etat_fr_et_le_pluralisme

Embed Size (px)

Citation preview

Norbert RoulandProfesseur la Facult de droit d'Aix-en-Provence

(1995)

Ltat franais et le pluralismeHistoire politique des institutions publiques de 476 1792

Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole Professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec Courriel: [email protected] Page web Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

2

Politique d'utilisation de la bibliothque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, mme avec la mention de leur provenance, sans lautorisation formelle, crite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, JeanMarie Tremblay, sociologue. Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle: - tre hbergs (en fichier ou page web, en totalit ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques. - servir de base de travail un autre fichier modifi ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...), Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la proprit des Classiques des sciences sociales, un organisme but non lucratif compos exclusivement de bnvoles. Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation des fins commerciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffusion est galement strictement interdite. L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisateurs. C'est notre mission. Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Prsident-directeur gnral, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

3

Un document produit en version numrique par Mme Marcelle Bergeron, bnvole, professeure la retraite de lcole Dominique-Racine de Chicoutimi, Qubec. Courriels : [email protected]; [email protected]

Norbert Rouland Ltat franais et le pluralisme, Histoire politique des institutions publiques (de 476 1792). Paris : Les ditions Odile Jacob, octobre 1995, 377 p.[Autorisation formelle accorde par lauteur le 11 janvier 2011 de diffuser cette uvre dans Les Classiques des sciences sociales et autorisation confirme par lditeur le 14 janvier 2011.] Courriel : [email protected]

Pour le texte : Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman 10 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points.

dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh. Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11. dition complte le 4 octobre 2011 Chicoutimi, Ville de Saguenay, Royaume du Saguenay. Qubec.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

4

Norbert Rouland

Paris : Les ditions Odile Jacob, octobre 1995, 377 p.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

5

[p. 4]

DU MME AUTEUROuvrages dhistoire du droit Le Conseil municipal marseillais et sa politique, de la IIe la IIIe Rpublique (1848-1875), Aix-en-Provence, Edisud, 1974. Les Esclaves romains en temps de guerre, Bruxelles, Latomus, 1977. 1978. Pouvoir politique et dpendance personnelle dans lAntiquit romaine : gense et rle des relations de clientle, Bruxelles, Latomus, 1979. Rome, dmocratie impossible ? Arles, Actes Sud, 1981. Ouvrages danthropologie juridique Les Inuit du Nouveau-Qubec et la Convention de la Baie James, Association Inuksiutiit Katimajiit et Centre d'tudes nordiques, Universit Laval, Qubec, Les Modes juridiques de solution des conflits chez les Inuit, tudes Inuit , volume 3, numro hors srie, Association Inuksiutiit Katimajiit, Universit Laval, Qubec, 1979. Les colonisations juridiques, Journal of Legal Pluralism, paratre, 1988. Introduction l'anthropologie juridique (PUF, coll. Que sais-je ? , paratre, 1989). Aux confins du droit, Paris, Odile Jacob, 1991. LAnthropologie juridique, Paris, PUF, Coll. Que Sais-Je ? 2e dition 1995. Roman Les Lauriers de cendre, Arles, Actes Sud, 1984. Soleils barbares, Arles, Actes Sud, 1987.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

6

[p. 5]

Quatrime de couverture Norbert RoulandLa France est-elle devenue une socit multiculturelle ? Sommes-nous en marche vers la dislocation de l'unit franaise ou, au contraire, vers une forme de vie dmocratique plus volue parce que davantage pluraliste ? Pouvons-nous invoquer une tradition franaise qui nous donne quelques repres ? Autant de graves questions qu'il faut confronter notre histoire. Tel est l'objet de cette histoire politique des institutions publiques o Norbert Rouland montre que l'tat franais s'est difi et a construit la Nation par une politique volontariste plus affirme que dans la plupart des autres pays d'Europe occidentale. Le recours l'histoire est ncessaire pour expliquer cette volution, qui s'est faite au prix d'une longue et progressive tension entre l'ambition centralisatrice de la monarchie et la structure plurielle de la socit et des systmes juridiques la rgissant. D'une lecture aise, clair et complet, L'tat franais et le pluralisme s'adresse aussi bien au grand public, soucieux de comprendre la gense de notre rgime politique actuel, qu'aux tudiants de premier cycle de droit et d'histoire, auxquels il fournira de prcieuses informations.

Norbert Rouland est professeur d'anthropologie juridique et d'histoire du droit l'universit d'Aix-Marseille III. Il est notamment l'auteur, aux ditions Odile Jacob, de Aux confins du droit (1991).

L'tat franais et le pluralisme.Histoire politique des institutions publiques de 476 1792

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

7

[p. 369 377]

Table des matiresIntroduction : Les traditions franaises PREMIRE PARTIE LE LENT AMALGAME DES CULTURES (Haut Moyen ge) Chapitre I: Les rapprochements entre le monde antique et les peuples barbares (du Bas-Empire aux dynasties franques) Section I: A. B. Le dclenchement des migrations et les causes des pressions barbares Le dclenchement des migrations Les causes des migrations Causes barbares Causes romaines Section II: La fusion manque : les tentatives romaines d'assimilation des Barbares A. B. Formes de participation la dfense de l'Empire L'hospitalit

Section III: L'chec romain A. B. Le bilan conomique des dvastations La disparition de l'Empire d'Occident Les faits La problmatique 1. Les opinions des contemporains de la chute de l'Empire 2. Les opinions des auteurs modernes

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

8

Section IV: La fusion russie : naissance de l'Europe A. B. Les facteurs de rapprochement La fusion au niveau sociologique 1. Les humbles : des diffrences culturelles l'acculturation 2. La collaboration entre les aristocraties C. Les structures juridiques : de la coexistence ethnique la fusion territoriale 1. L'organisation de la coexistence ethnique : la personnalit des lois 2. Les instruments juridiques de la fusion o Le dveloppement des mariages mixtes o Similitudes dans la rpression des dlits o Acculturation des droits romain et barbare Chapitre II: la recherche de nouvelles formes d'organisation politique : les dynasties franques Section I: Tentatives d'organisation du royaume franc : le pouvoir merovingien La conception mrovingienne du pouvoir La patrimonialisation du royaume Le caractre personnel du pouvoir royal B. L'inaptitude la synthse des cultures Les emprunts la romanit L'utilisation du christianisme La faillite du systme mrovingien

A.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

9

Section II: La renaissance carolingienne A. Construction de l'tat imprial La synthse russie : les lments 1. L'influence romaine : Imperium et Res publica 2. L'influence chrtienne : thorie et institutionnalisation de l'ide de fonction royale Les consquences de la synthse : unification de l'tat 1. La souverainet royale : les regalia 2. L'unit de l'Empire dans le temps : un demi-succs B. La dsagrgation de l'Empire Les causes internes 1. Une conomie ferme 2. L'action dissolvante des groupes intermdiaires o L'inscurit juridique Raisons juridiques Raisons politiques o La mdiatisation du pouvoir o Les centres de pouvoir autonomes 3. Les failles de la thorie de l'tat et de ses institutions o Les dangers de la thocratie o La permanence des modles de droit priv o Persistance des conceptions patrimoniales du royaume o Abandon de l'hrdit de la couronne : effacement de l'ide de souverainet royale o Dgnrescence et privatisation du systme fiscal 4. Les turbulences de l'aristocratie Les causes externes : les invasions 1. L'expansion de l'Islam 2. Les invasions scandinaves 3. Les menaces hongroises

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

10

DEUXIME PARTIE DYNAMISME ET RGULATIONS DE LA SOCIT FODALE (Xe-XIIe sicle) Chapitre I: Les sources du pouvoir

o Emprise sur les hommes o Une logique de guerre o Une socit prcaire, mais enracine dans les rapports fonciers Section I: A. La primaut des liens personnels La dpendance chevaleresque : hommage et vassalit Le Xe sicle : le lien vassalique Les XIe et XIIe sicles : la juridicisation de la relation fodovassalique o Les obligations du vassal et leurs sanctions o Les obligations du seigneur et leurs sanctions B. La dpendance servile Les origines de la condition servile Les incapacits serviles C. La dpendance roturire

Section II: La guerre et la violence A. B. Noblesse et chevalerie Les institutions de paix La christianisation de l'idal chevaleresque La rgulation de la guerre prive C. L'organisation militaire du monde fodal L'arme seigneuriale L'arme royale

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

11

Section III: La terre A. Terre et pouvoir B. La terre, support des liens personnels : les modes de sa juridicisation La tenure noble : le fief o Le schma contractuel o La ralit : la dpossession progressive du seigneur Les tenures domaniales o La censive Les alleux : l'attraction par le rgime des terres double domaine Chapitre II : L'glise sous la fodalit : de l'absorption la renaissance Section I: A. B. Influences de la fodalit sur l'glise Amlioration de la vie juridique et sociale La rforme grgorienne TROISIME PARTIE LA SPCIFICIT FRANAISE : LA CENTRALISATION TATIQUE Chapitre I : La renaissance de l'tat (XIIIe-XVe sicle) Section I: Les nouvelles thories de l'tat : de la thocratie pontificale la souverainet royale

Section II: Influences de l'glise sur la fodalit

Section II: Naissance d'un statut de droit public de la couronne et du domaine royal A. B. Les rgles de transmission de la couronne L'inalinabilit du domaine royal

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

12

Section III: Les processus d'unification A. La lutte contre la fodalit La limitation de la guerre prive L'accroissement du domaine royal La rduction des comptences des justices seigneuriales Droit de monnayage B. La lutte pour le contrle de l'glise : le gallicanisme Le conflit entre le pape et le roi de France 1200-1303 : immixtion du Saint-Sige et raction royale L'essor et la conscration du gallicanisme (1303-1516) La rduction des comptences des juridictions ecclsiastiques C. D. La lutte pour le contrle des villes Les modifications de la hirarchie des normes La prminence de la coutume l'poque fodale La renaissance monarchique et l'affaiblissement de la coutume 1. Contrle de la coutume 2. Renaissance du droit romain 3. Formation d'un droit royal La rdaction officielle des coutumes Section IV: Les limites de la souverainet royale A. B. C. Les facteurs juridiques Les facteurs sociologiques Les facteurs politiques La politisation des parlements Les revendications des tats gnraux Les factions politiques et l'opinion publique

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

13

Chapitre II: Le processus absolutiste (XVIe-XVIIe sicle) Section I: A. B. C. Les thories absolutistes Les justifications de la souverainet royale La soumission de l'glise au pouvoir royal : les thses gallicanes La confusion des pouvoirs dans la personne royale

