuxième bombe sous le bras vers Notre-Dame… Puis il renonce. Il rentre chez lui.

Qu’est-ce que ça veut dire : « faire sauter la chapelle de la Vierge ? » Le message de Dieu est pour le moins ambigu ! (je pense ici – c’est très inconvenant ! – à des chansons de carabin où la chapelle désigne tout autre chose… une partie très intime de l’anatomie féminine…). Comment cela peut-il « se concevoir » ? (Là encore, quand on laisse dériver la signifiance de ce mot-là !) La Vierge Marie a entendu le Message, et elle a conçu. Jésus, lui, s’est soumis à la Volonté de son Père, et les Écritures ont été accomplies… Daniel n’en finit pas de s’interroger sur

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le sens de cette « soumission » exigée. D’autant qu’après l’affaire du Sacré-Cœur, c’est à l’Arrêté Préfectoral qu’il doit se soumettre, car le voilà en placement d’office, en service de psychiatrie… Et les médecins lui font bien comprendre qu’ils disposent de son corps comme de celui d’un cobaye !

Daniel, donc, doit se sous-mettre, lui l’insoumis ! Oui, se mettre dessous ! On serait tenté de lui souffler qu’il ne s’agit que de se soumettre à l’ordre du symbolique, mais, hélas, on dirait qu’il n’y entend goutte !

« Vous qui savez tout, dites-nous donc comment Papa nous fait ?27 », telle est sa lancinante question… !

Ah ! Cette métaphore du Nom-du–Père ! N’y accède pas qui veut ! Elle est pourtant généralement efficace. C’est un peu un catéchisme, mais tout le monde sait ça : par l’Interdit de l’inceste, cette métaphore introduit à l’ordre des générations, elle met chacun « à sa place », le père ici, le fils là. Le fils qui – plus tard, c’est promis ! – succédera au père. Il le suivra, non pas comme un petit chien, mais, bien plutôt, il suivra sa parole, sa promesse (reportez-vous au Séminaire « Les psychoses »28 : Jacques Lacan explique ça très bien à propos des nœuds, des points de capiton, nécessaires pour que ça tienne).

Un nœud ?… Daniel H. en est là de ses réflexions, justement : Comment trouver une vraie place, dans une vraie Famille ? Il suffirait sans doute de faire un Nœud, de nouer une Alliance, c’est ça l’idée, en voilà une idée qui serait féconde !… Daniel sait, par expérience personnelle, que la succession de père en fils, selon le droit commun, ça ne marche pas. Ou plutôt ça explose, ça confusionne. Il lui faut tenter autre chose, trouver une autre famille, une Famille avec un F majuscule ! (il se compare joliment à la nouvelle Reine d’un essaim d’abeilles, qui cherche son nid…)

Se tournant d’abord vers la Maison Royale de France, il propose au Comte de Paris une alliance conforme, selon lui, au Droit Royal. Daniel a de bonnes raisons de s’adresser aux fils d’Orléans : rappelons qu’au XVIIIe siècle, un ancêtre du comte de Paris, Philippe–Egalité, a osé faire alliance avec la Roture en s’engageant du côté des révolutionnaires (Il y a d’ailleurs perdu la tête, en 1793). Daniel ne pourrait-il donc pas, légitimement, être élevé au titre de Fils Spirituel et se considérer comme un Fils d’Orléans ? Daniel, le roturier, caresse cette espérance, et déjà, dans ses courriers, il se nomme : « Daniel, né de Saint Maur, nouveau Comte de Paris ». Ayant noué cette alliance, il pourrait sans doute « démarrer un nouveau Cycle » ?… Hélas, le Comte de Paris ne répond pas à l’offre de service… « L’accord ne se fait pas », commente brièvement Daniel, en passant à une autre piste…

Il échafaude maintenant un autre projet, du côté de la Famille Royale de Grande-Bretagne. C’est une longue histoire, que j’abrège ici. Le roi George VI est mort en 1952. Daniel va donc enfin pouvoir épouser sa fille cadette Margaret, sa bien-aimée. Elle est née, comme lui, sous le signe de la Vierge, (c’était le 21 août 1930). Le joyau qu’il lui a offert « valait tout l’or du monde »29 : ce n’était rien moins que sa Révélation de 1949, agrémentée d’une « lumière venue d’en haut » ! Margaret, on s’en doute, a apprécié ! Les obstacles au mariage étaient nombreux : de son vivant,

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ce bon roi George avait eu des soupçons concernant une soi-disant homosexualité de Daniel ; puis il y avait eu la question du divorce, de la différence de religion ; et, surtout, objection stupide, l’origine roturière de Daniel. Mais en 1960, le roi est mort ! Daniel devient enfin Fils de Saint George, et il épouse la princesse Margaret. Comment ? Tout simplement en se faisant représenter par Antony Amstrong-Jones, le photographe. Par cette alliance conforme au Droit Divin, Daniel devient Duc d’York. Un nouveau Cycle va pouvoir démarrer, c’est une Maison Neuve (Casanova). De l’union de ces deux Divins, naîtra une nouvelle Famille, une Nouvelle Dynastie. Selon le Droit Divin – défini par la succession une fois sur deux –, les enfants naîtront, par la grâce de Dieu, et un Nouveau Cycle de 12 000 ans commencera, car l’Apocalypse aura été évitée ! « Contraria contrariis curantur ! » se réjouit Daniel, les contraires se soignent par les contraires ! Grâce à cette « Remise en Ordre du Cycle », les tares seront abolies ! Notamment celle de Daniel, c’est-à-dire son « Point Faible », autrement nommée sa forclusion.

Restera à mettre au monde cette génération nouvelle… Mais comment s’y prendre ? … « Vous qui savez tout, dites-nous comment Papa nous fait ! »

Même si mes auditeurs n’ont pas très bien suivi les développements précédents, nous y revoilà !

Tu es celui/celle qui aura un Fils, c’était le message énigmatique de l’Annonciation du 25 mars 1949… c’était la perplexité ! Comment, mais comment faire, quand, depuis 39 ans, on est un homme, qu’on entend bien le rester, et que pourtant, il faut mettre au monde un Fils ? Mettre au monde sur le mode femelle, animal, de la parturition, puisque la paternité, on l’a vu, en tant qu’acte de parole référé à la Loi Humaine, ne peut se concevoir ?

Daniel Casanova duc d’York est soumis au même dilemme que Schreber. Avec un projet analogue, il vient de s’en tirer autrement, d’une façon moins fantasque, moins « folle » et socialement plus discrète : tout bonnement… par un mariage !

Pas n’importe quel mariage, évidemment : Daniel a 20 ans de plus que Margaret. Tiens ! Un homme mûr avec une jeune fille « Vierge ». (Encore une occasion peut-être – on y reviendra –, de réécrire, sur un mode tendre, de l’histoire ancienne ?… ). Daniel et Margaret sont-ils si différents l’un de l’autre ? Oh non, pas vraiment : comme une jeune fille sa Virginité, Daniel apporte un « Joyau », une « Valeur », agréable à Dieu le Père. Ils forment ainsi un couple de Divins, « soumis », « passif », « Vierge », « sans personnalité » (ce sont les termes de Daniel). Nés sous le signe de la Vierge, merveilleusement unis par l’Amour, Daniel et Margaret, ne font qu’Une ! C’est cette Vierge qui sera ensuite fécondée « par la grâce de Dieu », pour engendrer une race nouvelle ! (Encore une Immaculée Conception, mais Dieu sait faire ça, il l’a déjà prouvé, même si l’ère de Jésus est révolue30. Cette race assurera le bonheur des générations futures… Dans cette nouvelle solution, en effet, point n’est besoin de déraisonner : ne faire qu’une seule chair, l’amour dans sa dimension imaginaire, n’offre-t-il pas à tout un chacun ce délicieux mirage ? En prenant ce lieu commun « au pied de la lettre », c’est donc en s’unissant à Margaret, en se fondant en elle, en

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se dissolvant en elle, que Daniel deviendra femme : il sera la Servante, devenue capable d’enfanter par la seule Grâce de Dieu !31

Daniel aime Margaret comme lui-même, évidemment. Mais aussi comme il a été aimé : cette jeune « Vierge », tendrement aimée d’un homme mûr… Cela n’évoque-t-il pas quelque secrète nostalgie d’une autre idylle, qui aurait pu être, ou qui peut-être sera ? Gaston H. et son jeune fils, c’est là une autre histoire d’amour, d’amour et de mort, une histoire jamais finie sans doute, et maintenant magnifiée ! L’union enfin possible, selon le Droit Divin, abolira la blessure et, avec elle, la « tare » reçue. Et c’est avec un « héritage spirituel sans tare héréditaire comme répondant » que s’ouvrira « la Période Idyllique »… Voilà donc le « Point Faible » colmaté, et tous les problèmes résolus !

Résumons : Daniel avait été appelé à devenir Père, au sens symbolique du terme, et il était resté sans voix. La réponse était alors survenue, en cette nuit de l’Annonciation du 25 mars 1949, comme une sommation d’avoir à mettre en œuvre, d’urgence et concrètement, cette procréation (à charge pour Daniel d’en trouver la technique !)

Neuf mois de « gestation » plus tard, il se faisait « sauter la chapelle » en cette nuit de Noël 1955. (C’était quelques années plus tard, mais, l’idée, je crois, était là). Même avec la douceur du bouquet de violettes, c’était, quand on y pense, une solution dangereuse, et presque aussi obscène que l’auto-coït envisagé par Schreber ! Le résultat de cette première tentative avait été mitigé, et Daniel, se retrouvant à l’hôpital psychiatrique, n’était pas très satisfait ! Sans lâcher l’affaire cependant, il avait continué à chercher…

Vingt ans après, Daniel Casanova duc d’York, lui, pense avoir trouvé ! Il est content et assez fier de s’en être si bien sorti : le mariage avec Margaret semble le satisfaire.

Maintenant il n’y a plus urgence, le temps passe. Mais quand même… Il s’agissait d’avoir sa vraie place, d’être élevé à la dignité de Fils par le Père, d’être nommé, reconnu par Lui… Daniel ne peut-il faire mieux ? Est-il vraiment parvenu au terme de sa mission ?

C’est une période de calme relatif à l’hôpital de Vaucluse, le Repaire est douillet, la pâtisserie est prospère. Épouser Margaret, devenir Fils de Saint George, c’est pas mal, mais Daniel n’a-t-il pas un peu conscience du caractère irréel, un peu trop désincarné, de sa « solution »… Oui, pourquoi pas, maintenant, entrer dans une vraie Famille, la Famille V. par exemple, qu’il décrit comme si exemplaire !… Car il y a Muriel, cette petite fille de 12 ans, si charmante avec lui… Et aussi peut-être « l’appel de la chair »32.

Bref, délaissant Margaret, il s’amourache de Muriel. Et ce choix lui sera fatal, même si, selon lui, ce choix est conforme au Droit Divin (ce qui n’est pas l’avis de tout le monde !).

Ce virage garde son mystère, mais deux choses sont à remarquer :

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— Daniel va avoir 60 ans. C’est à cet âge que son père Gaston H. s’est pendu. — Daniel prétend, dans sa lettre de demande en mariage, n’avoir que 40 ans. 40

ans, c’est l’âge qu’avait Gaston quand il a tiré au fusil sur son fils Daniel, âgé de 12 ans, le vouant peut être à la confusion éternelle…

Maintenant, tout s’accélère, Daniel l’a trouvée, sa solution : elle va s’incarner, c’est imminent ! Désormais, il n’entend plus rien, ni prières, ni exhortations, ni mises en garde…

Est-ce la folie de son père qui l’appelle, à l’approche de cet anniversaire fatal des 60 ans ? Daniel y file tout droit, à ce rendez-vous, il file vers son destin comme vers un trou noir. Les événements se déroulent, inéluctables. Daniel ne lutte presque plus.

Et il se pend, exactement comme son père, à la veille de ses 60 ans.

« Métaphore délirante » et ingérence divine

J’arrive au terme de ce petit « voyage au pays des psychoses » en compagnie des deux Daniel.

Nous les avons vu se débrouiller tant bien que mal, et ce malgré le désordre introduit dans l’ordre de l’univers, qu’il s’agisse du meurtre d’âme ou du coup de fusil. Dans les remèdes qu’ils ont inventés, j’ai distingué :

— d’une part, les « bris-collages », trucs et astuces qui les aident à vivre leur quotidien ;

— d’autre part, l’élaboration, patiente et progressive, de leur « métaphore délirante » singulière.

Dans le bris-collage, j’ai mis, pêle-mêle :

— pour Schreber : les pieds qui pendent à la fenêtre ; la récitation des tsars de Russie ; le piano, la rédaction des Mémoires, etc. ;

— pour Daniel H. : l’aménagement du Repaire ; le métier de pâtissier ; la surveillance diététique ; le courrier aux Autorités…

Dans ce combat permanent, ils ont, l’un et l’autre, à soutenir une affirmation essentielle, celle de leur humanité : Nul, fut-il Dieu, ne pourra jamais anéantir leur raison et les réduire à l’état « d’idiot » (Schreber) ou de « déséquilibré » (Daniel H.) Ils en témoignent sans relâche, et, ma foi, ils arrivent à nous en convaincre assez bien.

La « métaphore délirante » est, il me semble, d’un autre ordre :

— Dieu est convoqué d’emblée, ou plutôt, Il convoque, avec force ! – alors même que les deux Daniel se disent éloignés au départ de toute pratique religieuse.

— Dieu fait ingérence : Il s’en prend à Schreber, et veut lui imposer une copulation effroyablement destructrice. Il s’en prend à Daniel H. et il lui déverse dans

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l’oreille une Annonciation bizarre, d’avoir à se faire sauter la chapelle, ou la cervelle, on ne sait pas trop…

Face à ces « abus », la métaphore délirante a un objectif ambitieux : elle vise à mettre un point final au désordre de l’univers, et à rendre le monde vivable.

Schreber souffre le martyre, il se débat. Rassemblant toutes ses ressources intellectuelles, il finit par trouver « un compromis qui convient aux deux partis », celui de l’incroyable « auto-coït33 » ! Schreber appelle ça « un art de vivre, une voix moyenne » ! Dès lors, puisque « Gott will es » – Dieu le veut, eh bien « la pénétration est mieux acceptée », avec son corrélat de volupté d’âme. Schreber s’autorise même à l’interrompre de temps en temps, cette volupté d’âme, pour se reposer, ou pour faire autre chose… Et tant pis pour les hurlements (les siens), ou pour les « appels au secours » (des rayons divins), qui résultent de ces pauses !

Daniel H., quant à lui, cherche aussi comment répondre à l’appel de Dieu sans trop en pâtir : après l’échec de la bombe au Sacré-Cœur, il loge la bombe H. dans les sous-sols de l’Ambassade Russe, et il échafaude un autre arrangement : par le mariage-fusion avec Margaret, il régénérera le genre humain par la grâce de Dieu. La solution est élégante et paraît efficace. (Mais elle s’avère désastreuse quand, avec Muriel, il entreprend de la transposer dans la réalité…)

Ainsi, chacun chemine à la recherche de sa solution singulière.

Envoi

La forclusion est irréversible. Mais, comme l’écrit Augustin Ménard à la fin de son livre Voyage au pays des psychoses34, « l’impossible que désigne [la forclusion] ouvre le champ des possibles. »

Avec cet auteur, il faut insister sur « le caractère positif des constructions psychotiques », sur leur diversité, l’inventivité dont elles témoignent. Les psychotiques ne sont certainement pas les « parents pauvres des névrotiques ». Il n’y a pas de hiérarchie des structures, seulement des différences.

C’est d’ailleurs souvent que je dis à des patients concernés, – et je le pense profondément :

Mieux vaut une bonne psychose qu’une mauvaise névrose.

(Assertion paradoxale, évidemment : car « bonne psychose », dans le cas des deux Daniel, ça peut se discuter : ils ont payé le prix fort. En fait d’extase mystique, Schreber a surtout beaucoup, beaucoup souffert. Et Daniel H., lui, en est mort…).

Je vous remercie de votre attention.

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NOTES

1. Schreber D.P. Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken, Leipzig, Mutze, 1903. Traduction française sous le titre Mémoires d’un névropathe, par Paul Duquenne et Nicole Sels, Paris, Seuil, 1975. 2. Oury Joëlle, Daniel H., La modeste contribution d’un pâtissier à l’équilibre terrestre, Paris, Hermann, 2012. 3. Lacan Jacques, Le Séminaire Livre III : Les psychoses, Paris, Seuil, 1981. 4. Schreber, op. cit., p. 34. 5. Ibidem, p. 32. 6. Oury Joëlle, op. cit., p. 29. 7. Schreber, op. cit., p. 35. 8. Ibidem, p. 81. 9. Oury Joëlle, op. cit., p. 30. 10. Schreber, op. cit., p. 81. 11. Ibidem, p. 35. 12. Oury Joëlle, op. cit., p. 102. 13. Ibidem, p. 232. 14. Lacan, op. cit., p. 227. 15. Ibidem, p. 281. 16. Oury Jean, Il, donc., Paris, 10/18, 1978, p. 92. 17. Schreber, op. cit., p. 147. 18. Ibidem, p. 237. 19. Ibidem, p. 238. 20. Ibidem, p. 77. 21. Ibidem, p. 103. 22. Ibidem, p. 104. 23. Ibidem, p. 123. 24. Ibidem, p. 197. 25. Ibidem, p. 231. 26. Ibidem, p. 234. 27. Voir illustration : Oury Joëlle, Daniel H., op. cit., p. 267. 28. Lacan, op. cit., p. 304 à 342. 29. Oury Joëlle, op. cit., p. 259. 30. Ibidem, p. 234. 31. Ibidem, p. 236. 32. Ibidem, p. 252. 33. Schreber, op. cit., p. 231. 34. Menard Augustin, Voyage au pays des psychoses, Nîmes, Champ social, 2008, p. 101.

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GUY CASADAMONT

De Gaston à Daniel H. : une Transfiguration antécède une Révélation1

En 2012-2013, est publié chez Hermann, dans la collection « Psychanalyse », une reprise de la thèse de médecine soutenue en 1970 par Joëlle Oury : Daniel H. La modeste contribution d’un pâtissier à l’équilibre terrestre. Dans sa préface à cet ouvrage, Jean Allouch note que J. Oury n’a pas exploré la piste d’une « folie à deux (ou à plusieurs) qui lierait le fils au père », et se demande s’il existe, dans quelque archive, un dossier « Gaston H ». Ce dossier existe, nous l’avons consulté. L’histoire prolonge ses plis d’avant.

La moindre question a mille côtés. On ne sait rien en bien voyant qu’un. Gaston H.2 Puis je crois ne rien comprendre je pense si éclair la nuit et si brouillé le jour. Gaston H. 3 Lorsque le sujet est illuminé par la vérité, est-il encore sujet ? Michel Foucault4

Cet exposé prend donc son départ de la publication de l’ouvrage de Joëlle Oury Daniel H. La modeste contribution d’un pâtissier à l’équilibre terrestre et d’un passage de la Préface de Jean Allouch à cet ouvrage5. Reprise d’une thèse de médecine soutenue en 1970, réécrite en 1985, la publication est de 2012/2013. Le passage de la Préface de Jean Allouch est le suivant :

Une monographie clinique approfondie est telle que, par l’ampleur du « matériel » présenté, elle offre à son lecteur la possibilité d’interpréter ce matériel autrement que ne le propose l’auteur – ce dont Lacan faisait mérite aux « cas historiques » de Freud, lui-même ayant très largement usé de cette possibilité. Cela se vérifie ici même. Ainsi peut-on noter qu’une piste n’a pas été explorée par Joëlle Oury, celle d’une folie à deux (ou à plusieurs) qui lierait le fils au père. Leur mort que l’on pourrait dire en quelque sorte commune (même âge, même procédé, même lieu asilaire) en serait le signe le plus tangible. Existe-il, dans quelque archive, un dossier « Gaston H. » qui permettrait

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de jeter d’autres ponts encore que ceux, déjà nombreux ici même, qui lient Daniel à Gaston ? (p. 11)

Un dossier Gaston H. existe, il est de facture judicaire, et a été versé par les services judicaires aux archives départementales du Finistère à Quimper où il dormait d’un sommeil qui n’était peut-être pas sans cauchemars. Trois événements décisifs, cela a été souligné dans la première moitié de cette matinée, trois dates : 1955, 1949, 1922. Avant cette « Révélation » du 25 mars 1949 et la tentative d’attentat du 25 décembre 1955 au Sacré-Cœur à Paris, un autre événement a eu lieu, celui-ci de Gaston H. à son fils Daniel, le 6 août 1922 au matin.

Le premier écrit dans le social de cet événement, n’est autre qu’un télégramme de la Gendarmerie de Brasparts, bourg rural situé dans la partie centrale et occidentale de la Bretagne dans les monts d’Arrée, l’on dit aussi que Brasparts et « le centre géographique du Finistère » –, bourg comportant un peu plus de trois milles habitants au début des années 1920, et aujourd’hui, trois fois moins.

Le télégramme adressé au Procureur de la République près le tribunal de première instance de l’arrondissement de Châteaulin, est ainsi rédigé :

7 h 9 TENTATIVE D’ASSASSINAT COMMISE par H. Gaston photographe Brasparts aujourd’hui sur fils et tentative suicide sur lui-même. H. blessure sérieuse transport urgence hôpital fils blessure superficielle.

Ce même 6 août, une instruction judicaire est ouverte sur Réquisitoire introductif du Procureur de la République de Châteaulin, pour tentative d’homicide volontaire sur Daniel H. Ce ne fut pas « Dix heures et demie du soir en été6 », mais plutôt sept heures du matin en été, ou plus exactement, comme le formulera Daniel, le jour même, à la gendarmerie de Brasparts : « à la pointe du jour ». Au bas du procès-verbal de cette première audition, il est noté relativement à la « Situation » : « Le témoin qui d’après les premiers renseignements ne portait qu’une blessure superficielle à l’oreille serait en danger. » Daniel H. est examiné le 9 août à l’hôpital de Quimper, « il présente une plaie à la partie postérieure du conduit auditif gauche. Le pavillon de l’oreille a été brûlé par la déflagration de la poudre, ce qui prouve que le coup a été tiré à bout portant7. » Une opération du trépan est pratiquée ce 9 août ; le chirurgien s’oppose à l’audition de Daniel par le juge d’instruction de Quimper, à qui est toutefois remise la balle extraite8. »

Gaston, Daniel, Rachel H. pris dans la tourmente

Le 10 août, Daniel est conduit à déposer à nouveau, assisté cette fois d’un avocat, et auprès du juge d’instruction de Quimper :

Je suis le fils de l’inculpé. Je confirme tourtes les déclarations que j’ai faites à la Gendarmerie, le jour même où les faits se sont passés. Ce bon matin, vers la pointe du jour, mon père est venu au lit voir si j’étais couché. Il m’a pris dans ses bras et m’a porté

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dans son lit ou [sic] se trouvait aussi ma mère. Ce geste ne m’a pas surpris, car mon père en était coutumier. Mon père s’est alors recouché dans le lit, et ma foi, je me suis endormi. Je ne sais pas du tout ce qui s’est passé ensuite. Je n’ai point entendu mon père se lever. Vers sept heures, j’ai entendu un coup de feu et eu mal, au même moment, à mon oreille gauche. Cela m’a réveillé, ainsi que ma mère. C’est à ce moment que j’ai vu mon père, penché sur le lit, à peu près au milieu. Il avait le genou droit sur le lit et le pied gauche sur le plancher. J’étais couché sur le côté droit de la tête, j‘ai parfaitement vu, que mon père avait en main, un revolver et je me suis rendu compte que c’était avec qu’il avait tiré sur moi. J’ai sauté dans mon lit [sic] et à ce moment, j’ai bien vu que mon père allait tirer un second coup de revolver, mais je ne puis dire que j’ai constaté, par mes yeux, qu’il allait tirer sur ma mère, ce que je sais, c’est que le « bond » que j’ai fait a fait dévier le revolver et quand le coup est parti, la balle a pris la direction inverse de celle de ma mère. La balle est allée se perdre dans la plinthe à droite du lit. Ma mère et moi, nous nous sommes immédiatement levés, et ma mère a désarmé mon père, et nous avons tous les deux, descendu l’escalier. Dans l’entrée de la maison, nous avons trouvé Mme Hureaux et son nommé Jean-Louis, […]. Ma mère lui a remis le revolver, Mme Hureaux m’a pris dans ses bras et m’a emporté chez elle. On a fait venir un médecin. […]

Le juge d’instruction mentionne ceci au bas du procès-verbal d’audition : Nous tenons à mentionner que le petit H. nous a donné l’impression d’un enfant particulièrement intelligent.

