10
DE LA CERTITUDE D'ÊTRE SURPRIS Jean-Pierre Dupuy Editions Esprit | Esprit 2009/11 - Novembre pages 47 à 55 ISSN 0014-0759 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-esprit-2009-11-page-47.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Dupuy Jean-Pierre, « De la certitude d'être surpris », Esprit, 2009/11 Novembre, p. 47-55. DOI : 10.3917/espri.0911.0047 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Editions Esprit. © Editions Esprit. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. © Editions Esprit Document téléchargé depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. © Editions Esprit

ESPRI Dupuy

Embed Size (px)

DESCRIPTION

esprit dupuy crítica economía

Citation preview

  • DE LA CERTITUDE D'TRE SURPRIS

    Jean-Pierre Dupuy

    Editions Esprit | Esprit

    2009/11 - Novembrepages 47 55

    ISSN 0014-0759

    Article disponible en ligne l'adresse:--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    http://www.cairn.info/revue-esprit-2009-11-page-47.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Dupuy Jean-Pierre, De la certitude d'tre surpris , Esprit, 2009/11 Novembre, p. 47-55. DOI : 10.3917/espri.0911.0047--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

    Distribution lectronique Cairn.info pour Editions Esprit. Editions Esprit. Tous droits rservs pour tous pays.

    La reproduction ou reprsentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorise que dans les limites desconditions gnrales d'utilisation du site ou, le cas chant, des conditions gnrales de la licence souscrite par votretablissement. Toute autre reproduction ou reprsentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manire quece soit, est interdite sauf accord pralable et crit de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislation en vigueur enFrance. Il est prcis que son stockage dans une base de donnes est galement interdit.

    1 / 1

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • De la certitude dtre surpris

    Jean-Pierre Dupuy*

    POUR ceux quon appelle les gouvernants ou les dirigeants dela plante, la crise du capitalisme financier est derrire nous. Cestcomme si elle navait jamais eu lieu. La refondation du capitalis-me avait pour objectif de le remettre sur les rails. Cest fait. Pour lesconomistes, y compris les meilleurs, comme ceux quEsprit interrogece mois-ci, les mcanismes qui ont conduit la crise sont, en gros,lucids. Tout sexplique rtrospectivement, ou presque. Et, cepen-dant, la crise a frapp tout le monde par surprise. De mme, peut-tre, que les commanditaires des attentats du 11 septembre 2001 nesattendaient pas ce que limpact des avions fous sur les toursjumelles les fasse scrouler, personne, ou presque, nimaginaitdurant lt 2007, ni mme au printemps 2008, quune crise trs loca-lise dans le secteur du march des emprunts hypothcaires auxtats-Unis allait faire vaciller sur sa base tout le systme financiermondial. Il serait trop cruel de rappeler laveuglement complet desautorits et leurs prvisions qui apparaissent rtrospectivementcomme irresponsables, dun ex-patron de la FED celui du FMI, de telministre des Finances tel chef dtat.Et voici les mmes qui sautocongratulent, tout fiers que le pire ne

    se soit pas produit, dans lignorance que les rails sur lesquels ils ontremis le capitalisme le menaient probablement labme. La bonneopinion quils ont deux-mmes est insupportable, la complaisancequils manifestent pour leurs ouvrages est ridicule, leur optimisme estobscne.Je conois quon me rponde du tac au tac : cest votre catastro-

    phisme qui est irresponsable, il sme la peur et empche de penser !

    Novembre 200947

    *Auteur de Pour un catastrophisme clair, Paris, Le Seuil, 2002. Il a publi rcemment : laMarque du sacr, Paris, Carnets Nord, 2009. Voir lentretien : DIvan Illich aux nanotechnolo-gies. Prvenir la catastrophe , Esprit, fvrier 2007.

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 47

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • Le got de la polmique me ferait rtorquer quentre loptimiste et lepessimiste, il ny a au fond pas de diffrence cest simplement quece dernier est mieux inform. Je prfre poser deux questions dran-geantes : 1) et si les optimistes se devaient dtre catastrophistes, pr-cisment parce quils sont optimistes ? 2) Et si les optimistes taientoptimistes parce que, peut-tre sans le savoir, ils sont catastrophistes ?