Section II: Les moyens d'action de l'absolutisme A. L'uniformisation juridique Continuation : ordonnances de rforme gnrale et rdaction des coutumes Innovation : les ordonnances de codification B. C. L'uniformisation religieuse : la crise protestante La centralisation La spcialisation de l'appareil gouvernemental o Diffrentes formations du Conseil priv o Effacement des grands officiers de la couronne o Monte des secrtaires d'tat Le contrle de l'administration locale 1. Le contrle des villes et des tats provinciaux 2. Les intendants, agents de la centralisation o Dclin des administrateurs locaux et affaiblissement des o communauts d'habitants o Les intendants et la tutelle administrative o Les attributions des intendants o L'opposition la centralisation D. Lencadrement des esprits La slection de la noblesse 1. L'anoblissement par lettres 2. L'anoblissement par charges

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

14

Le contrle de l'enseignement Le contrle de la presse et la propagande gnrale E. Le dirigisme conomique Les principes mercantilistes Les contrles internes Les contrles externes 1. La captation juridique du Nouveau Monde 2. Les dbuts de la colonisation franaise

QUATRIME PARTIE L'USURE DU MODLE CENTRALISATEUR ET AUTORITAIRE Chapitre I: Les incertitudes de l'absolutisme Section I: A. B. La permanence de la diversit du royaume Les particularismes locaux Les privilges

Section II: Les crises juridiques du statut de la couronne A. B. C. L'avnement d'Henri IV L'affaire de la succession d'Espagne Le testament de Louis XIV

Section III: Les crises religieuses A. B. La question protestante La question jansniste

Section IV: Les oppositions A. B. L'opposition intellectuelle et religieuse L'opposition des privilgis : des monarchistes contre l'absolutisme

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

15

o L'opposition aristocratique o L'opposition parlementaire et la querelle du greffe et de la couronne C. Rvoltes paysannes et ouvrires

Chapitre II : Les ides nouvelles : les Lumires Section I: A. B. C. La libert et l'individualisme Le libralisme conomique et l'cole physiocratique La libert d'expression La libert de pense et l'anticlricalisme

Section II: L'galit : divergences entre les philosophes Section III: L'organisation politique : la pluralit des choix des philosophes A. Les solutions aristocratiques Le despotisme clair : Voltaire La sparation des pouvoirs : Montesquieu B. La solution dmocratique : J.J. Rousseau La souverainet, populaire La dmocratie institutionnelle Section IV: L'impact des ides nouvelles sur l'opinion CINQUIME PARTIE LE PROCESSUS RVOLUTIONNAIRE (1770-1792) Chapitre I : L'chec des rformes de la monarchie (1770-1789) Section I: A. B. C. D. E. Des rformes tardives et contestes Rformes conomiques Rformes de l'administration locale Rformes judiciaires Rformes financires Rformes sociales

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

16

Section II: L'opposition aux rformes A. B. La raction nobiliaire La raction parlementaire

Section III: Une conjoncture critique : les annes quatre-vingt A. B. C. Chapitre II: La crise conomique Les troubles sociaux La faiblesse de l'autorit royale La Rvolution des juristes (1789-1792)

Introduction: La Rvolution de droit A. B. Linnovation rvolutionnaire La conscration de l'individu par le droit intermdiaire L'individu et les choses L'individu et les autres C. Section I: A. B. L'instauration de l'tat lgal Les origines de la Rvolution Le concept de Rvolution Le point de dpart vnementiel : les tats gnraux de 1789 Prpondrance de l'lment bourgeois Les cahiers de dolances L'action mobilisatrice du Tiers tat Section II: La libert bourgeoise A. La nuit du 4 aot 1789 et l'abolition des privilges Les droits fodaux : disparition du rgime seigneurial La suppression des dmes Mesures antinobiliaires complmentaires B. La Nation censitaire

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

17

La Constitution du 3 septembre 1791 La destruction du systme corporatif dans l'administration 1. Administration locale 2. Organisation judiciaire Les rformes fiscales : suppression des privilges C. La rorganisation du clerg et la rupture avec la papaut La confiscation des biens de lglise La suppression des structures corporatives de lglise L'ordre nouveau : la Constitution civile du clerg D. Le libralisme conomique Le triomphe du laisser-faire Les mesures contre les organisations ouvrires Les modifications au sein de la bourgeoisie Section III : Les garde-fous A. B. La dmocratie limite et la Dclaration des droits de l'Homme Des mesures caractre social limites

Chapitre III: La Rvolution parmi nous Section I: A. B. C. Les ancrages L'uniformisation juridique et le Code civil De l'tat lgal l'tat de droit L'autonomie de la Nation

Section II: Les incertitudes A. La lacit transforme B. L'universalit des droits de l'Homme en question C. L'homognit du corps social menace Conclusion : La spcificit franaise Orientation bibliographique

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

18

[p. 7]

mon matre L.-R. Mnager, trop tt disparu, dont tous les cours d'histoire du droit nous levaient.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

19

[p. 9]

SCHMA GNRAL DE L'VOLUTION DU DROIT FRANAIS

Rappels o o o Naissance de Rome 753 av. J.-C. L'Empire romain d'Occident disparat en 476 ap. J.-C. L'Empire romain d'Orient (Byzance) disparat en 1453 ap. J.-C.

Organisation juridique Pluralit juridique ethnique. Tendances la territorialisation du droit. Pluralit juridique territoriale et sociologique. Importance de la coutume. Dveloppement du droit royal. Dbut de la rdaction officielle des coutumes en 1454. Premires codifications. Uniformit juridique. Apoge du systme lgislatif. Code civil (1804).

Rgimes MROVINGIENS (448-752) CAROLINGIENS (752-987) FODALIT (987-XIIe sicle)

Organisation politique Dmembrement de l'tat. Empire carolingien.

Organisation politique.

AFFIRMATION ET DVELOPPEMENT DE LA MONARCHIE (XIIIe sicle-Rvolution)

Dveloppement des centralisations politiques, administratives et juridiques. Dbuts de la colonisation.

RVOLUTION FRANAISE

Accentuation des centralisations. Indivisibilit de la Rpublique.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

20

[p. 11]

Introduction Les traditions franaises

Retour la table des matires

Cet ouvrage est le fruit d'un projet commun son diteur et son auteur. D'abord fournir aux tudiants de premier cycle une vision panoramique de l'histoire des institutions publiques franaises. Soit un parcours de treize sicles, inaugur par le lent effacement de l'Empire romain d'Occident. Il se termine par l'vocation des trois premires annes de la Rvolution, qui marquent encore profondment notre vie politique et le droit positif. Il fallait le faire dans un volume et donc pour un prix raisonnables. D'o un premier choix, qui m'apparut trs clair. Loin de prtendre l'exhaustivit, tombeau de bien des ouvrages, j'ai souhait mettre l'accent sur la dimension politique de l'histoire de nos institutions. Celle des rapports de comptition, subordination ou coexistence existant entre les diffrentes forces qui ont lutt pour le contrle politique des hommes et du territoire, travers une tonnante varit de configurations. En premier l'tat. C'est autour de lui que s'ordonne classiquement la notion d'institution publique ; c'est lui qui a su utiliser au mieux toute la puissance du droit et le savoir de ses interprtes. Mais aussi l'glise, la papaut, les seigneurs fodaux, la bourgeoisie : autant d'acteurs principaux de trs longues rivalits. Une autre ambition anime notre projet. Donner lire un public plus vaste, simplement intress par l'histoire de la France. Ce manuel emprunte donc l'essai. Un axe central s'imposait, sans faillir au premier but. Avant de le tracer, comprenons bien ce qu'est l'Histoire. Contrairement ce que prtendent souvent ceux qui en vivent, elle n'explique pas tout partout et toujours. Un tudiant en droit peut devenir un trs bon avocat d'affaires sans connatre le Digeste de Justinien ou le Dcret de Gratien, pas plus que la procdure formulaire. On peut se servir d'un moteur sans connatre ses mcanismes. Jusqu'au jour o celui-ci tombe en panne. Alors le recours l'histoire, ce silo d'expriences, peut s'avrer ncessaire. condition de savoir [p. 12] que l'histoire peut donner souvent des ides, et rarement des solutions. Elle n'est qu'une matire qu'il nous faut former. Si l'histoire peut clairer le prsent, elle en est toujours le reflet. C'est de notre temps que nous lanons vers elle nos questions ou y cherchons la confirmation de nos certitudes.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

21

Outre la crainte du chmage, si vive pour ses jeunes, notre socit est aujourd'hui transperce par la recherche de son identit, que cristallise bien mal et de faon trop souvent dmagogique le discours politique sur l'immigration. Car dfinir ses rapports avec l'Autre implique qu'on se cerne soi-mme. La France est-elle devenue une socit multiculturelle ; sommes-nous en marche vers la dislocation de l'unit franaise, ou au contraire vers une forme de vie dmocratique suprieure parce que davantage pluraliste ; pouvons-nous invoquer une tradition franaise qui nous donne quelques repres ? Autant de graves questions qu'il faut confronter notre histoire. Je voudrais montrer ici que l'tat franais s'est difi, et a construit la Nation, par une politique volontariste, plus affirme que dans la plupart des autres pays d'Europe occidentale. Cela au prix d'une longue et progressive tension, scande par des reculs et affaissements, entre l'ambition centralisatrice de la monarchie et la structure plurielle de la socit et des systmes juridiques la rgissant. Ltat franais et le pluralisme : telle sera notre interrogation majeure. Encore faut-il s'entendre sur les termes. La longue histoire de l'tat dans notre pays a pris bien des formes. Elle nat au sein d'un royaume barbare parmi d'autres, celui des Francs, trs loyalistes envers l'Empire romain. Elle s'incorpore ensuite au vaste Empire europen de Charlemagne. Puis tout disparat, ou presque. Durant la fodalit, la monarchie survit face aux princes territoriaux et aux pouvoirs des sires, qui s'tendent mme sur l'glise. Mais elle demeure. Et la fin du XIIe s'engage un processus qui dure encore. Le monarque et ses juristes construiront patiemment un tat aspirant l'autonomie. Par rapport au pape, dont le glaive sera bris. Par rapport aux fodaux, pour toujours abaisss depuis le soir du dimanche de Bouvines. Mais aussi, et c'est plus grave, par rapport la socit et la diversit de ses courants. L'tat franais a pens l'unit en termes d'uniformit. Sur ce point la proclamation rvolutionnaire de l'galit civique dans la Dclaration des droits de l'Homme de 1789 n'est que l'aboutissement d'un long chemin. Pourtant nous identifions exclusivement la Rpublique la tradition galitaire. Et nous ne nous trompons pas vraiment. Avec une rapidit dont nous pouvons encore nous tonner, les rvolutionnaires et leurs juristes ont en trois ans tir les consquences extrmes d'une volution plurisculaire, et renvers des obstacles que la monarchie ne pouvait ou ne voulait abattre. [p. 13] Jusqu' l'heure actuelle o vacillent les certitudes, la tradition franaise parat donc tre celle d'une triple centralisation : politique, administrative et juridique. Mais en partie seulement, et c'est l que le commerce de l'histoire devient fructueux. Car cette tradition centralisatrice, qui brille de tous ses feux partir de la Rvolution connut des checs et des engloutissements, et demeura longtemps frle et incertaine. Elle ne dut sans doute sa victoire qu' la patience et l'obstination avec lesquelles la monarchie la construisit. Elle se heurtait en effet