Gaston H. est hospitalisé le jour même à Quimper, pour le coup de stylet qu’il s’est porté au cœur dans les minutes qui suivent les deux tirs de revolver. Inculpé pour tentative d’homicide, il est interrogé le 23 septembre par le juge d’instruction de Châteaulin :

Le 6 août quand je me suis réveillé, je ne sais à quelle heure il faisait jour Je me suis levé j’ai pris mon petit garçon qui couchait dans la même chambre que la mienne. Je l’ai mis dans mon lit entre ma femme et moi comme je le faisais souvent. Je suis resté un certain temps couché à côté d’eux après les avoir embrassés. Je réfléchissais à ce que j’avais à faire dans la journée [mot non lu] mon travail. Je me suis levé, je ne sais quelle heure il était, j’avais l’esprit surexcité par toutes mes pensées ayant trait à ma situation. Je suis allé dans la cour vider un sceau d’eau sale. J’ai été aperçu par deux hommes qui se trouvaient à la pointe du fournil de Madame Omnés et il m’a semblé que les hommes me regardaient d’une façon ironique et cela m’a surexcité davantage. Je suis monté, pour travailler, au moment ou je m’installais pour travailler j‘ai été pris d’un tremblement des mains comme cela m’arrivait quelquefois, mais ce jour il était particulièrement fort. Je me suis rendu compte qu’il m’était impossible de travailler c’est après avoir descendu mon eau sale que je suis remonté dans ma chambre. Voyant que je ne pouvais rien faire au chevalet, je suis allé dans la pièce voisine pour m’occuper pour tâcher de faire quelque chose. Je ne faisais que tourner dans la pièce

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sans faire un travail précis, une multitude de pensées m’agitaient. Je me disais que j’avais tout contre moi rien n’allait, ni mes affaires ni la santé. Ma propre santé et celle de ma femme de ma fille et de mon fils. Ma femme a les fièvres palludiennes9 […] et ne digère pas, mon petit garçon est mince de poitrine et n’a que la peau et les eaux [sic]. J’ai pensé à en finir avec la vie, ou plutôt j’en ai eu l’idée pour la cinq cent millième fois. J’ai vu à ce moment dans quelle situation ma mort laisserait ma famille et je n‘ai pas considéré que c’était le moment de me donner la mort. J’ai aperçu mon revolver qui se trouvait dans une boîte sous une table. Je l’ai pris. J’ai l’impression qu’à ce moment-là ma volonté n’existait plus. J’étais mû par une force étrangère ce mot certainement rend bien une pensée [nos italiques]. J’ai mis le canon du revolver en face de ma tempe en me disant qu’il n’y avait que le geste à faire pour que tout soit fini, puis j‘ai eu la pensée ma famille derrière moi et que cela n’était pas possible. Ceci se passait dans la chambre à coucher. J’étais tout à côté de mon lit puisque la table dont j’ai parlé plus haut est peut-être à 0 min 7 s du lit. J’ai dû [sic] embrasser à ce moment mon enfant. Je ne suis pas sur de ce que j’ai pu faire.

D. Mais vous savez bien que vous avez tiré sur votre fils ?

R. Certes je le sais parce qu’il y a des heures [mot barré] preuves, au fond je me suis aperçu de ce que j’avais fait en entendant le coup et en voyant le sursaut de mon enfant et les cris de ma femme. Mon revolver avait été chargé par moi autrefois à une époque ou j’habitais la campagne à Tréguidel près de Lanvollon.

D. Vous avez tiré deux coups de revolver ?

R. Cela est certain, mais je ne m’en suis pas [« rendu compte » barré] aperçu.

D. Il résulte d’une déclaration de votre femme que vous lui avez dit avant l’arrivée du docteur Le Coz que voyant votre femme et votre fils en plein sommeil vous aviez voulu mettre votre projet à exécution en commençant par votre fils en continuant par votre femme et par vous ?

R. Il y a là certainement une confusion de ma femme bien que je ne la contredise pas, je n’ai pas eu la pensée nette, décidée de commettre les meurtres ; non je n’ai pas eu cette pensée ce jour-là, mais j‘ai souvent désiré qu’un heureux hasard nous emporte tous à la fois [nos ital.]

D. Vous rappelez-vous d’avoir approché le revolver de la tête de votre enfant ?

R. Non.

D. Cependant après l’arrivée du docteur Le Coz vous avez dit que si vous aviez approché le revolver de la tête de votre enfant, c’était en quelque sorte comme pour vous représenter le geste si facile à faire pour que tout ennui soit fini pour vous ?

R. C’est possible que j’ai [sic] dit cela, je ne m’en souviens pas. Je me souviens que je n’ai repris réellement connaissance que par le bruit de la détonation, les cris de mon enfant et de ma femme.

D. Vous avez dit au témoin Tanner journaliste à B. que vous regrettiez de ne pas avoir tué votre femme la première ?

R. Ah !

D. Et que vous aviez soulevé les cheveux de l’enfant pour le viser à la partie inférieure de la tempe ?

R. Je suis stupéfait par cette déposition du témoin, je n’avais pas l’idée de tuer ma femme ni mon fils ou moi, ce n’était pas le moment, rien n’était prêt pour cela, je n’avais pas pris mes dispositions dernières, par exemple écrire à ma famille, mes amis. J’avais

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quelquefois pensé à la mort et imaginé que je pourrai préalablement au moyen de choral endormir ma famille, d’ailleurs ce n’était qu’à l’état de rêve. Je n’entends pas cependant opposer de dénégation au témoin, mais ce n’est pas à la tempe que mon enfant a été touché.

D. Votre enfant se souvient de vous avoir vu penché sur le lit à peu près au milieu ayant le genou droit sur le lit, le pied gauche sur le plancher.

R. C’est possible, je ne m’en souviens pas. Je ne sais pas comment le deuxième coup de revolver est parti. J’ignore si c’est l’enfant qui dans son sursaut a fait dévier l’arme, ce que je sais c’est que devant le résultat de mon premier coup de feu, je n’ai nullement eu l’idée de tirer un second coup. Je ne sais comment ma femme et mon fils sont sortis de la chambre après m’avoir arraché le revolver des mains, je l’ai mis [barré] les ai suivis dans l’escalier qu’ils descendaient, dans le but de reprendre le revolver pour me tuer. Quand j’ai vu que je ne pourrais pas avoir cette arme, je suis remonté dans ma chambre, j’ai pensé par [sic] me jeter par la fenêtre, mais je me suis rappelé que j’avais dans la même boîte où se trouvait le revolver une espèce de stylet. Je l’ai pris et je me suis donné un coup dans la région du cœur, ma femme qui me suivait est arrivée et m’a désarmé – Je ne me souviens pas de cela, je parle d’après ce que l’on m’a raconté. Je me suis couché ou on m’a fait coucher. Je me souviens avoir été gardé par ma femme et par un homme. Je ne pense pas avoir eu l’idée de me jeter par la fenêtre, je sais que j’ai énormément parlé à ce moment-là [nos ital.].

Fin du procès-verbal…

De ces paroles énormes – hors normes ? –, nous ne savons rien.

Le vendredi 12 août 1922, l’épouse de Gaston et mère de Daniel, Rachel, est entendue par le juge d’instruction de Châteaulin.

À mon avis il n’avait pas conçu le projet de nous tuer et ce qu’il a fait s’explique par la surexcitation qui a dû déterminer un moment de folie.

Souvent il m’avait offert de me suicider avec lui et mon enfant [nos ital.] et il m’avait dit quelque chose avant le 6 août que s’il fallait mourir il n’avait pas le courage de me tuer ainsi que mes enfants que plus il y réfléchissait, moins il voyait la chose possible. Depuis quelques jours seulement il ne faisait que penser au suicide collectif il était très fatigué par le travail et surexcité par les difficultés financières que nous avions.

[…]

Mon mari […] avait la manie de la persécution, il l’a toujours eue, attribuant toujours à son entourage sauf à nous [nos ital.], des sentiments hostiles et depuis quelque temps c’était encore pis.

Le juge : Indiquez-nous quelques faits.

[…]

Mon mari a eu dans la vie des ennuis inimaginables. Il y a dix-huit mois nos meubles et nos marchandises ont été jetées dehors par l’huissier en notre absence alors que notre petite fille était au lit, malade. Nous avons été volés de 300 francs au mois de décembre. Enfin mon mari a eu des ennuis avec sa famille lorsqu’il m’a épousé bien que je n’aie pas de fortune.

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Mon mari craignant aussi que Mme Omnès notre propriétaire à Brasparts lui causant des difficultés au point de vue de notre commerce et je crois qu’à cet égard mon mari avait raison. Enfin comme je l’ai relaté dans la note que je vous ai remise, mon mari avait été en quelque sorte sommé par les gendarmes de payer ce que nous devions, et le 5 août lors de son voyage à Carhaix et ou [sic] il a voyagé avec le gendarme Perennais en allant et avec un autre gendarme à son retour, il s’est figuré qu’il était suivi10. À son retour je l’ai rassuré et il s’est couché assez calme. Mon mari a rapporté le revolver de Carhaix le 5 août. Pour moi il n’a rapporté le revolver que pour s’en servir contre lui. S’il était l’objet d’une arrestation par les gendarmes, arrestation bien impossible à mon avis. Mon mari était plutôt déprimé que surexcité, il a consulté un jour pour cet état de santé à l’hôpital de Saint-Maurice puis Paris (a0sile d’aliénés11), il y a huit ans. [id est 1914]. Mon mari est très calme et très patient, mais sujet à des mouvements d’emportements subits, aussi vite réprimés, il est plutôt doux et timide. Les parents de mon mari jouissaient d’une bonne santé, mais sa mère qui eut d’ailleurs beaucoup d’ennuis et qui buvait, était très surexcitable. Rachel ajoute : « Je n’ai pas connu d’aliénés dans la famille, mais sa mère buvait et ses deux sœurs aussi12, ce sont des nerveux. »

Fin de la déposition.

Gaston H. poursuivi judiciairement pour tentative d’homicide sur son fils Daniel, Rachel ne le contredit pas, ne porte pas plainte sous quelque mode que l’on conjugue ce « porter plainte » ; côté défense elle se trouve à ses côtés. Cette « co-inspiration » n’a pas échappé au médecin aliéniste commis pour procéder à « l’examen mental de l’inculpé » qui écrit dans son Rapport médico-légal du 22 septembre 1922 ceci : « Mme H. a remis à son tour, un mémoire qui ne nous apprend rien de plus et qui semble, au surplus, avoir été, sinon dicté, du mois inspiré [nos ital.] par son mari. Nous ne parlons pas de toutes les interjections, de toutes les conjurations, de toutes les invectives, contre le sort, contre la fatalité [nos italiques], de toutes les notations d’une psychologie puérile, primitive, impressions qui cherchent à nous entraîner ou qui nous entraîneraient, si nous étions tenté de nous laisser emporter sur leurs ailes, en dehors du monde de la réalité. C’est dans le domaine du réel, du positif, peut être terre à terre, mais sûrement plus scientifique, que nous devons nous tenir et que nous nous tenons. L’examen médical nous y ramènera13. » Le médecin aliéniste aurait quand même entraperçu des « ailes », mais ne se laisse pas par elles entraîner, il rabat le réel sur la réalité, au nom de… la science. C’est quasi-imparable.

Cet ancien chef de clinique des maladies mentales à la Faculté, livre aussi une « version psychologiquement plus vraisemblable » de ce qui a eu lieu : « […] l’inculpé a bien voulu tirer un coup de revolver, mais, seulement, pour faire du bruit, pour attirer l’attention ; il a voulu faire semblant de tirer sur son fils, c’est malgré lui que le coup a touché ce dernier ; il a voulu faire comme si il avait l’intention de tuer son enfant, sans aller au-delà, sans aller jusqu’à la blessure. Mais pourquoi ? Geste d’individu traqué, acculé par des dettes criardes, qui veut attirer l’attention pour attirer la pitié.14 »

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Ce serait un stratagème du côté de Gaston H., « drame de la misère » selon le Rapport…, précité. Une vie de misère, ce pourrait être, au moins au départ, l’unique côté « bien vu » par Gaston H., à quoi cependant il objecte lui-même en écrivant que « la moindre question a mille côtés »… Il y avait donc, s’agissant de cette question (irrésolue) que constitue l’événement du 6 août 1922, encore 999 côtés à explorer. C’est énorme.

L’arrêt de la cour d’assises de Quimper : le 13 janvier 1923

Après une instruction judiciaire obligatoirement à double degré en matière de crime, Gaston H. est renvoyé devant la cour d’assisses de Quimper, pour tentative d’homicide volontaire, avec la circonstance aggravante de préméditation. Cette circonstance opère une bascule dans l’application possible des qualifications juridiques pénales, soit le passage de la qualification de meurtre à celle d’assassinat, la peine encourue étant la réclusion criminelle à perpétuité, pour le meurtre, la peine de mort pour l’assassinat15.

Le 15 janvier 1923, la cour d’assises de Quimper, composée, en application des dispositions du Code d’instruction criminelle à cette date, des seuls jurés, les magistrats n’ayant pas alors juridiquement à se prononcer sur la culpabilité, mais seulement sur la nature de la peine s’il y a lieu, et sur les intérêts civils s’il a lieu. Le chef du jury, « la main placée sur le cœur », sur son honneur et sa conscience, « devant Dieu et devant les hommes », dit la réponse du jury à la question suivante qui lui est posée :

« H., Gaston, Louis, Auguste, accusé, est-il coupable d’avoir à Brasparts, le 6 août 1922, commis une tentative d’homicide volontaire sur la personne de Daniel H., laquelle tentative, manifestée par un commencement d’exécution, n’a été suspendue ou n’a manqué son effet que par des circonstances indépendantes de la volonté de son auteur 16? » Dans le corps de l’arrêt, on lit la lettre « R » majuscule pour « Réponse », réponse : « Non ». Ce « non » a valeur d’acquittement, est un acquittement.

Deux questions subsidiaires seront posées d’office par le président comme résultant des débats, l’une principale, Gaston H. est-il tout au moins coupable d’avoir volontairement porté un coup et fait une blessure à son fils ? Réponse : « Non à la majorité » ; l’autre relative à une circonstance aggravante, celle d’une

violence ayant entraîné une incapacité de travail personnel pendant plus de huit jours ? Question là encore rendue superfétatoire par la réponse donnée à la question « principale » précédente. Un pur et simple verdict d’acquittement.

Les jurés, représentants du peuple au nom de qui la justice est rendue, étant souverains, n’ont pas à donner les motifs de leur décision, insusceptible dès lors d’un appel devant une autre juridiction. Souveraine, leur décision est, en droit, non motivée, ils n’ont aucune raison à rendre à quiconque. Dans la procédure pénale française, ces deux points ont récemment fait l’objet d’une modification législative,

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non seulement un appel peut être désormais interjeté contre un arrêt d’assises, mais de plus, la cour doit désormais motiver sa décision17.

Témoignages à propos de la famille H.

Deux témoignages portés à l’endroit de Gaston H. nous renseignent sur son mode de vie avec son épouse et ses deux enfants. Un premier témoignage, celui de l’adjoint au maire de Tréguidel, le 9 octobre 192218 :

H. Gaston, objet de votre enquête, a habité la commune environ un an de 1920 à 1921, je ne me rappelle pas exactement la date de son arrivée, ni la date de son départ. Il venait de Lanvollon, comme il n’est pas originaire de la localité, je ne connais pas ses antécédents. Pendant son séjour dans la localité […] sa conduite et sa moralité ont été exemptes de tout reproche. Il était doué d’un bon caractère, et jouissait d’une bonne santé. Il exerçait le métier de photographe et voyageait beaucoup à cet effet, se rendant surtout dans les lieux où il y avait des noces et faisait beaucoup de cartes postales et d’agrandissements photographiques. Il habitait une maison sise au Grand chemin dans laquelle il n’avait aucun mobilier, il couchait sur la paille avec sa famille composée de sa femme et de deux enfants. Sa situation pécuniaire ne paraissait pas bien brillante.

Le second témoignage est d’un photographe qui fut l’employeur de Gaston H. de juillet à octobre 1918 dans les côtes du Nord à Saint-Brienne19 :

H. Gaston a été occupé par moi pendant 3 ou 4 mois de juillet 1918 au mois d’octobre de la même année. Je lui [demandais barré] donnais des agrandissements à faire et il travaillait chez lui. C’était un bon ouvrier. Je n’ai rien remarqué d’anormal sur sa conduite et sa moralité. Il paraissait avoir bon caractère, mais j’ai cru m’apercevoir [nos ital.] que par moments il ne jouissait pas de la plénitude de ses facultés mentales. Cet homme qui pouvait largement gagner sa vie vivait cependant dans la misère. C’est tout ce que je puis dire sur son compte.

À propos de Rachel, le témoignage du chef de la brigade de la Gendarmerie de Brasparts a également sa portée :

Madame H. que j’ai rencontré [sic] accidentellement [nos ital.] plusieurs fois avant le 6 août faisait allusion à la possibilité de leur suicide à tous, j’estime que cette femme avait une influence déprimante sur son mari20.

On peut lire ce témoignage sur ce faire-savoir par Rachel alentour d’un possible suicide de toute sa famille, comme un indice de son assentiment à ce suicide – un assentiment tacite – ; ce qui devait produire chez le chef de la brigade, une inquiétante êtrangeté.

Gaston H. tiré à quatre coins

Rendre un verdict, c’est prétendre dire la vérité. N’écartons pas, mais suivons, en le prolongeant, et en le déplaçant, le verdict d’acquittement de la cour d’assises.

Premier trait

Formulons autrement cette décision d’acquittement, elle peut se dire façon Magritte : « Ceci n’est pas un crime ». Mais alors quoi, si nous écartons aussi que le geste

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de Gaston H. soit réductible à une vie de misère, à laquelle son métier de photographe lui aurait permis d’obvier. L’acte du 6 août est un acte sacrificiel. Nous sommes proche de Genèse 22, Elohim éprouvant Abraham, lui enjoint de sacrifier son fils Is’ hac. À ce texte premier de la Bible, Jacques Lacan a consacré la séance unique du 20 nombre 1963, de son séminaire Les Noms du Père, séance pour laquelle il demanda d’emblée qu’un « silence absolu » soit gardé. Ce jour-là, il dit « […] qu’un Dieu, ça se rencontre dans le réel21 », ajoutant, comme « tout réel est inaccessible ça se signale par ce qui ne trompe pas, l’angoisse22 ». Gaston H. pris de tremblements des mains au point de ne plus pouvoir travailler, signale cette angoisse, laquelle n’est pas sans objet. Et ce « à la pointe du jour », selon le dire de Daniel, – cette pointe étant ce moment où la nuit a commencé à se dissiper, le plein jour n’étant pas encore advenu – dessine dans le ciel un entre-deux de l’espace et du temps, soit un passage. Avancer vers, puis dans un passage qui s’ouvre en raison d’un appel éprouvé, ne va guère de soi. Les tremblements provoqués par l’angoisse, signale aussi l’hésitation. Qu’il s’agisse d’un sacrifice et non d’un crime, c’est un premier trait de cette histoire, un sacrifice, donc une érotique23, dans les termes de Lacan, grand A est ici non barré.

Deuxième trait antérieur au précédent et pré-nominal

Lorsque, à la naissance de ce fils, Rachel et Gaston le prénomment Daniel, ils lui donne un prénom qui est aussi le titre de deux écrits de la Bible, et une figure exemplaire de celle-ci ; figure comparable à l’oncle Jean de Joëlle Oury qui mêlé aux neiges et aux loups, n’en faisait pas moins des miracles à l’hôpital au point que « d’après la légende, la bête de Gévaudan elle-même se serait aplatie devant lui !24 » Dans un « Liminaire pour Daniél », l’un de ses traducteurs, André Chouraqui, accompagne son lecteur de cette précision, dans le « deuxième » Daniel (ch. 7 à 12), « Pour la première fois, la résurrection des morts est annoncée ouvertement : Des multitudes d’endormis dans la poussière de la glèbe se réveilleront, les uns pour recevoir la sanction de leur justice, la vie en pérennité, les autres celle de leurs crimes, l’opprobre en pérennité (12, 2). La vision, pour fantastique qu’elle soit, se situe dans la logique la plus profonde du message biblique25. » Puis, il ne peut pas ne pas s’interroger : « Est-ce folie que d’annoncer la résurrection des morts ? Peut-être, mais pas plus que de prédire des ciels nouveaux et une terre nouvelle, ou bien le grand jour où la lutte entre elles des nations, des classes et des espèces se résoudra dans l’ultime victoire de la lumière sur la nuit, de la paix sur la guerre26. » À ce « Est-ce folie, peut-être, mais pas plus que » fait là quand même immédiatement écho un « mais pas moins », et donc oui, c’est folie. « Daniel », invincible réussissant ; « Daniel » un nom pour la résurrection des morts.

Troisième trait

Dans une longue lettre écrite en prison le 19 octobre 1922, Gaston H. s’adresse directement à Daniel à propos de… l’Apocalypse :

Daniel j‘ai lu l’apocalypse [« cette » barré] elle semble une incompréhensible folie

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D’amour mystique et de terreur. Mais l’impression déroutante est si vraie Qu’on ne peut douter de ce qu’on ne comprend pas . Crois mon petit enfant Crois en Dieu de toutes tes forces c’est le seul salut Toutes les apparences sont Contre Lui si l’on veut. Tous les raisonnements peuvent l’être aussi. Mais la Vérité n’est ni dans les raisons ni dans les apparences. […] Comprends l’incompréhensible Crois l’incroyable27.

Gaston ne renonce pas, après l’échec du 6 août, à la valeur du dernier texte de la Bible, dans le mouvement même où dérouté par lui (Lui) ce texte en devient indubitable, et situé à la pointe d’une « incompréhensible folie d’amour mystique et de terreur » ; il en adresse à son fils cette impossible exhortation : « Comprends l’incompréhensible Crois l’incroyable ». Ce texte porte le témoigne discret de ce que ce moment fut pour Gaston H. un moment de terreur.

Quatrième trait

« Il n’est plus temps ! » (Apocalypse, 10. 6). Le 6 août est un dimanche, jour de fête dans le calendrier chrétien, c’est la fête de la Transfiguration du Christ. Si la nuit du 25 au 26 mars 1949 fut pour Daniel, la nuit de l’Annonciation – Joëlle Oury le souligne avançant à fort juste titre que ce n’est pas là un hasard28 – quelques 27 ans plus tôt, pour Gaston H. la nuit du 5 au 6 août 1922 fut celle d’un moment de « Transfiguration » de soi. On peut conjecturer que cette date fut anticipée par lui – Gaston H. se rend à Carhaix dans son précédent domicile pour y retirer l’arme et le stylet qui serviront quelques heures plus tard29 – et choisie pour ce qu’elle convoque d’une éblouissante puissance vers une métamorphose. C’est à (re) lire dans les trois premiers textes du Nouveau Testament, Matthieu, (17,2) Marc (9, 2) Luc (9, 29).

En cette pointe du jour, c’est le bon jour dans la vie de Gaston H. qui mettrait fin à un temps de misère. Le temps est proche, d’un autre temps, fin des temps. Éblouissante métamorphose soit, mais à quelle fin ? Au fin d’un passage. Moment d’une folie-passage dont des textes bibliques, quatre – Daniel, Genèse, Métamorphose et Apocalypse – forment les quatre coins d’une plaque discursive à même de donner et consistance et puissance au geste de Gaston H. à l’endroit de son fils Daniel.

Délire encore : se pourrait-il alors que pour atteindre à l’éblouissant Lieu céleste, lieu de la résurrection des morts, qu’en Gaston H. pris dans un moment tremblant et déterminé, ait élu le conduit – le canal – de l’oreille gauche de Daniel dormant, comme le lieu de ce passage, y logeant, « penché sur le lit, à peu près au milieu le genou droit sur le lit et le pied gauche sur le plancher 30», une première balle tirée à bout portant, la deuxième pour Rachel ? Oto-passage31, – le néologisme d’otobiographie est dû à Derrida lisant Nietzsche – où Gaston visionnaire s’engage, porté par le grand récit apocalyptique, voyant la fin du temps advenir, au dernier jour. Cette position de tir de Gaston décrite par Daniel est très exactement celle du messager, fort, dans… Apocalypse 10. 1, 2 :

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1. Je vois un autre messager, fort. Il descend du ciel enveloppé d’un nuage, l’arc-en-ciel sur sa tête, Sa face semblable au soleil, ses pieds semblables à des colonnes de feu.

2. Il a dans sa main un petit volume ouvert. Il met le pied droit sur la mer et le gauche sur la terre.32

Alice, la sœur, n’est pas comptée dans ce voyage de sa famille, hébergée qu’elle était à ce moment-là dans un bourg voisin.

Dans une notation, A. Chouraqui relève que découvrir l’oreille c’est confier un secret33 ; apocalupsis (verbe hébreu gala, dévoiler) traduisant aussi bien découvrement que révélation. Or, découvrir l’oreille en en dégageant les cheveux d’un geste qui ne réveillerait pas Daniel, c’est le mouvement même du geste accompli par Gaston. C’est d’un passage fou dont il et question, et non d’une blessure à infliger à un enfant.

Confier un secret suppose qu’il y en ait au mois un dont on soit porteur. Mais alors quel secret et comment (le) chercher ? Revenons à une phrase de la Préface de Jean Allouch.

« Une folie à deux (ou à plusieurs) qui lierait le fils au père. »

On ne doutera pas en raison de ce qui a précédé qu’il y ait eu folie à deux, folie communiquée de Gaston à Daniel de part le rapport balistique im-posé par ce père à son fils, déflagration à l’origine d’une folie dont ce fils ne sortira pas après qu’il y soit entré dans la nuit du 25 au 26 mars 194934.

Une folie à « deux (ou à plusieurs) », ce « plusieurs » écrit dans une parenthèse dit dans une chicane35 plus, à lire « plus que deux ». Plus que deux, c’est au moins trois. Cette parenthèse et son contenu renvoient implicitement à ce qui dans Marguerite, ou l’Aimée de Lacan est appelé « le chiffrage de 1975 » dans le frayage de Jacques Lacan, à son séminaire Le sinthome et spécialement à la séance du 16 décembre 197536. Ce chiffrage borroméen de 1975, fait l’objet du chapitre treize de Marguerite,…, où il se trouve déplié par le menu. C’est à partir de ce chiffrage que se trouve avancée cette formule selon laquelle, « la folie à deux est une folie à trois au moins37 » et ce pour autant qu’un quatrième terme, ayant statut de sinthome, sera intervenu pour les nouer borroméennement38.

