Eseu Franta

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    LES DEGRS DE LECTURE DU PETIT PRINCE DANTOINE DE SAINT EXUPRY

    Lector drd. Alexandru LUCA Universitatea Petru Maior, Tg.Mure

    Rsum

    Le Petit Prince est-il un livre pour enfants ? Personnellement jai toujours t tonn du faible cho que le livre a dans lesprit des jeunes lecteurs. Des fragments du livre se trouvent parpills dans les manuels de classe, il y a mme une dition sortie lintention des enfants du primaire et du collge. Tout ce que les jeunes lecteurs peuvent retenir ce sont les leons de morale que le rcit peut leur fournir : la leon des baobabs, du roi, du marchand des pilules perfectionnes contre la soif ou de lallumeur de rverbres. Cependant, ce quil y a de profond, la mditation voile de lauteur sur le sort du monde leur chappe. Les jeunes lecteurs ont du mal saisir le sens dune formule telle : On ne voit bien quavec le cur. Lessentiel est invisible pour les yeux .

    Par contre, les grandes personnes comprennent assez vite que le Petit Prince est marqu dun lourd pessimisme, cart de temps autre par un sourire, un climat de tendresse, par un jaillissement vers la vie. Lpilogue du livre se rsume, en fait, labsence de la courroie de cuir, cette dernire distraction. Et Le Petit Prince aura introduit une menace mortelle sur sa plante. Sa rose est menace.

    La grande leon de morale destine aux grandes personnes est que nous introduisons sottement un mouton sur notre plante, nous ignorons ce qui saurait le rendre inoffensif. Ainsi va-t-il des humanismes et des dmocraties. Le Petit Prince est-il un livre pour enfant ou pour les grandes personnes ? Cest aussi bien un conte quun mythe. Deux degrs de lecture. A chacun de choisir ce qui lui convient le mieux.

    Comment pourrait-on expliquer limmense russite et le succs qui stend lchelle plantaire de Petit Prince : 6 millions dexemplaires vendus en France et 25 millions dans le monde ? Car cest le livre le plus dit et achet aprs la Bible et dont la renomme stend jusque sur les billets de banque. Le livre est traduit en plus de 102 langues. Pourtant cest tonnant que le Petit Prince soit une uvre ignore de la critique dite srieuse car, peut-tre un livre pour enfants nest-il pas digne dintrt. Ce manque dintrt vient sajouter un effet de maldiction dont semble souffrir. A. de Saint Exupry, celui de ntre point pris au srieux par nombre de critiques et mme den tre souvent mal ou trs mal vu. Cela pourrait tre le reflet dune sorte de jalousie devant le succs que lon sait du Petit Prince publi en 1943 en pleine guerre : Comment peut-on crire aussi lgrement, avec tant de recul en plein dsastre plantaire ?

    Le livre est attaqu pour des motifs opposs et les plus contradictoires :

    Il tait une fois deux de mes meilleurs amis. Ils se marirent. Lun et lautre. Ils furent heureux et eurent un enfant. Un garon qui

    devient trs vite un blondinet avec un pi sur larrire du crne. Bourr de mots denfants jusqu la gueule : Dis monsieur, pourquoi ceci,

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    pourquoi cela ? Adorable. Epuisant. Une plaie. Il ne lui manquait plus

    que le cache-nez flottant lhorizontale. On a dj devin, ses parents lappelaient le petit prince. Jespaais mes visites. Le blondinet allait frquenter les scouts, il prendrait Pguy pour Barrs et Schweitzer pour un philosophe, affirme J.L. Bary. Et de continuer : Luvre de Saint-

    Exupry prte un plan complaisant ladministration abusive ; elle la sollicite. 1

    Les uns lui reprochent particulirement sa mivrerie Il y a de la fadeur dans cette gentillesse, de la complaisance dans cet attendrissement, toute une posie qui trane sa facilit , les autres au contraire sa gravit tragique :

    Le Petit Prince semble suggrer que cest uniquement dans la fuite ; dans la disparition et dans la mort quon peut chapper

    limpuret et laveuglement. Le Petit Prince fascine par son pouvoir

    trange de faire descendre pour quelques instants labsolu sur terre. Mais de ce sort de ceux qui avaient trop cout les accents de la flte enchanteresse du petit musicien de Brme.2

    Ce texte nest pas un jeu, il est grave en ce sens quil ne propose dautre chappe que le monde intrieur ou le retour un temps jamais perdu ; il est mme dsesprant dans la mesure o nul contre-univers nest offert ici, qui corrigerait (srieusement ou drlement) les manques et les excs de la terre.