    De la probabilit des vnements extrmes

    Non seulement la crise cologique et la crise conomique sarticu-lent lune lautre, se renforant mutuellement, mais elles ont encommun des traits tout fait singuliers. Celui qui mintresse ici estun thme devenu familier dans les discussions qui portent sur lesconsquences du changement climatique ; il na pas encore acquis lemme caractre public lorsquil sagit de la crise financire, maiscela ne saurait tarder. Sil est avr, le rchauffement climatique vaaccrotre considrablement cest peut-tre dj le cas la fr-quence de survenue dvnements extrmes : cyclones, temptes,crues, dluges, scheresses, etc., qui atteindront plus souvent desintensits ou des niveaux trs levs. Notons que la notion intuitivede caractre extrme mle deux dimensions orthogonales lune lautre : lamplitude du phnomne et sa raret. Puisque les vne-ments que lon considre sont alatoires, loutil statistique qui lesreprsente se nomme une courbe de distribution des frquences ou nous admettrons quil sagit de la mme chose des probabilits. chaque niveau dintensit du phnomne, on associe donc une proba-bilit.La distribution la plus familire est la fameuse courbe en

    cloche1 . Si je tire deux mille fois de suite pile ou face, le nombrede piles que jobtiendrai sera en moyenne de mille. Il ne sera proba-blement pas exactement ce nombre-l, mais la valeur obtenue sesituera avec une forte probabilit dans une fourchette relativementtroite et centre sur mille. Des vnements extrmes ne sont vi-demment pas exclure (quelques centaines de piles, ou bien millecinq cents, sur deux mille tirages), mais la courbe en cloche leurattribue une probabilit extrmement faible.Cette distribution sobserve lorsque les vnements lmentaires

    qui concourent par agrgation lvnement considr (ici, lestirages successifs) sont indpendants causalement les uns des autres.La probabilit de tirer pile le coup daprs sera toujours gale undemi, mme si les tirages prcdents ont donn une majorit cra-sante ce mme pile. Tout cela est bien connu, au moins implicite-

    De la certitude dtre surpris

    1. Que les probabilistes nomment une gaussienne ou encore loi normale .

    48

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 48

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • De la certitude dtre surpris

    49

    ment, mme de ceux que les statistiques assomment, car elles sontomniprsentes dans nos dmocraties dopinion o tout devient affairede sondages. Mais voici que les choses vont se complexifier et deve-nir beaucoup plus intressantes.Depuis plusieurs annes, un autre type de distribution de probabi-

    lits retient lattention des spcialistes, qui tend remiser la courbeen cloche. On le retrouve dans peu prs tous les domaines o desvnements catastrophiques menacent de se produire : les crues desgrands fleuves, les cyclones de la rgion carabe, les ruptions volca-niques et les tsunamis de locan Indien, les incendies des rgionsmditerranennes ainsi que les bulles financires et leur clate-ment. Ce type de distribution donne aux vnements extrmes uneprobabilit relativement faible, certes, mais considrablement sup-rieure celle que leur accorde la courbe en cloche. Le poids dun v-nement alatoire est le produit de son amplitude par sa probabilit. Sides amplitudes immenses ont une probabilit faible, mais non infini-ment petite, la catastrophe majeure, bien quimprobable, va peserdun poids trs lourd dans ce quoi il faut sattendre. Lombre portepar sa survenue ventuelle obscurcit nos perspectives davenir.Pour faire comprendre la raison principale pour laquelle cette dis-