Dans l’histoire des H. comment s’orienter ? L’on se souvient des jugements portés par Rachel dans sa déposition auprès du juge d’instruction à l’encontre de sa belle-famille, ce dont le Rapport médico-légal se fait l’écho sans reste. « Il sera entendu, une fois pour toutes, que tout le monde est nerveux dans la famille et que la mère et les sœurs de l’inculpé s’adonnent à la boisson39. » Sur la mère de Gaston, Marie Aline : « Sa mère, âgée de 70 ans, souffrirait d’une affection cardiaque et serait nerveuse40. » Sur le père de Gaston, Louis Nestor : « Son père, (est-il utile de dire qu’il aurait porté la soutane comme professeur au petit séminaire de Séez ?41) libraire, est mort, en 1921, à 90 ans, de vieillesse42. » Dans la lettre précitée du 19 octobre 1922, Gaston écrit ceci à propos de son père : « Mon père chrétien de naissance, qui le fut

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si mal dans sa vie, ma mère n’étant pas avec lui, il l’avait abandonné […], je l’étais moralement aussi. Je voulais à tout prix [nos ital.] que mes enfants aient père et mère aimants. »Aîné de trois enfants, Gaston, indique le Rapport médico-légal a une sœur âgée de cinquante ans, « mariée, mère de famille, qui aurait été traitée par Charcot, […] dans sa toute jeunesse […] une autre sœur est âgée de 45 ans, « veuve et mère d’un enfant » (p. 3).

La lecture des actes d’état civil de la famille H. aux archives départementales du Val-de-Marne devait réserver une surprise. Est lisible dans une table décennale, deux lignes distinctes pour le même Daniel H. Ce qui est à lire est que Daniel H., né le 15 juillet 1909, était… décédé le jour même43. La consultation du registre des actes de décès pour l’année 1909 confirmait que Daniel Gaston H. « âgé d’un jour », était décédé le 15 juillet au domicile de ses parents, à Saint-Maur-des-Fossés, à une heure de l’après-midi. Gaston H. déclare le décès le 16 juillet au matin auprès du maire de la commune, il est alors accompagné, pour l’accomplissement de cet acte, d’un sculpteur sur bois, prénommé Ange…

Le 17 juillet à midi, Daniel H. est inhumé au cimetière communal du Nord de Saint-Maur44. Le registre général des inhumations du cimetière du Nord, devenu le cimetière Condé, porte l’inscription manuelle précise de la place de la tombe de Daniel l’aîné45.

Les enfants H. étaient trois, la sœur, Alice, est née à Saint-Maur le 11 janvier 1912. Sur son acte de naissance, le deuxième prénom est… « Danielle » d’abord raturé de tout son long et par le milieu d’un trait noir ; puis réécrit. Rature ineffaçable sur cet acte d’état civil, ce prénom, au féminin, y étant écrit comme deuxième prénom, deux fois.

Folie du côté de Rachel et de Gaston d’avoir donné à leur fils cadet, le prénom de leur premier fils mort et d’avoir ainsi, dans leur vie quotidienne, appelé « Daniel », rappelé « Daniel » dans cette indistinction même.

C’est recouvert d’un linge blanc sur lequel il a déposé un bouquet de violettes que Daniel le cadet a moins posé que déposé son engin explosif dans la crypte du Sacré-Cœur46 ; cette couleur violette est parvenue jusque sur la couverture de l’ouvrage de Joëlle Oury. Aurait-on déposé sur la petite tombe de Daniel l’aîné, un tel bouquet de violettes ?

Daniel le cadet se marie à Paris le 21 août 1937 avec Clotilde Tirelet, de cette union naît un enfant « qui meurt très rapidement » note la thèse de 1970 (p. 321), tandis que Daniel H. l’ouvrage note que ce mariage fut « un échec complet », ajoutant, comme en passant : la « naissance d’un enfant mort-né n’arrange pas les choses » (p. 27). Page 272, la note de bas de page 104 fait état « de la naissance d’un fils mort-né […] ».

Un écrivain a cette position radicale : « En toute chose, il convient sans doute de considérer son comble. » Mais encore ? Ce trait de méthode est suivi de cette assertion : « La mort d’un enfant est ce comble. » Puis, il franchit cet autre pas :

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« Une telle mort – fût-elle naturelle – est toujours un crime, car elle est le fait d’une création qui anéantit en elle de la manière la plus arbitraire, la plus injustifiable ce qui – celui qui, celle qui – mériterait absolument de vivre. En ce sens, lorsqu’un enfant perd la vie, quelles que soient les circonstances [nos ital.], c’est toujours au même infanticide qu’assiste l’espèce humaine tout [sic] entière47. » Toute entière, oui, c’est tout. Il n’y a rien à ajouter.

On conjecture que la mort de Daniel l’aîné est l’événement réel endeuillant ses parents, ce deuil s’effectuant selon le mode d’une folie à deux née dans ce temps-là. Folie à deux concomitante de Rachel et Gaston. Folie à deux communiquée de Gaston à Daniel le cadet de par le rapport balistique im-posé au fils par son père, Daniel l’aîné, étant le sinthome, le saint-ange – d’une sainteté réelle – de cette structure d’ensemble nouée à quatre.

« Petit Daniel »

Dans le bourg rural de Brasparts, Gaston H. avait été surnommé le « père Cafard », « Cafard » écrit avec un C majuscule dans le rapport médico-légal48, faisant de « Cafard » un patronyme. La familiarité lassée ou moqueuse, on ne sait, de ce surnom, heurtait l’ignorant que ce père, et sa femme, pouvaient être hantés par la perte d’un premier fils, à retrouver, vivant en un Lieu céleste dont il y avait à découvrir la porte d’entrée, le canal d’entrée : l’oto-passage.

Par ce passage de ce suicide familial, rejoindre Daniel l’aîné vivant, se rejoindre vivant dans Daniel l’aîné.

Dans une lettre de prison dont la suscription porte « Monsieur Daniel H. sa sœur et sa maman », Gaston H. s’adressant plus particulièrement à son fils lui écrit :

Petit Daniel les humains cherchent mal le bonheur Dans la fortune la gloire, l’amour C’est un tort, car tout cela ment La vie est une punition il faut faire pénitence C’est à se dompter tout le temps qu’il faut Penser.

Dans un entretien à la revue Ligne de risque, – c’est bien d’une ligne de risque dont il a été ici question –, J.-C. Milner fait cette remarque selon laquelle le christianisme de Paul, en articulant et en subordonnant le katolicos des Grecs à la résurrection des corps, produit un mouvement « intéressant, et même génial49. » Intéressant, sûrement ; « et même génial » ? Pas si sûr.

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NOTES

1. Texte repris d’un exposé au colloque de l’École lacanienne de psychanalyse, « Un dire atopique : Daniel Paul Schreber. Voisinages Schreber. », les 9 et 10 novembre 2013, Maison de l’Europe de Paris. 2. Lettre écrite en prison datée (indirectement) du 19 octobre 1922. 3. Lettre écrite en prison, non datée, non affranchie, la suscription de l’enveloppe est la suivante : « Monsieur Daniel H. sa sœur et sa maman, Petit Carhaix, Finistère. » 4. M. Foucault, Le gouvernement des vivants, Cours au Collège de France, 1979-1980, établi sous la dir. de F. Ewald et A Fontana, par Michel Senellart, Paris, EHESS / Gallimard / Seuil, coll. « Hautes Études », 2012, cours du 27 février 1980, p. 183. 5. Joëlle Oury, Daniel H. La modeste contribution d’un pâtissier à l’équilibre du monde, Préface de Jean Allouch, Paris, Hermann, coll. « Psychanalyse », 2012 pour le copyright, 2013 pour l’achever d’imprimer (9 janvier 2013). 6. Marguerite Duras, Dix heures et demie du soir en été, Paris, Gallimard, [1960], coll. « folio », 1985/2012. 7. Note du 10 août 1922 de Charles Balin, docteur en médecine. 8. « Nous avons déclaré saisie régulière et l’avons déposée au greffe. » (Procès-verbal de transport en date du 9 août 1922). Cf. aussi le témoignage de Daniel, quelques décennies plus tard, dans J. Oury, Daniel H…., op. cit., p. 102. 9. Le Garnier Delamarre écrit « paludéenne ». 10. Figuration parfaitement fondée. 11. Ainsi écrit en gras ce curieux « O ». 12. On songe à cette remarque de Foucault dans « L’eau et la folie », petit texte de 1963 : « L’ivresse, modèle bref et provisoire de la folie ». DE, I, n° 16, p. 268. 13. Dr Paul Lagriffe, Rapport médico-légal sur H. Gaston inculpé de tentative d’homicide, texte dactylographié, Quimper, 22 septembre 1922, 9 pages, p. 5. 14. Ibidem, p. 8. 15. Code pénal de 1810 (le deuxième Code pénal ; le premier, – premier des Codes révolutionnaires – datant de 1791), articles 304. alinéa 3 pour le meurtre, article 302. pour l’assassinat. 16. L’arrêt reprend ici, mot à mot, la définition légale de la tentative punissable de l’article 2. du Code pénal, cette disposition légale ajoutant que toute tentative de crime « est considéré comme le crime même. » C’est-à-dire également punissable comme le crime abouti. Identité de peine encourue. 17. Loi du 15 juin 2000 pour la faculté d’interjeter appel (art. 380-1 sqq. du Code de procédure pénale), loi du 10 août 2011 pour la motivation des arrêts de cour d’assises (art. 365-1 C. pr. pén.). 18. Témoignage transcrit à la brigade de Gendarmerie de Lanvollon, le 9 octobre 1922. 19. Témoignage transcrit à la brigade de Gendarmerie de Saint-Brienne, le 18 octobre 1922. 20. Déposition du 28 septembre 1922 auprès du juge d’instruction de Châteaulin. 21. J. Lacan, Des Noms-du-père, sous ce titre générique choisi par J.A. Miller, sont réunies deux interventions de J. Lacan, sa conférence « Le symbolique, l’imaginaire et le réel » du 8 juillet 1953, et cette séance unique du 20 novembre 1963 de son séminaire Les Noms-d-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 92. 22. Ibidem. 23. Jean Allouch, Le Sexe du maître, L’érotisme d’après Lacan, Paris, Exils éd, coll. « Essais », 2001, p. 199. 24. J. Oury, Daniel H., op cit., p. 311. Cf. Michel Louis, La bête de Gévaudan, [1992], Paris, Perrin, coll. « Tempus », 2003.

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NOTES

25. La Bible, traduite et présentée par André Chouraqui, Paris, Desclée de Brouvver, 1989, p. 1382. 26. Ibidem. 27. Mise en page, graphie, ponctuation, respectées. 28. « La première Révélation, la vraie, a eu lieu près du fournil : le 25 mars ! Ce n’est pas un hasard, puisque c’est… le jour de l’Annonciation !! », J. Oury, Daniel H., …, op. cit., p. 271-272. 29. On remarquera, sans avoir plus de détails, que en son Brasparts-Carhaix, aller et retour dans la même journée, Gaston H. sut déjouer la vigilance des deux gens d’armes qui « l’accompagnaient »… 30. Ce sont les termes, cités plus haut, du témoignage de Daniel auprès du juge d’instruction de Quimper, le 10 août 1922. 31. Ce néologisme est dérivé de Derrida lisant Nietzsche, cf. Jacques Derrida, Otobiographies, l’enseignement de Nietzsche et la politique du nom propre, Conférence prononcée en français à l’université de Virginie (Charlottesville) en 1976, Paris, Galilée, coll. « débats », 1984. 32. Découvrement de Iohanän. Apocalypse, traduction A. Chouraqui, op. cit. 33. Notation dans La Bible Chouraqui, op. cit., lettre d, p. 2420. 34. C’est de sa thèse, la thèse de Joëlle Cf. J. Oury, on relira les pages 30, 31, 32, 33 de son ouvrage. 35. Chicane car « deux » est déjà « plusieurs », et ce « plusieurs » comme indéterminé pourrait s’arrêter à deux. Chicane, ralentir. 36. Jean Allouch, Marguerite, ou l’Aimée de Lacan, Postface de Didier Anzieu, [1990], Paris, Epel, 2e éd. revue et augmentée, 1994, p. 455. 37. Ibidem, p. 476. 38. Ibidem, p. 478. Se reporter aux figures 15 (p. 463) et 17 (p. 465). 39. P. Lagriffe, Rapport médico-légal sur H. Gaston, op. cit., p. 3. 40. Ibidem. 41. Des sessions de ce très catholique séminaire fait aujourd’hui l’objet de réimpressions. Ainsi du Troisième Congrès des œuvres diocésaines, tenu au petit séminaire de Séez (Éd. 1908), s.l.n.d, Hachette Livre / Bnf / Gallica. 42. Ibid. Cf., aussi J. Oury, Daniel H…., op. cit., p. 228. 43. Table de l’état civil des actes de décès du 1er janvier 1903 au 31 décembre 1912, de la commune de Saint-Maur-des-Fossés. 44. Cimetière communal du Nord, feuille de service du 17 juillet 1909, no 7982, 1o Inhumations. Consultation aux archives municipales de Saint-Maur-des-Fossés. 45. Le registre général des inhumations à la date du 17 juillet 1909 (n° 2682) fait état de l’inhumation de Daniel H. dans la neuvième division, dixième rangée, treizième tombe. Aujourd’hui, (octobre 2013), sa petite tombe ne s’y trouve plus. Les conservateurs du cimetière assertent que cette inhumation est trop ancienne pour que cette tombe y soit conservée, l’usage pour les enfants serait celui d’une concession décennale. Nécessairement ? 46. Daniel H., …, op. cit., p. 39 et p. 221 note 59. 47. Philippe Forest, Le roman infanticide : Dostoïevski, Faulkner, Camus, Essais sur la littérature et le deuil, Allaphbed 5, Nantes, éditions Cécile Defaut, 2010, p. 76. En illustration de couverture, un dessin de Gustave Moreau, Sacrifice d’Abraham (détail). La mort, représentée par une femme, se saisit d’une jeune fille. Dans son étude sur le deuil, Jean Allouch fut contraint d’admettre que la mort de l’enfant, et non celle d’un père comme au temps où Freud écrivit la Traumdeutung, est le cas paradigmatique du deuil. Cf. J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, [1995], seconde éd. avec un texte de Silvio Mattoni, « L’échec de la pudeur », Paris, Epel, 1997. 48. P. Lagriffe, Rapport médico-légal…, op. cit., p. 2.

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NOTES

49. J.-C. Milner, « La société et l’exception », Ligne de risque, 2007, n° 23, p. 14-21, p. 19. Précisant : « Pour Saint Paul, l’universel ne s’accomplit que par la conversion à Jésus. Sans elle, il est dépourvu de sens. », ibidem. On pourra lire le petit livre d’Alain Badiou sur Paul qui lui est si cher, cf. A. Badiou, Saint Paul, La fondation de l’universalisme, Paris, Puf, coll. « Les essais du Collège international de philosophie », 1997/1998.

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CECILE IMBERT

Mais que diable veut Dieu ?

Michel de Certeau parle de « la révélation schrébérienne à tant d’égards proche de la mystique ». Et de la mystique proche de la torture. Il évoque Surin. À Loudun, ce père jésuite délivre Jeanne des Anges en acceptant d’être possédé de ce qui la tourmente ; il se voit persécuté et bascule dans l’état d’« infirmus » durant dix-huit années (1637-1655). En sortir passera par l’écriture d’un ouvrage : Science expérimentale des choses de l’autre vie. D’autres suivront, des lettres (beaucoup), et un rô ̂le de guide spirituel ; il est reconnu comme l’un des grands mystiques du XVIIe siècle. De la fonction du livre et des démons il sera question.

L’amour purifiant C’est l’enfer déchaîné, c’est le ciel en fureur Dieu même vient armé le remplir de terreur L’Amour se travestit et se déguise en juge Il ôte au patient tout espoir de refuge Il accuse, il reprend, il condamne au malheur Il plonge et tient l’esprit dans l’infernale horreur, Le pauvre infortuné tombe dans un abîme Où c’est qu’il ne voit plus que douleur et que crime Pauvre, faible, étonné, foudroyé, plein de fiel Relégué dans la nuit et rejeté du ciel L’ire du Tout-Puissant à toute heure le presse, La mort même l’allaite et la fureur l’engraisse Jean-Joseph Surin Partout où il y a des hommes, il y a de l’hommerie. Montaigne

Partons ailleurs… Le père Jean-Joseph Surin vécut de 1600 à 1665. Jésuite bordelais. Pourquoi lui, ici, dans un colloque sur Schreber ? Le lien Schreber-Surin ne fut pas fait par moi, mais par quelqu’un que certains ont connu dans cette salle : Michel de Certeau, (dont La Fable mystique II vient du paraître) jésuite lui aussi, qui fût membre de l’école Freudienne de Paris, proche de J. Lacan.

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Une affection profonde, au sens d’être affecté, atteint, liait Michel de Certeau au père Surin ; il l’a exhumé, retranscrit, publié. Un poème du père Surin fut lu à son enterrement ; il a fait renaître ses textes ; il l’admirait. Il disait : « Le père Jean-Joseph Surin a plus tard raconté ses expériences de malade en un texte qui est, au XVIIe siècle, un équivalent des mémoires du Président Schreber et qu’il intitula Science expérimentale des choses de l’au-delà rédigée en 1663 » (p. 232, La Fable mystique II).

Deux récits « d’expériences de malades », donc. Mais qu’est-ce qui, dans ces récits, de l’un à l’autre ferait écho ? De cela, j’aimerais parler. J’ai un avantage, dans cet exposé, par rapport aux personnes travaillant sur Schreber : les textes sont en français ; fort peu en latin. Mais il y a un inconvénient non négligeable : le foisonnement des écrits ; par exemple :

— 42 lettres de 1626 à 1638 (13 ans) ; — puis la maladie ; — et 448 lettres de 1657 à 1665 (8 ans).

La correspondance publiée par Michel de Certeau fait 1820 pages. Juste de la correspondance. Après il y a les textes eux-mêmes : Le Catéchisme spirituel, Les Dialogues spirituels, Les Cantiques spirituels, Discours justificatif de la Vie mystique et Les poésies, à ne pas oublier. Deux textes m’arrêteront ici ; ils sont publiés ensemble chez Jérôme Millon :

— Le Triomphe de l’amour divin sur les puissances de l’Enfer en la possession de la mère supérieure des Ursulines de Loudun (le début est de 1636, la fin fut rédigée 20 ans après) ;

— Science expérimentale des choses de l’autre Vie acquise en la possession de la mère supérieure des Ursulines de Loudun, de 1663 (deux ans avant sa mort).

Nous reparlerons aussi de ces écrits stupéfiants que sont Les Contrats (1655). Dans le titre de ces deux textes apparaît la possession de la mère supérieure des Ursulines de Loudun, Jeanne des Anges. Ces deux livres sont autobiographiques et racontent comment il fut « saisi », puis malade. Rendu malade du Diable, de Dieu ; en son corps, en son âme.

Le cadre

Nous sommes donc à Loudun, au XVIIe siècle. En ce grand siècle des procès de Galilée, des textes de Pascal et de Descartes ; en ce grand siècle mystique des Vincent de Paul, Marie de l’Incarnation, Angelus Silésius, Port-Royal, et puis Madame Guyon, Fénelon et le Quiétisme.

En ce siècle des luttes entre protestants et catholiques, mais aussi, nous l’avons plus oublié, des grands traités de démonologie qui continuent d’être publiés ; ils s’interpellent et se répondent depuis l’ouvrage qui a structuré la théorie à la pratique

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des condamnations, le Malleus Maleficarum (ou « Marteau des Sorcières ») des dominicains Sprenger et Institoris (1487).

Les travaux de Jean Boguet, Pierre de Lancre, Jean Bodin, Martin Del Rio pèsent. Les procès de sorcellerie font des ravages en Europe jusque vers 1630, puis diminuent et Louis XIV les interdira en 1682.

Et le XVIIe siècle est aussi, plus spécifiquement en France, la seule période des « épidémies de possessions démoniaques », ces grandes scènes publiques, faisant couler beaucoup d’encre, avec des débats contradictoires houleux, où – comme le relève Jules Michelet – le schéma est toujours identique : une possédée (parfois assistée de quelques autres) va faire brûler un homme – de préférence un prêtre, parfois un médecin – accusé de l’avoir possédée, ou plutôt de l’avoir fait être possédée par un (ou plutôt une légion) de diables. Le Un est du côté du divin.

« Loudun » est l’une de ces grandes histoires ; le premier visage connu du père Jean-Joseph Surin est celui d’exorciste chargé de libérer la prieure Jeanne des Anges de ses démons. J’aimerais… disons un souhait… arriver à faire entendre une position autre que celle clairement dite par Louis Cognet dans un article à propos de la publication des lettres de Surin par Michel de Certeau.

C’est toujours avec dégoût, il faut l’avouer, que l’on retrouve ces tristes épisodes démonologiques qui jalonnent le XVIIe siècle, l’un servant dans une large mesure de type à l’autre (Rech. de sc. relig., 56, 1968).

Et pourtant, comment avec une oreille un tant soit peu analytique, ne pas s’arrêter, la dresser cette oreille, sur un mécanisme de répétition se jouant à grande échelle, tel un cauchemar récurrent.

— À Aix en Provence, Madeleine de la Palud fait brûler Louis Gaufridy, prêtre en avril 1611 ;

— Élisabeth de Ranfaing mène au bûcher son médecin Charles Poirot à Nancy en 1622 ;

— À Louviers, Madeleine Bavent accuse le père Thomas Boullé qui sera brûlé avec le cadavre du père Picard déterré pour l’occasion (car accusé de sorcellerie après sa mort). Affaire hautement complexe, mais sur un tout autre plan que celle de Loudun.

« Délire collectif » dira J. Calmeil (De la folie, 1845). Une belle nomination bourrée de questions… ! Pour évoquer une autre lecture possible, ébauchée à la fin de cet exposé (je m’appuierai sur un article).

Le père Jean-Joseph Surin

« Je n’ai qu’une chanson » disait-il. À l’étude, la phrase est juste ; mais les variations multiples.

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La « mort de Dieu » a fait couler beaucoup d’encre. La « mort du Diable » est plus sourde. Le terme de « dégoût » très fort de Louis Cognet porte – me semble-t-il – sur ce paradoxe : être intelligent /croire à cela.

Or, dans les deux textes de Surin cités ci-dessus, auxquels s’ajoute l’Autobiographie de Jeanne des Anges, écrite pour compléter les pages que Surin, malade, était impuissant à rédiger, apparaît un glissement s’opérant aussi bien chez la prieure que chez le jésuite menant de l’invasion diabolique jusqu’à la possession divine ; un mouvement qui s’ancre dans des « marques », des traces corporelles – stigma –, des pactes et des contrats.

Ils sont tels des passeurs quant à la place du Diable, sa disparition avalée dans un registre autre. Il faudrait croiser cette recherche avec les travaux de Mino Bergamo, notamment « l’anatomie de l’âme » sans lequel rien de cela ne peut être entendu, mais là, la compétence me manque…

Le cadre de la présence du père Surin est la ville de Loudun. Cette ville se situe aux confins de trois provinces : le Poitou, la Touraine et l’Anjou, et relève à l’époque du diocèse de Poitiers.

Une toile de fond politique : Richelieu étend son pouvoir et entreprend la destruction systématique des villes protestantes fortifiées du royaume. Il construit sa forteresse qui portera son nom, rivale catholique de Loudun. Il n’aime pas U. Grandier et veut détruire le donjon de cette ville plutôt calviniste.

La toile de fond religieuse est pesante. Un drame : la peste a tué le quart de la population de Loudun un ou deux ans avant le début de la possession. L’affaire dure de 1632 à 1637. Résumons… très brièvement.

Plusieurs couvents dans cette ville. Ici, le couvent des Ursulines dirigé par la prieure Jeanne des Anges, jeune femme âgée de 25 ans, fille du Baron de Costes en Saintonge. Surin dira d’elle « son visage paraît d’une rare beauté, mais affecté et avec des attraits et des rayons dans les yeux ». « Contre faite » disent les textes. D’une chute étant enfant elle garde une épaule plus haute que l’autre, une allure « bossue ». Elle est issue d’une très bonne famille (elle se nomme Jeanne de Belcier), tout comme les 17 autres religieuses âgées de 17 à 35 ans, venues de la noblesse. Certaines sont des proches de Richelieu.

Leur confesseur décède. Quelque temps après, trois d’entre elles voient son ombre apparaître la nuit. La peur s’installe. Un déplacement s’opère : l’ombre devient « un homme qui s’introduit dans l’obscurité ». Le prêtre attitré J. Mignon associé au curé Barré avertissent en octobre 1632 le procureur de la ville que la supérieure est possédée de plusieurs démons ; et qu’elle n’est pas la seule. La machine se met en place ; au milieu de débordements, hurlements et convulsions elles nomment Urbain Grandier, curé de Sainte Croix comme auteur de leurs troubles.

Je passe sur les détails ; Grandier ne se méfie pas assez, croit que, comme il ne les a jamais vues, la vérité apparaîtra d’elle-même, il n’arrivera pas à se faire entendre de Paris et sera brûlé vif pour crime de sorcellerie le 17 août 1634.

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Pour comprendre la suite, quelques points méritent d’être dégagés :

— Le père Surin arrive (avec d’autres jésuites) pour exorciser Jeanne des Anges en octobre 1634, donc deux mois après la mort de Grandier ;

— Jeanne des Anges a essayé d’arrêter le processus. Lorsqu’elle se rend compte de la proximité de l’exécution, elle s’adresse à Laubardemont (lequel est en charge de l’affaire) pour lui dire qu’elle a « commis une grave offense en accusant l’innocent Urbain Grandier, puis s’étant retirée, attache une corde à un arbre et se serait pendue si d’autres sœurs n’étaient intervenues » (Autobiographie, p. 116). Deux autres sœurs se rétractent également. Les instances en place leur répliquent que ce sont les démons qui les font ainsi parler.

Notons en passant que des scènes identiques de rétractation se déroulent dans les autres grandes affaires de possession et que la réponse du pouvoir est toujours la même. Le mécanisme les dépasse tous. L’important ici est que la prieure a la mort de Grandier sur la conscience. Que fait-elle de cela dans son lien à Surin ? Les textes laissent à entendre qu’elle enferme ce secret. Contrainte au silence. Se taire et aveugler l’autre.

Du côté de J.-J. Surin, il n’est pas sans avoir en tête la gravité du métier d’exorciste. Un mois après l’exécution du curé de Sainte Croix le père Lactance en meurt.