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

22

une autre tradition, beaucoup plus longue, et plus solidement ancre : celle du pluralisme juridique. Que signifie ce terme 1 ? Je le dfinis pour ma part comme une reprsentation thorique suivant laquelle la pluralit des groupes sociaux correspondent des systmes juridiques multiples agencs suivant des rapports de collaboration, coexistence, comptition ou ngation, suivant les circonstances historiques et sociales. Un pluralisme juridictionnel double frquemment ce pluralisme normatif. Il s'ensuit que le droit de l'tat n'est pas le seul, ni mme ncessairement le plus efficace dans la rgulation des rapports sociaux. De plus, l'individu appartient simultanment plusieurs rseaux dont chacun peut ventuellement tre producteur de droit, ce qui lui permet de jouer sur ces appartenances multiples au mieux de ses intrts. Nous verrons ainsi que le droit des relations personnelles et des rapports fonciers n'est pas le mme suivant la catgorie sociale des personnes considres. Ou encore que souvent le justiciable disposait d'une facult d'option entre la justice seigneuriale et la justice ecclsiastique, beaucoup mieux administre. Le pluralisme permet l'expression de la diversit et son maintien. Mais il peut aussi dboucher sur des conflits de normes. Le droit seigneurial du mariage est trs contraignant pour le serf, alors que le droit ecclsiastique lui octroie une beaucoup plus grande libert : le mme mariage peut tre refus par l'un et accept par l'autre. L'tudiant en droit form dans les pays anglo-saxons peut facilement comprendre les prsentations pluralistes du droit car le droit est dans ces pays moins lgifr que chez nous par le pouvoir central. Il n'en va pas de mme pour l'tudiant franais, habitu ds le dbut de ses tudes attribuer l'tat le monopole du droit. Comme l'a crit le constitutionnaliste Carr de Malberg (1861-1935) : Dans l'ordre de la ralit sociale, il ne peut natre de droit proprement dit [p. 14] antrieurement la loi de l'tat [...] le point de dpart de tout ordre juridique, c'est l'apparition de la puissance cratrice du droit, c'est--dire de l'tat lui-mme 2 . Pourtant chacun de nous constate qu'au cours de la mme journe, il peut successivement se rfrer plusieurs ordres normatifs investis de la force contraignante qu'on attribue gnralement au droit : cercle parental, associations volontaires, rglementation professionnelle, droit de l'tat, et ventuellement droit religieux. Ces systmes juridiques peuvent tre ou non reconnus par l'tat (il y a une rglementation des cercles de joueurs de ptanque qui n'est pas la mme que celle de la Mafia), mais ils existent bel et bien pour ceux qui en sont les acteurs, ou mme les adversaires1

2

Cf. J. Vanderlinden, Le pluralisme juridique. Essai de synthse , dans J. Gilissen (dir.), Le pluralisme juridique, Bruxelles, d. de l'Universit de Bruxelles, 1972, p. 19-56, Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique , Revue de la recherche juridique, 2, 1993, p. 573-583, N. Rouland, Pluralisme juridique , dans A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du droit, Paris, LGI)J, 2e d., 1993, p. 449-450. Pour l'expos des diffrentes thories du pluralisme juridique, cf. N. Rouland, Anthropologie juridique, Paris, PUF, 1988, p. 74-98. Carr de Malberg, cit par R. Maspetiol, L'tat devant la personne et la socit, Paris, 1948, p. 87.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

23

(les policiers se plaignent que les lois du milieu changent ou disparaissent). Le dbat est ouvert, mais je n'en traiterai pas ici sur le plan thorique, me contentant de remarquer avec Montesquieu : Il y a certaines ides d'uniformit qui saisissent quelquefois les grands esprits [...] mais qui frappent infailliblement les petits. Ils y trouvent un genre de perfection qu'ils reconnaissent, parce qu'il est impossible de ne pas dcouvrir les mmes poids dans la police, les mmes mesures dans le commerce, les mmes lois dans l'tat, la mme religion dans toutes ses parties. Mais cela est-il toujours propos sans exception ? [...] la grandeur du gnie ne consisterait-elle pas savoir dans quels cas il faut l'uniformit et dans quels cas il faut des diffrences ? [...] Lorsque les citoyens suivent les lois, qu'importe qu'ils suivent la mme 3 Constatons en tout cas que le pluralisme social et juridique a constitu pendant au moins une dizaine de sicles (si l'on date son affaiblissement de la fin du Moyen ge) la tradition dominante de notre pays, mme si une autre, uniformisante, l'a par la suite recouvert. Les Romains ne cherchrent jamais uniformiser l'Empire ni rpandre leur droit au dtriment des institutions autochtones. Au contraire, ils se mirent parler grec et accueillirent les divinits trangres dans leur panthon. Telle est sans doute l'une des causes majeures de la longvit de l'Empire, qui mriterait plus d'attention que sa chute. Plus tard, l'Europe nat au sein d'une diversit ethnique consacre par le droit, qui devient territoriale et pour longtemps l'ore de la fodalit. Mais mme alors, on ne change pas seulement de droit en quittant une seigneurie pour une autre. Le droit des seigneurs, celui des vilains, des serfs, des clercs ou du roi ne sont pas les mmes. Dans les universits, jusqu' la fin du XVIIe, les tudiants n'apprendront pas le droit franais, mais ceux des lites : le droit romain et le droit canonique. Un tel tableau est devenu pour nous [p. 15] d'un exotisme profond. Car nous sommes habitus l'ide selon laquelle il est normal pour tous de vivre suivant un mme droit. Ide d'ailleurs trompeuse, que dment chaque jour la profusion des rglementations catgorielles, mais c'est notre mythologie, et elle est en cela respectable. Pendant de trs longs sicles, cette ide et sembl trange l'crasante majorit des Franais. l'exception des dirigeants politiques, des administrateurs, des juristes au service du monarque et des lites ecclsiastiques : quelques minorits, mais elles formaient les premiers cercles du pouvoir, ceux qui dcident pour les autres. Or l'ore du XVIIIe sicle, s'amorce un tournant dcisif. L'tat monarchique renat, et va entreprendre avec patience et efficacit d'teindre les diffrents foyers du pluralisme juridique. Aujourd'hui, nous semblons de nouveau parvenus une croise des chemins. Les monopoles de l'tat sont dmantels un peu partout dans les dmocraties occidentales, au nom de la drglementation. Les revendications

3

Montesquieu, LEsprit des lois, XXIX, 18.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

24

des minorits conduisent les instances internationales et europennes dclarer leurs droits, ainsi que ceux des autochtones 4 . Il est donc temps de se tourner vers nos traditions pour en faire l'inventaire, et les rinterprter afin de pouvoir mieux rpondre aux dfis du sicle venir. Les lgistes du roi ont su plier le droit romain aux ambitions politiques de leur matre. Il n'y a nulle raison de supposer que nos tudiants seront moins habiles qu'eux une fois forms. Afin de leur faciliter le long cheminement qu'il convient maintenant d'entreprendre, j'ai adopt un plan chronologique. Une premire partie sera consacre au Haut Moyen ge (Ve-Xe sicles), o s'oprent un lent amalgame des cultures et une premire restauration de l'tat avec l'Empire carolingien. Une deuxime partie nous plongera dans le monde lgendaire et brutal de la fodalit (Xe-XIIe sicles) o se ragencent les mcanismes de distribution du pouvoir. Une troisime partie (XIIIe-XVe sicles) verra se mettre en mouvement les engrenages de la centralisation tatique qui conduiront une brve priode d'absolutisme dont la quatrime partie nous montrera les limites (XVIe-XVIIIe). Enfin, dans une cinquime partie, nous tudierons le processus rvolutionnaire (1770-1792) dont je prciserai le legs notre temps. Nous aurons alors parcouru une quinzaine de sicles. Mais comment les choses ont-elles commenc ? Rome demeurera : la plupart des habitants de l'Empire romain d'Occident en sont convaincus. Malgr les Barbares. On les connat depuis longtemps. Beaucoup d'entre eux vendent des esclaves aux Romains, des matires plus prcieuses comme l'ambre, ou s'engagent dans les lgions et combattent d'autres Barbares. Souvent des fuyards, [p. 16] apeurs par les Huns. De plus en plus, la peur se mue en violence : des domaines sont attaqus, des villes pilles. Mais en 410, la Ville tombe : le Wisigoth Alaric met Rome sac. Ds lors on doute. Et les paens accusent : le Dieu des chrtiens n'a pas protg l'Empire, qui s'tait donn lui un sicle plus tt. En Afrique, un vque berbre est boulevers. Il entreprend d'crire une mditation passionne, et pleine d'espoir 5 . L'Empire n'est peut-tre pas son terme. Mais quand cela serait, le Christ est venu rajeunir le monde romain. Associe lui, convertie, Rome rgnera pour l'ternit. Saint Augustin mourra en 430 dans sa ville d'Hippone 6 , assige par les Vandales. Dix ans plus tard, Salvien, un prtre marseillais, crit un trait sur la Providence. Les Goths y tiennent une place de choix. Pourtant, il ne les connat pas. Ils ne sont pas loin, en Aquitaine, mais ils n'ont jamais russi prendre Arles, la prfecture des Gaules. Salvien est beaucoup plus moralisateur qu'Augustin. Ses Goths sont dj des Hurons. Il nous dit : Presque tous les Barbares, pour peu qu'ils ressortissent d'un mme peuple et d'un mme roi s'aiment les uns les4 5 6

Cf. N. Rouland (dir.), Droit des minorits et des peuples autochtones ( paratre, 1996, PUF). Saint Augustin, La Cit de Dieu. Aujourd'hui Bne, en Algrie.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

25

autres 7 . Ces Bons Sauvages ont toutes les vertus. Au point que certains Romains prfrent fuir la civilisation et aller chercher parmi eux la vraie libert : Ils diffrent des peuples chez lesquels ils se retirent, ils n'ont rien de leurs manires, rien de leur langage et, si j'ose dire, rien non plus de l'odeur ftide des corps et vtements barbares [...] mais ils aiment mieux vivre libres dans une apparence d'esclavage, qu'tre esclaves dans une apparence de libert 8 . Ne nous trompons pas : c'est au monde romain que Salvien reste passionnment attach. Mais il le voit rong par les vices et l'injustice : seul le christianisme peut l'en dlivrer. Quand Salvien meurt, en 484, l'Empire d'Occident a disparu depuis huit ans. Deux checs ? Pourtant Augustin et Salvien avaient raison. Rome va survivre l'Empire, son droit modeler le ntre et engendrer nos royaumes. Mais la romanit perdure largement grce l'glise. Les villes gauloises deviennent des citadelles piscopales 9 o l'vque assure les pouvoirs du princeps. L'glise construit son droit en constant dialogue avec un droit romain purg de son paganisme. Les princes barbares que Salvien appelait de ses vux s'entourent d'une cour qui imite l'administration romaine, et utilisent ses fonctionnaires. Bientt, ils feront rdiger pour leurs sujets des codes de lois romaines et barbares. Le lent amalgame des cultures a commenc.