    De lastrode B612 ne peut donc venir aucune leon. Le rve de ce petit prince, cest de faire peut-tre de la terre entire, un lieu

    utopique, cest-dire par opposition ce qui existe un lieu ou le bonheur serait possible. Mais lenfant visite la terre et revient au dsert.

    Est-ce dire que les conditions de ce bonheur ou de cette lvation spirituelle soient le dsert, le silence et finalement la mort ?Lessentiel nous parat bien tre dans ce voyage avort du petit prince , dans ce retour au dsert, o sans doute pour Saint-Exupry peut le mieux

    saffirmer la grandeur de lhomme, mais o la transformation se fait au

    1 J., L., Bory, in Saint Exupry en procs, Belfond, Paris, 1967, p. 152-153

    2 P. Vandrome, in Saint Exupry en procs, Belfond, 1967, p. 115

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    prix du dpouillement , de lascse, et , pourquoi pas, du refus de la

    vie .3

    Ainsi se contourent deux ides acceptes comme dune faon unanime : Le Petit Prince reste considr comme un conte pour les enfants parce quil met en scne un enfant, un

    petit prince. En mme temps le Petit Prince est un petit conte philosophique destin aux grandes personnes , tels que lenfant aimait nommer les adultes quil avait rencontrs lors

    de son voyage initiatique. Le premier degr de lecture serait donc celui dun conte pour enfants.

    La question souleve par la notion de conte nest pas gratuite ou purement acadmique parce que, sinterroger sur le genre revient sinterroger sur la nature profonde dune uvre

    et sur ce qui fait la spcificit de la littrature, sa lgitimit aussi, puisque celle-ci tout en utilisant le mme matriel linguistique se distingue prcisment du langage familier et

    utilitaire par un usage particulier et artistique de la langue du quotidien et puisque le genre tudie cette distorsion.

    On connat bien le got prononc que Saint Exupry manifestait pour le conte : il aimait distraire ses amis soit par des tours de magie avec des cartes, soit en leur contant de belles histoires. Aprs Pilote de guerre son diteur lui commande un conte de Nol. Il semblerait davoir renou avec ce plaisir si profondment ancr en lui ; cest une vidence

    quon pourrait mettre en cause ; est-ce pour autant un conte de fes, ou, au contraire, est-ce ml -sans peut-tre le vouloir et malgr lui- dautres formes littraires : lesquelles et ds lors

    quelle signification cela a-t-il ?

    Le Petit Prince est-il un conte ? Jaurais aim commencer cette histoire la faon des contes de fes. Jaurais aim

    dire : Il tait une fois un petit prince qui habitait une plante peine plus grande que lui, et qui

    avait besoin dun ami 4 affirme le narrateur du Petit Prince. Mais il ne le fait pas et en remarque limpossibilit !

    Un critique comme Propp, en dcomposant la structure de chaque conte en 31 fonctions regroupe ensuite ces 31 fonctions en squences, cest- dire en ensembles de fonctions qui forment un pisode autonome dans lintrigue, et parvient ainsi la trame de tout conte de fes ; cela donne une organisation morphologique du rcit constitue dune suite

    syntagmatique de 31 fonctions regroupes en squences : la situation initiale prpare

    3 M-A Barbris, Le Petit Prince de Saint Exupry, Paris, Larousse, 1976, p.15

    4 A. de Saint Exupry, Le Petit Prince, in uvres Compltes, Gallimard, Paris, 1999, tome II, p. 246

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    lavnement dun ou de plusieurs malheurs qui aboutissent au nud quest le mfait

    dclenchant alors le dynamisme du rcit, savoir la qute conscutive un manque et une suite dpreuves avec laide dauxiliaires (tre vivant ou objet magique) -il sagit l de llment favori du conte qui se rpte et en voit la punition des mchants et la transfiguration du hros. Il est noter que le conte prsente une fin heureuse et se termine toujours bien.