Dès le lendemain de l’exécution de Grandier, le Récollet Lactance qui avait mis lui-même le feu au bûcher, donnait des signes évidents de folie. Il était sombre et préoccupé, exprimant le regret d’avoir empêché le curé de Loudun de se confesser : « Dieu me punit, Dieu me punit », répétait-il souvent et, en disant cela « il avait, dit un témoin oculaire, je ne sais quel égarement en son visage. Il tomba malade d’une fièvre chaude ». Dans son délire, il s’adressait parfois à sa victime : « Grandier, ce n’est pas moi qui t’ai fait mourir », et il mordait avec rage les oreillers, les draps et les couvertures (p. 91, Autobiographie).

L’autre exorciste, Le père Tranquille (décidément, ces noms…) mourra dans les mêmes conditions et souffrances peu de temps après ; « fou » dira-t-on. Et le père Surin sait que non seulement à Loudun, mais aussi parmi les Jésuites, le débat sur la culpabilité de Grandier n’est pas tranché.

Certes Richelieu manœuvre, cependant les véritables enjeux sont ailleurs, dans ce qui traverse les traités de démonologie, les juridictions condamnant des centaines de sorcières (à Bordeaux, Pierre de Lancre), les pouvoirs respectifs de Dieu, de la Nature, de la maladie, et de cette entité nommée Diable… et Légions.

L’exécution n’arrête pas la possession… distinction entre origine et cause… Les Jésuites arrivent, et Surin est nommé pour s’occuper personnellement de la prieure. Il est jeune : 34 ans ; sa fragilité était déjà connue, mais son intelligence et sa droiture impressionnent. Le Provincial dont il dépend a permis cette nomination… contestée par d’autres…

Un aparté, important, ici : pour une lecture la plus « juste » possible, une connaissance des codes et des références auxquels sont soumis les individus est

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nécessaire. Et elle n’est pas forcément dite. Il s’agit d’essayer de ne pas avoir une lecture trop décalée ; c’est-à-dire qui prenne en compte le décalage, justement.

Par exemple : dans une autobiographie, Jeanne des Anges dit « une fois, un de ses maudits esprits prit la figure d’un grand dragon de feu jetant du feu par la gueule » (p. 127). Elle dit elle-même (un peu avant) qu’elle a « un dérèglement d’imagination » (p. 121). Il est très facile, comme le font G. Legué et G. de La Tourette de parler d’hallucinations. Or, Jeanne des Anges connaît les textes.

Car, en 1614, le Ritualae Romanum redéfinit la procédure de l’exorcisme, celle qui encadre la lecture de la possession ; ce qu’elle est… et ce qu’elle n’est pas.

Quant aux causes de la possession : Le Diable entre dans le corps humain à cause du désespoir ou de quelque autre péché grave, ou cela est quelquefois permis à titre d’épreuve. Les deux premières choses relèvent de la vengeance du Seigneur Dieu, la troisième est pour le salut de l’âme1.

Puis la manière : Ils disent qu’avant d’entrer dans le corps humain, le Diable se présente à sa victime sous l’aspect de quelque revenant, souvent un membre de sa famille, ou sous l’aspect d’un animal terrible.

Nous voyons se pointer le dragon (et aussi, d’ailleurs, le confesseur décédé). Puisque les catégories d’obsession… et de possession vont être mises en avant dans la maladie de Surin, prenons cinq minutes pour rappeler ce qu’en dit le Ritualae. Une question essentielle pour eux est de démasquer les simulateurs. Ainsi que les malades.

Il ne faut pas croire ces choses si facilement… à cause de la maladie ou de la débilité (terme à entendre comme grande faiblesse) de la tête, et, chez les femmes de l’impression véhémente des fantasmes et autres maladies de l’âme et du corps ; il n’est pas rare que cela procède de la malignité par laquelle elles simulent la possession du démon […]. Par convoitise d’un bien temporel ou charnel, soit pour éviter un mal, soit par haine ou par désespoir.

D’où la présence impérative et effective des médecins dans tous ces cas de possession. Ils seront quatre autour de Jeanne des Anges, attitrés ; et pas d’accord entre eux. Soit dit en passant, pour un clin d’œil à Charcot, l’un d’entre eux, Marc Ducan, dit : « La fréquentation ordinaire des hommes leur pourrait servir de préservatif contre de tels maux » (p. 14 de son opuscule, 1634 !). Le même : « ne se peut-il pas faire que, par folie et erreur d’imagination, elles croient être possédées en ne l’étant pas ? » Il ajoute : « Il y a maladie et artifices joints ensemble ». Les maladies possibles dont ils font état sont : la mélancolie bien sûr (« la mélancolie est le bain du Diable » Saint-Jérôme ; un grand classique), l’hystérie, l’hypocondrie. Gabriel Naudé, quant à lui, dit :

1 Préambule du rituel par Castellani et Santori.

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Il vaudrait mieux dire hystéromanie ou bien érotomanie, ces pauvres diablesses de religieuses, se voyant enfermées entre quatre murailles restent en délire mélancolique (cité par R. Mandrou, p. 281).

La frénésie ou la manie sont également évoquées car elles donnent des capacités physiques inattendues. Ceci à la fois pour donner une idée du contraste, mais aussi pour ne pas se laisser prendre à la tendance naturelle de les croire plus naïfs que nous. Un détail, significatif, est à noter : le désintéressement pour la personne de la possédée car l’intérêt se porte sur le Diable, son dire et ses manifestations.

Surin « l’in f i rmus »

Il va décrire un enfer qu’il revendique dans les deux ouvrages déjà cités Triomphe de l’Amour divin sur les puissances de l’Enfer et Science expérimentale des choses de l’autre vie. Michel de Certeau s’arrête sur le second, Science expérimentale…, un ouvrage tardif (1660, Surin meurt en 1665 et la possession date de 1634), construit ; remarquablement écrit.

L’autre texte Le triomphe de l’Amour m’interpelle plus. Une note page 97 indique son étonnant montage. Elle est de lui, il parle de lui à la troisième personne.

Le père Surin, après avoir écrit ses six premiers chapitres, ne peut alors continuer ainsi qu’on le voit dans sa Vie, à cause des différents maux qu’il eut à souffrir lui-même, de l’obsession des démons qui le mirent alors hors d’état de rien pouvoir écrire depuis le mois d’octobre 1636 jusqu’au commencement d’août 1660 où il reprit le travail et continuera le sixième chapitre de la manière qui suit.

Rien n’indique le montage, la soudure, à part la note ; des phrases se suivent en ce milieu de chapitre. Mais… par contre… Le chapitre sept manque. Là, sans note. Puis vient le chapitre huit écrit vingt ans plus tard.

Reprenons les titres :

— Triomphe de l’Amour divin sur les puissances de l’Enfer, en la possession de la mère supérieure des Ursulines de Loudun exorcisée par le père Jean Joseph Surin de la Compagnie de Jésus ;

— Science expérimentale des choses de l’Autre Vie, acquise en la possession des Ursulines de Loudun.

Ce qu’il va décrire est en lien avec la possession. Et avec Jeanne des Anges porteuse de la possession. Il vient pour être chargé d’elle. Il va formuler une demande :

Il demandait à Dieu avec larmes qu’il lui donnât cette fille pour en faire une parfaite religieuse, et il se sentait porté pour cela d’une telle ardeur, qu’un jour il ne put s’empêcher de s’offrir à la divine Mère, pour être chargé du mal de cette pauvre fille et participer à toutes ses tentations et misères, jusqu’à demander à être possédé de l’Esprit malin, pourvu qu’il agréât de lui donner la liberté de rentrer en elle-même et s’adonner à son âme. Dès lors il s’engendra un amour paternel dans le cœur de ce père vers une âme affligée, qui lui faisait désirer de pâtir (chose étrange !) pour elle ; et il se proposa que son grand bonheur serait d’imiter Jésus-Christ, qui, pour tirer les âmes de la captivité de Satan, avait souffert la mort après s’être chargé de leurs infirmités (p. 27, Triomphe…).

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Ainsi qu’il le dit juste avant (p. 26), il « mignote » de loin la place pour l’investir. Un air de sa chanson : sauver Jeanne des Anges, imiter Jésus Christ, et donc subir, « pâtir ». Puis deux pages après vient ce qui complète la déclaration « Le père avait formé le dessein de rendre cette religieuse Sainte ».

Et quand cette partie, où autre lui-même, qu’il nomme « le père » forme un dessein, il s’y met en entier et s’y donne. Ainsi qu’il le dit : « l’obsession que le père souffrit fut la plus extraordinaire qui eut peut-être jamais été vue ». Dans les modalités que celle-ci prit, il est effectivement possible qu’elle fût unique.

Un repère ici : l’obsession n’est pas la possession ; sur le plan religieux, les deux ne sont pas considérées de la même façon. Obsession traduit le fait d’être assiégé, en état de blocus.

Comme ce terme ne nous est pas étranger et qu’il a vécu une longue aventure jusqu’à ces derniers temps, je me permets de citer ici un texte de 1643. Définition donnée par J. Le Breton 1643 (concernant la possession de Louvier, une autre grande scène) :

La principale différence entre l’obsession et la possession consiste que dans l’obsession, le démon agit seulement sur les personnes obsédées, quoique d’une manière extraordinaire, comme serait en leur apparaissant souvent et visiblement, malgré qu’elles en aient, en les frappant, en les troublant, et en leur excitant des passions et des mots étranges, et surpassant notablement la portée de leur complexion, ou dispositions ou facultés naturelles, là où dans la possession le démon dispose des facultés et des organes de la possédée pour produire non seulement en elle, mais par elle, des actions que personne ne pourrait produire d’elle-même, au moins dans les circonstances où elle les produit.

Durant une courte période, le père Surin est considéré comme « obsédé », catégorie religieuse (nombre de saints furent obsédés par des démons ; la fréquence est même très grande…).

Lorsqu’il change d’état, il est nommé infirmus, donc malade médicalement parlant. L’obsession est le temps de son rôle d’exorciste, où il est saisi par le déchaînement des démons, avec convulsions et hurlements.

Tandis que, infirmus, il voit ses paroles, gestes et mouvements s’arrêter, le goût et le sommeil lui échapper. Son corps se pétrifie, la pensée reste.

Plus tard, lorsque J.-J. Surin se trouve inscrit au catalogue de la Province d’Aquitaine sous le vocable « infirmus », il sait qu’il est considéré comme malade, inapte, et même « estimé fou », ce à quoi il ajoute qu’il « ne veut éviter ce blâme, car il peut avouer qu’il n’a pas trop craint ce titre, parce qu’il peut dire qu’il y a longtemps qu’il s’était offert à Dieu pour cela et pour avoir ce beau bouquet sur son chapeau que personne ne veut guère avoir » (Science expérimentale, p. 179). Pourtant il ajoute que pour lui, il s’agit là plutôt de « peines extrêmes de l’esprit ». Une juste et belle expression, me semble-t-il.

Nous pouvons donc distinguer trois temps : le trouble pris dans le cadre religieux (même s’il est extrême), la cassure, et la maladie reconnue comme telle. Le premier

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et troisième temps présentent des manifestations opposées. Dans l’obsession, la partie visible par les spectateurs est saisissante. Mais le combat intérieur et le déchirement qui meurtrit le père Surin ne le sont pas moins. En témoigne la lettre du 3 mai 1635 au père Doni d’Attichy. Cette lettre est très longue, en citer un bref passage me paraît nécessaire :

Dieu a permis… ce qu’on n’a peut-être jamais vu en l’Église, que dans l’exercice de mon ministère le Diable passe du corps de la personne possédée et, venant dans le mien, m’assault, me renverse et m’agite et travaille visiblement, me possédant plusieurs heures comme un énergumène… cet esprit s’unit avec le mien… faisant comme un autre moi-même, et comme si j’avais deux âmes dont l’une est dépossédée de son corps et de l’usage de ses organes, et se tient à quartier. Ces deux esprits se combattent en un même champ qui est le corps, et l’âme est comme partagée… Je sens une grande paix sous le bon plaisir de Dieu et… une rage extrême et aversion de Lui… et une tristesse qui se produit par des lamentations et cris pareils à ceux des damnés » Quand je veux, par le mouvement d’une de ces deux âmes, faire un signe de croix sur ma bouche, l’autre me détourne la main avec grande vitesse, ou saisit le doigt avec des dents pour le mordre de rage (cité M. de Certeau « La possession de Loudun », p. 299 ; A. Huxley, p. 297).

Cette lettre alors qu’il la voulait secrète, va circuler. À ce tourment intérieur s’ajoute la blessure des regards : « c’est le creuset qui consume, jusqu’au vif du cœur, jusqu’à la moelle des os, tout l’amour de soi-même ». L’humiliation est totale : les possédées se moquent

quand elles me voient dans cet état, c’est un plaisir de voir comment elles triomphent… Médecin, guéris-toi toi-même, va-t’en à cette heure monter en chaire, qu’il fera beau de prêcher cela après avoir roulé par la place !

Mais j’aimerais m’arrêter sur le temps deux, celui de la cassure, ou du passage. Il met, viscéralement me semble-t-il, en jeu la relation de Surin à Jeanne des Anges. Elle est d’une intensité stupéfiante. Je ne peux que l’effleurer ici ; elle mériterait une étude plus précise. Ils vont mourir à deux mois d’écart, elle avant lui (elle : 29 janvier 1665 ; lui : 21 avril 1665). Il écrit en février 1665 à Madame du Houx :

Je vous dirai que, depuis son décès, je me trouve disposé comme une personne qui aspire à la vie future et qui n’a plus d’arrêt ni d’attente ici. Je n’aurai plus, ce me semble, de communication avec personne comme avec elle, parce que notre Seigneur avait mis des dispositions et préparations en son âme pour moi que ne n’ai eu en personne… Je suis désormais comme en exil de ce monde. (cité par P. Goujon, p. 192).

Michel de Certeau, les évoquant, dit : Aussi, la mort de Jeanne des Anges est elle pour lui la fin de toute vraie communication avec un autre et avec lui-même ; son passé n’a plus de répondant, c’est la mort d’un langage (p. 63, Fable mystique I).

Mais est-ce seulement son passé ? Comment survit un être si toute vraie communication avec lui-même et avec un autre sombre ? Une lettre du 4 nov. 1662 affirmait :

Les choses je ne les dis qu’à vous. Ce sont des choses qui, hors le secret, ne se peuvent communiquer. Mais, pour vous, je n’ai rien que je sache guère secret… (cité par P. Goujon, p. 218).

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Qu’est-ce que les exorcismes ont déclenché ? Une scène est impressionnante et Surin lui-même en note le caractère probablement unique. Faute de mieux, je parlerai… d’interpénétration. Les catégories pénétrant /pénétré sont ici plus judicieuses que celles d’homme /femme.

Une chose qui parut singulière, ce fut de voir que le démon passait tout soudainement du corps de la mère prieure en celui du père, puis retournait d’où il était parti.

Cela lui fit « grand trouble et grande honte ». Mais… ne fut pas sans effet, un effet lui désiré : ses idées se transfèrent (le terme est de lui, p. 59, Triomphe de l’Amour) en l’esprit de Jeanne :

Toutes les idées de la doctrine spirituelle dont il était imbu et sur lesquelles on lui avait souvent formé des doutes et appréhensions furent immédiatement insinuées au cœur de la mère qui les déduisaient justement comme si elle les avait connues.

Un sacré mouvement ! Les démons font des va-et-vient entre les corps, les idées s’insinuent dans les âmes.

Une telle correspondance entre leurs deux cœurs fut telle que des démons ont dit quelquefois qu’ils n’en avaient jamais vue de pareille (p. 61, Triomphe de l’Amour).

Un parcours se fait : ce qui s’est saisi d’un être humain est passé en l’autre pour revenir au premier ; les cœurs se mettent à correspondre, la doctrine qui anime Surin pénètre en l’esprit de la prieure.

Dans les enjeux de cette relation, quelques points sont à dégager ; d’abord, la disparité des attentes : du côté de Jeanne, elle cherche un lieu d’écoute, un autre à qui se confier. Ayant perdu le père Surin, enfermé dans sa maladie, elle se tourne vers le père Saint-Jure, lui écrivant en janvier 1644 :

Je désire que vous connaissiez mon intérieur ; j’ai une grande liberté de vous le découvrir ; tout ce que vous me dites s’exprime dans mon esprit et m’apporte une paix intérieure (p. 243, Autobiographie).

Par contre, Surin l’a placée dans une place d’unique ; de non remplaçable. Mais il n’est pas dupe. Et surtout pas de l’envahissement par le sexuel… Il impose la lucidité à Jeanne : Il évoque ces

objets les plus déshonnêtes que les diables mettaient sous les yeux de la prieure, lui donnant des désirs et sentiments d’une affection déréglée pour des personnes pouvant l’aider…

C’est Jeanne qui conte cela, et l’objet de « l’affection déréglée » est le père Surin… bien sûr. Lequel lui répond donc :

Pour ce qui est des tentations infâmes que vous sentez quand vous êtes proche de moi, ne vous étonnez pas, c’est une malice du Diable qui ne durera pas. Tâchez de m’ouvrir votre cœur… (p. 107, Autobiographie).

Réaction de la mère ; assez appropriée, ma foi : Je ne savais si je devais être bien aise que le père eût cette connaissance ou si je devais en être fâchée…

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Enfin… pouvoir accuser le Diable était une bonne porte de sortie ! Encore la lucidité du père Surin :

Je n’ai rien trouvé de si étrange, de si tyrannique, de si fort contre l’homme que cette malheureuse tentation… que sont les démons de fornication qui ont régné en cette possession, et que Notre Seigneur a chassé du corps de la mère par mon ministère, qui m’ont souvent menacé de jouer de leur reste contre moi (Science expérimentale, p. 191).

Le 15 octobre 1637, le dernier démon fut expulsé du corps de Jeanne des Anges. Maintenant j’évoque le temps deux : celui de la cassure.

Elle aura lieu après le voyage de Jeanne, voyage où lorsqu’il la croise, la parole qu’il avait perdue lui est rendue provisoirement, avant qu’il ne s’effondre. La lettre ci-dessus citée à Madame du Houx ainsi que la reprise de leur correspondance vingt ans plus tard, et le ton de celle-ci, témoigne de la permanence de leur lien. Cependant, la donne du père Surin semble avoir été totale, il s’y est jeté à corps perdu, alors que celle de Jeanne, tout le montre, ne l’était pas. Et lorsqu’elle va exhiber au monde entier et à Surin son passage vers le divin et les traces de son élection, dans le même temps elle lâche et trahit le père dans ce qui est pour lui au fondement de son rapport à Dieu : l’humilité, et le martyre.

Arrêtons-nous un temps sur ce voyage, sur ce moment d’histoire qui fut appelé « le Triomphe de Jeanne des Anges », son voyage en Savoie jusqu’au tombeau de François de Sales… voyage demandé par le dernier démon en échange de sa sortie du corps de la prieure… Sur sa main, en plusieurs temps, les noms de Maria, Joseph et François de Sales sont apparus.

Laissant sur sa main gauche, à la vue de tout le monde, le saint nom de MARIA, en caractères romains. Ils étaient profonds dans la chair, au-dessus du nom de SAINT JOSEPH, d’un caractère plus petit (Triomphe de l’Amour, p. 71).

Ils sont là… pour être vus ! Elle va donc faire son tour de France…

Le terme de « Triomphe » est adéquat. Elle le décrit dans son Autobiographie sans l’ombre d’un soupçon d’humilité. Il est vrai qu’elle se voit ouvrir les portes des plus grands du royaume, non seulement les évêques et archevêques des différentes villes où elle passe (Blois, Tours, Orléans, Paris, Nevers, Moulin, Lyon sans oublier Annecy, lieu de la sépulture), mais encore elle rencontre Louis XIII et Anne d’Autriche, puis Lombardemont qui la logera et l’amènera auprès d’un Richelieu pourtant gravement malade. De plus, elle va, des heures durant, exposer sa main marquée des signes divins à un public avide de miraculeux et de notoriété. Qui sait d’ailleurs que notre grand roi Louis XIV est venu au monde alors que sa mère Anne d’Autriche portait sur son ventre la fameuse chemise de Jeanne ointe d’un onguent attribué à Saint Joseph ?

Tout ceci « Pour la gloire de Dieu et la défaite des démons ». Elle brille. Elle explose de brillance. Cela ne peut que déstabiliser profondément le père Surin : certes, il la connaissait, il avait même pris les devants : il lui avait fait signer un papier lui enjoignant, si elle était délivrée des démons « d’embrasser pour jamais la condition de sœur laie de l’ordre de Sainte Ursule » (Triomphe de l’Amour, p. 89).

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Et même elle, elle le reconnaît : dans son Autobiographie elle dit avoir eu la forte pensée d’être sœur laie afin de m’ôter toute espérance de parvenir à des grandeurs (Autobiographie, p. 129).

Le désir de grandeurs la dépassa ! Car être sœur laie signifie être astreinte aux tâches les plus manuelles et pénibles ; c’est un grade inférieur. Parmi les dix-sept sœurs du couvent seules deux étaient sœurs laie. Et Jeanne a gardé quasiment tout le temps sa fonction de prieure ; qu’elle remplissait d’ailleurs plutôt bien.

Par ce voyage et ce qu’il représente pour elle, Jeanne des Anges se détache du père Surin, non sans mettre à jour un paradoxe : il l’a libérée, il la « voulait sainte », elle suit son désir, mais à sa manière, et la forme ainsi donnée rompt le pacte d’humilité qu’il avait voulu et exigé.

La fin du pèlerinage se situe en 1638 ; lui et Jeanne ne se reverront jamais, la reprise de leur correspondance se fera lorsque Surin émerge enfin, le 31.12.1657 ; dix-neuf ans plus tard.

La toute dernière page de Triomphe de l’Amour condense cet épisode en l’incluant dans une temporalité précise :

On continuera jusqu’à Briare, où le père Surin se sépare de la mère, la laissant aller à Paris pour être présente aux couches de la Reine, et il se retira à Poitiers. Il dit la première messe à Moulins… alla à Bordeaux. Y étant arrivé il reprit les exercices spirituels, prêcha toute l’année 1638 et retomba ensuite plus que jamais en d’étranges accidents qui l’ont tenu jusqu’à maintenant 1660 sans pouvoir sortir de la chambre ni faire le moindre mouvement… Aucun médecin n’a pu donner raison de cette peine singulière (p. 123).

Fin du temps deux.

La maladie de J.-J. Surin

Avant de l’évoquer, et puisque nous sommes dans ces années cruciales 1637-1638, des fragments de la vie personnelle du père apparaissent dans le texte. Peu, car sa vie privée n’est en aucun cas la raison de son écriture. Correspondance, poésies, ouvrages et textes divers n’ont pour lui qu’une finalité : témoigner et transmettre ce qui relève de Dieu et de la religion.

Des événements importants ont lieu. Le décès de son père en décembre 1637. Une seule phrase à propos de son père. Sa mère, au pied du lit de son père mort, lui annonce sa décision d’entrer au Carmel, ce qu’elle fera le 15 octobre 1638. Il écrit « son père mourut au commencement de ses plus grandes peines ».

Ensuite il fait se jouxter sa maladie à lui… et la non-maladie de celle-ci lorsqu’elle est réside au Carmel.

Elle ne fut pourtant point à l’infirmerie, qu’à la maladie dont elle mourut… Je me trouvais si mal que je ne pus la voir, nonobstant que j’en eusse la permission. Notre Seigneur la laissa mourir sans lui donner la consolation de me revoir en santé, ni jouissant de mon état, qui ne tarda guère à venir après sa mort.

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Sur son père, une seule phrase, mais il écrit aussi que durant « quinze ans et même plus », il n’a pu appeler Dieu que papa.

Le glissement constant que le père Surin opère dans la rédaction de ces deux textes entre le « je » le « il » et « le père » (pour à chaque fois parler de lui) est à certains endroits plus troublant. Par exemple à la page 37 de la Science expérimentale lorsqu’il évoque ce que se passe entre lui et le démon ; ou bien ici, page 294, à un moment crucial de sa vie.

Michel de Certeau analyse avec brio les jeux de langage de Surin. Ce dernier ne s’y arrête qu’une fois :

Enfin il se rendit à Saint Macaire, où je suis à présent, écrivant ceci, et parce que j’ai commencé à écrire parlant en tierce personne, je continuerai de même (Science expérimentale, p. 178).

Écrire-parlant est très exactement ce qu’il fait. La maladie se met en place. Déjà, (p. 173 de la Science expérimentale) il parcourt en quelques lignes des étapes terribles.

Tandis qu’il était encore à Loudun, environ le temps que la mère fut délivrée de dernier des démons, le père fut aussi délivré de l’obsession manifeste qu’il recevait de ces mêmes démons.

Là, il évoque une possibilité de liberté, une « dilatation », mais : Au lieu de cela, Notre Seigneur permit… un trouble dans son sens naturel avec des comportements tout à fait méprisables… de sorte que les pères furent obligés de l’exorciser… tout à fait comme une personne qui a perdu son sens et sa liberté.

Quelques lignes plus loin : le père tomba dans un état où les forces lui défaillaient tout à coup et tomba dans un mal terrible, car il ne pouvait produire aucun remuement de son corps, sans une extrême peine et n’avait la puissance ni de parler, ni de marcher, ni de faire aucune action qu’avec un extrême tourment ; si lié que ce qui était nécessaire comme de manger, de marcher et tous les autres mouvements nécessaires à la vie lui coûtaient de telle façon que, pour avoir repos, il s’abstenait de tout.

La gravité extrême de la maladie se dévoile lorsqu’elle commence à desserrer ses liens. Cela se fait par étapes.

— La reprise de l’écriture fut favorisée par un retard de son secrétaire. o « Ce m’était peine que l’écrivain tardait à venir. D’impatience, je pris la

plume et fis comme si j’eusse voulu écrire. Il y avait plus de dix-huit ans que je n’avais rien écrit… Il ne semblait pas que ce fût rien d‘humain, tant il était confus » (p. 248, Science expérimentale).

o Nous sommes fin 1655. o Date des Contrats spirituels. Nous y reviendrons. o La correspondance reprendra plus tard, 1657.