7 8 9

Salvien, Le Gouvernement de Dieu, V, 14, 15, p. 106, 12. Ibid., V, 5, 21, p. 108, 20. Cf. J. Bouineau, Histoire des Institutions, Paris, Litec, 1994, p. 177.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

26

[p. 17]

PREMIRE PARTIE

LE LENT AMALGAME DES CULTURES(Haut Moyen ge)

Retour la table des matires

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

27

[p. 19]

Chute de l'Empire, invasions barbares : ces termes s'associent les images familires et sinistres d'un effondrement majeur. Elles sont fausses 10 . Ou du moins doivent-elles trop des conflits plus rcents o faillit sombrer l'Europe. Les Barbares n'ont pas dclench un beau jour un Blitzkrieg contre l'Empire. Ils y ont pntr par ses interstices, aprs avoir longtemps trafiqu avec les Romains. la longue, ils se sont mme convertis au christianisme, ou plutt une dviation, l'arianisme, pour laquelle le Christ tait plus homme que dieu. Sans doute leur rusticit effarouchait-elle l'aristocratie romaine. coutons ce qu'en dit Sidoine Apollinaire (431-487), vque de Clermont, fin lettr et grand propritaire. Il crit son ami Catulinus de lui envoyer des pomes, car il lui faut se changer les ides : ... je vis au milieu des hordes chevelues ! Je n'entends que le germanique ; j'applaudis, l'air sombre, ce que chante dans son ivresse le Burgonde aux cheveux parfums de beurre rance [...]. Heureux tes yeux, heureuses tes oreilles, heureux mme ton nez, car chaque matin dix ragots m'envoient la puanteur de l'ail et de l'oignon 11 . Si ces htes pouvaient incommoder les Romains, au moins ne les submergeaient-ils pas. Car les flots barbares dferlant sur la civilisation ne sont en ralit qu'une faible houle. Au total, on estime 12 que seulement un million de Barbares ont pntr dans l'Empire, [p. 20] peupl d'une trentaine de millions d'individus 13 . Ne s'agit-il alors que de migrations inoffensives ? Pas toujours. La vritable menace vient des Huns. Ceux-ci font encore figure de guerriers redoutables et primitifs dans notre imaginaire historique. Car nous sommes tributaires des tmoignages de leurs ennemis. Les Romains d'abord. Ammien Marcellin (330-400) en fait de repoussants sauvages : ... un corps trapu et des membres suprieurs normes, et une tte dmesurment grosse 14 qui leur donne une apparence monstrueuse : vous diriez des btes deux pieds. [...]. Inconstants, sans foi, mobiles tous les vents, toujours la furie du moment. Ils savent aussi peu que les animaux ce qui est honnte ou dshonnte... Leur langage est obscur,10

11 12 13

14

J'ai essay dans un roman historique (Soleils barbares, Arles, Actes Sud, 1987) de dcrire ces temps difficiles et nuancs travers les aventures d'une Africaine, qui prgrine de l'Afrique du Nord au pays des Francs-Saliens, en passant par la Gaule du Sud-Ouest des Wisigoths Sidoine Apollinaire, Carm., XII, p. 230-231. Cf. R. Fossier, Histoire sociale de l'Occident mdival, Paris, A. Colin, 1970, p. 24-25. Et encore de faon trs progressive, car ces infiltrations durent du III au Ve soit la distance qui nous spare, en 1995, de ltablissement de la IIe Rpublique, en 1848. Dans ces conditions, il est difficile de continuer parler d invasions . Les Huns modelaient le visage des enfants en leur aplatissant le nez au moyen de bandages, et en dformant leur crne pour leur donner la forme d'un pain de sucre. Les ethnologues ont constat des pratiques de ce genre dans beaucoup de socits.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

28

contourn, empli de mtaphores, encore que pour le plus grand nombre la conversation paraisse se rsumer quelques cris, sortes d'aboiements venus du fond de la gorge ... Quant la religion, ils n'en ont point et ne pratiquent aucun culte, leur passion dominante tant la passion de l'or. Faut-il ajouter qu'ils faisaient cuire la viande sous la selle de leurs chevaux ? Une lgende : en fait, ils la plaaient cet endroit pour amortir le frottement de la selle sur le dos de leurs montures. Les propos d'Ammien ne sont-ils qu'exagrations du civilis face aux Barbares ? On constatera avec intrt que les Goths, un autre peuple barbare, sont tout aussi effrays par les Huns. Au point qu'ils tentent de donner un sens leur apparition en les incorporant leur mythologie : Filmer, roi des Goths, [...] trouva parmi son peuple certaines sorcires malfaisantes. La dfiance et le dgot qu'elles lui inspirrent furent tels qu'il les chassa de son peuple et les condamna vivre dans les grands dserts de l'est. Mais les esprits immondes qui erraient dans les solitudes, les ayant vues, s'accouplrent elles, se mlrent leurs embrassements maudits et donnrent le jour cette race, la plus farouche de toutes. La ralit est plus prosaque. Les Chinois avaient tent de sdentariser ce peuple de cavaliers, sans rel succs. Pour mettre fin aux pillages, ils franchissent la Grande Muraille et, en 35 av. J.-C., Chen Tang dtruit les troupes hunniques et tue leur khan. Il les poursuit dans leur fuite vers l'Ouest. Une longue errance commence, qui durera des sicles. Elle emporte les Huns vers la Sibrie, le Caucase et le Cachemire. En Inde, leur chef Miharakula ( Fils du Soleil ) fait graver une stle o il se glorifie des massacres commis par ses troupes. En 370, Balamir les tablit entre le Danube et le Dniepr, aux frontires de l'Empire. Soixante-cinq annes allaient [p. 21] encore s'couler avant qu'Attila n'apparaisse au tout premier plan et fdre les diffrents groupes hunniques. Celui-ci est n au dbut du Ve sicle. Le moine Jornands l'a rencontr. Il nous en dresse un portrait qu'il faut relire, car il est plus nuanc qu'il n'y parat immdiatement : Si quelque chose venait l'irriter, son visage se crispait, ses yeux lanaient des flammes ; les plus rsolus n'osaient affronter les clats de sa colre. Ses paroles et ses actes mmes taient empreints d'une sorte d'emphase calcule pour l'effet ; il ne menaait qu'en termes effrayants : quand il renversait c'tait pour dtruire plutt que pour piller ; quand il tuait, c'tait pour laisser des milliers de cadavres sans spulture en spectacle aux vivants. ct de cela, il se montrait doux pour ceux qui savaient se soumettre, exorable aux prires, gnreux envers ses serviteurs, et juge intgre vis--vis de ses sujets. Ses vtements taient simples, mais d'une grande propret ; sa nourriture se composait de viandes sans assaisonnement qu'on lui servait dans des plats de bois ; en tout sa tenue modeste et frugale contrastait avec le luxe qu'il aimait voir dployer autour de lui. Avec l'irascibilit du Hun, Attila en avait les instincts brutaux : il s'enivrait, il recherchait les femmes avec passion. Quoiqu'il et dj des pouses innombrables il en prenait chaque jour de nouvelles et ses enfants formaient presque un peuple. On ne lui connaissait aucune croyance religieuse, il ne pratiquait aucun culte ; seulement des sorciers, attachs son service comme les dhamans celui des

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

29

empereurs mongols, consultaient l'avenir sous ses yeux dans les circonstances importantes. En tout cas, Attila connaissait bien les Romains. Ceux-ci invitaient volontiers les enfants des familles barbares importantes venir parmi eux, afin de les sduire. Attila fut du nombre. Entre sa douzime et sa vingtime anne, il sjourne la cour impriale de Ravenne, apprend parler et crire le latin, et se familiarise avec la politique et l'administration romaines. Ce qui lui sera plus tard trs utile. Mais il ne se convertit pas cette civilisation, mme si, revenu dans son peuple, il coute les avis de ses scribes grecs et romains. Une pope commence, dont je dirai plus loin combien elle fut traumatisante pour l'Empire. En 451, Attila franchit le Rhin la tte d'une arme de sept cent mille hommes, forme d'une quinzaine de peuples. Une coalition de troupes romaines, gothes et franques attend dans les Champs Catalauniques, prs de Chlons-sur-Marne : elle l'arrtera. Deux ans plus tard il atteint alors la soixantaine Attila prend pour pouse Idilco, une jeune princesse germaine. La nuit de noces commence. On raconte qu'au mme moment, Marcien, l'empereur d'Orient, fait un rve : un arc de forme hunnique le menace, puis se brise et disparat. L'Empereur fait une courte prire et se rendort. Au [p. 22] matin, Attila est retrouv mort sur la couche nuptiale il a succomb de faon naturelle. Jornands raconte ses funrailles. Lorsque la nuit fut venue, les officiers creusrent une vaste fosse dans laquelle ils placrent le corps du roi et ses trsors. Ils jetaient des objets prcieux dans la tombe qui fut vite remplie. Alors, ils amoncelrent de la terre jusqu' ce qu'un haut tumulus s'levt. Vers minuit, la tche fut acheve. ce moment, les cavaliers qui avaient rclam l'honneur de suivre le mort dans l'au-del, firent au galop, une dernire fois, le tour du tumulus. Puis on les gorgea, on tua les chevaux et on les dressa debout sur des pieux autour du tombeau. Assis sur leur selle, tenant dans leurs mains l'arc et le carquois, ils formaient un cercle de figures terribles, dont les visages regardaient tous les points de l'horizon, toutes les contres du monde qu'Attila avait voulu conqurir. L'aventure est termine. Les Huns se disloquent. Certains se fixent en Hongrie, d'autres sur les rives de la mer Noire (ils y deviendront les Bulgares), la majeure partie reprend les routes de l'Orient. Mais les autres Barbares restent. Ils sont maintenant installs dans ce qui va devenir l'Europe occidentale. Ils l'organisent en royaumes plus ou moins stables, avec la collaboration de l'glise et des aristocraties romanises. Le choc des cultures va-t-il succder au fracas des armes ? Une autre comparaison vient l'esprit : l'Europe des Barbares ne serait-elle pas celle d'immigrs ? Bien des faits l'invalident. Les Barbares taient chrtiens, ou rputs tels ; nombre d'entre eux assurrent la protection militaire de l'Empire ; les nouveaux royaumes taient dirigs par des princes barbares ; l'anciennet des contacts avec la civilisation romaine avait rod les cultures barbares originelles. Pourtant, la diversit ethnique demeure, au point que pendant plusieurs sicles, elle se trouve consacre par le droit : l'Europe nat sous le signe du pluralisme juridique base ethnique.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