    Les personnages du conte se dfinissent essentiellement par rapport laction et nont pas de motivations en tant que sujet ; ils nont pas de psychologie, ce sont des rles plus que des personnes. Nous ne savons quasiment rien du petit prince : aucune description de lui ne nous est dailleurs donne par le narrateur-tout au plus disposons nous dun portrait. Le petit prince na pas de nom ni de prnom. Nous pouvons tout au moins dduire du qualificatif que cest un petit prince, autant que cest un prince sans grande importance, qui rgne sur une plante ses dimensions a ne fait pas de moi un bien grand prince .5 Il y a dans le Petit Prince, une absence dintrigue et de trame narrative. Ainsi le Petit Prince nest-il pas un conte

    tant quon le dfinit comme une qute. Il sagit l dun point capital : nous ne savons pas pourquoi le petit prince est parti ni la recherche de quoi il est parti-mais le sait-il seulement

    lui-mme ? Il commena donc par les visiter pour y chercher une occupation .6 Cest une histoire sans histoire : les pisodes se succdent les uns aux autres et pourraient tre interchangeables. Ainsi de la visite des sept plantes seule une gradation donne limpression que lon progresse alors quen fait il y a toujours la mme rptition (souligne par lemploi de limparfait), comme les jours de la semaine :

    -chapitre X : Le premier (astrode) tait habit par un roi . Les grandes personnes sont bien tranges se dit le petit prince . -chapitre XI : La seconde plante tait habite par un vaniteux . Les grandes personnes sont dcidment bien bizarres se dit il simplement en lui-

    mme .

    -chapitre XII : La plante suivante tait habite par un buveur . Les grandes personnes trs bizarres se disait-il en lui-mme.

    -chapitre XIII- La quatrime plante tait celle du businessman . Les grandes personnes sont dcidment tout fait extraordinaires se disait-il

    simplement en lui-mme 7 et ainsi de suite.

    5 A. de Saint Exupry, Le Petit Prince, in uvres Compltes, Gallimard, Paris, 1999, tome II, p. 292

    6 A. de Saint Exupry , op. , cit., p ., 286

    7 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,258

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    Selon le schma du conte typique la performance du hros -cest--dire laffrontement

    entre le Sujet et lOpposant devrait tre le noyau irrductible du rcit. La performance du Sujet permet en effet de renverser la situation et grce elle, il se passe quelque chose : la situation nest pas la mme au dbut et la fin du rcit. Mais prcisment, il ny a pas dopposant dans le Petit Prince : le petit prince naffronte personne.

    Contrairement un conte, o il y a une hirarchie, il ny a pas ici de progression linaire mais une simple rptition de type circulaire-plus proche du mythe que du conte.

    Le Petit Prince saffranchit donc de la logique narrative mais sa structure est en miroir. Si lon tient compte du fait que le conte est ax sur un individu, que cest le parcours dun sujet unique, Le Petit Prince est un conte. Mais si lon se rappelle que le mythe concerne plutt lespce humaine dans son ensemble et pose de ce fait les grandes questions existentielles et universelles, Le Petit Prince relve du mythe.

    Le conte concerne un individu, le mythe met en jeu lquilibre cosmique. Si le conte est ax sur un individu particulier, cest aussi par rapport un cadre social bien prcis : le hros est toujours en qute de valeurs collectives. Et le Petit Prince rpond bien ce critre. Lune des leons que le renard dlivre est la suivante : Tu deviens responsable pour toujours de ce que tu as apprivois. Tu es responsable de ta rose .

    Le voyage du petit prince dont on ne comprenait pas le sens auparavant-acquiert alors une cohrence : il sagit de retourner auprs de la rose quil avait quitte et qui

    reprsente en quelque sorte la princesse captive du conte de fes classique :

    Ainsi le petit prince, malgr la bonne volont de son amour, avait vite dout delle. Il avait pris au srieux des mots sans importance, et il est devenu trs malheureux. Jaurais d ne pas lcouter, me confiait-il un jour, il ne faut jamais couter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. La mienne embaumait ma plante, mais je ne savais pas men rjouir. Cette histoire de griffes, qui mavait tellement agac, et d mattendrir.8

    Il me confia encore :

    Je nai alors rien su comprendre ! Jaurais d la juger sur les actes et non sur les mots. Elle membaumait et mclairait ? Je naurais

    jamais d menfuir ! Jaurais d deviner sa tendresse derrire ses

    8 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,259

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    pauvres ruses. Les fleurs sont si contradictoires ! Mais jtais trop jeune pour savoir laimer.9