— Peu de temps après, quelques pas l’entraînent vers la porte du jardin où il était logé. Il voit les arbres. Il marche, enfin.

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o « Sur cette porte, comme j’avais mon cœur assez en joie, je me mis à le voir comme il était fort beau, et à m’appliquer plus distinctement aux objets qui y étaient ».

o Il parle de « suavité ». Marcher et regarder : un même pas. — Douleur de l’habillement : — « Je souffrais si extrêmement à ce changement de chemise que quelques fois

je passais la nuit du samedi au dimanche presque tout entière à quitter ma chemise et prendre l’autre avec d’extrêmes douleurs » (p. 251, Science expérimentale).

o « Se dépouiller », comme il dit, était une torture. o Souffrance extrême du corps.

Deux points résistent : la messe et le lit. Je me sentais prêt à m’acquitter de toutes les autres actions et mouvements que les autres faisaient, sauf deux sortes d’actions, de dire la messe et me mettre dans le lit… ne sentant point d’ouverture à cela. (p. 250, Science expérimentale).

Cela viendra plus tard, comme un verrou qui se lève. Lui vient alors cette superbe phrase :

Ce fut une grande nouveauté et merveilleux contentement que de pouvoir être réduit à la forme des autres (p. 252, Science expérimentale).

Soit dit en passant : c’est très exactement ce que Jeanne des Anges ne voulait pas pour elle, son « impossibilité » : être réduite à la forme des autres… Un épisode de sa maladie est toujours cité par les auteurs. L’expression du récit (qui éclaire aussi le langage en tierce personne) mérite attention.

Il vit la porte-fenêtre ouverte… il se retira au milieu de la chambre, tourné vers la fenêtre. Là, il perdit toute connaissance, et soudain, comme s’il eût dormi, sans aucune vue de ce qu’il faisait, il fut lancé par cette fenêtre, et jeté à trente pieds loin de la muraille, ayant sa robe vêtue, ses pantoufles aux pieds et son bonnet carré en tête (p. 181, Science expérimentale).

Il reste sans connaissance vingt-quatre heures, et se casse l’os de la cuisse. Il fut « jeté ». La veille, il avait, dit-il, été « dejeté d’une assemblée » à laquelle il estimait avoir droit. Il se dit agi.

La date de cet « accident » (1644 en pleine maladie) correspond à celle où Jeanne des Anges, avec l’accord de son directeur de conscience du moment, le père Saint Jure, avait entrepris de reprendre et continuer la première partie de l’ouvrage de Surin « Le triomphe de l’Amour » qu’elle avait en main, d’en écrire la suite, donc d’une certaine manière… de le déposséder. Et elle rédige là son Autobiographie.

Nous sommes dans la description des étapes de la guérison. Mais cela ne nous renseigne pas sur ce qu’il vit, dont il parle pourtant, dont il veut parler : tout écrit pour lui a pour finalité de montrer le pouvoir de Dieu. Ébauchons une articulation possible : il s’agirait de mettre en parallèle ce qui se joue pour les deux individus ici concernés et ce qui présenterait le même mouvement au niveau social pour le

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XVIIe siècle français : l’engloutissement du diabolique dans le divin. Certes, il y aura des résidus, des sursauts.

La fin des procès de sorcellerie décrétée par Louis XIV en 1682 va permettre la disparition des traités de démonologie ; toutes ces grandes scènes dramatiques vont être relues, critiquées et jugées, Urbain Grandier deviendra la victime et Jeanne des Anges la meurtrière ; puis tout cela sera mis à bas par l’école de Charcot et Bourneville. Pour reprendre le terme qu’emploie Surin à son égard : « changement d’état ».

Stigma

Cela va passer par un jeu d’écritures, entre traces, marques, et écrits. En surface, ou « cloués » ; visibles ou invisibles. Nous sommes dans le registre du sacré.

Brève synthèse du parcours de Jeanne concernant ce registre :

— Les démons l’ont envahie, se sont logés en son corps, avec une fonction définie à remplir car, ne l’oublions pas, cela se fait pour la plus grande gloire d’un Dieu qui l’autorise. En vertu de quoi, l’exorciste a à charge de montrer le pouvoir et la puissance de l’Église et de son rituel faisant se nommer d’abord, puis parler et enfin sortir les occupants afin de rendre la personne libre et à elle-même ; « délivrée ».

Second temps :

— Jeanne passe du statut de possédée à celui de porteuse de signes divins. Et pas seulement les trois marques sur sa main (Maria, Jésus et François de Sales) puisqu’il y a aussi la fameuse chemise ointe, dit-elle, du suintement d’une plaie au côté (stigmate christique supposé) ayant comme effets concomitants quelques miracles.

Les mots sur la main se nomment « épigraphies stigmatiques ». La caractéristique en est aussi l’absence de douleurs de la Passion christique. Il y a glissement direct – sans aucun temps pour Jeanne de relever de l’être humain quelconque – du diabolique au divin. Porteuse ; mais non sainte. Tracée, par sa récupération par Dieu. Deux repères annexes :

— On appelle stigmatisés des individus qui portant sur leur corps les marques de la Passion christique, c’est-à-dire des plaies aux mains et aux pieds, la plaie du côté (dite aussi du cœur), parfois la couronne d’épines. Elles peuvent saigner périodiquement. François d’Assise au XIIIe siècle fut le premier stigmatisé de l’histoire, phénomène qui se produit sans interruption jusqu’au XXe siècle… au moins.

— D’autre part, Jeanne est une possédée, en aucun cas une sorcière. À Loudun, le sorcier est Urbain Grandier. C’est donc sur lui que vont être cherchées les fameuses marques de sorcellerie, ces points insensibles signes de la dépendance au Démon que le bourreau va vouloir trouver avec de longues

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aiguilles enfoncées dans le corps et qui, feront office d’aveu (preuve juridique). Trois furent trouvées sur Grandier : la douleur a ses limites.

Du côté du père Surin, maintenant. Un mécanisme s’anime en lui, qu’il vit, constate et décrit. De notre côté, pour pouvoir l’entendre à minima, il est nécessaire de le replacer dans son contexte :

— Il est jésuite (depuis l’âge de 16 ans) ; chrétien. — Il y a : lui, le monde des jésuites, le monde extérieur.

Par rapport à ce qui le traverse, certaines données de la religion sont à rappeler. Il se détermine par rapport à elles… à sa manière… en homme de l’excès.

Un rappel donc : depuis le IVe et le Ve siècles de notre ère, les Conciles de Nicée et de Chalcédoine entre autres, la religion catholique chrétienne reconnaît ce qui est nommé le mystère trinitaire : une seule nature (ousia) en trois hypostases, Père, Fils et Esprit ; le deuxième assumant du fait de l’Incarnation, de l’union dite hypostasique, les deux natures divine et humaine. Le père et le Fils sont un seul et même Dieu. Le fils est la partie charnelle de Dieu, celle qui a vécu l’agonie et la mort, ce par quoi il a connaissance et savoir de l’humain. Le père Surin va aller au plus proche de la position du Christ-Fils agonisant et humilié. Une sorte… de corps d’âme qui s’écrit… dont je vais énumérer les étapes et les développer ensuite :

— vivre la crucifixion. Devant le mère, puis seul ; — souffrir l’agonie christique ; — porter le regard sur son corps et y voir celui du Christ ; — ressentir les stigmates, les vouloir invisibles ; — écrire phrase après phrase un livre tout autant invisible ; — puis le dicter tel quel ; le faire ex-ister ; — organiser le tout par la rédaction des Contrats spirituels.

Et enfin pouvoir reprendre son apostolat, arrêté depuis vingt ans. Le mot « Croix » l’arrime… et le cloue. Le 3 mai est une fête, supprimée maintenant, celle dite de « l’Invention de Sainte Croix » (elle date de 326). Les deux crucifixions dont il fait le récit un peu longuement ont lieu ce jour-là. La première, juste avant l’effondrement comme il le note, en 1636.

Je me sentis saisi de quelque véhémence qui portait l’âme à ressentir la croix de Jésus-Christ… je fus ôté de dessus mon siège… puis étant sur la terre, je fus avec la même raideur qui bandait les muscles et les nerfs, mis comme en croix (p. 262, Science expérimentale).

Même page : Après quoi, j’eus un changement d’état et il me semble que c’était des approches de l’horrible peine où Notre Seigneur permit que je tombasse…

La deuxième est beaucoup plus tardive ; il la connote autrement : « Il lui advint une chose qu’il met au rang des plus grandes grâces » ; « je me trouvais comme si j’eusse

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été en croix, je fus trois heures là… comme si j’eusse été cloué… je vins à un point d’agonie, qu’il me semblait que j’allais rendre l’esprit » (p. 272).

Faisant retour sur un moment du passé, il se souvint avoir reçu « l’impression intérieure des attributs divins » à l’âge de treize ou quatorze ans alors qu’il allait voir… une mère prieure à l’église des Carmes de Bordeaux. Elle s’appelait « Isabelle des Anges » – Écho – (p. 281, Science expérimentale). Dans ce registre viennent ensuite ce qui se nomment en théologie catholique « les stigmates invisibles ».

Elles sont répertoriées depuis longtemps. L’une des grandes ayant évoqué ce signe divin est Catherine de Sienne au XIVe siècle. Pour elle, comme pour tous les autres, les raisons avancées de la demande d’invisibilité des plaies sont toujours les mêmes : l’humilité veut que les traces ne soient pas perceptibles par autrui, par contre le stigmatisé demande d’en garder la douleur. Non visibilité et souffrance. Ce qui est l’inverse de « l’épigraphie stigmatique », visible à tous et sans douleur. Voici ce qu’écrit Surin :

Environ ce temps, Notre Seigneur me donna une parole, me promettant qu’il écrirait intérieurement en mon âme ses cinq plaies… que ses plaies demeureront gravées en moi, et seraient en mes membres inférieurs… mais depuis ce matin où Notre Seigneur me dit effectivement qu’Il me les donnait et me les gravait en l’âme, jamais la vue et douce idée de cela ne m’a manquée quoiqu’il y eût à présent huit ou dix années de cela (Science expérimentale, p. 290).

Comme il rédige vers 1665, cela permet de dater vers 1653-1655, vers la fin de la maladie. Il ajoute : « C’est un des plus grands bienfaits que j’ai reçus de Jésus-Christ ».

Et là, comme à beaucoup d’endroits du texte, il s’arrête sur ce que lui dit son entourage, ses supérieurs :

Plusieurs diront… que c’est une imagination… mais c’est une de ces imaginations qui est plus désirable que des trésors, car je ne puis dire… combien de forces et consolations j’ai reçu de cela (p. 290, Science expérimentale).

Il dit lui-même que par un discours imaginaire, il peut être instruit « par représentation ou par symbole » (p. 274). Avant de passer à son écrit invisible à lui, arrêtons-nous sur une transformation du vécu corporel :

Je voyais manifestement en mon corps celui de Jésus-Christ plus que le mien même, et nullement le mien, car la forme et la couleur, tout semblait une chose plus divine qu’humaine… Je sentais un respect extrême pour ce corps qui me paraissait en moi, et cela me donnait un éblouissement tout divin… cela a duré peut être plus de vingt ans d’avoir cette vue aussi manifeste et sensible de Jésus-Christ en moi, que si je l’eusse vu hors de moi (p. 330, Science expérimentale).

Un repos, enfin, dans ce mot « respect ». Dès le XVe siècle, un petit texte a eu un énorme succès dans l’univers chrétien : De imitatione Christi, attribué à Thomas Kempis. Avec des répercussions.

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Penser l’écrit

Je – il – tire ici le fil de l’écriture. Elle est son ossature. Je ne peux que le citer, il décrit cela si bien !

C’est pourquoi il (lui, donc) composa dans sa tête avant que de penser à rien écrire, pour ce qu’il avait entièrement perdu la faculté d’écrire et qu’il y avait plusieurs années qu’il n’avait pu facilement se signer : pour cela, il songea et composa dans sa tête le livre qui s’appelle « Le Catéchisme spirituel » lequel depuis a été écrit… Il acheva tout cet ouvrage, ayant plus de deux cents chapitres, tous prêts à être dictés mot à mot, comme il l’avait écrit dans sa tête… Il ne pouvait avoir de repos avant qu’il n’eût tout mis dehors (p. 244, Science expérimentale).

Il décrit une lutte terrible par rapport à l’écriture : Il lui semblait que Dieu s’opposait à tout ce qu’il voulait faire… Je le dictais tout, car je ne pouvais pas écrire un mot, avec des horreurs comme un homme qui eût été en enfer, et avec une vigueur de sens, et une mémoire plus grande que j’ai jamais eue en aucune action (p. 247, Science expérimentale).

Là se situe le moment où le secrétaire est en retard… et où il se remet à écrire, à pouvoir être acteur et non agi. Il est tout à la fois dans :

Ce fut comme si Notre Seigneur Jésus-Christ lui-même se fut imprimé et écrit dans l’âme (p. 260).

Et sa volonté, que le titre du livre indique : devenir un guide spirituel. Les traces de l’agonie Christique témoignent à leur manière… d’une tentative pour transcender le corps. Parallèlement, il va tenter un acte dépassant l’humain ; transcendant l’humain. Cela va être la rédaction des Contrats spirituels.

Les Contrats spir i tue ls

Cette connaissance qu’il vit de son corps comme étant celui de Jésus-Christ va lui permettre le passage à l’étape suivant. Il me semble possible de poser l’hypothèse que cette nouvelle étape, par le côté social et sa portée vers l’extérieur qu’elle représente, lui ouvre les portes de la guérison.

Je ne suis pas la seule à le penser. Une note tout à la fin de ce texte Les Contrats, alors que J.-J. Surin, lui, le termine en disant « il (il s’agit de lui) désire de vous y servir avec toute sorte de fidélité et d’adresse », cette note donc ajoute « Le père Surin fut exaucé, puisque, peu après, il devait reprendre son apostolat de direction et de prédication » (p. 203). De quoi s’agit-il ?

Un texte inouï, sur-réel. Un acte extrême, puisque impensable. Une sorte d’Acte parmi les actes. Cela le concerne, lui : il précise son rapport à Dieu. Mais comme tout acte juridique, il précise également son rapport aux autres, à la société, et… à ses supérieurs (avec lesquels les rapports sont souvent houleux…). Les Contrats spirituels sont des écrits théologico-juridiques.

Le père Surin va, dans un laps de temps court, car ces contrats s’étendent sur deux mois et dix jours (du 19 octobre 1655 au 29 décembre 1655) passer cinq contrats

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avec Dieu ; complétés, dans les mêmes dates, par : Le Testament de l’âme, une « donation entre vifs faite en faveur de Jésus-Christ par un sien serviteur » une « transaction entre Jésus-Christ et l’âme » une « dénonciation, avertissement et sommation à tous les hommes d’aimer Jésus-Christ et terminer par deux “requêtes” faites à Jésus-Christ ». Le style est éminemment juridique.

D’ailleurs, il est fils et neveu d’hommes de loi : son père était conseiller au Parlement de Bordeaux, la sœur de celui-ci avait épousé un conseiller du même Parlement. Avant d’évoquer le contenu du texte, peut-être est-il nécessaire de resituer brièvement l’était du père juste avant cette rédaction.

Une semaine auparavant, le 12 octobre, Surin rencontre un confesseur auquel il confie sa détresse et son incapacité à vivre. « Je me confessai en damné ». Celui-ci lui répond alors

Je ne suis point homme de révélation… toutefois il faut que je vous dise que souvent j’ai eu l’impression qui ne vient point de mon imagination, ni de mon propre sens, qui est que, devant que de mourir, Notre Seigneur vous fera grâce de voir que vous vous trompez et que vous viendrez enfin à faire comme les autres hommes et que vous mourrez en paix.

La lumière pour Surin, qui dit J’entendais dans mon cœur une parole comme ces paroles vitales qui sont paroles de vie et portent leurs effets avec elles « oui, cela se peut ».

Être de la forme des autres hommes… Peut-on mieux dire le pouvoir de certaines paroles ? Il change de lieu, aussi ; il est transporté à la propriété de la Croix (cela ne s’invente pas… lui-même fera le lien) voisine de Bordeaux chez un ami. Il y est bien. Et là, il rédige son premier écrit Le Testament de l’âme ; soit. « L’âme sur le point de mourir du tout à soy-même a fait et dressé son testament en cette note ». Dès les premières lignes il ajoute : « estant en mon bon sens et en plaine liberté j’ay fait et dressé mon testament en la manière qui s’ensuit ». Condition effectivement indispensable dans un contrat. Les contrats sont tous datés, les derniers sont rédigés à Bordeaux. Il martèle la manière dont il se donne à Dieu. Voici le début du Testament de l’âme :

Premièrement je déclare et constitue mon héritier de tous mes biens mon Seigneur Jésus-Christ voulant qu’après ma mort il soit maître universel de tout ce qui m’appartient, pour en disposer à sa volonté. C’est-à-dire de tous mes dits biens, meubles et immeubles, patrimoine et acquets, du corps, de l’âme, de l’intérieur, de l’extérieur et de toutes mes facultés sans qu’il y ayt rien qui ne soit absolument à Luy. En premier lieu quant à mon corps je prétends qu’Il en dispose comme de chose sienne… que mon corps soit gisant aux pieds de Jésus-Christ… et qu’il soit par mon corps rendu hommage perpétuel à ce Corps Vivant de mon Seigneur (p. 167).

L’ensemble fait une quarantaine de pages, la lecture est troublante, parfois ardue. Il paraît possible de dire qu’il utilise des données du dogme en les poussant dans leurs limites extrêmes, et en essayant – c’est un contrat entre lui et Dieu – de se donner de manière telle, corps et âme, qu’aucun reste ne lui reste à aucun niveau.

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Dans le Contrat de mariage : « Travailler, négocier et agir que pour Lui, comme n’estant plus à soy-même » (p. 172). Des « mariages mystiques » sont reconnus dans la vie des Saints. De même que le Christ en croix fut « moqué, bafoué et outragé » il demande :

Consentant s’il plait à mon dit Seigneur d’estre mesprisé et vilipendé des hommes et d’estre à leur esgard decheü de toute estime, gloire et réputation en terre, voire souhaitant d’estre traité comme néant (Donation entre vifs, p. 175)

Au « Contrat de servitude » vient s’adjoindre le « Contrat de totalité », ce dernier étant… unilatéral. Afin de « l’engager esclave pour servir toutes les âmes » (p. 195) et que :

« Ses pieds, ses membres, ses genoux, ses poumons… son imagination, sa mémoire n’aient d’autre objet que Lui » (p. 198) et qu’il trouve en Jésus-Christ « son habitation et son logement… que ce soit sa fournaise pour brusler, son oratoire pour prier, son lit pour le repos, sa caverne pour se retirer en sa solitude » (p. 191).

Le Guide spirituel va voir le jour, très vite suivi des Dialogues spirituels, puis des Cantiques, en 1660 il se lance dans de nombreuses « poésies », un « discours justificatif de la vie mystique »… et autres… Il finira aussi Le Triomphe de l’Amour, laissé en chantier. Qui le croirait ? Ses soucis ne sont pas terminés, loin de là.

Il se heurte, une fois encore, à l’histoire de son temps, une autre face de celle-ci, celle qui fait entrer en confrontation la théologie et la mystique. Les rapports avec les « directeurs de mon âme » comme il dit ont souvent été durs, au point que dans la quatrième partie de la Science expérimentale il les accuse presque de l’avoir rendu malade. L’affrontement maintenant est théorique. Et il va se voir interdire de publier. Dans un remarquable travail, P. Goujon reprend tous les éléments de ce dossier. Le père Oliva lui demande de :

« Tourner son talent littéraire et ses dons éminents vers des sujets plus utiles et qui, sans querelle, portent les esprits à la sainteté. Je ne doute pas que vous le fassiez pour moi et par obéissance. » (Goujon, p. 257).

Quant à Surin, il répond : La théologie des écoles est si différente de la mystique qu’on peut être fort habile en celle-là en ignorant celle-ci. Il faut quelque chose de plus que la science acquise par l’étude pour pénétrer les vertus chrétiennes dans leurs actes les plus profonds et les plus délicats.

L’Ordre des Jésuites lui répond… « Les nôtres ne doivent plus écrire sur cette matière ». La lettre du 28 avril 1661 du père général mérite d’être citée…

J’ai appris que le père J. Surin et le père Cl. Bastide répandaient une théologie mystique étrangère à notre Institut et enveloppée de termes inintelligibles… bien plus que le père Surin publiait sans autorisation des livres écrits dans un style inintelligible et plein d’erreurs… ce qui risquait de compromettre la réputation de la Compagnie et de provoquer, par un excès de tension, une rechute dans la démence… Il convient de séparer du père Surin le père Bastide qui lui tient lieu de père spirituel… (p. 67, Goujon).

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Il est « trop mystique ». Il gêne. N’a-t-il pas toujours gêné ? Entre fascination et rejet, en tous cas depuis Loudun. Cette exigence est douloureuse pour lui. Mais il se soumet. Lui reste la correspondance. Qui circule. J’ai fait le choix de rester au plus près des deux textes où le père Surin évoque l’évolution de ses troubles et sa relation à Jeanne de Belcier.

Si le terme officiel posé sur sa maladie fut « infirmus » (levé tardivement en 1662), d’autres apparaissent dans les écrits comme « dément » ou « fou ». Il ne les rejete pas. Il sait aussi les différents noms qui flottent dans l’air dès que l’on parle des possédées : hystérie, mélancolie, hypocondrie… ou « feintes » et simulations. Il connaît la place accordée à l’imagination. Il en est beaucoup question et il n’ignore pas que l’on dit de la sienne qu’elle est « faible et échauffée » (Science expérimentale, p. 279).

En ce XVIIe siècle, le débat entre religion et troubles naturels de l’esprit est houleux et violent. Déjà. Il le sera encore plus lors de la reprise de cette histoire à la fin du XIXe siècle. Gabriel Legué passe sa thèse de médecine sur l’affaire de Loudun. En 1880, il publie un travail de recherche remarquable Urbain Grandier et les possédées de Loudun où il reprend avec un maximum de documents la manière dont ce prêtre s’est fait piéger jusqu’à en mourir. Le regard porté sur Grandier est chaleureux ; l’ouvrage s’arrête au moment du bûcher.

Par contre les cinq ou six pages de conclusion ne concernent que l’hystérie des possédées ; ces « vierges folles scandalisant par leur impudicité », atteintes de « nymphomanie » avec « exaltation nerveuse de l’appétit vénérien » pour lesquelles « tromper est une véritable passion ». Cependant comme « la perversion des sentiments est une conséquence de cette triste maladie… la responsabilité morale doit disparaître complètement » (p. 313). Nous avons donc pour elles : la maladie / la sexualité en premier plan / l’irresponsabilité pénale.

Il prend sa place de médecin, et ne voit pas la lourdeur des connotations morales. Le tout à un détail près… Et il est de taille : pour être reconnue possédée, une femme doit présenter… des caractères et signes de la possession. Le diable est porteur d’une sexualité débridée ; et les convulsions tout comme la force physique au-delà de la normale font partie des traits de la possession.

Six ans plus tard, donc en 1886, G. Legué rédige avec G. de la Tourette l’introduction à la réédition de l’Autobiographie de Jeanne des Anges. Une courte préface précède l’introduction et elle est écrite par J.-M. Charcot. Celui-ci plante le décor de la lutte en cours. « La possession de la mère Jeanne des Anges ne le cède en rien aux quelques passages bien connus du “Chemin de perfection”, du “Château intérieur”, enfin de “la Vie de Sainte Thérèse écrite par elle-même” où celle femme de génie… nous fait pénétrer dans l’intimité de son mal. Le mal étant “la passion hystérique”. Double sens du mot “mal”, et importance du mot “passion”. L’introduction des deux médecins rend hommage à J.-M. Charcot.

“Nous nous sommes toujours efforcés d’interpréter chaque symptôme accusé par la sœur elle-même d’après les connaissances empruntées aux maîtres les plus

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autorisés en cette matière” viennent les noms de J.-M. Charcot, Richet et Briquet. Le texte l’Autobiographie est, point par point, annoté et repris dans cette optique. Une note p. 28 classe le père Surin dans le même diagnostic :

Il est facile de reconnaître que c’était un hystérique des mieux caractérisés, présentant des attaques… avec une intensité de la contagion nerveuse… phénomène à rapporter au mutisme hystérique, état pathologique particulièrement bien étudié par Monsieur Charcot… en décembre 1885.

Nous sommes dans le combat acharné pour la laïcité. Dans ce cadre, certains médecins vont faire un prodigieux travail de redécouverte de textes anciens concernant la mystique et la sorcellerie au sens large. Désiré Magloire Bourneville, par le biais de la “bibliothèque diabolique” va rééditer près d’une dizaine d’écrits concernant quelques grands cas de possessions ou de stigmatisations, allant du XVIe au XIXe siècle pour en démontrer le caractère maladif et grandement hystérique. Un chantier sérieux et complètement orienté qui sera publié au Progrès Médical. S’y trouvent par exemple le cas de Jeanne Ferry, la possession de Louviers, Louise Lateau, une belle compilation sur le sabbat par Bourneville et Teinturier.

Tout est réinterprété dans le cadre d’une maladie naturelle et désormais fixée “l’hystéro épilepsie n’a point changé avec le temps” (p. 311 du texte de G. Legué).

Et là, j’insiste : si Jeanne de Belcier ne s’était pas conformée (avec d’autres) aux signes reconnus de la possession démoniaque, jamais les autorités de l’Église n’auraient bougé. D’où l’autre question : en quoi ces grandes scènes du XVIIe siècle étaient nécessaires à la société ?