30

Le constat laisse rveur. Car cette coexistence que nous qualifierions aujourd'hui de multiculturalisme communautaire n'a nullement empch la fusion de se produire, comme le manifeste sous les Carolingiens la dissolution des rfrents ethniques. Preuve a contrario, les techniques dont avaient us les Romains pour intgrer les Barbares qui, comme l'hospitalit, reposaient davantage sur des principes assimilateurs, avaient finalement chou. En cela le dbat est contemporain. Mais n'oublions pas que l'histoire donne plutt des ides que des solutions. Ce premier constat est tonnant. Mais une autre surprise nous attend. C'est l'Empire qui s'efface, pas Rome. Au point qu'aujourd'hui, des pans entiers de notre droit des contrats seraient encore familiers un juriste du sicle d'Auguste. Au Moyen ge, les docteurs en droit taient rputs savants in utroque iure, en l'un et l'autre droit . Entendez le droit romain et le droit ecclsiastique (lenseignement [p. 23] du droit franais ne deviendra obligatoire dans les facults de droit qu'en 1679). Persistance des traditions romaines : la recherche la plus rcente 15 , s'appuyant sur l'tude du vocabulaire du pouvoir insiste sur leurs tenaces rsistances, au gr des remplois qu'en font les lites dirigeantes la recherche de nouvelles formes d'organisation politique. Les Mrovingiens empruntent la romanit ; Charlemagne qualifie de romain l'Empire qu'il institue ; les clercs sont pntrs de droit romain. L'influence romaine n'est pas seule jouer. L'attachement barbare la famille par le sang (les Romains fondaient davantage les liens parentaux sur la volont) est une des sources de la conception dynastique franaise dont la force vitale jaillit de la ligne mle. Faut-il pousser plus loin ? Des dictatures de notre sicle tenteront l'amalgame. Pour les fascistes italiens, le Duce rendra l'Italie la gloire de l'Empire, et les rfrences la romanit abondent dans les clichs de la propagande et la statuaire mussoliniennes. Les nazis prfrent voir en Hitler le nouveau Charlemagne qui unifiera l'Europe, mme si le Fhrer revendique pour ses troupes le qualificatif de Barbares que leur lanaient ses opposants. Bien sr, c'est lui qui avait raison, et ses entreprises mritent pleinement le terme d' invasions . Il en va autrement des migrations de peuples qui ont lentement modifi la composition ethnique de l'Europe bien des sicles auparavant. C'est leur droulement et leurs consquences qu'il nous faut maintenant tudier. Puis nous verrons comment les dynasties franques ont labor leurs propres solutions de l'ternelle nigme du pouvoir, en jouant sur les paramtres culturels que leur lguait l'histoire.

15

Cf. A. Rigaudire, Pouvoirs et institutions dans la France mdivale, tome II : Des temps fodaux aux temps de l'tat, Paris, A. Colin, 1994, p. 291-292.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

31

[p. 25]

Chapitre I

Les rapprochements entre le monde antique et les peuples barbares(du Bas-Empire aux dynasties franques)

Retour la table des matires

L'Europe se forme par un lent amalgame des cultures au gr de dplacements de peuples pousss des confins vers la romanit occidentale. Les Romains vont tenter de les combattre, puis choueront les intgrer. C'est seulement l'Empire disparu que romanit, christianisme et apports barbares vont entrer en osmose pour crer un nouveau monde. Le ntre.

SECTION 1

LE DCLENCHEMENT DES MIGRATIONS ET LES CAUSES DES PRESSIONS BARBARESLes migrations des Barbares obissent des impulsions varies, et sont dues des causes complexes 16 .

A. LE DCLENCHEMENT DES MIGRATIONSTrois phases se succdent. Due l'branlement des Huns, la dernire fut la plus importante. La premire impulsion se situe vers le milieu du IIe sicle. Elle est donne par les peuples goths descendant de la Baltique vers la [p. 26] mer Noire 17 . D'o des migrations en cascades et les premiers dbordements du limes, tout le long de

16

17

Cf. L.-R. Mnager, La Chute de lEmpire romain (Marseille, Centre rgional de documentation pdagogique, 1966), qui insiste sur les aspects ngatifs de ces migrations. Sur l'histoire vrai dire tragique des Goths, on lira avec intrt S. Teillet, Des Goths la nation gothique, Paris, Les Belles Lettres, 1984. L'histoire aurait trs bien pu tourner d'une manire telle que notre pays soit aujourd'hui la Gothie, et non pas la France, le pays des Francs...

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

32

la frontire danubienne. Ils se produisirent d'autant plus facilement que la guerre contre les Parthes avait forc Rome dgarnir ses frontires. La seconde phase dure tout le IIIe sicle. Jusqu'en 265, ce sont surtout les Goths qui en sont les acteurs, puis les Alamans et les Vandales. Toutefois, il ne s'agit pas d'invasions massives, mais de troubles frontaliers. Il y a bien deux incursions meurtrires en Gaule, mais elles ne se produisent qu'en raison de l'tat d'anarchie des provinces gauloises cette poque. La troisime phase commence partir de 375. Les Huns en sont responsables. Ils branlent tous les autres peuples barbares, soit qu'ils soient allis avec eux, soit que ces peuples fuient, leur errance les conduisant vers l'Empire. Les Alains, tablis entre la Volga et le Dniepr, sont les premiers subir le flot hunnique ; ils sont contraints la fuite et se heurtent aux Goths de Bessarabie, lesquels leur tour pressent les Taifales et les Sarmates de Valachie. De la grande plaine roumaine du Moyen Danube, les hordes iraniennes et germaniques irradient sur la partie orientale de l'Empire, cependant qu'au Nord la fdration vandale dferle sur l'Allemagne et bientt sur la Gaule. Et en 406 commence l'invasion de l'Italie. Trois traits sont retenir. D'une part, la diversit des peuples barbares, qui viennent aussi bien de Norvge que d'Iran. Diversit aussi de leur attitude : certains ne posent pas de problmes, comme les Burgondes, d'autres sont au contraire belliqueux, comme les Goths, ce qui ne les empche pas de combattre parfois auprs des Romains. Il a donc fallu une cause majeure pour prcipiter l'ensemble de ces peuples, trs loigns par leurs origines et leurs mentalits, contre l'Empire romain. Une bonne partie, sinon la majorit d'entre eux taient eux-mmes envahis. Ce sont les Huns qui ont jou ce rle de catalyseur. Enfin, les grandes invasions hunniques du Ve sicle taient prpares par des ttonnements barbares sur le limes, qui avaient commenc ds le IIe sicle et s'taient depuis poursuivis avec plus ou moins d'ampleur, et avaient t en tout cas largement facilits par les priodes d'anarchie intrieure qu'avait traverses l'Empire, la suite des guerres de succession au trne imprial. Rien dans tout cela n'voque l'image trop familire du Blitzkrieg, Les Barbares sont souvent des fuyards, et ces migrations n'auraient [p. 27] pas eu toute leur ampleur si l'Empire n'tait pas devenu un organisme affaibli. Tentons d'lucider leurs causes.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

33

B. LES CAUSES DES MIGRATIONSRetour la table des matires

Certaines tiennent aux Barbares, d'autres aux Romains. Causes barbares Ce sont les impratifs naturels et l'expansion dmographique. Les peuples de l'Antiquit taient beaucoup plus dpendants que nous des lments naturels : le climat pouvait modifier les conditions de vie un point tel que de grandes migrations devenaient une ncessit vitale. C'est particulirement vrai des peuples pastoraux : ceux-ci sont nomades ou semi-nomades, et quand leurs troupeaux dprissent, ils vont ailleurs chercher de meilleures conditions climatiques. Or les peuples initiateurs des grandes invasions barbares taient de ce type. Ne sont-ce pas des variations climatiques qui auraient engendr les grands dplacements barbares ? Un des moyens d'investigation les plus srs en ce domaine s'est rvl tre l'emploi de la dendrochronologie, invente au dbut de ce sicle par le climatologue amricain Ellsworth Huntington. Les lignes concentriques qui apparaissent dans les sections des troncs d'arbres permettent de calculer l'ge de l'arbre. Selon que les annes ont t pluvieuses ou sches, l'paisseur et l'aspect des couches varient considrablement. Les arbres arrivent ainsi constituer de vritables archives mtorologiques. Huntington a tudi 450 squoias, qui sont les plus vieux arbres au monde. Leur ge varie entre 250 et 3 250 ans. Le savant en tira certaines conclusions, corrobores par d'autres travaux effectus suivant la mme mthode en Scandinavie et en Europe. Le rsultat est capital. Entre 300 et 400, une priode de scheresse trs grave s'abattit au nord et l'est de l'Europe. Les impratifs naturels eurent donc un rle prpondrant de dplacement des Goths et des Huns : le hasard ne peut ici jouer. Une trs nette expansion dmographique aggrava les consquences de cette dgradation du climat. Les ressources devinrent ds lors insuffisantes, d'autant plus que les Barbares n'avaient leur disposition aucune technique agricole leur permettant de forcer les sols et d'accrotre leurs rendements. Cette expansion dmographique explique donc elle aussi les migrations. Elles purent aussi se produire parce que l'Empire apparaissait comme le vieil homme malade , pour reprendre une expression qui a fait fortune au XIXe sicle sous d'autres latitudes.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

34

[p. 28] Causes romaines Les Barbares ont pu pntrer dans l'Empire en raison de la faiblesse de l'arme romaine, mais aussi parce que celui-ci a travers plusieurs phases de grave instabilit et d'anarchie. Il est d'ailleurs frappant de constater avec quel automatisme les diverses vagues d'invasions barbares concident exactement avec ces priodes d'anarchie interne. En 235, la mort d'Alexandre Svre est suivie d'une priode d'anarchie o plusieurs prtendants se disputent le trne. Les Alamans en profitent pour dvaster certaines provinces. En 238, les Goths profitent de la scession africaine contre l'empereur Maximin et des troubles qui s'ensuivent. En 248, les Goths et les Vandales ravagent la Thrace la faveur de la confusion qui rsulte de l'instauration simultane de quatre pseudo-empereurs en face de l'empereur Philippe, qui n'est d'ailleurs lui-mme qu'un usurpateur heureux. En 251, la mort de Dce est suivie de conflits entre ses successeurs qui marquent le dbut d'une longue priode d'invasions des Francs et des Alamans en Gaule. Vacillante sur le plan militaire, Rome n'en chercha pas moins amortir par d'autres moyens ces secousses migratoires. dfaut de faire refluer les Barbares, il fallait tenter de les intgrer.

SECTION II

LA FUSION MANQUE : LES TENTATIVES ROMAINES D'ASSIMILATION DES BARBARESRetour la table des matires

Comment amadouer les Barbares ? En faisant de certains d'entre eux des allis dans la dfense de l'Empire, et en donnant aux fuyards la scurit qu'ils recherchaient sous la forme d'un accueil pacifique : l'hospitalit.