    Le conte est cens atteindre un point dquilibre que le Petit Prince natteint pas. Cest en ce sens quil faut comprendre la rgle qui veut quun conte se termine toujours bien : il serait videmment naf dimaginer que cela conduit un dnouement forcment joyeux ; cela signifie en fait quil sagit dune forme close au terme de laquelle seffectue finalement un

    retour lquilibre. Cest aussi en ce sens quil faut rsoudre le problme de la moralit suppose des contes ; contrairement au mythe, le conte nest pas proprement parler moral ; il connait juste un retour lquilibre dans un monde ordonn. Mais le Petit Prince ne sachve pas et le dernier chapitre noffre nullement ce retour lquilibre et lordre :

    Regardez le ciel. Demandez-vous : le mouton oui ou non a-t-il mang la fleur ? Et vous verrez comme tout changeEt aucune grande personne ne comprendra jamais que a a tellement dimportance 10 bien plus, la dernire phrase, au lieu de clore le rcit, opre une ouverture : Ne me laissez pas tellement triste : crivez-moi vite quil est revenu .11 Et cela

    marque bien que lhistoire nest pas termine, elle pourrait se poursuivre, elle pourrait scrire encore. Il y a donc une fin ouverte qui rapproche le Petit Prince du roman. Le livre sachve ainsi dune manire incertaine et on est loin du schma de retour lquilibre, lindtermination, linquitude et langoisse triomphent.

    On pourrait donc dire que Le Petit Prince nest pas un conte si lon applique les critres danalyse qui oprent sur le conte classique .Donc, le livre est plus quun conte, il se approche aussi du mythe et ce serait le deuxime degr de lecture du petit roman philosophique ; Tout dabord , du point de vue thmatique , parce quil traite des grandes questions existentielles ; puis parce quil prend des dimensions cosmiques ; et enfin, parce quil baigne dans une atmosphre indfinissable et indtermine, inquitante et angoissante,

    qui cherche le sacr-sans parvenir latteindre.

    Contrairement au conte qui traite du destin dun individu, le mythe traite du destin de lhumanit : le hros du conte-comme cest le cas du petit prince -na pas de nom, parce quil est banal et afin que chacun puisse sy identifier ; le hros du mythe au contraire est clairement dfini , cest un tre singulier et hors du commun qui porte sur ses paules lavenir et les problmes de lhumanit : Et jai vu un petit bonhomme tout fait

    9 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,259

    10 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,319

    11 de Saint Exupry , op. , cit., p .,319

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    extraordinaire qui me considrait gravement . 12Certes le petit prince na pas de nom, mais sa

    prsence relve du surnaturel et est en soi mme miraculeuse : Je regardais donc cette apparition avec des yeux ronds dtonnement .13 Le hros du conte de fes remporte une victoire microscopique et familire, tandis que le hros mythique remporte un triomphe lchelle de lunivers ; il rapporte de son aventure un message la porte gnrale qui

    sadresse au monde entier. Telle est la diffrence essentielle entre conte et mythe. Le Petit Prince se rattache au conte par son ct microscopique et au mythe par les grandes leons

    quil dlivre Et aucune grande personne ne comprendra jamais que a a tellement dimportance (fin du dernier chapitre).

    Le Petit Prince pose les grands problmes de lexistence, mais comme le mythe, il va plus loin encore :

    Le mythe est une histoire sacre, qui se droule dans un temps

    primordial, avec des personnages donns comme rels, mais surnaturels : cette histoire raconte comment une ralit totale ou

    partielle est venue lexistence ; cest donc toujours le rcit dune gense qui montre par quelle voie lirruption du sacr fonde le monde. La fonction du mythe est de rvler les modles exemplaires de tous les rites et de toutes les activits humaines significatives.14

    Le srieux du Petit Prince, le fait quil ne sourit jamais (il rit une seule fois, vers la fin quand il prend adieu de laviateur) rvle de lpoque o le livre est crit ; Le monde tait un immense brasier et on peut dire que, tout jeune encore, le Petit Prince est entr dans la guerre. Nest-ce pas l le sens du destin qui ouvre le conte, et reprsente un serpent boa qui avale un fauve ? De ce second dessin, reprsentant un lphant digr par le mme boa ? Et la fin, lorsque le serpent vient chercher le petit prince nest-il pas rvlateur ? Si Antoine avait six

    ans lorsquil limagina, il en aura quarante-deux lorsquil le reprendra pour nous alerter sur ce scandale de civilisations vivantes absorbes par le monstre froid du nazisme. De la gravit des

    problmes poss par le livre on peut dduire quil nest pas conu par un adulte qui sdresse la jeunesse et prtend lintroduire la connaissance du monde. Mais il nest pas visant leur restituer une certaine fracheur du regard .Il confond ces deux entreprises et les dpasse en un rcit qui stablit sur un autre registre et fonde un type dcriture qui na pas dtiquette dans

    lhistoire littraire.