Tout ceci ne fut pas sans conséquences. Les textes tirent le passé dans un certain présent, avec l’oubli du contexte. Ils vont donner une place particulière à l’hystérie dans l’hystérie de la psychiatrie et de la psychanalyse. Avec, soulignons-le en passant, en prime une erreur qui perdure et qu’il semble difficile de mettre à bas : l’idée que furent brûlées des hystériques. La raison à la fois de l’erreur elle-même, mais aussi de la nécessité de la maintenir mériterait d’âtre analysée. Ce qu’il est difficile de faire ici…

Mais les possédées ne sont pas brûlées. La question posée à leur sujet est de savoir si elles relèvent de la maladie, de la simulation (la “feinte”), ou d’une “réelle” possession. D’où les débats contradictoires entre médecins, théologiens et parfois juristes ; les médecins pouvant soutenir l’envahissement diabolique et les représentants de l’Église la maladie, comme dans le cas d’E. de Ranfaing à Nancy.

Des écrits multiples, étapes importantes d’un chemin difficile. Les sorcières furent brûlées par centaines (voire bien plus) en Europe. Mais la logique est tout autre, dans la continuité de la lutte contre les hérésies depuis le XIIe siècle, celle de la “perversion hérétique”. Elles furent femmes du peuple et des villages.

Dans ces grandes scènes du XVIIe siècle en France, ce furent des hommes qui subirent le bûcher. Ici, Grandier. Nous avons besoin de croire au progrès, mais cette explication ne suffit pas. Ce que j’ai cherché à montrer, en isolant certains

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passages, est que, tout en se clôturant sur lui-même le père Surin témoigne d’un mouvement extra-ordinaire.

Il prend corps sur le Corps des Écritures, s’y arrime, s’ancre sur des textes parlant de l’imitation au Christ, dans une véritable fusion, puis en un autre temps, par la rédaction des Contrats spirituels il rétablit une certaine distance avec Dieu (distance incluse dans tout contrat), l’assujétissant à Dieu tout en le rendant à lui-même pour s’offrir aux autres.

Alors le “ferrement” terrible ourdi par ce qu’il appelle “le respir du Diable” le lâche. Pour ce qui concernerait un diagnostic éventuel à propos de Jeanne de Belcier, la difficulté me semble démultipliée.

Deux points en passant…

— Honnête certainement bien malgré elle (car l’Autobiographie est aussi un texte… politique) dans le très court passage où elle évoque U. Grandier, ce qu’elle en dit est “qu’il voulait faire d’elle une femme de mauvaise vie”. Attrait sexuel, et non possession.

— D’autre part, elle arrive à faire que Laubardemont fasse don aux Ursulines, au mépris de tous les droits de la propriété, du collège des protestants (Légué, p. 282). Elle maîtrise.

Grand stratège, en tout cas, sûrement. Elle “double” souvent le père Surin. Ils se connaissaient bien, se sont côtoyés des heures durant. Elle impose. Lui a de vrais repères de foi, il veut être Jésus humilié. Cela, elle ne le veut pas. Être une femme quelconque “à la forme” des autres femmes non plus. Lâché, il doit s’en sortir, lui avec lui, donc avec Dieu. D’ailleurs, puisque c’était l’une des questions au départ de cet exposé, dans ce glissement du Diable à Dieu, le père Surin se débat tout au long de ces deux textes. Il écrit même un chapitre – le quatorzième – dans sa quatrième partie qui est théorique des

Réflexions sur la différence entre les bons esprits et les diables » car « les voies extraordinaires sont dangereuses, parce que le démon mêle toujours son opération avec celle de Dieu (Science expérimentale, p. 305). Je fus surprise de telle sorte qu’il se fit un mélange des opérations de Dieu et du Diable, se faisant toutes deux, non seulement ensemble, mais aussi en même heure, tantôt l’une, tantôt l’autre, en sorte que l’on avait peine à les discerner. Le mélange fit très mauvais effet (Science expérimentale, p. 267).

On le conçoit fort bien ! L’humour du père Surin n’a pas été assez souligné… Même si cette question est ancienne – elle a été très présente dans les procès de Jeanne d’Arc – l’Église revendiquant un savoir dont elle serait seule dépositaire pour différencier les actions divines et diaboliques, la manière dont elle traverse le père Surin en sa singularité, en lui-même, croise les lourds enjeux à propos du Démon au XVIIe siècle. Les enjeux de ce XVIIe siècle passèrent par certains corps plus que d’autres.

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Je ne voudrais pas clore cet exposé sans vous parler d’une découverte. D’abord vous dire le fil de ma pensée qui m’y a menée… Descartes, “Le discours de la Méthode” sa date : 1637… donc en plein chambardement de Loudun, connu dans toute l’Europe. Je vais donc sur Internet et tape “Descartes et le Diable”. Heureux hasard de la bonne pioche. Là apparaît un article remarquable d’Étienne Anheim, dont le titre est “Satan, Descartes et Kantorowicz”, écrit en 2006 à propos de l’excellent livre d’Alain Boureau “Satan hérétique”, lequel traite de la mise en place de la démonologie au XIIIe siècle.

Le livre d’A. Boureau met l’accent sur la place centrale du pacte. Non seulement du pacte diabolique (dans les théories, les gravures et les histoires), mais aussi sur les transformations qu’opère un pacte sur les deux parties qui le concluent, avec toutes les ramifications sociopolitiques possibles. L’article a tous les avantages que peut présenter un texte bref et dense : il ose. Il va loin, je vous conseille de le lire, je vais juste ici extraire quelques points.

Descartes, d’abord

Lorsque Descartes avance “je supposerai donc, non pas que Dieu, qui est très bon… mais qu’un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, a employé toute son industrie à me tromper ;… » (première des méditations métaphysiques) entraînant la célèbre controverse Derrida-Foucault, E. Anheim glisse là l’ombre possible d’une Diable dont la définition “mauvais, rusé, malin, trompeur” est, ma foi, assez bonne ; permettant à l’auteur de l’article de se diriger du couple folie/raison vers un autre couple altération/altérité.

J’ajouterai que ce “mauvais génie” apparaît tôt dans la vie de Descartes puisqu’il est évoqué avec un autre adjectif tout aussi caractéristique du démon, “le séducteur”, lors des fameux rêves de la nuit du 10 à 11 novembre 1619 lorsqu’il parle de la “crainte que ce ne fût l’opération de quelque mauvais génie qui l’aurait voulu séduire” (p. 63, “Descartes” ; S. de Sacy, coll. “Écrivain de toujours”).

Une petite remarque en passant, car le livre d’A. Boureau en parle longuement, sur l’apparition de cette nouvelle catégorie “le dormeur”. Une décrétale de Clément V au XIVe siècle définit “une notion d’irresponsabilité accordée à certaines classes d’individus : les fous, les enfants, les somnambules” ; le sommeil apparaît là comme pouvant être cause d’une forme d’infirmité. Ce qui renvoie à l’épisode où Surin passe par la fenêtre “comme s’il eut dormi”.

Le pacte

Il avance que, par le pacte et l’hérésie une nouvelle lecture du monde va s’imposer du XIIIe au XVIIe siècle : “par la construction intellectuelle et sociale une nouvelle configuration imaginaire, avec une redéfinition de la personne humaine” va permettre

la représentation d’une société d’individus liés principalement par des formes contractuelles, individus dont la caractéristique anthropologique est d’être à la fois dotés d’une capacité de volonté et de responsabilité qui les rend à même d’être contractant, et

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d’une fragilité, d’une potentialité d’aliénation qui les rend infiniment faillibles et donc le cas échéant coupables.

Le père J.-J. Surin, dans sa personnalité et par ses Contrats spirituels n’est pas si éloigné de cette description.

L’énoncé et les faits

Autre point fort de l’article. L’efficacité de l’énoncé. “L’énoncé ne décrit pas, il agit”. Par exemple, dire “le pacte avec le diable existe bien et il est hérétique” finit par avoir une action concrète sur la société occidentale. Et “le même énoncé peut appartenir simultanément et intégralement à un discours social déterminé et à des énonciations singulières”. Ce qui est le cas ici. Un peu ce que j’ai appelé “le code”, sur lequel nos deux protagonistes s’appuient et se construisent. Les énoncés vont créer la réalité des faits. Bouleversement.

D’autres travaux d’historiens vont en ce sens ; par exemple “Inventer l’hérésie”, sous la direction de Monique Zerner (Centre d’études médiévales de Nice). Ce qui ouvre un énorme champ de travail. Et la belle note 18 de l’article reprend le désir exprimé par Alain de Libera “Qu’est-ce à dire, sinon que le Moyen-Age intellectuel attend toujours son Foucault…” Mettre en avant l’importance du pacte ici résonne pleinement non seulement avec les Contrats spirituels du père J.-J. Surin, mais aussi avec ce qui le construit, les traces, les stigmates et écrits, invisibles, mais présents ou visibles ; comme ceux de Madame de Belcier.

Cet homme a su traverser des âges, il s’est fait connaître et reconnaître, à travers les travaux de Michel de Certeau, mais au-delà de cela, il est admis comme l’un des plus grands mystiques du XVIIe siècle. Terminer en ouvrant sur deux questions. Beaucoup d’éléments de leur discours nous sont entendables. D’autres paraissent tellement étranges qu’ils sont mis à l’écart presque d’emblée lorsque l’œil les croise. Par exemple : le “en forme de”, si fréquent dans le texte, et à l’époque. “Être à la forme des autres hommes” nous agrée pleinement. Par contre, lorsqu’il est dit que “le démon prit la forme de son directeur de conscience” pour s’adresser à Jeanne des Anges et la duper, cela nous pose quelques problèmes.

Tout comme le “fantôme de corps”, si présent en sorcellerie. Comment lire ce qui nous est radicalement étranger ? Les répertorier pourrait être intéressant et les confronter les uns aux autres. L’autre question : les travaux de la Salpetrière, par leur volonté de tout faire rentrer dans la Maladie naturelle de l’hystérie, ont pétrifié notre lecture. Le Diable s’est engouffré dans ce sombre passage, avec toutes les questions dont il était le porteur et le représentant. Nous parlons actuellement beaucoup de la mort de Dieu sans s’être trop penchés, tranquilles avec cette classification dans l’hystérie, sur ce que sa disparition entraînait avec Lui. Les historiens ont, par contre, beaucoup avancé. Une question, là, est possible : “l’obscénité” évoquée au début, et effectivement la sexualité la plus crue est parfois lourdement présente, a mis un voile sur l’originalité profonde de ce qui se joue à cette époque.

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Avec l’occultation du diable en cette fin de siècle, qu’est devenue cette sexualité portée par cette entité nommée Diable, sexualité construire à travers lui, rêvée et cauchemardée grâce à son truchement, montée et développée au fil des siècles par cette création de la religion nommée sorcière ? Ce diagnostic d’“hystériques” posé sur ces femmes sur une toute autre scène a provoqué un arrêt sur image, et noué dans une croyance la lecture d’une autre croyance. Le chantier reste ouvert.

Bibliographie BERGAMO Mino, L’Anatomie de l’âme de François de Sale à Fénélon, J. Millon, 1994.

BOUREAU Alain, Satan hérétique. Histoire de la démonologie (1250-1330), O. Jacob, 2004.

BRETON Stanislas, Deux mystiques de l’excès : J.-J. Surin et Maître Eckhart, Cerf, 1985.

CARMONA Michel : Les diables de Loudun, sorcellerie et politique sous Richelieu, Fayard 1988.

CERTEAU Michel de, La Fable mystique, T. I, coll. “Tel”, Gallimard, 1982.

— , La Fable mystique, T. II, édition présentée par L. Giard, coll. “Tel”, Gallimard, 2013.

— , La possession de Loudun, coll. “Archives”, Gallimard, 1980.

GOUJON Patrick, Prendre part à l’intransmissible. La communication spirituelle à travers la correspondance de J.-J. Surin, J. Millon, Grenoble, 2008.

HOUDARD Sylvie, Les Invasions mystiques, Les Belles Lettres, 2008.

HUXLEY Aldous, Les Diables de Loudun, coll. “Texto”, Tallandier, 2011.

Jeanne des Anges (Jeanne DE BELCIER), Autobiographie, texte annoté et publié par Gabriel Legué et Gilles de la Tourette, J. Millon, Grenoble, 1990.

LEGUE Gabriel, Urbain Grandier et les possédés de Loudun, J. Lafitte Reprints, Marseille, 1979.

MANDROU Robert, Magistrats et sorciers en France au XVIIe siècle, Seuil, 1980.

SURIN Jean-Joseph, Triomphe de l’Amour divin sur les puissances de l’Enfer et Science expérimentale des choses de l’autre vie, J. Millon, Grenoble, 1990.

— , Poésies spirituelles et Contrats spirituels, édit. E. Catta, Vrin, 1957.

— , Guide spirituel de la perfection, Desclée de Brouwer, 1963.

Filmographie KAWALEROWICZ Jerzy, Jeanne des Anges, 1961.

RUSSELL Ken, Les diables (The devils), 1971.

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POLA MEJIA REISS

Des coïncidences inattendues

En lisant Schreber théologien, il me venait à l’esprit des coïncidences inattendues entre les Mémoires de Daniel Paul Schreber et un autre livre, Sentimient, de Vaslav Nijinsky. Ces coïncidences suscitaient en moi une certaine méfiance, car, après tout, qu’est-ce qu’un livre dont l’auteur est lu en tant que théologien aurait-il à voir avec un autre livre dont l’auteur est danseur ? Pourtant, l’invitation à ce colloque fait état d’une première coïncidence qui, vue de près, pose un paradoxe : les deux livres sont inclassables. Or, existe-t-il la classe des livres inclassables ? Traduction de l’espagnol par Graciela Leguizamón et Fanny Boudaud

En lisant Schreber théologien, il me venait à l’esprit des coïncidences inattendues entre les Mémoires… de Daniel Paul Schreber et un autre livre, Sentimient, de Vaslav Nijinski. Ces coïncidences suscitaient en moi une certaine méfiance, car, après tout, qu’est-ce qu’un livre dont l’auteur est lu en tant que théologien aurait-il à voir avec un autre livre dont l’auteur est danseur ? Pourtant, l’invitation à ce colloque fait état d’une première coïncidence qui, vue de près, pose un paradoxe : les deux livres sont inclassables. Or, existe-t-il la classe des livres inclassables ?

Joan Acocella, éditrice de la version anglaise de Sentiment, affirme que ce dernier est le témoignage d’un grand artiste sur son expérience actuelle, non rétrospective, de s’interner dans la schizophrénie. L’historienne Lynn Garafola, auteur de l’incontournable Diaghilev’ s Ballets Russes, considère quant à elle que « ce document fascinant d’un esprit égaré n’offre pas d’explication convaincante de son art ». Certains poètes et critiques ont dit que Vaslav Nijinski était un poète de l’absurde dans la lignée des dadaïstes. Henry Miller, lui, inscrit Sentiment à la liste des cent livres qui ont eu le plus d’influence sur lui, aux antipodes de Richard Howard, membre de l’Académie des Poètes Américains, qui, lui, lui décerne la catégorie « exhibit A » dans la galerie de la honte créative. Le documentaire biographique Vaslav Nijinski, une âme en exil, réalisé par Elisabeth Kapnist, et écrit par elle-même et Christian Dumais-Lvowski (traducteur et éditeur de la version française du livre de Nijinski), intègre des fragments qui mettent en lumière sa qualité poétique.

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David Pownall écrit une pièce de théâtre, Death of a Faun (Mort d’un faune) avec le rythme de quelques paragraphes du livre…

Qu’est-ce qui donne à ces livres cette souplesse leur permettant d’être inscrits dans autant de champs différents ?

Allouch fait remarquer que certains lecteurs des Memoires… de Schreber, sans pour autant dénier le registre théologique du livre, l’ont déplacé. Ceux-ci, de manière résolue, semblent passer outre le fait que Schreber lui-même situe en ces termes ses lecteurs : « experts venus d’autres horizons de l’expérience, en particulier à des théologiens et à des philosophes »,1 cite Allouch.

Sentiment n’a pas non plus été pleinement inscrit dans le champ de la danse. Dans le paragraphe suivant, le lecteur peut se rendre compte du lieu que lui revient. Nijinski dit :

Je me tiens debout sur ma tête dans le ballet Schérazade, où j’ai dû représenter une bête blessée. J’ai bien représenté la bête et c’est pour cela que le public m’a compris. Maintenant je vais représenter le sentiment et le public va me comprendre. 2

L’utilisation du passé et du présent pour se référer à la représentation crée deux publics. Le premier est celui qui a vu la représentation au théâtre, comme dans ce témoignage du peintre Valentin Serov :

Après avoir été touché par l’épée du soldat, sa tête frôle le sol, il chute de tout son corps, les jambes propulsées en l’air, argentées, resplendissantes comme s’il s’agissait d’un poisson remorqué vers le sable, un tremblement vibrant, les nerfs et les muscles frissonnent dans tout son corps, et l’Esclave Doré tombe mort sur son visage. 3

Le second public c’est nous, les actuels lecteurs de son livre et que Nijinski nomme « le public de la représentation du sentiment ». Représentation du sentiment ? Face à une énigme, cette position est incertaine. Elle met toutefois en pleine lumière que le théâtre est insinué.

On ne peut qu’être surpris du fait que les lecteurs ne tiennent pas compte de ces indications de lecture données par Schreber et par Nijinski eux-mêmes. Le moins qu’on puisse dire d’un trait, c’est que le verdict psy qui est tombé sur chacun de ces auteurs, l’un paranoïaque, l’autre schizophrénique, a été très lourd. Il a affecté les clefs de lecture spécifiques de ces livres, à commencer par leurs titres auxquels il a été prêté peu d’intérêt. Le titre de l’ouvrage de Schreber n’a sans doute pas été retenu comme titre usuel en raison de sa longueur, bien à l’encontre de la volonté de son auteur qui l’a pourtant sciemment choisi. Je le tire de la couverture d’un exemplaire de l’édition de 1903 et je le traduis :

Mémoires d´un malade des nerfs avec des suppléments et une annexe sur la question : « selon quels présupposés est-il permis d’enfermer une personne considérée comme aliénée dans une maison de santé contre sa volonté manifeste ? » 4

Quant à Sentiment, il a été presque complètement escamoté. Sentiment c’est le titre que Nijinski a donné à son livre. Il dit : « Je veux appeler ce livre “Sentiment”. Je

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appellerai ce livre “Sentiment” ».5 Or aucune des diverses éditions en différentes langues ne porte ce titre.

The Diary of Vaslav Nijinsky a été le titre de la première édition de 1936, dirigée par l’épouse de Nijinski, Romola de Pulszki. Elle l’a fait traduire du russe à l’anglais et l’a censuré de manière scandaleuse. Il existe actuellement deux très bonnes éditions non censurées : l’une en anglais, l’autre en français. Il paraît incroyable que la version anglaise de 1999 ait conservé le titre de la première édition. L’édition française quant à elle, parue en 2000, s’intitule Cahiers et ce n’est que sur la page intérieure qu’apparaît timidement le sous-titre Le sentiment.

Le fait que les clefs de lecture soient ainsi remaniées nous empêche de lire ces livres à la lettre. Même les noms et les nominations des auteurs ont été modifiés. À ce sujet, Allouch fait remarquer, à l’encontre d’interprétations répandues, que Schreber assume pleinement sa nomination. Il suffit de s’arrêter à la signature de son livre :

Dr. jur. Daniel Paul Schreber, Senatspräsident beim Kgl. Oberlandesgericht Dresden a. D. [außer Dienst, à la retraite].

Et en ce qui concerne The Diary of Vaslav Nijinsky, on peut bien se demander qui l’a écrit, dans la mesure où le nom de l’auteur fait partie du titre.

Mais il reste encore une question à examiner concernant le nom de Nijinski. Ici, à Paris, quand il a dansé le Poète dans le ballet Les Sylphides, le 2 juin 1909 au Théâtre du Châtelet, le public l’a nommé dieu de la danse. Son nom de dieu de la danse a été complètement effacé comme clef de lecture de son livre. Je fais cette remarque, car Nijinski a écrit non seulement Sentiment, mais aussi des chorégraphies, en son propre corps, en celui de sa sœur, Bronislava Nijinska, en celui d’autres danseurs quand il a monté ses chorégraphies (au nombre de quatre) et il a également écrit de la danse sur le papier, après en avoir inventé une écriture. Les lecteurs de Nijinski, parmi lesquels figurent d’importantes chorégraphes, peut-être ont-ils cessé de le considérer le dieu de la danse quand il est passé de l’écriture chorégraphique à l’écriture alphabétique ? De là peut-être que son nom de dieu de la danse était été mis de côté comme clef de lecture de son livre ? Cela a son importance, car il y a une fonction du nom qui ne s’accomplit pas dans les lectures de son livre. J’emploie le terme « fonction » dans ces termes-ci énoncés par Foucault :

Un nom d’auteur […] exerce un certain rôle par rapport au discours : il assure une fonction classificatoire ; un tel nom permet de regrouper un certain nombre de textes, de les délimiter, d’en exclure quelques-uns, de les opposer à d’autres. En plus, il accomplit une mise en rapport des textes entre eux. 6

La question concernant le dieu de la danse donne effectivement lieu à une fonction classificatoire, une liste. Qui était le dieu de la danse ? C’était le Poète, le Dieu Bleu, l’Esclave Doré, Petrushka, Albrecht, Arlequin, le Faune, Till Eulenspiegel…

La divinité glisse au fil des noms. Hölderlin dit : Les dieux se fatiguent de leur immortalité ; ils ont besoin d’une chose : cette chose c’est l’héroïsme, l’Humanité. Oui, ils ont besoin des mortels, car les êtres célestes n’ont pas

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conscience de leur être. Ils ont besoin – si j’ose m’exprimer ainsi – que quelqu’un leur révèle leur existence.7

Chaque nom du dieu de la danse est celui d’un corps dansant dans un ballet spécifique, dont l’existence ne dure que le temps de la musique. « Le corps d’un danseur est aussi un instrument musical »,8 dit Bronislava Nijinska.

Schreber, lui aussi, se lie avec la divinité via son corps : Béatitude, volupté, jouissance, ces expériences ou ces événements proprement corporels jouent dans une économie et une dynamique des relations de Dieu et de Schreber.9

Pour chaque corps et sa relation avec la divinité est en jeu une autre écriture. Vu sous cet angle, les Mémoires… et Sentiment, inclassables, ne peuvent pas faire partie d’une classe qui serait celle des livres inclassables.

Cependant, dans ces deux livres, le lecteur se trouve face aux « temps de la mort de Dieu ». Le fait qu´Allouch nomme ainsi le Zeitgeist (l’esprit du temps) qui nous entoure, a des effets de coupure a qui à son tour a des incidences sur les axes de lecture. Certaines choses, par exemple « cadavre », sont lues différemment.

On peut être surpris du fait que « cadavre », aussi bien dans le cas de Schreber que dans celui de Nijinski, était été ignoré à cause du diagnostic de catatonie. Pour Schreber, rester immobile à Sonnenstein signifiait se comporter comme un cadavre. Il s’agissait d’« une obligation religieuse », d’« une exigence absolument monstrueuse » que Dieu lui imposait, « ne connaissant pas l’être humain vivant, seulement les cadavres ».10

Pour Nijinski, rester immobile à Steinhof renvoie aussi à « cadavre » ; selon me propre conjecture, au cadavre du dieu de la danse.

Il a commencé à écrire Sentiment le 19 janvier 1919, jour où il a dansé pour la dernière fois de sa vie. Il en a interrompu l’écriture le 4 mars de la même année, jour où il est allé voir le docteur Eugen Bleuler. La consultation a été très brève, une dizaine de minutes tout au plus. L’entretien qui a suivi entre Bleuler et Romola a duré, quant à lui, plus longtemps. Quand Nijinski a vu sa femme sortir du cabinet du docteur, il a proféré cette phrase : « Femmka (comme il l’appelait tendrement), tu m’apportes ma sentence de mort. »

Cette phrase a fait couler beaucoup d’encre. Mais, d’après ma lecture, c’est la fille cadette de Vaslav et Romola, Tamara Nijinski, qui lit cette phrase. Quand son père la prononce, Tamara dit : « C’est à ce moment-là que le dieu de la danse est mort ».11

Ce témoignage de sa fille nous pousse à concevoir que le dieu de la danse est mort à vingt-neuf ans, après quoi Nijinski a encore vécu trente ans, immobile et en silence, non plus au théâtre, mais dans les asiles. Dans les asiles, était-il le cadavre de celui qui avait dansé ?

Nijinski est-il donc mort deux fois ? Y aurait-il alors deux cadavres ? Il faudrait aller visiter son tombeau, dans le cimetière de Montmartre. C’est une héraldique : on

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peut y lire, sculpté dans la pierre : SEPULTURE NIJINSKI et on y voit une grande statue en bronze de Petrushka regardant le visiteur.

La marionnette Petrushka a été, de tous les corps dansants de Nijinski, sa légende (de legĕre, lire). Le début du XXe siècle a été la scène d’une révolution théâtrale qui a redonné vie à la commedia dell’arte. Nijinski a incarné dans sa danse l’idéal d’un nouvel acteur dramatique, la Übermarionette (supermarionnette), ainsi appelé par l’anglais Edward Gordon Craig, lequel a profondément marqué le théâtre russe.

Cent ans auparavant, Über das Marionettentheater de Heinrich von Kleist, créait l’esthétique du ballet classique. Kleist dit :

[La grâce] apparaît dans sa forme la plus pure dans la conformation corporelle de l’homme qui, soit n’a aucune conscience, soit a une conscience infinie ; c’est-à-dire dans la marionnette ou dans le dieu.12

Au début du XXe siècle, la marionnette et le dieu se retrouvent à nouveau. Craig dit : L’acteur doit disparaître et la figure inanimée vient prendre sa place – la Übermarionette […]. La marionnette descend des images en pierre des temples anciens et elle est actuellement la figure assez dégénérée d’un dieu.13

Petrushka, la marionnette, la statue, la figure assez dégénérée d’un dieu.