A. FORMES DE PARTICIPATION LA DFENSE DE LEMPIRELes premires incursions barbares se produisirent la charnire entre le IIe et le IIIe sicle. L'poque de la splendeur romaine n'tait pas si loin. Les Romains commencrent par recourir certaines vieilles mthodes : l'crasement militaire de toutes les insurrections. Il y eut bien quelques tentatives de conciliation appuyes par le versement de tributs, mais elles furent l'exception. En gnral, les

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

35

Barbares taient considrs comme des sauvages qu'il fallait anantir, [p. 29] et dont on pouvait la rigueur se servir comme soldats ou comme esclaves dans les grands domaines pour remdier la pnurie de main-d'uvre agricole. Mais partir de 375, la pousse hunnique obligea Rome rviser ses conceptions sur le sujet. Son potentiel militaire tait devenu insuffisant. De 375 440, les Romains s'efforcrent de matriser pacifiquement les invasions barbares en posant des principes de coopration. La premire mthode fut celle qu'affectionnera par la suite la diplomatie britannique : diviser pour rgner. la fin du IIIe sicle, les Romains commencrent jouer les Barbares les uns contre les autres, esprant ainsi les affaiblir : Rome confie aux Francs-Saliens installs en Hollande le soin d'interdire l'accs du Rhin leurs congnres. En 400, Claudien, le pote de la cour impriale, exprime parfaitement cette politique : En faisant habilement s'affronter des nations surs, nous affaiblissons nos farouches ennemis danubiens ; l'avantage pour nous est double dans cette bataille : des deux cts, des Barbares, tourns les uns contre les autres, tombent pour notre grand profit. Rome ainsi s'appuyait sur un peuple pour combattre l'autre. Gnralement cet appui prenait la forme d'un trait, d'o le nom de fdrs (fdus signifie trait en latin) donn aux Barbares allis de Rome. Elle remettait ses allis des territoires et des subsides en argent ou en nature. Mais de tels traits se rvlrent fragiles. Pour les Romains, les traits liaient un tat un autre tat. Pour les Barbares, ils taient passs de chef chef, et quand l'un d'eux mourait, ils ne s'estimaient plus tenus. D'autre part, pour les Barbares, un trait ne tenait que dans la mesure de la stabilit de la situation qu'il engendrait : ds que l'anarchie s'instaurait dans l'Empire ou que la puissance de l'arme romaine dclinait, ils s'estimaient dlis de leurs engagements. La rapide succession au pouvoir de sries d'empereurs imposs par l'arme durant tout le Bas-Empire ainsi que les priodes de crises taient donc autant d'occasions de ruptures unilatrales. D'autre part, les Romains eux-mmes, par suite de la crise conomique gnrale, manquaient souvent fournir leurs allis barbares les contributions financires et alimentaires qu'ils leur avaient promises, d'o une nouvelle source de rupture. Ajoutons que, peu peu, les empereurs en vinrent utiliser les fdrs comme des forces purement internes dont ils se servaient lors des guerres civiles, chaque prtendant au trne ayant son contingent de Barbares. Ceux-ci en prirent conscience, et finirent par se vendre au plus offrant. La tactique des traits dboucha donc sur un chec. Au dbut du Ve sicle, on essaya un ultime remde : l'hospitalit.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

36

[p. 30]

B. L'HOSPITALITRetour la table des matires

L'hospitalitas tait l'origine le systme de cantonnement des troupes romaines chez l'habitant. Il fut appliqu dans un tout autre contexte certains groupes barbares migrants, qui souhaitaient s'installer sur une terre de faon durable avec leurs familles et leurs compagnons. Ceci va dboucher sur un vritable partage des terres entre les populations romanises et leurs htes barbares chargs en contrepartie d'assurer leur protection militaire. Les Barbares obtenaient le plus souvent la moiti des terres, parfois mme les deux tiers. Les premiers bnficier de cette nouvelle politique furent les Alains en 439, qui Rome donna une partie de la rive gauche du Rhin. Comme ils se comportrent ensuite sagement, ce territoire fut progressivement tendu. Mais en 461, l'Italie sombrait dans le chaos. Les Alains se joignirent alors ses envahisseurs, avant d'tre vaincus en 464 par Childric, le roi des Francs. Les Burgondes reurent eux aussi du sol romain, plus prcisment le sud du Jura franais et la Suisse romande. Les autres groupes burgondes en profitrent pour annexer toute la rgion allant du lac Lman Lyon, et petit petit, au moment de la chute de Rome, ils seront arrivs dominer le territoire franais de la Champagne la Durance. Quant aux Francs, ils essayrent de rester fidles l'Empire jusqu'au bout et de maintenir une prsence romaine dans le quart nord-est de la Gaule. Mais c'tait l'exception. ct d'eux, les Wisigoths, malgr les concessions de terres importantes dont ils jouissaient en Aquitaine, occuprent tout le Languedoc de 465 467, et partir de 469 entrrent en guerre ouverte contre Rome. En 475, ils se rendirent matres de l'Espagne. Ajoutons qu'en dehors de ces pisodes guerriers, on peut se demander si l'hospitalitas n'aurait pas chou de toute faon en tant que politique d'intgration. Les peuples barbares qui en bnficirent taient diversement acculturs par rapport la civilisation romaine. Mais leurs spcificits ethniques taient encore fortes, mme s'ils restaient trs minoritaires (on estime qu'en Gaule il n'y avait qu'environ 350 000 Barbares pour 7 millions de Gallo-Romains). La question de l'effet assimilateur de l'hospitalitas reste controverse. Mais l'archologie et l'onomastique offrent beaucoup d'exemples montrant que les Barbares ont prfr rester groups en communauts ethniques (parfois nommes Fara, d'o le terme de La Fare , qui dsigne encore certaines agglomrations) plutt que de s'intgrer. En fait la fusion aurait bien lieu, mais beaucoup plus tard, et plus lentement. Dans son ge d'or, l'Empire avait su, par une politique [p. 31] pluraliste, assurer la

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

37

coexistence entre des cultures aussi nombreuses que diverses. Maintenant tait venu le temps de l'chec.

SECTION III

L'CHEC ROMAINRetour la table des matires

L'historiographie oscille entre deux extrmes. Tantt les Barbares sont dcrits comme des sauvages avides de carnages ; tantt ils ne sont que des migrants dont le dsespoir peut excuser les brutalits, dont les Romains avaient par ailleurs amplement dmontr qu'ils savaient aussi se montrer capables. Gardons-nous de ces excs, et sachons nous projeter dans la longue dure. Nous ne pouvons pas fermer les yeux sur les dvastations que subit le monde romain du fait des Barbares. Elles ne sont pas la cause de son effondrement, mais elles y contriburent, comme nous le montrera l'examen de quelques thories sur la disparition de l'Empire d'Occident. Mais c'est l'Empire qui s'abme dans le pass. La romanit, elle, subsistera et finira par dissoudre les cultures barbares. Plus tard, beaucoup plus tard.

A. LE BILAN CONOMIQUE DES DVASTATIONSRome urbanisa de larges parties des territoires qu'elle conquit. Or les villes vont tre les plus touches par les invasions barbares : l sont les richesses. Cette destruction des villes devait entraner une ruine durable des activits conomiques et intellectuelles dont elles constituaient autant de centres. Enfin, psychologiquement, elle engendra la peur. Peur devant les Barbares, peur devant les guerres civiles, peur des soldats, peur de l'avenir. La vie se rtracta l'intrieur des campagnes : notre civilisation occidentale commenait bien mal. Quand on examine, mme sommairement, le bilan des dgts dans les provinces occidentales, on ne s'tonne gure de la gnralisation de cette peur. La Gaule. De 406 409, les Vandales parcourent chaque rgion de la Gaule en la dvastant. L'vque d'Auch, Orientus, voque ces dvastations : Dans les bourgs, les domaines, les campagnes, les carrefours, les villages, et l, tout au long des routes, on ne voit plus que mort, douleur, destruction, dsastre, incendie et deuil : enfin la Gaule entire n'a t qu'un bcher fumant. Les Vandales partis, ce sont les Wisigoths qui arrivent et ne laissent [p. 32] derrire eux que des villes saccages et des campagnes ruines, sans compter les

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

38

massacres inspirs par la seule cruaut : Mayence, en Aquitaine, toutes les populations sont extermines, y compris les enfants. La famine s'installa pour longtemps sur ces territoires qui avaient compt parmi les plus riches de l'Empire. Elle inaugurait l'tat de dtresse rurale qui se manifesta souvent durant le Haut Moyen ge. Mme les terres qui avaient fait l'objet de concessions des Barbares fdrs n'taient pas exemptes de ces exactions, tant donn la fragilit des traits. Ajoutons que ces peuples barbares taient souvent de pitres agriculteurs. On en a la certitude au moins pour les Wisigoths qui occuprent une trs grande partie de la Gaule : l'conomie wisigothique reposait essentiellement sur le trafic d'esclaves. Leur installation dans la riche Aquitaine ne changea rien leur mode de vie, et ils puisrent trs vite la rgion qu'ils ne surent pas mettre en valeur : ils dcidrent donc d'envahir l'Italie. En Espagne, le bilan est du mme ordre. Les Alains et les Vandales avaient demand Rome de les tablir en Espagne titre de fdrs. Comptant sur l'appui des Wisigoths, Rome refusa. Les Vandales et les Alains se mirent alors ravager l'Espagne : ils le firent si bien qu'en de nombreux endroits l'anthropophagie fit son apparition, ainsi que la peste. Les btes fauves sortaient de leurs tanires pour rder dans les villes ou ce qu'il en restait et manger les cadavres. En 416 et 418, les Wisigoths intervinrent pour rtablir l'ordre : presque tous les Alains furent anantis. L'Espagne tait exsangue, au point que les Wisigoths passrent en Afrique pour continuer le pillage. L'Afrique. Les provinces africaines constituaient l'une des plus grandes terres bl du monde mditerranen. Rome en tirait ses crales, ainsi que de la Sicile et de la Sardaigne. Le scnario de l'invasion se droula de la mme faon qu'ailleurs. Les Barbares non seulement pillrent le pays, mais massacrrent et torturrent ses habitants, sans distinction d'ge ou de sexe. On cite de nombreux cas de femmes enceintes ventres, de viols de religieuses, au point que le pape Lon conseilla aux vques de les regarder comme une catgorie spciale de fidles, au mme titre que les veuves ou les vierges. Des traits furent signs avec Rome qui avaient pour but de fixer l'expansion barbare, mais les Vandales ne les respectrent pas. En 468, ils envahirent la Sicile, et y restrent. En 455, Rome elle-mme fut prise par le chef vandale Gensric. LItalie. Au dbut du Ve sicle, l'Empire d'Occident tait gouvern par Stilicon qui avait essay de contenir les Barbares d'Alaric en leur versant des tributs. la mort de Stilicon, le parti romain massacre les familles des soldats germaniques stationns dans les [p. 33] villes italiennes. Du coup, 30 000 mercenaires goths et huns dsertent et se joignent Alaric en le suppliant d'envahir l'Italie pour venger leurs morts. Celui-ci en profite pour formuler de nouvelles demandes de subsides et de terres, que Rome refuse. Alors, en 410, les Wisigoths d'Alaric prennent Rome et la pillent et l'incendient pendant trois jours. L'Italie tout entire fut ravage jusqu'en 411. En 413, la misre tait telle qu'Honorius, l'empereur de Rome, dut exempter d'impt toute l'Italie mridionale.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