    tribution, laquelle je nai pas encore donn de nom, est, sinon uni-verselle, du moins prsente dans les domaines qui concentrent nossoucis aujourdhui, je vais recourir une exprience de pense. Ima-ginez une pluie de dix mille jetons qui sabat uniformment sur unergion o se trouvent cent coupes prtes les recevoir. Les jetonstombant indpendamment les uns des autres, la distribution dunombre de jetons par coupe va obir la courbe en cloche. La plupartdes coupes contiendront un nombre de jetons qui ne sera pas trsloign de la moyenne, soit cent jetons. Rares seront les coupes quicontiendront trs peu de jetons ou au contraire plusieurs centaines.Changeons maintenant les conditions de lexprience en posantquune coupe donne a dautant plus de chances dattirer les jetonsqui tombent quelle en contient dj un grand nombre. La distributiondes jetons sur lensemble des coupes acquiert alors une tout autrephysionomie. Les dviations par rapport la moyenne quadmet lacourbe en cloche se trouvent amplifies par un mcanisme dautoren-forcement. Les vnements extrmes y acquirent une probabilitconsidrablement accrue.Lun des noms qua reus la distribution en question est celui de

    Vilfredo Pareto, le sociologue italien qui rejoignit Lon Walras enSuisse pour former avec lui lcole de Lausanne, le berceau de lco-nomie noclassique. Pareto sintressait lallure de la distributiondes revenus dans chaque pays. Il observa que partout cette distribu-tion tait telle que la moyenne des revenus suprieurs un revenudonn tait dans un rapport constant avec le revenu en question. Si ce

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 49

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • rapport est, dans le cas franais, disons gal 1,3, cela veut dire quela moyenne des revenus suprieurs celui du smicard est gale 1,3 fois le smic, et que la moyenne des revenus suprieurs celui dutrader de la BNP Paribas est gale 1,3 fois le revenu du trader. Si,comme le suggre, sans subtilit, le rapport de la commission Stiglitz-Sen sur les indicateurs du bonheur, largent ne fait le bonheur que parsa valeur relative, cela veut dire que le bonheur est galement rpartisur lensemble des classes de la socit. De manire plus intres-sante, lapologue des jetons jette une lumire sur ce qui fait que ladistribution de Pareto a un parfum duniversel. La rpartition desjetons dans les coupes obit en effet cette distribution. Or, rappe-lons-nous sa gense : plus il y a dj de jetons dans une coupe, pluscelle-ci en attirera de nouveaux. Traduction partienne : plus on estriche, plus on a de chances de le devenir encore davantage.On nomme une figure isomorphe toute partie delle-mme frac-

    tale . Ce concept est luvre du mathmaticien franais Benot Man-delbrot, certainement lun des esprits les plus originaux de notretemps. La distribution de Pareto est une distribution fractale2. Il enrsulte des proprits trs remarquables.Une distribution fractale est telle que la moyenne des valeurs

    suprieures une valeur donne est dans un rapport constant aveccette dernire. Considrons la distribution des esprances de viedans un pays o pse encore dun poids important la mortalit infan-tile. Beaucoup denfants meurent la naissance ou dans les premiersmois de la vie. Mais si un enfant survit ce stade, il est probable quecela est d une constitution particulirement favorable et que sonesprance de vie encore vivre est grande. Cette relation peutstendre jusqu un ge plus avanc : plus on a vcu dannes, plusle nombre dannes encore vivre est grand. Cest une relation frac-tale. Hlas, elle ne continuera pas indfiniment. Il arrive forcmentun ge o chaque anne supplmentaire de vie, loin de saccompa-gner de lesprance que le nombre dannes encore vivre saccrot,rapproche inexorablement du terme.Mandelbrot recourut jadis un trs bel apologue pour faire sentir ce

    qua de singulier la distribution fractale. Imaginons une rgion recou-verte en permanence par un brouillard pais, o se trouve un nombreindfini dtendues deau. Certaines sont de simples mares, dautresdes lacs, dautres de vritables ocans. La distribution des tailles de

    De la certitude dtre surpris

    2. Outre ces deux appellations, Pareto et fractal, la distribution que je considre est aussinomme, surtout en physique mathmatique, loi puissance , en rfrence la formule qui lacaractrise (et qui contient une exponentielle). Lexpression anglaise courante pour la dsigner,fat tail, se rfre la queue de la distribution, laquelle donne un poids lev aux vnementsextrmes. Elle est malaisment traduisible en franais. On trouve dans la littrature le terme vols de Lvy pour dsigner des marches au hasard dont les pas ont une longueur qui se dis-tribue selon une loi puissance. La varit non encore fixe de la terminologie tmoigne de ceque la forme en question a t dcouverte plus ou moins simultanment dans les domaines lesplus divers, qui ont eu chacun pour soi la baptiser.