    12 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,238

    13 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,238

    14 M., Eliade, Aspects du mythe , Gallimard , Paris, 1988, p.36

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    Un art de vivre est mis en place dans le livre, des valeurs proposes, des rencontres

    ironiquement apprcies. Un trait relie pourtant les anecdotes qui alimentent ces rubriques : la permanence de la pense qui les conduit. Un art de vivre ? Le comportement du Petit Prince est nourri dexigence : Sil vous plat, dessine-moi un mouton ! 15 Cest sa premire parole. Il questionne ; la question importe plus que la rponse. Il marche ; la marche est plus

    prcieuse que le but atteint. Il dsire, le dsir est plus riche que lobjet du dsir. Des valeurs ? Toutes accordent un privilge au luxe des relations humaines, la secrte richesse des tres,

    au regroupement du monde dans la lumire unique dun regard, au respect d cette lumire, cette richesse, la gnrosit des liens. La pense est rigoureusement cohrente, mais se nuance de sensibilit.

    La grande personne, loccasion, peut se montrer sage, lenfant tourdi. Si le narrateur instruit le lecteur, sil est frquemment instruit par lenfant, lenfant nest pas source de toute sagesse, le renard saura len convaincre. Une pyramide slve ainsi qui trouve son sommet

    dans lenseignement du renard. Encore faut-il se souvenir de la prsence dernire de Saint Exupry lui-mme qui envoie le livre Lon Werth et qui, une fois le rcit termin, reprend

    la plume pour esquisser lultime paysage. Le Petit Prince est aussi complexe et subtil, divers et fortement nou, que lapproche en est limpide et immdiate.

    Un livre pour enfants ? Personnellement jai toujours t tonn du faible cho que le livre a dans lesprit des jeunes lecteurs. Des fragments du livre se trouvent parpills dans les manuels de classe, il y a mme une dition sortie lintention des enfants du primaire et mme du collge. Tout ce que les jeunes lecteurs peuvent retenir ce sont les leons de morale que le rcit peut leur fournir : la leon des baobabs, du roi, du marchand des pilules perfectionnes contre la soif ou de lallumeur de rverbres ; Mais ce quil y a de profond, la mditation voile de lauteur sur le sort du monde leur chappe. Les jeunes lecteurs ont du mal comprendre la leon de lamiti ou de deux choses de la vie caches sous la formule

    On ne voit bien quavec le cur. Lessentiel est invisible pour les yeux .16 Les grandes personnes comprennent assez vite que le Petit Prince est marqu dun

    lourd pessimisme, cart de temps autre par un sourire, un climat de tendresse, par un jaillissement vers la vie. Lpilogue du livre se rsume, en fait, labsence de la courroie de cuir, cette dernire distraction. Et Le Petit Prince aura introduit une menace mortelle sur sa plante. Sa rose est menace.

    15 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,238

    16 A. de Saint Exupry , op. , cit., p .,298

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    La grande leon de morale destine aux grandes personnes est que nous introduisons

    sottement un mouton sur notre plante, nous ignorons ce qui saurait le rendre inoffensif. Ainsi va-t-il des humanismes et des dmocraties. Le Petit Prince est-il un livre pour enfants ou pour les grandes personnes ? Cest aussi bien un conte quun mythe. Deux degrs de lecture. A chacun de choisir ce qui lui convient le mieux.

    Bibliographie de luvre

    Antoine de Saint Exupry, uvres Compltes, Gallimard, Paris, 1994-1999, tomes I, II ;

    Bibliographie critique

    M., A. Barberis, Le Petit Prince de Saint Exupry, Larousse, Paris, 1976 ;

    J.,L., Bory, in Saint Exupry en procs, Belfond, Paris, 1967 ;

    C.,Franois, LEsthtique dAntoine de Saint Exupry, Paris, Delachaux et Niestle, 1957 ;

    M., Quesnel, Saint Exupry ou la Vrit de la posie, Paris, Plon, 1964 ;

    J., Campbell, Puissance du mythe, Paris, Jai lu, 1991 ;

    M., Eliade, Aspects du mythe, Paris, Gallimard, 1988 ;

    V., Propp, Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 ;

    P. Vandrome, in Saint Exupry en procs, Belfond, Paris, 1967.