39

En 451, soit une quarantaine d'annes aprs, l'Italie ne s'tait toujours pas releve des coups ports par Alaric et ses successeurs. En 455, Gensric le Wisigoth reprenait Rome. Elle fut soumise au pillage pendant quatorze jours, et ses habitants rduits en grande partie en esclavage. L'Italie fut de nouveau razzie. On peut mesurer l'incidence conomique des dprdations barbares de faon indirecte, par le biais du budget. Plus ils devenaient puissants, plus les Barbares demandaient de gros subsides pour se tenir tranquilles : c'est le systme bien connu du racket. Le cas des Huns est trs explicite de ce chantage. En 430, Thodose accepte de verser au chef hun Ruas un tribut annuel de 350 livres d'or. Peu aprs Ruas meurt, et Attila, son successeur, exige un doublement du tribut et le rachat des prisonniers romains qu'il dtient, pour huit sous d'or chacun : moins que le prix d'un esclave... Puis Attila n'en attaque pas moins la Yougoslavie et la Grce, et exige pour s'arrter qu'on triple le tribut, soit 2 100 livres d'or. Un poids crasant. Cet argent tait d'autant plus difficile trouver que, du fait des invasions, les rentres fiscales diminuaient beaucoup. En 422, la province d'Afrique est abandonne pour 1/3 par ses habitants ; en Byzacne, la moiti ; en Numidie, les 12/13. En Italie, les empereurs avaient t obligs de consentir des exemptions d'impts. En Espagne, en Gaule et en Bretagne, les ravages avaient t tels qu'aucune rentre fiscale n'en tait plus attendue. Au milieu du Ve sicle, l'Empire d'Occident tait rduit l'Italie et pratiquement sans ressources. La dposition de Romulus Augustule devait intervenir une vingtaine d'annes plus tard, et on ne peut que s'tonner qu'elle n'ait pas touch beaucoup plus tt ses prdcesseurs, qui n'avaient plus gure d'empereurs que les insignes.

B. LA DISPARITION DE LEMPIRE D'OCCIDENTRetour la table des matires

La date de 476 est traditionnellement prise pour signifier la fin de l'Empire d'Occident : elle marque la dposition du dernier empereur romain, Romulus Augustule. Mais l'Empire romain d'Occident n'tait plus qu'une fiction. Derrire les faits qui se droulent au long du troisime quart du Ve sicle se forme toute une problmatique de la chute de l'Empire. Les auteurs concordent quant la liste des [p. 34] causes, mais les difficults commencent quand on tente de les classer par ordre d'importance. Les faits En 406, les peuples barbares, pousss par les Huns, dferlent sur l'Europe et sur l'Italie. Au cours de ce sicle, Rome sera prise et pille plusieurs fois. L'autorit publique et la notion d'tat s'affaissent. L'aristocratie compose avec les princes barbares, ce qui renforce son indpendance l'gard de l'tat et lui permet de vivre de faon de plus en plus autonome sur ses grands domaines. Cette

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

40

noblesse pactise galement avec les chefs militaires, toujours pour chapper l'autorit de l'tat. Ceux-ci s'allient aussi aux Barbares, chez qui ils trouvent les soldats dont ils ont besoin pour tenter de raliser leurs ambitions. La dfense de l'Empire se restreint l'chelon local : en 440, Valentinien dcide qu'aucun citoyen romain ne sera contraint prendre les armes, sauf pour dfendre sa ville en cas d'attaque. Signe des temps... L'effondrement dfinitif se produit dans les annes 455-476. Il a t acclr d'une part par l'extinction de la famille valentiniano-thodosienne qui dtruit le loyalisme dynastique et prive d'autorit les empereurs suivants, et d'autre part, par les progrs des royaumes romano-germaniques. Voici, brivement rsumes, les vingt dernires annes de l'Empire d'Occident. Valentinien III succombe en 455 la coalition de chefs militaires fidles Aetius et la noblesse romaine. Le pouvoir rel passe aux coaliss qui portent sur le trne Ptrone Maxime, puis Avitus. Mais cette coalition n'est gure durable, d'autant plus que le rle sans cesse accru des Barbares dans l'arme fait passer la prminence des officiers romains aux officiers barbares. De 457 472, le Suve Ricimer, patrice et matre de la milice, fait monter successivement sur le trne Majorien, Libius Svre, Anthemius, Olybrius. Aprs eux, le roi des Burgondes, Gondebaud, un neveu de Ricimer, fait proclamer Glycre ; l'empereur de Constantinople lui oppose Julius Nepos. Pendant tout ce temps l'Empire s'tait amenuis au seul territoire italien. Les rentres fiscales taient donc devenues inexistantes, au point que l'arme d'Italie n'tait plus paye que trs irrgulirement. Elle n'tait d'ailleurs italienne que de nom, car pratiquement exclusivement forme de Germains orientaux. Cette arme prit pour chef Odoacre, roi des Skires, dont le pre venait de mourir en combattant les Ostrogoths. Odoacre exigea pour ses troupes le rgime de l'hospitalitas en Italie. Le matre des milices Oreste refusa. Celui-ci avait entre-temps fait proclamer empereur son jeune fils, Romulus Augustule. Les soldats barbares se rvoltrent alors en se donnant Odoacre pour roi. Odoacre fit excuter Oreste, dposa Romulus, et lui attribua une rsidence en [p. 35] Campanie et une large pension annuelle de 6 000 sous d'or : traitement de faveur, eu gard aux murs du temps. Odoacre renvoya en mme temps les insignes impriaux l'empereur d'Orient, mais il ne faut pas se mprendre sur la signification de cet acte. Ce n'tait pas un geste de dfi, ni le constat de la liquidation de l'empire d'Occident. En agissant ainsi, il voulait seulement signifier l'empereur d'Orient qu'il le reconnaissait comme empereur unique de tout l'Empire, et qu'il entendait tenir de lui le gouvernement de l'Italie, o il dsirait s'installer. Ce geste marque cependant la fin de l'Empire d'Occident : l'empereur d'Orient avait assez faire chez lui. D'ailleurs il n'avait pu empcher l'effondrement de l'Empire d'Occident bien qu'il ait plusieurs fois envoy des troupes pour aider son empereur. L'Empire d'Occident semble renatre plus tard, accultur, sous la forme du Saint Empire romain germanique. Mais avec lui commence une autre civilisation : la ntre.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

41

La problmatique Les thories sur les causes de la chute de l'Empire privilgient selon les auteurs l'un ou l'autre facteur. Mais on a tendance ngliger le tmoignage des contemporains de la chute. Bien sr, ils n'ont de valeur qu'au second degr. Ces contemporains taient trop dpendants de l'vnement pour pouvoir porter sur lui un jugement objectif. Mais leur tmoignage n'est pas inutile. 1. Les opinions des contemporains de la chute de l'Empire Remarquons que les crivains romains pensrent la fin de Rome bien avant que les premiers signes du dclin de l'Empire n'apparaissent. Dans les priodes de crise, cette inquitude tait souvent prsente. Au IIe sicle av. J.-C., il en est ainsi de Polybe ; au Ier sicle ap. J.-C., Snque croit voir dans le recul des institutions rpublicaines les stigmates d'une dchance trs prochaine. La grande crise du IIIe sicle est interprte par saint Cyprien, l'vque de Carthage, comme le chtiment divin des perscuteurs des chrtiens, les Romains : Le monde tmoigne assez par la dcadence de toutes choses qu'il approche de sa fin. C'est une loi de Dieu et de la nature que tout ce qui commence prenne fin et qu'aprs qu'une chose est arrive un certain point de force et de grandeur, elle dchoit et s'affaiblisse, pour se dtruire ensuite. Tel tait le fond des convictions chrtiennes sur la crise de l'Empire et les invasions barbares : Attila fut surnomm le flau de Dieu . ct des chrtiens, les derniers tenants de l'antique religion, les paens, adoptaient le mme type de raisonnement, mais en le retournant contre les chrtiens. Pour eux la catastrophe avait commenc quand on avait adopt le christianisme et qu'il avait [p. 36] supplant la religion des anctres. Cette thorie est exprime pour la premire fois par l'crivain grec Libanius, au milieu du IVe sicle, qui reprsente l'lite intellectuelle et les grands propritaires fonciers du Moyen-Orient. Mais c'est surtout Puntilius Nomatianus qui reflte l'aristocratie snatoriale provinciale du Ve sicle, qui en est le pre : pour lui, tout le mal vient de l'expansion du christianisme, cette doctrine qui prche le refus du service dans les lgions et l'abstention de toute charge publique. Ammien Marcellin est beaucoup plus objectif. Il ne dit pas quel facteur a t le plus agissant dans le pourrissement de la situation. Mais il cite tous ceux qui l'engendrrent : Facteurs moraux et politiques : le palais est devenu un sminaire de vices, les murs publiques sont ronges par la corruption, la terreur policire engendre des perscutions massives, l'incurie du gouvernement laisse la porte ouverte aux Barbares, les classes suprieures vivent dans le luxe et la dpravation.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

42

Facteurs militaires : la dissolution de l'arme et la lchet des soldats porte confier des Barbares la dfense de l'Empire et les hautes charges administratives et politiques. Facteurs conomiques : le peuple est ruin par les exactions fiscales sans que cela vite la ruine du budget de l'tat. Tous ces arguments seront repris par les historiens des sicles postrieurs qui s'efforceront de les classer. 2. Les opinions des auteurs modernes 18 Jusqu' la fin du XVIIIe sicle, on a pens que les causes du dclin de l'Empire taient internes. Au XVIe sicle, Machiavel avait essay de les dcouvrir dans la constitution politique de Rome. Au dbut du XVIIIe sicle, Montesquieu, dans ses Considrations sur la grandeur et la dcadence des Romains, s'appliquait dmontrer que deux des principales raisons de la chute de Rome rsidaient dans le pouvoir tyrannique de l'arme et dans le got excessif des Romains pour le luxe. Un peu plus tard, Voltaire et Gibbon mirent le christianisme en accusation : il avait provoqu les mutations politiques, sociales et idologiques qui avaient conduit l'Empire sa ruine. Au XIXe sicle seulement on prend conscience de l'importance du rle jou par les Barbares. Ce n'est pas un hasard si l'on y pense cette poque-l. L'affirmation intransigeante des nationalismes un peu partout en Europe, la prdominance allemande en matire de recherche : tout pousse privilgier les facteurs externes. Les thories de Karl Marx et de ses disciples marquent une rupture trs nette avec ces opinions. Elles abordent le problme d'un point de [p. 37] vue beaucoup plus large, et pour la premire fois, tiennent grand compte des facteurs conomiques et sociaux. L'cole marxiste proclame d'abord que l'Empire romain s'est croul sous le poids d'une structure sociale monstrueuse fonde sur l'esclavage. L'volution conomique aurait dtermin la lutte entre matres et esclaves, et on serait pass un nouveau type d'conomie, dite fodale. Par la suite les marxistes changrent d'opinion, et au lieu d'opter pour une coupure brutale, mirent l'accent sur le rle de charnire entre l'Antiquit et le Moyen ge jou par le Bas-Empire dans l'amnagement de structures diffrencies dans le monde du travail. Malgr ses atermoiements, l'cole marxiste a rendu l'historiographie un service inapprciable en mettant l'accent sur la continuit entre les phnomnes sociaux, politiques et conomiques et en insistant sur l'importance des faits concrets et de l'conomie dans l'volution du monde antique. En effet, toute une srie d'auteurs marxistes ont recherch dans l'conomie la cause de la chute de l'Empire. En 1895, Eduard Meyer expose dans Die wirtschaftliche Entwicklung des Altertums que le passage d'une conomie18