    50

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 50

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • ces tendues deau est fractale. On sengage sur lune dentre elles enbateau. Le brouillard interdit de voir la rive oppose tant que lon setrouve distant delle plus dune journe de navigation3.Plus longue la navigation aura t sans que la rive oppose appa-

    raisse, plus le navigateur aura de raisons objectives de croire que lenombre de jours quil lui reste passer sur son bateau est grand. Il nevoit pas la rive oppose. Il ne peut donc la prendre pour un termefixe. Il raisonne au contraire comme ceci : le temps dj importantque jai pass sans voir le terme rend probable que je me trouve surune tendue deau de taille considrable. Il est donc probable que lechemin parcourir est encore long. Cependant, le terme apparatratt ou tard la vue. Et cest au moment o le navigateur est sur lepoint de le voir quil sen croit, le plus rationnellement du monde, leplus loign. Plus le navigateur a attendu de jours avant que cemoment arrive, plus leffet de surprise est brutal. Le brouillard de lafable de Mandelbrot est lquivalent de ce que Gnther Anders nom-mait laveuglement face lApocalypse .Je conjecture que tel fut ltat desprit du navigateur Bernard

    Madoff sur la haute mer du banditisme. Plus sa pyramide svasaitavec lapport permanent et croissant de nouveaux clients, plus il avaitde raisons de supposer que la pyramide allait continuer de le faire. Etpourtant, il ne pouvait ignorer que le terme viendrait et que tout sonsystme scroulerait alors comme un chteau de cartes. La surprisefut dautant plus terrible que le schme avait march longtemps.Il serait injuste et faux de faire un sort particulier lescroc

    Madoff. Mandelbrot a montr empiriquement que les phnomnes despculation sont rgis par une loi fractale. Dans la phase euphorique,lorsque la bulle gonfle, plus on est optimiste, plus on a de raisonsde ltre encore plus. Cest au moment o la bulle est sur le pointdclater que leuphorie est la plus forte4.La thorie que je viens de prsenter existe depuis de nombreuses

    annes et elle a t maintes fois valide par lexprience. Elle estconnue de nombre des acteurs qui constituent le monde financier. Etsi certains ne la connaissent pas, leur ignorance est coupable5. Pre-

    De la certitude dtre surpris

    3. Benot Mandelbrot a publi cet apologue pour la premire fois, ma connaissance, dansun numro devenu aujourdhui introuvable de la revue Les Annales des Mines. On trouvera dansson livre, Une approche fractale des marchs, Paris, Odile Jacob, 2004, une introduction acces-sible la thorie gnrale des fractals, avec application aux marchs financiers. Ce livre pr-monitoire publi avant la crise semble tre pass inaperu des principaux intresss. Pour citerle titre dune interview trs rcente de Mandelbrot, il y annonait qu il tait invitable que deschoses trs graves se produisent (Le Monde, 18-19 octobre 2009).4. Voir Jean-Pierre Dupuy, la Panique, Paris, Les empcheurs de penser en rond, 2002.5. Le livre de Christian Walter et Michel de Pracontal, le Virus B. Crise financire et math-

    matiques, Paris, Le Seuil, 2009, montre que le monde de la finance reste incurablement attach la courbe en cloche ou loi normale (le B du titre se rfre au mouvement brownien, unemarche au hasard dont les pas obissent cette loi). Les auteurs attribuent une grande part dela crise financire la sous-estimation flagrante de limportance des vnements extrmes dontse sont rendus coupables les agents conomiques et financiers.