Si Tamara Nijinski a dit la date de la mort et le tombeau la constate, Bronislava Nijinska a laissé son témoignage du deuil de son frère, le dieu de la danse. Ce deuil a duré cinquante ans, au fil desquels Bronislava a écrit un livre, Early Memoirs, et a été une chorégraphe féconde. Elle dit, à propos de son livre :

Quand je relate ici l’histoire de notre enfance et des années où j’ai dansé avec Nijinski en tant qu’artiste de ballet, et interprété la chorégraphie de ses propres ballets, je veux recréer pour le lecteur, mon image de Nijinski en tant que personne et en tant qu’artiste…14

Elle n’a pas été témoin de la mort de Nijinski en 1950, elle n’y fait même pas allusion dans ses Early Memoirs, et elle parle encore moins des trente ans d’asiles. Quand elle écrit, elle est en train de créer son mort elle se trouve face à la mort du dieu de la danse. L’écriture de son livre en est la preuve même. Elle est décédée trois mois après l’avoir achevé en novembre 1971.

La relation entre elle et son frère est si étroite qu’il est impossible de déchiffrer Sentiment sans les Early Memoirs. Comprendre que le dieu de la danse était encore vivant quand il a écrit Sentiment, nous permet, entre autres, d’inclure son livre dans la série de ses écrits, et de reconnaître un des moments de coupure dans son écriture, le passage de l’écriture chorégraphique à l’alphabétique. Quand il écrit son livre, il ne danse plus.

Presque au début, quand il fait référence à la dernière représentation qu’il vient de donner, il écrit : « Je voulais danser, mais Dieu m’a dit : “Assez !” Je me suis arrêté. » Ou, dans un autre paragraphe : « Je sais ce que beaucoup de gens vont se demander pourquoi Nijinski parle toujours sur Dieu ? Il est fou. Nous savons qu’il n’est qu’un danseur ». Et quand on lit la phrase : « Je ne savais pas que j’étais

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Dieu », sans ignorer qu’elle est de la plume d’un homme qui a pu dire : « je suis le dieu de la danse », la lecture devient tendue : elle met en évidence l’équivoque entre « dieu » et « Dieu ». C’est une homophonie qui ne se reconnaît qu’à l’écrit – et dans les langues où tous les noms ne s’écrivent pas en majuscule, contrairement par exemple à l’allemand.

À chaque fois que le mot « Dieu » – ou « dieu » moins fréquent – apparaît dans le dire de Nijinski, un autre chemin est indiqué au lecteur, un mouvement spécifique à parcourir.

Dans le livre écrit par le dieu de la danse, Dieu bouge beaucoup, même si certains voudraient l’encloisonner, soit dans le délire selon lequel Nijinski apporterait un message de Dieu pour les hommes, à savoir qu’ils doivent sentir et non penser, soit dans un système philosophique qui configure un montage entre sentiment, intellect et raison, où l’intellect sépare l’homme du sentiment et où Dieu trouve sa place alors que la raison est exclusivement humaine et vient directement de Lui. Dans ces deux tentatives de ranger Dieu, on cherche aussi à ranger « sentiment » et « sentir », des mots qui traversent tout le livre et qui ne répondent à aucune définition. Lorsqu’on croit en avais compris le sens, celui-ci change de nouveau et bouge vers un ailleurs, et à chaque fois cela ouvre un autre horizon de lecture.

Dans l’insaisissable Sentiment, hormis dans quelques fragments, l’homophonie entre « dieu » et « Dieu » met en résonnance la mort du dieu de la danse avec la mort de Dieu. « Je ne savais pas que j’étais Dieu »,15 dans cette phrase où Dieu apparaît avec une majuscule, la danse est éludée. Dieu pullule dans le livre, Dieu peut être Tolstoï, Dostoïevski, Diaghilev, ou celui qui dicte, ou celui qui parle.

En Russie, au temps de Nijinski, la mort de Dieu était sur la plume de deux grands écrivains lus par Nijinski : Tolstoï et Dostoïevski, pour ne pas parler bien sûr aussi de Nietzsche. Et aussi, avec le meurtre du tzar Nicolas II, qui a eu lieu six mois avant que Nijinski n’entame l’écriture de Sentiment, on remettait sérieusement en question un dessein de Dieu.

À la lumière des Mémoires… et de Sentiment, quand je dis : la mort de Dieu, que suis-je en train de dire ? Si les mots « tzar » ou « roi » ont perdu la majuscule quand le Tzar et le Roi ont été assassinés, pourquoi Dieu – « nous l’avons tué – vous et moi ! » a proclamé le fou – pourquoi est-il écrit avec une majuscule ? Ou en tout cas, quand est-ce qu’on écrit « Dieu » et quand « dieu » ?

Voici deux exemples :

Dans un paragraphe spécifique, Nijinski crée une règle orthographique pour mettre fin à l’indistinction :

Je veux continuer à écrire sur la même ligne, mais Dieu ne veut pas que j’écrive sur la même ligne que Diaghilev. Je me suis rendu compte de mon erreur quand j’ai écrit le nom de « Dieu » et de Diaghilev avec une majuscule. Je vais écrire « dieu » avec une minuscule parce que je veux faire une distinction…16

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Cette phrase dans Schreber théologien nous donne un deuxième exemple. Allouch se sert du recours d’homophonie pour écrire une distinction :

Tiennent ainsi ensemble l’effectivité du rapport sexuel et la fragile existence de Dieu comme dieu susceptible de mourir, agonisant en quelque sorte, si le rapport sexuel ne le maintenait en vie.17

La fragile existence de Dieu comme dieu susceptible de mourir, Dieu Jedermann, n’importe qui, un simple mortel ? Pourrait-il être au panthéon du musicien Stockhausen dans son œuvre Stimmung, auprès de Huehuetéotl, Tlaloc, Osiris, Chang-Ti, Ahura-Mazda, Ala, Wankantanka, Rhea, Gaia, Dioniso, Vishnu… ?

⁂ NOTES

1. Jean Allouch, Schreber théologien. L’ingerence divine II, col. Essais Epel, Epel, Paris, 2013, p. 11, nota 6. 2. [Vaslav Nijinski] The Diary of Vaslav Nijinski, unexpugnated edition, tr. Kyril FitzLyon, ed. Joan Acocella, Farrar, Straus & Giroux, New York, 1999, p. 24-25. 3. Témoignage du peintre Valentin Serov dans: Lincoln Kirstein, Fokine, British-Continental Press, London, 1934, p. 43. 4. Dr. jur. Daniel Paul Schreber, Senatspräsident beim Kgl. Oberlandesgericht Dresden a. D., Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken nebst Nachtragen und einem Anhang über die Frage: “Unter welche Voraussetzungen darf eine für geisteskrank erachten Person gegen ihren erklärten Willen in einer Heilanstalt festgehalten werden?”, Oswald Muße in Leipzig, 1903. 5. Vaslav Nijinski, op. cit., p. 58. 6. Michel Foucault, ¿Qué es un autor?, tr. Silvio Mattoni, Litoral, La función secretario, Nº25 /26, Edelp, Córdoba, Argentina, 1998, p. 45. 7. In Stefan Zweig, La lucha contra el demonio (Hölderlin-Kleist-Nietzsche), tr. Joaquín Verdaguer, Acantilado, Barcelona, 1999, p. 60. 8. Bronislava Nijinska, Early Memoirs, tr. and ed. by Irina Nijinska and Jean Rawlison, Duke University Press, U.S.A., 1992, p. 13. 9. Jean Alloch, Schreber théologien. L’ingerence divine II, op. cit., p. 70. 10. Ibidem, p. 36. 11. Tamara Nijinski, Nijinsky and Romola, Two Lives from Birth to Death indissolubly linked, Bachman & Turner, London, 1991, p. 201. Subrayado de Tamara Nijinski. 12. Heinrich von Kleist, Über das Marionettentheater, Kleist-Archiv Sembdner, edición para internet versión 07.02, Heilbronn, 2002, p. 8. 13. Edward Gordon Craig, “ The Actor and the Übermarionette”, The Mask, vol. 1, no 2, April, 1908; Gordon Craig, On Movement and Dance, ed. Arnold Rood, Dance Books, London, 1978, p. 50. 14. Bronislava Nijinska, Early Memoirs, op. cit., p. 1. 15. Vaslav Nijinski, op. cit., p. 6, 190, 172. 16. Ibidem, p. 195. 17. Jean Alloch, Schreber théologien. L’ingerence divine II, op. cit., p. 131.

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JEAN-LOUIS POITEVIN

De quoi parle-t-on quand on parle de dieu ?

Schreber, qui n’est pas dupe de la tentative monothéiste de s’imposer partout, constate, quant à la gouvernance du monde et des âmes, l’existence d’au moins deux dieux. Que nous apprend sur la source des dualismes un tel partage des pouvoirs ? En quoi Schreber peut-il nous permettre d’éclairer des mécanismes psychiques que deux mille ans de monothéisme aggravé ont tenté, en vain, d’occulter ? Au commencement était la schize. La discontinuité au cœur du vécu est sa signature. Là est peut-être l’une des sources, les plus proches de nous et des plus occultées, de l’invention de dieu en nous.

Allo ! Vous entendez ? Si, si, tendez l’oreille. Voilà, juste un peu de silence et ça va venir. Vous ne l’entendez pas ? Allons, allons, français, encore un petit effort, et vous allez finir par devenir républicains. Alors, ça y est, vous l’entendez, cette voix ?

Une voix ? Quelle voix ?

Vous le savez, nous avons longtemps utilisé et utilisons encore la métaphore de la voix pour évoquer la conscience et son efficacité supposée. La conscience se manifesterait à travers une voix, une voix qui parlerait pour la conscience, en son nom, qui habiterait en nous comme un spectre, mais aussi un double, une voix qui en fait serait nous, ou le meilleur de nous. Finalement la conscience serait cela, une voix qui transmettrait les ordres d’une instance capable de nous guider, de nous protéger, de nous aider à nous orienter, tant dans l’existence que sur les routes pavées de bonnes intentions, que les comportements des autres déroulent devant nous.

Mais vous le savez, cette voix n’est pas la seule à hanter nos cerveaux. L’existence d’autres voix, la confirmation de ce que nous sommes hantés, habités, traversés de voix multiples, plurielles est aussi quelque chose que nous connaissons.

Les anciens Grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement. […] De nos jours, nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et

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audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusants, b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision. […] S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial1.

Voilà, nous y sommes ! Vous avez accepté de tourner le bouton sur « on » et vous vous mettez à recevoir les messages. Mais d’où viennent-ils, ces messages ? Qui parle et à qui ? Et à travers quoi ? Quelle est la consistance d’une voix ? Quelle est sa puissance, son pouvoir ?

Parce que vous ne l’avez quand même pas oublié, un dieu, les dieux, le dieu, avant toute autre chose, il se manifeste en donnant des indications, des ordres, en disant, en conseillant, en indiquant ce qu’il faut ou faudrait faire. Pour nous, le mieux qu’on aurait à faire, ce serait en effet de parvenir à l’entendre et après l’avoir entendu, d’obéir et si possible immédiatement.

Mais faire ça, agir comme ça, nous on ne le peut plus, qu’on soit ou non croyants, sauf à être littéralement pris par le dieu, ou comme on dit possédé.

Mais, comme vous le savez, même si c’est bien lui qui parle, ses indications ne sont pas toujours des plus claires ! C’est le moins qu’on puisse dire. Et pas toujours formulées de la façon la plus amicale.

Tentons un petit travail de généalogie prospective, en remontant le temps et en regardant pendant ce temps-là par dessus notre épaule, vers aujourd’hui.

Reprenons avec Yahvé et tentons de remonter jusqu’aux dieux ou à tout autre instance qui pouvait parler dans les cerveaux de nos ancêtres bicaméraux et qui pouvait porter soit le nom du chef, soit celui du père, à moins qu’il n’ait eu encore aucun nom.

L’invention de Yahvé, c’est-à-dire d’un dieu unique, a été sans doute rendue nécessaire par le mode de vie de ces tribus nomades qui se trouvaient rencontrer à chacune de leurs escales des dieux locaux. C’est moins un problème d’image qui est la source de l’interdit de la représentation que le lien que l’on a établi entre un élément visible, une statue grande ou petite, une image ou un dessin, ou encore une représentation symbolique et un élément sonore, l’émission d’ordres par des voix.

Il était plus facile de déclencher les processus d’émission et d’audition des voix en présence d’un élément matériel, une image, une idole donc, car on pouvait alors identifier la source de la voix, même si cette image était celle d’un animal ou d’un monstre.

Pour le peuple hébreu, l’enjeu a été de se protéger contre la dissémination de ses ouailles en inventant un émetteur sans visage qui pourrait émettre ses messages indépendamment du lieu et donc d’un support matériel permettant de l’activer. Ils ont inventé la radio sans fil, avec réception directe dans le cerveau sans passer par la médiation d’un objet.

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Auparavant et partout ailleurs, les dieux étaient légion et parlaient à travers ou par l’intermédiaire d’éléments matériels. Ils étaient des projections différentiées de ces voix plus anciennes qui étaient liées, elles, à l’exercice de l’autorité, celle du chef de la horde, celle du roi, celle de la puissance capable de réguler des comportements individuels et collectifs qui sinon restaient erratiques.

Ce que je ne vous ai pas encore dit, c’est que Bill Viola cite sans le nommer le livre de Julian Jaynes, La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit. William Burroughs, qui s’y connaît en hallucinations et autres voix venant hanter l’esprit, cite aussi ce livre plusieurs fois dans ses essais.

« Julian Jaynes affirme que la crainte qu’inspirait l’antique prêtre-roi dérivait de sa capacité à produire sa voix dans le cerveau de ses loyaux sujets. C’est la voix de dieu, qui chemine à travers l’hémisphère cérébral non dominant. Jaynes fait état d’évidences cliniques. La stimulation de l’hémisphère non-dominant fait que les sujets entendent des voix. Quelqu’un qui a tenté de se noyer a déclaré qu’une voix intérieure lui disait de se tuer, et que pour une quelconque raison, il devait obéir à cette voix. Si on veut lancer un culte, la première étape à franchir est d’introduire sa voix dans l’hémisphère non-dominant du cerveau de ceux qui ne vont pas tarder à être des disciples dévoués. » (William Burroughs, Essais, I, Sectes et mort, p. 268)

William Burroughs comprend, comme Bill Viola, l’ob-audire à sa juste mesure, même s’il s’en tient, dans ce passage, au fait que les voix sont et ne seraient en quelque sorte qu’extérieures, ou alors que, provenant de l’intérieur, elles seraient plutôt porteuses de mauvais conseils, pour ne pas dire plus.

La thèse de Julian Jaynes postule que chaque cerveau a la capacité d’entendre des voix. Mais aussi qu’il est capable de les produire en lui-même sous certaines conditions. Il y a vis-à-vis d’une voix dominante un aspect indéniable de soumission. On se soumet à quelque chose que l’on ne contrôle pas et qui par contre semble en mesure de nous contrôler. Ce que William Burroughs évoque dans un autre essai, c’est le fait que ces voix, de vécues comme positives, c’est-à-dire comme donnant des conseils qui permettaient de s’orienter positivement dans l’existence, vont devenir sujettes à caution. Et cela commence dès après L’Iliade. L’Odyssée, premier livre dans lequel une conscience individuelle au sens où nous l’entendons, est réellement à l’œuvre, témoigne de l’aboutissement de ce changement.

Julian Jaynes avance que cette voix était autrefois entendue par tous les hommes et qu’elle conduisit leur destin jusqu’à environ mille années avant Jésus-Christ. Le prêtre-roi, dit-il, était considéré avec terreur, car il avait le pouvoir de produire sa voix dans les cerveaux de ses sujets loyaux. La voix a perdu son pouvoir et son prestige pendant une période de chaos, de migrations et de soulèvements sociaux. La voix est encore entendue par certains individus, mais est désormais considérée comme le symptôme d’un désordre mental. Entendre cette voix revient à lui obéir et donc Ponce Pilate a autant de raison d’éviter le contact avec le Christ qu’il en aurait d’éviter une maladie repoussante et grandement contagieuse2.

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Un peu plus loin dans cet article qui a pour titre La coïncidence, William Burroughs note encore :

Des générations de croyants croient parce qu’une voix intérieure leur dit que c’est la vérité. Et c’est un genre de vérité aussi puissant que la grande vérité d’Einstein : la matière faite énergie. Toutefois la vérité religieuse semble aller dans une autre direction que celle de l’énergie primaire se transformant en matière, c’est-à-dire dans la répétition sans vie de formules dogmatiques3.

La possibilité de comprendre le dieu comme entité externe passe par la projection de la fonction rectrice du dieu dans un domaine inaccessible et indépendant de la volonté humaine, comme le sera le monde des idées par exemple. Cela permet de relativiser sa puissance salvatrice, et la voix n’est plus, comme on le voit avec le « daïmon » de Socrate, qu’un indicateur permettant au mieux de repérer la voie ou la direction à suivre.

Ce mouvement d’externalisation, d’abstraction donc, se double d’un mouvement d’internalisation du contrôle des voix par la formation d’une instance capable de réguler et de mettre en ordre leurs manifestations multiples.

C’est de ce double mouvement que naît la conscience. Elle devient une chambre d’écho, le lieu de manifestation d’une voix intérieure contrôlable tout en étant capable d’appréhender dieu comme une voix lointaine et rare. De ses manifestations antérieures à ce dieu, il ne reste que des histoires et des prescriptions rassemblées dans des textes. Se découvrant capable d’entendre, de déchiffrer et d’émettre une voix, elle sait implicitement qu’elle est en train de devenir à elle-même et pour elle-même son nouveau dieu.

Vivre la voix

Mais toujours guette devant la porte de chaque homme vivant, un émetteur susceptible de lui envoyer des messages qui vont le renverser ou déclencher en lui l’apparition de voix qui risquent de le troubler, de le rendre fou, mais aussi parfois de le sauver. Nous, les tard-venus d’après la supposée mort de dieu, nous avons appelé cela l’art, si l’on entend par là, que faire l’expérience de l’art, que ce soit comme créateur, comme spectateur ou auditeur, est ce qui nous faire vivre une expérience radicale.

Robert Musil nomme non « ratioïde » le domaine qui inclut en particulier les expériences du type de celles que font les mystiques, et en tout cas celles qui sont portées par une remise en cause radicale, aussi bien du grand partage sur lequel la science fonde sa légitimité que sur la reconnaissance de l’existence et de l’importance pour la pensée d’expériences qui se manifestent par des affects puissants.

Ceux-ci relèvent de ce que Rudolf Otto, dans son livre Le sacré, a appelé le numineux, « ce frisson d’horreur qui reparaît sous la forme infiniment plus noble du saisissement qui rend l’âme muette et la fait trembler jusque dans ses dernières profondeurs » (op. cit, p. 42)

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Si l’on revient un instant à ce que peut écrire Julian Jaynes, on s’aperçoit que ces voix sont en effet d’une puissance incomparable et imparable. Essayez de devenir pour un instant des bicaméraux. Repensez à ces héros de L’Iliade qui au bord de sombrer sous les coups de l’adversaire ou sous leur propre faiblesse sont sauvés par l’apparition d’un dieu ou d’une déesse qui leur disent à la fois ce qu’il faut faire et leur donne la force d’accomplir le prodige sans même qu’ils aient à y penser, sans même qu’ils aient donc à le vouloir et à le décider.

Réfléchissez à ce qui se passe quand vous écoutez et que vous comprenez quelqu’un qui vous parle. Dans un certain sens, nous devons devenir l’autre personne. Disons plutôt que nous lui laissons devenir une partie de nous-mêmes. […] Écouter est en fait ne sorte d’obéissance […]. Obéir vient du latin obedire qui est un composé de ob et audire, c’est-à-dire entendre en faisant face à quelqu’un […]. Le problème vient du contrôle de cette obéissance. Il s’effectue de deux manières. La première et la moins importante dépend simplement de la distance. […] La deuxième façon importante de contrôler l’autorité que les autres ont sur nous par la voix s’appuie sur l’opinion que nous en avons. […] Si vous désirez que quelqu’un vous contrôle par le langage, il vous suffit de l’élever dans votre échelle personnelle de valeurs.

Songez maintenant à ce qui se passe quand aucune de ces méthodes ne marche parce qu’il n’y a personne, pas de point de l’espace d’où vient la voix, que vous ne pouvez pas la maintenir à distance, qu’elle se trouve aussi proche de vous que ce que vous appelez « vous », quand sa présence échappe à toutes les limites quand aucune fuite n’est possible – fuyez, elle vous suit – une voix qui n’est pas arrêtée par les murs ou les distances que l’on ne peut diminuer en se bouchant les oreilles, ni les étouffer avec quoi que ce soit pas même ses propres cris, comme celui qui entend ces voix est désarmé4 !

Cette fois, je crois que vous avez compris et que vous vous reconnaissez, que vous nous reconnaissez enfin ! Il n’y a, entre ce portrait de l’homme bicaméral et nous, presque aucune différence. Nous passons notre vie à entendre des voix qui viennent de partout dans l’espace et nous ne savons pas comment elles nous parviennent. Elles envahissent nos cerveaux de la même manière que le faisaient les voix des chefs, des pères, des dieux. Non, ne protestez pas ! Il n’y a aucune différence. Absolument aucune. La seule, c’est sans doute leur nombre. Et encore. Ces voix en nous avaient la capacité de se multiplier lors même que les voix provenant du dehors devaient être moins nombreuses. En effet, aujourd’hui, les voix du dehors sont légions et celle du dedans, la nôtre, je veux dire celle de notre conscience, est supposée être unique.

Mais écoutez-vous donc ressasser vos histoires, écoutez-vous vous parler et constatez que même en vous, en nous, ces voix sont encore et toujours multiples. Écoutez-vous écouter la télévision ou la radio, attendre que vos portables sonnent, parler dedans, en oubliant que les voix que vous entendez sont transmises par des réseaux et des satellites qui ne sont précisément pas des points dans l’espace, en tout cas ni des points fixes, ni des points de l’espace terrestre à proprement parler et vous allez vous découvrir d’étranges parentés avec ces hommes bicaméraux qui furent nos ancêtres et dont la structure psychique continue sans doute de tramer ses réseaux en nous.

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En tout cas, ce que nous devons constater, c’est qu’aujourd’hui, la victoire de la conscience est une victoire à la Pyrrhus.

La conscience est une île à la dérive

La conscience pourtant ne cesse de se battre pour conserver ses prérogatives et donc interdire aux voix, aussi bien de surgir de son fonds inexploré ou obscurci, que de l’envahir de l’extérieur, sauf à ce qu’elles soient estampillées par de lointains sceaux et émises par de lointaines sources, toujours aussi magiquement actives, car de ces sources-là, elle a appris à s’en méfier à les contrôler.

L’histoire de la pensée occidentale n’est autre que le grand récit de cette conquête à jamais indécise de la conscience sur ces territoires qui lui sont coextensifs et qui intérieurs ou situés dans la réalité sont les projections, les métaphores ou les incarnations les uns des autres.

Mais qu’est donc la conscience devenue ?

Rien d’autre que ce qu’elle a été depuis toujours, une voix, une voix qui est à la fois composée d’une multiplicité de voix et qui se veut ou se prétend encore et toujours unique. Elle est en quelque sorte la voix qui dit ce qui a été décidé dans le tribunal intérieur de l’individu dont elle est à la fois le porte-parole et l’exécutrice testamentaire.

C’est précisément dans cet écart que Friedrich Nietzsche, à juste titre, a vu ce que l’on pourrait appeler la faiblesse originelle de la conscience.

Mais revenons, tout d’abord, au texte de Julian Jaynes. Le passage précédent se poursuivait ainsi :

L’explication de la volonté chez les hommes subjectifs conscients reste un problème fondamental pour lequel on n’a pas trouvé de réponse satisfaisante. Mais chez l’homme bicaméral, c’était ça, la volonté. On pourrait le dire autrement en disant que la volonté venait comme une voix sous la forme d’un ordre neurologique, dans lequel l’ordre et l’action n’étaient pas distincts, dans lequel entendre revenait à obéir5.

Et écoutons maintenant la version de l’histoire, très proche en effet de celle de Julian Jaynes, telle que Friedrich Nietzsche la racontait déjà dans La généalogie de la morale.

Élever un animal qui puisse promettre, n’est-ce pas là cette tâche paradoxale que la nature s’est donnée à propos de l’homme ? N’est-ce pas là le problème véritable de l’homme ? Que ce problème soit resté dans une large mesure, voilà qui ne laissera pas d’étonner celui qui sait bien quelle force s’y oppose : la force de l’oubli. […] Eh bien cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli représente une force, la condition d’une santé robuste, a fini par acquérir une faculté contraire, la mémoire à l’aide de laquelle dans des cas déterminés l’oubli est suspendu – à savoir dans les cas où il s’agit de promettre […] si bien qu’entre le « je veux », le « je ferai » initial et cette véritable décharge de la volonté qu’est l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses peut très bien s’intercaler sans rompre la longue chaîne de la volonté6.

Deux pages plus loin, la conscience entre en scène :

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On peut deviner à l’avance que le concept de « conscience » dont nous rencontrons ici la forme la plus haute, presque déconcertante, a déjà une longue histoire. […] Comment former dans l’animal homme une mémoire ? Comment imprimer quelque chose d’ineffaçable à cet entendement du moment présent à la fois étourdi et obtus, à cet oubli incarné ? […] On grave quelque chose au fer rouge pour le fixer dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire mal est conservé par la mémoire7.

La perspective nietzschéenne a été comprise et assimilée et elle se trouve sensiblement prolongée et transformée par les moyens techniques que l’homme a, depuis, inventés et dont il se sert, ou plutôt dont il laisse certains se servir, pour qu’ils l’asservissent plus encore.

Les inscriptions au fer rouge n’ont pas disparu, elles ont été remplacées, au quotidien, par des émissions permanentes de messages dont la double fonction est manifeste : plonger dans l’oubli ce qui n’est pas eux, tout en offrant à la mécanique mémorielle de prendre en charge à la fois ces messages et ce dont ils parlent.