Cf. L.-R. Mnager, op. cit.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

43

montaire une conomie naturelle a prcipit la socit antique dans la dcadence du Haut Moyen ge : les premiers signes apparaissent sous Diocltien qui permet que soldes et traitements soient pays en nature. En 1923, le Sudois Axel Persson part d'une hypothse diffrente. L'organisation d'un systme d'impts en nature avait t conue par l'tat pour rpondre un manque croissant de main-d'uvre durant la seconde moiti du IIIe et tout le IVe sicle : en effet la diminution du nombre des producteurs aurait entran la hausse des prix et la dvaluation de la monnaie. L'tat dut entrer dans un systme d'conomie dirige et socialiser les salaires et les prix. Et au Ve sicle l'entreprise fut couronne de succs puisqu'une monnaie saine fut rtablie. On peut simplement remarquer que cela explique d'autant moins pourquoi l'Empire est quand mme tomb. En 1926, Michael Rostovtzeff, dans Social and Economic History of the Roman Empire, renouvelle le dbat. Pour Rostovtzeff, le IIIe sicle a t un tournant dans l'histoire humaine. Il a marqu la fin de la civilisation urbaine et de la bourgeoisie des cits, et le dbut du rle historique des masses paysannes auparavant exploites par cette bourgeoisie urbaine. L'auteur pense que l'arme, qui dominait la transmission du pouvoir imprial, tait surtout compose de paysans, et qu'il se produisit une jonction paysans-soldats contre l'aristocratie bourgeoise. Cette lutte des classes se termina par la victoire des proltaires paysans sur les bourgeois citadins, ce qui signifiait la fin de Rome et le dbut du Moyen ge, la monarchie cdant la place aux puissances rurales fodales, et l'conomie urbaine l'conomie naturelle. Pour Rostovtzeff, le IIIe sicle ouvre donc sur le Moyen ge auquel le Bas-Empire n'est qu'un prlude chaotique : la dcadence [p. 38] du monde antique, c'est l'absorption des classes duques par les masses, absorption accompagne d'un nivellement gnral des niveaux de vie. Malgr ses allures marxistes, c'est donc une thorie finalement assez conservatrice. L'ide de conflit entre bourgeois et paysans dveloppe par Rostovtzeff fut ensuite reprise par de nombreux auteurs, dont le Finlandais Gunnar Mickwitz. Mais pour lui, l'arme n'est pas aux cts des paysans, au contraire, elle est le soutien naturel de la bureaucratie et de la bourgeoisie. L'arme et la bureaucratie, devant la thsaurisation des bonnes monnaies et les dvaluations des autres, rclament leurs soldes et traitements en nature, alors que les contribuables, 90% des paysans, auraient prfr payer l'impt avec des monnaies dvalues. La lutte entre les deux systmes, paiement en nature ou en espces, aurait t celle des paysans contre les bourgeois de l'arme et de la bureaucratie : la victoire des paysans entrana celle de l'conomie naturelle et le retour la barbarie. Que penser de ces diffrentes thses ? mon avis, ces thories privilgient abusivement les facteurs conomiques de la mme faon que les opinions antrieures mettaient trop l'accent sur les facteurs spcifiquement politiques, ou sur les invasions barbares. C'est ce qu'ont montr en particulier Andr Piganiol et Santo Mazzarino. Ces auteurs font remarquer que le problme conomique et

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

44

social du Bas-Empire n'est pas rductible au conflit entre l'conomie naturelle et l'conomie montaire. Le monde paysan tait puis par d'autres causes : effort militaire constant, recrutement des soldats, hyper-fiscalit, et ces causes ne s'intgrent pas toutes dans le schma d'un conflit entre bourgeois et paysans. De plus on fait remarquer que si l'Empire s'est effondr, les Barbares y ont contribu. Mais Andr Piganiol, dans son dsir de ne pas privilgier les causes internes, fait la part trop belle aux Barbares : pour lui, aprs la terrible crise du IIIe sicle, il se produit au IVe un magnifique redressement qui aurait sauv le monde antique si n'avaient pas eu lieu justement les invasions barbares. Ferdinand Lot, pourtant un des partisans de Piganiol, devait dans son livre La Fin du monde antique et le dbut du Moyen ge, paru en 1951, corriger ce que ce point de vue avait de manifestement excessif. Piganiol lui-mme rectifiait alors le tir : On ne croit plus aujourd'hui que les Barbares aient triomph grce la supriorit de leurs effectifs. Beaucoup d'entre eux taient des fuyards refouls par la pression des nomades d'Asie. Ils ont profit de l'affaiblissement de l'Empire, caus par les luttes de classes, la crise conomique et financire, les conflits religieux. L'Empire a t submerg par l'afflux des fuyards 19 . On pense maintenant qu'il y a eu un processus cumulatif de [p. 39] facteurs internes et externes : les migrations barbares n'auraient pas eu leur gravit si l'anarchie intrieure n'avait pas rgn pendant de longues priodes, la crise conomique aurait t peut-tre surmontable s'il n'y avait pas eu les migrations barbares. On peut multiplier ces enchanements presque l'infini. Mais une majorit d'auteurs pense que le rle des facteurs internes fut prdominant. Aprs tout Rome, partir du IIe sicle av. J.-C., a toujours eu se dfendre contre ses voisins barbares, et elle n'y a succomb qu'au bout de sept sicles. Il est vrai que ces Barbares taient alors en proie des vagues de dplacements en srie et l'inflation dmographique, mais il est difficile de croire que l'Empire aurait cd sous cette seule pression. Au Bas-Empire, l'arme devient incapable de remplir son rle, essentiellement pour des raisons internes. D'une part on est oblig de recruter des Barbares parce que les Romains ne veulent plus servir dans les lgions ; d'autre part l'arme est plus occupe soutenir les prtendants au trne qu' dfendre les frontires parce que le rgime imprial n'a jamais pu trouver de principe constitutionnel de transmission du pouvoir. Sur cette dplorable situation interne viendront agir d'autres facteurs de pjoration, eux d'origine externe : les invasions barbares augmentent les besoins du recrutement, qui s'opre au dtriment de la main-d'uvre essentiellement rurale, et donc de l'conomie agricole.

19

A. Piganiol, Histoire de Rome, Paris, 1946, p. 516-517.

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

45

partir d'un certain moment, causes externes et causes internes s'quilibrent ; puis dans les dernires annes du Ve sicle, les causes externes dominent. Les Barbares s'installent en Italie, car l'tat romain n'existe plus. L'Empire n'a pas pri assassin par les Barbares. Il est mort d'un vritable cancer qui a rong peu peu toutes ses institutions. Mais tout de Rome ne disparat pas. La culture grcoromaine a encore de longs sicles vivre, mme au prix de profondes rinterprtations (il y a seulement une gnration le droit romain tait encore une discipline fondamentale dans les facults de droit franaises). Les premires vont natre du contact avec les socits barbares et dboucher cette fois sur une fusion russie, aprs un certain nombre de cloisonnements ethniques : l'Europe en natra. SECTION IV

LA FUSION RUSSIE : NAISSANCE DE L'EUROPE

Retour la table des matires

J'ai jusqu'ici surtout dcrit les cts ngatifs des Barbares. Mais il en est d'autres, tout aussi importants. Romains et Barbares ont des points communs. [p. 40]

A. LES FACTEURS DE RAPPROCHEMENTLes Barbares ne peuvent tre rduits aux auteurs des exactions que nous avons d constater. La ralit est plus complexe. Beaucoup d'entre eux prouvent une grande admiration pour l'Empire. D'autre part existent d'incontestables points de contact entre ces civilisations. Prestige de l'Empire, tout d'abord. Les Barbares ne passent pas le limes pour dtruire l'Empire, mais pour jouir de ce qu'ils estiment tre une civilisation suprieure : ils sont attirs par la douceur du climat, par une organisation technique et administrative qui leur parat trs suprieure. S'il en avait t autrement, les Romains n'auraient pas pu mettre en uvre les diffrentes politiques d'assimilation des Barbares que j'ai signales, mme si celles-ci ont finalement chou. Mme aprs l'effondrement de l'Empire, alors que des royaumes barbares s'installent un peu partout en Europe, l'ide de l'Empire exerce toujours le mme attrait sur les chefs barbares. Les rois barbares d'Occident continuent tenir pour leur suprieur l'empereur d'Orient, duquel ils estiment tenir la garde de leurs territoires. Ils transposent ainsi l'ide d'Empire romain dans leur univers, o le chef donnait ses fidles des biens en change de leur fidlit. D'autre part, nous verrons que Charlemagne se fit couronner dans l'ambition de

Norbert Rouland, Ltat franais et le pluralisme (1995)

46

gouverner un Saint Empire romain germanique : tout le Haut Moyen ge tient dans ces quatre mots. Points de contact entre les deux civilisations, ensuite. Beaucoup plus que d'un combat entre deux civilisations opposes, il s'agt d'un lent et irrsistible rapprochement. Examinons ces points de convergence. Tout d'abord et cela est capital souvenons-nous que le monde romain avec lequel sont en contact les Barbares n'est pas celui de l'apoge de la civilisation romaine, mais le Bas-Empire. Un monde o la force, l'injustice, prenaient une part croissante par rapport celle du droit. De plus l'inquitude des esprits, les avertissements cataclysmiques de certains Pres de l'glise, avaient en quelque sorte prpar les esprits l'implantation barbare. Quant au manque de structures tatiques des royaumes barbares, les Romains et assimils y taient aussi en quelque sorte prpars par la fuite de plus en plus accentue des individus devant des responsabilits publiques qu'ils taient devenus incapables d'assumer. Jouait aussi l'influence de fait des potentes, les grands propritaires, mieux arms que l'tat pour assurer la scurit des individus qui leur demandaient leur protection. La concept