    51

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 51

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • De la certitude dtre surpris

    52

    nons donc le point de vue de quelquun qui connat la thorie. Est-ceque cela change son comportement ? Cette question est redoutable.Elle conduit un paradoxe qui ne lest pas moins. La prudence dicteici une maxime : plus on a de raisons objectives dtre optimiste, pluson se doit dtre catastrophiste et de se tenir sur ses gardes, car leterme est sans doute proche. Cette injonction contradictoire se rsouten thorie en comprenant que loptimisme est rationnel un niveau etle catastrophisme un autre, qui transcende le premier, en ce quilconsiste prendre le point de vue du parcours dj achev et nondans son droulement. Cest cette forme de prudence que jai nommele catastrophisme clair . Elle implique de se projeter par la pen-se aprs la survenue de lvnement extrme et contempler le che-min parcouru depuis ce point de vue qui conjoint la surprise et la cer-titude de la surprise.Annoncer quelquun quil va tre surpris voque pour le philo-

    sophe un paradoxe clbre. Le parrain de la philosophie analytiqueamricaine, W. V. O. Quine, en a donn un commentaire subtil. Voicilune de ses formes. On annonce un dimanche un condamn mortquil sera pendu un jour de la semaine qui souvre, sans plus de prci-sion. On ajoute cependant une prdiction qui va se rvler un pigediabolique. Lorsque, le jour choisi pour lexcution, on viendra lechercher au petit matin pour le mener lchafaud, il sera surpris.Revenu dans sa cellule, notre homme se met raisonner trs fort danslespoir sans doute empoisonn den savoir plus sur le terme de sonexistence. Il lui parat vident que ce ne peut tre le dimanche sui-vant. Car il serait encore en vie le samedi midi et pourrait alors endduire quil serait pendu le lendemain auquel cas il ne serait passurpris. Il raye donc le dimanche de la liste des possibles. Mais cestmaintenant au tour du samedi dtre limin, puisque, le dimanchentant plus une option, le mme raisonnement, exactement, serainvitable le vendredi midi, si le condamn y est encore en vie. Gref-fs les uns sur les autres, ces raisonnements le convainquent quaucundes jours de la semaine ne peut tre le jour et donc, quil ne sera pasexcut. Lorsquon vient le chercher au petit matin du jeudi, disons, ilen est donc tout surpris comme on le lui avait annonc.Quelle que soit sa puret logique, ce raisonnement, on laura com-

    pris, sappuie sur lexistence dun terme connu : la vie du condamnne stendra pas au-del du dimanche venir. Mais cest prcismentcette condition qui nest pas satisfaite dans lunivers capitaliste.Madoff sattendait ce que le flux de ses clients saccrotrait sanscesse, les spculateurs esprent que la bulle continuera toujours degonfler, les sans-logis amricains qui sendettrent 100% pouracheter une maison comptaient sur la croissance illimite de savaleur pour russir la financer. La condition de possibilit du capi-talisme est que ses agents le croient immortel. Son pch originel est

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 52

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • quil a besoin dune ouverture indfinie de lavenir pour avoir unechance de tenir tout moment ses promesses. Cest l que senracinela sacralisation de la croissance. Il faut que les agents anticipentquune expansion se prolongera jusque dans lavenir le plus loignpour que ltat du systme un moment donn soit satisfaisant6 lecritre essentiel tant le plein emploi. La leon de Mandelbrot est queplus le terme est diffr, plus sa survenue, invitable, sera brutale.Les dirigeants de la plante ont remis le capitalisme sur ses rails.