Vous reconnaîtrez là la double fonction de l’information généralisée et son double anesthésiant, la publicité permanente, qui sont les formes que prennent dans notre monde les voix, celles qui sont émises de nulle part et de partout.

Que s’est-il passé ? La conscience, comme instance régulatrice, comme doublet à la fois concret et transcendantal du dieu, et donc comme voix, la conscience a été détrônée. De nouveaux dieux apparaissent, qui sont toujours des théophanies vocales et visuelles, mais qui fonctionnent d’une manière très archaïque.

Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit d’abord, de savoir non plus à quel saint nous nous vouons, mais quelle voix nous écoutons. Car la conscience qui est une voix, est aussi un dispositif d’écoute et d’enregistrement.

Ce qu’elle écoute ? Elle-même ! Ou disons ce qu’elle croit, non pas tant « être » elle-même, – il n’est pas certain qu’elle sache vraiment ce qu’elle est ou qui elle est – ni provenir d’elle, mais ce qu’elle croit lui être adressé et qui répondrait à ses attentes.

La conscience fonctionne donc vis-à-vis des voix extérieures, comme un filtre qui dévie ce qu’elle décrète implicitement ne pas la concerner, et le renvoie dans le monde des ombres. Elle n’accepte que ce qu’elle croit pouvoir ou devoir lui être adressé ou lui parler.

La conscience n’écoute et n’entend, ne comprend, ne peut recevoir, que des voix qui lui parlent.

Mais qui décrète que ces voix sont, à elle, adressées ? Elle prétend que c’est elle. Cette croyance en une intentionnalité supposée des messages à elle adressés, est la base du fonctionnement voire de l’existence même de la conscience.

La conscience est ce mécanisme de filtrage qui attribue un coefficient d’intentionnalité aux messages captés, mais aussi l’instance qui les trie en fonction de ce critère. Si elle filtre, c’est parce qu’en amont et en aval se tient, attentive à trier, la reconnaissance, cette fonction psychique assurant ou permettant de répondre au besoin primitif de sécurité auquel la conscience, elle aussi, est soumise.

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La conscience, nous l’associons à l’individu, nous la vivons et la pensons individuelle et quand nous l’envisageons collective, c’est toujours sur le mode d’une entité qui ressemble de près ou de loin à ce que nous connaissons de nous-mêmes ou du moins imaginons connaître.

Pour trier les données qu’elle accueille en son sein, un deuxième filtre est nécessaire. Il lui permet de choisir entre ce qu’elle connaît et ce qu’elle ne connaît pas. Elle va tendre à choisir ce qu’elle connaît parce qu’elle le reconnaît et à privilégier cela, source de grande satisfaction, plutôt que ce qu’elle ne connaît pas, source de trouble, d’inquiétude, voire d’angoisse.

L’acceptation de l’inconnu, du pas encore connu ou de ce qui n’est pas très bien connu, bref de ce qui est plus ou moins étranger, cette acceptation n’est possible que sur le fond d’une sorte de dilution de l’étrangeté.

Ceci s’opère au moyen de l’attribution, à ce qui est inconnu ou mal connu, d’un certain coefficient de reconnaissance. Ce qui est absolument inconnu ne peut être perçu par la conscience. Ce qui est étrange, étranger, ou angoissant, l’est en général après coup, au terme d’un processus complexe de translation d’un champ à un autre. Cette translation que l’on nomme métaphore constitue le ressort même de la pensée. La conscience se l’est appropriée sans trop de difficulté.

Cet écart et cette durée, tous deux variables, mais incompressibles, dessinent en quelque sorte l’espace propre de la conscience, le champ dans lequel elle peut tenir devant elle comme en elle, cette part d’étrangeté associée de toujours à ce qui n’est pas encore connu et ainsi l’observer, le mesurer et décider de le garder ou non.

Cette puissance de décision, mécanisme inhérent à la conscience, est, comme Friedrich Nietzsche l’a montré, le fruit d’un long apprentissage, mais il n’est pas certain qu’il concerne de manière précise les contenus de ces décisions, de ces choix.

Il faut nous arrêter ici et demander encore une fois : qui ou quoi décide donc, à la fois d’accepter ou de refuser ce qui va être reçu par la conscience, de ce qu’elle va ou non accepter comme message et du fait même de décider ou de choisir ? Qui ou quoi décide donc en nous, puisque pour l’instant en tout cas, la conscience est le dispositif par lequel un sujet est précisément sujet et se reconnaît comme tel ?

Comment ne pas voir dans ce jeu qui nous sert de miroir, se dessiner l’ombre du dieu ? Il est aujourd’hui possible de démontrer que ce dieu qui ne cesse de se manifester en s’absentant est le fruit d’un double processus : celui de l’instauration de la conscience comme dispositif général de régulation des passions et de la projection de cette puissance conquise contre les dispositifs archaïques, sur le ciel du grand dehors, afin de les rendre moins angoissants.

Surface incernable et miroir déformant, mais sans faille, le dieu signe son éloignement radical en même temps qu’il maintient une présence constante, mais couverte par le secret que la conscience s’impose puisqu’il la concerne.

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C’est au moment où l’on pose Dieu comme extériorité (et d’une certaine manière prétendre le connaître, c’est le projeter au dehors comme figure du dehors alors même, qu’il vient, comme on va le voir, du plus lointain dedans) qu’il devient le jouet de nos phantasmes et de nos élucubrations les plus complexes, les plus délirantes, et que l’on se découvre exactement incapable de le rejoindre, chaque pas effectué dans sa direction l’éloignant au moins d’autant.

Parler de Dieu, parler à Dieu, c’est inévitablement non pas le tuer, mais simplement continuer à obscurcir le territoire de ses manifestations et donc l’éloigner toujours un peu plus de nous.

En d’autres termes, le dieu n’est pas un double ou une projection de la conscience, mais le moyen par lequel la conscience a pu parvenir à se constituer comme telle en le repoussant dans le grand dehors ou en l’enfouissant dans un dedans inconnaissable. Ainsi a-t-elle cru parvenir à désamorcer la puissance négative des forces et des formes de l’étrangeté ou de l’altérité la plus radicale.

Mais ce qui se passe aujourd’hui, ce n’est pas que la conscience se serait tue, comme l’oracle de Delphes, en annonçant qu’elle n’avait plus rien à dire, c’est qu’elle est assaillie et envahie par de nouvelles voix. Et ces nouvelles voix, ces voix techniques, qui ont donc été inventées et sont produites par l’homme, par des hommes, arrivent à la conscience sous une forme telle qu’elles prennent la place de la voix intérieure et que venant du grand dehors, elles remettent en fonction l’écoute qui était celle de nos ancêtres bicaméraux pour lesquels la voix qui parle et ordonne et à laquelle on obéit pouvait ne pas leur sembler émise d’une position précise de l’espace.

Mots, images, virus : une nouvelle donne

Quels rapports entre Dieu, le dieu, les dieux, les voix et les virus ? Des rapports inédits. Enfin ce sont plutôt des rapports aussi anciens que ceux qui animent le psychisme bicaméral et qui survit chez les schizophrènes en particulier, mais surtout que des artistes qui n’ont pas peur des images ou des mots expérimentent et révèlent à travers leurs œuvres.

Il faut pour cela accepter de quitter les chemins balisés par lesquels nous voyageons le plus souvent dans les forêts de la création. Il nous faut donc accepter de considérer que la conscience est déjà dépassée comme dispositif et comme instance de régulation dans la mesure même où elle n’est plus en mesure de percevoir, ni ce qui arrive dans les choses, ni ce qui lui arrive à elle. Soldat borné, elle se contente de monter la garde, et de prêter l’oreille aux alarmes, sans s’être aperçue que les alarmes ont été débranchées et que par contre une infinité d’autres bruits, d’autres voix, ont envahi le monde et lui passent à travers à chaque instant. Elle les repousse comme sans importance, sans s’apercevoir que son économie qu’elle croit florissante est en fait réduite à presque rien par rapport à ce qu’elle nommerait une économie souterraine dont elle prétend qu’elle n’existe pas ou comme égale à

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quelques bruits marginaux ne dérangeant pas le grand concert qu’elle se donne à elle-même depuis tant de siècles.

En d’autres termes nous sommes tous devenus schizophrènes sans nous en apercevoir. Pas parce que nous avons peur de sombrer sous l’afflux des émissions de voix et d’images nous assaillant de l’intérieur, mais parce que nous croyons qu’il est d’une part nécessaire d’accueillir ces flux infinis d’images et de voix émis par tous les satellites du monde, et d’autre part nécessaire de nous en protéger et qu’il nous suffit pour cela de nous boucher les oreilles avec nos doigts.

Pourtant, dans le même temps, désorientée, notre conscience se referme sur elle-même, libérant en nous d’autres mécanismes psychiques qui se réveillent, et avec lesquels nous essayons de nous orienter dans un monde dont la réalité ne ressemble plus aux cartes que nous connaissions.

En 1959, Brion Gysin a déclaré que l’écriture avait cinquante ans de retard sur la peinture et a appliqué à celle-ci la technique du montage. […] Il est un fait que le montage est beaucoup plus proche des faits de la perception, la perception urbaine en tout cas, que la peinture figurative. […] L’écriture est encore confinée dans la camisole de force de la représentation séquentielle du roman, forme aussi arbitraire que le sonnet et aussi éloignée des données réelles de la perception et de la conscience humaine que cette forme poétique du quinzième siècle. La conscience est un cut-up ; la vie est un cut-up. Chaque fois que vous marchez dans la rue ou que vous regardez par la fenêtre, votre flux de conscience est coupé par des facteurs aléatoires8.

Dans un autre essai, antérieur, il écrivait déjà : Une autre source de matériaux pour l’écrivain est constituée par les voix qu’il entend tout le temps, qu’il le sache ou non. Il peut penser qu’il entend ses propres mots. Si le magnétophone capte des voix, vous en faites autant. Un magnétophone n’est que le modèle d’une fonction du système nerveux de l’homme. Considérez les voix comme une source de matériau […] j’ai parlé de la ressemblance stylistique entre les voix de Raudive et certaines phrases entendues dans les rêves. Le processus onirique se poursuit tout le temps, mais n’est pas ordinairement perceptible quand vous êtes éveillé, à cause de l’énergie sensorielle et de la nécessité de se projeter dans un contexte apparemment objectif. Les voix oniriques qui peuvent bien avoir les mêmes origines que les voix de Raudive a enregistrées, peuvent être contactées à n’importe quel moment. Il est simplement nécessaire de me défaire des mécanismes de défense. La meilleure écriture est atteinte dans un état de perte d’ego. L’ego de l’écrivain, défensif et limité, ses « propres mots », ce sont là ses sources les moins intéressantes. La tâche qu’on peut s’assigner est de rassembler une page ou deux ou autant que vous voulez qui ne contiennent aucun mot qui vous soit propre9.

Nous en sommes encore là ! Embarqués par un monde qui crée de l’hallucination plus vite que défilent nos rêves, nous sommes confrontés à une situation nouvelle en effet comparable à celle de nos ancêtres bicaméraux, à ceci près que nous devons agir, malgré tout, en fonction de notre conscience dont nous n’arrivons pas à nous défaire puisque pour beaucoup d’entre nous elle est porteuse encore de la voix qui oriente et qui guide et que donc elle est notre dieu. Mais, comme nous le constatons chaque jour un peu plus, ses conseils sont limités et peu efficaces, voire même proprement désastreux.

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Si de dieu, on peut penser qu’il n’y a plus, on trouve à la place, assaillant la conscience, cette infinité de voix porteuses de messages dont nous sommes, comme humanité, les émetteurs, mais dont le sens est pour le moins brouillé ou en tout cas obscurci à la fois par le climat général d’hallucination dans lequel nous vivons et par l’impuissance de la conscience à les déchiffrer.

Si nous voulons mieux comprendre ce que ne cesse de nous imposer ces voix qui hantent nos rêves ou celles qui sont émises par les tenants de la marchandise ou de l’ordre politique, il faudrait plutôt recourir au cut-up, car ce qui nous est dit là ne relève pas de la logique des propositions à laquelle la conscience est soumise, mais bien plutôt de celle, délirante, de montages hallucinogènes et hallucinatoires.

Les images et les mots, de porteurs de sens sont devenus des virus. Ou plus exactement ils fonctionnent comme des virus. William Burroughs, encore lui, a pu écrire dans un texte intitulé Révolution électronique ceci :

J’ai souvent comparé le mot et l’image à un virus, ou à l’action virale, et cette comparaison n’a rien d’allégorique. Il apparaîtra que dans les langues syllabiques occidentales, les distorsions constituent de véritables mécanismes viraux. Le EST posant l’identité constitue un mécanisme viral. Si la visée peut se déduire de l’action, un virus consiste à SURVIVRE. Survivre aux dépens de l’hôte envahi. Être animal, être corps. Être corps animal que le virus peut envahir. Être des animaux, être des corps. Être davantage de corps animaux afin que le virus puisse passer d’un corps à l’autre. Rester présent en tant que corps animal. Rester absent en tant qu’anticorps ou que résistance à l’invasion du corps.

Le LE catégorique constitue également un mécanisme viral qui vous coince dans l’univers viral. La locution SOIT/SOIT (OU/OU) constitue une autre formule virale. C’est toujours soit vous soit le virus. SOIT/SOIT… OU/OU : telle est en fait la formule conflictuelle qui constitue l’archétype du mécanisme viral10.

Un virus se déploie en fonction de phénomènes d’amplification, de réplication, et de multiplication. Cela laisserait entendre que, s’il y a un sens, dans l’infinité de ces messages, il se trouve plutôt dans leur fonctionnement même que dans leur apparente si visible et si lisible signification. Ce n’est pas ce que les voix disent qui importe, ni ce que ceux qui les contrôlent veulent leur faire dire et nous faire comprendre, mais ce que nous pouvons entendre lorsque nous les écoutons munis d’une oreille « déconscientisée », d’une oreille qui n’a peur ni de la schize, ni de l’apparente extraterritorialité des voix, ni des fantômes qui hantent les rêves, ni des monstres que la raison engendre.

Cette oreille a reconnu en ces hallucinations auditives et visuelles qui nous environnent les dieux d’avant, Dieu et les dieux. L’intensité même des troubles qui nous saisissent devant l’impuissance de notre dieu, de notre conscience, à nous aider aujourd’hui pour nous orienter dans le monde, ressemble sans aucun doute à celle qui saisissait l’individu ou le groupe quand, ne sachant pas ou ne sachant plus qui il était ni où il se trouvait, devait apprendre à s’orienter dans un monde angoissant d’être traversé par tant de flux incontrôlables.

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Dans nos mégapoles, nous avons recréé quelque chose qui se rapproche des conditions de la perception qui pouvait exister dans le monde des voix. Nous avons appris à cloner mots et images et sommes en train de découvrir et de « comprendre » que, depuis toujours, ils étaient et fonctionnaient comme des clones ou des virus.

Schreber et les voix

Inutile de protester. Nous sommes tous des Présidents en puissance ! Que dis-je ? En acte ! Personne mieux que Schreber n’a décrit la situation psychique qui est la nôtre. Nous ne cessons d en entendre – radio, télé, films, téléphones, et toutes ces ondes qui traversent les airs et qui nous traversent sans que nous en percevions avec précision les messages, mais qui ne nous en affectent pas moins pour autant SONT des voix. Et de plus elles ne cessent de nous délivrer des messages que nous ne prenons pas la peine de déchiffrer, mais qui ne cessent d’interférer avec nos décisions.

Sans ces voix, aujourd’hui nous ne serions rien. En fait nous n’existerions pas. Nous n’existons pas sans elles. Et l’expérience de Schreber, pour douloureuse qu’elle ait pu être, regardée à la loupe comme il nous autorise à le faire en lisant ses Mémoires, devient une source d’enseignements précieux sur notre situation actuelle.

Les voix restent pour nous le plus souvent non perçues en tant que voix. Nous sommes sourds à elles comme étant des voix. Nous ne prêtons attention qu’aux messages qu’elles délivrent et nous perdons en des jeux herméneutiques infinis, mais qui ratent leur objectif puisqu’ils n’ont pas reconnu que ce qu’ils analysent sont des voix et pas des propositions rationnelles émises par des opérateurs humains raisonnables.

Quant aux réponses que nous pourrions apporter à ceux qui entendent user de ces voix pour nous contraindre à leur obéir en nous interdisant de reconnaître les voix pour ce qu’elles sont, à savoir justement des voix, elles ne nous viennent pas. Nous sommes en quelque sorte impuissants à la fois à reconnaître les voix et à comprendre d’où elles peuvent provenir et qui est susceptible de s’en servir contre nous.

Nous subissons une situation qui nous est défavorable, comme Schreber. Nous en sommes en partie conscients, mais nous ne pouvons guère faire autre chose pour nous y opposer que de protester, comme Schreber, de notre bonne foi. Quoi, vous ne nous croyez pas raisonnables quand nous envisageons que les messages que nous recevons puissent être, pour certains, émis par des voix ?

Schreber, lui, porte le glaive au cœur de la croyance, de nos croyances, du phénomène qu’est la croyance. Il est plongé « eyes wid open » au cœur du fonctionnement cérébral qu’il nous décrit en détail tel qu’il le voit et le vit, c’est-à-dire à la croisée de nombreuses interférences. Ces interférences, il nous faut comprendre pour ce qu’elles sont, des brouillages sur la ligne de téléphone qui le

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relie à dieu, et pas seulement les interpréter comme des déficiences mentales et psychologiques liées au fonctionnement de son inconscient ou au dysfonctionnement de sa conscience.

Il nous faut lui rendre hommage pour ce qu’il a fait, pour avoir combattu au cœur du délire, contre dieu en sachant que son meilleur soutien était dieu, un dieu qui pourtant au vu des circonstances était empêché de reconnaître que lui, Schreber, travaillait en quelque sorte pour lui, dieu.

La note de la page 64-65 des Mémoires, un addendum de 1902, est importante. Les développements ci-dessus pourraient paraître quelque peu obscurs dans la mesure où l’on pourrait comprendre à tort que l’ordre de l’univers, à savoir quelque chose d’impersonnel, s’imposerait à dieu, serait plus puissant que dieu ou même imposerait sa loi à dieu lui-même. L’ordre de l’univers, c’est la relation légitime, intrinsèque à l’essence et aux attributs de dieu, qui existe entre dieu et la créature appelée à la vie par lui. Dieu ne peut déroger à ses attributs et à ses pouvoirs en fonction de considérations tenant à l’humanité ou à un individu entré avec lui – c’est mon cas – dans des relations spéciales. Dans la mesure où dieu, dont la puissance de rayons est créatrice et constructive de par sa nature, a tenté contre moi, dans des circonstances exorbitantes, une politique uniquement préoccupée de la destruction de mon intégrité corporelle et spirituelle, il s’est mis en contradiction avec lui-même. Cette politique ne pouvait occasionner que des atteintes temporaires, elle ne pouvait entraîner des conséquences durables, ou encore pour me servir ici d’un oxymoron, dans le combat de dieu contre moi, c’est dieu lui-même que j’ai eu à mes côtés, puisqu’on peut dire que j’ai été en situation de porter ses propres attributs et d’être investi de ses propres pouvoirs, armes qui furent celles, effectives de ma défense personnelle.

Dieu n’est pas chacun de nous, mais bien en chacun de nous comme la force permettant de s’orienter, le pôle d’attraction, le pôle magnétique à partir duquel les deux plans de l’existence, nos deux cerveaux sans doute, peuvent se mettre à entrer en correspondance.

C’est la qualité de la relation entre ces pôles, entre ces forces complémentaires et antagonistes, entre ces deux dieux qui se partagent le monde du dieu et qui vivent nous, qui constitue le but à atteindre. Un but implicite et en quelque sorte immanent, mais qui se trouve dans certaines circonstances comme détruit avant d’avoir pu être reconnu.

Ces dieux, nous habitons aussi avec eux, à l’intérieur du dieu ou plutôt enveloppés par le dieu dont ils sont des manifestations, au même titre que nous. Nous devons donc nous accorder avec ces forces non pas en fonction de la « forme sujet » qui préexisterait à tout cela ou serait comme la formule divine qui aurait été offerte en cadeau à l’homme comme sa nature ou son essence mêmes, mais à partir des forces existantes et qui sont actives entre dieu, l’unité possible d’un corps pensant et les dieux, des champs de forces polarisés, entre dieu et l’homme, entre dieu et le monde. Kafka notait dans son journal cette phrase sibylline : « Dans le combat entre toi et le monde, seconde le monde. » (Journal, 8 décembre 1917.)

C’est de là que vient cette complexité qui conduit à se demander en permanence si dieu et les dieux sont extérieurs à nous, ou s’ils vivent en nous. Or ils vivent en

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nous et de nous comme nous vivons d’eux et en eux. Mais en fait, il faudrait dire : entre eux. Car ce qui est le plus lointain a la faculté de devenir le plus proche, le plus intime. Et ce qui est en nous le plus intime peut s’éloigner de manière quasi irréversible. Et nous ne sommes comme sujet possible que la résultante instable continuellement disjointe de ces mouvements de « fort und da » psychique des dieux en nous.

L’enjeu autour des hallucinations est là, dans ce déplacement qui ne peut se faire sans qu’il y ait en quelque sorte une rupture, une sorte de décalage à la fois perceptuel et conceptuel, bref un saut ou si l’on veut une discontinuité flagrante.

Dieu est là en permanence, comme nous sommes en lui, mais sa relation avec les hommes est faite de cette diastole-systole complexe, de proximité et de distance, de manifestations perceptibles et de manifestations de retrait, d’interventions contradictoires, s’opposant à la raison, mais réellement efficaces jusques et y compris dans la violence qu’elles entraînent vis-à-vis des hommes, la violence la plus insoutenable étant celle qui est générée par les intermittences incompréhensibles qui conduisent des forces congruentes à devenir des forces opposées.

L’effort de la pensée est de tenir au cœur du discontinu. Le sujet n’est pas une forme donnée a priori, ni ce sans quoi être et conscience n’existeraient pas, c’est une formule particulière d’équilibre supposé bon et juste dans le jeu réglé de forces autonomes et ne sachant pas elles-mêmes ce qu’elles sont. C’est la capacité de jouer au jeu du cut-up et du shut-up sans se perdre ni dans l’un ni dans l’autre. Sans espérer non plus devoir se trouver.

Nous sommes au seuil du monde des croyances qui animent la raison, en ce point où elle doit à la fois résister, pour ne pas sombrer, mais accepter que des lois existent qui l’englobent et la dépassent.

La puissance de Schreber, c’est d’avoir su tenir ces deux cordes qui le tirent de chaque côté, comme un homme qu’on écartèle, le déchirent et de ne pas avoir cédé ou de ne pas avoir été vaincu. Il a en quelque sorte montré que la tâche de l’homme consiste en ceci, tenir face à ce que dieu impose comme tâche aux hommes, tenir ensemble, connectés à travers lui, et parfois contre lui, les pôles magnétiques et les plans qui ont nom Ariman et Ormuzd, cerveau droit et cerveau gauche, injonction à la survie et respect de l’ordre implicite de l’univers, et permettre que dans leur écart réglé se tiennent ensemble à la fois l’homme et le monde en tant qu’ils s’inventent réciproquement.

Je laisserai la parole, pour clore ces réflexions à un de ces grands inspirés qui illumine de sa prose incandescente la nuit cérébrale du monde double dans lequel, sans fin, nous errons.

Mais surtout je mettais entre eux, bien plus que leurs distances kilométriques, la distance qu’il y avait entre les deux parties de mon cerveau où je pensais à eux, une de ces distances dans l’esprit qui ne font pas qu’éloigner, qui séparent et mettent dans un autre plan. Et cette démarcation était rendue plus absolue encore parce que cette habitude que

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nous avions de n’aller jamais vers les deux côtés un même jour, dans une seule promenade, mais une fois du côté de Méséglise, une fois du côté de Guermantes, les enfermait pour ainsi dire loin l’un de l’autre, inconnaissables l’un à l’autre, dans les vases clos et sans communication entre eux, d’après-midi différents11.

Bonne fin d’après-midi.

⁂ NOTES

1. Bill Viola, « Le son d’une ligne de balayage », Chimère 11, printemps 1991. 2. William Burroughs, Essais, II, La coïncidence, p. 425-426. 3. Op. cit., p. 427. 4. Op. cit., p. 117-119. 5. Op. cit., p. 119. 6. La Généalogie de la morale, deuxième dissertation, 1, p. 251-252. 7. Op. cit., p. 254. 8. Essais, I, Le Dernier Potlatch, p. 140-141. 9. Essais, I, Ça appartient aux concombres, au sujet des voix enregistrées par Raudive, p. 113-114. 10. William Burroughs, Révolution électronique, p. 45. 11. Proust, La Recherche du temps perdu, du côté de chez Swann, Combray II, Gallimard, coll. Quarto, p. 114.

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Table des matières

Avant-propos ............................................................................................................................7  

JEAN ALLOUCH. Introduction. Un dire atopique : Daniel Paul Schreber.................................9  

VIANNEY PIVETEAU. Remarques sur la traduction des Denkwürdigkeiten (Seuil, 1975).....11  

ÉMILIE BERREBI. De l’exception à l’impossible maternité......................................................21  

LAURENT LEMOINE. « Cercle vertueux », « admirable échange » ou « nœud borroméen »......39  

JEAN-LUC COUDRAY. Schreber et la mystique......................................................................47  

JOËLLE OURY. Un nom de père peut-il se changer en bombe ? À propos de Daniel H. ..........57  

GUY CASADAMONT. De Gaston à Daniel H. : une Transfiguration antécède une Révélation...............................................................................................................................................73  

CECILE IMBERT. Mais que diable veut Dieu ? ......................................................................89  

POLA MEJIA REISS. Des coïncidences inattendues ............................................................... 115  

JEAN-LOUIS POITEVIN. De quoi parle-t-on quand on parle de dieu ?................................ 123