    Plus la locomotive, encore poussive, prendra de lallure, plus ilsseront optimistes et croiront en un avenir radieux. Cest ce moment-l quils devraient le plus se mfier des raisons de leur optimisme. Lacatastrophe les guette sans doute au dtour du chemin.

    conomie de lapocalypse

    Ma seconde proposition est complmentaire de la premire tout entirant dans la direction oppose. On a des raisons de penser que lop-timisme des agents de la crise, gouvernants compris, se nourrit duncatastrophisme qui ne dit pas son nom.Je dois ce que je vais prsenter ici sous une forme trs conjecturale

    aux rflexions dun des analystes les plus perspicaces de la crise,Peter Thiel7. Financier lui-mme, encore jeune, il a cr PayPalavant de financer Facebook. Sa dmarche est celle dun catastro-phiste clair mais, contrairement au philosophe, il la met lpreuve de la ralit par des dcisions dinvestissement qui, heu-reuses ou malheureuses, procdent de raisonnements rigoureux,explicites et cohrents, et non de la dlgation des modles math-matiques si complexes et opaques quils en acquirent comme uneautonomie de dcision.Ce qui frappe Thiel est dabord le caractre totalement indit de la

    formation des bulles spculatives et de la violence de leur clate-ment, depuis dj une vingtaine dannes. Tant la phase euphoriqueque le krach prsentent les traits dvnements extrmes un pointtel que mme la distribution fractale semble incapable den rendrecompte. Juste avant que la bulle japonaise clate, la fin des annes1980, la capitalisation boursire nippone reprsentait la moiti de lacapitalisation boursire mondiale. On en vint croire que le pays duSoleil-Levant allait rgner sur toute la plante. On naurait jamaisimagin possible que la bulle internet de la fin des annes 1990, le

    De la certitude dtre surpris

    6. En termes mathmatiques, on dirait que ltat du systme dpend de lassurance que lona que la drive restera positive indfiniment.7. Peter Thiel, The Optimistic Thought Experiment, Policy Review, Stanford University,

    mars-avril 2008. En ligne ladresse : http://www.hoover.org/publications/policyreview/14801241.html

    53

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 53

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • De la certitude dtre surpris

    54

    plus norme boom dans lhistoire du monde, allait tre remplace,cinq ans plus tard, par une bulle immobilire de plus grande ampleurencore.Certains parlent de leffervescence irrationnelle des marchs,

    dautres, beaucoup plus nombreux, pointent du doigt la convoitise etlamour du gain des traders comme si ctait l un fait nouveau. Laparesse intellectuelle et le manque de curiosit se dissimulent der-rire lindignation morale. Il est beaucoup plus satisfaisant pourlesprit de tenter de comprendre ce qui sest pass.Au royaume de largent, nous dit Peter Thiel en connaisseur, le

    catastrophisme na pas droit de cit. La perspective apocalyptique estencore moins tolre que dans la socit globale. Quel intrt uninvestisseur pourrait-il trouver entretenir la pense que le capita-lisme est mortel ? Si cette ventualit se ralisait, rien naurait plusdimportance. Si la prdiction en tait faite, avec annonce du terme,elle serait immdiatement rfute car cest ds aujourdhui que lacatastrophe aurait lieu. Mieux vaut donc faire comme si nous tionsimmortels. Et cependant, analyse Thiel en mettant au jour un nou-veau paradoxe, cela ne signifie pas, tout au contraire, que la perspec-tive apocalyptique na pas pes dun poids immense sur les raisonne-ments et le comportement des investisseurs.La survie du capitalisme est aujourdhui indissociablement lie au

    succs de la mondialisation. Mais que pourrait signifier lchec decelle-ci ? Que lantimondialisation la emport ? Thiel carte cettehypothse car lantimondialisation procde selon lui de la mondiali-sation. Paraphrasant Tocqueville, il pourrait dire que la mondialisa-tion se nourrit de qui soppose elle : elle est un fait providentiel, elleen a les principaux caractres : elle est universelle, elle est durable,elle chappe chaque jour la puissance humaine ; tous les vne-ments, comme tous les hommes, servent son dveloppement. Non, sila mondialisation choue, ce ne pourra tre que le rsultat dunecatastrophe majeure, incluant comme dommage collatral la fin ducapitalisme. Cette catastrophe serait plus ou moins celle que lescatastrophistes comme moi8 dessinent grands traits. Entre la des-truction de la nature et la tendance de la violence humaine monteraux extrmes, une solidarit stablit qui met en pril la survie mmede lhumanit. La menace la plus terrible reste celle dun conflitnuclaire gnralis.Selon Thiel, les agents conomiques et financiers ne songent pas

    directement ce scnario catastrophe. Ils lcartent de leurs calculscomme tant trop horrible pour tre examin srieusement. Mais cestprcisment en lcartant quils lui donnent une place et, de fait, uneplace considrable. Pour comprendre ce paradoxe, un petit calcul

    8. Jean-Pierre Dupuy, la Marque du sacr, op. cit.

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 54

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit

  • De la certitude dtre surpris

    55

    nest pas inutile. Imaginons un investisseur qui sent bien la menacemais ne veut pas la considrer. Il a compris intuitivement que le che-min qui assure la survie du capitalisme est comme une ligne de crtedans un paysage alpin, avec labme ct. La probabilit impliciteque notre homme accorde au scnario optimiste celui de la surviedes affaires est, supposons-le, de 10%. Il anticipe quune certaineaffaire dans laquelle il envisage de sengager conduira une valorisa-tion de 100 dollars par action, si toutefois le scnario optimiste sestralis. Quelle valeur doit-il lui accorder aujourdhui ? On est tentde rpondre 10% de 100 dollars, en multipliant probabilit par gran-deur, ce qui donne 10 dollars. Ce calcul, notons-le, fait compltementlimpasse sur le cas autre, de probabilit 90%, qui donnerait uneperte espre infinie ! Mais cet oubli volontaire est prcisment aucur du paradoxe. Largument de Thiel est que lors des derniresgrandes bulles, les agents nont pas choisi la valeur 10 dollars, maisbien une valeur beaucoup plus forte et sans doute proche de 100 dol-lars. En effet, poussant au bout la logique qui carte le scnariocatastrophe, ils ont considr que dans tous les mondes possibles oils survivaient, la valeur du titre tait 100 dollars. Donc sa valeurespre tait bien 100 dollars.Si tel fut bien le raisonnement des agents, il voque la publicit

    humoristique de la Loterie nationale annonant firement que 100%des gagnants la Loterie avaient achet un billet. Mais, insiste Thiel,il faut se replonger dans le contexte de formation des mgabullesrcentes. Si les investisseurs de la fin des annes 1990 ont tant ris-qu sur le succs des firmes internet, cest quils ne voyaient pasdautre avenir qui ne ft pas apocalyptique. Si les nouveaux pauvresde lAmrique, ceux dont les conomies ont fondu au soleil avec lef-fondrement des valeurs boursires, se sont prcipits sur les prtssubprime, cest quils y voyaient la seule option capable de leur viterune retraite misrable. Peut-tre ces gens taient-ils plus lucides quebien dautres ? Se projetant dans le seul avenir qui ne ft pas catas-trophique, et lui donnant de ce fait la probabilit dune chose cer-taine, ils en infraient ce quils devaient faire pour rendre cet avenirpossible.Il nous est possible maintenant de formuler le paradoxe de Thiel :

    cest la perspective apocalyptique qui a t en dernire instance lacause de la monte aux extrmes dans loptimisme. En dfinitive, jecrains fort que lanalyse en deux temps que jai propose ici neconforte la mthode que je prconise sous le nom de catastrophismeclair. La monte aux extrmes de loptimisme procde dun catas-trophisme diffus, non rflchi, et justifie en retour un catastrophismerationnel.

    Jean-Pierre Dupuy

    07-a-Dupuy:Mise en page 1 23/10/09 15:47 Page 55

    Doc

    umen

    t tl

    cha

    rg

    depu

    is ww

    w.ca

    irn.in

    fo -

    Unive

    rsid

    ad d

    e Va

    lenc

    ia -

    - 1

    47.1

    56.2

    24.5

    7 - 0

    6/12

    /201

    2 23

    h44.

    E

    ditio

    ns E

    sprit

    D

    ocument tlcharg depuis www.cairn.info - Universidad de Valencia - - 147.156.224.57 - 06/12/2012 23h44. Editions Esprit